Paris 5 Octobre 1871

Nous avons quitté Reignac et nos amis lundi dernier, second jour du mois. Ma femme et mon fils sont rentrés directement à Paris pendant que je m’arrêtais 24 heures chez ma belle-mère. Là aussi j’au pu voir des traces de l’invasion et entendre les plaintes de ceux qu’elle a foulés et dépouillés. Des bâtiments brûlés, percés de meurtrières ou criblés de projectiles attestent un canton prospère jusqu’à ces lamentables évènements, et tous les habitants ont quelques récits à faire des violences qu’ils ont subies : à celui-ci on a pris quinze pièces de vins qu’on a gaspillées, et cinquante mesures de blé, total 3000 francs ; chez celui-là, trente soldats Prussiens ont exigé une volaille par jour et par homme. Dans une ferme cent cinquante allemands ont abattu une vache chaque matin et l’ont mangée ! L’étable entière y est passée. Dans un château tout a été emporté, jusqu’aux vêtements d’enfants. Les communes ont éét rançonnées de telle sorte qu’une d’elles ayant 12000 francs de revenus annuels est endettée de 50000 francs. Le curé de St Ay a été expulsé de son presbytère ; une femme a été jetée à la Loire, et quand une humble remontrance a été adressée à un Colonel sur l’énormité des feux allumés par des hommes dans les vingt cheminées d’une grande habitation, et sur l’imminence d’un incendie, il a répondu qu’il aimait voir brûler les châteaux. Au 5èmesiècle, les envahisseurs germains procédaient de même, mais ils avaient l’excuse de l’ignorance et de la barbarie. Leurs descendants ont suivi des cours dans les universités les plus savantes du monde à ce qu’ils disent, et ils se piquant de psychologie et de moralité. Les prôneurs du Progrès nous expliquent-ils cette évolution de l’humanité ?

Mon travail de Reignac se résume ainsi : trois leçons écrites, 3000 pages lues et anotées, cinquante lettres.

7 Octobre

J’ai vendu aujourd’hui 326 Obligations d’Orléans et donné commission à M Thelier-Heurotte d’acheter pour moi 20000 dollars du nouvel emprunt américain, 5% payable en or à Londres. Ma femme a fini par abonder dans mon sens et je crois l’opération à la fois bonne et prudente. Me voilà tranquille sur l’avenir. Les miens ont du pain et pourront supporter, sans trop souffrir, les éventualités fort incertaines de nos révolutions.

Marguerite de Perthuis s’est mariée aujourd’hui à St Pierre de Chaillot. Le Général Dimas était à l’église le premier pour recevoir Mr le Duc d’Aumale et Mr le Prince de Joinville qui ont eu le bon goût d’arriver avant la noce et qu’il a placés dans le chœur sans avoir à abandonner son poste de grand-père dans le cortège au moment de l’entrée. L’abbé Miguel qui avait été le Catéchiste de Marguerite a donné la bénédiction nuptiale et a dit la messe. Son discours, très bien pensé et très bien dit, n’a qu’effleuré le sujet de la présence des Princes d’Orléans ; il ne les a pas nommés mais, en parlant du concours d’affections qui entourait le jeune couple, il a prononcé le mot d’amis illustres ; le temps marche pour les grands comme pour les humbles. Le Prince de Joinville est chauve, fatigué de visage, légèrement vouté. Le Duc d’Aumale tire la jambe gauche d’une façon très marquée. Tous deux sont allés et sont restés à la sacristie. Md de Perthuis était rayonnante et m’a dit avec affection : embrassez votre enfant. On dit beaucoup de bien du Baron Coster et je souhaite à Jeanne le second tome de ce mari là. Elles et sa sœur sont de bonnes et pieuses enfants que l’exiguïté des dotes semblait destiner à coiffer quelque sainte. Une ingénieuse et magnifique amitié vient de caser l’une. C’est la moitié de ce que je désirais. J’ai revu là plusieurs visages de connaissances et entendu d’assez grandes musiques.

9 Octobre

Les visites de Cossmann et celle de Mr Thomas Chauviteau m’ont fourni de précieux renseignements sur la moralité allemande, et de leurs récits, il résulte que si la poésie de Marguerite et des maîtresse de Goethe a disparu de la terre classique du tricotage et de la choucroute, la facilité des amours est restée ce qu’elle était à la fin du siècle dernier. Il y aurait beaucoup à dire sur ce chapitre ; mais je n’aime pas m’arrêter sur certaines grossièretés dont il faudrait parler et qui gênent ma plume aussi bien que ma pensée.

J’ai dîné Samedi chez Md de Belling avec Mr de Magneu qui doit m’envoyer demain les manuscrits du Chevalier de Boufflers, de Md de Sabran, de Md de Custine, de Md de Staël que lui a légués le Cte Uzear de Sabran et dont il a déjà été question dans ce journal. Nous avons beaucoup causé de ces papiers dont je m’occuperai tout de suite ; puis les méandres de la conversation nous ont menés ailleurs et la soirée a fini par de la musique.

Hier Dimanche je suis allé chez Md Danloux que je n’avais pas vu depuis 15 mois et que j’ai pu féliciter du mariage de son fils Alfred. C’est choses convenue ; elle reçoit les compliments.

Aujourd’hui enfin Henri Standish m’a apporté la copie des manuscrits Beauvau pour les collationner avant de mettre l’ouvrage sous presse. Je dois rendre le tout le 20 à Mr Tischner qui compte publier à la fin de l’année.

J’ai vu assez de monde ces jours derniers pour espérer une rentrée sinon brillante au moins rémunératrice de mes peines. Mais qui peut dire ce qui arrivera d’ici à deux mois ?

13 Octobre

Hier dîner chez Md de Belling avec Mr de Chaponnais, Md de Serre et Mr de Magneu. Longue et agréable causerie jusqu’à 10 heures. Un peu de musique ensuite. Md de Chaponnais a consenti à nous jouer une valse de sa composition ; la mémoire lui a manqué au milieu et elle en est restée là.

Ce matin, gros courrier, lettres de Rome, de Touraine, de Normandie. Après le déjeuner, visite à Md de Saulcy que je n’avais pas vue depuis le 3 septembre 1870 et qui compte retourner en Angleterre dans un mois. Celle-là reste dame de l’Impératrice dans le malheur et gratis. Je l’en estime davantage, elle voit du reste les exilés avec les illusions du dévouement. L’Empereur est pour elle bien portant et aussi maître que jamais de ses facultés, il faut de longues promenades et parle de toute chose avec calme et lucidité.  La bonne Mathilde affirme qu’il interdit à ses mais les tentations de nature à agiter le Pays, et elle n’évalue pas à plus de 200.000 louis de rente la fortune des souverains déchus. Il est juste de donner place à ces indications dans mon journal comme à tant d’autres et même que je les sais fournies avec une entière bonne foi. Md de Saulcy peut être trompée, mais elle ne dit rien qu’elle ne croit vrai. C’est avant tout une personne sincère. J’ai eu grande joie à revoir elle et Jacqueline et je regrette la perspective d’une nouvelle et longue absence. Mon espoir est que Saulcy ne pourra se passer indéfiniment de l’Institut.

15 Octobre

Tout en collationnant les copies du manuscrit Beauvau, en tenant à jour une correspondance très active, en recevant de nombreuses visites, j’au pu faire quelques lectures. Voici sous ce rapport l’emploi de mes deux semaines.

1° Etude de Zeller sur l’Italie au 15ème siècle et au 16ème ; ce livre me parait la reproduction d’un cours professé par l’auteur chez une personne de la famille impériale. Il témoigne d’une connaissance sérieuse de la renaissance. Ce qui se rapporte à Sanovarole, à Machiavel, à Léon 10 m’a semblé la partie saillante de l’ouvrage.

2° La Fontaine et les Fabulistes par Mr Saint Marc Girardin, encore un cours devenu livre, mais un cours de Sorbonne. Je n’en ai entendu qu’une leçon ; je tenais à connaître l’ensemble. J’y ai trouvé une excellente critique, un gout exquis, beaucoup d’esprit et de finesse, des aperçus ingénieux, une érudition agréable bien que solide, des rapprochements saisissants, mais un peu trop d’allusions politiques. Le Professeur est doué, d’assez de charme pour ne pas rechercher des applaudissements extra littéraires, et quelques uns des traits les plus marqués quand ils tombaient de sa chaire sous Napoléon 3 perdent de leur acuité sous la république de Mr Thiers et deviendront dans peu des énigmes. Or il n’est pas bon pour un maître de littérature d’avoir besoin d’un Oedipe pour l’expliquer quand lui-même commente le bonhomme de Château Thierry.

Le soir nous lisons en commun l’Antiquaire de Walter Scott, et je retrouve avec plaisir Old-Buck de Monck Barns, ses curiosités, son savoir et sa facilité à se laisser duper quand il s’agit du camp d’Agricola, de quelques inscriptions plus ou moins authentiques ou de quelques tessons de pots dont il fait des reliques d’un passé lointain. Je n’ai pas moins de gout pour Sir Arthur Wardour, pour cet honnête Baronnet qui se ruine en cherchant des trésors, pour le mendiant du roi, le vagabond obstiné que toute règle contrarie, et qui ne nous révolte pas parce qu’il a de l’esprit et de la bonté. Quelles scènes d’ailleurs, quels tableaux variés dans ce roman ! La diligence qui ne part, ni n’arrive, la grande marée, le songe de Lovel dans la chambre verte, la réunion des Commères de Fairport chez la directrice examinant les lettres pour éventer les secrets de chacun, et se livrant à d’interminables et peu charitables commentaires sans autre base que l’adresse, la provenance, la forme, le poids de chaque missive et quelques mots surpris à travers le papier ! Je n’avais pas relu l’Antiquaire depuis 1839, depuis Castelman ett ,out ce petit monde d’Ecosse m’était encore présent, et j’ai presque le plaisir à m’y retremper après 34 ans, sur les confins de la vieillesse.

18 Octobre

Le Baron Malouet m’a emmené ce matin au couvent du Roule pour vois sa fille Geneviève, et la supérieure qui avait ordonné qu’on l’appelât au parloir quand je viendrai m’a fait un accueil dont je suis aussi flatté que touché. C’est une personne d’une haute distinction d’esprit et de cœur et dont l’estime m’honore infiniment. Elle a voulu me montrer elle-même sa maison, m’expliquer tout ce qui se rapporte aux études des jeunes filles qu’on y élève. Dans la chapelle j’ai retrouvé le souvenir d’une messe dite pour le repos de l’âme de Md Standish quelques jours après sa mort et j’ai aperçu un tableau qui vient d’elle. Encore ému vers ce retour d’une douloureuse perte, j’ai été conduit dans une cellule faite à l’image de celle qui a servi de prison à Mr Durboy et où sont réunis les meubles même que la commune avait mis à son usage dans les 50 jours de son martyr : une couchette grossière, deux petites tables, une chaise, un encrier, une cuillère de bois, un bidon. On a imité jusqu’au pavage en briques posées de champ. A l’entrée des portières violettes rappellent la dignité du Prélat. Dans un cadre placé au fond de la pièce est une photographie qui représente la collecte de Mazus, original de celle-là, avec un lambeau de vêtement taché de son sang.

Un détail à consigner sur les règles de la maison : pour dix pensionnaires qui donnent une éducation on en reçoit une à titre gratuit. Deux pupilles confiées à mes soins ont profité de cette disposition charitable et l’une des deux est devenue une fille remarquable.

22 Octobre

J’avais eu jeudi une longue visite d’une de mes bonnes et très chères enfants, la Comtesse Auguste de Chabot, je la lui ai rendue aujourd’hui, dimanche, et nous avons achevé de nous raconter nos histoires de cette cruelle année. Femme sérieuse, elle s’effraie pour ses quatre enfants en considérant le peu d’impression que laissent des catastrophes jusqu’ici sans exemple, et ses sévérités sont justifiées par bien des scandales dans son entourage immédiat. Je ne veux pas que mon journal soit un écho indiscret et je m’abstiendrai même des initiales que la malignité complèterait si ces notes étaient entrevues par quelqu’un d’expert. Mais j’admire qu’on puisse donner dans le désordre en des temps comme les nôtres, et cela sans passion, sans folie, sans égarement du cœur, sans illusion possible, à la façon des roués et femmes galantes de la Régence qui menaient l’intrigue tambour battant et qui n’économisaient que le temps.

J’étais tout frais émoulu de ces fragilités quand j’ai rencontré dans un autre salon Paul de Musset, l’oncle de Mardoche et de tant de héros et d’héroïnes peu graves d’allures. La conversation est bientôt tombée sur le frère illustre et mon interlocuteur m’a dit sans marchander que les poésies d’Alfred devenaient classiques, qu’on citait ses vers comme ceux d’Horace. Cela semble bien fraternel et c’est peut-être vrai. Il a du croire que je partage son sentiment lorsque je lui ai dit que je comptais faire une leçon sur celui qu’il louait ainsi. Je ne lui ai pourtant pas dissimulé que j’ai quelque peine à remplir mon cadre en gardant la réserve que m’impose la composition générale de mon auditoire. Je veux dire tout ce que vaut le poète, et je me rappelle qu’il ne faut pas scandaliser les oreilles qui m’écouteront.

25 Octobre

J’ai beaucoup vécu hors de chez moi ces jours derniers. J’ai dîné à Viroflay chez Md Malouet ; hier mardi, j’ai déjeuné chez Henri Standish dans la maison de sa mère où je n’étais pas entré depuis le 20 mars de l’année passée, et j’ai dîné chez Md de Belling pour fêter la décoration de Mr de Magneu. Outre la maîtresse de maison, sa fille Thérèse et le héros de la réunion, il y avait à table Mr Po de Belling, le jeune Jalu son beau-fils, Mr de Pont, Mr Périer et moi. Le soir on a fait de la musique ; on m’a demandé quelques bagatelles de moi, puis on m’a fait connaitre l’hymne de Gourod, Gallia, et une partie de sa partition de Philémon et Baucis dont je n’avais aucune idée.

Ce matin, j’ai achevé de mettre en ordre et d’annoter une liasse de papiers du Chevalier de Boufflers. Avant de rendre ce cahier à son propriétaire, je veux résumer l’impression qu’il me laisse. C’est dans la correspondance de Grimm que j’ai pris, il y a bien des années, la première connaissance du Chevalier et voici le texte qui m’avait frappé en lisant les communications du critique aux Princes du Nord :

(1er Février 1765) « Mr l’abbé de Boufflers s’est fait connaitre dès sa première jeunesse par beaucoup d’esprit et de talent et infiniment de folies. Plusieurs chansons gaillardes et honnêtement impies, le conte de la Reine de Golconde fait au séminaire de St Sulpice où il était apprenti Evêque et un examen scrupuleux de conscience lui ont sans doute fait sentir que sa vocation pour l’épiscopat n’était pas des plus décidées ; mais comme il était question de se conserver 40.000 livres de rente en bénéfice que le roi Stanislas, par une suite de son amitié pour la mère de notre petit Prélat, lui avait donnés en Lorraine dès son enfance, il a troqué le petit collet contre la croix de Malte qui n’empêche pas de posséder des bénéfices, et Mr l’abbé de Boufflers est devenu Mr le Chevalier de Boufflers. C’est en cette qualité qu’il a fait son début dans les armes en messe pendant la campagne de 1762. Mr le Chevalier de Boufflers n’avait rien perdu des agréments ni de la folie de Mr l’abbé de Boufflers et il ne leur avait ôté que le piquant du scandale.

Vingt cinq ans se sont écoulés ; le petit abbé, le sémillant Chevalier est devenu Officier Général et Gouverneur du Sénégal et de Gorée, et, chaque jour, il écrit à Md de Sabran. C’est une sorte de journal tenu avec une régularité exemplaire, dont les feuilles sont expédiées à chaque occasion, et où l’on trouve pendant près d’un an l’expression ému du sentiment le plus profond, le plus tendu, le plus constant. Le thème unique est varié de la manière la plus ingénieuse et parfois la plus touchante, et involontairement on pense à ces ressources inépuisables d’esprit et de cœur dont Md de Sévigné a fait preuve dans le long commerce de lettres où la maternité apparait presque dans les livrées de la passion. Ne profanons pourtant pas les offensives de Bretagne vers la Provence en les rapprochant trop des  épitres du Chevalier à celle qui lui a donné le droit de la tutoyer, de lui rappeler des souvenirs d’alcôve bleue, et qui croit ces légèretés excusés par un projet bien arrêté de mariage. Le 18ème siècle était le temps des fragilités et pourvu qu’un certain sentimentalisme leur donnât un vernis romanesque, il acceptait les anticipations sur le sacrement et se montrait plein d’indulgence et presque de respect pour l’adultère consacré par le temps.

Dès les premières pages de cette correspondance échangée, nous en avons la note dominante. Mr de Boufflers a 48 ans et ne devrait pas penser qu’il ait du temps à perdre, et il part pour le Sénégal.

« Peut-être, écrit-t-il de Rochefort le 27 novembre 1786, quand tu reverras ton amant, tu seras fière d’être à lui, tu l’aimeras à la vue du ciel et de la terre, et tu feras un triomphe d’un amour dont tu faisais un mystère. Voilà, mon enfant, des idées bien consolantes. Ma gloire, si j’en acquiers jamais, sera ma dot et ta parure. Si j’étais joli, si j’étais jeune, si j’étais riche, si je pouvais t’offrir tout ce qui rend les femmes heureuses à leurs yeux et à ceux des autres, il y a longtemps que nous porterions le même nom et que nous partagerions le même sort. Mais il n’y a qu’un peu d’honneur et de considération qui puisse faire oublier mon âge et ma pauvreté et m’embellir aux yeux de tout ce qui nous verra, comme la tendresse m’embellit à tes yeux. »

Quelques jours après, il lui envoie une mèche de ses cheveux en lui disant que ce qui en reste n’est pas moins à elle, et il ajoute : « Je te les rapporterai un peu blanchis, mais tu ne les dédaigneras pas ; ils se mêleront quelques fois à tes belles tresses blondes, et ma tête se parera de tes cheveux comme un arbre desséché se pare de lierre et de pampre »

De ce double aveu du voisinage de la vieillesse ressort naturellement la perspective de la mort ; mais elle n’effraie nullement notre Chevalier qui déclare ne pouvoir se détacher de l’idée d’une autre existence pour l’ajouter à la durée de son amour. Est-ce au séminaire qu’il a appris cet argument en faveur de l’immortalité de l’âme ? On ne peut douter ; en tout cas, il n’y a rien de théologique dans la formule suivante de son espoir en une seconde vie : (10 mai 1789) « Le  mois de septembre ne se passera pas sans que nous nous voyons ; c’est pour nous que sont fait les beaux jours de l’automne ; et j’aime à croire qu’après cet hiver là, nous verrons naître un printemps perpétuel où nous existerons l’un  près de l’autre, l’un pour l’autre, l’un par l’autre, peut-être sous d’autres formes, mais qu’importe pourvu que nous nous aimions. Peut-être serons-nous des Dieux, peut-être encore des hommes, peut-être des oiseaux, peut-être des arbres. Peut-être serai-je une plante et toi une fleur, je m’armerai d’épines pour te défendre, et je t’ombragerai de mes feuilles pour te conserver ; enfin sous quelque forme que tu sois tu seras aimée. »

Il faudrait citer quatre lettres pour faire sentir la variété des formes que le Chevalier donne à l’expression du sentiment qui le domine. On n’en trouverait pas deux qui finissent de même et ce qu’il y a d’ingénieux dans le tour n’est nullement le triomphe de l’esprit sur le cœur. L’émotion sincère révèle sous le madrigal et le véritable amour sous le marivaudage.

Le mot gloire pris pour devise par Mr de Boufflers obligeait sur la côte d’Afrique à bien des soins pénibles, et nous avouerons sans détour que l’acceptation sérieuse et l’accomplissement suivi de devoirs austères ne nous surprennent pas moins que la constance de son adoration pour celle qu’il appelle sa femme, son cœur, son âme, sa fille, son enfant, sa Sabran. Il ne se laisse rebuter ni par l’excessive chaleur, ni par les privations de toutes les commodités de la vie, ni par les vices et les noirceurs de ceux qui l’entourent. Mais, il sait la valeur exacte des choses et des gens et il l’établit nettement : « Personne, écrit-il, ne me dit la moitié de ce qu’il doit dire, personne ne fait la moitié de ce qu’il doit faire ; les uns se trompent, les autres ne m’entendent pas. Malgré cela, je ne désespère pas d’être très utile et les obstacles m’animent au lieu de m’abattre ………. Je commence à voir que j’au eu jusqu’ici trop bonne opinion de l’humanité. C’est à force de vivre avec toi que j’ai gagné ce défaut. »

Son personnel est avide, dur, fâcheux, impertinent. Ferait-il ces exemples ? « Quand je pense que je ne puis me venger qu’avec une massue, tout mon ressentiment s’apaise, et c’est encore un chagrin de plus pour moi, parce que le bon cœur est une bonne chose en lui-même mais ne vaut rien en administration ; tout ce qu’on lui accorde est autant de pris sur le devoir. »

Il n’est pas moins clairvoyant sur es voisins que sur ses subordonnés et des Anglais de la Gambie il dit : « Il n’y a point de politesse qu’ils ne nous fassent en attendant qu’ils nous tirent des coups de fusil. »

Mais ce qui nous plait davantage en lui, c’est l’humanité dont il faut preuve envers de malheureuses créatures qu’on n’était pas encore habitué à plaindre. Et une petite négresse qu’il a acheté pour Md la Duchesse d’Orléans, il dit : « Elle est jetée non comme le jour mais comme la nuit ; ses yeux sont comme de petites étoiles, et son maintien est si doux, si tranquille que je me sens touché jusqu’aux larmes en pensant que cette enfant m’a été vendu comme un petit agneau. » Il s’afflige à la vue ce noirs entassés par les trafiquants dans d’infectes réduits et dont les cadavres sont jetés de nuit dans le fleuve et pourrissent à l’aise entre les joncs en emportant la colonie. C’est lui enfin qui a donné à la Maréchale de Beauvau cette Ourika dont je viens de retrouver l’histoire dans les papiers de la Princesse et dont Md Duras a fait la renommée par un roman. Il est utile d’ajouter que le Chevalier ne fait pas de bons nègres de fantaisie, qu’il peint au vrai les rois, les reines, les cours d’Afrique de son voisinage.

D’heureuses et pittoresques descriptions, des remarques fines, des observations judicieuses peuvent être relevées dans toutes les parties de cette correspondance. On y reconnait d’ailleurs le poète et le lettré qui, sans le moindre pédantisme, cite Virgile, Perse, Dante, Milton dans leurs langues ; et ces citations viennent au moment de la pensée et de la plume, car il n’y a pas de bibliothèque dans la maison délabrée qui sert de Palais au Gouverneur du Sénégal.

26 Octobre

J’avais conclu hier un arrangement avec Mr Beaufils, professeur de sixième au lycée Concordet pour l’envoi des compositions à Edgard Pyrent. Je lui postais ce matin un billet de cent francs, honoraires convenus de cet envoi et de la correction des copies. De quelques circonlocutions embarrassées, j’ai du conclure qu’il se trouvait mal payé et que cinquante francs supplémentaires lui donneraient plus d’attention et de bonne volonté. Je crois avoir été le fidèle exécuteur des intentions de Md Pyrent en subissant pour elle cette aggravation d’un traité qui finit par ressembler à un marché et qui m’humilie pour le corps enseignant.

Les visites de clientèles ont été nombreuses aujourd’hui. Md Denisane arrivée hier est venue vers quatre heures avec Madeleine.

Un mot à recueillir ; il me vient de Mr Fred de Billing. Le Cte de St Vallier, envoyé à Stuttgart par Mr Thiers, vient de compromettre sa situation par un de ces écrits contraires à toute tradition diplomatique et qui font pleuvoir les démentis sur leurs auteurs. Il n’en était pas moins ces jours derniers à l’une des réceptions du Président de la République daubant comme s’il n’avait d’obligation à qui que ce fut sur une douzaine de personnages à échines souples qui s’étaient montrés fort obséquieux pour le Chef du Cabinet Impérial et qui continuaient leurs politesses près d’un autre. Un des interlocuteurs de Mr de St vallier lui dit : «  Vous les verrez chez Gambetta ».

29 Octobre

Parmi les lettres que j’ai reçues ces jours derniers, s’en trouve une de la Duchesse de Persigny qui me parle de la nécessité de faire des économies et de laisser à cette intention ses enfants à Chamarande durant tout l’hiver. Elle part cependant pour l’Egypte, et Melle Andrée, institutrice de ses trois filles, me fait dire par sa sœur qu’elles suivront mes cours. Qui croire et que penser ? Je ne cherche même pas. Je plains les enfants ; je plains le père, je plains même et surtout la mère qui serait bonne personne si elle avait le sens commun, et qui m’écrit, presque avec amitié bien qu’elle est évitée de venir dans ma salle depuis que j’ai exclu son gros chien caniche.

Roche qui passe à Paris a dîné avec nous hier et nous fera le même plaisir ce soir. Nous ne nous étions pas vu depuis deux ans.

Je continue mon exploration des papiers Boufflers. Je viens de classer sa correspondance du Sénégal avev le Maréchal Beauvau et avec sa sœur dont je n’ai pas le nom mais qu’il aimait beaucoup et qui devait être une femme d’esprit. Tichener à qui j’ai lu pour l’affriander ma notice sur le journal épistolaire analysé ici m’a envoyé son bulletin du Bibliophile à titre gracieux avec une des lettres les plus aimables qu’ait écrites un éditeur. Voudrait-il se charger un jour de la publication de ces manuscrits et pense-t-il que mon intervention lui serait utile ? Le temps résoudra ce problème.

Mr de Magneu est souffrant, j’irai le voir, et s’il est en état de m’écouter je lui parlerai de tout cela.

2 Novembre

Lundi j’ai mené le Baron Malouet chez Mr x qu’il a chargé de lui acheter 20.000 Dollars à Londres. Hier matin, j’ai fait à l’occasion de la Toussaint mes dévotions habituelles et j’ai pensé, en approchant de Dieu, à tous ceux que j’ai aimés, qui m’ont été bons et qui m’ont précédé dans la tombe. Le soir, j’ai dîné chez Md de Belling avec Mr et Md Aignan de qui j’ai su que l’hymne de Gonnod (Gallia) avait produit peu d’effet dimanche au Conservatoire. Aujourd’hui enfin, je suis allé chez Mr de Magneu et je lui ai parlé de la série des lettres de Md Sabran que je viens de lire et de classer. Celles qui précèdent le départ du Chevalier de Boufflers pour le Sénégal, bien que sans dates pour la plupart, nous font suivre les divers incidents d’une liaison qui durait depuis sept ans en 1784, et qui n’a pas été sans quelques orages. Md de Sabran se plaint parfois d’être délaissée, négligées, oubliée. Mais une lettre ou une visite suffit pour la calmer. Je n’ai retrouvé qu’une partie des missives expédiées en Afrique, mais ce que j’en ai lu est digne du journal analysé ici.

Pendant la révolution et depuis 1789, les deux amants sont souvent séparés. Md de Sabran n’a aucune des illusions du Constituant ; elle s’irrite de voir débaptiser les nobles, et attaquer ce que l’histoire a consacré ; la spoliation, de quelques prétextes qu’elle se couvre, excite sa colère. Elle émigre, elle croit au triomphe de la noblesse réunie à Coblentz sous les Princes, et elle menace les scélérats de la foudre, prête à les anéantir. Sous l’Empire, elle rentre en France, elle admire Napoléon, et devenue Md de Boufflers en toute légitimité, elle remarque avec peine la perte des jetons académiques quand une circonstance imprévue fait manquer au Chevalier une séance de l’Institut. Sous la Restauration, elle est veuve et réduite à implorer les bontés du roi et à lui représenter que lorsqu’on a été Md de Sabran et Md de Boufflers, 6.000 francs de pension ne suffisent pas pour vivre dignement.

Quelques lettres de Md de Custines, datées de Paris 1793, confirment ce que m’a dit son fils du courage dont elle a donné l’exemple pendant la captivité de son beau-père et de son mari. Mais à côté de ce souvenir honorable, elles en contiennent d’autres plus en rapport avec les mœurs du 15ème siècle et un certain paragraphe adressé à son frère m’a jeté dans le plus profond étonnement. Tous ces gens là avaient du reste de l’esprit et maniaient avec un singulier bonheur une langue charmante.

Les inscriptions d’élèves ont atteint aujourd’hui les 8.250 francs, voilà le loyer couvert.

4 Novembre

Hier je suis allé à la soirée du contrat de Marie Oudinot. Le Duc de Reggio m’a demandé de signer. La Duchesse Douairière m’a présenté son petit gendre, Mr de Quinsonces, qui a bien voulu me demander une part de l’affection que j’ai pour sa fiancée et qui m’a rappelé que sa sœur et sa cousines sont mes élèves. J’ai retrouvé là des gens que je n’avais pas vu depuis le mois de Juin 1870 : le Gl Payol, sa femme, sa fille, son fils, le Gl Henri Oudinot et sa femme, la Duchesse de Vicence, Caron. Je croyais presque rêver en me voyant en cravate blanche, dans des salons très éclairés, au milieu de femmes en toilette du soir et couvertes de diamants. L’héroïne de la fête paraissait rayonnante et pleine de confiance dans son propre avenir. Mr de Quinronces est à merveille de tous points, il était en uniforme de capitaine de Dragons.

6 Novembre

J’ai assisté ce matin à la messe de mariage qui a consacré cette union. Le Nonce a donné la Bénédiction et offert le St Sacrifice. Je n’ai pu entendre un seul mot de son discours. Mais j’ai beaucoup joui de l‘orgue que Frank a tenu avec un vrai talent de compositeur et de virtuose. J’ai pu constater que les queues de robe n’ont pas diminuées, que les vitraux de Ste Clothilde ont beaucoup souffert pendant nos derniers troubles et qu’on n’a pas tenu le poêle sur la tête des mariés. Cette cérémonie est-elle inusitée dans le rituel de Rome ? Je ne saurais le dire.

En rentrant chez moi, j’ai reçu l’excellente Md de Coppens et sa fille Marthe que je n’avais pas vue depuis plusieurs années. (Mr de Coppens, neveu de Lamartine, avait été chargé le service des finances en Algérie). Jusqu’à 4 heures j’ai eu des visites de clientèle, puis je suis allé porter au Cte Olivier de la Grange les enseignements qu’Alexandre m’avait chargé de prendre pour lui chez Mr Deschamps sur les Obligations lombardes. Md de la Grange est souffrante depuis une quinzaine de jours et je n’ai pas pu la voir.

8 Novembre

Nous sommes allés aujourd’hui au service de bout de l’an de Mr Gauthier et je ne veux pas mentionner cette triste solennité sans rappeler ici les longs rapports que j’ai eus avec lui. Fils d’un négociant qui s’était retiré avec une jolie fortune, il avait été élevé chez Mr Manin, avait fait son droit, son stage, s’était fait inscrire au tableau des avocats, et n’avait trouvé qu’un seul client, qui, loin de lui payer ses honoraires, lui avait couté une centaine d’écus. Je n’ai jamais eu le mot de cette énigme mais elle a couru au Palais. Il est à peu près démontré que son père a craint qu’il fit quelques gaucheries s’il lui mettait une affaire dans les mains et qu’il l’a marié à l’aimable personne que nous apprécions tant pour lui donner dans un heureux intérieur des satisfactions propres à me détourner de toute carrière active. Quand j’ai connu Mr Gauthier à Dugny en 1849, bien vivre, se lever tard, lire quelques romans, jouer au billard suffisent à son ambition. Il vint pourtant un jour où il fut embarrassé de son oisiveté au milieu de beaux-frères laborieux et utilement occupés. Il voulut alors faire quelque chose et fut intéressé dans des Charbonnages en Belgique sont les noms semblent avoir été faits à plaisir (Veine à mouches, Turlupu et Taputout). Cela ne produisit rien. A défaut d’une position qui lui permît d’augmenter sa fortune, il rêva la Croix d’Honneur et se fit lieutenant-rapporteur au Conseil de discipline de la Garde nationale. Mais son espoir fut déçu et la décoration ne vînt pas. Ayant rencontré Mr Mettetal chez notre ami commun Al Muller, il se figura qu’il pourrait devenir inspecteur des prisons et conquérir avec le temps le bout de ruban auquel il visait. Mr Mettetal ne se prêta pas à cette combinaison. Enfin la guerre vint et le fils de notre pauvre voisin fut appelé à servir comme garde mobile. Je vois encore l’un au l’autre au moment de la séparation et j’atteste que j’en ai été vivement ému. Mr Gauthier était malade, il quitta Paris et finit par se fixer à Dinard près de St Malo. On peut affirmer que le chagrin l’y a tué. Son fils devenu capitaine avait été fait prisonnier et interner à Leipzig où il ne pouvait se montrer de jour dans les rues sans être insulté par les bons et braves Allemands.

11 Novembre

Lundi j’ai assisté au mariage d’Henri Duparc. J’ai entendu un des bons discours qui aient été prononcés en pareille rencontre. Du reste rien ne s’est passé autour de moi qui mérite mention. Avant-hier soir nous avons achevé la lecture du Monastère de Walter Scott. Le nom d’Avenel et l’apparition de la Dame Blanche sont tout ce que le librettiste de Boieldieu a emprunté au roman. Sans valoir la Prison d’Edimbourg ou l’Antiquaire, cet ouvrage est digne de son auteur, la tableau ce l’Ecosse a cette époque agitée où la réforme était pour le Comte de Murray un moyen de dépouiller sa sœur et pour Elisabeth un prétexte d’intervention dans les affaires d’un royaume voisin, l’étude comparée des deux Eglises représentées par le Père Eustache et par Henri Warden, le relief donné à chaque personnage depuis Hulbert et Edouard Glendinning jusqu’à Chritie de Klinthill et à Martin, depuis l’abbé Boniface jusqu’au meunier et au gardepont, forment un ensemble saisissant.

Le romancier a voulu être équitable ; il a avoué l’ambition qui ternissait les brillantes qualités du frère naturel de Marie Stuart ; il a paré de dignité l’abdication de l’Abbé après l’avoir montré ami de ses aires comme tant de Prélats d’avant Knox ; il a fait au Père Eustache un rôle où ne manque certes ni la grandeur ni la bonté ; il a montré dans le Prédicant Wardin l’âpreté pédante de ses pareils. Nous n’avons qu’une objection à faire et elle porte sur la scène où Marie Avenel a besoin de retrouver la Bible de sa mère pour apprendre à prier avec l’intelligence de ce qu’elle demande à Dieu. Les catholiques de tous les temps ont su invoquer le Père des Miséricordes dans leur propre langue, et le latin pour être employé dans les offices ne leur était pas imposé dans leurs élans spontanés vers le ciel.

Hier soir, au lieu de commencer un nouveau livre, nous avons lu le discours de réception de Jules Janin à l’Académie française et la réponse de Mr Camille Doucet. La première de ces harangues a été ce que je supposais et Sainte-Beuve aurait pu être célébré autrement ; la seconde a de beaucoup dépassé mon attente, il y a parfois de ces surprises dans les solennités du Palais Mazarin.

12 Novembre

J’ai beaucoup vu chez Md Duparc, pendant le Siège, un jeune homme du nom de  Coquart, excellent chrétien, brave garde national, Docteur en droit, musicien fort instruit. Il vient de faire preuve d’une extrême humilité en soumettant à mon appréciation un travail sur Schubert et les Mélodistes. Il a sans doute quelques exubérances, quelques défauts de facture dabs le morceau de critique musicale ; mais il m’a intéressé et il me sembla annoncer un artiste et un écrivain. Un excellent point de départ pourrait être exploité avec plus d’adresse. C’est une comparaison entre trois sortes de compositions d’inspiration différente :

  1. la vielle chanson française naïve et gracieuse jusqu’à la fin du 18ème siècle où elle devint vulgaire avant d’être cette chose misérable et fausse qu’ont signée Amédée de Beauplan et Loïsa Puget.
  2. la cauzonnette italienne qui n’a d’autre valeur que celle des gosiers qui la fredonnent.
  3. enfin le Lud allemand qui est à la fois une œuvre de sentiment et une œuvre d’art, qui s’est produit à une époque savante et qui a profité de cet avantage tout en restant ce qu’il doit être.

Il a soulevé le voile que, même pour Melle Esterhasy, a entré des émotions profondes ; il a cherché ce que le mélodiste allemand doit à Gluck, à Mozart, à Beethoven, et, à notre sens, il s’est trop laissé aller à montrer ce qu’il sait sur ces musiciens géants. On oublie presque son sujet principal en le suivant sur le terrain de la Symphonie avec chœurs. Nous ne nous plaignons pas de trop de richesses, il vaut mieux avoir à élaguer que se montrer stérile.

J’ai été parfaitement satisfait de l’analyse du roi des Aulnes, de la Religieuse, des Plaintes de la jeune-fille, de la sérénade, et surtout du parallèle entre cette dernière composition et le morceau analogue de Mozart dans Don Juan. De bonnes pages sur Schumann, disciple de Schubert, sur Gounod et son élève Massenet, sur Franck enfin pour qui l’amitié de Mr Coquard n’a pas été une occasion d’erreur indulgente ou passionnée, terminent cette dissertation qui m’a plu et où j’ai appris beaucoup. Peut-être eut-il été juste de faire une place à Niedermayer à côté des compositeurs qui y sont nommés et jugés.

16 Novembre

J’ai passé quelques instants avec Md la Maréchale Suchet, Duchesse d’Albuféra. A plus de 80 ans, elle est parfaitement alerte, exempte de toute infimité ; une mémoire sure, un esprit aimable en font une personne exceptionnelle pour son âge. Elle a eu la bonté de me parler des soins que j’ai donnés autrefois à l’éducation de Md la Vicomtesse Cornudet, sa petite-fille, et m’a traité comme une vieille connaissance.

Le jeune Lefébure a dîné avec nous et nous avons longuement causé de l’article de son ami Mr Coquard.

Les inscriptions pour mes cours ont dépassé 13.000 francs.

J’ai reçu une bonne lettre de Marie Mennissier qui ma parait sérieusement alarmée de l’état de sa santé. C’est, parait-il, le cœur qui ne fonctionne pas régulièrement, les yeux aussi sont en mauvais état. Mais l’âme reste forte et la plume rend tout ce qui est senti et pensé. Ma pauvre amie vient de passer quelques jours à Pont-Audemer pour consulter un médecin et pour voir de vieux intimes qui lui manquent à Nonant-les-Pins. Elle rapporte des souvenirs, à notre âge on a plus guère que cela.

19 Novembre

J’ai refusé il y a quelques temps une place dans la loge de la Duchesse de Marmier à l’Opéra Comique et je ne compte pas me permettre cette année le spectacle. Je n’ai pas étendu ce scrupule à la musique et je suis allé aujourd’hui au Conservatoire de fait de Md de Belling. Je n’ai plus trouvé à l’orchestre ni Cuvillon, ni Franchomme mais Georges Hamel conduit encore. Le programme était tout entier emprunté à l’Allemagne :

  1. Symphonie en Si de Beethoven
  2. Chœur de Meyerbeer sans accompagnement (Une jeune mariée)
  3. Ouverture de la Grotte de Fingal par Mendelssohn
  4. Chœur des Chasseurs d’Euryanthe par Weber
  5. 51ème symphonie (en ré majeur) de Haydn.

Le premier de ces ouvrages a été enlevé avec une verve prodigieuse, surtout la Finale où les violons et les violoncelles ont fait merveille. Le dernier, avec quelques formules vieillissantes, reste ravissant de fraîcheur. Le menuet et le Finale n’ont d’ailleurs pas de date et seront toujours admirés. Le Chœur de Meyerbeer offre quelques beaux effets de sonorité sans être une création saillante. Le Chœur d’Euryanthe, que j’ai entendu pour la première fois en 1829, paie la rançon de tout ce qui devient populaire : un chœur de soldats du Faust de Gounod a déjà le même sort ; le mot rabattu revient à l’esprit quand on l’entend. Pour la Grotte de Fingal, j’avoue en toute humilité que je ne la sens pas. En l’étudiant de plus près, j’y verrai peut-être des choses qui m’échappent à une première audition.

Le public avait la même physionomie qu’avant nos malheurs, et j’y ai reçu bien des bonjours à distance ; ainsi va le monde ; tout recommence et il faut bien avouer que les artistes mourraient de faim et il n’en était pas moins aimé.

23 Novembre

Avant-hier, mardi, j’ai dîné chez Madame Bénat, excellente femme dont les deux filles, Jeanne et Marie, ont fait chez moi toutes leurs études. Au nombre des convives étaient l’Abbé de l’Escaille, du clergé de Ste Clothilde que je rencontre chez la Duchesse de Reggio, et l’Abbé Allouvry, de notre paroisse de la Madeleine, neveu de l’Evêque de ce nom. J’ai su de celui-ci la résistance que Mgr Darboy a opposée à tous les conseils de fuite ou de retraite de son Palais, quand il lui a donné connaissance de l’acte d’arrestation donné contre lui par la Commune. Ce même ecclésiastique m’a appris que notre Curé, Mr Deguerry, avait institué pour ses héritiers, par un testament daté de quelques jours avant son incarcération, Mr et Md Petit que je connais depuis beaucoup plus de 35 ans. Petit a 72 ans, sa femme en a au moins 50 ; ils n’ont ni enfants, ni collatéraux ; ils sont fort à l’aise. Ce n’est donc pas un héritage qu’ils font, ils doivent donner à ce qui leur vient du Pasteur Martyr, un emploi désigné à leur fidèle amitié. Il n’en est pas moins vrai que la famille Deguerry se propose d’attaquer les dernières volontés du défunt et que l’on peut s’attendre à un procès que je verrai avec peine.

L’abbé Allouvry, vers la fin de la soirée, a tiré un Nostradamus de sa poche, et nous a lui en les commentant quelques uns de ses quatrains où l’on est fort tenter de voir l’annonce des catastrophes de notre siècle. Je ne compte pas développer ici le thème des prophéties des contemporains d’Henri 3. Celles de l’Ancien et du Nouveau Testament me suffisent.

26 Novembre

Je suis encore allé au Conservatoire aujourd’hui. J’étais dans une première loge avec Md de Belleyme, Tardieu et son fils, Mr de Beyens était devant nous au balcon ; la Baronne Evain et sa fille Marguerite étaient un peu plus loin. En face j’au vu Md Guastella, Md de Pailly, la famille Demachy, Mr René Taillandier. Dans la loge impériale, j’ai reconnu Marthe Périer devenue Md Train, et la Comtesse Gouy (née Abeille).

Le programme était aussi allemand que le précédent. La Symphonie en la mineur de Mendelssohn a produit un grand effet ; le Scherzo que, contrairement à l’usage, précéde l’andante a été redemandé. Un morceau de l’Idoméneo de Mozart, chœur et soli de deux ténors a été moins compris de l’auditoire ; l’ouverture de Léonore formait le contingent de Beethoven et le concert a fini par l’Automne, l’Oratorio des Saisons de Haydn. Le chœur des Chasseurs et celui des Vendangeurs ont été dit admirablement ; j’en ai pleinement joui et je me demandais si le tempérament musical de notre public même choisi était de force à supporter l’exécution et l’œuvre entière sans la trouver longue. Vauthrot avait obtenu, il y a douze ans, qu’on tenta l’épreuve, il a cru qu’elle avait réussi ; on ne l’a pas renouvelée depuis.

Sortant de là, j’ai rendu à la Baronne Malouet la visite qu’elle avait la bonté de me faire en sortant de chez ma femme. J’ai vu chez elle Mr Aubry qui s’est rappelé nos causeries du Siège et qui m’a cordial accueil. Il définit Mr Thiers un ministre habile, nullement chef d’état, esprit subalterne et cœur médiocre ; il trouve fort difficile pour un honnête homme de connaître son devoir et par conséquent de le remplir dans la confusion où nous sommes. Il avait reçu Charles Ferry qui trouve que tout va à merveille, que la France devient républicaine, et avec l’autorité que lui donnent son âge et sa qualité c’ancien patron, il lui a dit qu’il ressemble à Emile Olivier, qu’il a le cœur léger.

3 Décembre

La réouverture de mes cours m’a si complètement absorbé cette semaine que je n’ai pas pu consacrer une minute à ce journal. Le repos du dimanche me permis de combler une lacune que je ne veux pas y voir. Avant toit, je marquerai le chiffre des inscriptions faites avant la première leçon. Il est précisément de 21.840 francs et dépasse de 2.290 francs celui du 2 Décembre 1869. J’ai annoncé que mon fils me suppléerait pour moitié des leçons et je n’ai vu sur les visages matériels aucunes de ces contractions qui trahissent un désappointement. Tout au contraire, quelques-unes de ces dames ont eu la bonté de me dire qu’elles étaient heureuses de voir un autre moi-même assurer la durée de mon œuvre.

Mardi, je dînais chez Md Denisseau qui m’avait demandé de lire en petit comité ce que j’ai écrit sur le théâtre et les romans d’Alexandre Dumas fils. Cette lecture a duré jusqu’à 11 heures. Je la devais presque à une personne qui m’a suggéré un aperçu relatif à Diane de Lys.

Vendredi il m’est venu deux entrées pour la répétition générale de la Princesse Georges, nouvel ouvrage du même auteur. J’étais peu porté à y aller, le spectacle m’est antipathique cette année ; mais j’ai vu ma femme si curieuse de cette initiative anticipée à une nouveauté dramatique que j’ai faut taire ma déplaisance et mes scrupules. La pièce m’a paru avoir les défauts et les qualités de ses ainées ; elle est habilement charpentée, bien dialoguée, remarquablement écrite ; elle prouve une fois de plus que Mr Dumas est un observateur sagace et un homme d’infiniment d’esprit ; mais d’autre part la donnée est fort étrange, les situations sont fort scabreuses, les crudités de langage ne sont guère ménagées, et quand on a quelque habitude de la bonne compagnie que le dramaturge prétend mettre en scène, on cherche en vain dans ses souvenirs quelque chose d’analogue à la conversation des quatre femmes qui ouvre le second acte. Si l’on ce demande ce qu’a voulu prouver Mr Dumas, on est dans le même embarras. Une femme dangereuse, d’origine équivoque, fait métier de ruiner ceux qu’elle attache à son char. Elle s’empare du Prince Georges, et le jeune Prince qui découvre cette intrigue s’irrite de ce double fait que la loi ne sauvegarde que sa dot, que la famille ne lui offre que sa chambre de pensionnaire, alors que la passion lui dérobe la vie de son cœur.

Que peuvent à cela la loi et la famille ? Y a-t-il un code qui puisse supprimer les Phrynes et rendre les maris fidèles ? J’en doute, et je ne vois pas d’ailleurs que le réquisitoire de la Princesse Georges ne puisse être retourné dans le sens contraire et servir à ce pauvre diable de Comte qui s’est donné tout entier à l’infernale créature, qui lui a laissé dévorer son patrimoine, qui tue à la fin un de ses amants, et dont le cœur n’est pas moins brisé que si les lois n’avaient pas été faites par des hommes.

Les acteurs interprètent admirablement cette comédie tapageuse et une Md Desclin que je ne connaissais pas m’a semblé révéler un talent de premier ordre.
Ajoutons que la salle était aussi curieuse à observer que la scène, que tous les astres connus du monde des arts et de la littérature y étaient rassemblés, que toutes les célébrités du demi-monde y étalaient des toilettes et des coiffures fabuleuses. Tardieu qui était mon voisin de loge s’est fait nomenclateur et même quelque chose de plus ; il m‘a désigné les masques et m’a fourni l’historique de ceux et de celles que je ne connaissais pas même de réputation. Le public dont je suis loin  de constater la compétence a chaudement accueilli l’ouvrage. Mr Frédéric de Belling à qui j’en parlais hier concluait de mon analyse que rien n’avait changé au théâtre depuis la chute de Napoléon 3. Cela tient peut-être, lui ai-je répondu, au peu de durée du Gouvernement du 4 Septembre. Jules Fabre, ses homélies et ses exemples n’ont pas eu le temps de nous moraliser. Plaisanterie à part, (et ici la plaisanterie ne devrait pas avoir de place) le théâtre n’est pas un flambeau, il ne crée pas les mœurs, il les reflète ; il ne changera que lorsque la société aura changé elle-même et je ne crois pas que nous touchions encore à une métamorphose que la foi seule est capable d’opérer.

Je retourne aujourd’hui au Conservatoire avec Md Moitissier ; je serai dans la loge impériale et j’aurai le même concert que dimanche dernier, ce dont je suis loin de me plaindre, mais ce qui me dispensera d’un compte-rendu à moins d’incident imprévu.

10 Décembre

Encore une semaine absorbée par les affaires et pendant laquelle je n’ai pas eu un moment pour me recueillir ; semaine heureuse d’ailleurs puisque Paul a pris possession de la part que je lui fais cette année dans mon enseignement ; il m’a remplacé Vendredi à la leçon de grammaire du 3ème cours et Samedi à la leçon de Géographie du second et il est bien sorti de cette double épreuve. Les enfants ont fort bien répondu et les mères que je regardais fort attentivement n’ont donné aucun signe de mécontentement ou de résignation ; tout au contraire, plusieurs ont parlé à mon fils et à moi de cette substitution comme je pouvais le souhaiter. Voilà, autant qu’il est possible de dire pareille chose en ces temps-ci, l’avenir de Paul fixé et la durée de mon œuvre assurée. Je n’aurai ni à vendre à un étranger l’aimable troupeau dont je suis le Guillot depuis tant d’années, ni à dire à mes élèves et à leurs mères : je me fais vieux, je ne veux pas radoter devant vous, cherchez un autre guide.

Les divisions élémentaires de mes cours sont bien peuplées, l’argent rentre ; l’année qui vient de s’écoulée est soldée, celle qui commence à un budget et un équilibre et j’ai tout lieu de croire que je pourrai faire des économes assez rondes.

En dehors de cet intérêt tout à fait capital pour moi, je n’ai à consigner ici que quelques visites, une entr’autres à Md de Nadaillac qui ne fait que passer, chez qui j’ai trouvé Mr de Sartiges et Md de Blucas et que je reverrai demain, l’autre chez Md Deniseau chez qui j’ai vu Ms Ukich femme du défenseur de Strasbourg, ujne dernière enfin chez Md de Belling que j’accompagne aujourd’hui au Conservatoire et chez qui je dinerai demain.

Une lettre de Robert de Belling, qui m’a été lue toute entière, renferme un compte-rendu des plus intéressants d’un fête dramatique et religieuse à laquelle il a assisté dans un village du Tyrol et qui n’est autre chose qu’une représentation du Mystère de la Passion. Cette solennité a lieu tous les dix ans avec une grande magnificence de costumes et de trucs, dans une gorge des Alpes et sur un théâtre à ciel ouvert dont le paysage naturel fait le décor. Des artistes dirigent la scène qui reproduit des tableaux pieux d’Albert Durer et d’autres maîtres allemands. Les acteurs, au nombre de plus de 400, se tirent très passablement de leurs rôles. Cette fois ils ont été favorisés par un temps magnifique. Quand il pleut, ils jouent avec des parapluie a-t-on dit au seul spectateur français qui fût là.

J’ai lu attentivement le message de Mr Thiers, document sage, sensé, un peu trop étendu peut-être, ce qui tient à un certain mépris du prochain. L’extrême clarté du Président de la République me parait toujours avoir ce sous-entendu : Vous êtes tous des imbéciles, des ignorants, et si l’on ne souligne pas ce qui est important, si l’on n’explique pas à satiété les affaires dont on vous entretient, vous ne comprenez rien. Je reprocherai peut-être aussi au message une insistance extrême sur les torts du gouvernement déchu ; cela sent la passion et un chef d’état doit se garder de verser de ce côté-là.

22 Décembre

Contrairement à mes habitudes, j’ai beaucoup vécu hors de chez nous depuis huit jours. L’arrivée de quelques amis à Paris et le désir bien naturel de les entretenir avec suite après une longue séparation et de cruelles épreuves, des mariages annoncés, l’obligation de féliciter les familles intéressées, des susceptibilités que j’ai cherchées à calmer, et des dîners en ville ont compliqué mon existence toujours assez rempli. Je ne parlerai ici que le l’union convenue de Sigismond de Nadaillac et de Claude de Maillé, dont Md de Nadaillac m’a fait part avec toute l’affection de la vieille et bonne amitié. J’ai pu la voir et lui dire mes vœux sincères pour le bonheur de son fils. Sigismond ne change, pour ainsi dire, pas de famille. Son père, son oncle, sa tante de Jumilhac ont passé enfance et jeunesse chez Md d’Ormond, mère de la Duchesse de Mailél, et je sais que c’était Md d’Ormond qui avait composé la corbeille de Md de Nadaillac. Claude de Maillé a cessé depuis longtemps de venir à mes cours ; mais je lui sens de l’esprit et sa future belle-mère me dit d’elle qu’elle est bonne et pieuse.

J’ai dîné lundi chez Md de Belling avec Mr de Magneu et Tardieu et je leur ai lu le soir les huit notices que j’ai faites sur les diverses parties actuellement classées des correspondances du Chevalier Boufflers et de Md de Sabran. Ils ont paru satisfaits de mon travail qui n’a d’autres mérites que de mettre en saillie les points curieux et notables de ces documents et l’ordre dans lequel ils doivent être étudiés.

… que j’ai vu hier a gardé bon souvenir de la communication que je lui ai faite et voudrait bien, je crois, éditer ces lettres ; mais il faut le laisser attendre, choisir et surtout faire des offres qui méritent d’être prises en considération.

Mardi, je dînais chez Henri Standisk, dans ce petit hôtel si plein pour moi de souvenirs. Lui et sa jolie compagne se sont accordés à me traiter comme si j’étais une espèce de grand parent et j’ai trouvé une véritable douceur à me sentir ainsi choyé. La publication des papiers de la Princesse de Beauvau dont je m’occupe à peu près seul nous a été un sujet de conversation. Melle Rive est venue vers la fin de la soirée, je n’oublie pas que c’est elle qui s’est chargée de m’annoncer la mort de notre commune amie et je lui saurai gré toute ma vie de ce qu’elle a été dans cette douloureuse rencontre.

Hier enfin j’ai dîné chez Md Deniseau avec MM … et Laro. Je n’ai rien pour aborder le second de ces messieurs pour qui j’ai peu de goût et qui a papillonné près de quatre femmes élégantes conviées à cette fête. Mr … a été avec moi aussi gracieux qu’il peut l’être et je dois me sentir flatté de son attitude, de ses paroles et de son intention marquée d’amabilité et de prévoyance. Il a beaucoup parlé politique et le Député a presque effacé le savant et l’artiste. Il blâme énergiquement l’interpellation Raoul Duval qui pourrait bien devenir, le 7 Janvier, une réclame électorale pour Mr Ranc ; il parait certain que la réserve si embarrassée de Mr Dufaure dans ce regrettable débat tient à ce que le citoyen communard Ranc aurait rendu des services à Mr Thiers et aurait reçu une somme assez ronde pour prix de ses bons offices de nature équivoque et peu avouable. Mr … est fort opposé au retour de l’Assemblée à Paris et il affirme que Mr Thiers et les bons bourgeois qui le demandent avec le plus d’insistance seraient bien fâchés qu’elle répondit à leurs pétitions autrement que par un refus. Il ajoute qu’ils font sotte mine chaque fois qu’on parait entrer dans les vues qu’ils manifestent. Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir là-dessus, mai l’expérience peut couter chère.

J’ai du remercier le docteur Académicien de l’envoi qu’il m’avait fait de son éloge de Schnetz.

Ma plus longue causerie dans cette soirée de Jeudi a eu pour partenaire Mr Massu, avocat distingué que je rencontrais pour la première fois et avec qui je me suis trouvé de plain pied dès les premières paroles échangées. Il parait fort lié avec Mr Rio dont je connais les ouvrages et dont j’apprécie le talent et le caractère, et il m’a appris beaucoup de choses que j’ignorais absolument sur cet homme remarquable et sur se rapports avec la famille de la Féronnais. C’est Mr de Chateaubriand qui a donné la première notoriété à Mr Rio et la suite a prouvé qu’il ne s’était pas trompé dans ses espérances sur un très jeune homme. Mr Rio, contemporain de Mr Thiers, a eu deux filles ; l’une, mariée à Lord Fingal, est morte laissant deux enfants, je crois ; la seconde est restée dabs le célibat, elle lit Virgile à livre ouvert et n’est pas plus embarrassée pour Shakespeare, Milton et Dante que pour les maîtres du siècle d’Auguste. La fortune de Mr Rio est fort modeste bien qu’elle lui ait assuré l’indépendance et qu’elle lui ait permis de se démettre de ses fonctions rétribuées le jour où un gouvernement antipathique à ses convictions est arrivé aux affaires. Mr Massu m’a montré que mon impression était partagée par lui.

27 Décembre

Dimanche, après une lecture de mes notices sur le Chevalier de Boufflers, j’ai dîné chez Md Moitissier avec MR Buffet et Mr Dufeuille. Le premier m’a paru avoir d’excellentes manières, mais sa physionomie est triste et annonce une nature mécontente, il ne prêche pas l’optimisme. Mr Dufeuille a été fort aimable pour moi et s’est fait inviter à mes prochaines leçons sur Mirabeau. C’est me faire beaucoup d’honneur assurément. Sa position a grandi au Journal des Débats où quinze articles de lui paraissent tous les mois. J’ai surtout été frappé par ceux qui se rapportent aux derniers troubles de Bruxelles et au service obligatoire à établir chez nous. Il m’a appris que Mr Marc Girardin reste très influent suer cette feuille et qu’il y écrit les correspondances de Versailles signées « X », que Mr John Lemoine est le seul Rédacteur qui désire la rentrée de l’Assemblée à Paris, que Mr de Sacy na parait plus dans les bureaux du Journal depuis qu’il a été appelé à siéger au Sénat ; il a le travers, parait-il, de prendre pour des attaques personnelles tout ce qu’on peut dire dans les Débats à l’encontre de l’Assemblée dont il a fait partie.

Je sais d’autre part que l’ex-rédacteur en chef a très peu de fortune et est chargé de famille, il doit avoir changé depuis le dîner où j’étais son voision, à Margency, chez Md Duvillier et où je l’ai trouvé si aimable et si gai.

Lundi, jour de Noël, j’ai rendu à Md de Bourbon Busset et à Marguerite la visite qu’elles m’avaient faite, et j’ai eu la bonne fortune de trouver près d’elle Mr de Chabrol et Mr de Bourbon Busset que je n’avais pas vu depuis deux ans. Celui-ci m’a raconté une visite que lui a faite Mr le Duc d’Aumale de Randan. Il ne pouvait faire mauvaise mine à un Prince qui arrivait chez lui le traitant de cousin. Mais une invitation écrite pour aller avec toute sa famille déjeuner dans l’ancienne résidence de Md Adélaïde lui a semblé plus significative et il en a déclaré l’honneur, séparant ainsi la politique de la politesse. Il a donc répondu que son devoir l’attachait au roi, que la maison de France était divisée, que lorsque la barrière serait abaissée, il serait le premier à rendre à son Altesse Royale les hommages qui lui sont dus. Mr de Bourbon Busset a fait la douloureuse campagne de France et j’au vu le ruban de la Légion d’honneur à la boutonnière. Son frère Gaspard est mort récemment. Veuf de Melle du Prat, qu’il avait perdue de la façon la plus tragique, il était remarié à Melle de Castelnau et n’avait pas trouvé le bonheur dans cette nouvelle union.
Le soir, j’ai dîné avec la Comtesse de Montaigu et le Marquis de Bougars que je revoyais pour la deuxième fois depuis la guerre.

31 Décembre

Je finis dans des conditions bine différentes de celles qui m’attristaient au dernier jour de 1870. J’ai près de moi ma femme et mon fils. Ma fille et mon gendre ont du quitter Auch à 11 heures et m’arrivent demain matin avant le lever du soleil. Mes cours marchent ; la vie est largement assurée pour l’avenir qui s’ouvre et le passé est soldé. J’ai déjà devant moi un excédant de recettes qui sera très probablement placé. Mes meilleurs amis sont à Paris et si je ne les vois pas aussi souvent que je le voudrais, ce n’est plus ni la guerre ni la révolution qui me sépare d’eux, mais le travail et l’enchevêtrement des circonstances qui ôtent le temps et les moyens de faire ce qui plait.

Monsieur de Courval vient de mourir. Mes relations avec lui, sans être bien serrés, remontaient fort loin et j’ai dit ici ce qu’elles avaient eu d’aimable dans l’année qui a précédé la guerre. Mais si je le voyais peu, je rencontre souvent Md de Chaponay, sa fille, qui l’aimait à l’adoration et dont le chagrin doit être profond. On m’a appris, et j’ai lieu de croire que la nouvelle vient de la Duchesse de Marmier, sœur du défunt, qu’il a avantagé cette fille par testament. Séparé de son mari, elle aurait eu peine à vivre selon ses habitudes avec le revenu de sa dot. Elle en compte d’ailleurs nullement priver ses collatéraux de ce qu’elle reçoit hors part et elle s’est empressée, assure-t-on, d’assurer après elle cette largesse paternelle à la fille de son frère aîné (le second est sans héritier). Penon reste à Md de Courval qui a par elle-même une fortune considérable.

Ce matin, j’ai eu la visite de Mr Dubief qui m’a fort intéressé en me parlant de ses collègues rubiconds du Conseil Municipal de la ville de paris, et surtout de Mr Ranc. Il n’y a eu que six voix de majorité pour le maintien des écoles congréganistes dans notre folle ville, et Mr Ranc dit à qui veut bien l’entendre : « Je suis athée ». Mr Dubief lui a déclaré qu’il n’est pas à sa hauteur, qu’il ne rougit nullement de sa faiblesse d’esprit, que le pays lui semble aussi idiot que lui-même, et que si jamais le pouvoir tombait aux mains de ceux qui se croient les maîtres de l’avenir, il ne leur resterait guère plus qu’il n’est demeuré à la Commune du 18 Mars.

L’Académie a nommé hier Mr le Duc d’Aumale, Mr Lettré, Mr Rousset et Mr de Loménie aux quatre fauteuils qui étaient vacants. Le premier de ces choix est politique ; le second est un démenti donné à un rejet antérieur ; le troisième a sa raison dans quelques bons ouvrages plus historiques que littéraires toutefois. Mr About a failli l’emporter et son succès eut été fâcheux comme un triomphe de la gaminerie. Mr de Loménie a pour titre principal un bon livre sur Beaumarchais et pour appui le souvenir de Charles Lenormand, son beau-père. François Lenormand vient d’échouer à l’Académie des Inscriptions et belles lettres.

Ma dernière lecture de l’année a été celle du discours de rentrée de Mr Rousse, Bâtonnier à la Conférence des avocats, et je suis tout pénétré de l’éloquence forte et salubre de ce morceau. On se croirait au siècle des Arnaud quand on e nt end un homme de cette profession parler aux jeunes gens du respect de leur rôle, gourmander les appétits d’argent, d’honneur et d’influence qui les tourmentent, blâmer énergiquement l’avidité avec laquelle la Bazoche s’est jetée en 1848 et en 1870 à la curée des places et des mandats politiques. Quelques mots fermes sur le Siège et sur la Commune donnent à la fois du relief et du pathétique à cette harangue qui honore son auteur et qui contraste avec toutes les habitudes du lieu où elle a été prononcée. Un honnête homme qui a fait ses preuves parle de haut à la jeunesse et lui prêche le travail et la patience. Dieu a sa juste part et rien ne manque à la moralité de cette pièce remarquable, de cette grave mercuriale. L’effet parait avoir été fort grand, et, en dehors même du monde du Palais, le nombre des lecteurs est  considérable. Edouard Muller avait prêté à mon fils l’exemplaire que nous venons de dévorer ensemble tout d’un trait. Il y a encore de bons esprits dans notre pauvre pays.