1er Avril 1870

J’ai reçu aujourd’hui deux visites, celle de Madame de Monicault, fille de Monsieur Dufaure (1)  et cousine par alliance de Marguerite et de Jeanne, « mes deux enfants », et celle de Madame de l’Aubespin. La première de ces dames que je n’avais pas vue depuis son mariage, entrevoit comme déjà très prochain, le temps où elle m’amènera l’aîné de ses enfants; elle m’a rappelé les années où je dînais chez son père avec le général Changarnier (2) , avec Monsieur Odilon Barrot (3) , avec Monsieur Passy, avec Monsieur G de Beaumont, et où j’entendais les échos un peu voilés du régime de Juillet, sans pressentir que je reverrai aux affaires des hommes appartenant à ce régime tombé et acceptant des portefeuilles de Napoléon 3. Je connais et j’apprécie le talent de Monsieur Dufaure, j’honore son caractère, je fais cas de ce qu’il a de vraies littérature, tout en me disant bien bas qu’il n’était pas nécessaire à l’Académie Française. Mais je ne vais pas plus loin, et je ne le compte pas au nombre des ministres indispensables de mon pays. Il a vieilli d’ailleurs depuis le temps où entré dans un cabinet de quasi-opposition, il est tombé sous le rejet d’une loi de dotation princière. Il n’y a pas, du point de vu esthétique, d’extérieur plus ingrat que le sien. C’est un paysan anguleux, se dandinant par timidité gauche et sa voix nasillarde déconcerte ceux qui savent avoir devant eux un orateur. Jamais il ne se serait fait écouter à Athènes, et je me hâte de le dire Athènes aurait eu tort de ne vouloir pas l’entendre et de le juger sur l’apparence.

Madame de l’Aubespin venait me parler de Madame Standish; elle ne croyait pas avoir assez fait pour moi à la chapelle du convent du Roule, et je l’ai si peu vue jusqu’à l’année dernière que je dois lui être fort reconnaissant d’une telle démarche.

Une lettre de Gabrielle d’Honnenethon m’est arrivée de Rome et j’en extrait quelques lignes qui ont leur intérêt: « Le Concile continue, dans le mystère le plus complet, du moins pour les Romains, qui, à la vérité, s’en occupent fort peu, mais on dit qu’à l’étranger, peut-être en France, bien des secrets vrais ou faux, sont racontés et commentés. Ici on est aussi infaillibiliste que vous, ce qui n’empêche pas qu’on ait pleuré Monsieur de Montalembert et fait dire des services pour lui. ». Elle me détaille ensuite un itinéraire qui comprendre Naples et Venise, et finit ainsi: « En attendant, je ne puis penser sans regrets aux leçons que j’aurais tant voulu suivre et que je lis du moins avec un bien vif intérêt. (le XVI° siècle). Laissez-moi vous dire, car c’est mon sentiment sincère et non pas une flatterie, que l’impartialité, jamais démentie de vos récits et de vos jugements me convainc et me charme sans cesse. Je ne l’ai jamais trouvé ailleurs, et la passion m’a toujours repoussé, même lorsqu’elle s’accorde avec mes convictions les plus sympathiques. Si vous avez un moment pour me répondre, vous me rendrez bien heureux. Je vous envoie réelles amitiés de la part de Maman et la nouvelle assurance de ma filiale affection. » J’ai répondu tout de suite.

Il est cinq heures et demie; j’étais place Vendôme et la conversation a roulé un moment sur le Comte de Nieuwerkerke (4)  que j’avais vu la 29 Mars chez le Duc de Mouchy. Voici le résumé de mes relations avec lui. Je l’ai rencontré fréquemment, de 1839 à 1860, d’abord chez Madame la Vicomtesse de Noailles, ensuite chez Madame de Courbonne. A la première de ces dates, c’était un homme aussi aimable que beau, et d’une distinction tout à fait séduisante. Sa femme (Mademoiselle de Montessuy) ne lui cédait et c’était le couple le plus uni qu’on pût voir. Une seule ombre au tableau: pas d’enfants; plusieurs grossesses dont aucune n’a pu être menée à bons termes. Des opinions très légitimistes, un talent de sculpteur qui permettait d’aller de pair avec bien des artistes en renom, tout cela faisait un ensemble agréable et fort goûté. Il ne m’appartient pas de répéter ce que tout le monde sait sur le trouble jeté dans ce ménage par une princesse que j’avais vue à l’époque de son mariage avec un russe richissime et aussi brutal qu’opulent. La surintendance des Beaux Arts, un siège au Sénat, un logement au Louvre ont été autant de scandales pour une partie de la société à laquelle appartenait Monsieur de Nieuwerkerke. Sa femme est restée parfaitement digne; elle n’a jamais habité au Louvre; elle n’a jamais paru dans les fêtes qui y ont été données; mais elle n’a pas rompu avec son mari qui va tous les jours déjeuner chez elle. Madame de Montbreton la voit encore de temps en temps et la trouve toujours excellente. Elle m’a laissé comprendre que des congestions sanguines ont affecté ses facultés et rendu sa conversation laborieuse.

3 Avril

Hier Samedi, à l’issue de mes cours, j’ai reçu la visite de la Duchesse de Fezenzac et de sa mère, la Baronne d’Ivry. Je n’ai jamais pu décider la première à prendre un autre siège qu’un des tabourets sur lesquels s’assoient mes jeunes élèves. Il lui semblait, m’a-t-elle dit, revenir au temps où elle écoutait mes leçons élémentaires. Sa terre de Marsan est à une heure d’Auch et elle m’a répété plusieurs fois qu’elle voulait y avoir mes enfants, qu’elle irait les enlever. La maison qu’ils occupent lui est d’ailleurs connue; elle y a visité plusieurs fois le jeune ménage Léautaud  qui l’habitait l’an dernier. Toute cette bonne grâce m’est d’autant plus sensible qu’elle s’étend jusqu’à Marie, et que j’avais moins de raison de l’attendre de cette Suzanne, un peu mutine et exposée jadis à mes semonces. Sa soeur de Balleroy a toujours été bien plus affectueuse. Quant à Madame d’Ivry, j’ai pour elle, depuis plus de 15 ans, une sympathie qu’elle veut bien autoriser par des marques de la plus aimable confiance. C’est une personne d’un commerce aussi sur qu’agréable. Monsieur d’Ivry, beaucoup plus âgé qu’elle, est un chasseur passionné, se tenant loin du monde, livré tout entier (et quand il n’a pas le fusil à la main) à son goût pour les tableaux, les vieux meubles et les porcelaines. Le jour où il a agréé la demande de Monsieur de Balleroy, sa fille aînée est venue chez moi avant midi, me dire qu’elle sollicitait de m’annoncer son mariage: « Mon (père) vient de commander un habit noir, tout Paris devinera pourquoi et je ne veux pas que vous appreniez indirectement cette nouvelle. » J’étais à la soirée de contrat et lorsque je voulus me retirer, Monsieur d’Ivry me retint en me disant: « vous me direz qui entre; je n’en connais pas un ». Il y avait là forfanterie d’ignorance assurément; mais le mot est joli et il peint l’homme.

Aujourd’hui, j’ai donné à Henri Standish, l’heure que je consacrais à sa mère chaque dimanche. Il me l’avait demandé, Mercredi passé. Nous nous sommes surtout entretenus du traité Teschner et de deux manuscrits, laissés par Madame Standish: l’un est un travail sur Marie Antoinette, l’autre est un roman qu’elle avait écrit avec beaucoup de soin. Henri croit savoir qu’elle destinait des deux ouvrages à son jeune frère et, bien que le testament ne dise rien, il les lui remettra à sa majorité. Miss Wyld ne pourra trier les papiers qu’après la levée des sellés qui aura lieu probablement cette semaine. Je dois revoir Henri, Jeudi.

En le quittant je suis allé faire mon compliment de condoléances à Madame Duclos qui vient de perdre son père. C’est une histoire exceptionnelle, en ce temps de tripotages, que celle d’un honnête homme, sans la moindre initiation d’esprit, sans la moindre tendance à spéculer, qui a passé sa vie à déplorer la plus-value des terrains parce qu’elle l’obligeait à déménager des bûches et à changer ses adresses et ses factures de marchand de bois, qui a fini par acheter un immense emplacement dans un quartier perdu pour y faire tranquillement son commerce, et qui, au bout de 30 ans, s’est trouvé posséder une valeur de 5 ou 6 millions en mètres de terre. On a fait sur son chantier, 3 hôtels du Cours la Reine, la rue François 1°, et une dizaine de maisons de l’Avenue d’Antin. Il avait 84 ans et était parfaitement sourd quand le Bon Dieu l’a pris. Voilà ses enfants très riches, leur fille Marie a été la première inscrite à mes petits cours quand je les ai montés en Décembre 1849.

6 Avril

J’ai rencontré dans le Faubourg St Honoré (Dimanche 3) le Colonel Stopford de Claremont, qui a causé longuement avec moi, et cette rencontre m’a rappelé mes relations avec Mlle Anaïs Aubert, de la Comédie Française, une des circonstances les plus bizarres de ma carrière, une des moins conciliables, en apparence avec l’austérité de ma profession et avec mes habitudes de société. Ce qu’il y a toujours eu d’arrêté dans mes conventions, ce que j’ai du mettre toujours de réserve et de prudence dans mes démarches, ne m’a pas empêché de voir des artistes, des littérateurs, des journalistes, qui ne songeaient nullement à rendre difficile l’accès de leur salon ou de leurs ateliers. Je trouvais donc dans les milieux très divers où il me semblait bon, utile ou seulement curieux, de m’introduire, des éléments fort mêlés, et je ferai une longue liste des gens de théâtre que j’ai vu hors de leur cadre, sans costume, sans rouge, parlant en prose, et sans le moindre souci de l’idéal. Hard, Mlle Georges, Mlle Mars, (Samsen), Regnier, Lockroy et bien d’autres m’ont fourni des sujets d’observation et d’étude. Mlle Anaïs a saisi l’occasion de me rendre un service; elle a contribué par Monsieur Lesourd à obtenir un compte rendu des leçons imprimées dans le Journal des Débats et il m’a paru très simple d’aller l’en remercier chez elle et de chercher les occasions de me montrer courtois. Je l’ai vue dans un coquet appartement de la rue des Pyramides et dans sa maison de Louveciennes où j’ai dîné en fort bonne compagnie. On n’imagine rien de plus soigné que son intérieur, et plus correct que sa conversation, et il fallait un effort de mémoire pour se persuader qu’on avait devant soi la personne qui, la veille, jouait ou le Chérubin de Beaumarchais, ou le petit Richard de Casimir Delavigne, ou le Pablo du même auteur. Je n’ai à consigner qu’une seule des fragilités de cette gracieuse personne. Le héros de l’aventure était un général anglais, qui en a reconnu les suites, et qui, après avoir donné son nom à un enfant naturel, l’a élevé avec soin et l’a placé dans l’Armée britannique. Ce jeune homme, très agréable de figure, d’esprit et de manières, a servi avec distinction au Canada, en Crimée, et a épousé la fille de son premier colonel dont il a 6 ou 7 enfants, et il est aujourd’hui attaché militaire à l’Ambassade d’Angleterre en France. Tout le monde le connaît et le reçoit, et l’essor qu’il a pris ne l’empêche pas de rester dans les meilleurs termes avec sa mère, d’en parler sans embarras et de me donner de ses nouvelles chaque fois qu’il me voit. Ses trois filles ont été élevées chez moi, et deux fréquentent encore mes cours. Je vois rarement leur mère. C’est une institutrice qui les amène. Quand j’ai marié ma fille, Mlle Anaïs m’a écrit une lettre tout à fait aimable à laquelle j’ai répondu de mon mieux. Il y a du reste 8 ans que je ne l’ai pas aperçue. Elle vit à Louveciennes et son fils me disait Dimanche que les rhumatismes la tourmentent. Voilà comment finissent ces longs printemps qui ont étonné plusieurs générations successives. Je puis avoué que je n’ai jamais pris mon parti de la mère de cette célébrité, ni de ses perpétuelles citations dramatiques. Elle ne savait pas s’arrêter sur la pente de la médisance posthume sans dire: Enfin, Laïus est mort, laissons en paix sa cendre ». Et quand une cuisinière volait, elle lui demande gravement si elle croyait que le Pactole roulât ses flots chez sa fille. A 80 ans, la malheureuse femme mit le feu à ses rideaux et elle est morte dans d’horribles douleurs.

8 Avril

Concert chez Madame Dinizane; j’y suis allé, quelque peu disposé que je me sentis à paraître dans le monde, parce qu’elle avait invité mon fils et avait voulu me fournir une occasion de le présenter à Monsieur Beulé. Dès que le savant académicien est arrivé, elle a pris la peine de traverser deux salons pour nous conduire près de lui. Je ne dirai rien de la musique que j’ai entendue, musique de chants, livrée à des amateurs, et à laquelle je n’avais guère plus la tête que le coeur. le coup d’oeil était joli, quelques femmes agréables, d’autres ordinaires ou laides, montrant aussi libéralement, les unes que les autres, ce qu’elles tiennent de la nature, vêtues surtout de tresses de cheveux qui devaient présenter un capital assez rond. Nous nous sommes retirés à Minuit, limite extrême de mes veillées depuis que je n’ai plus une fille à chaperonner. Le lendemain, j’étais à mon bureau à 6 heures du matin, et j’avais revu toutes mes leçons du jour, y compris l’Esthétique (Michel Ange) avant de descendre au cours de latin de Paul. je n’y ai pas manqué une fois jusqu’ici et je ne me sens de ce côté aucun mérite.

Mercredi, visite à Madame de Billing chez qui j’ai trouvé la Comtesse de Sades, une des amies d’enfance de Madame Standish. Je me suis reporté par la pensée au jour où je l’ai vue pour la première fois. C’était en Juin 1937, à Bourneville; elle s’appelait alors Germaine de Maussion et arrivait en poste avec sa mère. On fit atteler; Mlle Sabine et sa gouvernante me proposèrent de les accompagner dans leur course au devant des voyageurs que nous joignîmes à cent pas de la Ferté Milon. Madame de Sade est soeur de Madame Marochette (veuve du sculpteur), et son mari, mort il y a un an, descendait par la filiation la plus régulière de la célèbre Laure chantée par Pétrarque.

Jeudi, j’ai reçu la visite d’une jeune femme qui m’intéresse beaucoup, que je ne crois pas heureuse dans son plus étroit intérieur, et qui cherche dans l’étude une compensation à ce qui lui manque. L’Anglais, l’Allemand, l’Italien, le Suédois lui sont aussi familiers que le français; elle écrit dans tous ces idiomes et sait assez de latin pour avoir fait une traduction d’Horace. Elle est maintenant en train de composer un livre et elle met dans la préparation de son volume la conscience d’une Bénédictine. Pauvre femme! Un enfant lui eut donné bien plus que tout cela et les joies de la maternité lui sont refusées. Elle ne m’a jamais parlé de cette peine là.

Le soir, visite chez la Duchesse de Reggio qui m’a raconté fort joliment une conversation de la veille entre elle et Monsieur St Marc Girardin sur l’élection académique assuré de Messieurs Olivier et Jules Janin (5) . Le 1° doit son fauteuil à son entrée au ministère. Le 2° attendait le sien depuis 12 ans et avait fait son discours depuis 11. Je crains fort qu’il ne puisse servir pour louer Ste Beuve dont la mort n’était pas probable à cette date. Il le refera sans se plaindre.

Aujourd’hui, inquiétudes pour Valentine G, dissipées à l’heure où je jette ces notes sur le papier. Sa mère est calme.

Deux tristes nouvelles m’arrivent. Pierre de (Joly) a été enlevé en deux jours. C’était le 1° enfant de Théodore de (Joly) qui a reçu mes leçons en 1832, et il venait à mon 1° cours depuis le commencement de Décembre. Madame la Vicomtesse de la Villemarqué a succombé à Pau après une longue maladie de poitrine. J’ai élevé ses deux filles dont l’une est mariée et j’ai toujours été traité avec une bienveillance flatteuse par son mari, membre de l’Institut, et l’un des hommes qui connaissait le mieux les antiquités bretonnes.

10 Avril

Triste séance au théâtre du Château d’Eau. Le comte Foucher de Careil m’avait envoyé deux places pour moi et pour mon fils et devait traiter du génie de l’histoire de France et il a à peine effleuré son sujet. En revanche, nous avons eu une apologie du discours et des doctrines de Gambetta, une pâle analyse de la réponse d’Olivier, une tirade sur la conspiration de Thermidor, beaucoup de tirades sur le despotisme des vingt dernières années, sur sa mort définitive, sur l’égalité, etc. ... C’était d’autant plus affligeant que la salle était presque vide, et que les applaudissements cherchés à si haut prix ne rendaient pas. Je m’abstiendrai d’écrire. Je ne pourrais le faire sans prendre un ton de Mentor affligé, ou sans mentir à ma conscience. Je dirais Mardi à Marie de Foucher que j’étais présent, Paul portera des cartes et, si l’orateur fourvoyé veut mon avis, il viendra me le demander et je le lui dirai sincèrement. Monsieur Glais Bizoin présidait; il a parlé ridiculement en cherchant à faire de l’esprit sur le Concile, sur le Plébiscite, et sur les Octrois. Un Monsieur de Pommeray, père de l’archiviste du Sénat que j’entends au Cercle, a fait ensuite une conférence sur Franklin, du ton des séances qu’on donne aux ouvriers en certains lieux de réunion. Je ne sais ce qu’aura pensé Madame Beulé, présente, de toute cette éloquence; mais Monsieur de Mérona, mon voisin, n’en était pas satisfait et me l’a dit en s’en allant, et dans un des moments où le gouvernement personnel était le plus malmené, quelqu’un a demandé à côté de moi, de qui Monsieur Foucher de Careil  tenait son ruban rouge. J’aurais pu répondre que l’Empereur le lui a donné pour sa belle citation de Leibnitz en 1859.

11 Avril

Lundi matin, j’avais reçu un billet de Madame de Nadaillac dont la porte était fermée depuis quelques temps pour cause de grippe et qui me disait: « Revenez rue d’Anjou si vous en avez encore le temps; vous savez si j’aime à voir mes amis et vous savez aussi combien je compte sur vous à ce bon titre d’ami. Je l’ai trouvée en robe de chambre, tournant beaucoup, mais debout et aimable comme toujours. Je lui ai donné des leçons particulières en 1839 et jusqu’à son mariage; je ne l’ai jamais perdue de vue depuis ces 31 ans. Ses enfants sont venus à mes cours et les miens ont été accueillis chez elle, à Rougement, pendant leur garnison de Châteaudun. Je suis allé moi-même l’y visiter et j’y ai trouvé plus de fleurs que dans aucune habitation de campagne que je connaisse. Madame de Nadaillac reçoit tous les jours, de 4 à 6 heures, et elle sait tirer un merveilleux parti des gens qui fréquentent son salon et qu’elle met en valeur sans avoir l’air d’y penser. Elle a trouvé moyen de me parler de la mort de Madame Standish, en femme qui sait ce que j’ai perdu.

Ma leçon d’Esthétique de Mardi était en concurrence avec une retraite, et Madame Emmanuelle de Davigny était venue me demander si je pouvais la retarder d’une demie heure. Rien n’était plus facile et je lui ai répondu que ma famille dînerait à 7 heures au lieu de 6 heures et demie. Sa mère a trouvé plus simple de me garder pour la soirée et j’ai pris place à sa table avec Catherine, Marie, Mlle Rinner (l’institutrice) et Monsieur Leclerc. Monsieur Moitessier était à Louge et Monsieur de Flavigny au Mortier. Vers 9 heures, on eut l’idée de me mettre au piano, et on m’a fait jouer d’abord quelques bagatelles de ma façon; puis on m’a demandé le choeur de Castor et Pollux de Rameau, le duo de la flûte enchantée, 3 mélodies de Shubert, un Andante de Mozart pour piano et violon que j’ai réduit pour mes deux mains, l’air « Grâce » de Robert le Diable, l’échange de Beber, le quatuor de Rigoletto, total un peu plus d’une heure de musique, avec accompagnement d’amabilités délicates, et, je crois, sincères de mon gracieux auditoire. Nous quittions à peine le salon où est le piano, lorsque Monsieur Estancelin est venu nous donner les nouvelles politiques du jour. Je me suis retiré un peu avant 11 heures.

Hier, Mercredi saint, après mes cours, j’ai pu trouver à l’église, l’abbé de Rayneval, et, aujourd’hui, Jeudi, je viens de faire mes Pâques à la messe de 7 heures. Les prières qui précèdent ce grand acte me semblent aller toujours plus sûrement au coeur de Dieu qui se donne à nous, et j’ai nommé ceux qui me semblent en avoir le plus grand besoin parmi les gens que j’aime. J’ai pensé cette année à une bien chère défunte, à une élève qui attend l’épreuve de la maternité, et à la mère de cette élève plus anxieuse assurément que sa fille? J’irai ce soir au sermon du Père Félix, à Notre dame. Je reçois une excellente lettre d’Henri Standish qui se plaint de ne m’avoir pas vu Dimanche.

15 Avril

Notre dame m’a donné tout ce que j’allais y chercher. Et d’abord, c’est toujours une manifestation imposante que celle de 5.000 hommes réunis dans une église pour chanter le Miserere, entendre un sermon, et chanter le Stabat. En second lieu, on aime à constater que depuis 17 ans, après le Père de Ravignan et après le Père Lacordaire, un jésuite de physique assez ingrat, occupe sans interruption cette chaire autour de laquelle on continue de se presser. Il a pu le dire hier en toute vérité, il aborde les questions de front, il ne recourt jamais à l’insinuation, il appelle les choses par leur nom, il les exprime avec leur formule la plus nette; et là est son succès. Il nous a parlé du respect que nous devons à l’Eglise et il a défini « le respect » selon l’étymologie du mot: un regard sur une grandeur qu’on avoue. Il nous a montré que le respect élève celui qui le ressent, que le malheur de notre temps ci est tout entier dans ces deux verbes « jouir » et « mépriser ». Puis, considérant l’Eglise comme notre mère, il a eu sur le caractère de la maternité de grandes et belles paroles. Enfin, il a reconnu le respect dans le concours de tant d’hommes distingués, dont plusieurs, assurément excellent dans l’art de la parole et qui viennent humblement écouter un simple religieux dans une attitude, avec un recueillement qu’on ne voit dans aucune autre assemblée d’êtres humains. Il nous a cité un illustre protestant qui a appelé l’Eglise catholique « une grande école de respect » et il a fini en nous demandant d’avance respect et soumission pour les décisions que cette église va rendre d’ici à quelques jours.

Aujourd’hui, est Vendredi Saint et pas un des prédicateurs qui occupent la chaire, ne manque de dire, en commençant le récit douloureux de la Passion, que, depuis 18 siècles, ce jour est un jour de deuil dans le monde entier. Rien n’est plus vrai. Même dans les Babylones comme celle que nous habitons, même en un temps de désordre intellectuel et moral où tous les principes sont mis en question, les habitudes ordinaires sont troublées, la population entière est hors de son assiette normale, les églises ne désemplissent pas et les plus libres esprits ont comme une bouffée d’histoire chrétienne. Béranger dit quelque part qu’il ne manquait jamais de faire maigre le Vendredi Saint, et peu de gens sont aussi philosophiques que Ste Beuve qui a imaginé l’an passé de donner un dîner à cette date lugubre.

Je suis allé selon mon usage à l’office des heures d’agonie, à la Madeleine et j’y ai entendu le Père Minjard prêcher les 7 paroles. C’est un testament divin que ces paroles tombées de la croix et nulle rhétorique ne viendra à bout d’user ces sublimes accents d’un Dieu mourant, parce que nous en entendons tous les échos dans notre âme: « Mon Dieu, pardonnez leur. Ils ne savent ce qu’ils font. » et « Aujourd’hui vous serez dans mon paradis » sont l’excuse de nos fautes et l’assurance du pardon. « Femme, voilà votre fils », c’est l’Eglise veillant sur nous à toutes les heures. « Mon Dieu! Pourquoi m’avez-vous abandonné? », C’est notre gémissement quand l’angoisse nous étreint. Mais, « j’ai soif », c’est toute notre histoire. Celui-ci a soif de grandeurs, cet autre de richesse, celui-là de plaisirs, ce dernier d’affection, et toutes ces soifs demeurent brûlantes, inassouvies, même chez les plus favorisés en apparence. Qui de nous peut dire « Tout est consommé! » Qui peut se rendre, comme Jésus, ce témoignage qu’il a accompli sa mission toute entière? Qui peut dire en sécurité de conscience: je remets mon esprit entre vos mains? Personne! Personne! Le dernier des prêtres doit nous émouvoir avec ces mots si souvent répétés et si facilement oubliés, et j’avais aujourd’hui, bien plus qu’un prêtre ordinaire pour me faire réfléchir sur moi-même en présence de cette grande scène du Golgotha. Toutefois, comme il est dans notre nature de nous établir juges de celui qui nous instruit, quelque supérieur qu’il nous soit, je n’ai pas manqué en écoutant avec tout le recueillement du à la gravité de l’acte, et à l’éloquence du prêtre, de trouver qu’il n’avait rien gardé du Père Lacordaire, son maître, qu’il élevait trop la voix, qu’il gesticulait avec excès, qu’il n’avait pas été aussi heureux dans les 4 premières parties de son commentaire que dans les 3 derniers. C’est là, je le reconnais, une délicatesse misérable, sans excuse, et ce que j’ai de complice dans cette disposition à critiquer ne me justifie pas à mes propres yeux; mais enfin, je me suis permis de me rendre compte de moi-même, et je dois dire ce qui m’a traversé l’esprit pendant les 3 heures qu’a duré ce pieux exercice. La confession est faite en toute sincérité.

18 Avril

Je suis allé hier au conservatoire du fait de la baronne de Billing. J’étais placé au balcon, entouré du clan Rodriguez, c’est à dire d’un monde très musicien où j’ai mes entrées depuis 23 ans. Derrière moi, une loge était occupée par Madame Burton et par Madame de la Tour dont les filles ont suivi mes cours et qui avaient avec elle, Achar, l’auteur de la Muette, moins vieux que moi assurément avec ses 88 ans. En face, je voyais les la Perrouse, la famille Delhs, Madame Philippe Dapin et la Baronne de St Julien, sa fille; à l’orchestre, mon ami Le Maout et sa femme. Le concert étant intitulé spirituel à cause de la fête de Pâques. Pour justifier ce titre, on a exécuté un motet de Sébastien Bach du plus grand caractère et qui m’a prouvé une fois de plus que rien n’est absolument nouveau sous le soleil. J’y ai reconnu le point de départ d’un effet d’harmonie dont j’avais été très surpris dans le Val d’Andorre d’Haydn en 1849, une phrase écrite dans le mode mineur et terminée par une tierce majeure au (dernière note). Un grand choeur tiré de la création d’Haydn m’était connu et m’a frappé comme si je ne l’avais jamais entendu. La symphonie en ut mineur de Mozart et la symphonie en la de Beethoven, dites toutes deux avec autant de (fin) que d’ensemble complétaient encore (   ) de 4 écoles classiques. L’art contemporain était représenté dans le programme par un « Pie Dosn » tiré du requiem de Gounod et par un avatar de Mendelssohn, celle de Ruy Blass. J’aurais besoin d’une seconde audition pour ces deux ouvrages, et je m’abstiens d’émettre une opinion qui ne reposerait sur rien de sérieux. On ne juge pas à la volée de compositions fort travaillés et où l’idée est enveloppée par la coordination harmonique et par la recherche de sonorités. Nous dînons ce soir chez Madame Pyrint dont Notre Dame m’avait fait manqué la visite Jeudi et elle nous promet Valentin.

21 Avril

Des coups répétés me rappellent depuis un mis que rien ne dure sur cette terre. La mort vient encore de rompre pour moi une amitié de 3’ années. Stamaty a succombé Mardi à une maladie qui ne paraissait d’abord avoir rien de grave. Sa femme m’a dit hier qu’il était mort épuisé par le travail et miné par le chagrin et une excellente amie qui avait vu son médecin, le matin même, est venu m’apprendre dans le jour qu’il n’était pas possible d’espérer une guérison qui le remit en état de professer. Il travaillait depuis l’âge de 16 ans. Jeune homme, il avait vécu chez sa mère pour qui il avait un véritable culte et méritait cette tendre vénération, il n’avait jamais eu de goûts dispendieux. Son train d’existence avait toujours été aussi simple que ses habitudes étaient morales et chrétiennes. Il possédait une centaine de mille francs quand il s’est marié en 1848. Mlle de Béveron St Cyr qu’il épousait avait quelque chose de plus (120.000, je crois). Il n’a cessé depuis d’avoir des élèves en grand nombre et à haut prix, et j’ai lieu de croire qu’il laisse sa veuve et ces 4 enfants moins riches qu’il ne l’était en entrant en ménage. Sa fille aînée, (Nanine), a les éléments d’un agréable talent musical. Emmanuel qui vient après elle a fait de bonnes études; mais il n’a pas 19 ans et n’a annoncé jusqu’ici aucune vocation spéciale. Madeleine et Jacques sont des babies à 16 et à 14 ans, et j’entrevois de pénibles épreuves pour Madame Stamaty, restée jusqu’ici étrangère à toute affaire et à qui incombe la tâche de faire vivre ce petit monde, d’achever des éducations ébauchées et d’établir deux filles et deux garçons. De malheureux placements expliquent cette situation et me convainquent une fois de plus que tout homme qui fonde une famille doit mettre ses épargnes en lieu sûr plutôt que de chercher, dans les gros intérêts et dans les chances de la hausse, une augmentation rapide de son capital. Mon pauvre ami le sentait dans ses dernières années et ce ver rongeur l’a tué. Depuis longtemps; il s’épuisait à faire du métier pour suffire aux charges de sa maison et il souffrait de ne plus pouvoir faire de l’art; il sentait sa carrière manquée et ce qu’il y avait en lui d’élevé, perdu à tout jamais. Il lui est arrivé de dire avec amertume: « Mourir moralement! » Quel retour ne fait-on pas sur soi-même quand on assiste, ému et chagrin, à une telle fin, quand on le suit 33 ans et demi, et qu’on voit expirer un ami de 59 ans qui vous a côtoyé pendant toute votre carrière. Ma fille est mariée et dotée; mon fils a le pied à l’étrier; il est en voie de me remplacer. Mais quelle différence pour ma femme entre l’existence que je lui ai donnée et celle que je lui laisserais! J’ai besoin encore de quelques années de force pour couronner un édifice que j’élève lentement depuis plus de 42 ans. Le ciel m’accordera-t-il ces quelques années? Que la volonté de Dieu soit faite et que mes amis prient pour moi.

Stamaty avait plus qu’un talent de virtuose. C’était un musicien fort instruit, un harmoniste, un compositeur, le public ne connaît de lui que des bagatelles agréables. Il avait en lui autre chose que ce qu’il a mis dans les études et dans les morceaux de concert. Une sonate et un trio témoignent de ce qu’il aurait fait dans une voie sérieuse si le temps ne lui avait pas manqué et j’ai lu de lui des fragments ébauchés d’un grand ouvrage sur la musique qui l’aurait classé tout autrement qu’il ne l’est. Une impressionnabilité nerveuse excessive a été pour lui un vrai malheur, souvent un obstacle à la réalisation de ce qu’il aurait pu faire, et, plus souvent encore, une occasion de rupture avec des élèves et avec des familles, moins bonnes que celles qui ont oublié des vivacités fâcheuses et que je m’abstiens de nommer, en me rappelant qu’elles l’ont fait un peu à ma considération. Je serai pour la famille Stamaty ce qu’il a du attendre de moi, davantage même si c’est praticable. Notre affection doit demeurer intacte, bien que nous nous vissions moins depuis quelques années. L’activité fiévreuse qui nous fait un contretemps stupide tue les intimités anciennes et empêche d’en former de nouvelles. Je vais à St Augustin où je pourrai rester jusqu’à l’eau bénite en manquant le cours de Le Maout. Mais il m’est interdit d’accompagner le corps jusqu’au cimetière de Montmartre, jusqu’à cette tombe qui n’est pas éloignée de la mienne et sur laquelle s’élève ... avec ces mots « Spes unica », La mère y attendait le fils.

23 Avril

Tous les jours ne sont pas marqués en noir et j’ai eu la joie hier d’apprendre par un mot de Monsieur Pyrent, l’heureuse délivrance de Valentine G. Depuis tant d’années que je vois des élèves venues à moi enfants, devenir mères à leur tour, je prends part à leur bonheur et à celui de leurs parents, ici l’intérêt est plus directe t en proportion de la tendresse affectueuse que j’ai pour l’accouchée et de l’amitié profonde qui m’attache à Madame Pyrent. Il y a toutefois un point mélancolique dans une disposition actuelle. Cette petite fille qui vient de naître me trouvera trop vieux pour recevoir mes soins. Je touche au temps où il faut quitter « le long espoir et les vastes pensées » et, si je vivais, j’aurais tout simplement 76 ans quand cette éducation s’achèvera. Je ne serai donc utile en rien à cette petite créature et d’autres conseils que les miens guideront son intelligence.

J’ai eu hier la visite de Mlle Brive chez qui la mort de Madame Standish laisse un vide impossible à combler et qui voulait parler de son chagrin à quelqu’un qu’elle sût le comprendre et le partager. J’aime à croire qu’elle a trouvé chez moi ce qu’elle y cherchait. Bien des sujets ont été abordés sur un passé qu’on admire et qu’on plaint en raison de la connaissance qu’on a et nous sommes dans un accord complet quant à notre sollicitude sur l’avenir des enfants que laisse notre regrettable amie. Je dois m’occuper demain chez Techener d’une publication ébauchée et voir ce qu’il y a à faire d’un traité signé et quine peut être exécuté ou rompu qu’avec l’assentiment de la partie survivante.

Je reçois ce matin des réponses de Monsieur de Joly et d’Ursule de la Villemarqué à mes lettres de condoléances. La dernière est vraiment bien écrite et encore mieux sentie et elle mérite d’être gardée. Cette bonne Ursule m’écrit que son père est trop accablé pour me remercier lui-même de ma sympathie et qu’il la charge de le remplacer.

24 Avril

Hier, après le travail du jour, visite à Madame de Montbreton. J’ai trouvé chez elle le Prince de Luxembourg Montmorrency, dont les deux filles, Madame d’Hunols et Madame de Lorges-Durfort ont été mes élèves et avec qui j’ai de bons rapports depuis 1847. Son nom qui lui appartient tout à fait suffit pour établir qu’il est un fort grand seigneur, et rien dans sa conduite ne dément cette qualité. Quand on le connaît bien, on lui trouve de l’originalité d’esprit, mais il n’a aucun éclat et il mâchonne en parlant de façon à être inintelligible pour ceux qui n’ont pas l’habitude de sa conversation. Il a analysé très agréablement une conférence du Duc de Broglie (Albert) sur Racine et Monsieur de Lamartine qui a été faite ces jours derniers à la société pour la Liberté de l’enseignement Supérieur. Les aperçus piquants ne manquaient pas plus au rapporteur qu’à l’orateur.

J’ai passé une heure ce matin chez Techener à discuter les détails de la publication que lui avait confié Madame Standish. J’aurais à m’entendre avec Henri et avec le Duc de Mouchy avant d’aller plus loin, parce qu’il y a 1500 francs de dépenses déjà faites et environ 4500 Francs de dépenses à faire encore pour achever l’oeuvre. J’ai du reste employé quelques instants à examiner des livres rares dans ce magasin de la rue de l’Arbre Sec où l’excellent Nodier allait si souvent s’exposer et succomber à des tentations de bibliomane et où il avait formé en grande partie cette collection précieuse vendue 72.000 francs après sa mort et qui tenait dans une petite armoire. Le père Techener était un habile homme, et le fils, aujourd’hui régnant me parait chasser de race.

8 heures et demie du soir! J’arrive de Maison Lafitte où j’ai revu l’habitation de Stamaty, occupée pour quelques jours encore par sa famille? Voilà 14 ans qu’il a acheté ce cottage. Ce n’était d’abord qu’une petite dépense, 18.000 francs environ. Il a fallu bâtir à mesure que les enfants ont grandi et je ne crois pas être loin du compte en évaluant à 40.000 francs le prix de revient actuel. C’est beaucoup pour une petite fortune, et en mettant au bout des intérêts de cette somme, l’impôt, les réparations annuelles, les frais de jardinier, la concession des eaux, les voyages de paris, on arrive à dépasser un loyer de 3.000 francs. Deux fois déjà cette maison a été louée pour l’été à des étrangers qui l’occuperont encore cette année à dater du 1° Mai. Cela fera un revenu, mais alors quel besoin d’avoir une habitation à la campagne. J’ai toujours évité une acquisition de ce genre à laquelle on me poussait et que je crois ruineuse.

28 Avril

Henri Standish a voulu me donner un souvenir de sa mère et il m’a envoyé deux vases de porcelaine qu’elle avait depuis plusieurs années dans son petit salon. Sa lettre est aussi bonne que s pensée et le choix qu’il a fait me touche. Il m’a destiné deux objets dépourvus de toute valeur vénale et qui avaient été à l’usage quotidien de celle qu’il pleure et qu’il appelle en m’écrivant, « une vos bonnes amies ». Le cher garçon aurait bien voulu que Madame Rives pût reprendre chez moi les cours de Stamaty et Madame Meignan a eu la même idée. mais, rien n’est possible à 9 heures du matin surtout, pour une femme qui n’a pas une grande notoriété. Stamaty lui-même avait peu de monde dans ma salle depuis qu’il faisait dans le jour des leçons collectives chez lui, chez Mlle Savoie et chez Pleyele. Madame Rives a été son élève et a eu les conseils de Chopin; sa fille qui chante merveilleusement doit son talent à Madame Carveilho et je ferai ce qui dépendra de moi pour être utile à l’une et à l’autre. Je les ai vues si affligées le 21 Mars, et elles ont mis une si délicate bonté dans la manière dont elles m’ont annoncé la perte que nous faisions, que je saisirais avec joie une occasion de les servir. Elles sont de reste dans les termes avec la Marquise de Talhouët et elles passent au moins deux mois chaque année chez elle au Lude.

A 5 heures et demis, ma journée achevée, je suis allé chez Madame Lécuyer qui était venue me faire part du mariage des a fille Louise, avec Monsieur Pinatel, frère de Madame Henri Moitessier, mon élève. Je l’ai trouvée dans une fort belle maison que son mari vient de faire bâtir sur l’emplacement de l’hôtel où j’avais vu successivement le Chevalier Parquier et la Comtesse de Boignes. Ce n’est plus un hôtel, c’est une maison de produit, mais d’une élégance parfaite, plus recherchée que je ne l’aurais attendu après avoir été témoin de la simplicité d’habitude et d’allures de la famille Lécuyer. Il y a là une grosse fortune conquise honorablement dans les affaires. Après Louise, viennent Marie, Berthe, Jules qui suivent mes cours.

J’ai pu rendre compte à Monsieur de Mouchy de ma conférence avec Monsieur Techener, et je me suis mis à s disposition pour réviser le manuscrit et pour surveiller l’impression s’il y donne suite. C’est lu qui traitera avec ce libraire après s’en être entendu avec ses pupilles. Je continue d’être satisfait de son langage, de ses soins pour ses cousins, de sa sollicitude éclairée pour leurs intérêts. il vaut bien plus qu’on ne croit communément, et il fait plaisir à voir quand il autour de lui ses deux babies, François et Sabine. C’est un tendre père. Il part après demain pour Mouchy où il restera jusqu’au vote du Plébiscite.

Monsieur de Maslatris est venu un moment avant le dîner et m’a parlé avec une vivacité qui ne lui est pas habituel de cette grande manifestation. 1789 a échoué m’a-t-il dit; il ne faut pas manquer une occasion unique de réparer ce malheur. L’avenir de la France, et peut-être du monde, est dans le chiffre des Oui qu’on trouvera dans l’urne du 8 Mai. Il y a du vrai dans cette appréciation; mais l’homme très distingué qui me parlait ainsi y mettait un feu qui dépassait peut-être la mesure d’une conversation à deux. Je suis très pénétré de la gravité de la crise actuelle et peu confiant ans la sagesse de mon pays. La connaissance que j’ai de son tempérament politique me porte à douter qu’il renonce à ses intermittences de liberté et de despotisme que nul remède n’a jamais p couper jusqu’ici. J’attends donc sans grande illusion, et je me suis arrangé de façon à n’être pas surpris par n bouleversement qui est toujours possible mais qui devient probable après 18 ans de tranquillité et avec le bouillonnement des têtes. Je ne veux pas consigner ici ce que j’ai entendu dire de Monsieur Duru, de Monsieur Thiers, de Monsieur Boucher parce que je ne suis pas en mesure de contrôler des assertions qui peuvent être passionnées. Mais j’avoue que je crois au premier moins de portée d’esprit que de sciences et aux deux autres, moins de conscience que de manège.

29 Avril

J’ai du lire une brochure militaire que m’avait envoyé la Général Baron Goethals, ex-ministre de la guerre du Roi des Belges, et, qui plus est, écrire une lettre polie sur cet ouvrage. Ma compétence est bien mince en telle matière et si je n’avais entendu mon frère et mon gendre parler souvent devant moi de leur profession, j’aurais peut-être eu quelques peines à apprécier un travail dont le style un peu belge ne facilite pas l’intelligence pour un profane. Mais on y respire un tel parfum d’honnêteté et de patriotisme qu’il ne n’a pas été embarrassant de trouver ce qu’il fallait dire. Une parente de ma femme a élevé les deux filles du Général et élève en ce moment les enfants de l’aînée, la Baronne Snoy. nous avons été reçus par lui et par sa femme dans son hôtel de Bruxelles et dans sa terre de Rhodes près de Waterloo. Tout ce qui l’entoure a été aux petits soins pour nous et d’excellents rapports ont subsisté depuis 1854. Monsieur Goethals est essentiellement officier et doit souffrir de la neutralité imposée à son pays. Madame Goethals est protestante, l’esprit vif, le coeur droit et bon, la tête un peu ardente. Leur fils Jules peint et envoie des tableaux à nos expositions annuelles où ils sont reçus. Madame Snoy vient de perdre son mari après l’avoir eu fou dans une maison de santé, puis chez elle pendant au moins trois ans. Sa jeune soeur, Madame de Jung, est ambassadrice de Belgique en Autriche. J’ai connu un fils aîné, Léon, qui est mort à 18 ans d’une fluxion de poitrine et qui était un excellent musicien. Je sais qu’il y a une grande fortune dans cette famille et j’ai pu m’assurer qu’on y aime les astres. Quelque beaux tableaux ont font foi. L’hôtel Goethals a été fort brillant avant les chagrins que je viens de mentionner; le Comte de Flandre y venait souvent, et quand il s’est marié, il a tenu à ce que Madame Snoy s’attachât à la Comtesse. Des opinions très orléanistes et une extrême répugnance pour toute annexion à notre pays donnent un ton parfois désagréable à la conversation qu’on entend là et pourtant ces bonnes gens sont assez hospitaliers pour s’arrêter court quand ils s’aperçoivent qu’ils peuvent blesser ceux qui les écoutent.

Ce matin, j’ai vu au cours de mon fils l’ecclésiastique qui va prendre comme précepteur la direction des études d’Edgard Pyrent. Voilà donc ma tâche absolument finie auprès de cet enfant. il est bon et affectueux, et j’ai tout lieu d’espérer qu’il ne donnera jamais aucun chagrin à ses parents. Encore un que je ne pourrai plus suivre que de loin. La vie de quelque côté qu’on l’envisage est une suite de séparation.

1er Mai

J’ai passé ¾ d’heures hier à la soirée de contrat de Mlle Bridon, monde d’agents de change où j’étais fourvoyé aussi bien que Monsieur Douault père. Après avoir signé, je me suis retiré à 10 heures 50 minutes, n’ayant trouvé qu’un petit bout de conversation avec le Docteur Maingault. Depuis 4 ans, Madame Bridon me rencontre chez Madame Denisane et elle s’est étonnée de ne pas me voir aller chez elle. Dans cette dernière circonstance, elle ne s’est pas bornée à m’envoyer une invitation; elle m’a écrit et je ne pouvais pas me dispenser de répondre à tant de politesses; mais me voila quitte jusqu’au mariage d’Alice. Je n’ai plus le coeur au monde et je ne veux pas remplacer les liens et les habitudes qui se rompent.

2 Mai

Lettre de la Marquise de Meyronnet qui m’annonce la prise d’habit de Louise de Compiègne, sa nièce, aux carmélites pour Samedi prochain à 2 heures. Je ne pourrai y aller, mais je passerai d’ici à quelques jours chez la tante qui est cruellement combattue entre sa piété et son affection tendre pour une enfant élevée par elle comme sa fille.

A dix heures visite d’adieu place Vendôme.

A Midi, j’ai reçu la jeune Baronne de Berthois, née du Maisniel, une de mes petites filles puisque j’ai connu sa mère enfant. Mes 3 cours se sont fait ensuite et à 9 heures et demie j’étais chez Madame de Billing avec le Comte de Werther, Ambassadeur de Prusse et Monsieur de Belvèze. Le diplomate a peu parlé; la maîtresse de maison et l’autre visiteur ont dit devant lui des choses que j’aurais mieux aimé ne pas entendre en sa présence; et qui lui fourniront matière à dépêche pour Berlin. Je n’ai eu qu’un moment de franc intérêt pour cette conversation dont le fond me déplaisait. C’est le compte rendu par Monsieur de Belvèze d’un entretien de Monsieur Thiers sur ses rapports avec les Princes d’Orléans. Il s’est dit sans délicatesse avec eux, et, comme on trouvait la chose incroyable, il l’a expliqué en alléguant que les émigrés sont tous les mêmes, qu’ils sont pressés de rentrer, et qu’ils reçoivent mal les conseils de patience. Quand ils lui ont parlé de fonder des journaux, il a répondu qu’en France, les gouvernements travaillent infailliblement à se détruire, qu’il n’y a qu’à les laisser faire. Lorsqu’ils ont laissé percer quelques velléités de complot, il a dit qu’il n’était pas un conspirateur et qu’il jouait cartes sur table. Enfin, une dame s’étonnant de l’entendre tenir un tel langage, il a clos le débat par ses paroles: « Chacun voit et juge à son point de vue; ils sont dehors et moi dedans! » Que de choses dans ce peu de lignes! Une famille royale traitée ainsi, par un homme qui l’a servie, qui a contribué à la renverser, et qui ne voudrait la voir revenir que pour lui imposer sa tutelle et ses directions, voilà en résumé l’histoire actuelle des d’Orléans et de ceux qui forment leur parti. Intrigue! Intrigue! Rien de plus. Et qui sait si nous ne reviendrons pas là, à travers un chaos qui nous fera désirer une solution quelconque?

7 Mai

J’ai su depuis Lundi, la mort du Général Baron de Bruno, emporté par la petite vérole à 69 ans. J’avais connu son père qui était un saint et sa mère, la dernière du nom de Follard, illustré au siècle dernier par le célèbre Chevalier, j’ai élevé sa fille aînée, aujourd’hui mariée et je vois à mes cours la petite Cécile, enfant de sa vieillesse puisqu’elle n’a pas 12 ans.

Hier, Madame Denisane m’a mené à l’Opéra. J’avais refusé deux fois en un mois de l’y accompagner, il aurait fallu pour faire accepter une troisième excuse, parler de mes dispositions actuelles d’esprit et de coeur avec plus d’ouverture que je n’en peux mettre de ce côté. J’ai donc accepté; on donnait Robert le Diable, que je sais presque par coeur et que je jouerais presque entier sur mon piano, et que j’entends toujours volontiers. L’intérêt de la représentation était la rentrée de Madame Sass dans le rôle d’Alice. Le public lui a fait un chaud accueil qu’elle n’a justifié qu’à moitié pour moi. Avec un bel instrument, elle crie outrageusement et il y a loin d’elle à Mlle Falcon que j’ai vue tenir ce personnage. Madame Carvalho chante Isabelle autrement que Madame Damauriau. Belval ne vaut pas Levasseur, et Villaret, le misérable successeur de Nourrit, fait pitié. Me voilà donc arrivé au radotage éternel de ceux qui vieillissent et qui trouvent que tout allait mieux quand ils étaient jeunes! C’est affligeant à avouer, mais puisque je me suis promis d’être sincère dans ces notes, il faut bien dire ce que je sens. La partition a gardé pour moi la plus grande partie de son prestige. On peut sans doute y signaler quelques disparates, quelques chocs de l’esprit musical allemand et de la facture italienne. Ce n’est pas un ouvrage fondu d’un seul coup. Mais que de belles choses! Quel merveilleux travail! Quelle puissance dans le maniement des masses orchestrales et chorales! On est un grand artiste quand on a produit une machine de cette importance et Meyerbeer (6)  ne sera pas oublié de sitôt.

8 Mai

Hier soir, Madame Wild est venue me demander si je pouvais me charger de régler un compte relatif à Cécile Standish, et, après avoir reçu ma réponse affirmative, elle m’a dit qu’en vertu d’une disposition testamentaire de Madame Standish, elle venait de mettre en ordre ses papiers et ce qu’elle avait conservé de sa correspondance, qu’elle avait trouvé mes lettres et qu’elle me les remettrait si je le désirais. Je lui ai répondu qu’il n’y avait pas un mot dans ces lettres que Henri et Cécile ne pussent lire et que je leur laissais liberté entière de disposer de ce vieux papier. De mon côté, j’ai gardé jusqu’au moindre billet qui m’est venu de cette source, et j’ai déjà dit à Henri que le tout lui serait remis après ma mort. Je suis heureux de ce caractère doublement avouable d’un commerce épistolaire qui a duré 33 ans.

Après la messe de 8 heures, je suis allé déposer mon « oui » dans l’urne plébiscitaire.

9 Mai

Madame de Sauley est venue vers 2 heures m’annoncer le chiffre voisin de 7.000.000 déjà atteints par les votes affirmatifs. Elle paraissait rayonnante. Cela dit, elle m’a parlé d’Emmanuel Stamaty qu’elle espère faire entrer à la Compagnie Générale des Assurances, qui y serait appointé tout de suite 1.200 francs et qui aurait devant lui la perspective d’arriver vers 30 ans, à une position de 8 ou 10.000 francs. Cette bonne Mathilde met ans sa démarche une chaleur de coeur qui m’est très douce à trouver. Elle semble avoir hérité pour son pauvre maître de l’intérêt que lui portait Madame de Courbonne et il ne ma parait pas douteux qu’elle arrive à faire du bien à ses enfants.

La mort de Monsieur Villemain(7)  passe presque inaperçu au milieu de l’agitation du vote. C’est pourtant un événement. De la Grande Sorbonne de la restauration, il ne reste plus que Monsieur Guizot. J’ai beaucoup vu Monsieur Desmoussiaux de Givré, beau père de Monsieur Villemain, et plusieurs fois j’ai eu l’honneur de le visiter lui-même au Ministère de l’enseignement publique. J’ai dit dans deux leçons de littérature contemporaine, ce que je pense de son enseignement et de ses écrits, je n’ai donc pas à y revenir ici. Mais je dois noter le charme de sa conversation avant les malheurs qui l’ont rendu hypocondriaque. Sa femme, folle, est enfermée, sa propre raison atteinte un moment, une de ses trois filles héritant de cette cruelle maladie, voilà bien des causes de tristesse, bien des explications de l’état où Madame la duchesse de Reggio, l’a vu quand Monsieur St Marc Girardin l’a mené de Morsang déjeuner au Coudray. Le talent était demeuré intact chez lui, comme l’ont prouvé maints ouvrages publics depuis son accident. La dignité du caractère était sauve aussi, et il avait refusé, en établissant le chiffre de sa modeste fortune personnelle, une pension que la Chambre des Députés était disposée à voter pour lui quand il a quitté le Ministère.

A 5 h 1/2, je suis allé chez Madame de Boissieu qui m’a donné de bonnes nouvelles du voyage de sa mère et qui m’a conduit chez Madame Guillemin, sa soeur. Les deux jeunes mères et les quatre enfants se portent à merveille. Tout cela est heureux.

9 Mai

Madame de Sauley est venue vers 2 heures m’annoncer le chiffre voisin de 7.000.000 déjà atteints par les votes affirmatifs. Elle paraissait rayonnante. Cela dit, elle m’a parlé d’Emmanuel Stamaty qu’elle espère faire entrer à la Compagnie Générale des Assurances, qui y serait appointé tout de suite 1.200 francs et qui aurait devant lui la perspective d’arriver vers 30 ans, à une position de 8 ou 10.000 francs. Cette bonne Mathilde met ans sa démarche une chaleur de coeur qui m’est très douce à trouver. Elle semble avoir hérité pour son pauvre maître de l’intérêt que lui portait Madame de Courbonne et il ne ma parait pas douteux qu’elle arrive à faire du bien à ses enfants.

La mort de Monsieur Villemain(7)  passe presque inaperçu au milieu de l’agitation du vote. C’est pourtant un événement. De la Grande Sorbonne de la restauration, il ne reste plus que Monsieur Guizot. J’ai beaucoup vu Monsieur Desmoussiaux de Givré, beau père de Monsieur Villemain, et plusieurs fois j’ai eu l’honneur de le visiter lui-même au Ministère de l’enseignement publique. J’ai dit dans deux leçons de littérature contemporaine, ce que je pense de son enseignement et de ses écrits, je n’ai donc pas à y revenir ici. Mais je dois noter le charme de sa conversation avant les malheurs qui l’ont rendu hypocondriaque. Sa femme, folle, est enfermée, sa propre raison atteinte un moment, une de ses trois filles héritant de cette cruelle maladie, voilà bien des causes de tristesse, bien des explications de l’état où Madame la duchesse de Reggio, l’a vu quand Monsieur St Marc Girardin l’a mené de Morsang déjeuner au Coudray. Le talent était demeuré intact chez lui, comme l’ont prouvé maints ouvrages publics depuis son accident. La dignité du caractère était sauve aussi, et il avait refusé, en établissant le chiffre de sa modeste fortune personnelle, une pension que la Chambre des Députés était disposée à voter pour lui quand il a quitté le Ministère.

A 5 h 1/2, je suis allé chez Madame de Boissieu qui m’a donné de bonnes nouvelles du voyage de sa mère et qui m’a conduit chez Madame Guillemin, sa soeur. Les deux jeunes mères et les quatre enfants se portent à merveille. Tout cela est heureux.

14 Mai

Un très douloureux accès de goutte est venu compliquer ma fin de saison. J’ai commencé à souffrit Jeudi matin; J’ai eu quelques peines à faire mes cours. La nuit suivante a été absolument sans sommeil et j’étais écrasé de fatigue, hier; j’ai pourtant suffit à ma tâche. Mais après avoir pris un peu de nourriture à 6h1/2, je me suis couché; quelques heures de repos et une somnolence interrompue par des douleurs aiguës m’ont remis en état de faire bonne contenance. Je vais faire mes leçons en chausson de lisières, ignobles à voir; tout soulier, toute bottine m’est impossible à entrer et il me faut une grande force de volonté pour ne pas gémir deux fois par minute.

Les mariages se succèdent dans ma clientèle. Mercredi, Monsieur de Voguë m’a annoncé celui de sa petite fille Thérèse de Bryas avec Monsieur de Chazelle. Mardi dernier, s’est fait celui de Marie de Tartas avec le Comte Rapp; Mardi prochain, s fera celui  d’Eugénie Boucher, petite nièce du poète des « mois » avec un médecin et le lendemain celui de Marie Gripon, fille d’un notaire de Paris avec un Principal clerc qui prend peut-être la charge et la fille. On est venu d’ailleurs me conseiller sur les moyens de faire agréer des propositions matrimoniales pour Clémence de Montault, pour Henriette de Bryas, pour Sophie Meurinne, et quant à la dernière, c’est mon confrère Remy qui s’est fait porteur de paroles. il me semble toujours singulier qu’on s’adresse à moi pour ces sortes de choses.

Le Conseil de famille des Stamaty a pu enfin se constituer. Le Comte Dulong de Rosnay a accepté le titre de subrogé tuteur. Nanine a trouvé des leçons à donner pour 130 francs par mois et Emmanuel a un emploi de 1200 francs à la Compagnie d’assurance « le Soleil ». J’aimais mieux ce qu’offrait Madame de Sauley. Mais on était pressé et on a pris ce qui était à prendre immédiatement.

16 Mai

La goutte continue à troubler ma fin de saison, de rendre mes dernières leçons très fatigantes et elle dérange quantité de projets formés pour mes premiers jours de liberté. Je ne sais quand je pourrai aller au salon, quand je pourrai voir le musée Lacaze; j’ai quarante visites à faire qu’il me faudra brûler. Hier, Madame de Montbreton a pris la peine de monter mes 5 étages pour me voir. J’ai reçu aussi Thèle Mennessier, et cette brave enfant m’a appris que, pendant qu’elle se prépare à l’inspection des salles d’asile, sa soeur Marie attend et espère prochainement un bureau de poste dans une petite ville des environs de Paris. Ses parents vivraient avec elle de leur retraite et Thèle, elle-même, se persuade qu’elle pourrait rentrer dans ce bercail pendant les 6 mois où elle n’aurait pas de tournées à faire. Je le voudrais, mais j’en doute.

Henri Standish est encore au nombre des visiteurs de ce Dimanche; il a voulu prendre lui-même de mes nouvelles, me rendre compte de son voyage de Morley et me remettre le portrait de sa mère. Je le reverrai Jeudi, et j’aurai sans doute le même jour une entrevue avec Techener pour rectifier les erreurs d’une notice nécrologique destinée par Monsieur Paullin, Paris, au Bulletin du Bibliophile. J’en suis encore à comprendre comment un homme de cette valeur, qui a vu Madame Standish pendant 20 ans, a pu entasser tant de bévues en 4 pages et il n’y a pas une phrase qui ne doive être refaite pour rétablir les vrais rapports de parenté, les dates, les âges. La fin dépasse tout. On y parle de mémoires personnelles et on demande aux fils et aux neveux de la personne. modeste dont on fait si inconsidérément les honneurs de ne pas enfouir un tel trésor. Jamais, elle n’a eu la tentation d’écrire rien de semblable et quand on a son caractère, on ne le fait pas. Je ne connais à une fantaisie de ce genre qu’un certain degré de confiance et d’affection qui porte à ouvrir le livre de son passé devant des yeux indulgents et amis. Le public n’a rien à voir dans les souvenirs d’une vie toute privée, et Madame Standish était trop noblement bonne pour raconter ce qu’elle avait souffert.

Henri m’a consulté sur ce qu’il devait faire des lettres de son père à sa mère. Elles sont pleines des aveux les plus accablants pour ce malheureux hoMadame, et j’ai du m’opposer à ce qu’elles fussent détruites jusqu’à la majorité de Cécile. Si Monsieur Standish demandait la tutelle et la remise de son dernier fils entre ses mains, ces lettres dicteraient un refus à tous les magistrats de la terre. Henri les mettra donc sous cachet avec ordre de les donner au Duc de Mouchy, s’il venait à mourir, pour en faire  usage judicieusement en cas de besoin et pour les détruire quand Cécile aura ses 21 ans. Et cette solution concilie le respect filial et la prudence imposée à un aîné. Plus je vois ce garçon, plus je m’attache à lui. C’est un coeur droit et bon.

Le courrier m’a été favorable ce matin, en m’apportant des nouvelles attendues avec impatience, et si le pied ne me disait à chaque seconde « podagre », je serais presque gai. L’esprit était plus libre pour achever mes cours supérieurs que je viens de clore devant deux auditoires, encore bien fournis. J’ai encore neuf leçons à faire d’ici Samedi.

17 Mai

L’assassinat du jeune d’Arenberg à St Pétersbourg m’a profondément ému. En 1_’-, 47, 48, je voyais beaucoup son père, le Prince Pierre (8)  qui vit encore et qui doit être abîmé de douleur. Je donnais des leçons à Madame de Mérode sa soeur et j’avais des relations qui durent encore avec son aïeul maternel, le Duc du Périgord. Il parait aujourd’hui qu’il n’y a pas eu de lutte entre les meurtriers et la victime et que le malheureux jeune homme surpris dans son premier sommeil, a été étouffé avant de se rendre compte de ce qui arrivait.

Voilà notre Ministère complété par Messieurs de Gramont (9) , Mège et Fléchon. J’ai connu le premier dès sa jeunesse. Je rencontrais sans cesse ses parents chez la Vicomtesse de Noailles; lui-même alors Duc de Guiche et élève brillant de l’Ecole Polytechnique, venait dans l’hôtel de la rue d’Astory tous les jours de sortie. Rien de plus aimable que son esprit, rien de plus beau que sa personne à cette époque où mes souvenirs aiment à l’aller chercher. Il avait été élevé par Monsieur le Duc de Bordeaux dans cette intimité du malheur et de l’exil qui semblerait devoir nouer des liens indissolubles, et je ne sais qu’imparfaitement ce qui a pu le décider à rompre de telles relations et à se jeter dans une voie politique tout opposée dès la fin du règne de Louis Philippe. Des gens bien informés m’ont dit que la scission remontait aux voyages de Monsieur de Chambord en Angleterre, et que Monsieur de Guiche se serait attendu à prendre dans les réceptions de Delgrave Square une attitude qui ne lui fut pas permise, et que le dépit l’aurait poussé à un éclat. Toujours est-il qu’il a fourni une grande carrière diplomatique et que son arrivée à notre Foreign Office n’a pas du tout le caractère d’une faveur accordée à son nom. Je le félicite pour mon compte, de n’avoir plus à surveiller Froshdorff, de n’être plus exposé à rencontrer dans les rues de Vienne, celui qui devrait être son souverain. Nul supplice ne me parait comparable à cette double nécessité qu’il subit depuis plusieurs mois. Son frère, le Duc de Lespasse a été mieux inspiré et plus heureux. Dénué de fortune, il a demandé à Monsieur le Duc de Bordeaux la permission de servir dans l’armée; il l’a obtenue sans la moindre difficulté et le voilà Officier général, estimé de tous ceux qui le connaissent, et dans une situation tout à fait normale.

Aujourd’hui devait s’achever mon cours d’esthétique. Madame Moitessier m’écrit que le Général de vient de Goyon mourir subitement. Il était l’oncle de Catherine de Flavigny, et le strict devoir oblige à s’enfermer après un tel événement et à tourner ses pensées d’un autre côté que celui de Van Dyck et de Jordacus. J’ai quelques satisfactions à constater que voici la première leçon non pas manquée, mais remise à la semaine suivante. Les 19 précédentes ont eu lie sans interruption, même de Mardi gras et de Mardi Saint et tant de régularité mérite une mention. Le Général de Goyon était absolument dépourvu d’esprit, militaire de caserne, occupé des minuties du service, de l’équipement et de l’uniforme, et que le hasard a toujours empêché de voir le feu, bien que sa bravoure ne fût douteuse pour personne. C’est une destinée à part pour un homme qui a vécu au temps des guerres d’Afrique, de Crimée, d’Italie et qui est arrivé au grade de Général de Division, chargé d’un des grands commandements de l’Empire. Son gendre, le Colonel de Courcy, est un autre soldat. Il est allé au Mexique conquérir ses grosses épaulettes, et il trouvera moyen d’aller partout où il y aura des coups à donner et à recevoir. Il est frère de Madame de Nadaillac dont j’ai souvent parlé comme d’une de mes meilleures et plus anciennes relations.

J’avais reçu Samedi de la Recette Générale de Melun un petit billet contenant une demande de service. Dès Dimanche ce qu’on voulait de moi était fait et je tiens une lettre de remerciement qui me prouve que je ne suis plus un personnage compromettant. Voici le post scriptum de Léonie (Hadot): « .Monsieur Hadot se met aux pieds de Madame Prat. Madame de Froidefond me charge de vous embrasser. J’obéis, bien que la commission me semble un peu risquée. » Il est bon de dire que j’a vu ces deux jolies personnes petits enfants et que Léonie m’eut pour subrogé tuteur « in illo tempore ». On voit bien que je suis goutteux et sur la déclivité de la montagne.

24 Mai

Voici mes cours achevé en dépit de la goutte et j’ai reçu pendant la durée de cet accès des marques de sympathie des témoignages d’amitié qui me défendraient de le maudire si je n’étais dès longtemps habitué à souffrir sans me plaindre. On oublie une douleur physique quand elle n’est plus là, et on se souvient de bonnes paroles qu’on a lues ou entendues, et qui restent douces à travers le temps et l’espace. J’ai marché hier et aujourd’hui; hier, de St Thomas d’Aquin ici, aujourd’hui, d’ici à la Banque de France où j’avais quelque argent à toucher et de la Banque chez moi.  Mais je n’ai pas eu le courage d’aller le soir au théâtre français dans une loge donnée par Madame de Billing et dont ma femme et mon fils ont profité. Je suis habillé et chaussé depuis ce matin. Rester ainsi jusqu’à minuit serait énorme, et j’ai bien fait de renoncer à un plaisir qui, d’ailleurs, ne me tentait pas très vivement quoi qu’on jouât Dalidah. J’ai repris mes études de cabinet avec ma liberté et la partie de mon travail qui se rapporta aux arts m’a donné de réelles jouissances. Je me suis surtout occupé de l’Ecole Hollandaise, et j’ai retrouvé dans mes lectures et dans les estampes mes impressions de 1834. Il n’y a pas de peintures plus locales que celle des Pays Bas. Hommes, animaux, ciels, paysages, intérieurs, tout y a la physionomie des lieux, et en regardant les Buyrdael, les Paul Fotter, les Rembrandt, les Luyp, les Metzu, les Janin, les VanOrloh, les Jean Steen, on parcourt toute la gamme de la vie physique, morale, intellectuelle de la Néerland. Je veux d’ici à quelques jours inventorier la richesse de notre Louvre en tableaux et en dessins, et celle de la Bibliothèque Impériale en Eaux fortes de cette école. Si particulière, si attachante et si poétique, en dépit de la vulgarité et je me croirais encore dans ces plaines trempées et silencieuses où une barque suivant un canal à fleur de terre rompt seule la ligne d’horizon, ou près de ces mers désolées qui font de certains tableaux de marine les plus plaintives élégies.

Mlle Thilorier vient de perdre sa mère. La complète solitude commence pour elle, et je la plains. Elle a été un ange gardien pour cette mère qui a eu à porter plus que sa part des misères, infligées à l’humanité. Dieu recevra celle qui a quitté la terre et veillera sur celle qui y reste. Nos relations s’étaient quelque peu relâchées depuis le mariage de ma fille. Mais je me suis mis à la disposition de Mlle Léonie pour parer au plus pressé. J’irai à la messe demain sans accompagner le corps jusqu’au cimetière. mon pied malade ne me permet pas un tel excès. On fait ce qu’on peu.

Pendant que les uns meurent, les autres pensent à se marier. La Princesse Alphonse de Chimay m’a fait écrire hier par le Duc de Mouchy pour savoir la vérité sur une dot, sur une jeune fille et sur une famille qui pourraient intéresser son fils. J’ai répondu par écrit sur l’essentiel et offert de plus amples informations verbales. Je garde un très agréable souvenir de la Princesse qui m’avait appelé, il y a vingt ans, à diriger les études de sa fille aînée, aujourd’hui Madame de Mercy-Argentan, et j’aurais plaisir à lui être de quelques services après les revers de fortune qu’elle a essuyés. Esprit charmant, talent accompli de musicienne, noble caractère voilà ce que je l’ai vue autrefois.

25 Mai

Le beau temps et une certaine amélioration dans mon état m’ont permis aujourd’hui e jeter un premier coup d’oeil sur l’exposition de peinture et de me faire une idée de ce qu’elle vaut.

Le tableau de Tony Robert Fleury qui a obtenu la médaille d’honneur a attiré le premier mes regards. La ruine de Corinthe par (Mammius), le triomphe de la force brutale sur la nation la plus artiste du monde ancien, tel est le sujet choisi un peu ambitieusement par le jeune peintre. Au fond, on voit la mer bleue, l’acro-corinthe et un commencement d’incendie; sur le devant à droite, la population éplorée autour des autels. Le Conseil romain s’avance à gauche, impassible comme la fatalité. L’ensemble ne manque pas de grandeur. Je me demande seulement pourquoi tant de femmes nues dans une scène qui ne nécessite rien de tel, et aussi, pourquoi la statue près de laquelle se groupent les vaincus a un caractère tout égyptien?

Les honneurs du grand salon ont été accordés à deux marines de Monsieur Courbet qui semble vouloir prendre possession de tous les genres. l’une présente des falaises qui rappellent Etretat, avec une mer lourde et deux barques tirées à terre dont les ombres ressemblent à des taches d’encre; l’autre ,e laisse voir que la mer et le ciel et demande à être regardé d’un peu loin. J’aime mieux ces marines que certaines nymphes de la Seine, que certaines figures débraillées, que certains portraits grotesques exposés à diverses dates par Monsieur Courbet. Je ne lui conteste pas un talent considérable, mais je m’afflige de lui en voir faire souvent un si bizarre emploi.

Dori, dont les dessins me jettent sans cesse dans l’étonnement et me ravissent parfois, n’avait pas réussi jusqu’ici à produire un tableau. Il y a de remarquables progrès dans celui qui est inscrit au catalogue sous ce titre: « l’aumône ». J’y reviendrai, le jour n’étant pas favorable pour l’examiner ce matin. J’aime moins un paysage qui me donne l’impression d’une de ses gravures qu’on aurait coloriée.

Labanel est représenté par un portrait de la Duchesse de Vallombrose. C’était une idéale beauté que cette aimable personne quand elle suivait mes leçons chez la Comtesse Adolphe de Rougé avec sa soeur Henriette, aujourd’hui veuve d’un Monsieur de Mac Mahon, et quand leur mère, la Duchesse Des Cars disait si plaisamment à une amie qui les demandait: « Elles sont avec un Monsieur savant qui leur parle en public ». Il y a vingt ans de cela et le modèle a beaucoup changé si le peintre dit vrai. Le portrait est du reste charmant et je le préfère à la Française de Bimini du même artiste. Les deux amants sont déjà morts et si Françesca répond à peu près à ce que dit Dante, Paolo laisse beaucoup à désirer. Il est tombé dans une attitude tourmentée à l’excès, et, soit qu’il y ait eu faute dans le tableau, soit qu’un effet de raccourci ne me frappe pas comme il devrait faire, il me parait difforme; une de ses cuisses est beaucoup plus longue que l’autre. Quant à l’homme qui s’est vengé, il faut qu’il tienne une épée sanglante pour qu’on devine son action; il a l’air d’un curieux qui vient voir ce qui a pu se passer. Le thème admis jusqu’ici vaut mieux: le livre, le baiser et, au fond, la silhouette du mari offensé. Je suis l’ordre de mes souvenirs et je place ici un beau portrait de Monsieur Emile de Girardin par Pérignon qui, depuis longtemps, n’avait rien fait de si ferme. où est le temps où nous nus rencontrions chez Dauzat, chez Samson de la Comédie Française, au Corps de garde, enfin, chez Madame Baudon qui, sur ma recommandation, lui a fait peindre sa fille aînée, Madame de Chabot? Je n’aime pas autant le portrait du Père Hyacinthe par Mlle Brown bien qu’il ait son mérite.

C’est un talent sérieux et agréable à la fis que celui de Jules Breton (10) , et j’ai plaisir à le regarder, sa « Lavandière des Côtes de Bretagne ». Il a toujours ces types de paysannes agréables et touchantes quoique vraies et il a peut-être mis plus dans cette oeuvre là que dans les précédentes.

Que dire d’Yvon et de son apothéose des Etats Unis? La statue de Washington, les femmes groupées autour de l’image de la République et représentant les 34 membres de l’Union, les immigrants qui arrivent d’Europe, un fleuve qui éteint une torche tout près d’un crocodile, des enfants qui figurent le génie des arts de la Paix s’ébattant sur un tapis, de bons nègres en extase devant des bons blancs, des indiens qui ont la bonhomie d’admirer une civilisation meurtrière pour eux, des archanges foudroyant les mauvaises passions, couvrent une grande toile qui parait peinte en décor plutôt qu’en tableau. Erreur d’un artiste qui fait pour des sujets comme la prise de Malakoff ou la bataille de Balaclava et qui a voulu sortir de ses facultés. Cette énorme tartine lui a été payé d’avance 30.000 francs par un négociant américain de ma connaissance, Monsieur Steward de New York, seigneur suzerain de six cent millions de francs, qui se forme une galerie, qui a construit pour ses tableaux un édifice en marbre, et qui compte laisser à la ville où il a fait fortune, e contenant et le contenu. Il a déjà acheté au même prix l’enfant prodigue de Dubuffe.

Monsieur Zamacoïs de Bilbao attire la foule avec son « Education d’un prince ». Le baby royal se traîne sur un tapis, et s’exerce, avec ses boules qui ressemblent à des oranges, à abattre des files de soldats de bois, rangées en bataille à quelque distance. Les courtisans admirent les coups; l’un d’eux relève les blessés, et la nourrice surveille Monseigneur pour qu’il ne se blesse pas lui-même.

Monsieur Manet s’est chargé d’égayer le public avec sa leçon de musique et un portrait. Madame Standish le rencontrait assez souvent chez Madame Marjolin, fille d’Ary Scheffer et elle me parlait cet hiver de l’étonnement de sa femme sur le silence qu’on gardait avec eux dans cette maison relativement à la peinture.

On se presse devant le Salomé de Regnault (11) , et il y a vraiment de quoi. Cette femme vêtue de jaune, assise sur un coffre, se détachant sur une tenture jaune, et tenant le plat et le couteau dont l’un détachera et l’autre recevra la tête de St jean Baptiste a quelque chose d’étonnant. Mais pourquoi lui avoir donné cette horrible perruque mêlée comme du vin? Pourquoi lui avoir donné une tête plus vieille que son corps et une bouche si flétrie et si parfaitement ignoble? Le portrait du Général Prim, exposé l’an dernier était une oeuvre presque insolente. Pour Salomé, il faut retrancher l’adverbe restrictif. Duran Ruel a acheté cela 30.000 francs et en a déjà refusé 40.000.

Mon ami, Justin Ouvrié a deux beaux tableaux, une vue de Dordrecht avec son canal, ses maisons de brique et des pignons, et le Rhin, entre St Goar et Rhinfels. J’ai retrouvé là mes souvenirs de 1834 et je me suis réjoui qu’un homme qui a été fou et dont la goutte a ankylosé les doigts conserve tant d’éclats et de finesse dans le maniement de la brosse.

Quelque fatigué que je fusse, je me suis arrêté devant la Vérité de Jules Lefebvre et j’ai longtemps admiré le portrait du Maréchal Canrobert par Mlle Jaquemard. Pas d’uniforme, pas de ruban, pas de croix, pas de plaque, rien qui sente le Français, un costume de ville des plus austères, et l’autorité dans le visage. C’est nouveau et d’un grand effet.

J’aime moins Litz de Monsieur Layraud, en « abbate » de fantaisie. Pour moi, rien n’est possible sur cet homme après le portrait qu’Ary Scheffer a fait de lui quand il n’était qu’un musicien.

28 Mai

La Princesse de Chimay a jugé plus digne d’elle de me parler sans intermédiaire des intérêts qui la préoccupent; elle m’a écrit pour me demander un entretien et je suis allé la voir dans un appartement de l’hôtel de Croix où elle est fort modestement établie, mais qu’elle anoblie de tout ce qu’il y a de véritablement grand en elle. Je lui ai donné en pleine franchise les renseignements qu’elle cherchait et elle a senti à travers mes paroles que je trouvais peu fait pour elle, le milieu où elle songeait à faire entrer son fils. Elle m’a posé une question directe à ce sujet, et, sur une réponse nette, elle m’a tendu la main en me remerciant d’être allé au devant de ses sentiments et d’avoir bien jugé son caractère. Depuis ce moment, il y a eu d’elle à moi, effusion toute cordiale et nous nous sommes quittés avec toutes les apparences et, j’espère, avec la réalité d’une pleine confiance. Elle n’a rien caché des nécessités qui lui sont imposées par l’établissement de son fils, des sacrifices qu’elle est disposée à faire pour lui rendre une existence en rapport avec son titre; elle m’a demandé de lui dire ce que je pourrais croire de nature à l’aider et je le ferai assurément parce que je priserais très haut pour une jeune fille qui aurait des aspirations de rang l’honneur et le bonheur de rencontrer une telle belle-mère.

En rentrant chez moi, j’ai eu la visite de Monsieur Garnier, l’un des inspecteurs et examinateur de l’hôtel de ville en qui m’apportait des livres de sa façon en me priant de les recommander. C’est un mathématicien d’une valeur reconnue, qui a pris part aux examens pour l’Ecole Polytechnique. Mais, pour être homme de chiffres, et pour avoir fait des x toute sa vie, il ne me semble pas avoir la tête mieux ordonnée que certains pensionnaires de Charenton. Il m’a dit en effet: « Il y a des gens qui font parler les fleurs et les couleurs; moi, je fais parler les nombres. J’ai déjà vérifié l’éloquence des cent premiers dans l’histoire sainte, et quant à l’histoire de France, je n’en trouve que 3 qui soient muets jusqu’ici et j’arriverai certainement à les faire parler. Et là-dessus, il a rapproché les 53 expéditions de Charlemagne des 53 victoires de Napoléon; il m’a indiqué six fois le chiffre 14 dans l’histoire du successeur de Louis XIII, 5 fois 21 dans celle de Louis XVI. Et je restais ébahis devant ces enfantillages de savant. J’ai appris de lui que mes cours ne dépendent plus de Monsieur Gréard que j’avais toujours vu poli et que je regrette; je suis allé ce matin le lui dire. Nous appartenons maintenant au service de Monsieur Toussenel comme les établissements d’enseignement secondaires; je me serais passé d’un tel honneur.

Hier Dimanche, longue conférence avec le Duc de Mouchy sur l’introduction préparée par Madame Standish pour le manuscrit Beauvau. J’ai retrouvé dans ses papiers tout ce que je lui avais remis d’observations sur ses premiers essais et en lisant sa rédaction définitive, je me suis assuré qu’elle avait tenu compte de mes conseils et avait réformé ce que je lui avais signalé comme défectueux. Restait à intercaler dans cette copie définitive quelques aperçus charmants jetés sur des feuilles volantes. Son neveu et son fils m’ont envoyé tout ce que contenait le carton et je viens de faire ces soudures avec un respect religieux du style et de la pensée de l’acteur. Je crois m’être bien tiré de cette tâche délicate.

Dans ce carton se trouvait un essai sur l’architecture religieuse que j’avais écrit pour elle en 1839. C’était le premier travail de quelque étendue qui fut sorti de ma tête et de ma plume, et je la vois encore lisant cet opuscule à ses parents dans la bibliothèque de Bonneville. Elle l’avait gardé 31 ans et j’ai été touché de revoir une semblable bagatelle dans ses papiers et au milieu de ce qu’elle écrivait elle-même.

Aujourd’hui, j’ai vu Thérèse de La Gravière et sa mère. Cette excellente enfant reste pour moi tendre comme une fille qui m’appartiendrait. Après avoir visité l’Espagne, elle est retournée en Italie et, par Milan et le Lac Majeur, elle a gagné le Brenner, le Tyrol, Munich et Cologne pour rentrer en France. L’hiver prochain, il sera sans doute question de la marier. Dieu lui soit un aide; elle est riche.

31 Mai

Je suis retourné à l’exposition; j’y ai revu les tableaux remarqués à une première visite et confirmé mes impressions. J’y ai cherché et trouvé quelques toiles que je tenais à voir et dont voici la liste: Deux paysages de Corot avec d’incontestables qualités compromises par un certain air de moisi dont je ne sais pas m’accommoder. L’un des deux offre des personnages mythologiques, entre autre un satyre dansant, qui rappelleraient des temps classiques si le lieu de la scène ne jurait pas avec les acteurs. Je ne dirai rien des paysages de d’Aubigny qui sont toujours les mêmes.
Monsieur Cot qui a fait un Prométhé assez ambitieux doit une médaille à un tableau plus modeste. C’est une figure de jeune fille de 14 ans qu’il a intitulé « la Méditation ». La tête est pure, suave et pleine de charme.

Un Gulliver enchaîné dans son sommeil par les Lilliputiens est fort regardé et témoigne chez Monsieur Vibert d’un esprit qui, pour n’être pas absolument celui de Swift, n’est pas dénué de sel.

Je vois dans mes notes, le nom de Monsieur Puvis de Chavannes à côté de celui de Monsieur Vibert. C’est une rencontre; ce ne saurait être un rapprochement. J’ai goûté dans les expositions précédentes les travaux de cet artiste qui me semblait viser au grand et chercher quelque chose de plus élevé que les pseudo-porcelaines destinés au bourgeois; il donnait à son exécution le caractère monumental de la fresque, et, pour cela il faut de grandes dimensions. Dans sa Madeleine au désert » de cette année, la tendance est la même sous un cadre plus restreint et celui qui regarde est choqué d’une discordance malheureuse. Une décollation de St Jean Baptiste, placée en face de la Salomé de Regnault fait contraste avec cette oeuvre téméraire, et pourtant que n’en pourrait-on pas dire? Le martyre agenouillé est un saint de bois; la perspective est telle qu’on se demande si le bourreau va abattre une tête ou des arbres placés dessus lui, la femme au plat est d’un calme stoïque, d’une coiffure irréprochable et d’une tenue tout à fait correcte.

J’ai remarqué un portrait de Madame Feydeau par Carolus Duran avec des étoffes merveilleuses et une tête des plus étranges, et j’ai besoin du livret et des initiales pour reconnaître la Vicomtesse de Montesquiou dans une dame en jaune peinte par Lefèbre. Je n’ai pas su trouver les tableaux de Lehmann, ni celui de Monsieur Ernest Guilliaud quoi que je les aie cherchés.
Amaury Duval, Fromentin, Gérôme se sont abstenus. Le premier est paresseux, les deux autres pourraient bien avoir cédé à la fantaisie de sa faire désirer et c’est une fantaisie fâcheuse.

Référencement

  1. Armand Dufaure, avocat et homme politique, 1798-1881, député de 1834 à 1851 et de 1871 à 1876, puis nommé sénateur inamovible, ministre de la justice après la démission de Gambetta (1871), puis de Mars 75 à Mars 76. Président du Conseil en 76 et de 77 à 79.
  2. Nicolas Changarnier, général et homme politique français, gouverneur de l’Algérie en 1848, reçût le commandement des troupes de Paris. Rallié aux monarchistes, il fût expulsé après le 2/12/1851. Rentré en 1859, il est élu en 1871 à l’Assemblée Nationale où il constitua un petit groupe de députés royalistes.
  3. Odilon Barrot: homme politique, 1791-1873, promoteur de la Campagne des banquets en 1847, président du Conseil d’Etat après le 4/09/1870, membre de l’Institut (1855), il a laissé ses mémoires.
  4. Alfred Emilien Comte de Nieuwerkerke, statuaire et administrateur français, (1811-1892), originaire de Hollande. Napoléon créa pour lui la place de Surintendant des beaux Arts (Académie des beaux Arts, 1853).
  5. Jules Janin, écrivain français 1804-1874, assura pendant 38 ans le feuilleton dramatique au Journal des Débats et réunit ses articles sous le titre « Histoire de la littérature dramatique », Académie Française (1870).
  6. Jakob Meyerbeer, compositeur allemand (1791-1864), remporta de nombreux succès à Paris pour ses opéras.
  7. Abel Villemain, professeur et homme politique (1790-1870, professeur de littérature française à la Sorbonne, paire de France, ministre de l’instruction publique sous Guizo, tendances politiques libérales.
  8. Famille d’Arenberg, Duc et Prince, possessionné sur la rive gauche du Rhin. Pierre (1790-1877) fut le fondateur de la branche française.
  9. Antoine de Gramont duc de... (1819-1880), ministre plénipotentiaire à Kassel, Stuttgart et Turin, ambassadeur à Rome et Vienne, appelé au Ministère des Affaires étrangères en 1870, persuade Napoléon III de prendre une attitude très ferme devant la Prusse qui conduisit à la guerre.
  10. Jules Breton, peintre, 1827-1906.
  11. Henri Regnault, peintre, 1843-1871.