Lorcy, 4 Juillet 1870

Je suis depuis 5 jours dans ce beau lieu, qui, cette année, est plus animé qu’en 1869. Madame de Montault, ses trois enfants et son beau-père m’y avaient précédé. Monsieur de Montault et Monsieur Arthur de Léautaud y arrivent Mardi et Mercredi. Cela fait une grande table, du mouvement et de la gaieté au milieu de cette solennelle forêt de 20.000 ha. Odet n’a plus de précepteur et se livre à des promenades énormes à pied ou à cheval. Les deux soeurs travaillent une heure chaque jour avec moi et emploient une partie de leur journée à écrire le résumé de ma leçon. Leur Grand père va à la messe le matin, marche en plaine, au soleil dans l’après-midi, joue des fugues de Bach avant le dîner et tricote le soir. Voilà où aboutit une existence marquée par de grandes déceptions. Voilà où il trouve l’oubli d’une vie manquée et d’un bonheur brisé. Je l’honore, je voudrais le plaindre. Il parait si placide que je craindrais de perdre ma commisération. Je ne m’appesantis pas volontiers sur ce sujet, parce que le diable me souffle parfois à l’oreille qu’il avait tout ce qu’il fallait pour arriver où il a été conduit et que c’est une mauvaise pensée. J’ai beaucoup connu la femme qui ne l’a pas trouvé charmant et qui, d’ailleurs, a fini noblement et chrétiennement, il y a un peu plus de vingt ans.

J’ai eu plaisir à constater; sur la route et ici même, que si nous mourons de faim l’hiver prochain ce ne sera pas faute de blé, les moissons paraissant devoir être très belles dans cette région de la France. La sécheresse cependant a détruit les fourrages et le bétail devient un embarras sérieux. Dans certains cantons, on l’abat avec une précipitation qui donnera peut-être des regrets plus tard. Je laisse au Comice Agricole qui se tient aujourd’hui même à Villers Cottret, la solution du problème. On annonce une exposition d’animaux de traits, de boucherie, un bal à grand orchestre, un feu d’artifice, des lumières électriques, les milles et une nuits, ni plus ni moins. Odet de Montault a seul été tenté de vérifier la valeur de ce programme. Il trouvera à la fête tout Longpont que la qualité de conseiller général de son héritier présomptif oblige à se montrer au grand complet, dynastie et personnel. Toute grandeur a ses charges et les candidatures passées, présentes et à venir contraignent maintenant à faire ce que jadis noblesse et bonnes grâces (arrivaient) à accorder.

Les récréations de Madame de Montbreton sont bien modestes; elle les trouve dans l’assistance aux leçons de piano que je donne à ses petites filles et dans les lectures que je lui fais. En trois séances, je lui ai lu le livre de Ste Beuve sur le Prince de Talleyrand, et, aujourd’hui même, j’ai entamé avec elle, celui de Monsieur de Loménie sur Beaumarchais que je connais de longue date mais que je reprends sans ennui.

6 Juillet

La mort vient encore de frapper une personne que j’aurais du précéder de beaucoup. Alice Mennechet vient de finir, je ne sais comment, une vie  bien tristement accidentée. Quand son père a été prématurément enlevé à la fin de 1845, elle avait à peine 16 ans; et c’était surtout à elle que je pensais en réservant à la famille de celui qui m’avait déjà pris pour collaborateur un intérêt dans le produit des cours fondées rue Duphot. Ce que je faisais de très bon coeur du reste et très volontairement me donnait quelques droits d’intervenir dans ce qui touchait cette enfant et, pendant plusieurs années, je pus croire que mes avis étaient reçus avec déférence. J’ai dit déjà comment un conflit avec Madame Ménnechet et Monsieur Hadot, son gendre, avait amené un procès, comment je m’étais senti obligé de défendre officieusement ma jeune pupille, comment ce que j’avais fait à ce sujet, m’avait brouillé avec sa mère. Elle resta elle-même affectueuse et docile en apparence à des conseils que je lui donnais à la moindre dose possible et avec beaucoup de réserve. Un jour, elle partit en Angleterre en me faisant un mensonge sur ce qu’elle y allait chercher; et bientôt, elle m’apprit par une lettre qu’elle y contactait un déplorable mariage. Je lui répondis sévèrement, sans lui dissimuler que j’avais à me plaindre de ses déguisements et à la plaindre de confier son sort à un homme pour qui ma porte resterait close, et je ne l’ai pas revue. Je n’écrirai pas ici ce qu’on m’a rapporté de ses aventures depuis 14 ans. Dieu lui pardonnera-t-il des erreurs de conduite qui font naître l’idée de la folie? Je le lui demande. Deux enfants qu’elle avait eus au milieu de cette existence de bohème sont morts pour leur plus grand bien et je n’ai aucun souci de celui qui l’a aidé à se perdre et dont le frère occupe un poste élevé dans la diplomatie. J’ai écrit à Madame Hadot. Je ferai mettre des cartes chez Madame Mennechet quand même.

Une lettre d’Henri Standish m’annonce que son mariage est décidé et me voilà délié du secret que je sentais m’être imposé sur la confidence de Monsieur le Duc de Mouchy dans la dernière visite que je lui ai fait à Paris. Le cher garçon va donc épouser la fille du Comte Emmerdé Des Cars, la petite fille de Madame de Lorri, la nièce de la Duchesse de Rivière, une charmante personne qui a suivi les cours pendant plusieurs années et que je sais avoir plu particulièrement à Madame Standish. J’ai donc lieu de me réjouir avec Henri qui me demande de reporter sur sa fiancée une partie de l’affection que je lui conserve à lui-même. mon coeur lui est ouvert d’avance et pour peu qu’elle s’en soucie, elle y prendra la place que réclame pour elle son futur mari.

7 Juillet

Nous avons ici depuis deux jours, le jeune Léautaud, neveu de Madame de Montbreton, fort joli garçon qui ressemble à son portrait par Winteshalles, mais qui grossit à 27 ans, fort bon sujet avec cela et assez riche pour être regardé comme un bon parti. Sa mère désire passionnément le marier, il ne se refuse pas à la satisfaire; mais il ne se donne aucune peine pour cela et il attend qu’une jeune et belle héritière tombe d’un nuage dans ses bras. Il se trouve si bien et se soigne avec tant de scrupule qu’il craint peut-être de se voir moins choyé par un autre qu’il l’est par lui-même et qu’il n’a aucune hâte de changer de condition. Un capitaine de vaisseau, Monsieur Le Bris, disait un jour devant moi, en parlant de lui, qu’il avait toujours peur de le voir se casser. C’est comme une porcelaine que tout choc menace d’une catastrophe, et cette plaisanterie me revient à l’esprit chaque fois qu’il marche, qu’il s’assied, qu’il mange en ma présence; il a positivement pour sa personne les ménagements qu’on doit à quelque chose de précieux, et, par malheur, il n’est pas seul à  se traiter ainsi en pagode ou en fétiche. C’est là une grande misère de notre temps et une des variétés de cette laide chose qui s’appelle personnalité ou égoïsme selon le degré de réserve qu’on met dans l’expression d’une vérité désagréable. On n’aurait pas imaginé, il y a vingt ans, qu’un homme de cet âge pût hésiter à prendre femme pour se soigner plus à sa guise, et quand on reculait devant le lien légitime, c’était parce qu’on en avait noué de moins avouables. Autre temps, autres moeurs. Mais je m’insurge contre ce que je vois aujourd’hui. La virilité semble faire défaut à notre jeunesse. bas empire que tout cela! Et comment infuser du sang généreux dans ce corps social vieilli et momifié?

9 Juillet

A quelques kilomètres d’ici est un château féodal de situation et d’extérieur très moderne au dedans, qui s’appelle Maucroux et où, depuis 27 ans que je viens dans ce pays, j’ai vu disparaître trois générations de propriétaires. La quatrième était représentée aujourd’hui à notre déjeuner par le Comte Guy de (Lubersac) qui ressemble bien plus à son père qu’à sa mère et qui, par là, me rappelle moins vivement un des aimables souvenirs de ma jeunesse. Madame la Marquise de Lubersac était fille de la Duchesse de Bauzon et je la vois encore avec sa figure digne du pinceau de Raphaël; je l’entends encore avec sa voix douce et timbrée, telle qu’elle m’apparût quand j’allais pour la première fois lui donner leçon en 1837 dans un hôtel occupé aujourd’hui par le Crédit Foncier. Elle est tombée en se mariant dans un milieu fort respectable, mais absolument dépourvu d’idéal et quand je l’ai retrouvée là en 1844, elle m’a étonné et affligé par un sourire continuel dont l’expression n’était ni celle de la satisfaction, ni celle de l’insouciance. Il y avait, dans ce sourire, de la résignation, presque du dédain. Je l’ai donc revu de loin en loin; mais il n’y avait jamais eu entre elle et moi la moindre intimité et elle m’est demeurée une triste énigme. De longues souffrances, un traitement pénible subit près de Namur et qui l’a séparée presque continuellement des siens pendant plusieurs années, ont fait d’elle une sorte de martyre. Elle est morte, il y a cinq ou six ans. Son mari est goutteux jusqu’à l’infirmité et ne peut plus ni marche, ni dessiner, ni lire. Son fils aîné est attaché à je ne sais laquelle de nos ambassades. Le second, celui que je viens de nommer, a une pauvre santé. Sa fille attend, dit-on, le mariage de l’un ou de l’autre et l’assurance d’une société et des soins nécessaires pour son père. Quand elle croira ces conditions remplies, elle se fera religieuse. Je la connais trop peu pour parler d’elle. Je l’ai eue un hiver à mes leçons de littérature et aperçue quelques instants à Longpont, à Maucreux dans de courtes visites fort espacées; il y a de la mélancolie et de la douceur dans son visage et un charmant regard, mais rien qu’on puisse appeler du nom de beauté.

13 Juillet

De graves événements politiques tiennent l’Europe en alarme; une guerre parait imminente entre la France et la Prusse; on ignore quelle attitude prendront les puissances qui ne sont pas engagées dans la candidature Hohenzollern au trône d’Espagne, et nous vivons à Lorcy, à 16 lieus de Paris, comme si nous étions au bout du monde. Chaque matin, l’Union et le Figaro nous donnent les bruits de la veille et les communications gouvernementales de l’avant veille. Nous sommes donc de bon compte, de 48 heures en retard sur ceux qui nous rejoindront en deux heures par le chemin de fer.

Je ne pourrai sans ridicule raisonner, même dans ce journal, de choses qui me sont forcément étrangères, et pourtant je veux fixer ma disposition d’esprit actuelle.

Monsieur de Bismark est un des mauvais génies de notre époque qui en compte si peu de bons. Tout ce que le machiavélisme a de détours, tout ce que le droit du plus fort a de brutalités, il l’a employé contre le Danemark d’abord, contre l’Autriche ensuite. Il veut dévorer l’Allemagne du Sud, comme il a dévoré l’Allemagne du Nord, et pour nous empêcher d’y regarder, il arrange avec le Maréchal Prince l’élection Hohenzollern à Madrid et la bombe éclate un beau matin sans qu’on ait pu voir comment elle a été chargée et lancée. En vérité, cela ne peut se tolérer et j’ai applaudi des deux mains à l’énergique déclaration du Duc de Grammont devant le corps législatif. J’ai un gendre militaire; je l’aime comme un fils, je gémis à la pensée des chances terribles qui me menacent de ce côté. Mais il n’est plus question de ma famille; il est question de la France. Le devoir parle si haut qu’il faut plier les épaules sous une nécessité inéluctable.

Quand nous avions un régime autoritaire et personnel et que l’empire maintenait une grosse armée, et par conséquent un gros budget, et les amateurs de liberté nous disaient que la paix serait solide et le désarmement possible quand la France se gouvernerait elle-même. L’Europe avait tout à craindre d’un pouvoir qui ne devait compte à personne de ses résolutions; elle déposerait toute alarme, le jour où ce pouvoir serait obligé de marcher avec le pays et où une large publicité éclairerait les démarches et les projets.

Nous avons cette liberté. Notre tribune n’est restée ni muette ni asservie, et, au bout de six mois, une administration aussi parlementaire que possible est amenée en 24 heures, à mettre la main à la garde de l’épée et ses susceptibilités d’honneur sont éveillées par un gouvernement qui est aussi placé en face de deux chambres et de deux tribunes! Vanité des combinaisons politiques! Les hommes sont partout et toujours des hommes et il n’y a pas de constitution écrite qui en puisse faire des anges, et qui les assure même de se conduire comme des êtres raisonnables ou d’avoir le bénéfice de leur raison.

 Monsieur le Duc de Grammont qui est devenu si vite un personnage considérable est pour moi une vieille connaissance. Je le voyais sans cesse chez Madame la Vicomtesse de Noailles quand il était le bel Agénor de Guiches, élève de l’école Polytechnique. Je l’ai rencontré à la soirée Saint Vincent de Paul quand j’étais vice président de la conférence de Saint Louis d’Antin dont il faisait partie et j’ai pu suivre toutes les phases de sa vie. J’aurais beaucoup à dire si je me faisais l’écho de ce qu’on m’a raconté de Belgrave Square, de sa présentation aux Tuileries sous le roi Louis Philippe, de la façon dont il a relevé les propos tenues publiquement sur lui en 1848 par un homme que ne nomme pas et qui s’est montré imprudent, puis trop prudent sur ce sujet délicat; mais je ne saurais m’attribuer le droit de juger ce que je ne connais pas de source, et tant de nobles qualités honorent le Duc de Grammont que je me bornais à le plaindre sincèrement quand je le savais exposé à rencontrer dans les rues de Vienne Monsieur le Duc de Bordeaux avec qui il a été élevé dès son enfance et en exil. C’est un des tristes résultats des révolutions que nous traversons depuis quatre vingt ans de brouiller tous les principes, de mettre les consciences aux prises avec elles-mêmes, de rompre toutes les traditions, et d’amener d’honnêtes gens, à prendre des parties qui auraient soulevé l’âme de leurs pères. Ne la condamnons pas du sein de notre obscurité où il nous est si facile de ne pas errer parce que nous n’avons rien à faire.

17 Juillet

Voici la guerre déclarée. Nous savons seulement depuis quelques heures ce qu’a dit le Gouvernement et ce qu’a dit l’opposition. Tout cela est écrit et devient de l’histoire. Mais Arthur Danloup peut-être appelé à jouer un rôle dans la grande tragédie qui va se donner, et, comme il m’est permis de conserver quelque chose d’humain, je sens mes entrailles de père, fort remuées. Le roulement établi entre les escadrons le place en ce moment au dépôt de son régiment. La garnison d’Auch semble désigner le 2° Chasseur pour l’Armée d’observation des Pyrénées et nous devons être tranquilles pour le moment. Mais il ne supporte pas l’idée de l’inaction quand il y a des coups de sabre à donner et à recevoir. Déjà; il a agi auprès de son colonel pour diminuer les chances qui le retiendraient au dépôt, et si l’on fait partir cinq escadrons sur six, il est assuré de faire campagne. Il nous écrit tout cela et nous fait entrevoir la possibilité d’un envoi de son corps entier en Afrique où il prendrait la place d’un des régiments indigènes employés contre les Prussiens. Le fait est qu’il ignore ce qu’on peut vouloir faire de lui, qu’un élagage de vieux officiers pourrait encore l’appeler avec un grade nouveau sur le théâtre des hostilités. Il faut attendre dans une anxiété qui n’est certes pas un indice de faiblesse ou d’égoïsme. Je serais désolé de voir mon gendre indifférent aux occasions de faire son glorieux métier; je souffrirais à le voir rongé par l’inaction si elle doit être son lot; je serais affligé pour ma fille et pour moi au delà de ce que je puis dire s’il lui arrive malheur et de quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que tristesse. Madame de Pyrent a deviné ce que nous éprouvons et j’ai reçu d’elle, ce matin, une lettre qui me touche profondément sans me surprendre.

Nous avions ici ces jours derniers, le Marquis de Malet, dont le fils unique achève ses cours de l’Ecole Polytechnique. Veuf depuis deux ans, il n’a que ce fils qui lui avait fait le sacrifice de sa carrière et qui, sans doute, va revenir sur cette concession si on lui donne un brevet d’officier d’artillerie.

Madame de Nicolay, belle soeur de Madame de Monbreton est à Luchon avec son fils qui avait besoin des eaux après une sérieuse maladie. Officier aux Chasseurs de la Garde impériale, il va rejoindre assurément ses camarades.

21 Juillet

Une dépêche d’Arthur, datée d’hier, 5 heures du soir, nous apprend que cinq escadrons du 2° Chasseur sont envoyés dans l’Est et que le sien en est. Une lettre de Paul nous dit qu’il doit être placé en seconde ligne et ne pourra prendre part à la première affaire; mais je sais ce que peut valoir cette fiche de consolation. Marie revient vers nous. Ma femme part d’ici Samedi pour aller au devant d’elle; je les rejoindrai Lundi et nous serons ensemble quand arriveront les nouvelles. Tout est dans les mains de Dieu. Une autre inquiétude me menace. Paul a du sang dans les veines, il est agité; jusqu’où cela ira-t-il, et que devrai-je répondre si une demande catégorique d’engagement volontaire m’est faite par lui?

Paris, le 24 Juillet

Une nouvelle dépêche nous a appris enfin qu’Arthur était envoyé à Metz et qu’il devait tourner par le chemin de ceinture, de la gare d’Orléans à celle de l’Est le Samedi 23 à 8 heures du soir. Il fallait essayer de le voir; nous avons donc quitté Lorcy tous deux le 22, à 8 heures du soir. Arrivés à Minuit dans notre triste maison, nous avons pris à peine quelques heures de repos, et, à quatre heures du matin, j’étais sur pied. Escorté de Paul, j’allais aussitôt à la découverte. Les employés de la gare d’Orléans m’ont affirmé que nul convoi de troupes n’entrait chez eux, que tout filait sur Pantin. Je m’y suis transporté, et j’ai vu arriver et s’empiler, dans trois énormes trains, le régiment des chasseurs de la Garde Impériale; j’ai pu parler à Scipion de Nicolay, lui serrer la main, lui offrir mes souhaits, et acquérir que la certitude que mon gendre ne devait pas passer par là de la journée, puisqu’on attendait pour les expédier successivement le dragons, les lanciers et les carabiniers de la Garde; il fallait chercher ailleurs. Je ne quittais pas du reste la gare de Pantin sans emporter un souvenir qui me restera tant que je vivrai, celui de cette belle jeunesse qui va peut-être à une affreuse boucherie, qui le sait, et qui procède à ce départ avec le calme et la régularité de la caserne et du champ de manoeuvres. Là, pas de cris, rien qui sente l’exaltation fébrile et factice de la rue; les signaux donnés par les trompettes, chaque officier près de son peloton, chaque soldat à son rang, et tous polis pour le bourgeois qui demande où il pourra dire adieu à tel ou tel.

De Pantin, je suis allé pour l’acquis de ma conscience, dans les bureaux de la gare de l’Est où l’on n’avait aucune indication sur le 2° Chasseur. Je rentrai fort triste.

Ma femme ne se résigna pas; elle reprit Paul, se fit mener en voiture chez Alexandre Muller qui lui parla de la gare d’Ivry; elle y courut, intéressa un des hauts fonctionnaire de la Compagnie d’Orléans et apprit que le train attendu par nous ne pouvait paraître avant 8 heures 45 minutes du soir et serait probablement en retard. Il promit en même temps de nous donner asile dans son cabinet, de nous avertir du moment précis où le régiment serait signalé et de nous conduite lui-même près de notre enfant pour dix minutes, à travers hangars, rails et locomotives. Ce programme s’est réalisé, moins le retard prévu, et, à 11 heures ½, nous avons embrassé notre cher capitaine, aussi tranquille qu’à la parade, aussi élégant dans sa tenue de route qu’il l’est dans un salon, affectueux avec cela et promettant d’écrire, fût-ce un mot toutes les fois qu’il aura la possibilité de le faire. Dieu veillera sur lui et sur nous. Madame Danloux a maintenant devant les canons prussiens trois de ses fils et son gendre, le lieutenant colonel de la Filolie. Ce soir, nous allons recevoir notre pauvre Marie qui a été bien ferme dans cet assaut, m’écrit-on de plusieurs parts, mais qui se détendra près de nous.

25 Juillet

Elle nous est arrivée hier soir en effet, ferme et courageuse, et, dès ce matin, elle est allée consolée Madame de Chartouse, mère du Capitaine en 2° d’Arthur qui n’avait pas su qu’il fut possible de lui dire adieu au passage et qui nous avait paru très affligée en voyant mon gendre attendu à la gare d’Ivry. Caroline de Villeneuve dont le mari est aussi au feu, est venue dans la journée voir ma fille qui a reçu encore la visite de sa tante et sa cousine Desnoyers. Demain, je me mettrai en quête de moyens d’informations sur ce qui m’intéresse dans cette mêlée d’hommes prêts à s’égorger.

26 Juillet

Je me suis présenté chez le Colonel Claremont, attaché militaire près de l’Ambassade d’Angleterre à Paris, qui a fait au grand quartier général français, les campagnes de Crimée et d’Italie, et qui pouvait bien encore faire celle-ci. Il me traite avec assez d’amitié depuis douze ans pour que je m’abstienne de toute diplomatie avec lui, et j’ai abordé franchement la question: Allez-vous sur le Rhin et pourrez vous me donner des nouvelles d’Arthur après chaque affaire? Il m’a répondu que l’Empereur n’emmenait cette fois aucun officier étranger avec lui et qu’il lui avait communiqué cette décision avec une courtoisie parfaite. Mais il a toutes les entrées imaginables dans les bureaux de la guerre, et il m’a promis des renseignements les plus prompts et les plus complets toutes les fois que j’en aurai besoin. Cela convenu, il m’a parlé de ce qui nous occupe tous et parmi les points qu’il a traités avec moi, il en est un sur lequel nous sommes tombés absolument d’accord. Le principe de la crise actuelle, c’est l’affaire du Danemark, c’est une monstrueuse infamie que la France et l’Angleterre ont laissée commettre, sans y prendre part comme l’Autriche, mais sans s’y opposer de front comme elles l’auraient du. Il a ajouté que Londres avait été très ému hier de la publication faite par le Times d’un traité secret qui aurait été signé avant Sadowa entre les cabinets de Paris et de Berlin et qui aurait réservé à la France, la Belgique pour prix de sa neutralité dans le conflit austro Prussien. Ce traité aurait permis à Monsieur de Bismarck de dégarnir absolument le Rhin pour accabler Bénédeck et il n’aurait pas voulu l’exécuter après le succès dans la disposition qui nous intéressait. Notre gouvernement nie cette convention fourrée et ne veut pas avoir été dupé; nous saurons bientôt ce qu’il faut croire. Mais cette révélation n’est certes pas de nature à rapprocher les belligérants.

28 Juillet

Pendant que l’Armée fait son devoir si noblement, nous avons nous aussi des obligations à remplir. Il est avéré que le service médical du Ministère de la guerre est insuffisant; il faut y suppléer. Des souscriptions se sont ouvertes; j’ai voulu savoir laquelle irait vraiment au but annoncé.

La première qui ait appelé et recueilli des fonds est celle du Gaulois. Mon vieil ami Alexandre y a porté 10.000 francs, et voyant le nom d’Emile Girardin avec qualité de Président, il est allé le trouver pour lui offrir ses services comme vérificateur de l’emploi des sommes versées. Il est revenu de là, singulièrement troublé. Pour le grand journaliste, l’emploi est un détail, l’important est d’arriver à un chiffre supérieur à celui des souscriptions prussiennes de 1866 (25 millions). Si l’argent se dissipe, tant pis; s’il n’est pas dépensé, on le mettra après la guerre à la Caisse de la Dotation de l’Armée comme on a fait après la campagne de 1859 en Italie, terminée avant que le Comité de souscription et rien fait.

J’était édifié de ce côté; je suis allé chez la Vicomtesse de Flavigny dont j’avais vu le nom sur une liste des patronnesses de l’Internationale, et là, j’ai trouvé quelque chose de tout différent. Son mari, Melchior de Voguë et d’autres commissaires sont déjà sur les lieux, choisissant des postes hospitaliers. Aujourd’hui même une première ambulance est partie pour le quartier général de Strasbourg avec un personnel complet de médecins, de chirurgiens, d’élèves et de pharmaciens, de soeurs gardes-malades, et un matériel de 400.000 francs en literie, linge, médicaments, instruments de toutes sortes pour les opérations. Cette société neutralise toute localité où elle établit son pavillon; elle recueille les blessés sans distinction de nationalité; là est le bien, là est l’efficacité. J’ai fait beaucoup moins que je ne voudrais pour ne pas attirer l’attention en ajoutant un zéro au chiffre de Monsieur Allou qui donne 100 francs après en avoir gagné 300.000 au palais dans l’année judiciaire qui finit; mais je recommencerai. On n’est pas large dans notre pays; on y fait meilleur marché de son sang que de sa bourse. La publicité triomphera, j’espère, de cette lésinerie invétérée et le gouvernement aidera lui-même à faire le bien qu’il ne peut réaliser tout seul et que l’initiative privée accomplira au grand profit physique de nos soldats et au grand profit moral de ceux qui porteront soins, secours, adoucissements de toutes natures, consolation et sympathie.

30 Juillet

Nous avons une seconde lettre d’Arthur (reçue hier). Il est détaché de son régiment et commande pour un mois l’escorte du Maréchal Bazaine. Son colonel l’a désigné pour ce poste de choix et il lui en sait gré. Il a retrouvé avec plaisir des camarades dans l’Etat Major du Maréchal. Quelque absorbé qu’on soit par la pensée de la guerre, du pays et de ceux qu’on sait exposés, il faut travailler, et je me soumets à cette obligation, en y mettant toute l’attention dont je suis capable. J’ai même aujourd’hui fait une station de deux heures au Louvre pour étudier de près les portraits de Clouet (1)  et de son école. Trois François I°, deux Henri II, une Catherine de Médicis, deux François de Guise, un Maréchal de Brissac, un Michel de l’Hopital, une Diane de France, Duchesse de Castres, un Charles IX, une Elizabeth d’Autriche m’intéressaient du double point de vue de l’art et de l’histoire. Le Charles IX et l’Elizabeth d’Autriche sont bien authentiquement de François Clouet et peuvent être qualifiés de chef d’oeuvre sans la moindre exagération.  Henri II en pieds, peints en buste, répond bien à l’idée qu’on s’en fait: corps robuste, belle tête dans laquelle il n’a a rien ou peu de chose. Catherine de Médicis déconcerte, non pas du costume de religieuse, mais par sa figure pleine, son menton étagé, son teint blond sur le retour, ses yeux sans passion. Il faut avoir pénétré bien avant dans son caractère et avoir secoué bien des préjugés traditionnels pour accepter un tel portrait, et pourtant, il est du temps et il doit avoir ressemblé beaucoup. François de Guiza qui est là deux fois, en pied et en  buste, avec ses cheveux blonds, sa barbe en fourche, et ses yeux bleus, a bien une des physionomies les plus attirantes qu’on puisse voir. Quant à Michel de l’Hopital, chauve, moustache et barbe blanche, il a l’air honnête, grave, mais l’étincelle lui manque et on comprend qu’il ait échoué dans ce monde agité par les plus terribles haines qui ait jamais divisé les hommes. Les François 1° attribués à Clouet font une impression désagréable à tout curieux qui se rappellent le portrait des Titiens. On le retrouve néanmoins en cherchant bien; mais, dans l’un il paraît alangui et comme épuisé; et, dans l’autre, il a une figure allongée et rougeaude qui manque absolument d’esprit et de grâce; il m’a fallu lire son nom écrit sur la toile même du troisième, pour ne pas réclamer contre une désignation du livret qui, sans cela, m’eût paru erroné. J’irai Mardi, si rien ne m’en détourne aux sculptures de la Renaissance pour voir ce que le marbre a fait des mêmes personnages. Jamais je ne les ai regardé jusqu’ici avec cette intention lavatérienne (2)  dont je me sens pressé à présent

Sans la guerre, je serai parti ce soir pour Auch. Au lieu de cela, je reçois de tous côtés des lettres sympathiques. C’est Madame Pyrent qui réclame un bulletin tous les Samedis pour diriger ses bonnes prières du Dimanche; c’est Thérèse de La Gravière, c’est Gabrielle d’Honninethon qui me savent inquiet et qui me parlent de leurs voeux pour ce qui m’intéresse; c’est la Marquise de Nadaillac qui a, sur le Rhin, un frère et un fils, et qui me remercie d’avoir pensé à elle; c’est la Comtesse Pajol qui a son mari et son gendre dans le 4° Corps, qui est menacée d’y voir aller son fils, et qui me demande dans quelles conditions Arthur est employé; c’est enfin Le Maout qui me dit n’avoir pu lire à sa femme ma dernière lettre sans avoir les yeux mouillés et la voix étranglée, et qui battrait des mains à une revanche de Waterloo et à une reprise de possession du Rhin et j’en passe.

Ce matin, 3° lettre d’Arthur qui annonce une marche en avant. Les événements approchent. Je ne relève pas ici les nouvelles et les articles des journaux; mais, je tiens note des renseignements qui me viennent des personnes bien informées. J’ai vu aujourd’hui Madame de Billing qui était à Ems (3)  pour sa santé, au moment de la rupture, qui est revenue avec Monsieur Benedetti (4) , et qui a lu au Cursal, une affiche écrite à la main et publiant le refus insultant de recevoir notre Ambassadeur. Jamais, provocation plus violente n’a été adressée à une nation qui a le droit d’être fière, et il ne reste pas un doute dans mon esprit. D’une fenêtre du salon de Madame de Billing, j’ai regardé passer un bataillon de garde mobile, se rendant à Châlons. Nombre de gens, hommes et femmes, accompagnaient ces jeunes militaires qui seront vite des soldats. L’élan de la France est vraiment un beau spectacle.

1er Août

Ce matin, 3° lettre d’Arthur qui annonce une marche en avant. Les événements approchent. Je ne relève pas ici les nouvelles et les articles des journaux; mais, je tiens note des renseignements qui me viennent des personnes bien informées. J’ai vu aujourd’hui Madame de Billing qui était à Ems (3)  pour sa santé, au moment de la rupture, qui est revenue avec Monsieur Benedetti (4) , et qui a lu au Cursal, une affiche écrite à la main et publiant le refus insultant de recevoir notre Ambassadeur. Jamais, provocation plus violente n’a été adressée à une nation qui a le droit d’être fière, et il ne reste pas un doute dans mon esprit. D’une fenêtre du salon de Madame de Billing, j’ai regardé passer un bataillon de garde mobile, se rendant à Châlons. Nombre de gens, hommes et femmes, accompagnaient ces jeunes militaires qui seront vite des soldats. L’élan de la France est vraiment un beau spectacle.

2 Août

Madame Danloup est venue de Compiègne déjeuner avec nous. Elle est allée dîner chez sa soeur et coucher chez elle à St Germain. Demain, elle sera à 9 heures à Compiègne près de sa fille. A 71 ans et demi, elle supporte cette fatigue. Avec trois fils à l’armée, elle conserve sa placidité et son aimable humeur. C’est là une belle organisation que n’ont plus les personnes de 20 à 30 ans. Et cette femme a eu 10 enfants, et elle en a conservé 6.

3 Août

4° lettre d’Arthur; il a enfin reçu sa correspondance et il garde sa belle humeur. Il écrit du 1° et n’a aucune nouvelle à nous donner. Eut-il écrit hier, il n’aurait rien su de l’affaire de Sarrebruck qui étrenne la campagne et où ne doivent avoir paru que des troupes du 2° Corps (Général Frossard). C’est un camarade de collège de mon fils, le jeuneLefébure qui nous a apporté à 11 heures du soir, la dépêche relative à ce premier combat. Les journaux de l’après-midi nous donneront sans doute quelques détails. Je n’ai vu aujourd’hui personne qui en sût plus que moi.

5 Août

Depuis deux jours, nous sommes sans lettres, et à peu près sans nouvelles. Le travail a donc rempli tout le temps que j’ai pu soustraire à mes tristes rêveries, et, quant aux distractions dont on a besoin après 8 heures de lectures continue, je les ai demandé hier au Louvre, comme il m’arrive souvent en cette saison. Je venais d’étudier la correspondance des Poussin, j’ai voulu revoir de suite les 39 tableaux que notre musée possède de ce maître, et je suis sorti de là, bien persuadé que son pinceau tenait les promesses de cette figure à la Corneille dont lui-même nous a donné les lignes et l’expression dans un magnifique portrait.
Les sujets tirés de l’Ancien Testament gagnent peut-être quelque chose, aujourd’hui, sous le rapport du costume et du paysage que de fréquentes courses en Orient ont rendus familiers à nos artistes. Mais quelles compositions que celles du Poussin. La fille de Pharaon dans le Moïse sauvé des eaux, ne respecte-t-elle pas d’ailleurs l’autorité? La vraie mère n’est-elle pas reconnaissable dans le Jugement de Salomon? Dans les scènes évangéliques, quelqu’un ferait-il aujourd’hui les aveugles de Jéricho ou la femme adultère? Quelle grandeur dans le ravissement de St Paul, dans l’Assomption de la Vierge! Un séjour de 40 années à Rome avait fait du Poussin, un ancien, et on s’en aperçoit en regardant son Enlèvement des Sabines, et son maître d’école, Falisque (5) . David ne soutient pas la comparaison avec le premier de ces deux tableaux. Mais, c’est surtout comme paysagiste, que le chef de notre école m’a frappé, soit dans son Diogène, son Orphée et ses Bergers d’Arcadie, soit dans la suite des quatre saisons qu’il a peinte pour le premier Duc de Richelieu et où le Printemps est le Paradis terrestre, l’été, l’idylle de Ruth (6)  et de Booz, l’Automne, l’enlèvement de La Grappe de la Terre Promise, l’Hiver, la grande désolation du Déluge. Je me rappelle cependant l’époque où nous négligions cette dernière cette dernière page de peinture pour regarder l’échafaudage de famille de Girodet (7) . On était monté à ce diapason théâtral à l’issue de l’Empire et sous la Restauration, le goût restait solennellement faux dans la sphère sociale où je vivais. Je veux voir Le Sueur (8)  et Claude Lorrain (9)  comme j’ai vu le Poussin, et j’y emploierai les premières heures de liberté d’esprit que je trouverai.

17 Septembre

Après une longue interruption, je reprends ce journal dans une disposition de coeur et d’esprit bien différente de celle où j’étais quand j’ai eu suspendu la rédaction. Je pouvais croire à la grandeur de mon pays dans les premiers jours du mois d’Août; je pouvais rêver gloire pour mon gendre; rien ne menaçait ma petite fortune, l’avenir de mes enfants. Et pourtant, je souffrais. Aujourd’hui tout est douleur pour moi. La ruine de la France est presque consommée. Depuis près d’un mois, je suis sans nouvelles d’Arthur. J’ai du, à l’approche d’un siège, éloigner de moi ma femme et ma fille; mon fils, devenu garde national, va faire sur les remparts un service dont les suites peuvent être cruelles. J’aurais peut-être quelques peines à ressaisir, dans le désordre de ma pensée le fil des événements, la suite de mes impressions. Je veux pourtant essayer de le faire et me rendre compte à moi même de ce que j’ai ressenti à chacun des coups qui nous ont frappés et meurtris.

L’échec de Weissembourg, le premier qui nous ait affligés, pouvait passer pour un accident, et quelque pénible qu’en fût la nouvelle, il n’y avait pas lieu de s’en alarmer outre mesure. Le lendemain du jour où nous l’apprenions, Paris a eu un de ces vertiges dont on n’avait vu d’exemple qu’au début du siège de Sébastopol. Vers Midi, le bruit se répandit que Landau était occupé par nos troupes, que le Prince de Prusse et 30.000 de ses soldats étaient prisonniers, et là-dessus, sans une seule affiche du Gouvernement, les rues s’encombrent de promeneurs radieux, les maisons pavoisent, et tout ce qu’on peut imaginer de folies se dit et se fait. Je cherchais à m’éclairer, je parcourrais la ville en quête de quelque homme sérieux et bien informé. Je trouvai Monsieur Pépin, le Halleur, dans la rue St Honoré et je le vis très sceptique. Il arrêta devant moi, Monsieur Nicollet, l’avocat qui sortait du Ministère de la Justice et qui nous affirma que le Gouvernement n’avait reçu aucune dépêche. Je sus bientôt que Monsieur Chevreau, Préfet de la Seine, avait couru à la Bourse pour faire une déclaration semblable, et je compris qu’un de ces misérables qui réduisent toutes choses à la spéculation avait lancé une fusée pour gagner de l’argent en une heure.

Quel réveil que la nouvelle des désastres de Forbach (10)  et de Reichshoffen (11)  arrivée le Dimanche 7 Août! Je n’avais pas d’intérêt direct et personnel dans le corps du Général Frossard; cependant un des officiers qui y servaient, le Vicomte de Villeneuve Flagose nous fût pendant une semaine un sujet d’inquiétude. Madame de Villeneuve, amis d’enfance de ma fille n’avait aucune nouvelle; une lettre d’Arthur qui s’était enquis de lui, témoignait de telles craintes que nous crûmes devoir la communiquer à Monsieur de l’Arbre, oncle de cette jeune femme. Enfin, après huit jours d’angoisse, un billet daté de Cologne, annonçait qu’il était prisonnier et envoyé à Stettine en Poméranie. Caroline a pu profiter depuis de sa qualité d’Américaine pour le rejoindre sous la conduite de son frère, John Knight, en traversant toute l’Allemagne avec un sauf conduit prussien. John est revenu et nous a donné sur son voyage des détails de nature à prouver que nous ne souffrons pas seuls de la guerre.

Reichshoffen me touchait de plus près. J’ai élevé Madame de Mac Mahon avec qui je suis resté en excellents rapports, et l’héroïque malheur de son mari m’était un sujet d’émotion. J’avais presque naître Robert de Voguë, tué à côté du maréchal, et je me sentais pénétré du chagrin de sa famille. Là encore, j’ai eu lieu de déplorer le triste état moral de notre pays? Vingt barbouilleurs à tant la ligne ont vu dans cette tragédie militaire, un texte à amplifications; ils ont raconté des conversations du Prince de Prusse avec Melchior de Voguë (12) ; ils ont brodés, assaisonnés de tous les ingrédients de leur rhétorique, et quand j’ai vu Melchior, je l’ai entendu me dire qu’il n’avait pas rencontré le Prince de Prusse. Il n’y avait donc là que des phrases fabriquées à plaisir. Comment a-t-on le triste courage de mettre son esprit et ses inventions en jeu devant des réalités aussi poignantes? Quelques jours passèrent sans nous apporter rien de bien significatif du théâtre de la guerre et, jusqu’au 15, notre attention était absorbée par le mouvement politique qui se faisait à Paris. La Chambre et le Sénat étaient convoqués, le Ministère Olivier tombait, le Cabinet Palikao se formait et l’on sentait sans le dire l’effondrement du Régime Impérial; il semblait cependant qu’on s’accordât pour n’en pas parler, pour tenter les derniers efforts à l’encontre de l’étranger, en réservant pour le jour de la paix, la liquidation d’une politique désastreuse et d’un système condamné.

Le 18 Août fut pour nous une cruelle journée. Je sortais de table à 11 heures du matin et je m’apprêtais à aller à une messe de mort, quand je fus demandé par Monsieur le Baron Laugier de Chartroux, député des Bouches du Rhône, dont le beau-fils, Monsieur de Vaquières, est capitaine en second dans l’escadron de mon gendre. Sa figure était fort altérée et dès qu’il fut assuré d’être seul avec moi, il me montra dans le journal officiel, une dépêche annonçant que l’escorte du Général Bazaine avait été attaquée, que 20 hommes étaient hors de combat et que le capitaine qui la commandait était tué. Ce capitaine, ce devait être Arthur ou Mr de Vacquières, car la veille une lettre de Georges Danloux nous annonçant que l’escadron restait auprès du Maréchal. Mon premier mouvement fut l’aller chez Madame Moitessier et chez sa fille Catherine me prit dans sa voiture, me mena au Palais de l’Industrie, me présenta à Madame la Maréchale Canrobert qui partit aussitôt pour le Ministère de la Guerre, Monsieur Buffet, neveu de Madame Moitessier, fit des démarches de son côté pour savoir le nom de l’officier tué; mais rien n’aboutit, et je rentrai avec la poignante conviction que mon pauvre gendre était mort. Les murs de Paris se couvraient de l’affiche de cette funeste dépêche. Il fallait empêcher ma femme et ma fille de sortir, puis la préparer au malheur que je croyais certaine, et enfin leur avouer tout ce que j’avais appris. On n’essaie pas d’exprimer ce qui se passa dans mon coeur et sous mes yeux dans cette journée, pendant la nuit qui la suivit et le lendemain matin jusqu’à 10 heures. Alors, nous arrivâmes quelques mots au crayon de notre cher militaire, écrit après l’action. Deux jours plus tard, une lettre, une vraie lettre, nous confirmait dans notre joie. Mais, c’est la dernière que nous ayons reçue. Nous savons par voix détournée, que tous les officiers de l’escadron se portaient bien le 23 Août. Le silence est complet depuis cette date.

Les engagements du14, du 16; du 18 avaient leur éclat pour nos armes; de nouveaux corps se formaient à Châlons sous le Maréchal Mac Mahon: Strasbourg, Toul, Montmedy, Plhalsbourg, résistaient héroïquement. On pouvait espérer, on espérait; les combats des derniers jours du jour du mois et la capitulation de Sedan firent tomber le voile et nous mirent en face d’une révolution et de la perspective du siège de Paris.

Cette dernière éventualité m’imposait le devoir de rester chez moi, avec mon fils; mais tout m’autorisait à soustraire ma femme et ma fille aux chances que je me croyais obligé de subir et avec beaucoup de peine et de travail, je les décidai à partir. Elles sont à Montalembert, près de Libourne, chez Lydie Wacrinier qui a pour elle tous les soins, toutes les attentions d’une fille et d’une soeur, je suis donc tranquille de ce côté.

Quant-à la Révolution (13) , voici mon sentiment. Ceux qui l’ont faite ont assumé sur eux une immense responsabilité! Ils ont ajouté un coup d’état à tous les actes qui ont montré dans le passé la France au premier occupant. Le Général Trochu qui tenait dans ses mains la seule force existante s’est associé à leur entreprise alors qu’il pouvait les obliger à faire nommer un conseil de gouvernement par la Chambre. Il a été faible. Les conséquences de tout ceci peuvent être terribles. Derrière les hommes qui ont mis la main sur le pouvoir, il y en a de plus violents qui commencent à rugir et qui tenteront à leur heure la bataille de Juin 1948. Quelques cabinets comme celui des Etats Unis, celui d’Italie, celui de Suisse, celui du Portugal ont reconnu le gouvernement du 4 Septembre. Les grandes cours s’abstiennent, et le roi de Prusse déclara qu’il ne traitera pas avec des gens qui n’ont aucun mandat. On peut déjà sentir ce qu’il y a d’insuffisant dans le nouveau régime.

Que prévoir? Nos forts détachés et nos remparts sont-ils défendables et seront-ils défendus? Deux questions auxquelles il ne m’appartient pas de répondre et sur lesquelles les gens compétents répondent très différemment. Toujours est il que dans les documents officiels on déclare la volonté de se battre à outrance, dans les forts, aux murailles, derrière les barricades si l’enceinte doit être forcée. C’est un programme à la Saragosse qui fait pendant à la circulaire de Monsieur Jules Favre (14) : « Ne pas céder un pouce de notre territoire, une pierre de nos citadelles. Peut-on maintenant, avec les éléments dont on dispose et avec une population de 2.000.000 d’âmes réaliser ce plan? J’avoue que ne n’y vois pas plus qu’un aveugle né dans ces ténèbres et je ne hasarde pas même une hypothèse.

J’ai reçu jusqu’ici des lettres du dehors, une chaque jour de ma femme et de ma fille, une chaque jour aussi de Madame de Montbreton, d’assez fréquentes de ma soeur, plusieurs de Madame Pyrent que j’ai entrevue ici au début de la crise et qui a maintenant chez elle toute sa famille moins ses deux gendres. Madame Denisane m’a écrit du Montreux près Genève, Madame Meignan des environs de Tours, Madame Muller de Reignac, Madame de la Gravière d’Orléans. Ces correspondances vont cesser. L’ennemi est autour de Paris; les lignes ferrées sont coupées, le silence va se faire pour moi. Mon fils n’a pas cru qu’à son âge, il lui convînt de s’en tenir au travail de l’Internationale; il s’est enrôlé dans notre garde sédentaire et fera comme ses voisins valides, le service des remparts, en attendant celui de l’émeute. Il faut me résigner à ces nécessités et mettre au pied de la croix mes inquiétudes.

Je vois quelques personnes qui ont cru, comme moi, être tenues de rester au lieu de leur domicile réel, qui n’ont pas voulu déserter, émigrer, céder à la peur, abandonner leurs pénates, livrer au hasard des événements leurs domestiques et les gens qui peuvent être tentés de leur demander appui ou conseil. L’intimité se resserre, le cérémonial s’oublie dans de telles circonstances, et l’on se parle à coeur ouvert de toutes choses. Je vois chaque jour chez Madame de Billing; hier, pour la première fois, je ne l’ai pas trouvée; je reçois ce matin un billet plein de regrets, portant l’assurance qu’elle sera rentrée aujourd’hui à l’heure habituelle. Son fils Robert est employé aux affaires étrangères et elle est au courant par lui de bien des faits qui échappent au public. Je rencontre d’ailleurs dans son salon quelques diplomates restées à Paris, Madame de Nieuworkerko, la Duchesse de Marmier, et, par toutes ces voies, je recueille quelques courants de nouvelles dont je tâche de faire masse.
Mon vieil ami, Le Maout, est accouru du fond de sa Bretagne, et, avec ses 70 ans, il a pris un chassepot et veut faire le coup de feu comme les plus jeunes. Il a tout ce qui me manque pour cela, il n’est ni goutteux, ni quasi aveugle, ni nerveux au point de ne pouvoir pas plus tirer qu’écrire lisiblement; je l’envie sans pouvoir songer à l’imiter.

Alexandre Muller est lui aussi rentré et il transforme son hôtel en ambulance.

Enfin, je vois souvent le Baron Malouet qui a comme moi, envoyé femme et fille au loin, et qui est resté avec ses deux fils aînés, dont l’un sert dans la garde mobile.

Nos entretiens roulent sur les événements actuels et, plus particulièrement, sur la chute du régime impérial qui avait semblé si fort et qu’un récent plébiscite paraissait affermer pour des années. J’ai horreur du Vox victis, des injures aux gens qui sont par terre, des accusations vagues, des reproches pêchés à la ligne dans la bourbe du journalisme, et, libre de toute gratitude personnelle pour un gouvernement à qui je ne dois ni une faveur, ni une distinction quelconque, je puis dire ce que je pense avec une entière franchise. Or, tout ce qui m’est revenu de l’Empereur tend à me faire croire qu’il était bon, généreux, mais qu’il avait la plus triste opinion des hommes en général et de ceux qui l’entouraient en particulier, et c’est là une cause de profonde corruption. Il y avait d’ailleurs en lui de l’aventurier. Strasbourg, Boulogne, le 2 Décembre, l’ont prouvé. Il voulait éblouir la France et le monde et les expéditions de Chine et du Mexique n’ont eu d’autre but. La seconde a abouti à une déconvenue, et, s’il est vrai qu’on ait cherché dans les ressources du budget de la guerre de quoi solder le reliquat de cette malheureuse affaire, que les manoeuvres tendant à cette fin soient l’explication de l’insuffisance des approvisionnements et de nos désastres actuels, l’accusation prendrait des proportions énormes. Mais le mal est ailleurs et la nation toute entière doit faire son mea culpa. La démoralisation est partout, personne ne fait son devoir. Les fournisseurs volent de concert avec les fonctionnaires chargés de vérifier les livraisons; les pots de vin sont un article notable de la dépense des uns, de la recette des autres. Les gens de bureau font le moins possible, arrivent tard, partent de bonne heure et ne sont exacts qu’à émarger. Personne ne s’occupe de son métier, n’étudie ce qu’il doit savoir, ne se met à la hauteur de sa tâche, et nous sommes devenus un peuple de viveurs, de quémandeurs, de fripons, et joueurs; nous ne connaissons plus ni le devoir, ni le respect. Nous nous moquons de tout, de tous, de nous-mêmes; le mensonge est dans toutes les bouches, l’insouciance dans tous les esprits. On veut jouir, jouir vite et beaucoup, mener la vie et la fortune à la vapeur. On ne travaille que pour arriver à un certain point après lequel on ne fait plus rien parce que la force des choses vous porte d’elle même plus haut. Et ce n’est pas une Assemblée Constituante, et un système nouveau d’institutions politiques qui guériraient ces plaies honteuses; c’est une foi religieuse agissant sur chaque individu pour purifier la masse. Cette foi, elle est dans le coeur de beaucoup de gens, mais elle est bien loin, peut-être de l’Empire qu’elle devrait avoir pour refaire notre malheureuse société. Ceux qui ne sont pas gangrenés, ceux qui gardent des scrupules et même des vertus, n’ont pas contre le mal, cette haine vigoureuse, ce zèle énergique que voudrait Alceste, et certaines révélations qui m’ont été faites ces jours derniers sur la cour des comptes où personne ne forfait à son devoir, m’ont prouvé qu’on étonne les gens, même probes et de conduite intacte, quand on leur propose d’aller résolument au fond des choses et de prendre certaines initiatives. Voilà, à mon sens, pourquoi la France est menacée de périr. Qu’est ce d’ailleurs que cette forfanterie qui nous porte à ne jamais douter de nous, que cet aveuglement qui nous empêche de voir que nos continuelles agitations sont un embarras pour l’Europe, que notre abaissement est une satisfaction pour l’Angleterre, une vengeance pour la Russie et l’Autriche, que nul ne se soucie de nous tendre une main secourable, et qu’au moment où nous avions besoin de nous concilier tout le monde, nous aliénons tout le monde, en affichant le républicanisme et en ouvrant la porte aux Saturnales démagogiques. Quand Dieu veut frapper les peuples comme les rois, il commence par les aveugler. Nous en sommes là.

Essaierai-je de dire ce que la catastrophe présente fait de victimes, entraîne de ruines privées dans la ruine publique? Assurément non. Mais il est un exemple de l’injustice, de la passion, du préjugé aveugle qui s’est trouvé à ma portée et que je veux consigner ici avec la sévérité qu’il mérite. Le département de la Meurthe avait pour préfet, monsieur Podevin dont la fille est mariée à Edouard Muller, que j’ai vu à Nancy dans sa splendeur quand j’y suis allé comme témoin pour ce mariage, et que je savais honnête homme et énergique dans l’accomplissement de ses devoirs. Lorsque la ville où il résidait fut occupée par les prussiens, des gens qui lui en voulaient, affirmèrent qu’il avait abandonné son poste, qu’il avait laissé prendre une grande cité par 4 Uhlans, qu’il avait noyé les poudres, refusé des fusils aux gardes nationaux pour se défendre, conseillé à ses administrés dans une proclamation de bien recevoir les envahisseurs qui se montraient humains, et finalement, on racontait qu’il avait dîné chez le Prince de Prusse, sur quoi monsieur Chevreau, Ministre de l’Intérieur, le révoqua de ses fonctions sans qu’un mot fut dit en sa faveur par Monsieur le Baron Buquet, par Monsieur Chevandier de Valdrôme, ses amis au corps législatif, ni par Monsieur de Richemont, aussi son ami au Sénat. Mon instinct, mon sentiment, ma raison se refusaient à admettre ces infamies, et je pris la plume pour l’écrire à Edouard et pour lui demander de dire à son beau-père, dès qu’il communiquerait avec lui, que je voulais devancer toute protestation de sa part et m’inscrire contre la calomnie. J’ai revu depuis Monsieur Podevin, et la vérité est qu’il n’a quitté son poste qu’après avoir reçue la nouvelle de sa révocation, c’est à dire le 2 Septembre, qu’il n’a écrit, signé, affiché aucune proclamation du genre de celle qu’on lui imputait, qu’il avait demandé des armes au Ministère sans en obtenir et qu’il ne disposait que de 83 fusils de pompier pour repousser d’une ville ouverte, non pas 4 Uhlans, mais 150.000 soldats prussiens, qu’il n’avait plus même un gendarme, que les poudres avaient été noyées par le Génie militaire sans qu’on lui eut demandé son avis et qu’il n’avait jamais dîné chez aucun prince. Voilà ce qu’il n’avait pas fait. Quant-à ce qu’il avait pu faire, des remerciements votés à l’unanimité par le Conseil Municipal de Nancy sont une justification plus que suffisante. Tout ceci a été publié par lui dans le Journal des Débats, répété dans le Moniteur, sans la moindre contradiction depuis le retour du malheureux Préfet. Ce sont des faits acquis. Que penser maintenant des Ministres qui, après l’avoir laissé sans instruction, l’ont frappé pour couvrir leur propre incurie? Laide page dans la vie, dans la courte carrière ministérielle de Monsieur Chevreau; souvenir regrettable pour des gens que je connais et qui, dans leur dépit d’élection combattue par Monsieur Podevin, ont profité de la circonstance pour l’accabler dans une feuille départementale à leur dévotion. Voilà un magistrat honorable et courageux réduit à se cacher parce qu’il dépendrait du premier gredin qui le rencontrerait de le faire mettre en pièces en criant au traître.

18 Septembre

Le soupçon, la dénonciation sont une des maladies révolutionnaires de notre pays; on ne voit partout qu’espions prussiens et que trahison, et les scènes les plus lamentables se succèdent en ce sens. Avant hier, le Maréchal Vaillant étudiait certaines parties des fortifications auxquelles il avait travaillé en 1840, il avait un plan. On a crié, on l’a saisi, mené au poste, puis chez le Général Trochu, et je ne sais si, là, on l’a fait évader, ou si on a pu faire comprendre à la foule affolée qu’il avait mission écrite de faire ce qu’il faisait. Le texte même de l’ordre dont il était porteur a été inséré le soir dans les journaux. Aujourd’hui, des gardes nationaux ont, de leur chef, arrêté le Général Ambert sous l’inculpation d’avoir crié « vive la France » et non « vive la République », sur les remparts où il avait un commandement; enfin, en rentrant chez moi, je viens de voir une troupe de badauds amassés autour d’une femme un peu grande qu’on prenait pour un homme déguisé, et conséquemment, pour un espion.

Et la stupidité n’est pas en bas seulement. Imaginera-t-on que demain tous les bataillons de la garde mobile présents à Paris vont avoir à élire leurs officiers, qu’au moment où l’ennemi est à Charenton, on brise les cadres de cette milice à peine formée, qu’on ouvre la lice à toutes les ambitions de grade, à toutes les convoitises de solde, à toutes les rancunes, à toutes les jalousies! Soyez donc avec cela le diplomate d’un pouvoir précaire et sans base; demandez donc, comme Monsieur Thiers s’est chargé de le faire, demandez donc aux puissances européennes de prendre notre défense, espérez donc une intervention ou même une médiation. Certes, j’ai peu de goût pour l’homme à qui le Gouvernement provisoire a confié cette mission, mais je le plains de s’en être chargé, et l’échec qu’il vient d’éprouver en Angleterre n’est probablement que le prélude de deux autres. On n’a plus qu’à se voiler la face et à gémir; à moins d’un miracle, toute issue parait fermée. Il n’y a de choix qu’entre les abîmes béants.

Les jours ont 24 heures cependant. Je dors peu et mal; il faut remplir le temps et c’est un vrai tour de force que d’y arriver. Le journal ne fournit que des bribes auxquelles suffisent des minutes. Les courses vagues me sont insupportables; je m’abstiens des visites banales. Une lecture suivie dépasse mes forces d’intelligence ou du moins d’attention et je combats avec moi-même pour arriver au bout de quelques articles de critiques qu’on peut prendre et laisser. Si j’avais une meule à tourner, un cheval de manège à conduire, je m’y mettrais volontiers pour ne pas penser.

19 Septembre

Avec plus de liberté d’esprit que je n’en ai, on ferait de curieuses études sur les physionomies, les attitudes, l’humeur, la conversation des gens qu’on rencontre. Sans parler des indifférents qui continuent tout simplement leur vie habituelle et que la fermeture des théâtres ennuie, de ceux qui, n’ayant plus d’affaires, s’attablent devant les cafés, et, pour nous en tenir à ceux que le malheur public préoccupe, on distinguerait les hommes qui tombent dans l’abattement complet, ceux qui comptaient sur des prophéties, ceux qui jurent pour se persuader qu’ils ont de la fermeté, ceux qui cherchent querelle à tout le monde pour écouter leur irritation intérieure, ceux qui acceptent toutes les bourdes des journaux, ceux qui ont les poches pleines de moyens de salut et qui cherchent le placement de leurs panacées. J’en passe assurément et des plus étranges, car la mosaïque humaine est composée de pièces innombrables. Ce qui seul est rare, c’est le sentiment de la vérité, des sources du mal, du long et pénible effort qu’il faudra faire pour se retremper si Dieu permet que nous restions ou que nous redevenions un peuple digne de vivre et de se faire compter. Chacun voit sa petite fortune, des petits intérêts, ses douces habitudes menacées ou perdues et fait de cela le point capital. Si l’on en reste là, tout est consommé. Un de nos plus éloquents prélats a trouvé de grandes pensées et de sublimes paroles dans sa douleur chrétienne et patriotique tout ensemble, et nul homme d’état ne dira rien de plus haut aux vaincus et aux vainqueurs de cette fatale année. Monseigneur Dupanloup a dépassé tout ce qu’on pouvait attendre même d’un esprit très élevé. Le ciel seul donne ces lumières.

20 Septembre

Nous voici aux coups de canon. Hier, on s’est battu sur plusieurs points et après un engagement plus sérieux que les autres, nous avons perdu le plateau de Chatillon qui domine les forts de Montrouge, de Vanois et d’Issy, qu’on n’avait pas fortifié en 1840, où l’on a trop peu travaillé dans ces derniers jours, et que les Prussiens savaient être un point vulnérable de notre système de défense, ils n’ont pas hésité à y aller, tout d’abord, et comme un division entière a lâché pied aux premiers boulets, l’énergie du Général Ducrot n’a pas suffi pour garder la position. Encore une page lamentable à ajouter à tant d’autres, et pour qu’il n’y manque rien, nous savons que nos soldats logés la nuit précédente dans des habitations abandonnées y ont forcés les caves, cassé et brisé les meubles pour le plaisir de détruire et agir de telle sorte qu’il y aurait eu bénéfice pour les propriétaires à une occupation prussienne. Ceci me vient de source certaine et m’est rapporté par un témoin oculaire qui en rougissait de honte.

Le jeune Malouet et le jeune de Montigny étaient eu feu; je suis allé chez leurs parents prendre des nouvelles; ils sont revenus sains et saufs.

Monsieur Lefèbure père, au premier bruit du combat, était parti avec un aide et une voiture de l’internationale; il a relevé lui-même, plusieurs blessés, leur a fait sur place un pansement avec le soin et la dextérité d’un homme de l’art, a déposé les plus souffrants chez nos bons pères jésuites de Vaugirard, et a ramené les autres à l’ambulance du Palais de l’industrie. On a plaisir à connaître des hommes de cette trempe.

Ce matin, Robert de Billing, de garde au pont de Flandre, a vu avec une lunette un corps nombreux de Prussiens sur lequel tirait le fort de la Briche (Saint Denis). Paul et le fils Lefébure sont de service au Bastion 53 (Avenue de l’Impératrice). Je suis allé les voir et j’ai eu quelques peines à arriver jusqu’à eux. Des troupes défilaient le long de l’avenue Malakoff avec leur attirail de combat. Nous saurons demain ce qu’elles allaient faire.

Depuis deux jours, Monsieur Jules Favre est à Meaux en conférence avec le Comte de Bismark. Je l’avais appris avant hier; les journaux en parlent ce matin seulement et donnent à penser qu’un armistice pourrait résulter de cette entrevue. Quant-à Monsieur Thiers, il est à Tours; Ira-t-il à Vienne et à Pétersbourg? Je l’ignore. Mais ce que j’ai observé, hier et aujourd’hui dans mes courses à travers Paris et aux remparts, m’a affligé. Débacle, Débandade, Confusion sont les seuls mots qui puissent rendre mon impression.

J’ai fait visite à Monsieur Moitessier dont la femme et les filles sont au Mortier (près de Tours) chez Madame de Flvigny. Il m’a longuement parlé du monde des affaires qu’il connait mieux que personne, des grandes sociétés de crédit dont pas une ne se tient dans la lettre et encore moins dans l’esprit de ses statuts, et après avoir parcouru devant moi un grand cercle des turpitudes, il est arrivé à me dire que, de toutes les administrations avec lesquelles il avait traité, une seule était honnête, celle des tabacs. Il lui a fallu demander un ordre au Ministère des Finances pour faire accepter, à titre d’essai, quelques paquets de cigares dont il voulait qu’on connût la qualité, quand il achetait à la Havane pour le compte de la Régie Française. J’ai l’air de faire le procès de mon pauvre pays, il n’en est rien. Je cherche où il en est et je groupe les faits que je recueille pour me bien pénétrer de la grandeur du mal et travailler à y remédier dans l’infime mesure de mes forces. Il faut avoir sondé les plaies pour les guérir. Il faut connaître tous les torts d’autrui pour se rendre compte du bien qu’on devrait faire et qu’on n’a pas toujours fait. Chacun de nous a une réforme à opérer sur soi-même.

21 Septembre

Une affiche, placardée sur tous les murs, nous rappelle qu’il y a 78 ans, à pareil jour, la République a été proclamée par la Convention. Une autre répète, au nom du Gouvernement de la Défense Nationale qu’on ne cédera pas un pouce du territoire, pas une pierre des citadelles de la France. Les personnes que j’ai vues commentent de deux manières ces déclarations de l’autorité. Les uns disent que Monsieur Jules Favre est revenu avec l’ultimatum suivant :

  • - Cession de l’Alsace et de la Lorraine,
  • - Abandon de la moitié de la flotte,
  • - Contribution de guerre de 5 milliards.

D’autres parlent de pressions exercées à l’Hôtel de ville par MM Blanqui, Félix Pyat, Mégy, Flourens. Plusieurs racontent des actes invraisemblables d’indiscipline de soldats et de gardes mobiles, des arrestations arbitraires, des sévices sur des gens inoffensifs, qu’on prend pour des Prussiens parce qu’ils sont blonds, ou qu’on accuse à tout hasard de trahir. C’est un spectacle déchirant pour tout coeur français et j’en souffre jusque dans les dernières profondeurs de mon être. Ecrire ces choses est une douleur et je me borne à une simple énonciation, ne me sentant pas la force de faire davantage. Quant-à relever les dires des journaux, c’est inutile ici, et je sais trop ce que vaut leur prose pour y consacrer une minute au delà du temps que je mets à les lire. Je n’y vois d’ailleurs que les actes officiels, les nominations, les listes de blessés, des correspondances rarement dignes d’attention. Une lettre de Monsieur de Flaney à Monsieur Louis Ulbach a attiré mes yeux ce matin. J’ai vu Monsieur Ulbach chez mes amis Muller dont il a été le locataire, et qui l’ont reçu avec sa femme à Reignac. Je suis même allé une fois chez lui à l’occasion du mariage de ma fille que je trouvais poli de leur annoncer moi-même à tous deux après les rapports que nous avions eus. Madame Ulbach est une personne intelligente et agréable, fille d’une maîtresse de pension (Madame Lemaire). Son mari était aux antipodes de mes opinions religieuses. Mais je ne l’ai jamais entendu rien dire qui approche de ce dont se plaint Monsieur de Flaney et, si ces plaintes sont fondées, le Cloche diffère beaucoup de l’ancienne rédaction du Temps. Les romans de Monsieur Ulbach étaient des oeuvres honnêtes, m’a-t-on dit; je n’en ai pas lu un ce qui n’est assurément pas la suite d’un sot dédain, mais bien du manque de temps, ces ouvrages n’entrant dans aucune des conditions de mon travail.

23 Septembre

L’absence de nouvelles du dehors ajoute à la tristesse de la situation intérieure et n’a que de faibles compensations dans quelques rares commerces d’amitié. Hier soir, Le Maout est venu et nous a dit des quantités de vers du 2° livre de l’Enéïde sur la ruine de Troie. Il reste homme de goût et tout classique dans sa douleur, et les allusions littéraires lui viennent avec abondance. Je lui ai lu la lettre de Monseigneur Dupanloup et les beautés du style ont ajouté à l’effet qu’elle devait avoir sur lui. Il continue son service de volontaire dans la garde nationale et aujourd’hui même il est aux remparts (à la Muette). On a égard à son âge en ne lui donnant que des factions de jour, et l’on se pare de sa décoration de la Légion d’Honneur en le plaçant au premier rang.

Un autre ami m’a consulté ce matin sur un scrupule relatif à cette même croix. Nul ne l’a mieux méritée, et j’ai appris par sa propre déclaration qu’il en était embarrassé et que, depuis près d’un mois, il ne porte plus son ruban rouge. S’il ne m’en avait pas parlé, j’aurais évité de le questionner; mais il m’a abordé de front; et il m’a demandé ce que j’en pense, et j’ai du le lui dire. Pour rien au monde, je ne répudierais, avant qu’un acte du pouvoir m’en fit une loi, une distinction dont je me serais tenu honoré à un autre moment. Pour aucune considération, je ne voudrais être accusé de timidité par ceux qui me connaissent. Je continuerai donc d’agir comme par le passé. Je n’ai pas biaisé pour répondre en ce sens, et du reste, je trouverais tout simple qu’on agisse en sens contraire.

Hier, un journal du matin nous annonçait une manifestation armée à l’Hôtel de ville à l’effet d’introduire Messieurs Louis Blanc et Blanqui dans le Gouvernement. Mon fils qui avait une emplette à faire à la Belle Jardinière n’a rien vu qui ressemblât à la réalisation de ce programme, et le même journal nous apprend aujourd’hui que 2.000 personnes seulement, avec des bouquets au fusil, se sont présentées à la maison commune; et, sans articuler la prétention qu’on leur supposait. Alexandre qui sort d’ici a entendu dire par un témoin que la Préfecture de police et Monsieur de Kératry étaient les objets de l’animadversion des promeneurs, et qu’une nouvelle procession devait partir à midi de la Place de la Concorde pour détruire ce foyer d’infection morale et le réactionnaire qui y préside. Il est 3 heures et j’ignore s’il a été donné suite à cette résolution qui ferait merveilleusement le compte des félons de toutes catégories. J’irai bientôt aux nouvelles et je saurai peut-être aussi ce qu’a produit la cantonade qui n’a cessé de gronder toute la nuit, et ce matin de cinq heures à midi.

8 h du soir. Pas de manifestation émeutière! Engagement d’artillerie qui parait nous avoir rendu quelques positions. Les détails manquent dans le journal du soir; mais on y lit une belle relation faite par Monsieur Jules Favre de son entrevue avec le Comte de Bismark à Ferrières.

24 Septembre

Je revenais de chez Madame de Léautaud aujourd’hui vers quatre heures quand je m’entendis appeler d’un des jardins qui bordent l’avenue Gabrielle. J’approchai et je reconnus le Colonel Claremont qui est presque seul à l’Ambassade d’Angleterre depuis le départ de Lord Lyons pour Tours et qui n’ayant rien à  faire fumait des cigarettes au milieu de la plus magnifique végétation et sous un ciel d’un bleu admirable. Il a au fond le coeur français et il comprit à nos misères; il a l’esprit juste et il avoue que le jour où l’Angleterre a laissé écraser le Danemark, elle a compromis son autorité en Europe; il voit plus loin  que le moment présent, et il sent que la suppression ou l’amoindrissement de la France entamera fatalement en Orient des solutions ruineuses pour son pays. La brutalité de Monsieur de Bismark et de son auguste maître le révolte aussi bien que moi et il convient que, si la morale est une condition dans la vie des peuples et du gouvernement, la Prusse appelle dans un avenir quiconque de cruelles représailles. Mais quand au présent, il n’aperçoit pas une issue. En supposant Paris forcé, occupé, même détruit, il n’y a plus d’autorités avec qui le vainqueur puisse traiter. La Prusse mettrait-elle des préfets, des soldats et des exacteurs allemands dans toutes nos villes?

Après avoir quitté le colonel, je suis monté chez Madame de Billing, et j’ai trouvé près d’elle, Madame Jules Sandreau qui n’a rien de Mariana, heureusement pour son mari, mais qui m’a paru, à travers son chagrin patriotique, plus portée qu’il ne faut à plaindre l’Europe de la nuit intellectuelle qui se fait depuis que notre soleil ne l’éclaire plus. Pauvre femme! Elle croit à notre littérature! Elle imagine que le silence de nos écrivains ouvre une ère de barbarie, et que l’esprit humain sera frappé d’atonie et d’inanition parce que nous ne lui fournirons plus d’aliments! Je n’avais pas prévu, je l’avoue humblement, cette conséquence de la catastrophe présente et les illusions de mon orgueil français ne m’ouvraient pas la perspective d’un tel châtiment pour nos ennemis.

25 Septembre

Le Colonel Chaumont m’avait demandé hier d’aller voir sa mère qu’il a appelée de Luciennes chez lui. Je me suis empressé de le faire aujourd’hui, et j’ai trouvé, au lieu de cette personne sur qui l’âge avait été sans prise pendant si longtemps, une fée cassée, courbée, ankylosée de rhumatismes, pouvant à peine parler, aimable encore cependant, soignée dans sa toilette de malade, et d’une raison parfaite dans tout ce qu’elle dit. Devant cette ruine, j’ai involontairement pensé à Chérubin, à Henriette des femmes savantes, à Richard des Enfants d’Edouard, Louison d’Alfred de Musset, et ces visions d’autrefois me semblaient inconciliables avec une réalité qui m’affectait péniblement. Jamais ce qu’on a été et ce qu’on devient n’ont plus différé. Son fils était près d’elle et je suis resté plus de 3 quarts d’heure avec eux. Le colonel n’a pas reçu un mot de son Ambassadeur, et l’on m’a donné à entendre il y a quelques instants que Lord Byron répugnait à quitter Paris. C’est Monsieur de Maeternick qui l’a entraîné à Tours. Le diplomate autrichien avait peur, dit-on, et ne voulait pas avoir à traverser les lignes prussiennes en certaines occurrences.

26 Septembre

Madame de Belleyme avait envoyé prendre des nouvelles des miens; je suis allé ce matin l’en remercier et lui parler de ce qui la touche. Elle n’a rien su de son fils depuis le 18 Août et, en cela, elle est dans le même cas que nous pour Arthur. Depuis le Dimanche 18 Septembre, elle est sevrée de toute communication avec sa fille qui habite Poitiers. Tardieu, son ami, ignore aussi complètement ce que devient son fils unique, soldat de la classe 1870, à Clermont Ferrand, et tout cet ensemble de tristesse l’accable. Elle trouve néanmoins dans son coeur de la compassion pour Monsieur Devienne et pour l’inqualifiable situation qui lui est faite par les lettres découvertes aux Tuileries. Je crois, comme elle, qu’elle a voulu rendre un bon office à l’Impératrice, qu’il a obéi à son dévouement, que sa conduite est excusable; mais, en vérité, certains contacts sont interdits à un Premier Président de la Cour de Cassation, et il aurait du le sentir. De son côté, Monsieur Emmanuel Arago a eu le tort d’attendre, pour le mettre en demeure de s’expliquer le moment où il lui était impossible de rentrer dans Paris. Pourquoi aussi s’être absenté, dans un temps où on doit être à la tête de sa compagnie? Il sera bien difficile de sortir tout à fait net de cette scabreuse affaire et je m’en afflige pour la magistrature. Je n’ai du reste jamais approché de Monsieur Devienne bien que je compte des amis dans son intimité. J’avais eu recours à ces relations communes l’année dernière pour des renseignements qui intéressaient Madame Standish, et il avait répondu avec autant de sérieux que d’obligeance aux questions qu’on lui avait adressées de ma part.

Le canon n’a résonné ni hier, ni aujourd’hui, et deux ballons ont du emporter les billets que j’ai mis chaque jour à la poste pour ma femme et les deux que j’ai adressées à Madame de Montbreton et à Madame Pyrent.

27 Septembre

Pendant une partie de la journée, le ciel a été obscurci du côté de l’Est par une épaisse fumée qui paraissait venir que quelques immenses incendies. Je n’ai rien su de positifs à cet égard, mais ému d’un tel spectacle, j’ai pensé à tout ce que je connais de dévastations résultant des besoins de l’attaques et de la défense, et j’ai entrevu un horrible gouffre. On a rasé et brûlé avant l’arrivée de l’ennemi tout ce qui se trouvait dans la zone militaire. On a pillé et anéanti par instinct de désordre ce qu’on a trouvé abandonné. Dimanche matin, le beau-frère d’Emmanuel Le Maout a vu brûler toutes les habitations de l’Ile Saint Ouen qui  couvraient les travaux des Prussiens. Hier, on m’a assuré que le Château de Madame Vatry à Stains était réduit en cendres avec ce qu’il contenait. Qui sait si un milliard n’a pas été englouti dans cette sauvage dévastation de notre banlieue? Jamais on ne refera ce que vient de disparaître. De petits bourgeois qui avaient dépensé douze ou quinze mille francs pour un cottage où leurs femmes et leurs enfants allaient respirer l’été ne risqueront plus pareille somme, même s’ils en peuvent disposer, après une si cruelle expérience. La vie de tous va changer de face et s’assombrir. Quelle sera d’ailleurs la destinée des fortunes les plus liquides? Notre dette de 11 milliards va peut-être monter à 18, et pour réaliser une augmentation annuelle  de 300 millions de recette, il faudra charger d’impôts ceux qui en supportaient une part acceptable. Mon parti est tout pris et je paierai volontiers cinq fois ce qu’on m’a demandé jusqu’ici. Mais ne tuera-t-on pas la poule aux oeufs d’or, et n’arrivera-t-on pas à la banqueroute? N’aurait-t-on d’ailleurs à compter avec l’esprit radical et les utopies? Avoir vu la France si riche, si prospère et en être là au bout de deux mois! Les 23 ans de guerre de la République et du 1° Empire ne nous avaient pas mis si bas et une courte période de bon gouvernement avait suffi pour nous relever.

28 Septembre

Si complet que soit l'investissement de Paris, il y pénètre toujours quelques nouvelles du dehors. Il faut n'accepter qu'avec réserve ce qui se raconte et je répète, à titre de bruit accrédité, un mot attribué à Lord Byron qui m'a été donné aujourd'hui pour vérité pure. Les italiens ont occupé Rome, et le Chevalier Nigra, Ambassadeur du Roi Victor Emmanuel, grand parleur comme chacun sait,  dépensait beaucoup d'élégance pour établir que son souverain aurait les plus grands égards pour le Saint Père, qu'il lui laisserait une entière liberté. Le vieil amiral anglican, impatienté sans doute de cette vaine faconde, aurait répondu : "Vous prenez tout mon appartement et vous me laissez libre dans ma chambre à coucher".

C'est un grand événement que cette prise de possession de la capitale du monde catholique, et s'il perd quelques chose de son retentissement dans les circonstances actuelles, il reprendra toute son importance quand les esprits auront retrouvé leur assiette. Pour ma part, je n’admets pas que l'Eglise puisse être frustrée des promesses divines qui l'ont fondée. J’attends donc avec confiance une solution dont je n'entrevois pas la formule. Ce n'est pas Pie 9 que je plains, c'est le Roi Galant Homme, qui manque à sa foi et aux traités souscrits par lui. Napoléon 1° n'a pas eu à s'applaudir de ses violences contre Pie 7. Victor Emmanuel ne grandira pas en le suivant dans une voie contraire à la justice, et où il ne sera pas le maître de s'arrêter à son point de et à son heure. La révolution le pousse; il ne la dirige plus; il la subit, les rois s'en vont; c'est visible.

29 Septembre

Les gènes du siège se sont fait sentir aujourd'hui de manière imprévue. Le charbon de bois pour la cuisine allait nous manquer et l'on n'en trouvait plus dans notre quartier. Je suis allé de très bonne heure Avenue de Suffren, derrière l'Ecole Militaire, et à gros prix, il est vrai, j'en ai acheté pour cinq semaines. Si j'ai quelque chose à faire cuire, le combustible ne sera pas absent.

En revenant de cette course lointaine, j'ai traversé la Champ de Mars, et j'y ai regardé avec attention une sorte de camp ressemblant très peu à ceux de l'Opéra comique et du Cirque national. J'en rapportais une impression pénible, et, par un hasard singulier, je n'ai vu que des optimistes, Monsieur Louis de Boissieu d'abord qui croit la défense assurée, puis Sauley dont les dires semblent emprunter quelque poids à un uniforme d'artilleur et qui augure presque bien des mesures prises par le général Trochu et ses collaborateurs. Il voudrait seulement que l'Armée dite de la Loire ne fit rien pour nous secourir directement, et qu'elle allât entre parie et la Lorraine couper l'Armée prussienne de sa base d'opération. Mes deux interlocuteurs sont, comme moi, séparés de la partie féminine de leur famille et privés des consolations que la Poste apporterait en temps moins sombres. Nous avons échangé quelques plaintes à l'unisson. J'ai été frappé de ce que je voyais de vraie sensibilité à cet égard chez monsieur de Boissieu, et j'ai eu plaisir à l'entendre, sans provocation de la part, rendre pleine justice à la parfaite bonté du coeur de sa belle-mère.

Hier, le canon a grondé depuis 3 heures du latin jusqu'à 10, et je n'ai pas écrit parce que je ne savais rien de positif. Aujourd'hui, je puis constater que si notre sortie ne nous a pas livré les positions de Chevilly et de Choisy, que si elle nous a coûté 200 morts et 600 blessés, elle a été du moins honorable pour nos soldats et pour nos gardes mobiles qui sont revenus dans l'ordre le plus parfait. L'ennemi a laissé aux membres de l'International toute liberté pour enterrer les morts, pour relever et emmener les blessés. Il n'a gardé que le corps du Général Guilherm pour lui rendre les honneurs militaires et mon fils m'apprend qu'on vient de le renvoyer après la cérémonie. Nos jeunes gens ont vu trois régiments prussiens dont la tenue était irréprochable et rien sur le terrain ne rappelait ce matin l'action d'hier, ni un corps humain, ni un effet d'équipement, tout avait été enlevé et rangé. On n'a donc pas pu juger des pertes faites par les assiégeants.

 Je me suis fait une loi de consigner ici mes appréciations de chaque jour, en notant les sources où je puise et sans chercher à mettre d'accord ce que j'ai dit et ce qui me revient. Cette façon de procéder me semble la condition absolue d'un journal, et c'est de la contrariété même des bruits que je recueille que pourra naître, si Dieu me prête vie, une appréciation exacte et sincère des faits.  Je cherche la vérité et je me tiens en garde contre les illusions du patriotisme comme contre es préventions vaines ou injustes à l'encontre de nos adversaires. Je vois chaque jour des gens moins circonspects et plus crédules aux sottes assertions des journaux. Jamais on ne mesurera  le degré d'ineptie du public et la facilité avec laquelle il accepte les récits  les moins vraisemblables. Il n'est pas de jour, presque pas d'heure où je n'entende des énormités. Je fais aussi une affligeante étude de l'ignorance profonde des gens qui essaient des rapprochements historiques entre le passé et le présent. On ne sait rien et l'on parle comme si on savait. Quelqu'un  m'a longuement entretenu aujourd'hui de la destruction de Troie, de Ninive, de Thèbes aux cent portes, de Rome au temps des Gaulois, le tout à propos de l'issue possible du siège de Paris, je n'ai, je l'avoue, aucune mémoire particulière sur ces antiques catastrophes; mais, en aurais-je, je serais peu porté à y chercher des indices de ce qui peut nous arriver.

Référencement

  1. Clouet (Les), peintres et dessinateurs d’Origine flamande. François Clouet, fils de Jean, 1520-1572, travailla avec son père comme peintre du Roi et lui succéda dans sa charge.
  2. Johann Caspar Lavater, philosophe, poète, orateur et théologien protestant suisse, créateur de la physiognomonie, art du juger du caractère d’après les traits du visage.
  3. Ems: ville d’Allemagne.
  4. Vincent Comte Benedetti, diplomate français, représentait la France à Berlin en 1870.
  5. Peuple de race et de langue italiques, vivant autour du Mont Socrate qui fit partie de la confédération étrusque, puis conclut une alliance avec Rome.
  6. Cf  nouveau testament, le Livre de Ruth qui raconte comment, femme moabite, veuve d’un israélite venue en Canaan, elle épousa le riche Booz.
  7. Anne Louis Girodet de Roucy, dit Gorodet-Trioson, 1767-1824, peintre français, élève de David.
  8. Eustache Le Sueur, 1617-1655, peintre français, élève de Simon Vouet.
  9. Claude Gellée, dit Claude Lorrain ou Le Lorrain, 1600-1682, peintre français, allié avec Poussin, a découvert, le premier, le phénomène de la vibration lumineuse (voir ses marines et ses paysages).
  10. Forbach: Bataille de Spicheren, du 6 Août 1970 qui opposa les troupes de Frossard (28.000 h), retranchées sur les hauteurs de Spicheren, à la 1° Armée allemande de Steinmetz (70.000 h). Non soutenu par Bazaine, Frossard du se replier, ouvrant ainsi la Loraine aux Allemands.
  11. Il s’agit des charges de Reichshoffen, le 6 Août 1970, ordonnées par mac Mahon et exécutées par les cuirassiers des généraux Michel et Bonnemain sur Morsbronn et Elsasshausen pour tenter de dégager le gros des troupes françaises, pendant la bataille de Froeschwiller, au cours de laquelle Mac Mahon fut battu par le Prince Royal de Prusse qui entraîna la perte de l’Alsace.
  12. Melchior de Voguë (Marquis de), 1829-1916, historien français, dirigea des fouilles en Palestine et en Syrie.
  13. Il s’agit de la mise en place du Gouvernement dit de « la Défense Nationale » du 4 Septembre 1870.
  14. Jules Favre, 1809-1880, député républicain de paris (48/51), l’un des 5 députés républicains de l’opposition élu en 57, participe à la chute de l’Empire, Ministre des Affaires étrangères dans le Gouvernement de la Défense Nationale (4/09/70), entrevue de Ferrières (19-20/09/70), négocie la paix de Francfort (10/05/71), démissionne le 2/08/71.