Paris 3 Octobre 1869

J’ai quitté Corcy  Vendredi dernier (), pénétré des bontés qu’on a eu pour toute ma smala dans ce lieu aimé, et par conséquent, pour moi, tout plein du regret que me témoignait Madame de Monbreton. A six heures du soir, j’arrivais chez moi; à neuf heures ma malle était vidée et le lendemain de grand matin, il n’y avait plus trace de déballage dans mon cabinet.

Trois mois d’absences laissent toujours un certain arriéré d’affaires. Avant midi, j’avais paré au plus pressé, et le reste de la journée a été consacrée au travail ordinaire que j’ai repris comme si je n’avais pas changé de place et qui n’a été troublé que par quelques visites. On est venu me parler cours pour Mlle Ruffin; puis j’ai reçu un précepteur en disponibilité qui serait charmé de trouver par mon entremise un bon emploi. Monsieur Hubert est arrivé en troisième et nous sommes convenus qu’il n’y a plus lieu à tenter dans ma salle un enseignement de solfège que l’incommodité des heures dont je puis disposer empêche de réussir. La liste des visiteurs se clôt par un pauvre diable qui s’est souvenu que j’avais connu son père, il y a trente ans et qui m’a demandé de quoi dîner. Il ne sera pas mort de faim après avoir frappé à ma porte le jour où je reprenais possession de mon home; mais exposé à recevoir sans cesse des pétitions de ce genre, je dois restreindre mes largesses et il m’a sans aucun doute trouvé mesquin.

Aujourd’hui, j’ai passé deux heures au Louvre où j’ai revu les antiques. Je ne sais pas aller à ce rez-de-chaussée de notre musée, sans m’arrêter longtemps devant la Venus de Milo et devant cette (Polynice) qui me ravit toujours; mais l’objet principal de ma visite était la suite des bustes et des statues qui forment une véritable Iconographie romaine. Il y a profit à suivre de Jules César à Honorius, cette longue série de maîtres du monde dont chacun porte dans sa physionomie son caractère, ses instincts et presque son histoire. Jules César, Auguste, Tibère, Caligula, Claude, Néron, Vitelius, les Flaviens, Trajan, Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle, Caracalla, Elagabale parmi les empereurs, Livia, Messaline, Agrippine, Julia Morsa, Julia Domna parmi les impératrices, Brutus, Mécènes, Germanicus, Sénèque parmi les personnages non régnants m’ont retenu longtemps et je ne suis pas certain qu’il soit bon et surtout profitable de prendre à si haute dose les jouissances de cette nature. Le malheur est que, dans la semaine, je suis en cette saison obligé de me tenir chez moi pour recevoir mes clients, et que cette obligation porte précisément sur les heures où les musées sont ouverts au public.

On a parlé de grandes dépenses pour décorer les salles des Empereurs romains. Le résultat ne me satisfait guère et me semble pêcher singulièrement du côté du goût. J’aime assez la teinte donnée aux murs. Mais les plafonds sont trop chargés de dorure et les peintres qu’on y a employés semblent avoir pris à tâche de prouver que nous ne sommes ni au siècle de Périclès, ni au siècle de Léon 10.

8 Octobre

J’ai vu hier Madame Standish qui m’avait annoncé son passage à Paris et qui voulait me parler de ses affaires. Un des points sur lequel mon avis lui semblait nécessaire est le complément des études de son second fils. Cécil est intelligent et bon, mais il a le jeune de Lareinty brûler sa rhétorique et s philosophie, préparer en quelques mois chez un spécialiste un examen de Baccalauréats, et l’envie lui a pris de quitter le collège pour en faire autant. J’ai employé mon éloquence à lui démontrer que lorsqu’on ne se destine pas aux écoles du Gouvernement, il est bien plus utile de faire régulièrement ses hautes classes que d’avoir en poche un diplôme escamoté; il parait à peu près décidé qu’il suivra le cours de rhétorique au lycée Bonaparte, mais il ne peut rester pour cela chez sa mère, et elle m’a chargé de voir ce matin Monsieur Pinard qui a chez lui quelques jeunes gens de la société (Broglie, de Bonelli, de Montesquiou) et dont j’ai d’ailleurs entendu dire beaucoup de bien par Pépin Le Halleur. Il y a un signe du temps dans la grande hâte des écoliers à quitter les bancs; il y en a un autre dans les conditions que posent les professeurs de l’ordre de Monsieur Pinard. Il demande 400 francs par mois pour recevoir un élève interne, il faut donc lui donner 4.000 francs pour l’année scolaire, sans compter la rétribution universitaire, les répétitions de science, les leçons d’art et de langues étrangères, le vêtement. C’est monstrueux ou du moins cela eut paru tel il y a vingt ans. Comment arrive-t-on à équilibrer un budget quand on n’a pas une grande fortune? J’attends ce soir quelques explications après lesquelles j’irai revoir Madame Standish.

12 Octobre

Tout est convenu; je conduirai dans deux heures la mère et le fils chez le professeur, et demain, sans doute Cécil assistera aux deux classes du lycée Bonaparte. En revenant hier de la rue Dumont d’Urville, je suis entré au palais de l’industrie, et j’y ai vu une exposition d’un haut intérêt. Le bas de la grande nef est occupé par les vitrines de fabricants parisiens où s’étalent des produits très variés de l’industrie de luxe de notre grande ville; je m’y suis peu arrêté. Au premier étage, sont réunies des merveilles de provenances orientales, tirées de collections particulières et prêtées par leurs heureux possesseurs dont les noms sont indiqués par une étiquette placée près de chaque objet ou de chaque groupe d’objets. Les tapis de Perse, les tissus de l’Inde, de la Chine, du Japon forment une division très frappante par l’éclat inaltéré des couleurs et par des qualités de fabrication que le bas prix de la main d’oeuvre rend seul possibles.

Viennent ensuite les plats, les assiettes, les vases de toutes formes et de toutes grandeurs, en porcelaine, en émail cloisonné, merveilles d’un prix énorme dont chacun aujourd’hui connaît l’aspect. Les laques, les vernis, les laques, les meubles, les coffres, les ustensiles divers, les idoles, les représentations grimaçantes de la figure humaine, les magots ... taillés, peints, brodés, les vêtements, les images sans perspectives offrant des têtes achevées comme celles de nos meilleurs miniaturistes forment là un ensemble des plus curieux. Une collection de 2500 médailles chinoises dont quelques unes remontent à vingt siècles avant notre ère demanderaient des mois d’étude. Enfin, une grande salle montre dans des épreuves de choix toute une histoire de la gravure depuis ses premiers essais jusqu’à ses chefs d’oeuvre et depuis ces chefs d’oeuvre jusqu’aux derniers produits du burin contemporain. Là aussi il faudrait de longues stations que personne ne fait.

Notons deux curiosités d’un genre particulier: les tentes du Grand Vizir prises devant Vienne par Jean Sobiesky (1)  lors de la délivrance de cette capitale, il y a bientôt deux siècles (1683) et un piano à queue qui appartient au Comte de Lartiges et qui doit avoir selon mon estime la moitié de cet âge là. C’est un véritable document, la caisse est sculptée et dorée, et en la suivant d’une extrémité du clavier à la queue, et de la queue à l’autre bout du clavier, on voit un triomphe, une procession des divinités marines d’un beau travail. Cette caisse est supportée par trois statues qui lui servent de pieds, et qui sortent d’une espèce d’océan glauque avec des vagues et des monstres nageant L’effort général est des plus saisissants. Quelle dépense pour une épinette! Les hommes de l’ancien régime ne comptaient pas, et ils avaient tort assurément; mais ils faisaient de jolies choses; nous ne comptons guère davantage, et nous produisons des horreurs.
J’ai pris soin de regarder les noms des personnes qui ont livré leurs cabinets à, l’exposition, et l’on pourrait grouper ces noms en catégories tranchées. Je mettrais en première ligne ceux des amateurs qui collectionnent par goût et dont les uns, riches comme Madame de Rothschild, peuvent ne pas s’arrêter devant la question d’argent, tandis que d’autres s’imposent des privations pour conserver des raretés qui les rendraient riches s’ils consentaient à s’en défaire. De ce nombre est le Baron de Theïs, l’un des voisins de Pinon, dont les envois sont admirés parmi les plus beaux. Olivier Bixio et le Docteur Evans (un dentiste) me semblent aussi des mieux pourvus. Cela ne se serait pas vu il y a cinquante ans.

Les vitrines de l’Amiral Jaurès et de l’Amiral Coupvent des Boys rappellent l’expédition de Chine et la destruction du Palais Impérial près de Pékin, et exhalent un fumet de pillage qui ne me plaît qu’à moitié, soit dit sans rien préjuger contre l’honorabilité de ces deux officiers dont le premier était lié avec Dauzats, il y a quelque trente ans, si j’ai bonne mémoire.
Enfin de grands négociants comme Foy Davenne, Framais-Gramagnac, des marchands de bric-à-brac comme Monsieur Malinit ont fait des prêts qui prouvent leur bon goût et le désir qu’ils ont de prendre à l’Extrême Orient, ce qu’il a de plus que nous dans certaines industries, et je vois là un bon symptôme que j’aime à constater, et qui ne peut manquer d’avoir des suites heureuses. On sort de là un peu plus savant qu’on était en y entrant, et peu d’exhibitions méritent un tel éloge.

Une lettre de Madame Denisane m’apprend qu’elle est à Sorel, près d’Anet, chez Madame Didot avec le ménage Beulé et que le savant secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux Arts revoit en sa compagnie toutes les partitions de Rossini (2)  (même les plus oubliées), pour préparer l’éloge du Maestro qu’il doit prononcer en séance générale de l’Institut. Toute cette musique examinée avec un homme de cette valeur et en vue d’un tel travail, m’a fait envie; mais je me sens bien heureux de n’avoir pas à parler en public de l’auteur de tant d’ouvrages applaudis, abandonnés, restés à la scène. Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité sur ce prodigieux compositeur est un casse cou au moment où nous sommes. Je n’ai jamais vu Rossini; j’ai entendu et étudié une notable partie de ses oeuvres et voici ce que j’en pense. Avec une fécondité et une facilité miraculeuse, il a écrit d’abord en se jouant, sans conviction de nul genre, sans souci de sujet, donnant au public ce qui lui venait, ne prenant au sérieux ni son ouvrage, ni lui-même, ni ses auditeurs, futurs. Le jeu où toute personne faisait défaut, lui a parfaitement réussi, et il a enivré des gens qui ne cherchaient rien de bien profond dans la musique d’un opéra. Le Barbier de Séville seul est pour moi une occasion achevée dans cette première partie de sa carrière. Tout y est vif, neuf, original et, en l’entendant, on se demande si Beaumarchais a jamais eu plus d’esprit que son harmonieux interprète. Cette musique a été faite de verve, d’un seul jet et elle ne vieillira pas. L’air de Figaro est encore aussi jeune que le premier jour et peut être mis à côté de celui de Mozart dans les Noces. Mais il faut franchir de grands espaces pour trouver un équivalent. De beaux morceaux dans la Gazza, dans l’Othello, dans la Sémiramide sont séparés par des airs de facture, par des choeurs à peine en situation, par des lieux communs qui datent beaucoup trop. Dans Moïse même, je ne puis m’accommoder de cette sautillante adoration des tables de la Loi qui n’est ni grande, ni religieuse, ni juive. Mais la prière rend timide à critiquer une partition qui la contient. Le Comte Ory est un bijou. Guillaume Tell est un immense chef d’oeuvre. Rossini avait 37 ans quand il l’a donné, et son épicuréisme s’est contenté de cela. Son monument était élevé; il a dîné, dormi, plaisanté depuis et n’a plus rien produit. Le Stabat et la messe pèseront probablement bien peu dans son bagage. Or, ce que je dis à mon papier, je risquerais beaucoup à le dire devant les cinq académies où il avait bien huit musiciens, et devant le public ordinaire des solennités du Palais Mazarin qui en compte moins encore, ou pour parler exactement qui n’en compte que de moindre qualité et de moindre compétence; et voila pourquoi je suis curieux de savoir comment Monsieur Beulé se tirera de là.

17 Octobre

Sainte-Beuve vient de mourir et ses dernières dispositions sont le sujet de bien des entretiens. Il n’a voulu ni assistance au corps du Sénat et de l’Académie à son convoi, ni discours au cimetière. Le louerai-je de ce détachement posthume des pompes du monde? Je ne vois pas là matière à louange; il a voulu être académicien car on ne l’est pas sans le demander; je ne crois pas que l’Empereur l’ait envoyé au Luxembourg malgré lui. Ceci posé, la vraie simplicité consistait à laisser les députations du Sénat et de l’Institut faire pour lui ce qui s’est fait pour ses devanciers et pour ses collègues. Il se singularise dans la mort, il fait la leçon à ceux qui ne se drapent pas dans le dédain superbe des hommages publics. Mais ce n’est pas tout. Il a écrit dans l’acte de ses suprêmes volontés, ces tristes mots: « Pas d’Eglise ».  Voilà le second des habitués de notre cher Arsenal qui donne cet affligeant spectacle et je ne m’y fait pas plus pour Sainte-Beuve que pour Bixio. Un journal racontait hier cette froide translation d’un cadavre de la maison mortuaire au champ de repos du Mont Parnasse, et en le lisant je croyais voir l’air décontenancé des assistants à qui manquait tout ce qu’on est accoutumé à trouver en pareille occasion. Un Monsieur Lacausade, ancien secrétaire du défunt, n’a pu garder le silence prescrit et il leur a dit: Messieurs, je vous remercie d’être venus... La cérémonie est terminée ». Ils se sont retirés et quelques individus ont fait une ovation à Monsieur Raspail qui a été reconnu parmi eux à la sortie du cimetière. Sainte-Beuve devait-il finir ainsi? J’en doute. J’ai vu en d’autres temps, une personne aimable dont la physionomie éveillait le souvenir de la Marguerite de Goethe. Je sais qu’il l’a aimée, qu’il a demandé sa main, et qu’il a essuyé son refus. La jeune fille le considérait comme le meilleur ami de son père; elle avait pour lui l’affection qu’on a pour un oncle; elle n’avait pas imaginé qu’il pût être un prétendant; il a sans doute été froissé et sa vie solitaire a tourné comme on sait. Celle qui lui aurait donné le bonheur l’eut amené certainement à une autre fin. Elle ne s’est pas mariée. Elle doit s’affliger de ce qui vient de se passer. Loin de moi cependant la pensée d’un reproche qu’elle ne mérite pas. Elle n’était nullement tenue d’épouser l’ami de son père. J’ai dit dans deux de mes leçons ce que je pense de Sainte-Beuve écrivain, poète, romancier, historien de Port Royal, l’un des princes de la critique; je n’ai donc rien à ajouter à ce qui précède; je n’ai jamais échangé la moindre phrase avec lui quoique je  l’ai souvent rencontré chez Nodier.

19 Octobre

J’ai aujourd’hui 55 ans et je ne sais pas plus qu’un autre me soustraire à une certaine émotion quand je vois une année de plus accomplie. Ce n’est pas que j’ai jamais tenu à la jeunesse ou que la vie me semble fort précieuse; mais un pas de plus vers la mort est chose qu’on ne peut prendre légèrement et le réveil du 19 Octobre a pour moi une sorte de solennité. Quel usage ai-je fait du temps écoulé? Quel emploi aura celui que m’accordera la Providence? La journée n’a pourtant rien eu que de très plat et je veux en noter les insignifiantes circonstances pour me rappeler que ça a été un jour comme un autre. Je me suis levé à 5 h 1/2. Après ma toilette et ma prière, j’ai écrit quelques pages sur le Titien. Je finissais ce travail quand le courrier est arrivé. Une seule lettre contenant l’abonnement de Paulin Ruffin à mes deux cours du 18° siècle. Cette affaire réglée, j’ai lu de longs développements sur l’éducation artistique de Rubens (dans Michiels). Un moment avant le déjeuner la femme de l’organiste Franck est venue me demander de lui trouver l’emploi de quelques heures chaque jour. Après le repas, j’ai lu, dans la revue des Deux Mondes, un long article de Maxime du Camp sur le Palais de Justice de Paris, et j’ai transcrit dans mon cahier les citations que je dois faire de Clément Marot. J’ai refondu toute cette leçon et les notes anciennes ne pouvaient plus servir. Vers 4 h, je suis allé au Cercle prendre les études de Monsieur Vitet sur les Beaux Arts, et pour faire un peu d’exercice, je suis revenu par l’esplanade des Invalides, le Pont de l’Alma, les Champs-élysées, l’Avenue Marigny et le faubourg Saint Honoré. J’ai dîné et, le soir pendant que ma femme faisait des fleurs et Marie de la tapisserie, Paul et moi nous avons lu à tour de rôle une partie des mémoires de Goethe. Et, avant de me coucher, je consigne ces misères dans mon journal. Voilà un anniversaire.

21 Octobre

J’ai fait visite ce matin au Baron Feuillet de Conches, et je suis revenu chargé de ses dons; il m’a gratifié en effet du cinquième volume de la correspondance de Marie Antoinette publié pendant mon absence. C’est un type que ce collecteur d’autographes, enfoui au milieu de ses richesses manuscrites, les classant éternellement, convaincu qu’il y met de l’ordre et n’y parvenant jamais, très vert encore avec ses 70 ans, faisant face vaillamment à toutes les attaques et restant aimable et obligeant en dépit des ingratitudes. Son esprit et son savoir sont d’ailleurs des instruments dont il est difficile de jouir d’une manière suivie. On peut l’essayer dans tous les sens; il rend toujours; mais il vous échappe; on ne saurait le tenir; un objet le mène à un autre et on le suit sans se rappeler ce qu’on voulait en tirer. Je ne le vois guère que vers 10 h du matin et je le trouve invariablement aux mains de son coiffeur. Il me reçoit pendant qu’on l’accommode et quand le Figaro s’aperçoit qu’il entre en verve, il s’arrête dans la crainte de blesser avec le rasoir ou le fer à friser et il rit tout bas des jolies choses qu’il entend. On ne pénètre pas dans ce cabinet sans toucher des pièces curieuses; j’ai tenu aujourd’hui des lettres de la main de Malherbe, de Fulton (3) , de R. Burns (4) , de Madame du Barry, du frère du Cardinal de Richelieu, de Monsieur Fauriel (5) . J’ai eu pour élèves les deux filles de Monsieur Feuillet, et il me traite d’une façon toute flatteuse, me consultant sur ses notices, m’envoyant, en épreuve, les préfaces ou les commentaires auxquels il croit quelque importance; il m’offre tous les trésors entassés chez lui pour aider à mes études, et je ne me suis jamais adressé à lui pour quoi que ce fût sans qu’il se mit à ma disposition. J’ai usé pour mes amis de sa bonne volonté; je n’ai jamais eu à y faire appel pour moi.

27 Octobre

Mon vieil ami Roche est ici et il m’a présenté hier une jeune personne dont la situation et les projets sont bien peu en harmonie avec ce qu’elle souhaite de nous. Placée en Angleterre comme institutrice dans une maison fort riche et réussissant à merveille près de ses élèves et près de leurs parents, elle s’est prise de passion pour la tragédie; elle a rêvée des succès et une fortune comme les succès et la fortune de Rachel, et elle a tout quitté pour venir à Paris. La voilà prenant des leçons de Beauveillet, chez lui, allant rendre visite à (Ljot), vivant dans ce monde théâtrale où sa jeunesse me parait quelque peu fourvoyée. Il faut vivre cependant; un engagement n’est pas possible avant un assez long stage d’études; chaque leçon du maître coûte 10 francs et la pauvre créature trouverait tout simple que je lui procurasse des écolières à qui elle enseignerait grammaire, histoire, ou musique. Je ne saurais la recommander sans dire ce qu’elle est, qui elle voit, ce qu’elle veut devenir, et dès que j’aurais montré de loin les coulisses, et tout de suite des accointances avec les gens qui y vivent, on se demandera si j’ai perdu le sens. J’ai essayé de faire comprendre l’incompatibilité du but poursuivi et des moyens auxquels on voudrait recourir pour l’atteindre et j’ai probablement perdu ma peine. J’ai pourtant un devoir strict à remplir envers les familles qui s’adressent à moi et je ne puis en conscience leur donner pour de jeunes filles, un guide si hasardeux pour soi-même et dont les aspirations sont si peu en rapport avec la destinée probable des enfants qu’on lui confierait. Les conséquences de tout ceci sont effrayantes et je ne me dissimule aucun des futurs contingents. Mais l’impossible est visible pour moi. Je ne puis rien. La pauvre rêveuse a beaucoup plu à ma femme, et réellement elle a de la grâce, du charme, de l’esprit, tout ce qu’il faut pour tomber bien bas dans la voie où elle entre.

5 Novembre

Parmi les visites que j’ai reçues aujourd’hui je mentionnerai ici celle de la Comtesse Foucher d... qui a fait inscrire sa fille pour le 6° de mes cours élémentaires. J’ai dit dans mes souvenirs que je connais son mari depuis 40 ans et ce n’est pas là le sujet de la présente note. Ce que je veux consigner dans ce journal, c’est qu’un père, une mère, un fils de 17 ans, une fille de 13 sont partis au commencement de Juillet pour l’Amérique, qu’après avoir vu New York, ils sont allés au Niagara et aux grands lacs et que, parcourant dans toute son étendue le nouveau chemin de fer du pacifique, ils ont visité la Californie et sont rentrés dans leur terre des environs de Corbeil avant que quatre mois se fussent complètement écoulés. Qu’auraient dit les deux grands pères et les deux grands mères d’Alexandre de Foucher que j’ai connus tous les quatre si on leur avait laissé entrevoir la perspective d’un pareil voyage ?

Pendant que je m’en étonne, on me montre une lettre de Mathilde de Saulcy datée du Caire où elle est avec son mari et sa fille Jacqueline, pour l’inauguration du canal maritime de Suez. Elle parle de l’Egypte d’un ton qui sent la déception.

Une dame que je suis allé voir à 5 h prétend aller faire un tour à Calcutta; la distance n’existe plus pour nous.

7 Novembre

Le Baron Malouet est venu ce matin et est resté une bonne demi heure à causer le plus amicalement du monde. Il y avait quatre mois que nous ne nous étions vus et les sujets ne nous manquaient pas. Il m’a intéressé par le récit d’une visite à Sainte-Beuve, le 4 Octobre, bien peu de jours avant la mort de cet homme étrange qui lui a fait ses adieux avec une fermeté remarquable. Il m’a aussi raconté une entrevue avec Alexandre Dumas père, qu’il a trouvé à Roscoff en Bretagne, dictant à trois secrétaires, dont deux femmes, un dictionnaire de cuisine payé d’avance et déjà mangé sans doute, gai comme le veut sa nature et très peu disposé à prendre au sérieux son confrère Hugo. Il a poussé, parait-il une pointe vers Jersey, et il se vante de n’avoir pas courbé le front devant le pontife. Comme l’auteur d’Hernani lui disait avec la solennité voulue: « Jersey, c’est Sainte Hélène », il lui aurait répondu: « Non, le beurre y est meilleur et plus frais! » Monsieur Malouet n’a pas demandé si le grand homme avait ri de cette saillie. Pour mon compte, j’en doute fort.

8 Novembre

Lydie Wacrenier est venue nous voir aujourd’hui. Elle ne fait que traverser Paris pour aller à Lille chez sa belle-mère, mais elle a trouvé une heure pour de vieux amis qui ont vu mourir sa mère, qui ont essayé de consoler son père, et lui ont pris une part sincère à tous ses chagrins. Pauvre enfant! Je reconnais à peine, quand je la revois, la jeune fille gaie, si brillante, si heureuse au bal, si animée dans le monde, qui me souriait joliment en passant près de moi dans le tourbillon de la valse. Son affection est demeurée confiante, expansive et son petit Joseph appelle Marie « ma tante » Elle ne quitte presque plus son petit castel de Montlabert, près de Libourne où elle voudrait nous voir tous les jours, si nous allons à Auch chez nos enfants militaires.

14 Novembre

Nous avons tous dîné à Saint Germain chez Madame Danloux. J’y passais pour le première fois quelques heures depuis la mort de son mari et j’y ai revu avec admiration le portrait du Comte de La Marche par son beau père, et, avec infiniment de plaisir, une oeuvre moins importante du même peintre, le portrait du pianiste Durreck dont j’ai tant joué la musique pendant ma jeunesse. J’avais reçu le matin une excellente lettre de Madame de Bryas m’annonçant le succès de son petit fils Jacques au baccalauréat ès sciences, et quatre pages de Thérèse de La Gravière, datées de Madrid et contenant, outre les effusions de sa tendre affection pour son vieux maître, ses impressions sur cette capitale, sur l’Escurial, et sur Tolède. Les aquarelles si vraies de Dauzats, que j’ai vu pendant vingt ans et les conversations si attachantes qui en étaient le lumineux commentaire, m’ont rendues familières toutes les merveilles dont cette bonne Thérèse est éblouie, et je pourrai, en lui répondant demain, entrer dans ses joies de voyageuse.

21 Novembre

J’ai pu rendre aujourd’hui deux visites de nous reçues dans le courant de la semaine et qui m’ont frappé par un contraste singulier. Irène de Mouzilly, riche, agréable d’extérieur et d’esprit, fille du compte de Blois de Mouzilly, député du Finistère en son vivant et élu à l’unanimité des votants, m’a présenté son mari, Monsieur Léon Brey, architecte; Caroline Knight, fille d’un américain et issue par sa mère d’une famille française, appartenant au monde des affaires, m’avait amené Jeudi Monsieur le Vicomte de Villeneuve, d’une des plus grandes maisons de province dont les cousins et les cousines ont suivi mes cours en grand nombre. Monsieur Brey est un beau garçon, intelligent, propriétaire de plusieurs maisons dans Paris; Monsieur de Villeneuve est petit de physionomie ouverte; il sert comme capitaine dans un bataillon de chasseurs à pied. Tous deux ont été d’une cordialité parfaite avec moi. Il y a dans ces deux alliances un « chassez croisez » qui étonnerait peut-être les ascendants de deux des conjoints s’il était encore possible aux gens de l’autre monde de s’étonner de ce qui se passe dans celui-ci. Je suis, pour mon compte bien désintéressé dans ces questions, mais il me semble qu’en principe, il vaut mieux que chacun reste dans son ordre de relations. Irène avait trop de fortune pour faire une mésalliance, et elle se trouvera peut-être déclassée par rapport à ses compagnes d’enfance. Quant à Monsieur de Villeneuve, à moins d’un goût personnel très vif pour Caroline, il pourrait chercher avec son nom une dot plus considérable et surtout un avenir plus large, pour se marier hors de sa caste. Les révolutions ont abattu bien des barrières que la sagesse pratique regarde comme si elles étaient encore debout; il est bon de n’avoir pas lieu de se souvenir de certaines inégalités d’origine quand on n’est pas sûr d’avoir une lune de miel éternelle.

28 Novembre

J’avais vu, il y a huit jours, le nom de Jules Mennessier dans une promotion de la Légion d’Honneur, et, au lieu de me réjouir, j’avais éprouvé comme un serrement de coeur, et ma lettre de félicitations avait été presque craintive. C’est Marie qui m’a répondu. Mon amitié avait deviné; cette faveur était l’accompagnement gracieux d’une mise à la retraite. Il est vrai qu’un avancement donné à Emmanuel, fils de Jules, est une autre compensation; mais cette brusque fin de carrière a ses côtés tristes; j’ai écrit en homme qui les connaît et ma vieille amie a senti que j’allais au fond de sa pensée, car elle me parle ce matin de « ma chère, affectueuse et admirable lettre ». Elle m’annonce sa visite pour le commencement de janvier. Elle traversera alors Paris pour aller à Metz passer quelque temps dans la famille de son mari et se donner le loisir de régler sa vie à venir. Je me suis bon gré maintenant de lui avoir donné quelques jours à Pont-Audemer. Où ces bons amis vont-ils planter leur tente? Paris est trop cher, Metz est bien loin de tout. Relativement à leurs enfants mariés, ils ont rêvé Versailles et je ferai bien des voeux pour qu’ils revinssent à ce projet. Je pourrais les voir de temps en temps et retrouver près d’eux de bien précieux souvenirs. Au moment où ils passeront ici, ils auront peut-être vu un peu plus clair dans leur situation et me donneront quelque aperçu de leurs visées. Comme tout cela marque la marche du temps! Je me vois encore entrant à l’Arsenal, jeunes d’années comme tant d’autres qui m’y avaient devancé. Que reste-t-y de ce que j’y ai vu? Et les survivants ressemblent-ils à ce qu’ils étaient ? Jules parait trop vieux pour recevoir l’argent des contribuables, il me semble que le radotage va m’atteindre et que je serai aussi obligé de faire place à un successeur moins usé. L’impossibilité de toute durée sur cette terre est la constante moralité de ce qui s’y passe et, la fin de la vie peut seule nous donner repos et stabilité. Est-ce pour cela que nous aspirons sans cesse à un avenir inconnu? Est-ce pour cela que nous demandons sans trêve aux heures de se presser. J’aurais bien à dire sur ce chapitre, moi aussi. Je veux souvent être plus vieux que je ne suis; aujourd’hui, c’est une semaine qu’il me faut; plus tard ce seront six mois, et l’abîme est au bout de ces délais qui irritent notre impatience.

2 Décembre

J’ai dîné Mardi chez le Baron Malouet. Il a eu la bonté de me placer à côté de l’Abbé Deguerry qui arrive de Rome et qui m’a paru enivré de ses entretiens avec le Pape. La sérénité du Saint Père aux approches du Concile (6)  l’a frappé comme une des plus grandes choses lui ait été donné de voir jusqu’ici. La douceur avec laquelle il parle des personnes et des choses si furieusement agitées sous nos yeux, la confiance qu’il garde dans la conduite de Dieu sur son Eglise démonterait les plus libres penseurs et les énergumènes s’ils en étaient témoins. Du Père Hyacinthe, pas un mot irrité, mais cette simple parole de commisération: « Pauvre enfant! ». Du Denier de Saint Pierre et des offres de liste civile que lui feraient les puissances catholiques, il a dit: « Je suis un mendiant, mais je reçois de ceux qui veulent me donner; les subventions que me feraient les Gouvernements seraient prises sur les impôts et l’impôt est payé par des dissidents, par des juifs, par des indifférents, par des ennemis de la religion; cet argent aurait un emploi contraire à leurs voeux. Un entretien de Pie IX avec notre curé a porté sur les ambassadeurs que la France a accrédités près de lui et plus particulièrement sur Monsieur de La Valette dont le choix était au moins singulier. Le Pape a su que ce personnage avait parlé avant son départ de « faire marcher le vieillard »; et comme quelques familiers un peu effarouchés lui disaient que le nouveau ministre de l’Empereur avait représenté son souverain à Constantinople où la diplomatie avait des habitudes hautaines, il a répondu avec une fine ironie: « Il turco en Italia! » Quand est venu le traité du 15 (Septembre) et qu’il a fallu signifier au Père le retrait des troupes françaises, notre ambassadeur prenait le ton du regret, de la compassion presque. Le pape lui dit: « Vous me faites plaisir; je vais voir quels moyens emploiera Dieu pour préserver son Eglise. »

Le Concile se tiendra dans le bras droit du transept de Saint Pierre. L’Abbé Deguerry a vu les dispositions prises pour faire de cette partie de l’immense Eglise d’assemblée et de délibérations. A l’entrée, il a lu ces belles paroles de l’évangile: « (Doute) omnes gentes ». Notre Académie des Inscriptions ne rencontre pas toujours aussi bien en matière d’épigraphie. Les Italiens sont nos maîtres.

3 Décembre

Ma saison de cours a commencé hier et parmi les personnes qui sont venues se faire inscrire, j’ai retrouvé Madame Séguin, Maria Pitroz ; elle m’a demandé si je la reconnaissais, et nous sommes convenus de ne pas fixer la date de nos premières relations. Je n’ai  d’ailleurs pas à revenir sur ce que j’en ai dit dans nos premiers souvenirs. Nous restons les gens les mieux élevés du monde et nous ne nous donnons pas la main. L’intérêt qui attire Madame Séguin chez moi cette année, est Mlle de Kervéguen, sa nièce, fille du député de ce nom qui a fait tant de bruit à la Chambre en y dénonçant certains organes de notre presse périodique comme ayant des raisons sonnantes pour soutenir la politique italienne. Le petit scandale a été vite oublié et je n’ai pas trop sondé le fond des choses. Mais il me parait probable que le Roi Victor Emmanuel a pu, comme le Comte d’Almaviva, trouver plus d’arguments dans sa caisse que dans son cerveau pour décider la chaude collision de nos journalistes, députés ou non. Ils ont crié comme des brûlés quand Monsieur de Kervéguen a brutalement déclaré ce qui lui en semblait. Les cris ne sont pas toujours des preuves d’innocence et je ne cherche pas des rosières dans ce monde là.

6 Décembre

La rentrée de mes cours a commencé le 3; j’en ai déjà ouvert 4 dans d’excellentes conditions en dépit de l’incertitude où les événements politiques jettent nombre de gens; mes dernières divisions élémentaires reprendront demain et après demain, et mon fils a fait ses débuts dans un petit cours de latin. Sa première leçon a été fort bonne; je puis donc voir en lui un successeur et croire que mon oeuvre ne tombera pas le jour où mes forces seront épuisées. La reprise de mon labeur annuel est encore une joie pour moi; j’aime à me voir entouré de ces enfants qui reçoivent mon enseignement avec tous les signes du plaisir, de leurs mères que j’ai élevées pour la plupart, qui veulent bien s’en souvenir et dont quelques unes, sans avoir reçu mes soins, me traitent comme un vieil ami. C’est là un privilège de mon âge; jadis on se montrait plus cérémonieux; aujourd’hui on est cordial. Un esprit chagrin s’en offusquerait; je n’ai pas ce travers. Certains ...tours me sont plus sensibles que d’autres et l’on pourrait dresser une échelle partant de la politesse formaliste pour aboutir à la bonne, franche et expansive affection; je sens toutes les nuances et je réponds du fond de mon coeur à ce qu’on m’accorde. Chaque année voit manquer quelques noms à l’appel; je ne parle pas ici des élèves qui se marient; elles me reviendront. Mais de celles que Dieu a enlevé de cette terre. Plusieurs viennent de mourir; Olga Riricrosky et la jeune Princesse Sulkoroska ont succombé à des maladies de poitrine; une des filles du Comte de Chaumont-Quitry a été emportée par la fièvre scarlatine; enfin, je ne dois plus revoir Domitille de Lagny qui est entrée au sacré Coeur et qui m’a écrit avant de prendre le voile six pages aussi filiales que touchantes. Il y a cinq ans qu’elle m’a parlé de sa vocation pour la première fois. Elle avait désiré m’avoir une journée dans sa maison de Montfort l’Amaury, et j’avais passé près d’elle le 24 Juin de 9 h du matin à 9 h du soir. Elle m’avait mené au tombeau de sa mère et dans tous les lieux qui lui rappelaient quelques souvenir connu de moi, et en remuant ces cendres du passé, elle m’avait ouvert son coeur et laisser voir son désir de se donner à Dieu. Peu de mois après elle entrait au couvent de la retraite, rue du Regard où je suis allé la visiter trois fois. Mais l’extrême irritation de son père qui se trouvait abandonné et bientôt les soins qu’il réclamait pour sa santé profondément atteinte, obligèrent ma pauvre novice à rentrer dans le monde. Pendant trois ans, elle s’est consacrée, en véritable soeur de charité, à ce père souffrant, maussade, personnel, exigeant, religieux à sa manière, mais abusant parfois de son état. Pendant trois ans, elle a supporté ce qu’aucune garde malade mercenaire n’endurerait. Je l’ai vue réduite à fumer du tabac pour combattre les défaillances de coeur provoquées par l’odeur qui se répandait de la chambre de son père dans le reste de l’appartement. Sa tâche a eu le terme prévu et la voilà dans un couvent. Le repos physique et moral lui est acquis, et elle l’a bien acheté. Que Dieu la garde et la reçoive, je compte sur ses prières. Nos relations datent du mois d’Octobre 1832.

9 Décembre

Nous sommes allés hier à l’Opéra entendre Don Juan; c’était le premier plaisir que je donnais à ma fille depuis la mort de mon beau père. L’exécution est admirable. Faure et Mlle Carvallio raviraient Mozart s’il revenait en ce monde; Collin, Mlle Isson, Madame Guignard tiennent bien leur partie. Castelmari est un faible Léporello, mais on le supporte; l’orchestre est toujours excellent; il faut un ballet dans toute représentation du théâtre  de la rue Le Pelletier. On en a introduit un assez naturellement au second acte et on a pris la musique dans les menuets de symphonies du maître auxquels on a ajouté un morceau de l’enlèvement au sérail. Je ne me lasse pas de Don Juan que je sais par coeur. Le duo et la sérénade ont été dits dans la dernière perfection et rien n’est comparable à l’effet musical de la scène du Commandeur. Ni Rossini, ni Meyerbeer n’ont manié les cuivres et les instruments à cordes avec plus de puissance et n’ont trouvé des harmonies plus stridentes. Cette partition ne vieillit pas. J’ai souvenir d’une soirée où elle était interprétée par Rubini, Tamburini, Lablache, Madame Grisi et Perriani.

15 Décembre

Voici une excellente journée pour nous: mon gendre porté au tableau d’avancement, y est maintenu par les Maréchaux de France avec le n° 26. Il sera donc chef d’Escadron dans quinze mois, et il a la joie de voir son frère sorti et maintenu en même temps que lui avec le n° 32. Depuis quinze jours que cette affaire est en suspens, j’ai reçu des marques de bon vouloir de tous côtés. Madame Standish, le Duc de Mouchy, le Curé de la Madeleine ont fait des démarches qui n’ont certainement pas été inutiles pour mettre dans tous leurs lustres, les titres et les droits d’Arthur. Il doit d’ailleurs la plus grande reconnaissance au Général Desvaux qui l’a eu deux ans sous ses ordres à Lunéville et qui l’a appuyé chaudement. C’est un chef méticuleux et sévère que le général Desvaux et sa recommandation compte pour beaucoup parce qu’il n’est pas banal. Le Préfet de la Meurtre a aussi des droits à notre gratitude. Il a fait tout ce qui était en son pouvoir auprès du Maréchal Bazaine. A combien de portes faut-il frapper, même avec du mérite et des beaux états de service, pour atteindre cette épaulette d’officier supérieur qui fait à peine vivre un homme sans fortune! Et que je suis heureux de voir mon fils suivre une voie qui m’a donné l’indépendance et qui le laissera en dehors du monde officiel! Je crois que ce qu’il voit chaque jour le pénétrer du même sentiment, et j’en augure bon pour sa carrière de professeur.

19 Décembre

La Marquise Dodun qui envoie sa petite Irène au 4° de mes cours élémentaires m’avait fait demander d’aller la voir; je me suis présenté à sa porte aujourd’hui en quittant Madame Standish, et j’ai retrouvé Melle Mathilde Visconti, une de mes enfants, bien sûre du souvenir que je conserve de ses parents, m’appelant de ce nom d’ami qu’on me donnait dans l’hôtel de la rue Fortin, me témoignant de toute façon que son marquisat ne l’a pas changée à mon égard, et me laissant voir quelles ruines un triste mariage a faites dans son coeur. Elle aime encore le stupide personnage qui l’a quittée pour d’indignes créatures et qui m’a parlé de ses lubies la dernière fois que je l’ai rencontré. Elle n’est plus que l’ombre d’elle même et m’inspire une profonde pitié. Je n’ai pu la quitter sans lui promettre d’aller demain dîner avec elle pour entendre un récit plus complet de ses chagrins. Elle a à peine quarante ans, et sa vie est brisée, sa santé perdue, sa tête très affaiblie. Dans cet état, il faut qu’elle élève ou mette en carrière cinq enfants dont quatre fils. Il est vrai que la famille de son mari l’entoure des soins les plus attentifs et fait tout ce qui est possible pour la dédommager de ce qui manque si cruellement. Mais elle avait les mêmes droits que tant d’autres au bonheur; elle était riche, jolie, intelligente, instruite, bonne, affectueuse et tout cela l’a menée où je la vois.

21Décembre

Mon dîner d’hier chez Madame Dodun a été ce que je pouvais attendre. Nous étions seuls; la pauvre Mathilde m’a dit tout ce qui pèse sur son coeur; elle a beaucoup pleuré; elle s’est attendrie sur tous les souvenirs que je lui ai rappelés pour faire diversion à sa douleur présente. Je l’ai fait causer de ses enfants, de la gestion de sa fortune, de l’avenir qu’elle peut préparer à ses quatre fils et, quand je l’ai quittée, à dix heures du soir, elle m’a cordialement remercié des heures un peu moins sombres que je lui avais fait passer. Nous avions parcouru cependant de vraies catacombes, et, en réfléchissant sur notre long entretien, je m’étonne qu’on puisse nommer tant de morts parmi les gens qui composaient, il y a vingt ans, une seule société. Le matin j’avais reçu six pages toutes filiales de Madame de Lamothe (Jeanne de Monicault). Pour celle-là, tout est bleu d’azur; elle est née sous n sourire du ciel et parait faite pour le bonheur. Elle est bonne; que sa destinée s’accomplisse comme elle lui apparaît. Elle me demande d’aller voir son « home » quand je serai en Touraine l’année prochaine. A l’issue d’un de mes cours j’ai vu sa mère qui traverse Paris et qui a voulu me donner signe de vie et de bonne amitié. Elle me quittait à peine quand on m’a remis une lettre fort aimable du Duc de Mouchy, en réponse aux remerciements que je lui avais adressés pour ses démarches en faveur de mon gendre. En somme, bonne journée que ce Mardi que j’ai commencée au cours de latin de mon fils.

26 Décembre

Vendredi 24; j’avais à faire une visite de digestion. J’arrive et je trouve vide un salon ordinairement très rempli; aimable accueil d’ailleurs de la maîtresse de maison et, après quelques banalités, cette question: Avez-vous vu Maria? Elle était au cours de sa fille, il y a une demie heure, je lui ai demandé si elle comptait vous voir aujourd’hui; elle m’a répondu : « pas à dîner, mais le soir. » Et, la dessus, embarras visible de mon interlocutrice qui m’explique, en manière d’apologie, qu’elle s’est mariée la veille de Noël, qu’on ne peut guère inviter que des protestants pour célébrer un tel anniversaire en faisant maigre pour son compte personnel. Y avait-il dans ce plaidoyer ambigu, préoccupation d’une susceptibilité de ma part comme oublié à cette petite fête? Y avait-il souci de ce que mon rigorisme allait me faire penser d’un dîner, donné jour de vigile? Je l’ignore absolument, et je dois dire que je n’ai eu ni la moindre tentation de croire qu’on me devait quoi que ce fût, ni la moindre prétention de contrôler ce qu’on jugeait à propos de faire à une date quelconque. J’aurais évité un dîner le Vendredi parce qu’il n’y a pas d’excuse à aller faire bonne chère au-dehors quand on est obligé par la vie qu’on mène à rompre souvent les abstinences prescrites. J’aurais évité même le réveillon parce que les veillées tardives me fatiguent. Je préfère donc n’avoir pas eu à faire deux refus; et, quant au reste, je donne trop de leçons de littérature et d’histoire pour être tenté d’en donner d’autres choses. Je ne m’avise pas même d’avoir une opinion sur le fait qui, à la rigueur, pourrait avoir son explication dans l’article 213 du Code Civil. Je passerais les limites que je me suis toujours assignées, en examinant si un mari peut vouloir être aimable, si l’on peut en être contrariée, en avoir scrupule. Cela ne me regarde nullement; mais il y avait quelque chose de singulier et de tendre dans le petit speatch auquel l’arrivée d’une dame a coupé court. Je suis parti dix minutes après.

Référencement

  1. Jean 3 Sobieski (1624-1696), roi de Pologne et de Lituanie, sa victoire au Kahlenberg permit d’arrêter les Turcs qui assiégeaient Vienne.
  2. Gioacchino Rossini (1792-1868), compositeur italien (Le barbier de Séville en 1816), fut directeur du Théâtre Italien à Paris
  3. Robert Fulton (1765-1815), mécanicien américain, imagina le premier sous marin, le Nautile, le premier bateau à vapeur
  4. Robert Burns, 1759-1796, poète écossais
  5. Claude Fauriel (1772-1844) érudit français (académie des inscriptions), auteur d’une histoire de la poésie provençale (1847).
  6. Il s’agit du concile Vatican 1 (1869-1870)