4 Juillet 1871

Nous sommes allés avant-hier, mon fils et moi, remplir notre devoir électoral. Partis à 5 heures du matin de Corcy, à 6 heures de Longpont, nous entrions en gare de Paris à 8 heures ½ et chez nous à 9 heures ¼. Avant 10 heures nous avions retiré nos cartes et déposé nos bulletins de vote dans la boite de sapin poétiquement décorée du nom d’urne. La messe entendue, et après une visite rue de Londres, nous avons déjeuné chez Md de Belling avec son fils et sa fille Thérèse. Robert nous a fort intéressé, il était un puits de détails inédits de politique courante. Les précautions prises pour préserver Mr Thiers d’un attentat le jour de la revue, les inquiétudes qu’il a données depuis par un sommeil continu de seize heures, la résolution annoncée par Mr le Duc d’Aumale de rester près de lui pendant que les autres Princes iraient saluer Mr le Comte de Chambord et cela pour qu’il y ait sur place quelqu’un qui puisse aviser en cas de malheur, constituent la petite pièce du présent, ce que voit derrière le rideau. Une révélation plus curieuse de rapports aux Archives des Affaires Etrangères.

En rentrant dans son cabinet du Quai d’Orsay, Robert a appris de son garçon de bureau que durant toute la durée du régime communaliste, une trentaine d’individus bien vêtus passaient les journaux à tirer des cartons des pièces qu’ils y replaçaient après en avoir pris copie. Il est difficile de croire que l’amour de la science fut le seul mobile de ce travail, et les gens avisés qui s’y livraient ont probablement un un petit commerce plus ou moins honnête qui les fera vivre à l’étranger et qui les dédommagera en partie de ne plus grignoter les miettes de notre budget.

J’ai passé en quittant la rue Royale quelques heures chez moi à écrire et à ranger des papiers, puis je suis allé chez Md Moitessier et nous avons dîné chez Md de Beleyme qui nous avait invités dès le 21 Juin. Elle avait pensé avoir Mr Dumas fils avec nous ; mais la Princesse Mathilde s’est avisée de n’être pas morte à Bruxelles comme le prétendaient les journaux, de profiter de la loi récente relative aux Princes bannis pour revenir à St Gratien et de convier ce jour là même l’auteur de l’affaire Clémenceau, courtisan des grandeurs déchues, il s’était cru obligé de répondre à cet appel.

Tardieu et son fils, une dame que je ne connais pas, la veuve du peintre Boulanger, un neveu de Mr Patin, nous, Auguste et la maîtresse de maison, voilà de bons comptes une table de neuf couverts.

Notre Docteur a rouvert son cours à l’école de Médecine et il n’avait jamais eu un auditoire aussi nombreux et aussi attentif. Les razzias de la police ont enlevé les tapageurs, ce qui reste dans le quartier latin veut travailler et réparer de trop longues vacances.

Nous sommes repartis hier à 11 heures 40 et vers 3 heures nous rentrions au château assez fatigués de cette course. Nous ignorons le résultat de notre belle conduite. Les relevas du Moniteur sont encore incomplets. Paris est resté calme pendant le vote et nous avons vu plusieurs régiments en sortir en tenue de route.

5 Juillet

16 de nos candidats sur 21 sont élus. Dans les départements on a été moins sage. Var et Vaucluse sont rouge écarlate ; Gambetta est élu dans trois collèges comme pour prouver que dans la république des aveugles les borgnes doivent être députés. Mr Rocher a échoué et je le regrette. J’aurais voulu qu’un homme de ce talent pût répondre de ses actes du haut de la tribune, précisément comme va le faire le citoyen Dictateur de la direction donnée par lui à la guerre, de l’emploi de nos fonds, du recours coutumier à l’arbitraire, de la démolition systématique de tout ce qui pouvait être une force pour le pays, un appui légal ou un contrôle. Mr Magne a été plus heureux ; c’est un financier qui peut rendre des services ou tout du moins éclairer les discussions.

J’ai aujourd’hui une lettre de ma femme datée d’Auch, une de Md Pyrent et une du Baron Malouet.

7 Juillet

La Politique me fournit à l’instant où j’écris que le voyage de Mr le Comte de Chambord à travers cette France rouverte pour lui comme pour d’autres proscrits et qu’il a traversée sans bruit. Md de Luda écrit à Md de Montbreton qu’il est à Chambord et qu’il y reçoit ses cousins. Un voyage qu’il fit jadis à Berlin fut l’occasion d’un échange de notes entre la Cour des Tuileries et le Gouvernement Prussien. Son séjour à Belgrade produisit un peu plus tard des manifestations dont le Roi Louis Philippe et ses ministres s’émurent et auxquels la Chambre des Députés répondit par un vote de flétrissure contre cinq de ses membres les plus honorables. Aujourd’hui l’héritier de nos rois passe inaperçu dans Paris. C’est une correspondance privée qui nous le montre dans un château de ses pères racheté pour lui au moment de sa naissance par voie de souscription nationale. Loprier avait certes bien tort de voir l’ancien régime, la corvée, le droit du seigneur et tant d’autres épouvantails sous ce présent fait au continuateur présumé d’une race souveraine. Heureusement pour son bon sens il ne craignait rien de tel ; malheureusement pour sa moralité, il évoquait de vains fantômes pour effrayer des niais et pour servir un parti peu scrupuleux.

Odit est venu passer 24 heures près de sa grand’mère et lui montrer qu’il marche sans boiter. Nul doute maintenant que les eaux ne le remettent tout à fait. Sa mère ira pour son propre compte aux Pyrénées avec lui, elle vient d’être véritablement souffrante et a besoin de se soigner. Clémence et Damien seront du voyage. La présence du convalescent a été fêtée par un dîner auquel participaient trois jeunes voisins, MM Guy de Lubersac, Henri le Pelletier et Henri de Montesquiou. Les chevaux, les chiens, la chasse ont défrayés en partie la conversation ; les souvenirs de l’invasion prussienne, de la garde mobile, des sièges de Paris ont donné leur appoint. Le trait excentrique nous est venu du premier des trois invités, il nous a raconté qu’il venait de peindre le panneau de sa chambre à Lubersac en Limousin et qu’il y avait représenté des suppliciés : un pendu dans un état avancé de décomposition, un décapité qui tient sa propre tête à la main. Je ne me rends pas compte de ce goût particulier de peinture qui a peut-être sa raison au Campo Santo de Pyro ou au cimetière de Bâle. Voilà un talent d’agrément d’un emploi bizarre. L’analyse de cette décoration murale était avec une complaisance marquée et avec une précision de détails qui rappelait la morgue. Qu’aurait dit la mère du Mr Guy devant- son œuvre ?

9 Juillet

Md de Belleyme m’a prêté dimanche dernier, et nous venons de lire en trois soirées, une brochure non signée de Dumas fils, publiée à Londres en Décembre 1870 sous le titre de Lettre de Junius, mais on le reconnait dès la première page. Mr de Bismarck, le roi Guillaume, le Prince royal, le Prince Frédéric-Charles, la reine Augusta, la Prusse, la France, voilà le sujet. Quelques prophéties dont une s’est réalisée (le roi Guillaume ne rentrera pas à Paris), une application du portrait photographié à l’étude de l’histoire contemporaine, beaucoup d’esprit, des pays heureux, un plein de jolis mots piqueront la curiosité. Le mince volume, à peine connu de ce côté ci de la Manche depuis quelques jours, y fera parterre. Mais pour Dieu, que Mr Dumas n’abuse pas à l’avenir de la divination, de la physiologie et même de la politique ; cela porte malheur à ceux qui s’y livrent en amateurs, et après une charge amusante sur les Allemands victorieux, il sera bon de chercher une autre veine. La lettre insérée dans le Figaro aux approches des dernières élections ne m’a pas plu. J’y ai trouvé le ton des tirades de Félix dans quelques pièces de vaudeville et je voudrais une note différente pour partir au pays de ses plus pressants intérêts.

Une proclamation de Mr le Ct de Chambord établissant que la conservation du drapeau blanc est pour lui une nécessité d’honneur est jugée diversement ; était-il obligé de se prononcer dès maintenant sur cette question délicate ? Le doute parait permis. Pour moi qui aime la franchise et qui viens de voir la révolution renier les couleurs de 1789, je suis disposé à approuver le Prince, il suit sa ligne et personne n’aura à lui reprocher d’avoir promis ou laissé entrevoir plus qu’il ne tiendrait si la France allait à lui.

10 Juillet

Je m’étonnais de n’avoir eu à lire dans les comptes-rendus des séances de l’Assemblée, depuis la courte session de Bordeaux, aucun discours de Mr Burle. Un homme qui manie la parole comme lui et qui a vivement désiré un siège de Député doit aborder la tribune. Ce savant secrétaire de l’Académie des Beaux Arts a-t-il mis de la coquetterie à se faire attendre quatre mois, ou a-t-il eu assez d’humilité pour croire qu’il avait besoin d’un noviciat et pour l’accomplir dans les bureaux et dans les commissions ? Toujours est-il qu’il vient de débuter et qu’il a prononcé un vrai discours sur l’article 2 du projet de loi organique des Conseils Généraux. Il a montré dans l’institution d’une délégation permanente placé par le Conseil près du Préfet le point essentiel de la loi et le moyen d’assurer la véritable décentralisation sans porter atteinte à l’unité du gouvernement. Si le coup d’essai de Mr Brule n’a pas le brio que j’attendais, il prouve une connaissance sérieuse de la matière débattue et l’argumentation y est serrée en de certains passages. L’orateur s’est arrêté avec tact sur la pente glissante de la justice en expliquant ce qu’on a appelé en 1852 du nom de décentralisation, et quand sa pensée ne lui a plus paru saisir l’auditoire, il l’a présenté sous une nouvelle forme ; il a réussi en résumé avec moins d’éclat que ne l’attendaient ses amis. Je serais homme à l’en féliciter.

11 Juillet

Tout a été noble et loyal dans les procédés du Cte de Chambord. le fils aîné du Duc d’Orléans, le chef actuel de la branche cadette de Bourbon lui avait demandé de le recevoir, il lui a répondu qu’il était à la veille de prendre une grande résolution et qu’il le priait de remettre une démarche de cette nature à un autre moment ; il n’a pas voulu de surprises, il a repoussé l’idée d’engager ses cousins à plus qu’ils ne pensaient ; les voilà prévenus de ce que veut le chef de leur race. La France aussi sait qu’il ne lui demande rien, et que, si elle veut se mettre sous l’égide du principe qu’il représente, elle devra accepter tout ce qui découle de ce principe. On dirait des Jésuites « Sint ut sunt, aut non sint » (« Qu’ils soient comme ils sont, ou qu’ils ne soient pas »). Le petit fils de Charles 10 est un roi et non un stadhouder, un prince de hasard en la circonstance. Le trône n’est pas un siège de repos dans notre pays et le seul homme qui puisse s’y asseoir de plein droit ne saurait être contraint de tacher son drapeau et de gratter son écusson comme l’a fait son grand oncle le 13 février 1831.

J’ai reçu ce matin plus de cinq pages de Md de Nadaillac. Nul enthousiasme chez elle pour la Préfecture. C’est à ses yeux une auberge où il est bon de se tenir prêt à boucler ses malles. Mr de Nadaillac qui s’est occupé de paléontologie donne quelque activité aux fouilles dans le Département des Basses Pyrénées. Il a près de lui son neveu de Jumilhac que mon aimable correspondante va mener aux Eaux Bonnes. Est-ce pour lui qu’elle me demande des renseignements sur Melle de Saulty ? J’ai écrit aujourd’hui même tout ce que je sais. J’ai vu le grand-père de cette jeune personne en 1831 chez Mr de Barante, à Versailles où il était Receveur Général. La tante de Chabrol est belle-mère de Mr Léonard de Chabot. Une autre tante, idiote, Md de Soye, a auprès d’elle ma parente d’Orsderviller. La famille de Saulty possède le Bâville du Lamoignon.

15 Juillet

La St Henri m’a valu de bonnes lettres de tous les miens. J’ai répondu aujourd’hui même. J’ai de plus écrit au Général Goethals qui m’avait envoyé sa brochure ‘226 pages) sur l’état moral et la constitution des armées de France, d’Allemagne et de Belgique. Enfin j’ai adressé à Md de Balleroy et à Md d’Ivry l’expression bien sincère de ma sympathie pour les douleurs qui viennent de les atteindre. Je sais par expérience ce qu’on souffre en perdant des enfants.

Je viens d’achever la lecture de la correspondance des derniers Condés. On aurait pu laisser ces lettres dans les archives où elles étaient recueillies. Il y manque un intérêt d’esprit, une grâce de style qui révèleraient seuls l’insignifiance des fonds. Le vieux Prince est tout d’une pièce, brave, loyal, attaché à ses devoirs de Général, de Gentilhomme, de parent proche du roi, mais court de vues et toujours mécontent des personnes qui se servent de son épée plus qu’elles ne se servent de la cause royale. Le Duc de Bourbon ne reste pas même avec l’émigration armée pendant toute la durée de l’existence du Corps de Condé. Le Duc d’Enghien a plus d’élan et sa fin tragique donne du prix à ce qui vient de lui. Mais j’ai perdu une illusion en lisant ses lettres, il n’avait pas épousé la Princesse Charlotte de Rohan. La Sœur Marie Joseph de la Miséricorde (Princesse Louise de Bourbon) est bien verbeuse pour dire peu de chose ; la Duchesse de Bourbon est étrange. Les vieux amours du Prince de Condé et de la Princesse de Monaco aboutissant à un mariage, l’arrivée en Angleterre d’une fille née du Duc de Bourbon et d’une danseuse, son union avec Mr de Rully, son 2ème mariage avec Mr de Chaumont Guitry, grand père de mon élève Odette, m’ont ramené vers un monde connu de moi.

Mais quelle pénible impression que celle qui reste de ces vies mal réglées avant, pendant, après la plus terrible des révolutions, de ces exemplaires du 18ème siècle prolongés dans le 19ème, de ces gens qui parlent sans cesse de principe, de religion et qui se conduisent comme s’il n’y avait ni Dieu, ni morale ! L’arrivée des d’Orléans à Londres, leurs lettres et leurs visites à Monsieur et au Duc de Bourbon, quelques missives de Louis 18 légèrement pédantes dans leur incontestable dignité, voilà ce qui tranche un peu avec l’ensemble ternes de ces papiers. Ce n’est pas assez. Si j’en avais eu la disposition, j’en aurais pris 30 pages pour les encadrer dans un récit rapide et j’aurais ainsi mis en lumière tout ce qui mérite d’être connu. Je ne regrette pas absolument le temps le temps que j’ai consacré à ce travail mais je n’y reviendrai plus, l’histoire de l’émigration n’existe pas encore.

16 Juillet

Le courrier de ce matin nous a apporté la nouvelle du mariage de Scipion de Nicolaë avec Melle de Turenne. C’est une personne de 24 ans, fort bien élevée, riche dès à présent, dont le Père n’est pas plus terreux que le dernier ministre des relations extérieures de l’empire n’était, La Tour d’Auvergne, mais dont la noblesse doit être excellente puisqu’il y avait proche parenté avec le Duc de Céreste-Branca. La terre de Fourdin qu’habitait le Duc est passée à Mr de Turenne comme héritage. Quant à Scipion je l’ai connu enfant, élevé dans une de ces pensions de choix où l’on mange du poulet et où l’on apprend peu de latin, encore moins de grec et presque pas de français ; il est entré dans l’armée par un engagement volontaire comme font les gens qui n’ont pas pris assez sur eux pour arriver à l’épaulette par St Cyr. Il a conquis son grade de sous lieutenant par de bons services parmi lesquels compte la campagne d’Italie, et est devenu lieutenant sous Metz l’année dernière. Le bâton de Maréchal est hors de portée pour lui et il va rentrer dans la vie civile. Ces sera, j’en suis sûr, un très bon mari. J’avais donné des leçons à sa sœur, Md de Missiessy, morte il y a quelques années et bientôt suivie au tombeau par un enfant unique. Scipion sera après son père chef de sa branche. Le nom fort justement honoré qu’il porte a d’autres représentants. Je connais Mr Raymond de Nicolaë, marié d’abord à Melle marie de Noailles, puis à Melle d’Andigné, Mr le Marquis de Bercy, Mr Christian de Nicolaë et il y en a d’autres. Le Père du fiancé est des meilleurs tireurs de France et j’ai dit dans ce journal ce que j’ai trouvé de bonté pour moi et pour les miens dans Md sa mère, née Beauvoir. Son aïeule, morte il y a un peu plus de deux ans, garde sa place dans mon respectueux souvenir.

19 Juillet

Me voici à l’avant-veille de mon départ pour Paris et pour Auch, et l’inventaire du travail accompli en un mois clora les notes inscrites dans ce journal sous la rubrique de Corcy. J’ai écrit cinq leçons (3 sur Dumas fils, 1 sur la Russie Contemporaine, 1 sur les Petits poètes du grand siècle). J’ai étudié avec soin le commentaire de Mr Paulin Paris sur Tallemant des Réaux (tomes 3, 4, 5), l’Histoire de la Correspondance des derniers Condés. Je viens enfin de faire connaissance avec un nouvel historien, Mr Marius Topin, neveu de Mr Mignet, en lisant son livre sur l’Homme au masque de fer.

Quelques notes sur cet ouvrage. L’auteur a dépouillé aux Archives des Affaires Etrangères et dans les différents dépôts publics la masse énorme des pièces de tous genres relatives aux prisonniers d’état de la fin du 17ème siècle, et s’il n’a pas résolu le problème, il a au moins élucidé des points d’histoire demeurés obscurs jusqu’à lui. On ne peut souhaiter plus de netteté et plus de convenance qu’il en a mis à traiter la délicate question de l’existence ou de la non existence d’un frère de Louis 14 soustrait à la vue du public. Anne d’Autriche sort honorablement de cette enquête et l’on peur regarder la légende du prisonnier mystérieux comme absurde en ce qui la concerne. Il n’a pas lieu de s’arrêter davantage sur les versions relatives à Fouquet, au Duc de Beaufort, au Duc de Monmouth, au Comte de Vermandois. Mr Topin croit, lui, que le nom du Comte Mattioli est le mot de l’énigme. Quoiqu’il en soit, nous devons au jeune savant des révélations curieuses sur tous les personnages nommés dans ce sommaire exposé de deux faits traités par lui avec ampleur. L’enlèvement et la captivité du Patriarche Arménien et du ministre Mantorian prouvent à quels attentats pouvaient se porter les diplomates français d’alors sans que le monde se soulevât pour punir de si incroyables violations du droit des gens.

C’est encore un sujet de réflexions sérieuses pour nous que la figure de ce Saint Mars, gentilhomme des environs de Montfort d’Amaury, Maréchal des Logis aux Mousquetaires, chargé en 1661, d’arrêter Pellisson pendant que d’Artagnan arrêtait Fouquet, désigné trois ans plus tard pour garder à Pignerol le surintendant disgracié, restant là 16 ans, passant ensuite à Exilles, aux îles Sainte Marguerite et enfin à la Bastille avec des missions non moins pénibles, les remplissant avec une discrétion, une méfiance, une exactitude, une raideur qui en font le type de geôlier honnête homme, scrupuleux, usant sa vie dans des fonctions assujettissantes qui nous montrent en lui le premier des prisonniers d’état d’un long régime. Il avait 31 ans quand il s’enferma à Pignerol ; il en avait pris 71 quand fut enterré en 1703 au cimetière de St Paul le prisonnier inconnu amené cinq ans auparavant à la Bastille et inscrit au registre mortuaire sous le nom de Marchiali.

Je ne mentionne pas ici les lectures que j’ai faites au salon dont aucune n’était nouvelle pour moi. J’ai reçu à Corcy une soixantaine de lettres et j’ai répondu à toutes.

Auch 26 Juillet

J’ai quitté Corcy vendredi dernier 21 du mois à 1 heure ½ et j’étais arrivé chez moi vers 6 heures. La journée du samedi et celle du dimanche ont été employées par des affaires, des visites, et le vote pour le Conseil Municipal. La conversion obligatoire de 104 obligations du Midi en fonds américains m’obligeaient à quelques courses ; c’est là une opération de prudence paternelle que les conseils réitérés de mon ami Muller m’ont décidé à faire et qui ne prouve pas une foi robuste dans l’avenir de ce pays. J’ai maintenant 50.000 francs au delà de l’Océan. Mes enfants y ont la même somme.

Parmi les personnes que j’ai vues, je nommerai Md de Belleyme chez qui j’ai trouvé un jeune Ney, fils naturel du feu Prince de la Moskova, lieutenant, décoré à 21 ans, fort intelligent, artiste-né, agréable d’esprit, et qu’on dit s’être conduit en héros en face des Prussiens et des communaux. J’ai dîné Samedi chez Md de Belling après avoir vu Mr Malouet, Mr Duparc, et la Md de Nicolaë. Enfin j’ai fait dimanche une triste visite à Md Robert Latour qui vient de perdre sa fille Louise à 19 ans. J’avais vu naître cette enfant qu’un frère a précédé au tombeau, il ne reste rien à ses parents.
Je sais aujourd’hui le résultat du vote de Dimanche. La plupart des candidats conservateurs passent malgré un grand nombre d’abstentions. Quelques hommes d’opinion avancée ont réussi. Dans trop de quartiers l’élection est à recommencer faute d’un chiffre suffisant de suffrages exprimés. On est ainsi fait en France. On clame à cors et à cris des franchises et des droits, et quand on les a obtenus, on n’en fait nul usage. On ne prend pas la peine d’aller déposer son bulletin à quelques pas de chez soi. C’est dimanche, on va se promener au loin, à la campagne.

Le 23, à 8 heures du soir, Paul et moi nous partions pour Marmande où nous étions le lendemain à 10 heures. Ma sœur et mon beau-frère m’attendaient à la gare, et ils n’étaient pas seuls. Le bruit s’était répandu que le Duc de Nemours et le Duc de Chartres venaient incognito les visiter, et les républicains pur-sang étaient en observation à notre débotté, sans doute pour s’opposer à quelque démonstration monarchique. Cette sottise a duré toute la journée et les domestiques de Louise ont été plusieurs fois avisés d’une descente probable de la police locale. Il n’était jamais entré dans mes prévisions de troubler la tranquillité de Marmande et de passer pour un Prince déguisé.

Il a fallu me laisser conduire à travers rues et boulevards chez les amis de ma famille. J’ai fait huit visites entre 2 et 4 heures. On me les a rendues entre 4 et 6. Md de Forzach dînait avec nous, et le soir Mr le Président et la Présidente de Goran, le Commandant Flagel, Mr le Colombet, le docteur Dubourg sont venus juger de mes talents au Whist et sur le piano. Je puis dire comme certains héros des Lettres Persanes que nul n’a été plus vu que moi. Hier mardi j’ai pris le train de 10 heures du matin et en 3 heures j’arrivais à Auch.

27 Juillet

J’ai reçu en entrant chez ma fille, une lettre du Baron Malouet où il est surtout question de la séance de Samedi à l’Assemblée de Versailles. Une pétition des évêques a amené à la tribune Mr Thiers, Mgr Dupanloup, Mr Gambetta. Il s’agissait du Pape et de la situation qui lui est faite à Rome. L’évêque d’Orléans a été ce qu’il est toujours ; il a démonté la gauche en lui jetant cette phrase : « Vous dites que la religion vous menace ; elle vous manque. » Mr Thiers qui a parlé quatre fois a affirmé son respect pour le St Siège, son dévouement au souverain pontife, après quoi il a déclaré impossible de faire la guerre pour rétablir le pouvoir temporel du chef de l’Eglise. Là-dessus Mr Gambetta s’est rallié à un ordre du jour qui paraissait convenir à la droite et qu’elle a repoussé aussitôt. Mr Thiers moins net a semblé tout près à accueillir les avances de l’ex-directeur. Enfin celui-ci, démasquant sn jeu, un scrutin écrasant a montré 450 voix d’un côté, 87 de l’autre, et quelques hommes dupés ont vu là un succès pour l’Eglise.et pour le principe d’ordre. Je ne suis pas optimiste à ce degré.

Toutes les pompes de l’éloquence et tout l’éclat de la Majorité qui a renvoyé la pétition au ministre ces Affaires Etrangères laissent percer un aveu d’impuissance. On discutait Vendredi de ce que ferait la France ; on sait maintenant qu’elle ne fera rien, qu’elle n’est pas en état d’agir efficacement et la Prusse doit être aussi aise que l’Italie d’avoir entendu de telles déclarations partant de la Tribune de Versailles. Le journal des Débats dit ironiquement ce matin qu’on a fait au pouvoir temporel un enterrement de première classe.

Tout est triste au dehors et il faut se réfugier dans l’intimité de l’étroite famille pour se consoler. Nous sommes cinq sous le même toit ; mes enfants sont bien installés et je jouis pleinement de cette réunion. Je n’ai ni affaire, ni visite qui dérangent mon humble bonheur, ni pensée d’une séparation presque immédiate comme à Paris le mois dernier. J’ai fait quelques courses dans la ville, mais je veux la bien connaître avant d’en parler ici.

28 Juillet

L’archevêque vient de mourir. On l’a exposé dans une des salles de son palais et je suis allé ce matin faire une prière auprès de son cercueil. La résidence épiscopale est un beau bâtiment Louis 15 avec 11 fenêtres de façade sur la cour donnant de l’autre côté sur une espèce de précipice au bas duquel coule le Gers. Un jardin en terrasse est précisément parallèle à un escalier monumental dont les Auscitains sont si fiers. Les restes de la prison de la Prévôté séparent ce palais de l’escalier. La cathédrale le touche et forme un des côté de la tour. Les deux ailes de ce corps principal dessinent un H.

La cathédrale elle-même est un monument inachevé et de style mêlé. La nef, le chœur, les bas-côtés sont de la fin de l’époque ogivale et offrent de belles lignes. Le portail bâti au 17ème siècle est lourd et détonne par ses colonnes corinthiennes, ses arcs à plein cintre, ses anges qui ressemblent à des amours, ses écussons tourmentés, ses guirlandes qui annoncent Versailles, et ses grilles contournées ; aux autels de la plupart des chapelles, on voit des colonnes torses, des frontons plus ou moins classiques. Dans les parties restées pures, l’ornementation sculpturale n’est pas achevée. Ce qui est vraiment bien ce sont les boiseries du chœur et les vitraux et il faut choisir pour examiner les boiseries une heure où le Chapitre ne chante pas ce que le suisse appelle ses complices. Je compte bien les étudier attentivement. Lauzerte les a jadis dessinées avec un soin et une exactitude admirable. Dans une chapelle qui s’ouvre sur le bras méridional du transept repose Mgr de Salinis que j’ai connu simple prêtre à Juilly et 1834 et qui a été évêque d’Amiens avant d’accepter le siège Métropolitain d’Auch.

La nomination de Mgr Guibert, Archevêque de Tours au Siège de Paris est officielle. Prélat austère, il fait preuve d’abnégation en acceptant un poste où Mgr de Quintin a été pillé par l’émeute en 1831, où Mgr Affre a été tué sur une barricade en 1848, où Mgr Sibourg a été assassiné par un prêtre dans l’église de St Etienne du Mont et où Mgr Darboy vient d’être fusillé comme otage par la Commune. Paris ressemble fort à un calvaire pour ses premiers pasteurs.

31 Juillet

Nous étions en fête hier. Ma sœur et mon beau-frère, se rendant de Marmande à Luchon, se sont arrêtés 36 heures ici et mes enfants ont célébré leur venue par un dîner. Nous étions déjà sept en ne comptant que la famille. Arthur et Marie ont invité le Lieutenant Colonel du régiment, le Capitaine de Vaquières, et un Mr Valère, Procureur de la République à Mirande, qui avait beaucoup vu ma sœur quand il était substitut à Marmande, et qui a fait un vrai voyage pour la retrouver. Avec les ressources modestes de son manage et de sa petite fortune, ma fille a réussi à donner bon repas et service convenable à ses hôtes. Le Lieutenant Colonel est un homme bien élevé, musicien, dessinant passablement le paysage, sculptant le bois. Mr de Vaquières est de naissance distinguée, un peu cousin des Nicolaë, un disciple de Scipion chez Mr Dupley, décoré à Metz, compagnon de captivité d’Arthur à Düsseldorf ; il vient souvent le soir chez mes enfants pour qui il est très déférent ; il ne manque pas d’esprit, est bon officier, monte très bien à cheval, va beaucoup dans le monde sans avoir absolument le langage et la tenue d’un homme qui a cette excellente habitude. Mr Valère, avec son nom de jeune premier, est un aimable garçon, natif de Lambray, protestant, désireux de se marier et un peu gêné pour cela dans ce pays par sa religion ; il s’est occupé de musique et n’est pas fâché qu’on lui demande de jouer du piano ; il s’est tiré honorablement d’une romance sans paroles de Mendelsohn. J’avais joué quelques mélodies de ma façon, ma sœur a terminé un petit concert improvisé en exécutant comme elle sait le faire deux petits morceaux nouveaux pour moi.

1er Août

Ce matin on a enterré l’Archevêque ; je n’ai pas assisté à la cérémonie où nulle obligation ne m’appelait. Mais j’avais visité la cathédrale au moment où la préparation s’achevait ; j’avais vu les places réservées au Préfet, au Général, au Président des Assises, au tribunal civil, aux fonctionnaires de toutes classes, aux corporations de tous ordres. Une promenade m’a montré l’affluence des Curés, des Notables du Diocèse, arrivant à pied, à cheval, dans des véhicules de tous âges, de toutes formes, laissant bêtes et voitures dans les hôtelleries et commandant le repas qui devait suivre le service. Un couvent de Carmélites se trouvant sur mon chemin, je suis entré dans la chapelle, et après avoir fait une prière, j’ai regardé les grilles qui séparent les filles de Ste Thérèse du monde des vivants, même pour la communion. Marie m’a dit que l’on compte quinze religieuses dans cette maison.

Le facteur m’apporte trois pages du Général Claremont, et me fait part de la mort de sa chère mère et me dit qu’elle a fini en brave et vraie chrétienne. Je penserai à elle devant Dieu, et je répondrai dès demain à la lettre du Général. Les souffrances de cette pauvre femme étaient devenues telles qu’on ne pouvait plus souhaiter la prolongation d’une vie de torture. Voilà l’issue de toute chose ici-bas. Une étoile du théâtre obscurcie depuis vingt ans s’éteint sans bruit, et les notes que j’ai soulignées en les transposant ont leur éloquence et peuvent se passer d’un commentaire.

2 Août

J’ai pu étudier les boiseries du chœur de la Cathédrale, de cette espèce d’église réservée aux chanoines et séparée du transept et de la nef, jadis par un jubé, aujourd’hui par un cancel orné de peintures. Un orgue surmonte ce cancel et au-dessus de l’instrument se dresse une grande croix qu’une chaine dorée rattache aux claveaux de la voute.

C’est une immense merveille que cette œuvre du 16ème siècle, avec ses deux étages de stalles (40 au rang inférieur, 69 au rang supérieur), avec cette suite de 76 grandes figures en demi-relief qui surmontent les hauts dossiers, et le baldaquin si délicat et si riche qui règne au-dessus de tout cela. Les grandes figures que j’ai surtout examinées ont un mètre 20 de hauteur et représentent dans un ordre, ou plutôt dans une confusion qui ne permet guère de deviner un dessein prémédité, les Vertus théologales, les Vertus cardinales, Adam et Eve, des patriarches, des prophètes, des sybilles, des personnages de l’Ancien Testament comme Jahel et Sisera, Moïse, Jephté, Tobée, Judith, sa servante, Holopherne, Saül, Michel, David (représenté trois fois dont une en costume de François 1er avec une harpe), Goliath et Bethsabée ; les Evangélistes avec leurs attributs : Sts Pierre et Paul avec les clés et l’épée complètent cet ensemble. Tout n’est pas égal dans l’exécution de ces figures, mais l’effet général est des plus imposants. On ferait un livre si l’on voulait analyser les petits tableaux sculptés dans les parcloses de chaque stalle, et aux Miséricordes, les figures souvent bizarres, grotesques et même un peu libertines qui forment les accoudoirs et les museaux.

L’esprit de la Renaissance et les fantaisies du Moyen-âge s’y marient ; les scènes de la Passions, les souvenirs de Mythologie païenne, les châtiments de l’école, les animaux réels, les chimères, les monstres s’y voient dans les attitudes les plus variées. Le livre existe et combien il aurait gagné à être illustré par Dauzat qui avait dessiné chaque détail avec un scrupule de bénédictin et le talent si original et si vif qu’on lui connait. Ainsi complété, il servirait une fois de plus à prouver quel monde d’idées entrait dans la construction et dans l’ornementation de nos vieilles églises. Chacune était une sorte d’encyclopédie. L’état de conservation des boiseries d’Auch est miraculeux ; rien n’y manque.

3 Août

J’ai examiné aujourd’hui avec soin les grands vitraux des chapelles qui entourent le chœur de la cathédrale. Tous sont du même peintre verrier, Arnaud de Moles, né à Saint-Sever dans les Landes, et sont précisément contemporains des boiseries avec lesquelles ils ont plus d’un rapport. Les Sybilles se trouvent dans les deux séries de grandes figures peintes et sculptées, avec les mêmes attributs. Des apôtres, des patriarches offrent pareille ressemblance. Quant aux costumes, ce son t ceux de la fin du 15ème siècle et du commencement du 16ème. Quelques petites scènes placées dans les parties basses de chaque vitrail sont d’une singulière naïveté : la création d’Adam, celle d’Eve, Noé dans un lit à rideaux verts bénissant ses deux bons fils, Jonas jeté à la mer – par exemple – Une fuite en Egypte semble appartenir à Pérugin.

Le dernier de ces beaux ouvrages représente Madeleine et St Thomas reconnaissant le Seigneur après sa résurrection, et dans le soubassement Jésus se révélant par la fraction du pain aux disciples d’Emmaüs, Luc et Cléophas. La signature du peintre est placée au bas, sur un cartel avec cette indication (en patois) qu’il a achevé son travail le 29 Juin 1513. A-t-il cédé à la fantaisie d’un jeu d’esprit en ajoutant ces mots : « Noli me tangere » (« ne me touche pas »), et en faisant de ces paroles l’antithèse de l’action de St Thomas qui porte la main dans les plaies su Sauveur ? c’est possible.

A deux heures le Lieutenant Colonel m’a mené à l’archevêché et m’a présenté à l’abbé Caneto qui étudie Ste Marie d’Auch depuis 30 ans et qui m’a vivement intéressé. Il ma appris que plusieurs des grandes figures ces boiseries et des compositions sculptées dans les parcloses, ont été exécutées sur les dessins de Primatice trouvés par lui à Fontainebleau. Il m’a expliqué un Josué que je ne comprends pas : au lieu de regarder le soleil pour l’arrêter quand il a besoin de prolonger le jour, il a les yeux baissés vers la terre dans laquelle il enfonce un bâton  Cette composition aurait suivi d’un an la publication du système de Copernic et en serait une application précoce et très hardie. Je dois encore à l’abbé Caneto l’interprétation d’une fille de Jephté étendue ; un agneau tenant un glaive à la bouche s’éloigne d’elle ; un autre qui ne porte aucun attribut s’en approche ; le sens doit être que Dieu ne lui demande pas le sacrifice sanglant, mais la renonciation à la maternité. Le digne et savant chanoine m’a enfin donné la date précise du maître d’autel (1609) et des indications d’une réelle valeur sur le libarium de la Chapelle du Saint Sacrement. Il a publié une notice de 46 pages, un volume en 12 sur la cathédrale, et une grande monographie de cette église avec 40 planches.

9 Août

Je viens de passer plusieurs jours sans écrire dans ce journal, je n’avais par le fait rien à y mettre Auch n’offre ni curiosités, ni vérités d’existence et mes courses à travers la ville intéressent bien plus ma santé que mon esprit. Mes visites à la cathédrale ne sont pas moins régulières, mais l’examen du buffet des grandes orgues, l’étude des chapelles des bas-côtés, le relevé des inscriptions tombales n’ont rien ajouté à l’impression déjà consignée dans les notes antérieures et ne motivent pas une nouvelle insistance.

Les scènes de guerre, charges de cavalerie, surprises de postes, bivouacs, marches de jour et de nuit, sont pleine de vie et de mouvement. Le côté pathétique n’est pas moins bien rendu que les épisodes d’élan, et telle de ses esquisses fait deviner toutes les calamités de l’invasion. Deux dessous rappellent la mêlée furieuse où nous avons pu penser qu’il avait trouvé la mort, et je les ai examinés plus attentivement encore que les autres. Le commentaire parlé de chaque feuille a son prix pour moi. Obtiendrai-je que mon gendre tire de son carnet et de sa mémoire assez de petits tableaux pour en composer un album égal à celui qui rappelle sa campagne d’Italie en 1859 ? Les sollicitations n’y feront pas grand-chose, il faut l’entrain pour crayonner heureusement et les revers ne le donne pas comme la victoire.

10 Août

Nous avons eu Mr Ferré à dîner, sculpteur chez qui Arthur s’amuse à modeler depuis qu’il est ici. Son père, Italien au service de Napoléon, passant d’Allemagne en Espagne, fut arrêté à Auch par une maladie. Pendant sa convalescence, il fit pour les sœurs de l’hôpital une petite vierge qui révéla un artiste et la ville trouva moyen de le garder et de le faire vivre. Le Département du Gers et les départements circonvoisins comptent ses ouvrages par centaines, peut-être même par milliers. Une statue votive de St Roch placé sous le porche de la cathédrale en 1832 à l’approche du choléra et un bas relief de l’Annonciation qui se voit dans une des chapelles latérales donnent l’idée de ce qu’il savait faire. Quant au fils, il a passé dix ans à Paris, a été employé à Notre Dame par Mr Viollet Leduc, au Louvre par Mr Lefuel, il est venu se marier et se fixer dans sa ville natale qui avait contribué à ses études et qui l’emploi de préférence à tout autre. Son atelier n’a rien de magnifique, sa toilette non plus ; sa vie est des plus simples et quelques parties de pêche sont les seuls excès qu’il se permette. Il y aura pour ce Balzac deux types dans ce tailleur d’images enterré loin de tout mouvement intellectuel, et dans l’horloger Lafargue son beau-père, brave homme il en fut, exact à sa besogne, qui, depuis trente ans, cherche à ses moments perdus non pas le mouvement perpétuel, ce qui serait une folie, mais le mouvement continuel qu’il compte bien réaliser avant de mourir. Il a élevé quatre enfants dont trois sont établis et il prouve qu’on peut enfourcher un dada chimérique sans ruiner soi et les siens comme Balthazar Claïs.

12 Août

Nous avons reçu quelques visites ; avant-hier, Mr Russon, Major du Régiment, c’est un homme instruit, fort occupé de sciences physiques, musicien avec cela, qui a fait la campagne de la Loire et qui a logé à Chevilly chez les Darblaye, à St Luz chez les Misery, dans des habitations connues de moi en des temps meilleurs et hier le Général commandant la subdivision du Gers, qui a fait la campagne de Metz comme colonel des lanciers de la garde, et que son amitié pour Mr de la Filolie rapproche de mes enfants, c’est un beau militaire et un homme de bonne compagnie. Aujourd’hui enfin sont venus le Duc et la Duchesse de Fezenzac qui nous ont tous invités à aller dîner à Marsan dans huit jours.

Le facteur vient de m’apporter trois longues lettres de Md de Montbreton, de Md Moitessier, de Md Denisane. Ma correspondance demeure très active et j’y prends plaisir ; on m’annonce des mariages et des séparations qu’il est inutile de mentionner ici. Je nommerai seulement Marguerite de Biron, fiancée du Cte Bernard d’Harcourt, Antonine de Mun, fiancée au Cte Pierre d’Harcourt ; quant à Hélène de Nadaillac qu’on dit accorder à son cousin Jumilhac, j’ai écrit à Pau pour savoir la vérité. Je suis trop attaché à la mère et à la fille pour rester dans l’incertitude.

Il se présente des recrues pour mes cours.

14 Août

Une lettre de Md de Nadaillac m’apprend que rien n’est fondé dans le bruit répandu sur sa fille et son neveu. Elle a mené Mr de Jumilhac aux Eaux Bonnes avec Hélène et Bertrand et l’on a commenté ce fait tout simple de manière à faire parler les visiteurs qui ne s’y sont pas épargnés. Hélène a 20 ans et quelques mois. On pèsera donc sérieusement les propositions matrimoniales qui viendront. La mère m’a dit que je pourrai l’aider et qu’elle usera de moi comme d’un ami éprouvé, mais elle n’a rien en vue et elle n’a fait aux Pyrénées que de la botanique et de la géologie. Elle rapporte des trésors pour ses collections de Rougemont. En rentrant à Pau, elle a vu Mr du Gabé, préfet actuel du Gers qui lui a paru aimable et distingué. Mes enfants doivent faire leur visite à la Préfecture Vendredi prochain ; si elle leur est rendue avant mon départ, je serai en mesure de confirmer la bonne opinion de Md de Nadaillac. Elle insiste sur le regret qu’elle a de me savoir si près d’elle sans me recevoir. Mes regrets égalent au moins ceux qu’elle exprime et que je crois très sincères. C’est avant tout une personne amie.

18 Août

Citons un exemple de béotisme provincial, et pour le rendre intelligible, remontons quelque peu dans le passé. Un jeune Auscitain, nommé Labourièche, avait le gout du bric-à-brac et employait ce qu’il avait d’argent disponible à acheter des plats, des pendules, des meubles anciens, et menus objets plus ou moins curieux, des figurines, des statuettes, ce qu’il trouvait enfin. Un de ses oncles lui avait laissé un certain nombre d’antiquités, ramassés par ses soins, et notre jeune homme avait fini par croire à sa collection qu’il légua à la ville quand une mort prématurée l’en sépara. Sa famille cependant se faisait grandes illusions sur la valeur de ce legs. Elle a donc attaqué le testament, en a obtenu l’annulation, et a fait vendre à la criée ce que le défunt avait pris tant de peine à assembler. Le résultat a été une somme de 13.000 francs à peu près, et à ce prix là on devait se regarder comme bien payé. On se croit volé, et l’on accuse le commissaire-priseur, qui certainement n’a rien détourné à son profit, mais qui ne vaut pas Mr Pellet comme appréciateur d’objets d’art ; il avait à vendre une réduction de la Venus de Milo et devant tout le monde il l’a mise à prix à 10 francs parce que les bras manquaient. C’est digne de passer à la postérité.

21 Août

Hier nous sommes allés dîner à Marsan chez la Duchesse de Fezenzac. Il faut une heure un quart pour y arriver avec de bons chevaux, la distance n’est que de douze kilomètres mais les montées et les descentes se succèdent sans interruption. Le château est un grand bâtiment Louis 14 sans caractère, avec trois tours cassées, un beau rez-de-chaussée, un escalier fort noble menant à un premier étage qui a plus d’élégance que le bas ; sur le devant est une terrasse d’où l’on aperçoit très nettement le charme des Pyrénées. On voyait hier les nuages flottant à demi-hauteur des montagnes. Le mobilier a besoin d’être complété. Quelques belles pièces s’y trouvent cependant, et une bibliothèque considérable attend, pour être classée, l’achèvement d’un rayonnage dans une autre vaste pièce voisine du salon principal. D’assez nombreux portraits décorent les appartements où je suis passé. J’en ai remarqué un de la Duchesse de St Simon, mère de l’auteur des Mémoires, un autre de la reine Marie Leczinska, un de l’abbé de Montesquiou, ministre de Louis 18, un du Général Duc de Fezenzac dont j’ai pu gouter le charmant esprit, un de la Marquise de Fezenzac (en 1ère noce Md Strickland), belle-fille du précédent et mère du Duc actuel ; le dernier portrait m’a attiré parce que j’avais vu la Marquise poser avec Md de Fluvigny dans l’atelier de Jacquaint pour un tableau commandé en 1840 par le Duc de Feltre, oncle de ces deux dames, et légué depuis avec toute une collection au Musée de Nantes. Le sujet était Rubens montrant à Marie de Médicis une de ses grandes toiles du Luxembourg. Les bustes de Mesdames de Fezenzac et de Fluvigny ont été donnés à deux personnes de la suite de la reine et un tableau d’histoire devenait pour Mr de Feltre un tableau de famille (petit cadre d’ailleurs, ce qui écarte la prétention.

L’accueil a été des plus courtois de la part de Mr de Fezenzac pour moi et pour mes trois enfants, et tout à fait affectueux de la part de la Duchesse qui veut rester à mon égard Suzanne d’Ivry. Nous étions seuls invités avec le curé qui dessert la paroisse depuis 31 ans. J’ai profité de la liberté qui résultait de là pour me renseigner sur les diverses branches de la famille de Montesquiou et je puis maintenant me retrouver dans la filiation des Armagnacq, des Montluc, des Fezenzac, des Marsan, des Artagnan. Nous ne sommes pas remonté tout à fait jusqu’à Aubert, père de Dagobert et aux Ducs d’Aquitaine, ses successeurs. Mais je me suis rappelé qu’il figurait à la cime de l’arbre généalogique et que Louis 18 disait plaisamment : « Quant MM de Montesquiou seront Rois de France, j’aime à espérer qu’ils me trouveront d’assez bonne maison pour monter dans les carrosses. »

Je ferais une longue liste de ce que je connais de personnes de ce nom et plusieurs pages suffiraient à peine pour expliquer les relations que j’ai eues avec chacune. La Princesse Marie de Chimay, Md Pozzo di Borgo, Md de Lyonne, Md de Chezelles qui sont Montesquiou ont suivi mes cours ; les deux filles de la Comtesse Wladimir, les trois filles de la Vicomtesse Fernand les suivent encore, et j’aurai certainement un jour les deux jolies enfants qui dînaient hier à une petite table ; l’aînée montrait un livre à Arthur et lui disait : « C’est le livre des Chats ». Je lui ai demandé s’il contenait l’histoire du Chat Botté ; elle m’a répondu que non mais qu’on y trouve la Chatte Mariée. Je n’ai pas l’honneur de connaître le personnage et la petite fille me raconta ses aventures. On apprend à tout âge de tout le monde.

24 Août

J’ai reçu de nombreuses lettres depuis quelques jours, les unes tristes, d’autres intéressantes, remarquables, toutes affectueuses et bonnes. Huit page de Md Malouet sont plus que des échos de Versailles ; quatre pages d’Henri Standish actuellement à Luchon avec sa femme me renseignent sur Cécil ; Md de Belling m’apprend l’issue acceptable de son procès avec la Direction du Théâtre du Palais Royal ; Md de Montbreton m’apprend une horrible tragédie dont Corcy vient d’être le théâtre : un braconnier de la pire espèce a tué son fils âgé de 20 ans et jusqu’ici a échappé aux recherches de la justice, il connait mieux la forêt que les gendarmes ; Thérèse de la Gréca m’écrit de Rome où elle doit encore passé six semaine avant d’aller sans les terres de son père sur la Côte Napolitaine de l’Adriatique : Md de Monbel m’écrit de Troyes où son gendre est Préfet. Depuis un mois, j’ai moi-même écrit 48 lettres. C’est un luxe abordable même en 1870 et c’est le seul que je me permette depuis le commencement de nos misères.

25 Août

.Mon travail pendant ce mois a consisté dans la lecture annotée de 1800 pages compactes de Mr Duverger de Hauranne (tomes 3,6,7 de son Histoire Parlementaire) et dans celle de 1400 pages du Journal de Dangeau commenté par St Simon. J’ai de plus écrit huit leçons en 160 pages sur cette période de notre histoire contemporaine comprise entre la Chute de /Mr Decazes et la Guerre d’Espagne de 1823. Je crois bien tenir maintenant le roi Louis 18, le favori ministre, le Duc de Richelieu, Mr de Serre, Mr vde Villèle, le Carbonarisme, les complots, la Congrégation, le Congrès de Vérone et ses suites, et je m’étonne d’avoir ignoré si longtemps impunément des faits considérables dont nous ressentons encore les conséquences. Où pouvait arriver notre paye s’il avait gardé la branche aînée des Bourbons en 1830 au lieu de se précipiter de nouveau dans les révolutions.

28 Août

Le moment des adieux approche et j’ai fait deux visites hier, l’une à Alfred Danloux, l’autre à Mr de Vaquières. Chez le premier j’ai trouvé des souvenirs d’un voyage en Espagne qui date de deux ans, un exemplaire du Coran en Arabe et quelques manuscrits en cette langue qu’il a appris pendant une longue résidence en Afrique. Quant à Mr de Vaquières, il occipe un pavillon situé près du pont qu’on traverse pour aller à la gare. De la cuisine il a fait un atelier où il a installé un tour et une petite machine à vapeur ; il y travaille avec l’aide de son ordonnance qui dit d’un air capable : « Nous marchons à quatre atmosphères ». La salle à manger est devenu une salle d’armes avec fleurets, gants, plastrons, masques. Quelques sabres, des fusils de divers modèles, complètent ce mobilier spécial. Au Premier, un salon et une chambre à coucher n’ont rien de particulier. J’ai vu dans le salon un miroir style Henri 2 acheté à la vente Tarbourich et destiné à Anet, dans la chambre un beau crucifix d’ivoire ; les bras sont moins ouverts que dans le grand nombre des images du Sauveur et il tend à ces crucifix jansénistes que connaissent bien les curieux. J’étais conduit par Arthur que j’avais pris à l’atelier de Mr Ferri et qui m’avait montré un groupe de lui revenant de la cuisson te parfaitement réussi. C’est un cheval abattu avec son cavalier, l’homme est aussi bien jeté que la bête.

30 Août

Nous avons eu il y a deux jours la visite du Colonel de mon gendre, Mr Pelletier, qui se destinant à l’Ecole Polytechnique avait fait de bonnes études. Un examen manqué l’a obligé de passer par l’engagement volontaire pour arriver où il est, à travers des aventures multipliées. Une bravoure incontestée, l’appui du Maréchal Randon en Afrique, un  tempérament de fer, une blessure grave en Italie, lui ont valu un régiment et une croix de commandeur. Mais tout ce mérité, renforcé d’esprit et même de bonté, ne suffit pas, parait-il, pour faire un chef de corps.. Les officiers placés sous se ordres sont à peu près unanimes bà le dire brouillon, distrait, jaloux de son commandement au point de vouloir tout faire par lui-même et ne suffisant pas à cette besogne exagérée.

J’ai quelque peu observé ce qui se passe au 2ème Chasseurs depuis que je suis ici et je peux certifier que le Café tient dans la vie des officiers moins de place qu’on ne suppose. Presque tous y vont une heure après le déjeuner ; c’est un cercle où ils se voient, où ils causant de leurs intérêts, des nouvelles du jour ; mais, cette heure passée, on ne les y aperçoit plus. Quelques y retournent après le dîner pour peu d’instants, à 8 heures la salle où ils se réunissent est vide, la dépense est minime en général et Arthur croit qu’il serait fâcheux à tous égards de supprimer ce rendez-vous quotidien.

Un duel a eu lieu pendant mon séjour entre deux sous-lieutenants. Après la querelle, le plus ancien officier de la table est venu trouver mon gendre pour lui donner avis du fait ; il a reçu de lui mission de s’entendre avec lui pour arrêter le combat dès que l’honneur serait satisfait et le lendemain il est venu rendre compte de l’affaire : un coup d’épée pour une poignée de main. Tout cela s’est passé avec un sérieux, une gravité dont j’étais surpris. On m’a expliqué que détruite cette espèce d’institution régulière ce serait ouvrir carrière aux grands mots, aux lettres de porte-faits, aux combats à outrance et aux haines éternelles. Je n’ai rien vu qui répondit à ce qu’on m’avait dit de l’antagonisme des gens qui ont appartenu à l’armée du Rhin ou à celle de la Loire. On en parlait devant moi à Paris comme d’un péril du moment. Il y a bien assez de réels pour que nous n’en imaginions pas d’autres.

Reignac 31 Août

Nous avons quitté nos enfants hier matin à 11 heures. Jusqu’à Agen nous avons eu pour compagnon de compartiment un méridional assez confiant pour nous raconter son histoire en prenant les choses ab 000 : orphelin sans fortune, il était à 6 ans en Amérique, à 17 ans il enseignait dans un pensionnat de jeunes demoiselles ce qu’il était tenu de savoir ; puis il se faisait pharmacien sans diplôme et médecins sans autres licences que celles de Gil Blas, vendant et la magnésie calcinée et du sucre pilé pour du sulfate de quinine quand il n’en avait pas et coupant néanmoins les fièvres intermittentes. Tout cela finit par le commerce et la fortune, et aujourd’hui l’aventureux Hippocrate est membre du cercle de la rue de Grammont.

A Bordeaux, nous avons eu une heure et demie entre l’arrivée et le départ. Nous avons pris une voiture et nous avons couru la ville, entrevoyant le port, l’intendance, le grand théâtre, l’église de St André. Bordeaux me faut l’effet d’un Versailles placé sur un grand fleuve : de larges rues, de belles maisons d’un même style ; uniformité et tristesse malgré un certain mouvement. Mais il ne faut pas parler de ce que l’on ne connait pas.

A 1 heure et demie du matin, nous étions à Tours, et après un petit repos pris dans un hôtel, une voiture louée nous a menés à Reignac. Nos hôtes ne viendront que ce soir, mais tout était prêt pour nous recevoir et au moment où j’écris notre installation est achevée. J’ai même complété une leçon commencée à Auch. Demain mon travail sera réglé.

J’ai trouvé une lettre de Md Pyrent datée de St Germain, une de la Comtesse de Perthuis qui m’annonce le mariage de sa fille Marguerite avec un parent de Md de Vatry, et une troisième de Valentin Ancel dont le père parait un peu mieux ; le courrier du soir m’apporte quatre pages de Md de Montbreton.

4 Septembre

Nous voici à l’anniversaire de la chute du 2ème Empire et la proclamation de la 3ème République. Le gouvernement a interdit les fêtes, les revues de gardes nationales, les illuminations. Il a fondé ses décisions sur l’inconvenance qu’il y aurait à se réjouir d’une révolution si étroitement liée à nos désastres, et cela pendant que l’ennemi occupe une partie considérable de notre territoire. Certaines municipalités comme celles de Toulouse et de Périgueux annoncent leur résolution de passer outre et le sang pourrait couler.

Le conseil de guerre a prononcé sur le sort des membres de la Commune de Paris. Ferré et Lullier sont condamnés à mort, d’autres aux travaux forcés, à la déportation dans des forteresses, à la déportation simple. Courbet n’a pour sa part que six mois de prison et 500 francs d’amende. Deux sont acquittés. Je suis exempt de la férocité qui voudrait tout tuer et j’aurais peine à renchérir sur la sévérité d’officiers qui ont payé de leur personne avant de siéger au tribunal vengeur. Si une nouvelle commotion toujours possible se produisait, les hommes qu’on envoie au bagne en sortiraient députés, législateurs, artistes de nos destinés. Quel temps, quel pays !

Une lettre de Marie nous apprend que son beau-frère Alfred épouse Melle Barber, sœur du jeune sous-officier qu’il a surveillé avec tant de sollicitude à Metz et à Düsseldorf. C’est un roman sur lequel je n’ai pas à me prononcer.

Nous sommes ici au complet : Alexandre et sa femme, Edouard, Valentine et Baby, Mr et Md Podevin. Le seul étranger est le jeune Urse, lieutenant de vaisseau qui arrive d’Alger et qui, au déballé, m’a remercié d’une démarche facile pour lui au ministère de la Marine. Mr de St Arbu à qui je me suis adressé pour savoir s’il avait chance d’être décoré, m’a répondu que sa situation était bonne, sa date de service excellente et qu’il ne le laisserait pas oublier. En remettant au Ministères les dépêches dont l’avait chargé l’Amiral de Gueydon, Mr Urse a reçu de lui la promesse d’une satisfaction prochaine. Je ne m’attribue aucune part à ce petit bonheur d’un sujet honorable et intéressant dont la santé était fort atteinte et la carrière très menacée quand je l’ai vu partir en Afrique.

7 Septembre

Il y a précisément un an aujourd’hui que ma femme et ma fille ont quitté Paris et que j’y suis resté seul attendant l’investissement et ses conséquences. J’ai noté dans ce journal ce qui pour moi a rempli ces douze mois. Je veux constater notre situation actuelle. Arthur et Marie, profitant d’une permission de douze jours, ont vu Pau et doivent être à Bayonne en touristes. Paul ne nous a rejoints que depuis 48 heures après une course à Tarbes, à Lourdes, à Lauterach, au lac de Gaube, à Pau, à Bordeaux. Nous sommes nous-mêmes près de nos amis Muller dans ce Reignac où l’occupation prussienne, assez longue pourtant, n’a pas laissé de traces, et où la nature est demeurée riante comme si nulle calamité n’avait atteint la nature. Mr Podevin, si abattu en 1870 à pareille date, a repris son équilibre moral ; il a marié sa seconde fille et il veut avoir été entendu par la commission instituée pour faire une enquête sur les circonstances de l’invasion et sur la conduite des fonctionnaires publics, avant de demander que sa pension de retraite soit liquidée. Il parle avec convenance de ce qu’il doit à l’Empereur, avec calme de ce qu’il y a eu de légèreté cruelle dans les paroles et dans les décisions de Mr Chevreau à son égard. Il jouit des soins de Valentine et du babil de son petit Louis, et il tue des cailles quand elles se trouvent au bout de son fusil. Je n’ai pas entendu de lui un mot amer et je ne vois pas sur sa figure une contraction qui en trouble la placidité. Le malheur et la calomnie l’avaient terrassé. Md Podevin me disait hier qu’elle l’aurait perdu s’il était resté en Angleterre, et qu’à Bruxelles il passait des journées entières sans articuler une syllabe.

8 Septembre

Depuis que ma bourse ne se ravitaille plus par un labeur fructueux, j’ai retranché les fantaisies ; la revue des Deux Mondes a été un de mes premiers sacrifices, je le recevais depuis quinze ans et elle m’a manqué sensiblement ; j’en trouve quelques numéros ici, je m’y remets. Elle faut comme moi, elle ressasse les évènements de cette déplorable année. J’ai des souvenirs d’Amédée Achard fils sur Chalons et Sedan, des réminiscences d’un élève de l’école normale engagé dans les fusillés-marins sur le fort d’Ivry pendant le siège de Paris, des explications d’un capitaine de vaisseau devenu à terre Général de brigade sur les opérations de l’armée de la Loire, un article sur ce qu’ont fait les honnêtes gens sous le régime de la Commune. Mais ce qui m’a le plus attaché, malgré mon éloignement pour l’auteur, c’est un morceau de Caro intitulé la fin de la Bohême.

La Bohême ! Elle est déjà toute entière dans Villon, dans cet enfant de Paris qui fuit l’école, qui s’amuse quand il peut, qui friponne avec esprit, qui dérobe ce qui lui manque et qui, condamné à la potence, rit en jolis vers de la laide figure qu’il y fera balancé par le vent, becqueté par les oiseaux du ciel. Nous l’avons vu renaitre dans Murger aussi peu en fonds d’études que d’argent, échappant à force d’habileté aux poursuites du propriétaire ou du tailleur, brodant un vaudeville ou un feuilleton quand l’occasion était propice, se divertissant lorsqu’un rien lui tombait sous la main, mettant tout son génie à trouver moyen de dîner et finissant à l’hôpital. Un beau jour cette tribu misérable s’est avisée de tancer les gens qui, avaient bon souper, bon gîte et le reste. Elle s’est amené du fond de la nation et, dans la Lanterne, dans la Cloche, dans la rue, elle a insulté, bafoué, dénoncé, calomnié, vilipendé ce qu’elle enviait. On l’a lue, on l’a payée, comme on paie toutes les drôleries malhonnêtes, et elle a eu des orgies, des maitresses, des appartements, des habits. Enfin l’ambition lui est venue ; elle a visé à la députation, elle a trouvé des électeurs et dans la personne de Mr Rochefort, elle a escaladé le Palais Bourbon. Et l’heure venue elle a figuré dans le gouvernement de la Défense Nationale et le 18 Mars elle est devenue la Commune. Alors les ex pauvres hères à quelques sous la ligne ont été ministres, généraux, délégués, maires, membres du Comité, empoisonneurs publics, parodistes de Marat, assassins d’otages, et le jour où leur règne finissait, incendiaires essayant de réaliser sur une immense échelle ce qu’ils avaient vu dans certains décors de l’opéra ou du théâtre populaires. Des journalistes sottisiers, des clabaudeurs obscènes, des étudiants de dixième années, ces chimistes sans emplois, des artistes sans talent, des fanfarons d’athéismes, ces femmes-orateurs, des pétroleurs, voilà la Bohême triomphante, hideuse, sanglante, ivre de vins fins qu’elle « réquisitionne », et des jouissances qu’elle a goutées dans des hôtels envahis ; cohue malsaine, corrompue et corruptrice que la paresse, l’absinthe, le tabac ont fait ce que nous l’avons vue, pour qui rien n’est sacré, et qui se moque du peuple qui croit en elle, comme de Dieu en qui elle ne croit pas.

10 Septembre

Nous sommes allés hier au château du Chenet où j’étais sûr de trouver Md Deschamps, ses deux filles et ses deux fils. Je ne les avais pas vus depuis quinze mois et sans avoir de ce côté la moindre intimité, j’ai plus que l’intérêt qui résulte de neuf années d’enseignement. Le Chenet a appartenu au Comte de la Roche Aymon, beau-père de mon élève Marie de Montville. Trois enfants à doter avec une fortune en terres ont déterminé la vente de ce domaine, et j’ai aperçu une fois l’ancien propriétaire à Chenonceau où il occupait le petit château et où il est mort avant Mr de Villeneuve son beau-frère.

Mr Collinet, qui le lui a acheté, est le fondateur du Magasin de la Ville de Paris, rue Montmartre, et ce qui avait suffi à un grand seigneur ne l’a pas satisfait. Il a donc embelli sa résidence, et, grâce à un bon architecte, ses additions paraissent bien entendues. Un seul détail trahit l’origine du personnage : c’est une ruine factice bâti au fond du par cet qui donne assez l’idée d’une de ces pièces montées que les pâtissiers dressent pour des bouts de table. Les tourelles se sont multipliées autour de l’habitation principale et nos amis m’ont dit qu’elles ne sont pas seulement des appendices féodaux, on y a trouvé des cabinets de toilettes pour les chambres qui en manquaient. Un très joli perron vient d’être achevé. Sur une porte j’ai remarqué, sculpté dans la pierre, le chiffre C (Pierre Collinet) qu’un visiteur caustique a traduit Pur Calicot, recevez donc des gens d’esprit pour qu’ils vous drappent de la sorte ! Je n’ai d’autre tort en ceci que d’avoir souri d’une saillie et de la transcrire dans mon journal.

11 Septembre

Trois lettres de Md Malouet, de Md de Belling, de Md de Montbreton, les journaux que nous recevons, les entretiens de la table et du salon depuis deux jours sont remplis des pensées de Jules Faure et de la confession générale faite en plein tribunal par cet orateur célèbre. J’ai déjà eu à m’expliquer ici sur le point de départ de cette triste affaire à propos d’un article du Vengeur. Je n’y reviens donc que pour constater les dispositions du public devant l’étrange spectacle déroulé sous ses yeux. L’indignité des dénonciateurs, l’ignominieuse complaisance d’un mari qui vit encore à Alger et qui se fait habiller de neuf, me dit Mr Urse, par l’amant de sa femme quand une cause l’appelle en Afrique, la facilité extrême de nos mœurs, l’éloquence des dénoncés dans l’expression de ses douleurs fait pencher ceux-ci vers l’indulgence, ceux là vers l’admiration. Mais plusieurs sont affectés différemment et les mots scandale, dégout, mépris rendent leur sentiment. Il est toujours plus charitable de plaindre que de condamner. Mais, en bonne règle, le pardon n’est du qu’au pêcheur qui s’humilie et, depuis trente ans, Mr Favre s’est posé en redresseur de torts et s’est permis de flageller du haut de sa grandeur d’opposant des méfaits moins graves que ceux dont il ne contrôle plus la réalité dans sa propre vie. Quelle autorité a-t-on pour faire la loi quand on a passé tant d’années à la violer, quand on a cohabité avec une femme soustraite à ses devoirs, quand on ne peut donner son nom à ses enfants que par une fausse déclaration devant l’officier de l’état civil aux signataires témoins. Il faudrait, après avoir dit ces choses devant des juges et même avant d’avoir à les dire, un mandat dont on est indigne.

Un de mes amis, en me racontant le détail des fredaines de MM Duruy trouvait que leur père aurait du aller chez l’Empereur et lui avouer qu’ayant si mal réussi dans l’éducation de ses propres enfants, il ne pouvait diriger celle de toute la jeunesse française. Cet ami là ne raisonnait pas trop bêtement. Un homme, appelé à défendre devant la justice les saintes lois de la famille, à attaquer à la Tribune la corruption des dépositaires du pouvoir ou de leurs agents, doit être sinon exempt de faute, ce qui rendrait les avocats et les députés difficiles à trouver, au moins libre de liens inavouables et d’erreur de conduite que le Ministère Public poursuivrait s’il s’agissait du premier venu. J’ai connu un capitaine de cavalerie menacé de retrait d’emploi pour moins que cela et un officier ne plaide ni ne légifère, et l’opinion ne regarde pas l’austérité comme une condition de sa carrière.

13 Septembre

On avait aperçu dans les bois de Reignac des traces de gros gibiers. Le voisinage a été convoqué pour massacrer n’importe quoi, car nos connaissances en vènerie sont limitées. Nous avons donc eu leur déjeuner de vingt cinq couverts, près de l’étang, en plein air. Je n’ai jamais eu de vocation pour les repas champêtres où l’on mange froid, où l’on est mal assis, où les insectes sont inévitables. Mais j’ai seul ici des délicatesses et je vais de bonne grâce où l’on veut. Le menu était fort heureusement fondé sur autre chose que la hure d’un sanglier ou la gigue d’un chevreuil qui courent encore. Nos chasseurs n’ont rapporté de leur battue qu’un grand appétit et une soif de damnés. On a pourvu à tout, le champagne et l’eau de vie fabriquée par Alexandre se sont ajoutés au vin du crû, aux pâtés et aux daubes du cuisinier Vincent. On a fait du café avec un appareil donné et manœuvré par Md Deschamps. Puis sont venues les courses en barque, à la rame et à la voile, la pêche à la ligne, et maints autres exercices auxquels je m’étais soustrait un peu avant deux heures. J’ai quitté ma lecture quand on est revenu pour faire atteler, et j’ai encore une heure de frais à faire avec les visiteurs pour ne pas paraitre absolument un non-valeur. Le soir tout le monde était fatigué, ce qui n’a pas empêché la jeunesse de partir en deux voitures pour Chenonceau aujourd’hui vers midi.

15 Septembre

Hier, visite à Azay. Accueil aimable accentué de quelque curiosité pour l’homme qui a vu le siège de la commune. Mr de la Grange m’a longuement questionné et a paru s’intéresser à mes réponses. Il y a assez nombreuse compagnie au château. Le Général Michaud, sa femme, sa fille. Madame Hervé de Lavaur et Melle Eglé. Le général m’a parlé d’Arthur qu’il a eu sous ses ordres à l’école de Saumur, in illo tempore ; il est à la retraite. Madame Hervé de Lavaur est la femme du médecin de Md de la Grange et doit le second de ses noms à cette circonstances que son mari est né dans la petite ville du lot à laquelle il appartient légitimement ; elle est musicienne, élève de Bertini pour le piano et de quelque autre pour le chant.

Nous avons eu, en une heure de visite, quatre morceaux : 1° Chœur de rieurs de Freyschutz réduit à trois voix de femme (Md de Lavaur, Melle Eglé, Melle Michaud) 2° Air du même ouvrage (Melle Eglé) 3° Les Moucherons de Mendelssohn et le chœur de Buveuse du Porcherons, toujours interprétés par trois voix de femme. Musique d’amateurs dans toute l’interprétation du terme qui ne pouvait pas être modifié sensiblement quand on m’a demandé de compléter la fête. Le Comte et la Comtesse étaient ravis, le curé jubilait. Voilà une solennité à marquer en lettres d’or dans les fastes du manoir. Ce que c’est que les arts d’agréments et combien on a raison d’y consacrer le meilleur du temps des jeunes-filles, même s’ils sont souvent accompagnement de gronderie, de larmes, de promesses intérieures souvent tenues de ne plus faire une note quand on sera libre ? On prend la musique maintenant comme les chignons et les talons hauts. C’est un uniforme, tout enfant bien élevé doit étudier son piano trois heures par jour, n’eut-elle ni oseille, ni sentiment, ni goût ; les parents ont payé des leçons, leur conscience est en repos ; lorsqu’elles ont réussi, ils ont des satisfactions d’amour-propre du genre de celles de Md Michaud et de Md Hervé de Lavaur, aux dépens de qui de droit.

Md Duparc m’écrit qu’elle marie son fils Henri. Celui-là est musicien tout de bon, il épouse une fille sans fortune parce qu’elle lui plait et ses parents consentent. Que d’excentricités réunis !

17 Septembre

Depuis cinq jours, nous avons le Général Lefebvre. Né avec le siècle, père d’une personne dont j’ignore la vie et qui est devenue la femme du Docteur Arnal ; il s’est engagé vers 1820 et n’est arrivé que tardivement à l’épaulette. Alexandre qui l’avait connu au 24ème régiment de ligne l’a amené à Dugny en 1840, il était alors chef de bataillon, venait de commander la colonne d’assaut à Rome et allait passer lieutenant-colonel. Le Général Oudinot qui l’avait vu à l’œuvre en faisait grand cas et m’en a parlé comme d’un vigoureux officier. Colonel en Crimée, il en est revenu Général de Brigade, Commandant de la Légion d’Honneur, Chevalier du Bain et, après un commandement à Rome, il est entré dans le Cadre de réserve. Pendant l’invasion, il a repris le harnais et a commandé les départements du calvados et de la Mayenne. C’est un célibataire obstiné,  peu soucieux de confort et de soin ; spirituel, instruit, original et bon homme, facile à vivre, content de tout, obligeant et ami constant, fixé à Paris depuis plusieurs années, il parait disposer à planter sa tente à Bordeaux, ce n’est cependant pas encore fait.

Le Sous-préfet de Loches est ici depuis 24 heures. C’est un Mr Pradel qui doit amener le mois prochain François Copée, son ami.

Les Débats ont donné ce matin un long article nécrologique sur M Ed Bertin qui, dans la dynastie Bertin l’aîné, de l’ami de Mr de Chateaubriand, du modèle de Mr Ingres, représentait la peinture, comme Arnaud la politique et leur sœur Louise la musique. Je n’ai vu qu’Arnaud qui était lié avec Mr de Belling père et avec Mr Didot et je n’ai aucun droit à dernier du dernier mort. Je ne ferai que répéter John Lemoine, et c’est inutile.

18 Septembre

Il m’est arrivé hier soir six pages de Md de Belleyme, elle me parle d’une visite de quinze jours qu’elle a faite à Prey près de Dieppe au ménage Dumas et lui a donné occasion de voir et d’entendre Md Carvalho dans l’intimité ; de là elle est allée dans le Blaisois faire dire une messe à la paroisse de Berné , le 16 Août, jour anniversaire de Gravelotte où son fils a été préservé des balles et des obus en accomplissant tout son devoir de soldat aux Guides. Elle a revu sa terre devenue la propriété d’un autre, ses paysages pas trop oublieux d’elle et de son père, et a éprouvé un déchirement que je comprends, et auquel je ne m’exposerais pas. L’attachement aux humains est une suffisante condition de souffrances et de regrets, il faut le moins possible s’attacher aux choses. Je ne serai propriétaire qu’à mon corps défendant, fut-ce une hutte. On s’y plait, on l’accommode et puis il faut le vendre et gémir.

20 Septembre

Le déjeuner du 12 a été rendu le 19 au Chenet. Cette fois il s’agissait de massacrer des chevreuils dans un parc fermé. Pour une cause ou pour une autre, les victimes désignées courent encore et les deux journées se ressemblent. Nos Nemrod sont revenus bredouilles comme ils disent dans l’argot régnant. Pour moi qui respecte le gibier et qui fait l’économie du port d’armes, la journée se résuma ainsi : une heure de voiture pour aller, deux heures de salle à manger, une heure de salon avec les dames pendant la fumerie de trois heures de ce qu’on appelle le tour du propriétaire.

Le château sans excepter les chambres à coucher et les cabinets de toilettes, les communs (laiterie comprise), le potager, le parc, la fameuse ruine, j’ai tout vu avec l’admiration et l’approbation convenable. Selon mon habitude, j’ai mis mon interlocuteur sur son terrain et j’ai appris quelque chose de lui. Mr Collinot est né à Poitiers ; à 20 ans il est venu à Paris ; il a été huit ans commis chez Mr Duret, au Grand Condé, et en cette qualité il a souvent acheté chez mon père des soieries et des châles de Lyon. Plus tard il s’est associé avec Mr Deschamps pour créer la première grande machine que nous ayons vue dans le commerce de détail. Une entreprise de Messageries (Bernard Lecomte et la Compagnie) venait de sombrer devant la coalition de deux puissantes compagnies. Le terrain qu’elle laissait sans emploi rue Montmartre fut loué (45.000 francs). 102 jours suffirent pour bâtit, aménager, remplir de marchandises, grouper un personnel de 200 employés et l’inauguration fut marquée par une vente de 40.000 francs entre 10 heures du matin et six heures du soir. Avec trois millions de capital, on fît, année moyenne, pour dix millions d’affaire, et deux grandes fortunes sont sorties de là. Celle de Mr Deschamps se chiffre pour 12 millions, je n’ai pas demandé à Mr Collinot à quoi montait la sienne.

Parmi les hôtes du Chenet se trouve Md Carmier qui voit Md Denizaux et qui m’a reconnu pour m’avoir rencontré chez elle.

24 Septembre

Nous sommes très nombreux ici, dix huit à table depuis l’arrivée de Md Deschamps et de ses enfants, plus les allants et venants. Le salon est très animé le soir. Hier visite de Mr Lamotte. Jeanne est en Normandie, je n’irai donc pas à Montpoupon. Aujourd’hui la famille Galichet vient de Loches.

Les lettres m’arrivent toujours, les unes m’apportent de précieux témoignages d’affection, d’autres m’annonçant des élèves, plusieurs éclairant certains côtés de notre histoire actuelle. J’ai reçu ce matin neuf pages du Baron Malouet qui soulève un coin du voile grâce à sa collaboration officieuse au rapport de l’enquête sur les évènements du 18 Mars, confiée à son ami Delpit. Il entrevoit la nomination de Mr jules Favre au poste de Procureur Général à la Cour des Comptes, encore vacant puisque Mr Rouland reste Gouverneur de la banque de France. Mon honorable correspondant n’est pas homme à transiger avec les principes ; il trouve honteux qu’on inflige à sa compagnie un personnage flétri devant les tribunaux, devant la France, devant l’Europe par sa propre confession, et il se promet bien de ne pas le visiter comme Référendaire, et de s’en tenir avec lui à l’échange de paroles strictement obligatoires pour le service. Il faut que Mr Thiers méprise bien la Magistrature pour lui imposer une telle individualité et si Mr Favre se laisse bombarder là, s’il ne recule pas devant les répugnances qui ne manqueront pas de se manifester, il descendra encore d’un échelon.

25 Septembre

La Duchesse de Reggio m’écrit avec amitié pour m’annoncer le mariage de sa petite-fille. Que Dieu bénisse cette enfant ; je répondrai demain.

Je viens d’avoir un long entretien avec Alexandre sur une opération que désire ma femme et qui mettrait la presque totalité de notre avoir en Amérique. Il est dans l’ordre de la nature que je sorte de ce monde avant elle et ce qu’elle désire sera fait. Je n’ai aucune obligation contre les placements à l’étranger dans les circonstances présentes. Mais au prix d’un revenu moindre, j’aurais préféré des valeurs payables en or à Londres. Il s’agit pour un tiers de prendre des titres payables en papier, à New York, et donnant un peu plus de 6 pour %

29 Septembre

On a beaucoup reproché aux Emigrés de n’avoir rien appris et rien oublié dans l’horrible tourmente révolutionnaire. Il semble que cette formule pourrait s’appliquer à la presque totalité des Français d’aujourd’hui. Md Carmier que j’ai nommée plus haut et qui déjeunait hier à Reignac, m’a longuement entretenu des plaisirs qu’elle compte donnés à ses amis et prendre elle-même l’hiver prochain, et notre soirée passée à Azay, soirée fort agréable si on la datait de 1869, est un prodige de frivolité en 1871.

Le Comte et la Comtesse de La Grande, âgés, malades, l’un presque aveugle, l’autre se croyant près de mourir trois fois par semaine, avaient été sevrés de divertissement depuis quinze mois. Ils ont éprouvé le besoin de rouvrir leur joli théâtre par une représentation de gala à laquelle a été convoqué tout le voisinage, y compris le monde élégant de Loches. Le vieux couple a marié Edouard Muller et Valentine. Nos hôtes et la famille Podevin n’avaient donc rien à refuser et, en dépit de répugnances très faciles à comprendre, il a fallu beaucoup plus qu’être témoins, spectateurs ; il a fallu fournir des acteurs. Valentine et Mr Cluze ont donc joué une petite pièce de Musset écrite en 1834 et toute pleine de traits applicables à ce temps-ci ; la troupe d’Azay enfin a chanté une opérette d’Offenbach, le Mariage aux lanternes, avec un entrain à brûler les planches et une exécution plus que supportable. Pendant la première moitié du spectacle, j’étais l’orchestre. Vers onze heures, un souper a été servi aux dames. Les hommes ont eu leur tour à minuit et feu Gargantua, s’il était revenu sur terre, aurait pu reconnaitre que la Touraine est encore un pays de bonne chère.

J’ai laissé comédiens et public jouer de la fourchette et des dents, je ne sais pas manger la nuit ; puis j’ai vu tout cela danser et vers trois heures du matin seulement j’ai retrouvé ma chambre, mon lit, et je me suis senti attristé de tant de joie. Je ne souhaite pas voir pleurer, j’aimerais qu’on fût moins disposé à rire, et je n’essaie pourtant pas de faire la Jérémie devant des hannetons qui ont si vite pris leur parti des Prussiens et de la Commune de Paris. Nous ne sommes pas en République, quoiqu’on nous dise ; nous sommes en plein Bas Empire. Nous ne demandons pas seulement des spectacles mais des truffes et avec cela nous nous résignons à tout et n’avons souci ni d’invasion, ni de démembrement, ne de contribution de guerre, ni d’incendie au pétrole.