2 Juin 1869

Les circonstances et certaines suites du mariage de ma soeur m’ont entraîné fort au delà de l’année 1834; je me hâte d’y revenir et de rassembler les impressions que m’a laissées l’hiver en dehors des faits de famille, et surtout l’été, marqué par un assez long voyage et par de nouvelles relations.

Du mois de janvier datent mes premiers rapports avec Roche devenu presque aussitôt un ami pour moi, et demeuré tel au bout de 35 ans, et ami tout à fait intime, bien que la mer nous sépare depuis plus de trente ans. Né dans le département de la Haute Loire, il était venu à Paris après d’excellentes études pour faire son droit, et comme il ne lui manquait que de l’argent pour vivre ici, il entra aux conditions les plus minimes chez Monsieur Colart qui le chargea de le suppléer près de quelques garçons qu’on lui envoyait une partie de la journée.  Louis et Henri Hocquart avaient été en 1831 les deux premiers élèves de ce petit internat; je donnais de temps en temps mes leçons à ces enfants, et je devinai vite ce qu’il y avait d’esprit, de finesse et de fortes qualités sous l’enveloppe encore fruste du nouveau débarqué. Monsieur Colart s’en aperçût aussi, lui donna des élèves au dehors et l’amena à renoncer au Digeste, aux Instituts et à la perspective de défendre la veuve et l’orphelin ou de les attaquer selon les hasards de la vie du Palais. Il occupait une chambre garnie dans la rue d’Astorg et mon installation confortable lui paraissait magnifique. Il est aujourd’hui mieux établi que moi, à Londres, où il élève deux enfants que lui a donné sa charmante femme, Mademoiselle Morchelis. Alors, il ne pensait qu’à acheter un jour quelque petit coin de terre en Auvergne. Il faisait des économies en vue de ce projet, et nous lui attribuions l’ambition de la plupart de ses compatriotes, commissionnaires, chaudronniers, et autres artisans, venant à Paris précisément, en vue de quitter cette grande ville et d’aller mourir près du toit natal si non dessous. Il subissait de bonne grâces la comparaison et la plaisanterie. Il ne disait jamais non quand on lui bâtissait une cabane en Auvergne et, au fond du coeur, il souhaitait que le pronostic se réalisât.

Dans un monde plus élevé, je prenais pied et racines par de fréquents dîners chez Monsieur de Boissy et chez Monsieur de Lagny; j’avais gardé mes habitudes chez Monsieur et Madame de Foucher qui m’admettaient aussi à leur table, et je commençai à m’orienter dans ce milieu qu’on appelait « la Société » et dont on ne prend les manières, les goûts, l’esprit, les habitudes que lorsqu’on y a vécu jeune. Il y aurait de la puérilité à énumérer ici les personnes que j’ai rencontrées et que j’ai fini par bien connaître dans ces conditions nouvelles de ma vie. Mais il me sera permis d’insister sur une soirée passée chez Madame de Boissy. J’avais dîné en compagnie de l’Abbé Lombalot qui faisait avec un éclat extraordinaire la station du carême à St Eustache. Après le café et quelques minutes de conversation banale, l’Abbé se mit à parler de Monsieur de Lamenais qu’il avait beaucoup connu et des Paroles d’un Croyant qui venaient de paraître, et enfin il nous lut le livre tout entier. J’ai pu m’assurer depuis qu’avec des parties brillantes de l’orateur, Monsieur Lombalot n’était ni un grand esprit, ni un profond penseur; mais le prestige de sa prédiction et le son de sa voix donnaient à cette lecture un caractère que la nature de l’oeuvre et le style dont elle était écrite soutenaient d’ailleurs et je rentrais chez moi, vers minuit, dans un état d’agitation que je ressens encore en en parlant, mais que je n’essaierai pas de décrire. Les pages sur l’Exilé, Jeune soldat où vas-tu et bien d’autres, retentissent encore dans mon coeur et je pourrais notre les intonations de l’éloquent lecteur.

Chez Monsieur de Lagny, je connus l’Abbé Briot qui fut plus tard mon Directeur comme il était déjà celui de ma femme avant notre mariage, esprit droit, sage, ferme, mesuré qui a eu influence sur tout ce qu’il a connu et qui a connu une multitude de gens.

Le père de Monsieur de Lagny, premier Baron du nom, dînait chaque jour avec ses enfants. Je n’ai jamais bien su quelle était son origine. Il est seulement avéré pour moi qu’il s’appelait Bignard, que le nom de Lagny était celui de son habitation à la Ferté sous Jouarre, et que son anoblissement tenait à l’honneur qu’avait eu son père de recevoir Louis XVI et la famille royale revenant de Varennes. Je n’ose pourtant rien affirmer sur ce dernier point; il me serait facile de demander ce qui en est à mon élève et amie Domitille, mais j’ai toujours reculé devant une explication qui pourrait être désagréable en accentuant trop une date de titre et d’entrée dans l’aristocratie. Le Baron était homme du meilleur monde, très occupé de rangs et de recherche d’élégance. Il me trouva déférent et je l’aurais été pour son âge, quand bien même je n’aurais pas fait état de sa condition, sottise que je n’ai jamais eue. Il me traitait à merveille et parlait avec éloge de mon tact et de mes connaissances.

A tout ce que j’ai mentionné jusqu’ici, le mois d’Avril ajouta une secousse politique. Paulin devait dîner avec nous pour la première fois quand le rappel battit dans les rues. Il était Officier dans la Garde Nationale; il alla prendre le harnais sans manger; j’en fis  autant et comme nous appartenions au même bataillon, nous ne nous quittâmes pas. Arrivés au Carrousel, nous fûmes inspectés par Le Maréchal Lobau qui nous dit que le jeune Baillot, officier de son Etat Major, venait d’être tué rue St Marc (C’était le frère de Madame de Béhague). Il nous donna une direction et, comme nous entrions rue de Fossés Montmartre, nous entendîmes un coup de feu. Nos armes étaient chargées. Le commandant Hébray ordonna d’une voix claire et ferme de serrer la colonne et nous nous crûmes au moment d’une affaire. L’uniforme, la réunion en une certaine masse, la discipline, je ne sais quoi enfin, éloigna de moi toute préoccupation du péril qui pouvait naître, et, je le dis sans forfanterie, mon coeur ne battit ni plus fort ni plus vite devant la perspective d’échanger des balles avec les émeutiers. Je ne pensai pas même à l’horreur de la guerre civile. Je n’eus pas d’ailleurs occasion de devenir un héros. Rien ne se passât et vers minuit on nous renvoya chez nous. J’emmenai Paulin et nous jetâmes sur les reliefs du dîner avec un appétit féroce. Le lendemain, il fallut reprendre notre costume militaire et nous ne fûmes libre que vers cinq heures après midi. J’eus encore le temps d’aller rue d’Anjou, montrer à Monsieur et Madame de Boissy que je n’étais pas mort et ils eurent la bonté de me dire qu’ils attendaient un mot de moi sinon ma visite.

Depuis le commencement de l’hiver, il avait été décidé que les accompagnerai en Belgique, en Allemagne et en Hollande au mois de Juin. Monsieur le Comte d’Haspel que j’avais vu à Manancourt en Novembre 33, s’était offert pour nous servir de Cicérone dans des lieux qu’il connaissait mieux que nous ne savions notre Paris, et tout fut facile dans cette course de six semaines. Le 1° Juin, je descendais à Perronne où Monsieur et Madame de Boissy m’attendaient avec la voiture et, après deux jours donnés à la famille de Folleville, nous partîmes cinq, sans compter une femme de chambre, en poste comme on allait alors. Nos stations furent Arras, Lille, Gand, Anvers, Bruxelles, Namur, Liège, Spa, Aix la Chapelle, Cologne, Bonn, Coblentz, Mayence, Francfort sur le Main, Wiesbaden. Cela vu, nous redescendîmes le Rhin jusqu’à Nijmégen, par où nous entrâmes en Hollande. Puis nous visitâmes Amsterdam, Saardam, La Haye, Harlem, Leyde, Rotterdam et un mauvais bateau à vapeur, le Graf Lauchrin, Capitaine Blad, nous ramena à Dunkerque, non sans accident et sans inconvénient. La machine cassa de nuit et, pendant qu’on réparait le dommage, le vent nous poussait vers la Norvège. Nous avions à bord 500 fromages de Hollande dont l’odeur constituait l’inconvénient signalé plus haut. Enfin, nous arrivâmes et la patrie nous apparût sous les emblèmes du pantalon garance d’une sentinelle, des buffleteries jaunes d’un gendarme et de l’habit vert d’un douanier. Ajoutons le carillon de Dunkerque qui répétait, à chaque division du temps, l’air « Ah! Vous dirai-je Maman ».

Je ne veux ni me borner à l’itinéraire qui précède, ni écrire une relation de touriste. Je tiens pourtant à résumer les véritables impressions que m’a laissées cette course, et, devrai-je, comme Sterne, différer de tous ceux qui se livrent à pareille besogne, je serai moi-même et rien de plus comme rien de moins dans ces réminiscences et je n’ouvrirai pas un livre pour les compléter.

Il faut, avant tout, avouer que j’étais peu préparé à goûter certaines jouissances fort précieuses à d’autres, et qui ont cessé de m’être étrangères. Fautes d’études antérieures, j’étais à peu près insensible aux chefs d’oeuvre de peinture que la Belgique et la Hollande me montraient en si grand nombre. Je suis presque honteux quand je pense qu’il ne me reste de souvenirs précis que de trois grandes toiles: la Descente de Croix de Rubens, la Ronde de Nuit et la Leçon d’Anatomie de Rembrandt. L’architecture avait un peu plus de prise sur moi, et sans me rendre un compte bien exact de ce que j’éprouvais, je me sentis frappé de l’aspect de Saint Bavon à Gand, de la Cathédrale d’Anvers, de celle de Liège, de la Bourse de cette dernière ville, enfin de la Cathédrale de Cologne qu’on n’avait pas encore entrepris d’achever, et qui, avec sa nef provisoire, si basse, reliant son admirable choeur à un premier étage de portail et à des tours naissantes, avait une poésie tout à part. Le (Rvemer) de Francfort sur le Main était intéressant pour moi au point de vue historique et la salle des élections impériales, le manuscrit original de la Bulle d’Or rentraient dans ma spécialité. J’étais plus apte que beaucoup d’autres à juger de la musique. Mais l’inventaire de mes émotions en ce genre sera vite dressé. J’ai entendu dans la Cathédrale d’Anvers une messe à grand orchestre avec choeurs de soli, d’un caractère absolument profane et mondain. A Harlem, un orgue splendide était joué par un artiste insuffisant qui ne savait tirer parti ni des milliers de tuyaux, ni de ses registres multipliés, et dans les villes d’Allemagne que j’ai traversées, je n’ai pu entendre une grande oeuvre classique née sur le terroir. A Aix la Chapelle, on chantait Othello de (Berrini), à Francfort, on estropiait Adolphe de... La nature m’était un livre plus ouvert que l’art, j’ai vraiment senti le charme des bords de la Meuse de Namur à Liège, le Rhin, si majestueux à Cologne et ses deux rives si pittoresques jusqu’à Mayence, m’étaient de réels enchantements. La (Gueldre) par où j’entrai en Hollande m’a laissé un souvenir gracieux, et le littoral du Zuiderzée, les prairies classiques de la Néerlande, avec leurs vaches laitières auraient du me faire comprendre les paysagistes si fidèles de cette contrée à part. A Coblentz et à Francfort, je vis pour la première fois des places publiques et des boulevards soignés comme des jardins anglais, riches de fleurs que tout le monde respectait et de gazons frais sur lesquels personne ne marchait. C’était un avant goût de nos squares actuels qui me donnent une haute idée du caractère germanique et de la faculté de discipline qui leur est propre.


Coblentz était une vieille connaissance pour Monsieur d’Haspel qui s’y était trouvé avec nos princes et nos grands seigneurs émigrés au début de la Révolution. En nous montrant le Palais de l’Archevêque, électeur de Trêves, alors souverain du lieu, il nous rappela un dîner que le noble prélat avait donné à la fleur de l’émigration, et où l’un des invités, remarquant que des français seuls figuraient autour de la table du prélat mitré, se mit à dire: « C’est curieux, Monseigneur, il n’y a que vous d’étranger ici! »


Je ne saurai oublier en terminant ce rapide compte rendu, qu’il ne se produisit pas pendant toute la durée du voyage, un incident désagréable, que rien n’altéra l’humeur des cinq personnes vivant constamment les unes avec les autres. Monsieur de Boissy en fit la remarque et y trouva l’occasion d’un compliment pour moi. Ne serait-il pas plus juste de lui renvoyer la louange, à lui, à Madame de Boissy et à Monsieur d’Haspel qui étaient moins obligés que leur très jeune compagnon de se contraindre? Je conclus en ce sens et je crois que j’ai strictement raison.


De Dunkerque, nous gagnâmes Calais, puis Boulogne dans une diligence, construite et attelée à l’anglaise et nommée le télégraphe sans doute pour bercer le voyageur de l’espoir d’une course rapide. Monsieur de Boissy, obligé d’aller en Berry pour des affaires, nous installa commodément en laissant avec nous le bon Monsieur d’Hespel et il avait à peine eu le temps d’arriver chez lui, quand, un soir après dîner, Madame de Boissy me fit appeler au salon par sa femme de chambre et m’apprit qu’elle recevait de Manancourt de tristes nouvelles de sa Grand’mère, qu’on l’y rappelait en toute hâte, et que nous partions le lendemain de bonne heure, elle était profondément affligée et le trajet fut presque silencieux. Nous eûmes, le soir, à la nuit close, prés du lieu que nous avions hâte d’atteindre, un petit accident qui nous obligea de mettre pied à terre, il pleuvait, nous entrâmes dans une maison dont les habitants apprirent à Madame de Boissy qu’elle arrivait trop tard. A 10 h, nous entrâmes chez sa mère qu’une énergique piété préservait de l’abattement et qui préparait la cérémonie funèbre du lendemain. Je ne pus rendre aucun genre de service, mais j’entrai de tout mon coeur dans la peine des deux personnes que je voyais pleurer et prier; je priais aussi; j’eus soin de Monsieur de Folleville qui, avec son grand âge, ne manqua à aucune des choses qui s’accomplissaient; et quand tout fut achevé, quand je voulus me plaindre de mon inutilité, je m’entendis remercier d’avoir été bon. Monsieur de Boissy revint et, avant de retourner à la mer, nous restâmes quinze jours dans cette habitation visitée par la mort.


Monsieur Fouqueville y était avec Mademoiselle de Lorimier, amie d’enfance de Madame de Musnier, et ma rencontre avec lui n’a pas été sans influence sur ma carrière. Il est donc à propos de lui donner une place dans ces souvenirs. Monsieur Fouqueville avait fait partie de la commission savante qui accompagnait l’expédition d’Egypte. Fait prisonnier au retour, il avait passé deux ans au château des sept tours à Constantinople et n’était sorti de là qu’à la paix (d’Amiens) et pour suivre la carrière des consulats d’Orient. Il avait donc visité la Grèce dans toutes ses parties pendant les vingt années qui précédèrent le soulèvement et la guerre de l’indépendance. Son dernier poste consulaire avait été Yanina et il avait vu de près le fameux Ali Pacha. De ce long séjour dans des contrées moins connues alors qu’elles le sont aujourd’hui, il avait tiré deux livres : « Un voyage en Grèce » (6 volumes) qui lui avait ouvert les portes de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettre, et une « Histoire de la Régénération Grecque » dont le succès avait été fort éclatant, grâce à l’intérêt passionné qui s’attachait aux événements racontés par lui. On était phillohéllène alors et ses quatre volumes ne ressemblaient en rien à la Grèce contemporaine de Monsieur About. Avec mes vingt ans, je ne pouvais rencontrer un tel homme sans m’intéresser beaucoup à ce qu’il racontait. Madame de Boissy qui redoutait l’ennui pour un hôte de sa mère, peu campagnard et forcément négligé dans le trouble où était sa famille, m’avait d’ailleurs demandé de me consacrer à lui dans les moments où j’étais libre. Il m’accueillit bien et m’associa presque du premier jour à ses recherches érudites. Il compulsait alors les historiens d’Alexandre; il me fit relever des textes et du travail où je le suivais de mon mieux, on pourrait tirer le menu des fortunes du conquérant macédonien et bien d’autres curiosités dont le public profane ne se soucie guère. Je crois en vérité que le public a quelques raisons de ne pas s’arrêter beaucoup à cela; mais je serais ingrat et léger si je dénigrais ces labeurs bénédictins qui m’ont initié à la critique historique, qui m’ont ouvert des horizons nouveaux et qui m’ont valu de la part d’un savant respectable, une bienveillance dont je m’honore et dont j’ai joui jusqu’à sa mort. Je parlerai plus loin des visites fréquentes que je lui ai faites à la maison (Abbateah) de Saint Germain des Prés où il logeait à Paris.


En quittant Manancourt, nous allâmes à Amiens où Madame de Boissy devait tenir sur les fonts le dernier enfant de son amie Madame de (Puyraymond), (la nièce de l’Abbé Duché). Le baptême se fit à la Cathédrale et fut suivi d’un déjeuner, le parrain était un conseiller à la Cour Royale, dont j’ai oublié le nom. La mère avait bien voulu me demander de signer l’acte qui constatait que son enfant venait de recevoir l’eau régénératrice.


Nous repartîmes le jour même et dans la nuit nous arrivâmes à Boulogne. Pour la seconde fois la famille de Lagny nous y attendait et nos soirées eurent plus d’animation que dans notre précédent séjour. Je n’ai jamais fait tant de musique que pendant les quatre semaines que j’ai passé là. Le grand deuil écartait toute communication mondaine avec le dehors, et, grâce à la petite intimité des amis qui logeaient dans la même maison, il n’y avait ni solitude, ni langueur. Je rencontrai un jour sur la jetée Monsieur et Madame d’Osmond que je savais là et que je n’avais pas même pensé à visiter. Vers la fin d’Août, des chevaux de poste nous ramenaient à Paris et comme nous devions achever la saison au Plessis près de Meaux, chez le Marquis de Boissy, père du Comte, Madame de Boissy jugea inutile de me donner de longs détails sur le nouvel intérieur où j’allais la suivre. Elle me savait assez de tact pour me conduire comme il fallait dès que je serais informé de l’esprit, du caractère, des habitudes, des relations, des opinions de ses beaux parents. Avec une délicatesse toute féminine, elle me fit deviner ce qui, dans l’histoire et le personnel de Manancourt, était de nature à lui susciter des embarras ou des ennuis au Plessis, et je suis presque fier de me rappeler qu’elle se borna à des renseignements sans y mêler un conseil, une prescription, une demande. Je n’oubliai rien, je n’eus pas une distraction pendant les trois mois que je passai sur ce terrain scabreux, et je me fis accepter par le vieux Margrave (1)  qui m’attira ensuite chez lui à Paris et qui m’invita souvent à dîner dans son hôtel de la rue d’Anjou, acheté après sa mort et transformé de haut en bas par Monsieur Moitissier et où je vais encore fréquemment sans m’y sentir dépaysé.


Le Plessis aux Bois était une résidence princière avec deux grands parcs, l’un à la française, l’autre à l’anglaise, avec des eaux jouant le petit Versailles, avec des statues de prix, et un état splendide. La table était magnifiquement servie, les écuries était fort peuplées de chevaux plus utiles que beaux, la vénerie était sur un pied considérable et je n’ai vu nulle part l’équivallent d’une sainte Hubert (celle de 1834 précisément). A quatre heure, deux domestiques ouvrirent les deux portes de la salle à manger; le maître de la maison offrit son bras à sa belle fille; tout ce qui était dans les salons suivit; et je pus admirer, sur la table, une montagne de chevreuil, de sangliers, de lièvres, de perdreaux, et au fond de la pièce, les gardes en grand uniforme. Le beau de l’histoire, c’est que ni le Marquis, ni le Comte ne tiraient jamais un coup de fusil et qu’il ne leur est pas arrivé, à ma connaissance, de forcer un cerf ou de courir un loup. Le Marquis croyait, en homme de sa génération, que cette splendeur était obligatoire pour lui, et, quoi qu’il eut peu de goût pour le faste et qu’il fut vêtu comme de très humbles vilains n’oseraient l’être, il suivait la tradition . Il se promenait parfois à quatre chevaux avec un vieux piqueux en tricorne, un habit galonné et en bottes fortes que je crois encore voir à cheval, se découvrant à la façon des écuyers de Franconi quand le seigneur descendait de sa grande voiture sur le perron du château. Ce brave homme s’appelait Robert et devait bien avoir 70 ans. Le plus souvent le Marquis montait à cheval pour ses courses de propriétaires et pour ses visites de voisinage et il avait une préférence marquée pour la race andalouse. Avec un visage rogue, des manières rudes et un caractère à l’avenant, il avait son originalité Il aimait assez qu’on le mit sur ses souvenirs de l’ancienne cour. Son père, lieutenant général des armées du roi, son grand père, ministre de la marine sous Louis XV, Monsieur de Machault et nombre de personnages illustres à divers titres, lui étaient des sujets inépuisables de réminiscences et il devenait un livre curieux à feuilleter. Je me suis souvent donné le plaisir d’y lire, et autour de moi, on prenait pour habileté, ce qui était pur désir de m’instruire et de tirer partie de mon vieil interlocuteur. Monsieur de Boissy père avait gardé tout le vocabulaire d’avant 1889, mélange de morgue hautaine et de politesse recherchée. Il ne parlait que par signe à ses gens qui, pour le détail du service, avaient à compter avec un secrétaire( Monsieur Bogaval); et, quand je lui demandais des nouvelles de sa santé: il me répondait: « vous me faites bien de l’honneur. Je n’ai jamais eu à souffrir de ces aspérités ».

La Marquise était soeur de Monsieur d’Aligre, et, quand je veux résumer l’impression que m’ont laissé ses longues causeries, je me figure toujours que la Terreur dont elle avait vue toutes les scènes avait frappé son intelligence d’immobilité. Elle s’était arrêtée en 1792, avait mis le signet à cette date et n’avait le sens commun que lorsqu’elle parlait de l’Abbé Barthélémy, de l’Abbé Barnel, des gens de cour de leur temps et de la supériorité de la robe sur l’épée. Ce dernier sujet déplaisait singulièrement à son mari, et dès que je le sentais venir, je lui proposais de faire sa partie de Trictrac; Et le Marquis disait à son voisin quelque mot obligeant à mon adresse.

Outre Monsieur le Comte de Boissy, ce couple bizarre avait deux filles: 1° La Marquise de Praulx, mariée à l’un des plus riches propriétaires de l’Ouest de la Franc et dont il ne reste qu’un fils, marié lui même à Mademoiselle de Gibault et père de la Marquise d’Aligre d’aujourd’hui. 2° la Comtesse Pierre d’Aubusson, dont le mari dernier représentant de cette illustre maison, est mort fou, ne laissant que deux filles, la princesse Marc de Beauvau, morte aujourd’hui, et Madame de Beauffremont. Madame d’Aubusson avait de l’esprit et du savoir, mais elle était absolument dépourvue de charme. Laide, pointilleuse, maussade, disposée à se faire une arme de tout, elle m’apparaît encore une de ces personnes devant qui il faut toujours s’observer, et je suppose que même la Comtesse de Boissy avait d’elle une opinion peu éloignée de la mienne.

Parmi les visiteurs du Plessis, je revis avec joie l’excellent Général Paultre de Lamotte et sa femme; J’observai avec curiosité le Marquis d’Aligre, arrivant avec deux voitures, l’une pour lui et la Marquise et l’autre pour ses deux femmes de chambre. Il lui en fallait une à lui tout seul et je n’ai pas appris qu’il en eut amené une pour Madame D’Aligre qui, cependant, y aurait eu droit. Du Plessis date mes premières relations avec la famille du Martroy où je compte de nombreuses élèves à l’heure qu’il est et à laquelle appartient par alliance Monsieur France de Champigny, membre de l’Académie Française depuis un mois, un des hommes que j’admire, que j’honore le plus et pour qui j’éprouve une sympathie personnelle très voisine de l’affection. Il n’a jamais existé d’intimité entre nous; mais je le crois très assuré de mes sentiments pour lui, et il m’en a donné des preuves fort touchantes quand il a perdu son pauvre Pierre. Dernièrement encore, il m’a fait donné avis par la Comtesse Daru de son élection académique aussitôt qu’elle a été faite, et j’en ai eu une véritable joie.

C’est encore aux Plessis que j’ai connu les directeurs ecclésiastiques du Collège de Juilly, l’Abbé de Scorbiac et l’Abbé de Salinis, ce dernier devenu successivement Evêque d’Amiens et Archevêque d’Albi. A La même société, appartenait l’Abbé Gerbet qui est mort évêque de Perpignan et que connaissent tous les lecteurs des récits d’une soeur.

11 Juin 1869

Le mariage (de ma soeur) rendait possible et l’état de mes affaires rendait sage une réduction de loyer. Le déménagement s’était fait en mon absence et à mon retour du Plessis, je descendis dans un nouvel appartement, situé rue de la Rochefouccaul, n° 24. Le salon me servait de chambre à coucher et de cabinet de travail; deux autres pièces étaient partagées entre mon père, ma mère, mon frère. La salle à manger seule était libre de lits, cela coûtait 625 francs par an et nous y sommes restés jusqu’à la fin de 1837. Je ne devrais guère aimé un logis où j’ai eu bien des soucis d’argent? Je me rappelle pourtant d’assez bonnes heures passées là. J’y trouvai un voisinage que je n’attendais guère, celui d’Adeline Fleury, fille d’un médecin de Senlis que j’avais vu à Baron avec sa mère, et qui, depuis la mort du Docteur, tirait partie d’un talent sérieux de musicienne. C’était bien moins une jeune fille qu’un bon garçon d’infiniment d’esprit. Elle savait dans son art tout ce qu’on peut apprendre, y compris le contre point et, avec cela, elle écrivait les lettres les plus originales. J’en ai d’elle qu’on lirait tout haut devant les plus délicats et les plus difficiles Aristarques (2)  et qui les surprendraient. Sa mère péchait bien un peu du côté des études premières, mais était bonne femme et obligeante. Quand j’étais libre le soir, je faisais volontiers des lectures musicales avec ma voisine.

L’hiver 1834-35 m’apporta un assez large contingent de recrues pour ma clientèle. Je nommerai ici Madame de Guaïta dont les trois filles ont été mes élèves. Elles sont aujourd’hui Madame Duparc, Madame Gagneur, Madame de Metz. L’aînée m’a toujours traité avec amitié, la seconde avec effusion, quant à la dernière je l’ai perdue de vue depuis son mariage et la carrière de son mari explique cette rupture de rapport. Monsieur de Metz est aujourd’hui secrétaire Général de la Préfecture du Rhône et il attend qu’on lui confie un département. Madame de Guaïta est lettrée, musicienne, aimable avec une triste santé, elle m’a tout d’abord attirée chez elle, m’a mené aux italiens, à des concerts intéressants; elle m’a d’ailleurs prôné dans son entourage; et je lui ai du nombre d’élèves parmi lesquels je veux surtout citer Mademoiselle Roederer, aujourd’hui Baronne de Barbercy, et Mademoiselle Mesny, aujourd’hui Vicomtesse de Lamotte.

De la même saison date mon entrée en rapport avec Madame Ariste de Moreau qui m’a aussi traité comme on traite un homme du monde et chez qui j’ai vu une société un peu différente de celle que je hantais d’ordinaire. Son mari, Directeur de la Compagnie des Omnibus avait fait une grande fortune et avait une excellente maison. J’y ai connu le Docteur Trousseau, son ami d’enfance, dans tout l’éclat de son esprit, de son talent, et d’avantages extérieurs qu’il n’ignorait pas, je suppose. J’y ai dîné avec Monsieur et Madame Feuillant dont les filles sont maintenant l’une, Marquise de Coantades, et l’autre Marquise de Miramont. J’y ai vu enfin un jeune Monsieur Sabatier qu’on disait fils d’un boulanger de je ne sais où dans le midi, et à qui un gros coffre fort et une certaine mine donnaient assez d’aplomb pour trancher sur toutes les questions d’art, de littérature, de politique. La première invitation que j’ai reçue de Madame Moreau, avait pour occasion un souper dans la nuit de la St Sylvestre, au 1° Janvier. Dans la soirée, Monpeou avait chanté quelques unes de ses plus agréables compositions. Pendant le souper, une fanfare de trompe de chasse, menée par Théllier et Baptiste, faisaient raisonner la cour de ses harmonies brillantes. C’était un genre d’élégance tout nouveau et qu’on a copié ailleurs dans la suite. L’appartement où l’on était si gai est précisément celui où Chopin est mort depuis. J’ai visité la famille Moreau à la campagne, dans une belle habitation nommée Jonville, qui laissait beaucoup à désirer sous le rapport de l’arrangement et je m’y suis trouvé avec Madame d’Audeffret Pasquier que de vieille habitudes y amenaient une fois par an et qui me disait en revenant sur le bateau à vapeur: « Voilà huit jours que je conjugue le verbe je m’ennuie; je suis au plus que parfait du conditionnel et je me sauve. »

Monsieur de Barante, l’Ambassadeur, Madame Annisson Duperron, sa soeur, me confièrent leurs filles dans ce même hiver et je puis dire que j’employais tout mon temps. Grâce à ce labeur incessant la situation née du mariage de ma soeur se liquida en grande partie.

Deux soirées dans le monde aristocratique m’ont laissées des souvenirs. L’une était donnée par le Comte Jules de Larochefoucauld au Duc de Nemours, et réunissait dans son bel hôtel de la rue Sainte Dominique tout ce qui s’était rallié au régime Orléaniste. L’autre donnée par Monsieur et Madame de Boissy à la fin de leur deuil à l’élite des deux faubourgs avait pour attrait Lablache (3)  et Madame Damoreau, et je n’ai rien vu de plus brillant, de mieux ordonné et de plus intéressant comme composition. Un dîner chez la Comtesse de Foucher avec Monsieur de Lamartine, de piquantes soirées de musique chez cette même dame, une entr’autres où j’ai accompagné l’aimable Monsieur Richaud, mort si prématurément, maître des requêtes, un an après m’avoir confié sa fille, voilà la part des plaisirs élégants.

Au mois de Mai, Madame de Boissy perdit son grand père. Les mois de Juin, de Juillet et d’Août se passèrent à Castelnau où elle s’était établie quelques jours avant que je puisse la rejoindre. L’Automne fut donne au Plessis. Je ne devais plus la revoir dans ces deux habitations. Au mois d’Avril 1836, elle fut souffrante (je crois d’une fausse couche). Elle se rétablit en apparence; son mari partit pour le Berry où il créait des forges. Un certain jour elle me chargea d’aller à la Banque de France toucher une assez grosse somme, en me demandant de revenir dîner avec Monsieur de Lagny et le Comte Alexis de Pomereu, son neveu à la mode de Bretagne. Elle ne pût se mettre à table. Le soir, une fièvre pernicieuse et maligne se déclarait. Monsieur de Lagny courait en poste chercher son mari; je me mettais à la disposition du Docteur Récamier pour aller prendre en voiture le Docteur Guersaint aux termes, pour faire préparer les médicaments, pour emplir les offices qu’on ne voulait pas confier aux gens, pour avertir tous les parents. J’ai passé huit jours et huit nuits dans cette maison désolée. J’ai vu l’héroïque médecin tenir ferme contre la mort jusqu’au dernier moment sans cesser d’imaginer et d’essayer des moyens de combattre le mal; j’ai vu l’Abbé Pététot administrer les derniers sacrements à la mourante. J’ai été témoin de son agonie et de sa mort, et j’ai eu soin de Monsieur de Boissy après le moment où il lui eut lui-même fermé les yeux et où il eut arrêté la pendule de la chambre funèbre à 9 h 25 minutes du soir. « Vous ne savez pas ce que je perds » me dit-il; et il disait vrai. Je croyais Madame de Boissy très déférente et même très soumise à son mari; pour dire toute ma pensée, je supposais un peu de domination à côté de beaucoup d’affection. J’ai vu depuis que l’emprise n’était pas où je pensais et que la femme dirigeait et retenait le mari, sans qu’il fut possible de s’en apercevoir dans l’étroite intimité de ce ménage. Jamais Monsieur de Boissy ne serait devenu ce qu’on l’a vu s’il avait conservé ce guide discret et si caché, et le mot qu’il m’avait dit prouve qu’il le sentait.

Un de mes emplois pendant la semaine que nous venions de passer avait été d’écrire deux fois des bulletins pour le Plessis, je les adressais à Madame d’Aubusson. Après la consommation du malheur de son frère, elle crut devoir me remercier par une lettre, et force me fut d’y répondre. Ce que j’ai dit d’elle plus haut fera comprendre l’obligation où je me sentais de peser chaque mot. Me défiant encore de moi-même, je portai mon épître à Monsieur de Boissy qui parut très sensible à cette attention et qui approuva. Je n’ai jamais revu Madame d’Aubusson.

Vers le milieu du mois de Juillet, nous partîmes pour Castelnau où nous emmenâmes Madame de Musnier, libre enfin de tout devoir, mais privée des consolations qu’elle aurait trouvées dans sa fille. Je retournai encore en Berry en 1837 et au 1° Décembre ma mission finit. Mademoiselle de Boissy grandissait; une certaine Mademoiselle de Lagneren qu’on lui donnait pour institutrice prétendit tout faire à elle seule, et Monsieur de Boissy, dans une suite d’excellentes lettres m’exprima des regrets que j’ai eu lieu de croire sincère. Je l’ai vu souvent jusqu’au mariage de sa fille qui a suivi le mien d’un an. (Elle épousa le Prince de Léon, fils du Duc de Nohan que je connaissais de longue date). Je n’ai eu le courage de parler ici ni de l’entrée, ni de l’attitude de Monsieur de Boissy à la Chambre des Pairs et au Sénat. J’avais cru et attendu de lui autres choses que les mutineries qui mettaient à rude épreuve la patience du Chancelier Pasquier et du Président Trolong. Encore moins, aborderai-je son mariage avec la Comtesse Guiccioti; je n’ai, depuis ce dernier événement, ni dîné, ni passé la soirée chez lui. Je le visitais le matin, dans son cabinet, ou dans sa chambre quand il avait la goutte, et il ne m’a pas demandé si je voulais être présenté à sa seconde femme. Quelque temps avant la maladie qui l’emporta, je lui parlai de Castelnau. Il me répondit: « Je n’y vais plus; Madame de Boissy n’y connaît personne; c’est d’ailleurs une femme littéraire; elle écrit beaucoup; je ne veux pas savoir quoi... » J’ai touché l’année passée à Monchy un livre publié sans nom d’auteur et contenant une vie de Lord Byron.
Madame de Léon avait précédé son père au tombeau; elle était morte à Rome après avoir perdu elle même deux filles, ainsi que je l’ai noté en parlant des sépultures de Manancourt. Il ne reste plus de cette famille que trois enfants de la Princesse Octavie : Maria, Henri et Agnès de Drabat et je ne les vois jamais bien que le Prince de Léon s’adresse à moi quand il a besoin de mes services. Il me trouvera toujours sans savoir quels longs et pieux souvenirs je conserve de tant de personnes enlevées à sa tendresse, à son respect ou à son indifférence. Il a été un excellent mari et un fort bon père. Madame de Musnier l’a traité comme son propre enfant. Quant-à Monsieur de Boissy, je comprends assez qu’il ait gardé une certaine réserve et que le coeur ne lui ait pas dit grand chose pour ce beau père. Il n’était plus l’homme que j’avais apprécié et à qui je garde une reconnaissance obligée sans doute, mais très spontanée, très facile à porter et dont je n’ai jamais été embarrassé.

Il entrait, à ce qu’il parait dans ma destinée, d’avoir toujours un point d’attache dans le monde où je faisais ma carrière. Au mois de Mars 1837, je fus engagé pour la première fois à dîner à l’hôtel Beauvau chez le Duc de Foix et comme Monsieur de Boissy allait sans moi aux eaux du Mont Dore dans le mois de Juin, je pus répondre affirmativement à une invitation que le bon Duc m’adressa pour aller quinze jours à sa terre de Bourneville en Valois.

L’hôtel Beauvau occupé maintenant par le Ministère de l’Intérieur était une noble et belle demeure alors. J’y étais admis comme professeur depuis Décembre 1832; j’y avais vu la Princesse de Foix, mère du Duc, le Duc de Mouchy son frère aîné, les trois frères de mon élève, admirables de beauté et de bonne grâce et faits en apparence pour vivre de longues années; la Vicomtesse de Noaille, fille du Duc de Mouchy et sa fille, Mademoiselle Cécile complétaient le personnel de cette maison florissante. Tout a disparu excepté Madame Standish et son neveu que j’ai vu naître, rue d’Astorg.


Bonneville est une terre considérable que le Duc de Foix avait achetée de Monsieur de Frémilly après la Révolution de Juillet et qu’il avait embellie avec amour. Il avait voulu visiter les plus magnifiques et les plus complètes installations de campagne de l’aristocratie anglaise pour prendre des idées, et il avait si bien profité de ses observations d’Outre Manche que rien ne manquait dans son habitation sous le rapport de l’élégance, du confort et de la beauté même. Le site est naturellement pittoresque et un usage habile de la cognée avait multiplié les points de vue. Le château était grand, meublé avec goût, orné de portraits de famille bien authentiques, dus pour la plupart aux meilleurs peintres de l’époque à laquelle appartenaient les modèles. Une bibliothèque de plus de 10.000 volumes réunissait tout ce qui honore la poésie et l’éloquence, tout ce qu’a produit l’érudition et la science, tout ce qui recherche la frivolité, et cela dans des éditions de choix, avec des reliures excellentes, et rangés, catalogués de telle sorte qu’un enfant aurait trouvé sans peine le livre dont il avait besoin. Le service des grands appartements, de la table et des chambres allait au devant de tout ce qu’on pouvait souhaiter, et la sollicitude du maître pour les domestiques était telle qu’il avait établi pour eux, un billard près de l’office, et rendu par là le cabaret inutile et sans excuse.


Homme de méthode en toutes choses, le Duc de Foix annonçait par sa toilette du matin ce qu’il comptait faire dans la journée. Devait-il monter à cheval? On le voyait arriver en veste de chasse brune, culotte blanche et bottes à revers. Devait-il se promener à pied? Il portait de grandes guêtres. Après avoir traversé la terreur sans émigrer, bien qu’il eût près de 20 ans, il avait épousé une nièce du Prince de Talleyrand qui, à défaut de l’esprit de son oncle, avait toutes les vertus si négligées par ce célèbre personnage. Je n’ai pas connu une personne meilleure.

La restauration voulut faire du Comte Just de Noailles (c’était son titre avant la mort de son frère aîné) un diplomate, un homme politique, et elle l’envoya à Saint Pertersbourg comme ambassadeur. Mais il éprouvait pour sa mère une si religieuse tendresse qu’il se sentit malheureux loin d’elle et sollicita son rappel. Le Cordon bleu de l’Esprit prouva que le roi ne le regardait pas comme un serviteur insuffisant dans ce poste élevé et il ne demanda plus rien à aucun gouvernement. Malgré une élocution quelque peu intéressée, il ne tardait pas à intéresser un auditeur intelligent. Une instruction solide, une grande lecture, une invariable bonne foi dans la discussion, l’expérience et les souvenirs des orages du passé, l’exquise politesse du grand seigneur d’autre fois, une religion aussi exacte dans la pratique qu’elle était profonde et éclairée, voilà l’homme que j’ai connu, vénéré, et dont les bontés me sont un juste sujet d’orgueil.

Deux de ses fils qui étaient à Bourneville en 1837, Messieurs Antonin et Louis n’avaient presque rien de commun avec lui. Le premier, Officier de cavalerie, avait donné sa démission et s’ennuyait. Il a, pendant bien des années, arpenté chaque jour de 4 à 6 heures après-midi la grande avenue des Champs Elysées, s’est marié tard et est mort subitement sans laisser d’enfants. Le second, entré dans la diplomatie, y a servi honorablement jusqu’en 1848, puis a succombé à une étrange maladie sans avoir eu d’établissement. Leur aîné à tous deux était un autre homme; je le retrouverai bientôt. Quant à leur soeur, c’est pour moi beaucoup plus qu’une élève. Elle m’a dit un jour que j’étais le meilleur de ses amis, et je lui dois autre chose qu’une mention. J’essaierai de la peindre après avoir dit ce que fut mon premier séjour chez ses parents.

Je me trouvai à Bourneville en même temps que Madame la Comtesse d’Audinar, de sa nièce Blanche d’Artory. Le Général Comte de la Tour Maubourg, en tournée d’inspection passa quelques jours au château avec son aide de camp, Monsieur le Lieutenant de l’Aubespin qui m’amenait l’hiver dernier son fils Antoine. Enfin, nous eûmes à déjeuner, le Comte de Montbreton (père de ceux que je nommerai plus tard), le Vicomte de Courval, le Duc de Lérest Brancas. Je ne veux pas oublier Madame de Maussion et sa fille germaine, mère et soeur de Madame (Maroshétté). Trois promenades au château ruiné de la Ferté Milon, à l’ancienne Abbaye de Longpont, habité par le Lieutenant Henri de Montesquieu, et à la Chartreuse de Bourg Fontaine, voilà les excursions que je fis en compagnie de la Duchesse et de Mademoiselle Sabine.

Tout à une fin. L’heure du départ sonna pour moi et mon élève me demanda devant ses parents qui n’y objectèrent rien, si je ne lui donnerais pas de mes nouvelles. J’acceptais avec empressement une correspondance qui m’était offerte de si bonne grâce. Ma première lettre fut datée de Castelnau et honoré au bout de huit jours d’une aimable et spirituelle réponse; et voilà trente deux ans que ce commerce épistolaire subsiste, commerce d’esprit ..., de franche amitié plus tard, mais tel, dans le fond et dans la forme, que toutes les lettres échangées prouvaient la possibilité d’y garder les plus strictes convenances. Je savais ce que j’étais, et je n’ai donné la main à mon élève que la veille de son mariage. J’étais déjà père de deux enfants. Mon ami Dauzat, un jour où je menais le Duc de Foix et sa fille dans son atelier, pour y voir les dessins rapportés d’Afrique, me dit : « C’est une Clorinde », et le mot était juste quant au caractère de sa beauté. Mettez avec cela beaucoup d’esprit, de savoir, de l’originalité sans bizarrerie, un noble coeur, et vous comprendrez qu’on soit heureux d’avoir rencontré une telle personne, d’en être apprécié après tant d’années, et de lui avoir montré du dévouement dans les rares occasions où elle a daigné y faire appel.

L’hôtel Beauvau n’appartenait plus aux Noailles depuis la Révolution. On l’avait loué pour que la Princesse de Foix pût y mourir. Elle n’était plus de ce monde; le bail touchait à sa fin et la Vicomtesse de Noailles se faisait bâtir un hôtel rue d’Astorg et, sur un terrain qui en dépendait, une habitation pour son oncle le Duc de Foix. C’est là que la famille entière s’établit à l’entrée de l’hiver (Décembre 1837). Je suis pourtant retourné à l’hôtel Beauvau, chez Madame la Comtesse Dupont, veuve du Général malheureux de Baylen dont la petite fille Naïs de Richemont, aujourd’hui Madame de Dampierre et le petit fils Alexandre de Richemont ont reçu mes soins.

Jusqu’à mon mariage, j’ai fréquemment dîné chez les Duc de Foix; j’y suis allé le soir, presque tous les mardi et j’y ai vu toute la terre. L’accueil qu’on m’y faisait a singulièrement contribué à étendre mes relations et à me mettre dans le monde sur un pied sans exemple peut-être parmi les hommes de ma profession. Il faudrait de longues pages pour récapituler seulement les maisons qui m’ont été ouvertes par là, et je me bornerai à citer les rencontres les plus curieuses ou les plus attachantes que j’y ai faites. J’ai connu, rue d’Astorg, le Ministre de l’Aigle, si jeune encore à 75 ans, moins le visage, qu’il est resté pour moi un sujet d’ébahissement. J’y ai vu fréquemment le Comte de Montroud, cet homme d’incomparable esprit et de si triste caractère qui fut l’ombre du Prince de Talleyrand, et dont l’histoire est forcée de parler quoi qu’il en coûte à sa dignité. J’y ai goûté la conversation de la Comtesse de Nansouty; j’y ai été ébloui par celle de Madame de (Puyriuna) dont je devais connaître plus tard la fille, la Princesse d’Hénin), la petite fille (la Comtesse de Partz) et les arrières petits enfants dans deux branches. J’y ai entendu chanter le Prince Belgéojoro, et vu apparaître la Princesse Mathilde aussitôt après son mariage avec Monsieur Dimidoff. De ce salon jaune enfin où se tenaient la Duchesse et sa fille, datent mes relations avec les familles de Chastillion, de Voguë, de Girardin, de Ludre, de Mun etc.

Un soir de Février (1838), je reçus un mot de Mademoiselle Sabine qui m’apprenait que sa cousine la Vicomtesse et sa belle-soeur, la Duchesse de Mouchy, ouvraient leur grande maison, et qu’elle était chargée de me dire que j’y serais le bien venu. Je m’empressais de me rendre à cette soirée où Lablache, Pauline Garcia et Balté venaient pour quarante personnes, où tous les hommes étaient assis et où des jouissances princières étaient réservées à un cercle restreint. Je fus admis dans le grand hôtel comme dans le petit; je fus presque aussitôt invité à aller l’été suivant à Mouchy, et, tant que j’ai vécu dans le monde, j’ai fréquenté ce centre d’une société choisie dont on chercherait en vain à se faire une idée à présent; c’est une tradition perdue.

La Vicomtesse de Noailles était une personne distinguée en tout. La conversation était d’un attrait irrésistible. Les talents étaient les plus variés et certaine notice donnée par elle à la Société des Bibliophiles a eu l’honneur fort mérité d’un article de Sainte Beuve reproduit dans ses volumes des Causeries du Lundi. Sa fille, avec moins de mouvement, avait beaucoup de fond, et chantait avec grâce. Je lui ai souvent demandé trois romances insérées par Monsieur de Chateaubriand dans « le Dernier des Abencérage » et qu’elle lisait à ravir sur une musique d’un caractère tout particulier. Le Duc de Mouchy, d’abord militaire, n’avait pas accepté la perspective de l’oisiveté quand il avait quitté le service pour se marier. Il eut le courage de faire son droit et devint un homme d’affaire, un député après 1848, un sénateur après 1852. Il a fait assez de bien et a laissé d’assez chauds souvenirs dans le département de l’Oise pour que son fils y ait réuni la presque unanimité des suffrages aux dernières élections.

J’ai vu surtout, chez la Vicomtesse de Noailles, le Duc et la Duchesse de Gramont d’alors, le Duc de Richelieu, le Comte Môlé, le Comte de Labourdonnaye, la Comtesse de Girardin, femme du général, la Comtesse de Ségur, Jules de l’Aigle, le Duc de Noailles, le Duc de Rohan, et dans un autre ordre de personnes, Maria de Landia, et Mademoiselle Rachel tant qu’il a été possible de la recevoir. On la comblait de toutes façons.

Mon premier séjour à Mouchy m’est resté très présent. Outre le Duc et la Duchesse de Foix, j’y avais trouvé Madame Delissert et ses enfants (Madame Delissert était alliée aux Noailles par le Comte de Laborde son père); Le Marquis et la Marquise de Vérac que j’ai beaucoup vus depuis, Monsieur Eugène Annisson et quelques oiseaux de passage complétaient la série de visiteurs où l’on avait bien voulu me donner place. Madame de Mouchy gémissait la veille de mon départ de se voir sans enfants; je lui ai appris que j’étais arrivé premier de quatre au bout de quatorze années de mariage de mes parents. Cette consolation assez hasardée devint une prophétie. Deux ans après, elle mit au monde un fils qui ne vécut pas; elle en a eu trois autres et je vois encore le seul qui survive. Mouchy est transformé; j’en parlerai plus tard à loisir.

19 Juin 1869

Le 10 Mai 1838 fut douloureux pour moi. Il fut marqué par la mort de mon père. Jusqu’au moment où ses forces l’avaient trahi, il avait travaillé; le jour où je trouvai son état tout à fait alarmant, je fis venir mon Directeur, l’Abbé Daniel alors premier vicaire à Notre Dame de Lorette, et une vie sans reproche s’acheva sans angoisse. Nulle crainte pour les objets de sa tendresse ne pouvait assombrir sa fin toute chrétienne et je ne reçus pas même de lui une recommandation relative à ma mère et à mon frère. Il était entendu, sans paroles, que je resterai pour eux ce que j’avais toujours été, et nul n’en doutait. Une tombe provisoire au cimetière Montmartre a été remplacée depuis par un monument modeste, mais acquis à titre perpétuel, comme si la perpétuité était possible même pour un sépulcre, et mon père y repose avec mon dernier enfant, avec mon Georges, mort dix neuf ans plus tard. Nos places à tous sont préparées près d’eux.

Pour terminer ce qui se rapporte à ces chers intérêts de famille, je dirai tout de suite que mon frère Auguste, après avoir fait ses études comme externe au Collège Bourbon et en recevant des répétitions d’un Monsieur Berny, échoua au Baccalauréats, ne se sentit pas le courage de tenter une seconde fois cette épreuve, et s’engagea au 7° Régiment de Lanciers. Moins de six ans après, il était sous-lieutenant; puis il allait à l’Ecole Saumur d’où il sortait second, passait comme lieutenant au Service des Remontes, devenait Capitaine instructeur, enfin Capitaine Commandant, avec assez de distinction pour que le dernier Inspecteur Général qui ait eu à donner des notes sur lui m’ait dit qu’il devait devenir colonel, même sans guerre. Il est mort subitement à Lyon, en 1859, six semaines après la fin de notre mère qui n’eût pu supporter un tel coup.

Quant à cette excellente mère, elle se mit en 1841 à la tête d’un atelier de tapisserie avec un assez gros traitement, et, deux ans après mon mariage, elle prit un appartement voisin du nôtre et vécut à notre table. La Révolution de Février lui donna de cruelles agitations et, vers la fin de 1848, elle se fixa chez ma soeur. Elle est morte à Gray (4) , le 11 Janvier 1859, et si mes devoirs professionnels m’ont privé de la consolation de recevoir son dernier soupir, j’ai pu passer à son chevet le 1° Janvier, et une suprême lueur d’intelligence et de sensibilité a été provoqué par mon arrivée près d’elle. Elle m’a reconnu et embrassé, et puis, tout sentiment s’est éteint.

Ce que j’ai dit de mes parents suffit pour expliquer ce que j’ai senti, et ce que j’éprouve encore en rappelant leur fin. Chaque pas dans la vie est marquée par des pertes qui en disent la fragilité. Les plus normales de ces pertes sont celles qui ont leur explication dans l’âge et dans les lois de la nature, et pourtant elles déchirent le coeur et le temps qui en adoucit l’amertume, assurément ne saurait en affaiblir l’impression. Ma mémoire n’a rien laissé échappé des circonstances qui s’y rapportent et, à l’instant où j’écris, je vois distinctement la chambre de la rue des martyrs où est mort mon père, la chambre de Gray où j’ai embrassé ma mère pour la dernière fois. L’année 1838 n’a pas été seulement une année de chagrin pour moi; elle a été aussi une époque de crise dans ma carrière, et j’aurai peut-être quelque peine à expliquer cette crise sans me donner des apparences qui me répugnent.

J’enseignais depuis onze ans, mais l’enseignement que je donnais était loin de me satisfaire; il me semblait routinier, misérable pour tour dire; et cela n’offrait qu’un avenir bien étroit. Les cours de Monsieur Colart et tous ceux qui existaient alors pour les jeunes filles étaient menés de façon à ne rien produire de sérieux. Je ne voyais pas d’ailleurs la possibilité de m’entendre avec mes collègues, dans le cas où notre patron se retirerait, pour continuer et améliorer son oeuvre. Lui-même était fort ombrageux et nous avions eu, deux ans auparavant, un débat dont l’origine lui est si personnelle que je n’ai pas le droit de la divulguer. Je pris le parti de quitter un établissement qui n’avait nul besoin de moi, et bien assuré de vivre avec des leçons, je pensais que mon indépendance me donnerait du temps pour travailler, pour acquérir les connaissances qui me manquaient, la valeur à laquelle j’aspirais, et pour donner un emploi plus choisi à mes facultés. Je ne voulais faire aucune concurrence à Monsieur Colart, et, après une explication assez pénible, je continuai à le voir jusqu’en 1849. Je raconterai comment je me trouvai alors brouillé avec lui. En sondant bien ma conscience, je ne puis croire que j’ai été ingrat pour un maître à qui je devais beaucoup certes, mais à qui j’avais rendu beaucoup aussi en services effectifs, absolument gratuits, et en chaud dévouement. Je ne crois pas non plus avoir jamais été dédaigneux pour mes confrères dont plusieurs sont restés ou sont devenus mes amis. Ils faisaient ce qu’on faisait de leur temps, ce que demandaient les familles et je ne prétends pas du tout que mes élèves soient, de mon fait, supérieurs aux leurs. Je sentais pour moi-même le besoin d’aborder d’autres études, le désir d’ouvrir une autre voie, de faire un peu davantage et, avec la témérité de mes vingt quatre ans, je me mettais résolument à l’oeuvre. Je voulais à toute force sortir de la grammaire pour enseigner les lettres, des petits abrégés et des tableaux synoptiques pour enseigner l’histoire dans ce qu’elle a de profond et d’élevé, et je pensais que je gagnerais moi-même beaucoup aux travaux préparatoires que m’imposait ce programme. Voilà, en toute sincérité dans quel état d’esprit je me trouvais en rompant les habitudes de huit années, l’ambition d’écrire était aussi l’un des mobiles de ma conduite et ce que je fis pour réaliser mes châteaux en Espagne va m’arrêter assez longtemps.

J’ai marqué le point de départ de mes aspirations nouvelles en expliquant mes premières relations avec Monsieur Fouqueville. Je le visitai presque tous les Dimanches à Paris, et ses doctes entretiens étaient pour moi des jouissances jusque là inconnues; il voyait souvent Monsieur de Chateaubriand que je n’ai jamais aperçu, mais dont il me parlait sans cesse aussi bien que de Madame Récamier (5) . Je me suis trouvé plusieurs fois dans son cabinet avec Monsieur Lajard, son confrère à l’Académie des Inscriptions (6) , que j’ai revu depuis chez la Duchesse de Reggio, et qui m’a fait connaître Monsieur et Madame Visconti (7) . Je rencontrais enfin à l’abbaye Saint Germain, le Vicomte de Santarin, ancien ministre du Roi Jean 6 du Portugal, une des plus savants hommes de l’Europe, qui m’attira chez lui et qui m’apprit beaucoup de choses. Monsieur Fouqueville me mena dans le sanctuaire de l’Institut, en séance non publique, et je pus entendre Monsieur Raoul Rochette disserter de la manière la plus compétente sur la forme des hochets des enfants grecs de l’antiquité. J’étais peut-être le plus attentif de ses auditeurs. Ses collègues se livraient à des conversations particulières qui finirent par le gêner, et il leur dit assez vertement que personne n’était tenu de l’écouter, mais qu’on devait le laisser parler, ce qui à peu près impossible au milieu d’un tel bruit. J’avoue que je suis sorti de là moins dévot pour les académies que je n’y étais entré. Mon second pas dans la voie des grandeurs fut un cours à l’Athénée (8)  Royale de la rue de Vallois et j’avais franchi ce pas avant de quitter Monsieur Colart. J’ai professé l’histoire dans ce vénérable établissement pendant les hivers 1837, 1838, 1839, 1840, 1841, 1842 et la dernière année j’ai pris part à des conférences qui s’y faisaient une fois par semaine devant un public fort nombreux.

L’Athénée était l’ancien lycée où Lattarpe avait fait son cours de littérature, où Madame de Stael (9) , le Docteur Gall (10)  et toutes les illustrations du Directoire, du Consulat, de l’Empire avaient passé, et je ne m’assis pas dans le fauteuil qui avait servi à de tels devanciers sans éprouver fortement l’émotion bien naturelle à mon insuffisance. Le fauteuil n’avait rien de magnifique, il portait sa date dans sa forme, toutes les chaises placées devant moi avaient même apparence, et ceux qui les occupaient, de même âge pour la plupart, voyaient surtout dans un cours, chaque soir, une préparation au sommeil de la nuit (un acompte serait même plus vrai qu’une préparation). Quelques uns cependant veillaient, et leurs encouragements récompensèrent la peine que j’avais prise pour donner à mes leçons quelque valeur et quelque nouveauté. J’ai parcouru dans cette longue série de cours les annales de la France depuis l’invasion des Barbares jusqu’à la Régence, et je puis dire que j’apprenais cette histoire pour l’enseigner dans ces conditions si différentes de ce que j’avais fait précédemment. L’Athénée a été pour moi une excellente école, et je ne pouvais l’oublier dans cette revue de mon passé.

Les conférences m’ont laissé un souvenir moins sérieux; un orateur posait une question et la développait. Libre ensuite à chacun de le combattre, de le redresser, de parler enfin à sa guise sur la matière mise en discussion. De prodigieuses inepties trouvaient place dans ces débats où quelques improvisations brillantes, pas toujours solides, réveillaient par intervalles l’attention de l’auditoire. Je n’ai jamais beaucoup cru à l’utilité de cette gymnastique; j’ai toujours eu pour le public assez de respect, et de moi-même assez de défiance pour ne parler que lorsque j’avais quelque chose à dire; j’abordais donc rarement la tribune? Un soir pourtant, on avait bavardé à tort et à travers sur le Grand Corneille; on avait fait de lui un philosophe, un homme d’état, que sais-je moi, un pédant qui avait voulu prouver ceci ou cela. Le pauvre homme n’y cherchait pas tant de malices; il avait une âme héroïquement honnête et grande, une imagination de poète; il pensait de belles choses et il les disait comme il les sentait sans songer à moraliser autant qu’on paraissait le croire. Je pris la parole pour développer ce thème; je ne fus pas malheureux quant à la forme, et une belle salve d’applaudissement me le prouva. Comme je descendais de la chaire, un homme de cinquante ans se leva, me prit les mains, me félicita. Je le remerciai de mon mieux et je quittai la salle. Trois jours après, j’entendis annoncer chez la Duchesse de Foix, le Général Marquis Oudinot (11) . C’était mon bienveillant auditeur qui présentait son fils (12) , qui me reconnût sans peine, et chez qui je déjeunai la semaine suivante. Je fus bientôt présenté à la Marquise; je donnai des leçons d’histoire au fils, et je devins beaucoup plus qu’un pédagogue dans cette famille puisque j’ai eu l’honneur d’être nommé dans le testament du Général, et que sa veuve la Duchesse douairière de Reggio daigne employer le mot « ami » toutes les fois qu’elle m’écrit ou qu’elle me présente aux gens que je rencontre chez elle.

En dehors de l’Athénée, j’ai professé à l’Institut historique et j’y ai eu pour auditrices, Madame et Mademoiselle Delattre, ma belle mère et ma femme. Je ne pouvais non plus négliger un souvenir qui, bien indirectement sans doute, se rattache à la fixation de ma vie intérieure.

J’ai signalé l’ambition d’écrire comme une des causes du changement que j’avais fait à mes habitudes de travail. Pour rendre compte de ce qui m’a mener à me faire imprimer, il faut entrer dans quelques détails sur des relations dont je n’ai pas encore parlé.

A la science, à l’érudition qui servent à tout, mais qui ne suffisent à rien dans la situation où je me trouvais, je comprenais la nécessité d’ajouter des notions d’art et je recherchais la société de ceux qui me paraissaient en droit d’en parler avec autorité. Ma mère avait connu à Lyon, Madame Véal d’Aram et je ne me rappelle pas une époque de ma vie où je n’ai pas vu de très près les enfants de cette excellente personne, établie à Paris en même temps que nous et réduite comme nous par des bourrasques commerciales à une existence de beaucoup inférieure à celle dont elle avait joui. Son fils aîné était établi à la Nouvelle Orléans d’où il n’est pas revenu; mais sa fille Hermine, était devenue, sous la direction de Listz, une musicienne d’un remarquable talent. Elle joignait à cet avantage ceux d’une beauté originale, d’un esprit très cultivé et d’un caractère élevé; j’étais pour elle comme un frère, je la voyais sans cesse et chez elle, je rencontrais nombre d’artistes, d’écrivains d’un mérite considérable. Quand elle eût épousé Sighers, j’eus un ami de plus et je connus par lui, Duchy, l’auteur de l’Histoire parlementaire de le Révolution, le futur président de la Constituante de 1848, Béber, l’auteur du Diable amoureux et du Père Gaillard, Cochot, l’économiste de la revue des Deux Mondes, Lerize, le médecin spiritualiste, écrivain, homme du monde, penseur. C’était toute une pléiade de gens distingués auxquels il était profitable de se frotter.

Je retrouvai dans la Garde Nationale mon bon Dauzats (13) ; j’allai à lui sans fausse réserve. Il m’accueillit avec la même franchise et l’amitié la plus cordiale nous unit bientôt. C’était bien plus qu’un peintre. C’était un homme de l’esprit le plus facile, les plus brillant, le plus juste, le plus solide.

En le voyant peindre ou dessiner, en l’entendant causer, j’entrais dans un monde où tout était révélation pour moi. Et que dire des rencontres que je faisais dans son atelier. Dumas, Théophile Gauthier (14) , Decamps (15) , Eugène Delacroix (16) , et tuti quanti! Je nommerai plus loin les cercles où Dauzat m’a introduit. Je me borne à constater qu’il me fit faire, en guidant mes lectures, un petit cours d’archéologie, et que mon premier écrit de quelque étendue a été un essai d’histoire de l’architecture que j’ai offert manuscrit à Mademoiselle Sabine de Noailles dans un de mes courriers à Bonneville.

Une fille de Monsieur de Forbin, la Comtesse Pignelles me demanda vers le même temps quelques renseignements historiques dont Jacquand avait besoin pour la composition d’un de ses tableaux. Je voulus les lui porter moi-même et une liaison intime s’ensuivit. Je dînai dans la famille (Bengon) avec (Gudin), et, depuis ce dîner, j’allai dans son atelier du Louvre toutes les fois que j’avais un peu de temps. Enfin, je rencontrai Stamaty à Garches chez la Comtesse de Foucher, et le lendemain, il vint me voir et provoquât une entrée en relation qui est devenue de l’amitié.

Je ne crois pas avoir à juger ici ni le talent, ni le caractère de tous ceux que je nomme; je n’ai pas entrepris de faire une galerie de portraits. Ce que j’ai en vue en indiquant les hommes d’élite que j’ai connus de près, c’est surtout d’expliquer ce que je leur dois comme culture d’esprit. On ne peut vivre dans les ateliers sans apprendre beaucoup de choses sur l’Art. Assister à la conception d’une oeuvre, en voir tracer l’esquisse, suivre le tableau à ses divers degrés d’avancement, voir poser le modèle, entendre raisonner le peintre et ses amis sur son travail, sur les mitres sur les expositions, sur les livres d’esthétique, passés ou présents, c’est là un moyen de s’instruire et je n’ai pas perdu mon temps en me liant avec des artistes d’une honorable notoriété.

Dauzat me présenta successivement au Baron Taylor (17) , à Alexandre Dumas, à Charles Nodier (18)  et j’ai trouvé chez tous un tel accueil que je veux parler de chacun avec quelque étendue.

Je ne me suis jamais expliqué parfaitement par quelle suite de circonstances Monsieur Taylor a été successivement élève d’Alaux, Vaudevilliste, Officier d’Etat Major, Commissaire du Roi au Théâtre français, Baron , négociateur de l’acquisition de l’Obélisque de Louksor, acheteur du Musée espagnol, Commandeur de la Légion d’honneur, Membre de l’Institut, et enfin Sénateur. Je lui connais une grande facilité de parole; il dessinait très bien pour un militaire; il brouillait parfois un peu les noms des auteurs du répertoire de la Comédie Française; il achetait beaucoup de livres et de très beaux livres; mais il n’a selon moi, ni les talents, ni la portée d’esprit qui justifieraient ses grandeurs, et il ne m’a jamais été fort sympathique, malgré la bonne grâce avec laquelle il m’a ouvert sa maison. J’ai cessé de le voir depuis la mort de Nodier chez qui je le rencontrais régulièrement.

Alexandre Dumas, non encore marié, mais peu s’en fallait, avec la belle et trop ample Ida, recevait une fois par semaine dans son charmant appartement de la rue de Rivoli, et il se dépensait là plus d’esprit dans une soirée qu’il n’en parait dans tous les journaux et dans tous les romans d’une année. Le choc produisait l’étincelle et les hommes qui allaient chez lui étaient supérieurs à eux-mêmes pendant deux ou trois heures. Je ne sais rien de comparable à le verve du maître de la maison, et à celle de Méry (19)  dont les livres seront vite oubliés mais dont la conversation était prodigieuse. J’ai vu de suite chez A. Dumas, Mademoiselle Mars (20) , au temps où il écrivait pour elle. Elle était d’âge alors à ne plus faire illusion à la ville et je dois avouer que je ne lui pas entendu dire un mot qui ne dût être retenu. A Dumas était bon diable malgré sa confiance illimitée en son talent, un peu banal peut-être mais nullement porté à tenir les gens à distance, et traitant en camarade tout homme qu’il recevait habituellement, il valait bien mieux qu’on ne pense, et il n’a ni la place, ni l’aisance qu’il méritait. C’est bien un peu sa faute.

J’ai parlé de Charles Nodier avec mon coeur dans la leçon que je lui ai consacrée et je n’ai pas à me répéter ici. Mais les intarissables merveilles de sa causerie n’étaient pas l’unique attrait qu’eut pour moi l’Arsenal (21) . J’ai encore, après tant d’années, le plus respectueux souvenir pour Madame Nodier, la plus fidèle amitié pour Monsieur et Madame Menuisier, son gendre et sa fille, qui sont pour moi, Jules et Marie, que je vais voir à Pont Audemer, à qui j’écris souvent et dont les lettres gardent, en dépit des épreuves et du temps, toute la grâce de Trilby et de la fée aux (nuettes). J’aime leurs quatre enfants et j’ai un faible pour les deux plus jeunes, (Tièle) et Marie qui sont des anges placés près d’eux par la Providence. Je sais qu’elles me rendent ce que je leur donne d’affection. L’Arsenal était le rendez-vous de tous ceux qui aimaient l’esprit, de tous ceux qui en avaient, de tous ceux qui aspiraient à en acquérir, et qui croyaient celui de Nodier contagieux. J’y dînais ordinairement le Dimanche, et quand il m’arrivait un empêchement, j’allais un jour de la semaine, me dédommager en petit comité.

Bixio (22)  avait épousé Mademoiselle Mélanie Gaume que je connaissais dès mon enfance. Médecin à la Faculté de Paris, il avait abandonné de très bonne heure l’Art d’Esculappe et avait trouvé dans la publication d’une Maison Rustiques et d’autres ouvrages d’Agriculture, une très grande aisance, et plus que cela, de la fortune. Beaucoup d’esprit, argent comptant, du savoir et du savoir faire, une obligeance sans égale, des opinions politiques très avancées, une humeur des plus chevaleresques, le goût de toutes les élégances, le sentiment des arts, la passion des belles choses en tous genres, l’hostilité la plus brutale à tout ce qui portait soutane, voilà ce qu’on trouvait réuni dans cet homme étrange et séduisant qui devait prendre une art active dans la révolution de Février, se faire blesser en Juin 1848 à la tête des défenseurs de l’ordre, jouer un rôle à l’Assemblée constituante, s’y lier avec le Duc de Mouchy, passer par le Ministère des Travaux publics en commencement de la Présidence du 10 Décembre, se rejeter dans l’opposition et finir dans les grandes affaires industrielles. Il recevait des hommes de toutes couleurs, distinguées pour la plupart à quelque titre. C’étaient au début, des gens de lettre et des artistes, les hommes politiques sont venus ensuite. J’ai cessé d’aller chez lui quand l’expression de ses répugnances pour le catholicisme a passé les limites que la courtoisie doit imposer devant ceux qui ont la faiblesse de croire. Il y avait là, à mon sens, une simple question de savoir-vivre, et, ne pouvant entreprendre sa conversion, je devais me retirer. Bixio ne se faisait pas d’illusion sur le sort qui l’attendait si ses amis politiques triomphaient. Il m’a dit vingt fois: « Je suis un Girondin! » Et je pouvais conclure de l’histoire qu’après tous les 10 Août possibles, il y a un 31 Mai, que les révolutionnaires qui ne veulent pas tuer périssent. Je l’entends encore analyser la Charlotte Corday de Ponsard (23)  et admirer la sottise des bons bourgeois applaudissant une pièce qui concluait à Danton. Il ne s’y était pas trompé, lui, quand il avait entendu la lecture faite par Ponsard chez Monsieur Ferdinand Barrot, Ministre de l’Intérieur.

Bixio était un des administrateurs du Collège Ste Barbe; il a demandé formellement, avant de mourir que son corps ne fût pas présenté à l’Eglise et Monsieur Labrouste n’a pas cru que cette regrettable circonstance le dispensait de mener tous ses élèves au convoi. Il y avait 3 aumôniers à Ste Barbe: Quel rôle leur faisait le Directeur de ce grand établissement en se prêtant à une manifestation semblable? Qu’ont du penser certaines familles moins philosophes que d’autres sur l’exemple donné à leurs enfants? J’ai la certitude que Monsieur Dubief, successeur de Monsieur Labrouste, s’applaudit à part lui de n’avoir pas eu une résolution à prendre dans cette délicate circonstance. Il est plus sérieux que son devancier, et les questions que je viens de poser se seraient dressées devant sa pensée sans qu’on eut à les lui suggérer. Monsieur Labrouste appartenait à une génération pour qui ces choses avaient peu d’importance, et la tradition de Monsieur de Laneau était encore toute puissante dans la maison qu’il gouvernait.

Voilà ce que fut mon initiation dans le monde des Lettres, des Arts et de la Science. Je dirai maintenant ce que furent mes premiers pas dans la voie des publications.

27 Juin 1869

Madame la Comtesse de Mansouly, déjà nommée parmi les personnes que je rencontrais chez la Duchesse de Foix, et chez qui j’avais été présenté par le Vicomte (Marthère) de Girardin, voulût bien parler de moi à Monsieur Charles de Rémusat (24) , son neveu, depuis Ministre de l’Intérieur et Membre de l’Académie Française; et cet homme, remarquable à tant de titres, me conduisit un matin chez Monsieur Guizot (25) .

Il ne me faut aucun effort de mémoire pour me rappeler les moindres circonstances de cette visite qui fût un événement dans ma vie. Monsieur Guizot habitait une petite maison à l’entrée de la rue de la Ville l’Evêque, modeste comme sa fortune et austère d’aspect comme sa personne. Une bibliothèque moins considérable que celle du Val Richer où il passe l’été et où il travaille, un salon où j’admirai son portrait peint par Delaroche furent traversés par nous et nous entrâmes dans son cabinet. Accueil aimable, ouvert, gracieux, questions bienveillantes sur les études, conseil d’écrire une monographie dont le sujet demanda des recherches un peu étendues et offrit toutefois, unité et lien, promesse d’en causer à loisir avec moi pour fixer mon choix et d’examiner ce que je ferai, voilà le résumé d’un entretien dont chaque parole reste gravé dans mon coeur en caractères ineffaçables. En rentrant chez moi, je recueillis mes impressions de cours; je me rappelai que les leçons sur les croisades avaient réussi plus que d’autres à l’Athénée Royale, et je m’arrêtai à la pensée de prendre pour héros Pierre l’Hermite avec l’admirable fond de tableau de la délivrance des lieux saints. C’était au mois de Mai 1839. Je revis le maître; mon choix fût approuvé, et je me mis à l’oeuvre. Mes journées se passèrent à la bibliothèque royale. Je dévorai les Gosta Déï par Francos et Bougars; j’étudiais dans la collection de la Byzantine, les mémoires d’Anne Comnène (26) ; j’eus quelques conférences avec Monsieur Reynaud qui connaissait mieux que personne les historiens arabes; je recherchai tout ce qui avait été écrit de livres français, de dissertations savantes sur mon sujet; quelques bonnes traductions me permirent de profiter des lumières de l’Allemagne et de l’Angleterre; et quand j’eus réuni les documents à ma portée, j’allais m’établir à Bourneville où j’étais sûr d’en trouver d’autres et c’est dans la bibliothèque de cette belle habitation que j’ai écrit la plus grande partie de mon volume. Au mois d’Octobre, Monsieur Guizot était à Paris. Je lui portai mon travail; il m’écrivit du Val Richer une lettre bienveillante après l’avoir lu et, en retour, il poussa la bonté jusqu’à me recevoir dix fois pour me parler de chacun des cahiers de mon manuscrit.

Avec tous ces recours et tout mon labeur, j’avais produit une oeuvre de débutant, consciencieuse, pas trop banal, chargée outre mesure de citations. Cela s’imprima avec une dédicace de Monsieur Guizot qui avait daigné l’agréer et, chose plus étonnante, cela finit par se vendre. J’avais eu un imprimeur fort gêné d’argent, un libraire peu actif et peu entendu qui abandonna les livres pour une charge dont le titre m’échappe, au marché à charbon, et qui est aujourd’hui régisseur de l’Hôtel du Louvre; et, malgré ces mauvaises chances, mon édition s’est écoulée, ce qui signifie tout simplement que beaucoup de gens me voulaient du bien. Monsieur de Rémusat, devenu Ministre, fit acheter vingt exemplaires par la Direction des Beaux Arts; Monsieur Denain rendit compte de mon livre dans les Gazettes de France, Cochut dans la Revue des Deux Mondes; Monsieur Bonetti reçut dans un recueil intitulé l’Université Catholique, un article bienveillant écrit par des Bénédictins de Solesmes et, mes vingt cinq ans pris en considération, la critique me fût indulgente, sans m’abuser sur la valeur de mon coup d’essai qui n’était décidément pas un coup de maître.

Quelques amis, parmi lesquels je tiens à nommer Charles Loubens, m’ouvrirent les colonnes du Temps (27) ; et j’y publiai une série d’articles archéologiques et historiques sur les églises de Paris. J’étais bien sûr d’apprendre quelque chose aux Parisiens sur des monuments devant lesquels ils passent tous les jours sans les regarder et je me rappelle avec quelque orgueil l’impression produite sur Hermine Véal par ma « Notre Dame », et quelques mots de Monsieur Charles Lenormant (28)  sur mon « Julien le Pauvre » qu’il avait lu sans me connaître et dont il se souvint quand, muni d’une recommandation de Monsieur Guizot, j’allai lui demander une faveur qu’il dépendait de lui de m’accorder à le Bibliothèque de la rue Richelieu. Je retrouverai plus tard ce savant, enlevé trop tôt à l’Enseignement Supérieur et aux Lettres.

Mon troisième essai de publicité devait être un travail de longue haleine. Frappé de l’insuffisance d’un certain nombre d’institutrices que j’avais vues de près, pénétré de cette vérité qu’un professeur homme appelé du dehors est inutile s’il est vieux et borné, dangereux s’il est jeune et intelligent, j’aurais voulu (et c’est un voeu dont j’ai poursuivi la réalisation avec persévérance) que les mères dirigeassent elles-mêmes les études de leurs filles. J’y voyais toute sorte d’avantages pour la partie enseignée et pour la partie enseignante, et deux obstacles seulement, le temps et le défaut d’expériences pédagogiques. Je ne m’arrêtais pas assez à la première difficulté; je ne me rendis pas compte des exigences du monde, des devoirs qu’entraîne la qualité de maîtresse de maison, de l’humeur des maris qui veulent une femme pour eux plutôt qu’une gouvernante pour leurs filles; quant à la méthode je pouvais la donner avec des exercices à l’appui. En quelques semaines j’écrivis un petit volume intitulé « Enseignement maternel », le premier d’une série qui devait former un cours complet d’études pour les filles. Il y avait là, moins l’histoire sainte, et plus une arithmétique élémentaire, la matière de ma petite classe de cours. La débâcle d’une librairie, dite de la Reine où j’avais déposé mon ouvrage, m’empêcha de continuer cet essai que j’ai définitivement abandonné.

Le journalisme me tentait toujours. Le Temps ne payait pas. Je voulus autre chose. Stamaty me présenta à Messieurs de Ginoud, de Lourdoucin, ses amis, qui dirigeaient la Gazette de France (29) , et je vis, dans leurs réunions du Lundi, rue de Grenelle, ce qu’est vraiment cette littérature quotidienne, militante, acérée, toujours flamberge au vent, que l’on appelle la Presse périodique et qui était une puissance à la date de cette présentation. Pour écrire à la Gazette de France, il fallait être légitimiste et catholique; mais, il fallait être cela d’une façon particulière, et je ne crus pas pouvoir me plier aux exigences du lieu. Dieu me garde de mettre en doute la sincérité et les convictions de deux hommes en qui je n’ai rien vu que de respectable. Mais la polémique a le don de troubler la vue sur bien des points. A mon sens, la religion a une autre destination que celle de servir une cause politique. Le Christianisme catholique ne saurait dépendre du triomphe de la monarchie; il est impérissable; il ne m’est pas démontré que les formes gouvernementales aient le même privilège, et c’est le compromettre que de le croire servi ou menacé de ruine par un ordre de chose quelconque. Je souffrais donc quand j’entendais Monsieur l’Abbé de Ginoud me dire: « le Roi et le Pape », et si mon âge m’eut autorisé à faire des leçons à un homme de son caractère et de sa robe, j’aurais dit beaucoup de choses que j’ai gardées pour moi. Le royalisme de ces messieurs ne me paraissait guère plus sage que leur théologie. Certes parmi les gouvernements nombreux que nous avons essayés et renversés, le plus sensé, le plus honorable, le plus français a été celui de la Restauration, et la liberté eût gagné autant que la prospérité du pays à la garder en 1830, à ne pas confondre la Royauté avec le Ministère Polignac, à ne pas exclure Henri V parce que Charles 10 s’était trompé. Le roi Louis Philippe, arrivé au trône par de fâcheux moyens, n’était qu’une transition et 1848 a montré qu’il avait peu de racines en France, et que la bourgeoisie n’avait aucune intelligence politique. Mais, ces choses là établies, je me sentais agacé quand je voyais les oracles de la Gazette persuadés que le suffrage universel rétablirait le roi de leur désir, quand je les entendais dire que tout marchait là, que leur avènement était prochain, qu’ils avaient une seule crainte, celle d’avoir trop tôt à saisir l’occasion et de n’être pas tout à fait prêts quand l’obstacle croulerait de lui-même. Ses illusions m’irritaient comme font dans les correspondances de 1792 à 1805 celles des immigrés. Ceux-ci au moins avaient une excuse, dans leur éloignement, dans l’ignorance des faits; mais être à Paris en 1839, avoir un journal à soi, lire les autres feuilles publiques, entendre la foule et garder ses marottes, cela me semblait une monstruosité. J’étais en commerce habituel avec des gens de toutes classes, de toutes conditions et mon sentiment intime était que le pays restait profondément révolutionnaire, beaucoup plus qu’il ne paraissait, et je bondissais à l’audition des discours que j’entendais tenir. Je finis par m’éloigner du salon de Messieurs de Ginoud et Lourdoucin. Quelques obligeance qu’ils me montrassent, je ne pouvais adhérer à leur langage.

J’eus pendant près d’une année un journal à moi, journal mensuel, il est vrai, dont j’étais presque l’unique rédacteur et que j’ai cédé à Monsieur Guérin à la veille d’une absence qui devait durer quatre mois. Je viens de dire que je rédigeais seul mon recueil; j’y ai tout fait moins un article sur l’Irlande qui me venait de (Genevay), et une légende de V Vulgis que m’avait envoyé Mademoiselle Sabine de Noailles. Aucun article n’était signé. Pour remplir mes deux feuilles chaque mois, il me fallut beaucoup travailler. Des études sur les Pères de l’Eglise, des analyses critiques d’ouvrages nouveaux sur les questions religieuses à l’ordre du jour, tel était le fond de cette publication où l’Art chrétien a aussi trouvé sa place. Je l’avais intitulé « Mémorial Catholique ». Je sus que l’Abbé de Lamennais avait jadis fait quelque chose sous le même titre et je voulus apprendre de lui-même qu’il n’y prétendait plus rien. Je ne me rappelle plus quelle énormité imprimée l’avait envoyé en prison pour plusieurs mois. Je lui demandais par écrit s’il voulait me recevoir; il m’indiqua dans sa réponse ce que j’avais à faire pour arriver jusqu’à lui et je le vis à Sainte Pélagie, dans une assez grande chambre qui eut été bonne sans le mode d’éclairage particulier aux maisons de réclusion. Comme je devais m’y attendre, il déclina toute réclamation sur la propriété des mots « Mémorial Catholique »; et il s’abstint de toute insinuation relative à mes croyances. J’ai dit ailleurs qu’il m’avait parlé de Monsieur Bergeron comme d’un bien honnête jeune homme. Je ne peux exprimer qu’ici ce que son aspect avait de sordide. Une malpropreté vraiment repoussante était ce qui m’avait d’abord frappé en lui. Une ménagère qui lui apportait du vin et quelques provisions de chez le libraire Faguère me rappelait certaines figures des vieilles concierges croquées par Guvarnyillon, voix douce, une certaine aménité de parole, un regard étrange, et une sale robe de chambre à carreaux bleus et noirs, répondaient mal à l’impression que j’avais gardé du « Parole d’un Croyant », lu un soir devant moi par l’Abbé Lombalot. Nous sommes tous plus ou moins disposés comme Milton a laissé aux anges rebelles une partie de leur éclat original, et Monsieur de Lamenais n’avait plus rien du chérubin sans avoir pris quoi que ce fût du Satan de (l’Hornése) anglais. Il était petit, plutôt doux, surtout terne pendant la demie heure que j’ai passée près de lui. En sortant, j’aperçus, à travers une grille dans le préau, Alphonse Esquiros que j’avais rencontré quand il publiait « les belles femmes de Paris » et que des incursions peu mesurées dans le domaine de la politique avaient mené devant les tribunaux et enfin dans ce triste lieu. Nous échangeâmes un bonjour plus gai de sa part que de la mienne. Je sortais de là navré.

C’était en 1841; les catholiques étaient occupés de conquérir la liberté de l’enseignement, et une sorte de croisade entreprise en vue de cet objet par Messieurs de Montalembert et Lacordaire et où s’enrôlait toute la jeunesse chrétienne, occupait l’opinion publique,, éveillant des espérances, des sympathies, des répugnances et des oppositions aussi vives les unes que les autres. Quelques hommes de bonne volonté fondèrent un journal quotidien où la foi devait dominer le politique, à l’envers de ce qui se faisait dans les autres feuilles. La direction en fût donnée à Monsieur Charles de Lavau dont le fils Gaston avait été mon élève avant la Révolution de Juillet, et j’entrais à la rédaction de « l’Union Catholique » avec Henri et Charles de Briancey que je connaissais de la Société de St Vincent de Paul (Henri était président de la Conférence de St Louis d’Antin dont j’étais vice-président). Il n’y a rien eu que de parfaitement honnête dans l’Union catholique et c’est peut-être pour cela qu’elle a mangé son capital et a duré un an. Je n’ai pas à parler des articles que j’y ai insérés. Mais il me reste un souvenir précis d’une soirée passée chez notre excellent directeur, Monsieur de Lavau. Toute la rédaction était réunie pour prendre le thé; on causait des chances de l’avenir; on débattait des doctrines à soutenir ou à réfuter, et l’accord le plus parfait régnait entre nous. Mais, si nous étions arrivés au même but, nous étions partis de points très différents de l’horizon. L’un de nous avait été républicain, carbonaro, émeutier, peut-être même St Simonien avant d’être catholique et homme d’ordre, et comme Monsieur de Lavau racontait je ne sais quelle diablerie jacobine qui au temps de l’expédition de Monsieur le Duc d’Angoulême en Espagne avait mis en défaut la police de son frère aîné, ce brave converti lui dit en plein visage: « C’était moi qui avait fait le coup ». Je laisse à juger l’étonnement de chacun, et pourtant l’idée ne vint à personne de suspecter les bons sentiments d’un camarade qui était passé par de tels chemins et qui n’en avait pas fait mystère.

L’Union catholique tomba quelques mois après mon mariage et je n’ai plus cherché à m’introduire dans aucun bureau de journal. Je n’avais pas le tempérament exigé pour le métier et mon esprit ni ma plume ne sont assez alertes pour s’y faire jamais. Il faut d’ailleurs vivre de cela et de cela seul pour y réussir, et j’avais dans la main un meilleur et plus assuré gagne-pain. L’espèce de sagesse dont j’étais pourvu à cet égard m’a été un bonheur, mais je ne regrette pas d’être passé par là. J’y ai vu et entendu ce que je n’aurais pas deviné. Je n’étais pas dans la vraie voie; j’y suis entré plus franchement après cet essai et je l’ai suivie avec quelque bonheur et quelque succès.

Référencement

  1. Margrave; titre donné dans le Saint Empire aux chefs des régions de marches
  2. Aristarque de Samothrace, gramairien et critique alexandrin (215-143 av JC).
  3. Luigi Lablache Célèbre basse (1794-1858)
  4. Gray: Chef lieu de canton de la hte Saône, sur la Saône.
  5. Julie Bernard RECAMIER (Lyon 1777 - Paris 1849)
  6. Académie des Inscriptions et des Belles Lettres, fondée en 1663 par Colbert, une des cinq académies qui constituent l’Institut de France.
  7. Il s’agit sans doute de l’architecte français Louis Tullius Joachim VISCONTI (Rome 1791 - Paris 1853), qui construisit à Paris les fontaines Gaillon, Molière et des « quatre évêques », Place St Sulpice ainsi que le tombeau de Napoléon.
  8. Athénée: Etablissement recevant des conférenciers, littérateurs et savants, fin du XVIII° - début du XIX°.
  9. Baronne Germaine de NECKER, dite Mme de Staël (1766-1817).
  10. Franz Josef GALL,médecin allemand (Tiefenbronn, Bade 1758 - Montrouge 1828) connu par sa doctrine de la phrénologie qui prentendait que les qualités d’un homme pouvaient se reconnaître àla forme de son crâne.
  11. Nicolas Charles OUDINOT, duc de Reggio, Maréchal de France (1767 - 1847), combattit dans toutes les campagnes de l’Empire et fut Gouverneur des Invalides (1849).
  12. Nicolas Charles Victor OUDINOT (1791 - 1863) commande en 1849 le corps expéditionnaire qui s’empare de Rome.
  13. Adrien DAUZATS (Bordeaux 1804 - Paris 1868), peintre français, présenté au Louvre, à Bordeaux, à Lille et à Chantilly.
  14. Théophile GAUTIER (1811-1872), écrivain et poète français, avait commencé par étudier la peinture.
  15. Alexandre DECAMPS ‘1803 - 1860), peintre français (Louvre)
  16. Eugène DELACROIX (1798-1863), peintre français
  17. Baron Isidore Justin Séverin TAYLOR, 1789-1879, écrivain d’art, connu pour ses voyages pittoresques et romantiques de l’ancienne France.
  18. Charles NODIER (1780-1844), écrivain, bibliothécaire de l’Arsenal, célèbre pour son goût pour les sociétés secrètes et les oeuvres fantastiques, reçoit dans son salon la jeune école romantique et prépare la voie du surréalisme.
  19. Joseph MERY 1798-1865, écrivain français, auteur de Némésis, violente satyre contre le Gouvernement de Juillet (1831).
  20. Anne Françoise Hyppolyte Boutet, dite Mlle MARS 1779-1847, actrice française, créatrice de Dona Sol d’Hernani (1830).
  21. Bibliothèque de l’Arsenal, 3 rue Sully, Paris IV, ouverte en 1797, compte aujourd’hui plus de 1,5 millions de volumes.
  22. Jacques Alexandre BIXIO, 1808-1865, savant et homme politique français, fondateur avec Buloz de la Revue des Deux Mondes, membre de la Constituante de 1848, puis de la Législative. Ses dîners « académiques » réunissaient écrivains et peintres de son époque.
  23. François PONSARD, poête, auteur de « Lucrèce » (1843) fût portée aux nues par les partisans du théatre classique après l’échec des « Burgraves de V Hugo.
  24. Charles François Marie REMUSAT, 1797-1875, fils de Claire, Elisabeth Gravier de Vergenne, Comtesse de Rémusat qui publia des mémoires et des lettres de la Cour Impériale. rédacteur au Globe, député libéral, ministre de l’Intérieur (1840) puis des Affaires étrangères (1871-1873), membre de l’Accadémie française.
  25. François GUIZOT, 1787-1874), historien et homme politique, professeur d’histoire moderne à la Sorbonne, collaborateur du Globe, députés (1830), Ministre de l’Intérieur (1830), puis de l’Instruction Publique (1832-1837), adversaire du libbéralisme. Après 1848, il se consavre à l’Histoire.
  26. Comnène (en grec Komnênos), famille byzantine qui a donné six empereurs.
  27. Le Temps, journal apparu dès 1829, mais qui renait surtout en 1861 et disparait en 1942, considéré souvent comme l’ancêtre du Monde.
  28. Charles LENORMANT 1802-1859, numismate, ancien compagnon de Champollion et Directeur du Cabinet des Médailles.
  29. Gazette (la), publication monarchique, créée en 1631, devient la Gazette de France en 1762 et cesse de paraître en 1914.