1904 - Boulogne

Mars 1904

Jeudi 24 mars 1904

Me voici à Boulogne au milieu d’un désordre indescriptible, et lasse, lasse à croire à tout moment que je vais m’évanouir. J’ai un spleen effrayant.

Franz ne veut pas me quitter une minute. Maman fait certainement tout ce qu’elle peut pour m’installer confortablement et me rendre service, mais pour ranger les deux chambres habitées au second étage et le boudoir qui y conduit, il faudrait bien trois mois. J’espère avoir une bonne d’ici peu de jours car je tomberais malade, ce qui n’avancerait pas les choses. Si Franz allait mieux et que le temps devienne meilleur, il passerait ses après-midi au jardin et je serais plus libre. Je soupire après ce repos.

Vendredi 25 mars 1904

Cela va un peu mieux, mes malles sont défaites et je ne suis plus aussi dépourvue de tout qu’hier, de plus une bonne doit venir se présenter aujourd’hui et, si elle me convient je pourrai l’avoir dès demain matin. Petit à petit, je m’installerai et je me reposerai. S’il y avait seulement un rayon de soleil, je crois que je serais moins désemparée aujourd’hui mais le temps est uniformément gris, il fait même un peu frais, c’est une reprise de l’hiver.

Bébé, cela s’arrangera aussi et dans quelques jours, sans doute, les arbres fruitiers seront en fleurs et ce sera idéal. Mon existence est misérable depuis le commencement de la semaine, je puis espérer qu’elle changera bientôt. C’est un mauvais moment voilà tout !

Franz s’est habitué très facilement aux gens, aux bêtes et aux choses d’ici. Ses plus grandes marques d’affection sont naturellement pour sa Maman, la vieille amie de toujours pour lui mais il semble avoir oublié sa nourrice avec une ingratitude qui me semblerait révoltante si elle ne diminuait pas considérablement ma charge déjà bien lourde.

Samedi 26 mars 1904

Ce matin, départ de Marguerite pour la bonne ville de Tours où l’attendent suivant les promesses de tante Danloux, la guérison, le repos et d’innombrables gâteries. Malgré cette perspective, son départ fut très triste… Geneviève et Kiki étaient transformées en fontaines ; Lucie aussi ; j’étais également fort émue et Franz lui-même avait un petit air lamentable. Pour le consoler, tante Guiguite lui a donné une boîte de chocolats. Mais ce voyage qui semble s’accomplir contre le gré de tout le monde a été décidé afin que Marguerite, en partant à Tours, puisse conserver les bonnes grâces de tante Danloux qui l’a réclamée à grand renfort de lettres et de dépêches depuis son retour du midi ; il le fallait aussi pour parachever son rétablissement à force de soins et de calme.

C’était donc presque une chose inévitable et devant les nécessités il n’y a qu’à s’incliner. Je m’efforcerai de rendre à Geneviève l’absence de sa jumelle un peu moins dure en lui consacrant tout ce que je pourrai de mon temps. Mais les heures du jour et de la nuit ne m’appartiennent pas, il y a un petit morceau d’enfant qui s’en est rendu propriétaire et qui en use un peu… beaucoup en tyran. Toutefois l’horizon s’éclaire aussi de ce côté là. J’ai arrêté la première personne qui s’est présentée, c’est la nièce de la bonne des Hainque, elle est toute jeune, grande et assez forte et elle semble douée d’une forte dose de bonne volonté. Elle serait assez gentille fille si elle n’était pas déparée par ses dents noires et très abîmées. Malheureusement elle est timide à l’excès et, n’ayant jamais servi, elle aura besoin d’un apprentissage. Mais il faut bien passer sur quelque chose, elle a consenti aux gages que j’offrais et elle s’est engagée à repartir avec nous à St Chamond si elle fait mon affaire.

Je crois que la nourrice est placée à Auteuil depuis hier soir. Une grès gentille jeune femme est venue me demander des renseignements et m’a dit, en me quittant qu’elle allait aussitôt l’arrêter. J’espère que la grosse mère « Grogne toujours » sera contente dans sa nouvelle place et que je le serai aussi du changement. L’ingratitude de Franz s’accentue, il dit maintenant « Là-bas, non, non, là-bas » sans manifester le moindre regret. Heureux petit Monstre ! Age sans soucis !

J’ai reçu une lettre de Marguerite Marin qui m’annonce le départ de son mari pour le Brésil et qui me le propose comme Mentor si je veux aller rejoindre Henri. Je n’ai pas encore répondu ; j’espère fermement dans son retour prochain mais s’il devait être reculé, je regretterais bien de ne pas avoir profité de cette occasion.

Demain, Papa doit venir nous voir, je le consulterai sur la réponse à donner. J’ai vu que Maman,  avec sa manie de ne dire ni oui, ni non, était nettement opposée à mon départ. Je deviendrais enragée s’il me fallait vivre longtemps dans un tel désarroi d’âme. Les folies qui me tourmentaient autrefois dans ma vie de jeune fille me reviennent en tête ; je me sens talonnée par la mort et j’ai une soif terrible de jouir de tout ce que l’existence a de beau et de bon. Mais, en dehors de mon Henri, il n’y a rien qui me tente, il est pour moi la jeunesse, l’amour, le printemps, le repos. Il me semble que ses tirs doivent toucher à leur fin, il ne va pas lancer des obus jusqu’au moment où résonnera la trompette du jugement dernier. Monsieur de Montgolfier a été formel dans sa promesse : « Il reviendra aussitôt après les tirs ».

Dimanche 27 mars 1904

Ce matin, en allant à la messe, j’ai éprouvé une sensation intense de repos. Il y avait une matinée splendide, toute d’azur et de chaude lumière. L’air avait des senteurs d’été et pour la première fois depuis quatre jours, je me sentais vivre autrement qu’en esclave de Franz. Je me suis reprochée avec remords d’être si joyeuse, si légère d’avoir déposé pour un instant mon cher fardeau et je me suis trouvée mauvaise mère. Par bonheur, Monsieur Bébé n’a pas remarqué mon absence, il s’est amusé comme un fou avec sa Grand’mère pour laquelle il manifeste déjà des sentiments affectueux. Et, en rentrant, j’ai compris que j’avais tort de me faire un crime de la sensation de bien-être que j’ai ressenti en franchissant le seuil de la maison.

Vers 10 heures, je suis descendue au jardin avec notre fils. Nous avons cueilli toute une moisson de violettes pour envoyer à tante Kiki. Franz devient un charmant bambin, très déluré et très drôle mais il a parfois des regards étranges qui m’effraient et me serrent le cœur. Je suis la plus craintive des Mamans. C’est que je l’aime à la folie, chaque jour davantage !

Papa n’est pas d’avis que je m’embarque pour le Brésil avec Albert Thomas ; il m’assure que son fils reviendra bientôt et que je n’arriverais à Rio que pour repartir ou bien pour demeurer seule pendant ses exercices de roulement. Il m’a raconté (d’après Monsieur de Montgolfier) qu’il faisait merveille dans sa mission et que Rau avait écrit sur son compte les lettres les plus élogieuses. Il paraît qu’il représente la Compagnie avec beaucoup de chic, tout à fait en homme du monde. Il n’y a qu’une chose un peu ennuyeuse c’est qu’il se soit laissé manquer d’argent et qu’il n’ait pas  vu assez tôt le fond de sa bourse. Le mandat télégraphique par lequel on l’a rempli a coûté 200 francs. Papa dit qu’il y a là un manque de prévoyance qui peut faire croire à ces Messieurs que son fils est un enfant timide, n’osant pas réclamer et se laissant acculer. Mais, bah ! Cet incident est peu de chose et le Grand Patron semblait fort content de lui, mon gentil mari.

Lundi 28 mars 1904

Nous avons des nouvelles de Marguerite dont le voyage s’est très bien accompli après les péripéties du départ. Quand Kiki, accompagnée de Maman, de Louis et d’Eugénie est arrivée au quai d’Orsay pour s’embarquer dans le Sud-Express, on lui a déclaré qu’il n’y avait plus une seule place et qu’il lui fallait, bon gré, mal gré, attendre le train suivant à 4 heures 15. L’hospitalière maison de la rue St Florentin a accueilli Maman et Margot pendant cette attente qui leur a été sensiblement adoucie d’abord par la société de mon beau-père, ensuite par celle de dame Victorine aux petits soins pour Marguerite.

Je suis moins triste, je m’organise dans ma nouvelle existence et j’ai pu prendre cette nuit un peu de repos. Ma bonne ne sait pas faire grand chose mais elle est serviable et m’évite bien des fatigues. Quand Bébé voudra bien se laisser faire par elle, ce sera parfait. Lucie grogne de temps en temps pour n’en pas perdre l’habitude mais au fond elle commence à s’attacher à Franz. Catherine est une excellente fille qui se mettrait en dix pour Bébé qui doit lui rappeler l’enfant du même âge qu’elle a perdu. Quant à Maman, inutile de dire qu’elle est aux genoux de son petit-fils. Elle le gâte outre mesure et l’autre jour, elle a reçu le fouet à sa place. J’avais la main levée, Maman s’est élancée entre elle et les fesses de Franz, mon bras est retombé sans que j’aie pu le retenir… j’étais vexée mais Maman riait, enchantée et la petite horreur de Franz semblait aussi trouver cela très drôle.

Depuis ce matin, les élagueurs sont dans le jardin à mon grand désespoir et à celui de Geneviève. Nous pleurons chaque branche qui tombe sous la hache. C’est un vrai massacre. Je suis allée supplier le Père Coupe, toujours comme nous appelons Monsieur Bude mais il m’a renvoyée à mes affaires ; « Ma petite demoiselle, m’a-t-il dit, je vous ai vue quand vous aviez trois ans, chaque fois que je venais chez votre bonne maman vous me disiez les mêmes choses qu’aujourd’hui et si je vous avais écoutée depuis le temps tous vos arbres seraient morts »

Quand ce diable d’homme est dans le jardin, nous ne sommes plus les maîtres. Il aime nos arbres qu’il soigne paraît-il depuis 40 ans mais son affection est bizarre, elle consiste à mutiler et à amputer. En vieillissant je crois que sa main s’est encore accentuée.

Mardi 29 mars 1904

Depuis hier matin, je passe ma vie le nez collé aux fenêtres, surveillant tous les courriers ; Hélas ! Comme Sœur Anne, je n’ai rien vu venir et je n’ai même pas en la compensation de voir l’herbe verdoyer et le soleil poudrer d’or la route. La pluie est tombée presque sans discontinuer.

Les visites de Monsieur Vincent et de Mimi ont coupé un peu la monotonie de toute cette grisaille mais elles n’ont pas apaisé la soif de mon Aimé et je commence à me demander si je n’aurai rien de lui cette semaine. Voilà 10 longs jours que je suis sans nouvelles, je deviens vraiment anxieuse et si quatre heures ne m’apportent rien, je passerai sûrement une vilaine nuit. Je me sens reprise du spleen qui me terrassait ces jours passés.

Emmanuel est en vacances et nous cramponne du matin au soir. Il veut acheter un cheval pour aller se promener ou bien une automobile. Il déclare à Maman qu’il s’ennuie à mourir dans sa « sale turne » et que si elle ne lui permet pas d’avoir un poney, il va mettre le feu à la baraque pour se donner une distraction.

Mon jeune frère est un oncle modèle mais à part cela, je me demande quelles sont ses qualités ; il est devenu un rude garnement ; son bulletin trimestriel est détestable. Maman l’a reçu  samedi dernier à la grande contrariété d’Emmanuel qui avait recommandé à Lucie et à Catherine de le subtiliser. Maman l’ayant pris, je crois, elle-même dans la boîte aux lettres a presque pleuré en voyant des notes dans le genre de celles-ci : «  Pas d’efforts - Esprit lent – Peu de travail – Pas doué etc… » Elle s’était promis de flanquer le soir un savon à son benjamin… Mais elle a simplement osé lui dire « Tu sais, Manu, j’ai vu Paul Morize aujourd’hui, il a de bonnes notes, lui » et ce fut tout ; Emmanuel se tordait car, malgré son  «  je m’enfichisme »  il s’attendait à autre chose.

Moi, je trouve cela tout à fait lamentable mais je ne puis rien pour y remédier. Emmanuel n’est pas un garçon à prendre ni par le raisonnement ni par les menaces ; c’est une nature de mollusque sur laquelle tout glisse. Il aurait fallu pour le conduire une main extrêmement ferme et par malheur, Maman n’est que sa nounou gâteau.

Geneviève est toujours une bonne pâte, un peu molle elle aussi. Elle est contente de nous avoir auprès d’elle mais elle désire néanmoins conserver un peu de solitude et toute sa liberté. Franz la fatigue, même quand il est sage et, comme je suis attelée à Bébé, je ne fais à ma sœur que de courtes visites. En ce moment, Louis se repose de ses inutiles fatigues des semaines passées ; il se lève tard et se ballade pas mal ; sa mine n’est pas brillante mais au régime qu’il mène on peut espérer une amélioration prochaine.

Maman continue à ne rien faire comme tout le monde ; elle est cependant pour moi d’un très grand secours, elle fait par jour un nombre fantastique de pas, courant d’un bout à l’autre du jardin et de la cave au grenier. La grande distraction après Franz est la chasse aux colimaçons qui rongent les plantes de la serre.

Notre fils arrose les parquets de sa grand’mère qui regarde avec attendrissement les petites mares semées dans chaque pièce et qui les éponge religieusement elle-même. Lucie n’a pas renié son ancêtre Noé mais depuis que je suis ici elle n’a fait qu’une toute petite excursion dans les vignes. Ce soir là elle était d’une douceur et d’une tendresse extraordinaires.

En résumé, la maison est beaucoup plus calme que je n’osais l’espérer. L’absence de la pauvre Marguerite contribue peut-être à détendre la situation mais je ne m’illusionne pas, je connais ma famille, je sais qu’elle est un volcan toujours prêt à entrer en éruption et il suffit de bien peu de chose pour amener des crises terribles. Je profite seulement des jours d’accalmie en pensant que c’est toujours autant de pris.

Mercredi 30 mars 1904

Je prends une part bien vive aux contrariétés d’ingénieur de mon petit mari, mais j’y attache peu d’importance auprès du reste. Que ce soit Krupp ou biens les Aciéries  qui fournissent le Brésil, c’est pour moi une chose secondaire. Il a fait tout son devoir et même davantage, les résultats obtenus sont brillants, ses chefs reconnaîtront sûrement ses mérites. Je comprends cependant son dégoût et son écœurement en constatant tant d’injustice et de mauvaise foi mais le monde est ainsi fait, il faut en prendre son parti.

Moi aussi je rencontre des difficultés que ne soupçonnais pas. Et cependant, je veux lutter, je ne veux rien perdre de ma jeunesse dans l’épreuve que je subis en ce moment. On doit me trouver bien enfant d’avoir été si bouleversée par le changement d’une nourrice dont je n’étais pas contente et dont j’aspirais depuis longtemps à me débarrasser ? Je ne me comprends pas moi-même mais quand je me suis vue toute seule avec Bébé d’une exigence odieuse pendant les premiers jours, j’ai cru que j’allais devenir folle. Il m’a semblé que le temps d’insouciance heureuse était à jamais fini et qu’il fallait enterrer la petite Yette, l’Amoureuse, pour faire naître de ses cendres une Mère de famille, un être tout d’abnégation et de dévouement. Et j’ai pleuré sur moi comme sur une chose vraiment morte…

Encore maintenant, je ne vois pas très bien comment je pourrai concilier mes devoirs avec mon plaisir mais je ferai n’importe quoi pour y arriver car je ne veux pas renoncer à ce qui me reste de jeunesse. Franz aura plus tard son bon temps lui aussi et pourvu qu’il soit bien soigné, que son âme et son corps soient surveillés avec tendresse, j’aurai rempli mon devoir de Maman. Je n’ai pas l’obligation d’épier tous ses mouvements, tous ses souffles comme je l’ai fait avec exagération les jours passés. Geneviève, Mimi, Maman elle-même me trouvaient trop esclave. Petit à petit je m’habituerai à la grande responsabilité qui pèse sur moi et je la trouverai moins lourde.

Les garçons ont une autre marotte depuis ce matin. Ils sont allés avec Maman au parc des Princes chez la  Princesse Doriant qui a 17 lévriers d’Afrique et qui veut bien leur en donner deux. Cette princesse m’a tout l’air d’une drôle de bonne femme qui ayant bien fait ses affaires a pu se ménager une vieillesse dorée avec un semblant d’honorabilité. Mes frères y allaient pour voir son attelage de quatre poneys et ils sont revenus entichés des chiens. Il se peut donc que la maison déjà riche en bêtes, reçoive dans quelques jours deux nouveaux pensionnaires. Stop et Dyck devraient, il me semble suffire au bonheur des garçons qui passent bien peu de temps au logis.

Ce matin, j’ai fait mes Pâques ;  j’étais allée me confessée de très bonne heure pour ne pas attendre et comme il y avait une messe, j’ai communié aussitôt en sortant du confessionnal me sentant en bonne disposition. Pour suivre une tradition j’aurais voulu attendre au Jeudi Saint, c’est-à-dire à demain, mais il ne faut pas faire ces choses là par habitude. Et puis, demain j’aurais pu être moins prête et sûrement moins recueillie. Il y a une telle foule à l’unique Messe qu’on ne peut même pas s’agenouiller. J’étais à côté de la Comtesse d’Eu et sa vue m’aurait fait souvenir du Brésil si j’avais pu l’oublier. Mais je sais que je n’ai besoin d’aucun stimulant pour me rappeler l’absent chéri.

Je le vois mon pauvre Amour dans son vaste château-caserne tout petit, tout abandonné au milieu de ces ruines, dormant dans le berceau blanc qu’il m’a montré.

Jeudi 31 mars 1904

Depuis ce matin, je vis à la vapeur. Je n’ai pas arrêté entre 6 heures, moment auquel je me suis levée, jusqu’à mon départ pour Paris à 10 heures et demie. J’ai eu le bonheur aujourd’hui de voir ceux de ma belle famille ; je les ai trouvés en bonne santé. Paul part ce soir pour un voyage de vacances en Suisse. Il va d’abord à Montreux puis à Berne où il fera sa plus longue station. Il sera absent au plus une quinzaine de jours et doit parler allemand tout le temps. Ce n’est guère l’époque des excursions, j’aime à croire que notre petit frère sera prudent et n’ira pas affronter les hauts sommets en cette saison.

Papa a bien voulu me communiquer la dernière lettre de son fils à son adresse. Il s’en déclare très content et dit qu’il attendait cela de lui. Il ne sait pas quelle souffrance il y a derrière ces lignes très correctes et même affectueuses. Maintenant que la blessure est déjà un peu ancienne, il nous est plus facile de reconnaître les bons côtés de la chose mais au début, cela a été très dur pour nous.

Le mariage est toujours fixé au 19 mai. Cela approche vertigineusement ! J’espérais toujours qu’il surviendrait un incident d’ordre moral qui retarderait ou même empêcherait l’événement. Tout n’est pas perdu mais je n’y compte plus guère. Ce serait un miracle maintenant. Je n’ai rien dit à Maman jusqu’à présent et j’ai peur ! … Il faudra bien cependant que je me décide un jour prochain et cette pensée me rend malade.

Quand Henri reviendra, il trouvera Madame Beauvais devenue la femme de son Père, installée chez elle et quelque pénible que cela puisse être pour lui, il me semble que ce sera moins dur que d’assister à la transformation de son ancien nid. Lui qui est si profondément attaché aux choses du passé, il éprouverait de vrais crève-cœur pour des babioles.

Avril 1904

Vendredi 1er avril 1904

La maison est sens dessus dessous à cause de deux lettres de Marguerite reçues ce matin à une heure d’intervalle. Elle a des scènes terribles paraît-il avec tante Danloux qui veut la soigner à son idée et qui la martyrise par excès de zèle. Elle ne lui laisse aucune indépendance, se plaisant même à lui répéter que chez elle, Madame Danloux, personne ne doit lever le petit doigt sans sa permission. Il se passe des choses qui seraient tordantes si Marguerite n’en souffrait pas.

Le soir, on la met sur une chaise percée couverte de châles dans une pièce dont la température reste constante à 22 degrés et on lui ordonne d’opérer devant tante et ses deux bonnes. Toutes ses lettres sont lues et commentées aussi bien celles qu’elle écrit que celles qu’elle reçoit. Bref, Kiki se trouve horriblement malheureuse et elle déclare que la maison d’ici est un paradis auprès de cet enfer.

Elle ne va pas jusqu’à dire que Maman est un ange mais elle affirme que tante est un vrai diable que tout le monde a en horreur. Elle supplie avec larmes qu’on aille la délivrer de suite si on veut l’avoir encore avec un souffle de vie. C’est Eugénie qui a bien voulu mettre en cachette les lettres de Marguerite à la poste ayant pitié de sa détresse. A l’heure qu’il est, Lucie roule vers Tours et nous reviendra ce soir ou demain avec la prisonnière échappée.

Tante va entrer dans une fureur noire quand elle verra qu’on vient rechercher Margot et nous recevrons tous des éclats de son mécontentement mais, d’après le prétexte choisi pour rappeler Marguerite, je crois que le gros de l’orage dégringolera sur Maman qui, par bonheur, reçoit assez philosophiquement ces choses là. Nous allons peut-être rentrer dans une atmosphère plus agitée mais on ne peut vraiment pas sacrifier une pauvre enfant déjà malade au désir d’une vie plus sereine. Au fond, Maman jubile de voir que Marguerite s’entend encore bien moins avec tante qu’avec elle-même.

Au moment de la fête d’Albert, mon beau-père a déclaré que dorénavant il ne souhaiterait plus les anniversaires de naissance de ses enfants, qu’ils se contenteraient d’un cadeau à leur fête. Aussi, à l’occasion du 25 Avril prochain, j’ai acheté pour Henri une douzaine de mouchoirs et comme je pense qu’ils lui seraient inutiles là-bas, il les trouvera à son retour. C’est un cadeau un peu prosaïque…

Je suis navrée, j’ai fait une grosse bêtise aujourd’hui et je m’en suis aperçue trop tard pour la réparer. J’ai oublié de faire recommander le petit carton dans lequel sont enfermées les deux photographies de Franz et maintenant je suis fort inquiète sur son compte. Il est parti mêlé aux papiers d’affaires, aux échantillons, aux prospectus. Arrivera-t-il jamais ? Mais cette étourderie, pour sa plus grande part, doit être rejetée sur Franz !

Je suis sortie avec lui pour mettre mes lettres à la poste et faire affranchir mon petit colis. Ne voulant pas l’entrer dans le bureau de poste, je l’ai laissé dehors avec la bonne mais cela n’a pas été du goût du Monsieur qui s’est mis à hurler. Je l’entendais, j’en étais affolée et ne pensais plus qu’à sortir bien vite. Il était dans une telle colère quand je l’ai retrouvé que ce n’est qu’au Bois de Boulogne que j’ai repris assez de liberté d’esprit pour songer à l’imprudence que j’avais commise. Pour la réparer, je n’avais plus qu’à prier nos anges gardiens de veiller sur la pauvre petite boîte qui va accomplir, sans garantie, un si long voyage. Je voudrais tant qu’elle parvienne, apportant à son papa quelque chose de notre ange-démon qui fait à la fois ma joie et mon martyre.

Samedi 2 avril 1904

Dans quelques minutes Marguerite sera ici, la maison est en fête, sa chambre est pleine de fleurs et Maman a poussé la complaisance jusqu’à décorer elle-même les portraits de René de violettes et de primevères. Oh ! Que les retours sont doux ! Moi je rêve d’un autre encore meilleur…

Marguerite revient au nid comme le pigeon de la fable plus malade qu’elle n’en est partie mais le bonheur de retrouver son chez elle, ses habitudes, sa jumelle chérie et sa Lucie vont promptement, je l’espère, amener une amélioration dans son état. Et, plus que tout le reste, la visite de Serdet qui s’annonce pour mardi achèvera de lui rendre des forces et de la gaieté.

Ce matin encore la malheureuse Kiki a écrit à sa jumelle une lettre désespérée dans laquelle elle criait au secours. Je crois qu’elle s’est un peu exagérée son malheur d’être tombée entre les mains de tante Danloux et qu’elle traite de furie, de folle, de diable et de lionne. Au fond, tante est une brave femme, bonne, dévouée, généreuse. Elle n’a qu’un défaut mais carabiné. C’est celui qui a perdu nos premiers parents et avec eux l’humanité tout entière : l’orgueil. Jamais elle ne s’en corrigera car elle est sincère dans sa conviction d’être au-dessus du reste des mortels. Madame Danloux est une femme supérieure sachant tout, agissant mieux que personne et elle mourra comme elle aura vécu « avec toute sa pompe et toute sa vertu » En arrivant au Ciel, elle voudra certainement persuader un bon Dieu qu’il n’est qu’un bien petit garçon auprès d’Elle.

Allons, je suis vilaine et au lieu de confesser tante, je ferais mieux de m’humilier moi-même, un

Samedi Saint.

En ce moment, je veille sur le sommeil de Franz qui a passé une heure et demie dans le jardin ce matin. Il piétine les plates-bandes, il cueille à tort et à travers les fleurs qui tombent sous ses menottes mais je n’ai rien à dire, Maman trouvant tout cela ravissant. Je commence à respirer un peu plus librement. Joséphine (c’est le nom de la bonne de Franz) se débrouille un peu, elle fait bien le ménage de ma chambre et parvient maintenant à me décharger un peu de bébé une demi-heure de temps en temps. Je ne sais cependant pas si je pourrai conserver définitivement cette organisation qui m’obligera toujours, je le crains, à une surveillance encore plus attentive que du temps de la nounou. Mais pour le moment, c’est bien, je donne à notre enfant toutes les minutes de mon existence de veuve.

Notre fils n’est cependant pas commode et il a déjà de mauvaises habitudes contre lesquelles j’ai à soutenir de vraies luttes. Enfin ! Il y a progrès, il commence à pouvoir dormir dans son lit, lui qui ces derniers temps ne quittait plus du soir au matin celui de sa nourrice ; peu à peu, j’espère arriver à le débarrasser de ses autres manies.

J’attends avec une lueur d’espérance le passage du facteur cet après-midi.

Nous avons un temps merveilleux depuis hier matin, il fait très chaud et très clair mais en cette saison les brusques changements sont à craindre et nous allons peut-être rentrer dans une série de giboulées comme ces jours passés. Le jardin m’est bien précieux pour les sorties de Franz qui peut ainsi profiter de tous les rayons de soleil et qui rentre s’abriter quand un nuage passe.

La vie n’est pas monotone ici. D’abord ma famille est tellement originale qu’on assiste perpétuellement à des comédies, même à des drames. Ensuite, les visiteurs sont assez nombreux. Adrienne vient régulièrement tous les jours. C’est une bonne fille très gaie, un peu légère mais nullement dangereuse et elle est si serviable, si complaisante !

Le mariage de Moisy est, paraît-il fixé au 20 avril. Louis a entendu parler de sa fiancée qui a, nous a-t-il dit, une réputation de laideur repoussante. Mais avec Louis on ne sait jamais si les choses sont vraies, il s’amuse à parler du « Pou de Moisy » Maman se prépare à faire un cadeau et à aller à la noce.

On vient me remplacer auprès de Franz et je voudrais faire différentes choses avant l’arrivée de Mademoiselle Kiki.

Dimanche 3 avril 1904 - Pâques

Hier soir, alors que les cloches sonnaient à toute volée pour annoncer la grande fête d’aujourd’hui, j’ai reçu le plus bel œuf de Pâques que je puisse avoir : une lettre de l’Aimé. A la fin de cette chère missive, un nuage est venu assombrir ma joie ; il est contenu dans cette toute petite phrase mise en post-scriptum : « Date de mon retour ?… Mystère des temps à venir » Et il ne me demande pas d’aller à lui.

L’événement qui va, en se produisant, bouleverser ma belle famille rend sans doute ma présence ici très utile, indispensable même, pour maintenir un reste d’harmonie entre les Tous ceux de nos deux familles. C’est que j’ai pensé au début ; maintenant, je vacille dans mon opinion ; il m’en coûte tant de reconnaître ce devoir. J’apporterai à son accomplissement tout ce que je peux avoir d’énergie et de douceur. Peut-être avec l’aide du Ciel, réussirai-je dans une certaine mesure. J’ai encore deux autres alliées, les jumelles que je viens de mettre au courant de ma pénible mission. Elles se sont montrées très étonnées et assez choquées. Le premier moment de désagréable surprise passé, elles m’ont promis de m’aider autant que possible pour faire avaler la pilule à Maman. L’heure n’est pas encore venue mais elle approche si je veux faire les choses convenablement et avertir Maman avant l’exécution des projets de mon beau-père.

Oh ! Que je suis anxieuse. Quand Maman saura, je ne pourrai peut-être pas rester ici. J’entendrais des moqueries et des méchancetés qui me feraient un mal affreux. Alors je retournerai à Saint Chamond, au seul vrai refuge. Là, du moins, j’aurai le calme et puis j’y retrouverai tous les souvenirs de notre heureux passé. J’y verrai aussi des choses qui me parleront du bonheur qui m’attend encore.

Marguerite est dans une joie excessive, elle nous raconte depuis hier toutes ses tribulations et son contentement d’en être délivrée. Tante la faisait mourir à grand feu sous prétexte qu’elle ne pouvait pas tuer elle-même, pour guérir, Marguerite qu’on n’était pas sûr de sauver. Par bonheur, tout s’est admirablement arrangé, personne n’est froissé, tout le monde est enchanté. Cette affaire étant finie à la satisfaction générale.

Voilà Monsieur Serdet qui s’annonce demain soir pour passer à Paris – à Boulogne plutôt – quatre jours de vacances. Pourvu que sa présence n’amène pas de nouveaux troubles ! Malgré la bonne volonté apparente de Maman je ne suis qu’à demi rassurée. Avec les personnes changeantes on ne sait jamais sur quoi  compter et ma pauvre Mère est un vrai caméléon.

Lundi 4 avril 1904

Dans l’après-midi d’hier, mon excellent beau-père est venu nous apporter nos œufs de Pâques et mieux que cela, une dépêche d’Henri, mon bien Aimé. Me voilà très gaie, très courageuse… pour quelques jours. Papa doit venir partager notre déjeuner tout à l’heure. Emmanuel prend ce matin sa première leçon d’équitation avec Adrienne et Louis Sandrin au manège du jardin d’acclimatation ; ils vont revenir moulus et je ne crois pas qu’ils pourront mettre à exécution leur projet de prendre une leçon journalière jusqu’à la fin des vacances. Ils voudraient pouvoir sortir dans dix jours. Maman a permis le manège qui la sauve pour l’instant du cheval à domicile.

Hier, nous avons eu grande séance de cake-walk. Adrienne et Manu sont souples comme deux lianes et vraiment, dansée par eux, cette horrible danse avait un certain cachet. Je me suis essayée aussi (mais dans la solitude) aux contorsions du cake-walk ; c’était pour m’assouplir un peu, me rendre moins pataude. Je n’ai pas tardée à renoncer craignant de me donner une reprise du mal qui a suivi la naissance de Franz. Je me crois guérie car je n’ai pas re souffert et je ne me soucie pas de retomber patraque pour des bêtises. Une chose m’aurait tentée davantage que le cake-walk, c’est l’équitation que j’aurais pu apprendre en même temps qu’eux. Mais Franz est là, maître de mes matinées. Et puis, en attendant, je ne perds peut-être rien, j’aurai sans doute dans quelques mois un professeur meilleur et surtout très aimé.

Henri me l’a promis et si jamais il retourne en mission avec la possibilité de m’emmener il faut que je puisse l’accompagner dans ses chevauchées. Donc, il ne fera, j’en suis sûre, aucune difficulté pour me permettre d’apprendre à monter à cheval. On n’en dira rien à la tante Danloux par exemple !  Elle s’est éreintée pendant la Semaine Sainte à répéter à Marguerite que nous étions tous des fous, qu’aucun de nous n’avait un grain de sens commun et que nous ne faisions rien comme les autres personnes.

A propos de Kiki, elle m’a demandé de prier Henri d’envoyer quelques cartes postales à son ami Serdet ou, mieux encore, de les adresser directement à son frère Monsieur Marc Serdet, 430 rue Grande à Saint Dizier (Haute Marne) C’est paraît-il un pauvre garçon de 25 ans, très délicat, atteint d’une maladie de la moelle épinière qui le cloue depuis longtemps déjà sur un lit de souffrance. Il ne peut ni marcher, ni manger, ni s’habiller lui-même et tout espoir de guérison lui est enlevé. Les distractions ne sont pas nombreuses pour lui, il ne peut que lire et n’a de jouissance que par les yeux. Il s’est amusé à faire une collection de cartes postales et il est ravi chaque fois qu’il en reçoit une nouvelle.

Mardi 5 avril 1904

Quelle procession hier toute la journée depuis mon beau-père, arrivé à 11 heures et demie, jusqu’à Serdet aboulé à 8 heures du soir. Pour achever, les Hainque et Louis Sandrin sont venus après le dîner et il y a eu réunion jusqu’à près de minuit. Pendant qu’on causait, dansait et riait au salon, j’étais bien tranquillement dans ma chambre couchée auprès du petit lit blanc de notre fils. De temps en temps, des échos m’arrivaient mais je n’étais ni jalouse, ni malheureuse.

J’espère avoir une journée plus calme. Serdet est là depuis 10 heures ce matin et naturellement Mademoiselle Kiki est cramponnée à lui. Je suis donc en possession d’une liberté relative pendant que Franz fait sa sieste quotidienne. Le petit diable s’est trompé d’heure ; il s’est endormi quelques minutes avant le déjeuner. J’étais contrariée mais je n’y pouvais rien, il tombait de sommeil.

Ici on bavarde beaucoup pour pas grand chose. Maman et Louis sont aux prises. Mon malheureux frère, poussé par les Bonnal et aussi par son amour, cherche à obtenir le consentement de Maman avant de lancer les somations respectueuses. Maintenant que les liquidations de Grand Mère Prat et de Papa sont signées, il va jouir de sa fortune personnelle et il s’imagine qu’elle leur suffira pour vivre à deux, non luxueusement, mais d’une manière convenable. Maman criant contre les Bonnal, se montre mieux disposée pour Serdet, elle ne le serra pas sur son cœur mais elle laisse, sans protester, sa fille l’étreindre à pleins bras devant elle. Marguerite est dans une jubilation folle tout en ne se créant pas de chimères sur la durée de la paix.

 Geneviève regarde avec une apparente passivité les pâmoisons de sa jumelle mais au fond, elle grille d’envie d’en faire bientôt autant. Moi j’aime mieux en voir le moins possible et je me retire sous ma tente chaque fois que je le peux sans impolitesse ; mes devoirs de Maman me fournissent des prétextes très acceptables.

Mercredi 6 avril 1904

Hier, Serdet a déjeuné, goûté et dîné à la maison. Dans l’après-midi, Monsieur Caron de la Carrière est venu voir notre intéressante malade qu’il a trouvée en meilleure voie mais à laquelle il a prescrit un régime très sévère pendant un laps de temps qu’il n’a pas pu déterminer mais qui comporte plusieurs mois.

Voilà donc Geneviève et Marguerite clouées sur des chaises longues, menant une vie de recluses jusqu’à leur guérison. Maman et Lucie vont de l’une à l’autre et le service est bien compliqué. Le calme moral continue à régner, ce qui rend l’agitation physique beaucoup plus supportable. Néanmoins, il y a des moments où j’aspire à retrouver le petit chez-nous bien moins fatigant malgré mes occupations de maîtresse de maison.

Il y a quelques jours, j’ai reçu des nouvelles du Patelin. La Mère Ambroise, Loki et les plantes se portent à merveille, il y a des quantités de violettes et nos arbustes commencent à verdir. Maria, notre première bonne, a eu son bébé deux mois plus tôt qu’elle ne l’attendait. Le pauvre petit a vécu 21 jours seulement et il paraît que sa mère est désolée. La bouchère attend encore un mioche, cela va lui en faire deux depuis celui qui est né quelques mois avant Franz. Décidément, l’air du Coin est rempli de microbes d’enfants, nous ferons bien de déménager lorsque nous aurons les quatre bambins que nous désirons.

Hier soir, à table on a parlé : mariage, paternité, maternité et Serdet a exprimé des pensées qui m’ont bien étonnée de la part d’un jeune homme en général et de la sienne en particulier. Suivant lui, la femme est mère avant tout, le mari doit être sacrifié aux enfants s’il est assez égoïste pour imposer à sa femme le choix entre lui et eux. Mais un père digne de ce nom doit accepter les devoirs et les ennuis de sa charge, il doit avoir la nuit les petits lits et les berceaux dans sa chambre. La Mère doit nourrir à moins d’impossibilité absolue. D’ailleurs, (toujours d’après Serdet) la maternité n’abîme pas la femme, elle l’embellit au contraire et lui donne sa ligne définitive.

Et la-dessus, on s’est mis à discourir sur des questions d’esthétique très décolletée. Il paraît qu’après mon départ, ces Messieurs m’ont pris pour type (quel sans gêne !) et ils ont déclaré que je devais être bien mieux faite au point de vue sculptural qu’avant la naissance de Franz. Seulement les vêtements les gênent pour bien apprécier, l’usage du corser est absurde, selon eux.

Emmanuel persévère dans ses leçons d’équitation. Comme il monte sans étriers, pour apprendre, il est passablement courbaturé et même un peu écorché je crois. Mais il a un tel désir de pouvoir bientôt se promener dans les allées ombreuses du bois avec sa belle amie Adrienne, qu’il ne songe pas à se plaindre. Il prend des bains d’eau fraîche et se graisse de vaseline tant qu’il peut malgré les avis de Maman qui déclare que ses caleçons et ses culottes vont être perdus.

Louis recommence un peu à réapprendre la route de son atelier mais il manque d’entrain, et de voir Serdet et Marguerite toute la journée dans les bras l’un de l’autre, cela lui chavire le cœur.

Jeudi 7 avril 1904

L’organisation de ma journée du jeudi me laisse bien peu de temps pour m’asseoir à mon secrétaire et manier la plume. Nous ne rentrons qu’à l’instant (six heures) de notre excursion parisienne et je suis si lasse que c’est à peine si je peux quelques mots. Si le bel ami de Marguerite ne dînait pas avec nous, j’enfilerais tout de suite ma robe de chambre mais ce serait en sa présence trop de laisser aller et il faut savoir souffrir un peu pour respecter les convenances.

Je deviens une personne posée, j’ai des tendances à devenir comme tante Danloux.

Vendredi 8 avril 1904

Dernier jour des vacances de Serdet. Maman soupire de soulagement et les amoureux soupirent de tristesse. Ce qui fait la joie des uns est une cause de peine pour les autres, ainsi la vie est faite !… Le brave René aura largement profité des quatre jours passés à Paris ; le matin il arrivait à 8 heures et demie pour ne partir que bien tard le soir. Hier, cependant, il s’est absenté, il est venu avec bébé et moi déjeuner chez mon beau-père qui avait aussi invité les Albert mais aussitôt les cigares fumés, il a repris la route de Boulogne où il était attendu avec une impatience que je renonce à décrire. Marguerite ne peut pas s’en détacher et c’est le cas de comparer Serdet aux petits chats qu’on fait mourir à force de les tripoter.  Il dessèche le malheureux sous l’ardeur des caresses de sa Kiki. Il a un peu l’air de se laisser faire par complaisance, pour condescendre aux désirs de la petite malade et il paraît certainement bien moins enflammé qu’elle.

Rue St Florentin, tout le monde allait bien hier ; On a reçu bébé comme le Messie, papa et Victorine  en sont aussi fous l’un que l’autre. Paul poursuit son voyage suivant l’itinéraire tracé et Papa pense qu’il sera de retour dimanche prochain. Charlotte avait un peu de rhume de cerveau, mais pas grand chose ; elle va et vient comme un furet ayant beaucoup de visites en retard à cause de sa longue grippe de cet hiver. Son amie, Andrée Dalarue, est fiancée à un jeune artiste peintre aussi peu fortuné qu’elle mais aussi sympathique. Ce mariage d’amour n’aura lieu qu’en octobre prochain. Parents et enfants sont dans la joie, paraît-il et tous ceux qui connaissent les gentils jeunes gens s’unissent pour leur souhaiter tout le bonheur qu’ils méritent.

Victorine a reçu des nouvelles de la nourrice de Franz. Naturellement c’est une lettre de plaintes qui lui a été adressée, la malheureuse nounou lui raconte qu’elle est horriblement dans sa place, chez des gens qui ne comprennent rien, qui ont des enfants difficiles et, qui, outre la garde et l’entretien des deux bébés, exigent encore d’elle un travail pas convenu. Bref, elle aspire déjà à changer de garnison. J’avais prévu ce qui arrive ; avec son caractère envieux et grognon elle ne se trouvera bien nulle part, même dans un palais et elle rendra malheureux son entourage en se torturant elle-même. Peut-être, dans quelque temps, m’écrira-t-elle pour me demander de vouloir bien la reprendre…

La nature prend sa parure d’été et cet hiver en regardant tomber la neige, je me disais : « Quand les bourgeons éclateront Henri sera bien près du retour » Il y a de petites feuilles aux arbres et Ri ne revient pas, Ri ne sait même pas quand il reviendra !

Oh ! que c’est dur ! Je ne peux pas m’y habituer.

Samedi 9 avril 1904

Maman a tenu à envoyer hier, attachée à une lettre pour Henri, une mèche de cheveux de Franz. Et il y a huit jours, quand j’ai parlé d’en couper une pour la joindre à l’envoi des photos, la grand-mère a protesté disant que ce serait un péché et un crime. Je crois qu’elle voulait envoyer elle-même ce trésor qu’elle juge inestimable et je ne suis pas jalouse. Mais (comme  la lettre de Maman le laisse entendre) je n’aurais cependant pas hésité un instant à lui sacrifier l’une des rares boucles de Franz. Je suis prête à les moissonner toutes s’il en exprime le moindre désir.

En revenant de chez Madame Strybos hier soir, je me suis trouvée chez à nez avec Moisy que je n’avais pas vu depuis son mariage ; je l’ai trouvé vieilli et il est probable qu’il aura fait la même remarque sur mon compte. Je lui ai présenté mes félicitations et mes vœux de bonheur. Il voudrait nous faire faire dimanche prochain la connaissance de sa Thérèse mais je ne pense pas que la chose puisse s’arranger.

Serdet est reparti hier soir et nous avons reçu ce matin une dépêche annonçant qu’il avait fait un excellent voyage. La pauvre Kiki est navrée du départ de son ami et aujourd’hui elle gardera le lit, reprise de vomissements et du reste… En ce moment, la  paix continue mais je me vois presque forcée d’annoncer demain le remariage de Papa. Gare à la bombe.

De la perspective de ce remariage, Albert a souffert, Charlotte a été doublement choquée mais ils se sont vite consolés et maintenant ils ont très bien pris leur parti de la chose. Ils en voient surtout les avantages : sécurité morale de Papa, foyer pour Madame Beauvais et pour eux une entière indépendance de vie avec les mêmes secours qu’auparavant, si ce n’est encore davantage.

J’ai essayé de mon côté par contre d’être très affectueuse pour Paul, presque maternelle mais ses épanchements nous sont un peu difficiles à cause de nos âges à tous les deux. Papa nous a quelquefois fait observer que nous étions trop libres vis-à-vis l’un de l’autre. Il n’aimait pas nous trouver en tête-à-tête, craignant je ne sais quoi et, comme nous le rassurions en riant, il disait : « C’est possible, mes enfants, mais cela peut arriver, croyez en mon expérience. »

Paul considère que son vrai, son seul foyer désormais, sera le notre aussi doit-on, tout en le lui ouvrant bien grand chercher à le persuader qu’il n’est pas banni de la maison de son père qui restera la sienne malgré tout.

Le jardin devient de jour en jour plus joli ; c’est incroyable de constater les progrès faits par la végétation depuis le commencement de la semaine.

Je pense à nos platanes qui doivent commencer à se feuiller. Nous donneront-ils vraiment de l’ombre cette année ? Les arbres fruitiers sont en fleurs et dans un mois on verra poindre les fruits. C’est gentil, le printemps chez nous ! Nos pervenches doivent s’égayer « le bois », la corbeille d’argent, les pensées, les Mères de famille doivent mettre des notes claires et variées d’ici et de là. Je me souviens de notre amusement devant l’éclosion de nos minuscules lilas. Et quelle fête à la première rose.

Oh ! Comme ce serait délicieux de revivre tout cela et comme j’en suis altérée !…

Dimanche 10 avril 1904

Franz ne s’est endormi que tard et son grand-père m’a annoncé sa visite.

Ce matin, en gardant Bébé, j’ai pu lire un peu, j’ai pris ce qui m’est tombé sous la main, une comédie de Regnard, assez drôle mais sans grande portée littéraire ou morale.

Cette bouffonnerie, intitulée « Le Divorce » contient des saillies spirituelles mais a des grossièretés dans le genre de celles qu’on rencontre trop souvent chez Molière. Je n’y ai rien trouvé de franchement mauvais, ma conscience est tranquille et n’a pas besoin d’absolution.

Je voudrais bien, étant entourée de livres, profiter un peu de mon séjour ici pour lire de temps en temps quelques pages. Je me sens devenir bête, si fermée maintenant aux choses de l’esprit que j’en ai honte : Et ma nullité m’est d’autant plus douloureusement sensible ici que mes frères et mes sœurs ont recours sans cesse à moi en m’appelant ironiquement « une femme brevetée supérieure »

Bah ! Il ne faut pas savoir tant de choses dans la vie pour être heureux ; il suffit d’aimer nos voisins. Les Boucher, attachent une grande importance à l’instruction. Maurice est à la tête d’une société littéraire et artistique qui donne aujourd’hui une grande séance à Suresnes. On doit jouer et exécuter les œuvres des artistes en herbe. La belle Marguerite tiendra plusieurs rôles, dans des costumes variés. Je l’ai vue ce matin ; elle attendait la bataille non seulement sans timidité mais avec un vrai ravissement. « Elle est quelque peu faite, la chère petite» … « Je sais admirablement tous mes rôles, m’a-t-elle dit, et je les joue mieux que personne »

Je dois reconnaître que cette bonne femme de huit ans sait déjà des masses de choses et que sa conversation n’est pas celle d’une enfant de son âge, j’en suis souvent stupéfiée mais au fond, je n’admire pas beaucoup cela et je n’envie pas pour Franz un développement intellectuel aussi prématuré. Pour l’instant, notre bout d’homme s’abrutit au milieu de la belle nature, il pousse comme un radis et sa grand’mère remplit consciencieusement le rôle de jardinier. Elle l’arrose de lait, autant qu’elle peut. Il se porte à ravir et engraisse de jour en jour. Si cela continue, nous pourrons bientôt l’appeler « boule de suif » Mais il est mauvais comme un diable, mon fils ; il m’a mordu la main jusqu’au sang ce matin. Je corrige ferme mais hélas ! sans grand résultat, le retour de son père sera bien utile pour mater cette mauvaise tête.

Lundi 11 avril 1904

Ma journée d’hier serait longue et intéressante à raconter dans ses détails. La matinée fut occupée par la toilette de Franz, la mienne, la messe, un peu de ménage et la lecture dont j’ai parlé hier. Après le déjeuner, sommeil très court de Franz dont j’ai profité pour griffonner quelques lignes. Arrivée de Papa.

Marguerite Marin m’ayant écrit pour me donner rendez-vous entre 2 et 3 heures, j’ai dû quitter mon beau-père pour aller montrer à Albert Thomas que j’étais en bonne santé. Il s’embarque vendredi matin sur la Cordillère, comme Henri, mais il va d’abord jusqu’à Buenos Aires ; il ne séjournera à Rio qu’à la fin de mai. Il me paraît un très gentil garçon. Lui et sa femme ont été fort aimables pour moi, me proposant non seulement d’emporter mes commissions mais de m’emmener moi-même. La pauvre Marguerite est navrée et furieuse, elle voudrait accompagner son mari mais celui-ci, craignant pour sa santé, n’y veut pas consentir. Je l’ai trouvée très changée, pâlie, maigrie, elle me faisait pitié. J’irai souvent la voir quand elle viendra s’installer à Boulogne et moi qui ai si peu de courage, j’essayerai néanmoins de lui en donner un peu.

J’ai fait la connaissance du mari de Jeanne, le frère de Madame André Lacau, c’est un gros blond joufflu qui a l’air bon enfant mais qui ne semble pas autrement distingué. Il est vrai qu’il m’a été présenté, rouge, ébouriffé, en chemise et en bretelles, ruisselant, au milieu d’une acharnée partie de tennis. On n’est guère à son avantage dans ce cas là.

Mon beau-père est resté avec nous jusqu’à quatre heures. Comme Maman avait été fort aimable pour lui j’ai jugé qu’il fallait annoncer la grande nouvelle presque aussitôt après son départ. Je suis encore renversée de la facilité avec laquelle Maman accueillit la chose ; elle se mit à rire et se contenta d’un : « Qu’est-ce que je vous avais dit, mes enfants ? » Elle était si fière et si ravie d’avoir été bon prophète qu’elle ne me fit aucune algarade. Elle déclara seulement que Papa était fou de se remarier à son âge et que Madame Beauvais était toquée de convoler après 26 ans de veuvage ; elle plaisante toute la soirée sur les amoureux ; plaignit Henri, plaignit surtout Paul, mais enfin ne montra pas la mauvaise humeur que je craignais. Pourvu que le vent ne tourne point ! J’avais tort de me tourmenter autant et peut-être aurais-je pu aller rejoindre mon mari puisque de part et d’autre, en ce moment, on semble peu disposé à la bataille.

Maman m’a dit qu’Henri sera chez lui ici et que chaque fois qu’il voudra bien y venir, avec ou sans moi, elle le recevra avec plaisir, en vrai fils ; elle l’aime beaucoup et n’a pas songé à lui en vouloir du remariage de son père ; d’ailleurs, je n’ai même pas eu besoin de lui dire que c’était avec notre consentement à tous que Papa s’était décidé à épouser Madame Beauvais. Elle est persuadée que la chose est décidée depuis très longtemps et que le mariage d’Albert et de Charlotte n’a été qu’un prélude.

Mon âme a un énorme poids de moins. J’étais si heureuse d’être déchargée de mon secret que j’ai presque sauté au cou de Pierre Delfour et de Germaine qui sont arrivés une demi-heure après le moment où j’avais lancé la bombe. Naturellement, nous ne leur avons parlé de rien puisque Papa ne veut pas que ses projets s’ébruitent avant leur exécution.

Suzanne Gandriau a la rougeole, elle est à Fontenay où elle était allée passer, avec sa Mère et Louise, les vacances de Pâques. Elle n’est pas gravement prise mais le retour de tante va se trouver bien retardé. Marie viendra en mai avec ses trois enfants et demi.

Mardi 12 avril 1904

J’ai remis immédiatement à Franz l’image que son papa avait glissée dans ma lettre reçue ce matin. Après l’avoir proposée à l’admiration de ses oncles et de ses tantes, il a dû la déchirer car je ne l’ai pas revue. Ces chromos amusent notre petit homme mais je n’aime pas les lui voir déchirer ou perdre, il les traite comme le premier bout de papier venu ; seulement, il répète « papa !  papa ! » tant qu’il est occupé à les lacérer.

Que je suis fière de mon Chéri et que je voudrais pouvoir te lui dire. Je me découvre un orgueil et une ambition que je ne me soupçonnais pas. Ses succès me montent au cerveau, je t’ai toujours beaucoup admiré mon Henri et voilà qu’il donnes à mon enthousiasme de nouveaux aliments.

Mercredi 13 avril 1904

La journée d’hier a été très pénible ; nous étions écrasés par une chaleur orageuse qui nous faisait à tous beaucoup de mal aux nerfs. Franz était grognon outre mesure ; les jumelles, à la fois excitées et très lasses ; quant à moi j’avais une migraine-névralgie des plus désagréables. Vers trois heures, l’orage a éclaté et il a duré presque sans interruption jusqu’à 10 heures et demie. Les éclairs étaient terribles de fréquence et d’intensité et toute la maison tremblait, secouée par les violents coups de tonnerre. Les jumelles étaient mortes de peur mais bébé Franz, après l’émotion du premier moment, s’est habitué à ce vacarme. S’il a continué à être pénible, c’est au malaise qu’il faut l’attribuer et pas du tout à la frayeur. Il s’est comporté en brave petit d’artilleur.

Il est vraiment impossible ici de rien faire d’une manière suivie ; l’existence est pleine d’impromptus et il y a trop d’allées et de venues. Par le vilain temps d’hier, on pouvait espérer jouir d’un après-midi de plaine liberté. Au contraire, nous avons eu du monde toute la journée. Madame Boucher et Madame Alexis Boisseau étaient déjà venues et reparties avant le commencement de la pluie. L’orage a surpris Amélie Bardinet à la maison et elle ne nous a quittés qu’à près de 7 heures, attendant vainement une éclaircie qui lui permit de regagner Auteuil autrement qu’à la nage…

Monsieur Lucas, un vieux voisin, venu pour conférer avec Maman de chevaux et d’abeilles, a été forcé par le déluge de donner à sa visite une durée tout à fait anormale. Comme il était en tête-à-tête avec Maman, dans le salon, les jumelles ont plaisanté et ont ensuite voulu faire avouer à notre chère Mère qu’elle avait été demandée en mariage. Pierre Machard est venu dîner, Maman voulait même lui préparer un lit à la maison tellement l’ouragan avait de force et si Pierre n’avait craint d’inquiéter Madame Machard, il aurait accepté. Quel drôle de garçon ! Il nous a fait tordre pendant tout le dîner, ses blagues ne sont souvent qu’à demi convenables mais il a une manière si comique de les dire ou de les faire qu’on ne peut lui en tenir rigueur.

L’indisposition de Franz ayant duré toute la nuit, j’ai administré ce matin, le vomitif ordonné par le docteur Marque. Il s’est déjà produit un mieux mais je crois que je serais tout de même obligée de renouveler l’opération pour dégager complètement l’estomac. Ces malaises doivent être provoqués par la dentition. Nous n’avons pas fait un seul pas à ce point de vue depuis plus de trois mois ; Bébé n’a toujours que huit dents !  Je commence à me demander s’il en aura jamais d’autres et si on ne devrait pas lui faire faire un petit râtelier.

A propos, Joséphine (la bonne) fait en ce moment de fréquentes stations chez un dentiste de Boulogne qui lui a enlevé de la bouche les meubles trop détériorés et qui va les remplacer par du neuf. Elle sera beaucoup plus jolie fille après mais je ne sais pas si nous profiterons de ses nouveaux charmes. Elle est bien jeune pour avoir la garde exclusive d’un bébé aussi difficile que le nôtre. Et je voudrais tant pouvoir me décharger de Franz sur une personne tout à fait raisonnable et sûre.

C’est avec bonheur que je soigne ma poupée de jour et de nuit, ne redoutant ni la fatigue ni l’ennui. Seulement, je me connais et je prévois qu’après le retour d’Henri il n’en sera plus de même. Il faudra que je me reprenne un peu à lui et je ne veux pas qu’il en souffre le cher Mignon ! Il m’aime beaucoup ! Il me regarde par moment avec des yeux si pleins de tendresse qu’il m’en fait peur. Je retrouve, dans ses prunelles des expressions que j’ai déjà vu luire et c’est si étrange pour un tout petit que j’en suis impressionnée.

Prions bien le bon Dieu pour qu’il nous conserve notre ange. Il ne manquait pas à notre bonheur avant sa naissance mais quel vide il laisserait derrière lui maintenant. Cette seule pensée me donne un frisson d’angoisse, je me sens vraiment mère. Chaque fois que Franz est un peu malade, je me ronge d’inquiétude ; c’est absurde et fou mais je m’enfonce dans mon marasme et j’y barbotte.

Et puis, aujourd’hui, je rage. Si nos parents y avaient consenti, je quitterais Paris ce soir, avec Albert Thomas, pour aller vers mon Ri. J’aurais voyagé sur la Cordillère, peut-être dans sa cabine d’il y a cinq mois et j’aurais eu l’ivresse de me sentir emportée vers ce qui m’attire avec tant de force.

Pendant que j’écris, Franz fait une partie de cartes avec Dick. Ils sont bien drôles, assis l’un en face de l’autre, de chaque côté d’une petite table. Franz montre les cartes une à une à son ami chien en lui disant : « Cœur » lorsqu’elle est rouge et « Pique » quand elle est noire. Ses connaissances ne vont pas plus loin mais cela l’amuse en le tenant tranquille. Quand à Dick, il aime sûrement mieux ce jeu là que celui qui consiste à lui tirer les oreilles ou la queue ; il a un air de sénateur ; il regarde d’un œil et dort de l’autre.

Nous avons eu tout à l’heure une grande discussion entre frères et sœurs. Geneviève, ayant  prétendu qu’elle était la moins « popote » de nous tous, Louis, Marguerite et moi, nous avons protesté en essayant de lui démontrer que nous n’étions pas plus « pot-au-feu » qu’elle, plutôt moins encore. Après avoir échangé beaucoup de paroles, nous avons dû cesser le combat sans nous être convaincus mutuellement.  Je crois que nous n’y arriverons pas pour la bonne raison que nous ne comprenons point ces termes dans le même sens. Et ils sont si peu français qu’il faut renoncer au secours du dictionnaire. Geneviève a parfois des idées bizarres et, comme elle est d’un entêtement hors ligne, elle ne veut rien entendre. Elle nous trouve « popote »,  tous excepté Normand et…. elle-même !…

Louis et moi nous nous énervons beaucoup dans la discussion, Geneviève s’anime, Marguerite ne donne pas sa langue au chat. Maman et Madame Armand, prises comme arbitres, ne savaient plus lequel entendre, aussi se sont-elles excusées ; d’ailleurs, elles étaient plutôt flottantes d’opinions.

On a commencé pour moi ce matin un petit costume trotteur. Ce sera quelque chose de très simple pour toujours aller. Mon costume sera très commode : assez décent pour que je puisse traverser la ville sans être remarquée, assez court pour ne pas ramasser la poussière des routes. Et cela me donne un air gentil de petite fille qui me rappelle ma silhouette de voyage de noce.

Bientôt, je m’occuperai de ma toilette habillée. Après avoir bien réfléchi, j’ai renoncé au mauve qui me donne un teint de pain d’épice et qui n’est pas à la mode cette année. Je prendrais du gris clair.

Jeudi 14 avril 1904

Ma journée me laisse une impression de mélancolie, presque de malaise… Pourquoi ? Je ne saurais au juste l’expliquer. C’est un sentiment vague, indéfinissable. Tout a concouru à me donner le spleen et un vrai dégoût de la vie. Et d’abord, la journée a été sombre, orageuse, il a fait terriblement lourd pour la saison, 23 degrés à l’ombre ! Cette température lassait tout le monde, venant presque sans transition après une période de fraîcheur et de giboulées.

En deux jours, la végétation a fait des progrès insensés, les arbres commencent à donner de l’ombre et les marronniers vont fleurir. C’est très joli tout cela mais les gens, sous cette trop forte poussée de printemps et de sève se sentent brisés, anéantis. C’est du moins ce que j’ai éprouvé en courant les magasins à la recherche de la robe d’été qu’il me faut. Je cuisais sous mon drap noir, ma névralgie me serrait les tempes, j’étais étourdie, j’y voyais à peine et… je ne trouvais rien d’assez bien pour la toilette nuptiale que je rêve.

J’ai fouillé le Louvre et le Bon Marché pour arriver sans doute à me contenter d’un à peu près. Tout l’hiver, j’ai songé à cette robe que je voulais excessivement légère, claire, élégante ; je suis quelque peu désillusionnée car les plus jolies teintes à la mode sont refusées au demi-deuil. Pour comble d’ennui, en montant en tramway, j’ai mis maladroitement les pieds sur la balayeuse de ma robe et j’ai déchiré la doublure d’une manière fantastique, puis, je me suis perçue que mon boléro que je croyais encore très neuf avait besoin d’une sérieuse réparation. En arrivant sur St Florentin, j’ai trouvé Victorine navrée, Papa venait de lui annoncer son remariage et elle en était bouleversée. Profitant de ce que nous étions seules, elle m’a fait ses lamentations. Elle plaint surtout Papa et Paul car elle est décidée à s’en aller si Madame Beauvais la rend trop malheureuse « Mais que va devenir mon pauvre petit ? » se demande-t-elle en songeant à Paul pour lequel elle a une réelle affection. Elle en pleurait.

Le déjeuner fut une éclaircie, une détente. Papa, très en gaieté, les Albert, Paul ont beaucoup parlé de celui qui m’est cher. Et puis on m’a remis une carte postale arrivée récemment. Tout cela me remettait et dissipait le nuage, quand, au moment où Victorine servait le café, un coup de sonnette retentit. C’était Madame Beauvais qui venait choisir avec Papa le papier de leur future chambre à coucher. Ils l’ont pris jaune, disant qu’à leur âge, cette couleur était admise et qu’ils ne craignaient rien. Une chose m’a violemment choquée. D’un mouvement gamin, Madame Beauvais a pris mon beau-père par le menton, devant le grand lit de ma pauvre belle-mère, j’ai senti les larmes m’en monter aux yeux. Ensuite, j’ai entendu les projets de chambardement et cela m’a fait encore mal car les démolitions ne me vont pas… J’ai bien vu que malgré les belles promesses de Papa, nous ne serons plus grand chose chez lui, toi, Paul et moi.

Cet hiver, Papa m’avait dit : « Rien ne sera changé, vous pouvez laisser toutes les affaires d’Henri où elles sont » et tout à l’heure, sans que je parle de rien, il m’a dit : « Je vous enverrai à St Chamond les choses qui viennent de votre grand’mère et aussi celles qui appartiennent à Henri comme le petit meuble de sa chambre, son coffre de bois et nous nous débarrasserons de tout ce dont vous ne voudrez pas ! »

Hier, on a déjà jeté des quantités de paperasses, Victorine a fait venir la chiffonnière pour les emporter. On débarrasse les pièces du cinquième pour y mettre les meubles de Madame Beauvais et tout ce qui encombre l’appartement des Albert. Pour la première fois, j’ai vu Madame Beauvais faire la maîtresse rue St Florentin, décidant tout d’un petit ton bref devant lequel Papa ne protestait point et cela m’a remuée douloureusement !

Je ne veux pas prendre Maman pour confidente, mes larmes répandues devant elle, ne feraient qu’envenimer la situation. Allons ! Je veux être courageuse et ne penser qu’au but que je me suis proposé : faire tout le possible pour maintenir la bonne entente entre tous.

Vendredi 15 avril 1904

Depuis mon lever je cours, je vais, je viens sans pouvoir m’arrêter. Avant 9 heures, outre les fournisseurs, nous avions eu les visites de Pierre Machard, de Monsieur Lucas, d’une bonne femme, d’un marchand de chevaux, de Monsieur Hainque et d’Adrienne. En ce moment j’aurais à garder Franz et mille autres choses à faire, mais tant pis !

On a souvent tort de se plaindre ! Hier, après avoir tracé d’une plume plutôt pleurarde la tristesse de mon état d’esprit, j’ai vu tout à coup ma mélancolie s’envoler à la lecture d’une chère lettre (le n° 17) venu par l’Atlantique. En apercevant le timbre, mon cœur s’est mis à battre violemment, j’ai cru qu’il était sur le chemin de France. Mais cette folle illusion n’a pas duré. Brutalement la raison est intervenue pour me démontrer l’absurdité de mon espérance.

Samedi 16 avril 1904

La peur que j’avais hier de manquer le courrier a fait que j’ai oublié la moitié au moins de ce que je voulais dire.

Le départ de Maman et de Geneviève pour Lamalou est fixé aux environs du 20 mai ; elles ne reviendront pas avant la fin d’août. Que faut-il que je fasse si Henri n’est pas de retour et si on continue obstinément à m’empêcher d’aller le rejoindre ? La maison de mon beau-père ne pourra guère me recevoir. Dois-je rester à Boulogne à attendre Henri ? Ou alors ce dernier aimera-tu mieux me voir rentrer chez nous, à St Chamond ?

Il y a dans ces deux solutions, les seules possibles, du pour et du contre. Ici, je serais plus entourée, je m’ennuierais moins. Mais pour rien au monde, je ne veux me trouver maîtresse de maison et je vois que Marguerite ne serait pas fâchée de me passer le commandement et la tenue des comptes. Ensuite, je sais que Mademoiselle Kiki s’est arrangée avec son chevalier servant pour recevoir sa visite tous les 15 jours en l’absence de Maman. C’est une chose que je ne pourrais pas empêcher et nos amoureux sont si passionnés et sans réserve que je ne veux pas avoir la responsabilité de leur garde.

D’un autre côté, n’est-ce pas un peu lâche de craindre les ennuis que je pourrais avoir et n’est-ce pas mon devoir de veiller sur ma sœur autant que possible, plutôt que de la livrer à elle-même.

Et pourtant, oui, elle m’irait à moi aussi cette vie libre et aventureuse avec Henri dans une nature presque vierge au milieu d’êtres primitifs. Elle m’irait surtout parce qu’elle serait tout ensoleillée d’amour. Et, pour la vivre, je ne craindrais pas le long voyage en mer ni aucun des dangers que peut courir une jeune femme seule ; je n’hésiterais pas à quitter mon petit Franz que j’aime cependant à la folie. Mais, quand je parle de partir, Maman hausse les épaules et mon beau-père me regarde avec un air très en colère.

Quand je lui ai soumis la proposition d’Albert Thomas, Papa m’a presque demandé si j’étais folle ; il m’a dit qu’Henri serait furieux en apprenant que j’ai voyagé sous la protection d’un jeune homme de son âge. Il est persuadé que c’est uniquement moi qui souffre de la séparation et comme je ne puis pas lui lire les passages des lettres reçues ou la passion me réclame, comment le détromper ?

Et puis, maintenant que je suis habituée à soigner Franz, je pourrais l’emmener si personne ne pouvait facilement s’en charger ici. Nous arriverions au Brésil pour la saison moins chaude et bébé ne risquerait pas grand chose, peut-être pas plus que dans un été de France. Ce serait un compagnon de route qui m’attirerait peut-être plus de respect que n’importe qui.

Madame Strybos et Mimi arrivent ; elles passeront sûrement tout l’après-midi avec nous.

Dimanche 17 avril 1904

Pierre et Germaine Delfour sont là pour déjeuner. Il est midi moins cinq, Papa va certainement sonner dans un instant et on va venir me relever de ma garde auprès du sommeil de Franz. Depuis ce matin j’ai vécu dans un tourbillon ; nous avons tous perdu beaucoup de temps avec un âne et sa charrette dont Maman s’est entichée et qu’elle va sûrement acheter.

Lundi 18 avril 1904

Maman qui est, comme je le pressentais, l’heureuse propriétaire de l’attelage essayé hier n’a pu résister au désir d’aller le produire au bois ce matin. Les Jumelles ayant refusé de l’accompagner, il m’a fallu pour lui faire plaisir grimper dans la charrette avec Franz et nous voilà partis, précédés par Louis à bicyclette et suivis de Stop qui gambadait comme un fou.

Pedro, c’est le nom de la bourrique est une bête vigoureuse et pas trop laide, seulement sont poil est en ce moment tellement épais et tellement long qu’on dirait une grosse boule brune roulant entre deux brancards. Maman conduisait, restant obstinément au milieu de la chaussée ; elle avait son chapeau de crêpe et son long voile qui flottait au vent ; Franz secoué, dormait comme un bien heureux ; moi, je n’étais pas trop fière à cause des automobiles qui nous arrivaient de devant et de derrière ; de temps en temps, je tirais sur les guides pour forcer Maman à se ranger sur la droite et alors, nous allions buter dans le trottoir. Pedro court admirablement et au retour, comme je le conduisais, il allait si vite, si vite qu’un cocher que nous connaissons nous a interpellés en nous faisant compliment de notre petit âne vol au vent.

Maman dira certainement à tout le monde que c’est pour Geneviève qu’elle a fait l’acquisition de Pedro et de sa charrette mais au fond, c’est bien un peu, beaucoup pour elle-même. Cela l’amuse infiniment et pour le moment, elle ne voit que les bons côtés de ce nouveau joujou. Le désenchantement viendra vite, je le crains.

C’est Pierre Machard qui nous a procuré cet âne et dans des conditions bizarres. Par testament, la maîtresse de Maître aliboron, ordonna à ses héritiers de faire tuer la pauvre bête à moins de la caser dans une maison où elle aurait des garanties de bonheur. Après quelques pourparlers, elle vint échouer dans les bras de Maman qui promit de lui éviter les mauvais traitements et de lui donner sur terre un avant-goût du paradis des ânes.

Maman, prévenue par moi il y a huit jours du remariage de mon beau-père, s’était mis dans la tête qu’il fallait que Papa lui annonce lui-même la grande nouvelle, me promettant de bien l’accueillir. Pour ne pas l’indisposer, je l’ai laissée jouer la surprise. Tout s’est très bien passé. Papa s’est seulement un peu cabré quand Maman lui a dit : « Et le pauvre Paul, qu’en dit-il ? » « Paul n’a rien à en dire, pas plus que ses frères, je ne lui ai pas demandé son consentement ; je n’avais pas à m’occuper de son opinion »

Ce fut la seule parole un peu aigre échangée mais Maman lança quelques plaisanteries que Papa accueillit le sourire aux lèvres. Elle lui annonça qu’elle allait peut-être se remarier elle aussi, avec Monsieur Lucas et Papa goba presque cela, s’informant de l’honorabilité du Monsieur et de sa situation. Il ne fit qu’une objection : « C’est peut-être un peu trop tôt ! » Nous nous tordions tous en dedans.

Hier, Maman m’a gardé Franz pendant que j’allais passer la soirée avec les deux garçons dans la famille Hainque. C’est la première fois que je sors le soir depuis mon installation à Boulogne et c’était bien plus par politesse que par plaisir. Une fois là-bas, je me suis amusée, je l’avoue, ils sont tous si gais et si aimables ! En sirotant un excellent punch au kirsch qui m’a rappelé celui de Val Fleury, j’ai entendu plusieurs morceaux de musique et de chant. J’ai regardé diverses danses genre moulin rouge. Le tout s’est clôturé par une pantomime exécutée par Adrienne et Emmanuel, deux singes de tout premier ordre. Monsieur Hainque voulait nous faire faire une farandole mais comme il était près de 11 heures j’ai contrarié mes frères.

Aujourd’hui, en rentrant du bois, nous avons trouvé le bon abbé Vincent qui a déjeuné avec nous et qui vient seulement de s’en aller.

Bientôt je n’en pourrai plus, je tomberai malade, je deviens aussi peu raisonnable que Kiki, et ce n’est pas parce que je vis auprès d’elle, c’est que je suis à bout de patience. Voilà bientôt cinq mois que dure mon martyre. C’est assez ! On ne peut pas m’en demander plus ! J’écrirai un de ces jours prochains à Louise Darmancier pour lui dire que j’espère toucher à la fin de ma peine, confiante dans la parole de son Père qui nous a promis que l’éloignement d’Henri ne dépasserait pas cinq mois. Cela ne hâtera peut-être pas son retour mais ce sera une protestation légitime.

Mardi 19 avril 1904

Jamais le temps ne m’a paru couler aussi lentement que depuis quelques jours. Je suis dans une crise de découragement que rien, en dehors de l’absence d’Henri, ne paraît motiver. Les distractions ne manquent pas et les occupations utiles sont plutôt trop nombreuses. Malgré cela et la tendre affection de mon entourage une lourdeur étrange m’écrase l’âme. Je ne sais que penser et je me torture davantage en m’analysant et en cherchant à deviner la cause de mon accès de spleen. Je voudrais me secouer mais il me semble que mon rire sonne affreusement faux et je n’ai de goût à rien….

Il y a pourtant du soleil, le jardin est merveilleux, les oiseaux chantent à plein gosier et des senteurs de printemps entrent par mes fenêtres grandes ouvertes sur la verdure. Ce matin, j’ai promené Franz dans le potager. Les arbres fruitiers sont en pleine floraison et quand un souffle passe entre leurs branches il fait tomber une neige rose de pétales. Les primevères, les pervenches, les pensées, les narcisses, les jacinthes, les tulipes, la corbeille d’argent et les giroflées bigarrent les plates-bandes. C’est un éveil de toutes les choses vivantes après le long sommeil de l’hiver…

C’est un appel à l’amour. Quand monte en moi la sensation troublante de cet appel, une chanson d’ivresse se lève en mon âme mais hélas !… elle s’achève en sanglot ! J’aimerais si fort en ce moment, je serais si passionnée ! Mes rêveries sont bercées par de longs frissons voluptueux comme ceux qui précèdent l’extase suprême de l’amour.

Maman a trouvé dans Adrienne une âme de bonne volonté pour l’accompagner dans sa promenade matinale au bois. Ces dames sont restées deux heures absentes et sont revenues enchantées de leur attelage. « Pedro » va presque aussi vite que « Flirt » la petite rosse de poney qui était ici l’année dernière à pareille époque. Et il est autrement plus facile à conduire !…Seulement ses qualités ne peuvent arriver à compenser son gros, son unique défaut aux yeux des jumelles : c’est un âne, et il aura beau faire, il ne sera jamais qu’un âne toute sa vie. Ces demoiselles n’ont pas voulu jusqu’ici profiter de l’équipage qui fait le bonheur de leur Mère. Moins fière qu’elles, j’irais volontiers me balader si je savais conduire et… si j’en avais le temps.

Les jumelles passent leur existence étendues sur des chaises longues qu’on transporte dans le jardin quand il fait suffisamment beau. Elles ne font pas grand chose et s’ennuient fort. Pour les distraire, je reste avec elles le plus possible et je leur cherche en ce moment des lectures. Je suis bien sage ; ainsi l’autre jour j’avais commencé un conte de Maupassant que j’ai fermé dès la seconde page voyant que ce n’était pas pour moi et encore moins pour mes sœurs. J’ai commencé un roman de Daudet : « L’Immortel » jusqu’à présent (page 110) rien ne m’a choquée. C’est une œuvre pensée, bien écrite ne valant sans doute pas d’autres romans du même auteur mais méritant néanmoins d’être lue.

Mercredi 20 avril 1904

Maman et mois nous sommes allées au mariage de Moisy et de là au Bon Marché, nous rentrons fourbues. Il a fait très chaud et nous avons cuit depuis ce matin au milieu des foules, ma cervelle est en compote et mes membres aussi ! De cette journée fatigante, je ne conserve que deux souvenirs précis, deux visions bien nettes : celle du coupé électrique des mariés et celle de la soierie d’un jupon que je voudrais pouvoir m’offrir. Le reste est confus… mais facile cependant à évoquer pour le raconter. Le mariage dont je reviens fut semblable à tous ceux de première classe auxquels j’ai déjà assisté. Luxe de lumières et de plantes, toilettes claires et chatoyantes, orgie de musique. Au milieu de tout cela, Moisy ni mieux ni plus mal que d’habitude, un peu pâle, un peu nerveux ; sa mère rajeunie de 20 ans et rayonnante. La jeune femme, sans être une beauté, est plutôt gentille et je ne comprends pas les plaisanteries de Louis. Il fallait qu’il soit bien mal informé pour la déclarer laide. Elle est petite, brune, pas régulière mais les yeux sont jolis et le sourire aimable ; physiquement elle vaut bien son mari et elle a en plus la jeunesse, ce qui ne gâte rien.

Nous n’avons pas attendu la sortie et comme nous avions manqué l’entrée, je ne puis pas décrire les splendeurs du cortège, à moins de les inventer. Maman avait envoyé ces jours derniers quatre salières très originales, des cygnes d’argent dont Moisy s’est déclaré enchanté. Enfin ! Le voilà marié et pour de vrai ! J’ai vu le prêtre lui donner la bénédiction nuptiale, le célibataire endurci s’est laissé enchaîner. Dieu veuille qu’il soit heureux et surtout qu’il ne rende pas sa petite femme malheureuse. Ce serait dommage car elle semble une excellente personne.

Je viens de me déshabiller et de ranger mes affaires, je descends au jardin rêver dans le crépuscule tiède et doré de la belle journée qui finit.

Jeudi 21 avril 1904

Pour contraster avec la rayonnante journée d’hier, nous avons un temps lamentablement gris et d’une fraîcheur qui confine au froid. Cela ne m’a pas empêchée d’aller à Paris déjeuner chez mon beau-père et d’y conduire Franz.

Notre bout d’homme devient terrible. Outrageusement gâté par sa grand’mère, il a des caprices et des entêtements de plus en plus nombreux ; l’autorité que j’avais sur lui faiblit de jour en jour. Et il est turbulent comme un diablotin échappé de l’enfer. Il touche à tout ; son bonheur consiste à casser les choses et à battre, griffer et mordre les gens. Il s’est habitué au fouet à force de le recevoir, quelquefois, quand il sent qu’il a mérité une correction, il vient la réclamer de lui-même et, stoïque, ne pousse pas un cri. Cependant, je tape fort, le bout des doigts m’en cuit et si bébé s’endurcit encore je serai bientôt forcée de prendre un bâton comme pour un âne récalcitrant.

Mais si Franz est mauvais en ce moment, il se développe beaucoup physiquement. Son grand-père et Maman prétendent que c’est un vivant portrait de son papa au même âge. S’il continue ce sera un solide gaillard. Il ne prend pas du biceps cependant car ses bras restent fluets mais le thorax s’élargit et la grand’ mère est en contemplation devant deux paires de joues bien potelées. Aujourd’hui, chez Papa, tout le monde m’a fait compliment de la mine de notre fils, surtout Charlotte et Victorine qui ne l’avaient pas vu depuis quinze jours et qui ont pu constater des progrès sérieux.

Aujourd’hui, pour me remonter, Papa et les Albert ont essayé de me persuader qu’Henri serait sûrement de retour fin juin et que je n’ai plus par conséquent que deux mois de patience à avoir. Ils parlent de cette durée comme si elle n’était rien. Oh ! Comme on voit bien qu’il ne s’agit pas d’eux-mêmes  et qu’ils ne comprennent pas à quel point je suis exaspérée par la longue, l’interminable attente ! Papa surtout à qui l’approche de son mariage et les mystérieuses influences du printemps donnent une nouvelle verdeur, fait le fringant et quand je lui parle de ma hâte, il n’a qu’un mot pour me répondre : « Ce n’est pas sérieux ma chère fille, je vous croyais plus forte, plus raisonnable, vous me désillusionnez »

Je veux bien croire que ma jeunesse (encore la première je crois) a moins d’exigences que la sienne (sa seconde et dernière suivant la docte Madame de Caux) mais ce n’est pas une raison pour me dire toujours que mes sentiments sont enfantins… Et Maman, voici le conseil qu’elle m’a donné avant hier soir : « N’aie pas l’air de tant soupirer après le retour de ton mari, on croirait que vous allez faire une noce à tout casser quand vous vous retrouverez » Alors, maintenant, j’évite de parler et c’est dur ce silence !

Vendredi 22 avril 1904

Aujourd’hui, il me semble que cela ira mieux Franz m’a permis de dormir cette nuit. Je me sens reposée. Et puis, le soleil qui nous a boudés hier a daigné paraître et c’est un grand enchanteur. Je vais essayer de me secouer, de m’arracher à mes rêveries, délicieuses à coup sûr mais peut-être malsaines en ce moment.

Je suis toujours sans nouvelles de Madame Bailly, de sa fille et des petites Balviannes. J’ai annoncé hier à Charlotte l’arrivée prochaine d’une « beauté noire »  à l’adresse de son fils et, loin de l’effaroucher, cela a paru la ravir.

Samedi 23 avril 1904

Hier matin, nous sommes partis avec Adrienne, Marguerite et Franz faire prendre à Pedro l’air du Bois de Boulogne. La première partie de notre promenade fut tout à fait charmante mais, à moitié route, l’âne cessa de galoper, puis de trotter et finalement refusa même d’aller au pas. Le retour fut lent et pénible. Je donnai Franz à Adrienne et, descendant de voiture, je me mis à marcher en avant. Alors, Don Pedro, qui commence à nous connaître  consentit à me suivre, docilement comme un bon chien, réglant son pas sur le mien. Nous devions avoir un air plutôt piteux mais par bonheur, les bords de la Seine étaient déserts et notre infortune n’eut que de rares témoins.

Dès notre retour, Monsieur Hainque a pansé la plaie de Pedro avec de l’huile d’olive mêlée de charbon pulvérisé et aujourd’hui la pauvre bête garde l’écurie. Nous espérons qu’elle pourra sortir demain, pas trop chargée et avec son vieux harnais à elle. Pour lui donner meilleure mine, Monsieur Hainque avait eu la malencontreuse idée de lui mettre une partie du harnachement de l’ex poney. Cela n’a pas pu marcher.

Nous avons passé l’après-midi tranquillement au jardin à travailler en causant. Vers le soir Maman m’a entraîné faire quelques visites avec elle. Nous avons débuté par la bonne Madame Tisserand qui, partant le soir même voyage, était entourée de tous ses colis. Elle nous a néanmoins reçues avec amabilité. Cette pauvre femme est dans un état lamentable de dessèchement. Ce n’est plus qu’une ruine, un corps humain réduit à sa plus simple expression. Et avec cela presque aveugle et presque sourde.

Comme nous passions grande rue, nous avons rencontré Madame Moisy qui nous a fait entrer chez elle. Un désert ! Jules a tout emporté. Il n’y avait plus dans le salon que la garniture de cheminée trop rococo pour le jeune ménage et deux vilaines grandes gravures. Madame Moisy est allée chercher un fauteuil de jardin et des chaises de la salle à manger pour nous faire asseoir. Elle nous a surtout parlé du bonheur dont son fils jouit en ce moment aux environs de Fontainebleau en attendant qu’il aille le promener à travers la Belgique et la Hollande. Thérèse est la femme rêvée, si douce, si soumise, disant toujours « oui » aux désirs exprimés par son Jules. Ils ont reçu des quantités de cadeaux dont plusieurs magnifiques. Nous avons entendu la nomenclature de l’argenterie. Ils ont tout pour 36 couverts et rien ne leur manque ! Bref, Madame Moisy est dans le ravissement, sentant au fond d’elle-même que son fils, qu’elle prise cependant  bien haut, a fait un mariage inespéré. Au milieu de toutes ces grandeurs, la pauvre Grand’Mère est bien sacrifiée. On la trouve trop humble pour faire partie du cortège ; on ne l’a même pas mise sur les billets d’invitation. Ce n’est pas chic :

Nous avons terminé nos visites par Mademoiselle Chevreuse. Elle est majestueuse, avec sa taille de cuirassier d’un aspect un peu froid mais c’est une excellente fille, toujours prête à se dévouer pour rendre service ou simplement faire plaisir.

J’ai terminé ce matin, en gardant Franz, la lecture de l’Immortel. Quelle triste fin ! Tous les romans de Daudet que j’ai lus jusqu’à ce jour : « Jack, le Nabab, l’Immortel » m’ont laissé une impression pénible. Il n’est pas l’homme des dénouements heureux ; il est réel car dans la vie il y a plus de larmes que de sourires et tout aboutit à la Mort, mais je suis de ceux qui aiment fermer un roman sur un mariage d’amour. Daudet me rend mélancolique…. En ce moment ce n’est pas sa compagnie constante qu’il me faudrait et, en remettant l’Immortel dans la bibliothèque de Papa, je chercherai quelque chose de plus gai, quitte à retourner aux bouffonneries sans portée de Maître Regnard.

Voilà de nouveau la jalousie des jumelles déchaînée contre moi et du même coup contre Franz à cause de l’étoffe de mon petit costume trotteur que Maman n’a pas voulu que je lui rembourse. Il vient d’y avoir une scène à ce propos, paraît-il, Geneviève et Marguerite prétendant que Maman nous en « fourre autant qu’elle peut et que nous cherchons à tout accaparer » Heureusement je n’étais pas là, car cela m’aurait fait bien de la peine mais je n’ose plus descendre maintenant. Très souvent les jumelles me reprochent ce que mes parents ont fait pour moi notamment mon trousseau et mes robes. Grand’Mère les gâtait mille fois plus que je ne l’ai jamais été mais, pour elles, cela ce compte pas. Papa et Maman les ont abandonnées et maintenant elles doivent rentrer dans les avances faites aux autres tandis qu’elles n’ont rien reçu.

Et vraiment, il y a des instants où je sens leur jalousie poussée jusqu’à la haine. Lucie les excuse beaucoup. A chaque instant, elle me dit devant elles « Dis donc, est-ce toi qui va payer cela ou vas-tu encore trouver moyen de te le faire donner par ta Mère ? »

Maman n’a pas voulu accepter d’argent pour ma pension, celle de Franz et de la bonne, elle ne consent même pas à ce que je paie mon blanchissage, mais à part cela et cette étoffe cause de la querelle, elle me laisse acheter et payer ce que je veux. Je ne veux pas penser à ces choses qui m’attristent et me feraient retomber dans le spleen dont je suis un peu sortie.

Dimanche 24 avril 1904

Hier, entre cinq et six, nous étions réunies les jumelles, Adrienne et moi, soit disant pour travailler, mais en réalité pour causer car les langues ont fait plus de besogne que les mains. La conversation tomba (et ce n’est pas moi qui la mit là-dessus) sur la fidélité conjugale. Adrienne croit à celle de quelques femmes mais elle m’a soutenu qu’il n’y avait pas un homme au bout de quelques années de mariage qui n’ait pas trompé sa femme. « Papa lui-même, nous a-t-elle dit, a été sûrement infidèle quelquefois, il ne l’avoue pas car ce serait du cynisme mais j’en suis presque sûre » Et voilà que ces demoiselles se mettent à me plaisanter sur ma naïveté et une telle confiance en mon mari. J’étais interloquée de les trouver toutes les trois aussi renseignées mais mon étonnement ne m’a pas empêchée de protester avec énergie. Suivant l’opinion d’Adrienne et des jumelles, il m’a trompé plutôt 20 fois qu’une depuis notre séparation, et notre amie m’a dit en plaisantant cette phrase raide dans la bouche d’une jeune fille : « Au lieu d’interroger naïvement votre mari quand il reviendra, il faut lui demander de vous raconter quelle impression « cela » lui a fait avec des négresses »

Geneviève, moins sceptique qu’Adrienne croit qu’un homme peut rester fidèle « quand il a sa femme sous la main », Marguerite estime que René, seul au monde, est capable d’un tel héroïsme. Quant à moi, non seulement j’ai une foi absolue dans mon mari mais je suis persuadée que bien des maris n’ont rien à se reprocher contre la fidélité.

Enfin, notre conversation a été leste, j’en étais gênée. Je ne suis pas très fautive mais j’aurais pu, j’aurais dû m’en aller ou leur dire carrément de cesser. Au lieu de cela, comme on m’attaquait, j’ai prolongé la discussion et quand on est lancé !… Ma consolation est de penser que non seulement je n’ai rien appris de nouveau aux autres mais que j’ai été, il me semble la plus réservée dans mes expressions.

Franz dort en ce moment du sommeil de l’heureuse innocence. Maman et les jumelles achèvent de déjeuner, Emmanuel part au manège avec la smala Hainque et je crois que Louis va s’en aller « soupirer aux pieds de sa belle », comme dit Maman.

Adrienne s’est commandé la semaine dernière un costume d’amazone et Manu est également tout équipé de neuf : culotte de cheval, guêtres jaunes, bottines et gants assortis. Cette tenue lui va très bien ; elle le grandit et lui donne un petit air chic dont papa Hainque est très fier.

J’aurais voulu pouvoir envoyer à Henri le portrait d’Emmanuel à cheval et celui de notre équipage conduit par son fils mais pour l’instant la photographie n’est pas en faveur ici ; les appareils sont abandonnés, les produits éventés ou bien usés. Madame Boucher ayant réclamé l’autre jour pour mettre elle-même sur papier un cliché tiré le mardi gras, Emmanuel lui a répondu assez peu poliment. « Madame, j’ai bien autre chose à faire que de m’occuper de photographie et quand je m’y remettrai, il faudra que je développe toutes les plaque de mon voyage d’Allemagne avant de tirer les portraits de vos nièces, c’est plus pressé » Je n’ose donc rien demander.

Le calme dont nous avons joui pendant tout un mois, depuis mon installation à Boulogne semble devoir cesser bientôt. Dieu veuille qu’il ne subisse qu’une éclipse de courte durée ! Maman est énervée par la menace de son prochain départ pour Lamalou et Marguerite ayant reçu une lettre de Serdet qui demande l’autorisation de venir le premier mai, est très excitée et pas mal tannante. Comment ce nouveau conflit finira-t-il ? Tout devient sujet à discussion quand Maman et Kiki se trouvent en opposition. Hier au dîner, une scène a presque éclaté à cause des chiens, Lucie reprochant à Maman sa préférence pour Stop, tandis que Maman lui disait que son Dick était une sale bête qui faisait des ordures partout et un vieux noceur.

Franz qui commençait à avoir sommeil, entendant parler plus haut que de coutume, s’est mis à hurler. Alors, les jumelles ont crié que c’était assommant d’avoir des enfants à table et qu’elles mangeraient seules si Maman persistait à vouloir conserver Bébé aux repas. Ce matin, notre bout d’homme a déjeuné à 11 heures et demie. J’ai déjeuné très vite et voilà une heure et demie que notre moucheron se repose ; je n’ai donc pas à ma plaindre pour aujourd’hui. Dieu pourvoira au reste.

Lundi 25 avril 1904

Mon cher mari Henri a aujourd’hui 39 ans, et ce jour il se trouve tout seul bien loin du lieu où il est né, séparé de la tombe de sa pauvre Maman, de son Père, de tous les siens. Il faudrait même un hasard pour qu’une lettre tombe dans son exil précisément aujourd’hui. Je sens que cet anniversaire, si joyeux autrefois, n’est pas une fête pour lui cette année. Il doit avoir plus de mélancolie que de gaieté et mon cœur s’attriste à la pensée de son isolement. J’ai prié pour lui de toutes mes forces, demandant à Dieu de lui conserver toujours, en même temps que la santé, cette douce jeunesse d’âme qui lui permet de traverser la vie sans trop souffrir. Qu’importe que les registres de l’état civil nous donnent vingt ou trente ou quarante ans, aujourd’hui plus encore peut-être que d’habitude ma pensée ne le quitte pas, j’espère une lettre pour cet après-midi, les jumelles ayant reçu par le premier courrier, une carte brésilienne leur souhaitant de joyeuses Pâques. Je suis impatiente de lire la chère missive que je devine voyageant entre Paris et Boulogne. Pourquoi ne m’écrit-il pas directement ici, j’aurais les lettres bien plus rapidement et elles auraient moins de risques de s’égarer. Mon beau-père ne les lit jamais avant moi, il me les envoie closes et attend au dimanche ou au jeudi pour prendre connaissance des passages les moins intimes.

Il m’est arrivé dernièrement un faire-part de la naissance d’un fils chez les Paul Dubertret. Ils se sont mariés après nous, je crois et les voilà déjà riches de deux enfants ; j’ai envoyé un mot de félicitations. Hier, la journée s’est traînée avec lenteur. Quoi de plus ennuyeux qu’un dimanche quand le temps est sombre et qu’on reste dans la solitude ; les garçons étant sortis et les jumelles s’étant enfermées dans leur chambre, Maman faisait ses comptes de tout l’hiver ; j’en étais réduite à la société de Franz. Alors, pour me distraire, j’ai feuilleté des journaux de modes et de broderies puis j’ai lu deux ou trois vaudevilles de Scribe.

Cela m’a semblé bien démodé plus vieux que les comédies de Regnard qui ont cependant 150 ans de plus. La lecture de Scribe n’a rien de passionnant mais au moins elle est innocente et ne me semble pas devoir souiller le cœur et l’imagination de personne. En cherchant un livre dans la bibliothèque qui se trouve au pied de mon lit je suis tombée sur un roman de Zola : « La faute de l’abbé Mouret » Bien qu’au nom de l’auteur et au titre, j’ai compris que je me trouvais en présence du fruit défendu… oh ! la tentation : … j’ai ouvert le livre mais à la pensée qu’il faudrait que je dise mon péché de curiosité malsaine, je l’ai vite fermé, n’ayant vu qu’un nom, un nom de femme, celui de l’héroïne sans doute : Albine.

Etant très lasse et dégoûtée de tout, j’ai eu un coup de fouet dans les nerfs en lisant ce nom « Zola » sur la couverture jaune. Cà, c’est du mauvais, ai-je pensé, mais c’est du nouveau, je puis toujours voir ce que c’est et si cela me choque, je m’arrêterai.

Mardi 26 avril 1904

Mon beau-père a reçu la visite des Adrien Bizot de passage à Paris. Il a trouvé la jeune femme charmante et très aimable et voudrait me faire faire sa connaissance quand elle repassera dans la capitale à la fin de mai. Il a vu aussi tout dernièrement le Sieur Georges Normand qui lui a annoncé sa nomination de juge suppléant à Blois. Il paraît qu’il envisage son prochain départ avec quelque mélancolie. C’est pourtant, il me semble, une place de choix qu’il a obtenue. Serdet, trouvant le climat de Nancy trop rude pour Marguerite a justement songé à Blois comme garnison future.

Louis est parti à cinq heures et demie ce matin en motocyclette. Il accompagne son mécanicien en Bourgogne aux environs de Joigny et comptait avaler près de deux cents kilomètres dans la matinée. Il ne sera pas absent plus de deux ou trois jours à moins de mauvais temps ou de pannes sérieuses. Ce premier voyage en moto l’enchante, il s’est acheté hier une paire de lunettes bizarres couvrant presque toute la figure.

Il me faut aller voir ce que devient Franz que j’ai abandonné à sa bonne depuis plus d’une heure. Je suis au calme sans lui mais pas tranquille. C’est qu’il m’est cher, notre chéri Trésor et quand je ne le couve pas des yeux je m’imagine toujours qu’il va lui arriver du mal.

Mercredi 27 avril 1904

La nouvelle du jour est une dent de plus dans la bouche de Franz, une grosse dent que j’ai vue hier pour la première fois dans un spasme de colère de Monsieur Bébé dont le bec était démesurément ouvert. Les gencives sont enflées de tous les côtés et j’espère que cette première molaire sera bientôt suivie de ses trois sœurs. Nous voilà donc en possession de neuf quenottes ce qui n’est pas riche pour un an et demi mais c’est un acheminement vers le râtelier complet et tout vient quand on sait attendre.

Si la dentition de Franz est en retard, son intelligence ne l’est pas ; il comprend à peu près tout maintenant et c’est un vrai singe qui a le don des grimaces et de l’imitation. Quelquefois le matin, sa grand’mère l’emmène avec elle au jardin faire la chasse aux colimaçons. Comme il faisait trop frais hier pour sortir de bonne heure, j’ai gardé Franz près de moi, dans ma chambre et, pour l’amuser, je lui ai donné des coquillages que j’avais rapportés autrefois du bord de la mer. Pendant que j’avais le dos tourné, bébé trouvant que ces coquilles ressemblaient aux escargots, s’est amusé à les écraser toutes les unes après les autres. Et quand je me suis aperçue du massacre qui jonchait le parquet de débris de nacre, Franz, très fier de son ouvrage, m’a répété plusieurs fois : « Bébêtes à Ran Mère, bébêtes à Ran Mère »

Je remarque que les mioches qui ne savent et ne peuvent rien faire ont le génie de la destruction. Franz n’est jamais plus heureux que quand il a cassé une chose, effeuillé une fleur, mis en pièce un catalogue ou un journal. Et c’est un infernal touche à tout. Hier, il a été puni. Il a voulu prendre un bol rempli de lait qui se trouvait sur un meuble et il s’est donné une douche en pleine figure. Il avait du lait dans le nez et les oreilles et il suffoquait de surprise et de rage. Il m’a fallu l’essuyer et le changer de vêtements, ce qui n’est pas une opération très agréable.

J’écris dans le jardin, en plein calme dans un joli petit salon de verdure où les bruits m’arrivent étouffés, je n’entends que le chant des oiseaux. Il fait merveilleusement bon dans ce coin et dans cette solitude. Et malgré moi, par moment, mes yeux se ferment sur des visions exquises qui me bercent et me font tout oublier…

Hélas, il faut secouer cette délicieuse langueur qui voudrait s’emparer complètement de mon âme et de mes sens. Les instants de liberté me sont comptés ; il vaut mieux que je les emploie à écrire qu’à rêver dans le vague.

Il paraît que Messieurs les Japonais ont fait à Saint Chamond une importante commande de canons. Quoi ! Nous allons fournir des armes pour tirer sur nos alliés ; c’est dégoûtant. La bonne grosse Madame Hainque en saute d’indignation mais son mari dit philosophiquement en haussant les épaules : « C’est le commerce ! »

Maman qui a l’air de ne rien voir est moins aveugle qu’on ne le croit. En apprenant la nomination de Normand elle s’est tournée vers Geneviève en disant, comme s’il s’agissait d’une chose convenue de toute éternité : « Allons ! il faut te dépêcher de retrouver tes pattes ! » Et Geneviève de répondre : « Pour l’attraper, ce n’est pas seulement deux jambes qu’il me faudrait mais un millier » Je ne crois pas que ce serait bien difficile de saisir le beau Georges, il me semble qu’on aurait plus de mal à le retenir qu’à le prendre et je souhaite à sa future femme quelques douzaines de bras, bons et solides.

La pauvre Geneviève est sans doute plus loin de la guérison que notre ami ne l’est du mariage. Il s’ennuiera bientôt à mourir dans la bonne ville de Blois, on lui cherchera une femme. Et comme la graine en est encore moins rare que celle du chardon, il faut nous attendre à recevoir bientôt l’annonce de ses fiançailles…

Jeudi 28 avril 1904

J’ai été interrompue hier par la visite de Mimi Strybos, et aujourd’hui voilà que la nuit tombe, que l’heure du dîner approche déjà !

Suivant la coutume nous avons déjeuné chez Papa avec Paul et les Albert. Il y avait en plus le parrain d’Henri, de passage à Paris pour le vernissage. Monsieur Brunet de Baisnes était très en gaieté et plus frétillant que jamais mais il me semble qu’il court un peu trop les bouis-bouis de la capitale. Il nous a avoué avoir été assez embarrassé de son personnage hier soir aux Folies Bergères.

Il a fait toute la journée un temps magnifique, plutôt un peu trop chaud pour voyager. Pour la première fois j’ai arboré mon petit costume trotteur qui me va très bien et me rajeunit. En repartant nous avons fait une longue station aux Champs-Élysées auprès de Madame Beauvais, de Charlotte et de Jean. Les deux cousins ont joué un peu ensemble mais ils n’ont jamais voulu se dire au revoir, aussi têtus l’un que l’autre !

Mon beau-père me donne la presque assurance du retour prochain de son fils et malgré ma ferme volonté de ne pas me laisser emballer par l’espérance, je me sens toute enfiévrée !…

Louis rentre à l’instant, couvert de poussière mais enchanté de son voyage. Il va nous le raconter au dîner.

Vendredi 29 avril 1904


Par  je ne sais quel très heureux hasard, la lettre n° 20 apportée par le Chili, m’est parvenue ce matin à 7 heures. Jamais je n’avais rien eu à l’aube du vendredi ; la joie et la surprise ont fait que je suis restée un instant sans oser ouvrir la chère enveloppe, me demandant si elle ne contenait pas enfin l’annonce de son retour. Hélas ! Le mot si désiré ne s’y trouve pas mais ces huit pages sont tellement remplies de chaude affection que je suis plus heureuse après ma lecture.

Maman est au courant des projets de mon beau-père ; elle en rit mais elle n’en est pas très fâchée. Et cela vaut mieux pour la minute présente. Je crains seulement de la voir faire des plaisanteries devant Papa, Madame Beauvais ou Charlotte ; plaisanteries qui seraient fort mal prises, j’en suis sûre. Papa parle beaucoup de son futur mariage, il en est très heureux et tout fier. Hier encore, il y faisait à chaque instant des allusions tandis que ses enfants et son invité cherchaient plutôt à éviter ce sujet. Il est excellent mais il ne sait pas se contenir et m’a dit carrément qu’il était très pressé et… qu’il ne se marierait pas pour des prunes. Naturellement je n’ai pas répété cette conversation à Maman que je cherche au contraire à persuader que Papa passe par le mariage pour avoir quelqu’un à qui causer de ses affaires, une compagne pour les soirées d’hiver, une partenaire aux cartes, au besoin une garde malade.

Et malgré tout, Maman trouve le remariage de Papa bien choquant. Heureusement elle ne parle pas trop des désavantages matériels que cette union aura pour nous, celui qu’elle plaint le plus c’est Paul. Les points de contact entre Maman et Madame Beauvais seront rares. Si nous voulons maintenir la paix, je crois qu’il ne faut pas vouloir un rapprochement entre ces deux dames. Au contraire ! il vaut mieux les laisser vivre chacune de son côté, se voyant rarement. Nous ferions de mauvaise besogne en les rendant amies. Il ne tarderait pas à survenir une brouille et elle serait irrémédiable. Ce qu’il nous faut obtenir, c’est un peu de complaisance des deux parts.

Et, nous, entre nos familles, nous servirons de traits d’union. Au besoin, nous inventerons des amabilités auxquelles on n’aura pas songé. Depuis quinze jours, je ne fais que cela, je mens à mon beau-père et je mens à Maman quand ils me questionnent l’un sur l’autre. Dieu me pardonnera ! Nous aurons sans doute à souffrir car cette position entre l’enclume et le marteau n’a jamais rien d’agréable.

Allons ! Ne nous faisons d’idées noires. Il nous faut bien accepter courageusement l’inévitable et nous devons même nous estimer bien heureux que ce ne soit pas pis que cela. Dans l’état d’esprit où Papa se trouve depuis un an, tout était à craindre ! Ce mariage fera rire un peu les amis et les connaissances mais au moins il ne scandalisera personne.

J’aime encore beaucoup mon beau-père et ce n’est pas trop de ma faute si je n’ai plus pour lui la même vénération qu’avant. Cela reviendra sans doute, quand il sera bien installé dans sa nouvelle existence et que je serai habituée à le voir marié. En ce moment, ses ardeurs de fiancé, ses frétillements et ceux de Madame Beauvais me choquent à m’en faire pleurer. Et ce n’est pas seulement parce que je songe à Celle qui n’est plus et qu’on va remplacer d’une façon si guillerette… non, mon malaise d’âme tient aussi à une autre cause bien moins avouable : ils sont vieux et je les trouve ridicules… pis que cela encore… débauchés !

C’est incroyable comme la végétation va vite cette année ; il me semble qu’elle n’a jamais été aussi hâtive ni aussi éphémère. Cela en est fini des violettes et des primevères, les pervenches agonisent et les myosotis, fleuris depuis huit jours seulement sont déjà montés en graines. Les lilas commencent tandis que les arbres fruitiers ont déjà semé toute leur neige.

En ce moment tout va bien ici, les santés sont hélas stationnaires mais le calme continue et c’est aussi bon  qu’incroyable. Depuis longtemps on n’avait pas goûté à pareille douceur, paraît-il.

Samedi 30 avril 1904

Pour ne plus penser à la migraine que j’avais hier je suis allée en prendre une nouvelle au vernissage où Louis m’a entraînée. Et ce soir, j’ai toutes mes idées à l’envers ou plutôt je n’en ai pas du tout, mais je ne veux pas me plaindre car mon malaise physique n’est rien auprès de mon contentement moral. Mon beau-père m’a envoyé une lettre qu’il venait de recevoir de Monsieur de Montgolfier et d’après laquelle  Henri serait bien près du retour. Oh ! Si cela pouvait être vrai, si ce n’était pas encore du bluff comme je serais heureuse !

Ma journée d’hier a été remplie par une visite chez Madame Machard à Bellevue, enfin par la garde de Bébé et la présence du bon abbé Vincent qui a dîné avec nous.

Nous sommes montés à Bellevue avec l’âne et sa charrette mais sans barbarie pour  notre âne, nous avons fait toute la côte à pied moins Franz qui dormait comme un chérubin couché dans le fond de la voiture, sur la couverture de cheval. Pour aller voir l’élégante Madame Machard, nous avions paré bébé de ses plus beaux atours et il était gentil à croquer. La grand’mère en était fière ; pour un peu elle aurait arrêté tous les passants en leur disant : « Admirez donc mon petit-fils et mon âne ! »

Tout-à-coup nous voyons arriver, en travers de la route que nous suivions, tout le 101ème qui revenait de manœuvres dans les bois. Et nous voilà obligés d’arrêter Pedro, de caler la voiture et d’attendre avec patience la fin du défilé. C’était un peu gênant, les officiers et même les soldats nous regardaient ; ils admiraient tout haut Franz et son sommeil. Maman se rengorgeait, l’âne dressait les oreilles, Manu restait indifférent.

Serdet est ici depuis ce matin au grand bonheur de Kiki qui le dévore des yeux… et des lèvres.

Je vais essayez de dissiper ma migraine en descendant au jardin me reposer un peu avant le dîner. Il fait un temps merveilleux, un vrai temps de retour pour un Monsieur qui a vécu cinq mois sous les tropiques.

Dimanche 1er mai 1904

Franz a eu le mauvais esprit de s’endormir à 11 heures et demie. Mon déjeuner a été fort tranquille mais il ne me reste plus maintenant qu’un nombre très limité de minutes. Je suis allée ce matin à la messe de 9 heures avec Serdet. Nous avions l’air du mari et de la femme, paraît-il, et le bruit du retour de mon Henri va sûrement courir dans Boulogne, une vraie boîte à potins. Notre ami étant très brun, on peut le croire hâlé par le soleil brésilien. Pour ne pas trop nous exposer à la curiosité boulonnaise nous sommes montés à la tribune d’où l’on suit l’office sans être vu.

Hier, au vernissage, : j’ai vu beaucoup d’horreurs, quelques bons tableaux mais point de ces chefs d’œuvre qui forcent l’admiration. Trois ou quatre toiles seulement m’ont causé une impression qui dure encore. C’est que je suis difficile, je veux trouver réunies l’inspiration et l’exécution. Une étude aussi belle qu’elle soit ne séduit pas la profane que je suis, il me faut une pensée.

A la sculpture, Louis m’a conduit devant l’envoi de son camarade Georget, une Eve après le péché désenchantée et repentante. Ce gaillard là, si timide en peinture, est prodigieusement hardi dans la sculpture, il l’est peut-être même un peu trop et les mères ne permettront pas à leurs filles de s’arrêter longuement devant l’œuvre de Georget. Vraiment, à part quelques points de détails, sa première exposition est bonne, je ne l’aurais pas cru capable de cela et si j’avais un conseil à lui donner, ce serait de lâcher la palette pour le ciseau. Mais voilà, je crois que le brave Georget s’imagine avoir en lui l’étoffe d’un Michel Ange, il voudra tout faire marcher de front et ses efforts n’étant pas concentrés sur un seul point ne donneront pas grand chose.

J’ai vu l’exposition d’Albert mais j’avoue que j’ai parcouru l’architecture plus par amitié pour mon beau-frère que par goût personnel ; les plans de monuments ne m’ont jamais séduite, je n’y comprends pas grand chose.

Naturellement, j’ai vu Mesdemoiselles Bonnal, Louis ne m’aurait pas emmenée si sa chère Amie avait dû faire la Cendrillon pendant ce temps là. Elles  étaient accompagnées par le fiancé de Valentine, Monsieur Lucien Carpenchot, homme de lettres, rédacteur au Soleil, un grand jeune homme qui paraît fort épris.

Henriette, tout en bleu – bleuet – égayé de guipure crème, était en beauté et Louis restait en extase devant elle, lui avouant tout haut le désir fou qu’il a de la posséder bientôt. Par malheur, Maman est encore beaucoup plus hostile aux Bonnal qu’aux Serdet et je crois qu’elle ne donnera jamais son consentement pour cette union. Elle fera autant de difficultés et autant d’avances que possible ; elle le dit elle-même. Alors Louis parle de profiter du séjour de Maman à Lamalou pour lui envoyer ses sommations et conclure ce mariage auquel il ne veut pas et ne peut pas renoncer. C’est très préoccupant et bien triste.

Lundi 2 mai 1904

Hier nous avons eu une véritable procession de visites, toutes assez longues ; tante Geneviève, Miss Jones, la nounou de Franz, Adrienne Hainque et la famille Normand se sont succédées dans nos salons ou, pour parler plus exactement notre jardin.

La nourrice m’a presque suppliée de la reprendre ; elle s’ennuie à mourir de Franz paraît-il, elle a beaucoup d’ouvrage et ne peut pas s’entendre avec sa nouvelle maîtresse dont elle trouve moyen de dire encore plus de mal qu’elle n’en disait de moi.

Madame Normand, son fils et la petite Madeleine sont restés près de deux heures avec nous, déployant toute leur amabilité, Geneviève rayonnait et Maman a été conquise. Du coup, en partant, Georges a trouvé moyen de glisser un mot d’espérance dans l’oreille de son ex-demoiselle d’honneur.

Quant à Serdet, il a reçu tout le monde, comme un vrai fils de la maison. Arrivé à 8 heures et demie du matin il n’est parti qu’à 9 heures et quart le soir, juste pour reprendre le train qui devait le ramener à Nancy. Il paraît que Machard, venu dîner, n’a quitté la maison que vers 11 heures. Je n’étais pas au logis à cette heure tardive et j’ai éprouvé le regret de n’avoir pu serrer la main de Maître Pierre. Oui, j’ai couru la prétentaine hier soir en compagnie d’un beau jeune homme de 25 ans qui se permettait de me tutoyer. Soyez jaloux, Monsieur mon Mari, et apprêtez-vous à demander le divorce car un fait aussi grave le mérite à coup sûr.

Si nous étions à côté l’un de l’autre, je m’amuserais sans doute à vous taquiner, à vous faire deviner le nom de mon compagnon nocturne et l’endroit où je suis allée. Mais vous êtes si loin et si seul, que ma plaisanterie serait de très mauvais goût si je la prolongeais ; je vous dirai donc simplement que Louis et moi nous avons dîné chez votre Père. On a servi tard, le repas a été lent et ensuite les jeunes gens ont eu l’idée d’aller faire un tour de boulevard pour connaître le résultat des élections.

Il m’a fallu, bon gré, mal gré attendre Louis que Papa avait invité spécialement pour me reconduire à Boulogne. Il n’est rentré qu’à 10 heures et demie avec les autres et nous avons filé bientôt après, laissant le cabinet de Papa en pleine animation.

Le dîner a été particulièrement gai et somptueux, arrosé de champagne. Nous étions 10 à table : Papa et ses enfants, Madame Beauvais, la famille Tauret et Louis. Je ne voulais pas accepter cette invitation à cause de Franz mais Papa a tellement insisté que mon refus aurait sûrement été mal pris, on aurait crû à une bouderie. Heureusement, Monsieur Tauret en impose un peu à mon beau-père qui n’a pas osé devant lui faire trop d’allusions à l’événement prochain. Il faudra bien m’y habituer mais je n’aime pas entendre Papa parler avec gaieté de son remariage, de sa nouvelle jeunesse, de sa transformation et cela me cause toujours un certain malaise même quand il le fait en termes réservés. En attendant, l’influence de Madame Beauvais a produit un bon résultat. Papa ne fume plus du tout depuis trois semaines et il ne s’en porte que mieux.

Mardi 3 mai 1904

Les jours ont beau me paraître mortellement longs, ils passent quand même. Ce mois en a déjà deux de moins et je vais commencer à préparer tout ce dont je vais avoir besoin pour notre retour à Saint Chamond. En agissant beaucoup, je rêverai moins et je tromperai un peu l’ennui de l’attente.
Mon beau-père m’a raconté dimanche qu’il y a déjà longtemps que Monsieur de Montgolfier lui aurait dit que l’absence d’Henri se prolongeant au-delà des trois mois qu’il croyait et la saison devenant moins dangereuse, je pouvais aller te rejoindre, la Compagnie me payant amplement mon voyage et mes frais de séjour là-bas.

« Oh ! Papa, pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt », me suis-je écriée. « Parce que je ne voulais pas que vous partiez » m’a-t-il répondu d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Je suis navrée d’avoir eu la permission sans le savoir et de ne pas en avoir profité. Papa aurait consenti à me signer le chèque que je lui ai demandé une dizaine de fois et je crois qu’Henri m’aurait vu apparaître au mois de février… avec Franz. A un moment j’y étais presque résolue ; il nous serait arrivé ce que Dieu aurait voulu. Mais sans argent, sans même de quoi prendre un billet, que pouvais-je faire ?

Papa n’a pas voulu me laisser partir parce qu’il tenait à ce que j’assiste à son mariage. Il considère que ma présence vaut celle d’Henri comme sanction Papa préfère que ce dernier ne soit pas là. Il me l’a dit plusieurs fois, sous des formes différentes, ce ne sont donc pas des idées que je me fais. Pour le punir, j’aurais bien envie d’être un peu malade, le 19 mai. Oh ! rien qu’un peu, juste assez pour ne pas aller toute seule à cette cérémonie qui me sera pénible à tous les points de vue. Mais, en dehors de cela, mon beau-père a toujours été si bon pour moi que je ne puis pas lui tenir rigueur du méchant tour qu’il m’a joué. Je constate seulement avec chagrin qu’il n’aurait ni osé, ni voulu agir de même à l’égard de Charlotte. Rien que pour les 28 jours qu’Albert doit faire en juin, Papa exhorte sa femme à l’accompagner et il me dit à moi : « Ils ne peuvent pas se passer l’un de l’autre » Par malheur, Papa nous croit trop froids tous les deux. Au fond, il est persuadé, connaissant les goûts de liberté d’Henri, que mon mari est très heureux là-bas, loin de son bureau et que moi, j’ai un enfant qui me suffit. Bah ! Ne pensons plus à tout cela qui me met un peu d’amertume dans le cœur, sans que j’en veuille à personne cependant.

Je vais dès cette semaine m’occuper avec activité de ma toilette pour le 19. Il en est temps car il faut que je me fasse très élégante, moins pour faire honneur aux mariés que pour représenter Henri auprès d’eux. Je me suis décidée pour le voile gris mais je n’ai encore aucune idée pour mon chapeau.

Louis et Suzanne, venus hier dîner à Boulogne, m’ont conseillé d’aller voir aux Galeries Lafayette où il a paraît-il des choses ravissantes. Je ferai aussi un tour au Bon marché puis aux Trois quartiers et au Louvre. Enfin je compte courir pas mal jeudi prochain et, pour être plus libre, je n’emmènerai pas Bébé avec moi.

Mercredi 4 mai 1904

Marguerite va de mieux en mieux, par contre Geneviève est très abattue depuis la visite de Normand, Louis fait le portrait de Maman, Emmanuel a une retenue pour demain matin et Franz croît en force et en méchanceté. Miss Jones a déjeuné avec nous hier, j’ai fait visite dans l’après-midi à Madame Hainque et à Madame Boucher... puis à 7 heures moins le quart je suis partie avec Emmanuel faire un tout au Bois. Le soir tombait, l’âne trottait comme un amour, les lilas et les marronniers embaumaient ; c’était délicieux !… Cette nuit la chatte d’Adrienne a eu des petits, je crois que Maman veut en adopter un qui ressemble à son regretté Rousseau. On fera une noyade des autres.

Mon existence est à la fois très mouvementée et bien mesquine. Ce qui est immuable et infini c’est ma passion pour mon Henri.

Vendredi 6 mai 1904

Hier, il faisait très chaud, je me suis éreintée dans les magasins, j’ai éprouvé quelques contrariétés, enfin, je suis rentrée fourbue avec une migraine bien désagréable.

Samedi 7 mai 1904

Je sais qu’il y a dans la Vie bien des choses qui vous agacent, qui vous écœurent et qui vous font pleurer. Mais comment ne pas souffrir de la part d’étrangers quand il y a dans la famille bien des heurts, biens des froissements. Ceux que nous aimons le mieux nous peinent et nous choquent quelquefois sans cesser d’avoir pour nous la plus vive tendresse, les meilleurs amis se chagrinent entre eux. Il est donc impossible que le contact avec des gens opposés d’idées et de sentiments ne soit pas difficile et douloureux.

Je suis en ce moment dans une période d’énervement qui se traduit par des accès de rire fous, sans motifs. Ma maladie est sans doute contagieuse car Marguerite la partage depuis hier et elle a l’air de vouloir gagner Geneviève, sortie un peu de ses réflexions lamentables. Nous rions pour tout et pour rien mais cela ne veut pas dire que nous soyons bien gaies ni les unes ni les autres. Chacune de nous a ses soucis et ses chagrins, mais nos enfantillages masquent un peu la lenteur du temps…

Madame Machard et Juliette sont là, elles ont déjeuné avec nous. Pour les quitter j’ai eu recours à un prétexte très compréhensible, la garde du sommeil de Franz pendant le repas de sa bonne. J’aime beaucoup ces dames qui sont très charmantes. L’existence est très compliquée ici sans en avoir l’air. Je ne sais pas si c’est parce que nous sommes habitués à la pauvre Geneviève mais il nous semble à tous que Juliette marche incomparablement mieux. Elle va seule, sans donner le bras à personne, sans s’accrocher aux meubles, sans même avoir besoin du soutien d’une canne ou d’un parapluie. Et auprès d’elle Gova a l’air d’une vraie infirme.

Je me demande comment nous allons faire pour repartir à Saint Chamond avec tout ce que nous allons avoir de bagages. Ce sera pis que notre premier déménagement, il nous faudra bien deux wagons cette fois. Papa m’ayant priée de le débarrasser de tout ce qui est à nous, j’aurai déjà par la petite vitesse, sans compter les meubles à sauver du bric-à-brac, 8 chaises, un tableau, une grande caisse de vêtements, un panier de verreries et une baignoire d’enfant (la vôtre) que Papa me donne pour Franz. J’aurai aussi à faire enlever de Boulogne, un lit pour bébé, sa petite voiture et différents objets qui me sont attribués dans la succession de Grand’Mère Prat. Avec tout ce qu’Henri rapportera du Brésil, mes vêtements, ceux de Franz et ceux de sa bonne nous aurons un nombre incalculable de colis. J’en suis malade à l’avance et cette nuit je n’en ai pas pu dormir.

Dimanche 8 mai 1904

Hier, dès qu’on est venu me relayer auprès de Franz, je suis descendue pour ne pas paraître impolie vis à vis de Madame Machard. Elle était déjà partie et j’allais remonter à mon secrétaire quand Marguerite m’a demandé de lui rendre un service. Puis Mimi est venue, Adrienne lui a succédé et on a servi le dîner… Il m’est impossible d’écrire le soir depuis que j’ai Bébé dans ma chambre. Dès qu’il est endormi, je fais ma prière et je me jette au lit.

Franz a grandi en l’absence de son papa, il a pris des forces et de l’intelligence, ce sera désormais un petit compagnon pour nous et afin qu’il ne nous cause jamais de peine, nous allons faire passer dans sa petite âme le plus que nous pourrons de nos idées et de nos sentiments. C’est une grande et bien sérieuse tâche qui nous incombe, il n’y faut pas faillir. Si elle nous coûte quelques peines, elle nous donnera dans la suite bien des consolations.

Et puis, il ne faut pas non plus s’exagérer la portée du remariage de Papa et de nous en chagriner outre mesure. Certes, ce ne sera plus du tout la même chose pour nous, il y aura moins d’épanchement, moins de solidarité mais Papa restera Papa quand même, jamais il ne se désintéressera complètement de nous, de nos efforts, de notre ménage, de notre bonheur extérieur et intérieur. Entre lui et nous, c’est un lien qui se relâche mais j’espère qu’il n’y aura rien de brisé.

Tante Geneviève et ses deux filles (non en puissance de maris) sont au salon. Nous avons déjeuné de bonne heure comme tous les dimanches maintenant à cause du manège d’Emmanuel et comme tante ne repartira pour Paris que vers 8 heures, j’aurai encore le temps de la voir après le réveil de Bébé. Il fait vilain temps aujourd’hui et j’espère que nous n’aurons pas trop de visites. Le dimanche est insupportable ici car on ne peut rien faire de la journée à cause des gens qui vont et qui viennent. On aurait plaisir à les voir séparément ; en foule on en est fatigué.

Ce matin, l’âne a fait le service des messes de 7 heures et de 8 heures. On ne le reconnaît plus depuis qu’il est tondu ; il a une très jolie petite tête de cheval et une couleur seyante. Malheureusement il a sur les flancs d’ignobles boules de graisse que les brancards dissimulent un peu mais qui le déparent quand il n’est pas attelé. Pour la première fois Geneviève a consenti à monter dans l’équipage de Maman ; il paraît qu’elle a grogné tout le temps, se trouvant mal assise, pas appuyée et trop secouée.

Lundi 9 mai 1904

Le mauvais temps d’hier n’a pas empêché Papa, Marie Aucher et Victorine de venir nous rendre visite. Ils ont courageusement bravé en notre faveur les rafales de vent et de pluie. Le soir, Adrienne a dîné avec nous et, au dessert, Monsieur Hainque est arrivé soi-disant pour chercher sa fille et l’emmener se coucher de bonne heure mais en réalité pour bavarder et rire un peu. Au milieu de tout ce monde là, les heures ont passé, sans doute encore trop lentes mais moins lourdes que je ne le croyais pour un dimanche de pluie.

Mardi 10 mai 1904


Pendant que l’aimable Pedro promène aux environs ses trois fervents : Maman, Adrienne et Bébé, j’ai la jouissance d’un très court instant de calme. Aujourd’hui, je me sens très lasse de corps et d’esprit et je ne sais pas si j’aurai le courage d’aller tantôt à Paris comme je le devrais. Je suis atteinte de somnolence et cela n’a rien de bien étonnant. Hier soir une scène terrible entre Maman et Lucie à cause d’une ordure de ce misérable Dick m’a empêchée de dormir jusqu’à minuit. Puis Stop, effrayé par les hurlements de son camarade, s’est introduit furtivement dans ma chambre, impossible de le chasser ! La lutte avec Stop a réveillé Franz qui dérange sans scrupule le sommeil des autres mais qui n’aime pas que le sien soit interrompu. Il est resté nerveux et mécontent toute la fin de la nuit. Bref, j’ai l’agrément d’une forte migraine, ce qui m’arrive quelquefois.

Mercredi 11 mai 1904

Les derniers vestiges de mon malaise d’hier ont disparu comme par enchantement ce matin à la lecture d’une délicieuse petite messagère, débarquée du Brésil. Ce fut pour moi une vraie surprise aussi exquise qu’inattendue.

Une chose me préoccupe un petit peu. Mon beau-père m’a parlé d’un déjeuner chez le doyen après la cérémonie du 19 ; jusqu’à présent il ne m’y a pas invitée et je suis presque sûre qu’il le fera au dernier moment mais je n’ose pas le lui demander d’avance et je voudrais cependant bien le savoir à cause de Franz. Et si je suis du déjeuner, je ne puis pas m’encombrer de Bébé et de sa bonne. Qu’en ferai-je ? Et d’un autre côté le grand-père voudra peut-être embrasser son petit-fils ce jour là.

Oh ! Que je penserai à ta pauvre maman ce demain en huit !… J’aurai plus envie de pleurer que de rire. Je sens que malgré moi, je serai très triste et très en colère, au fond du cœur mais je m’efforcerai de refouler ses sentiments intimes afin de ne pas assombrir la joie des autres !… Pour m’apaiser, je me dirai à moi-même que nous ne pouvons pas connaître les pensées d’outre-tombe et qu’au Ciel, les âmes grandies et purifiées doivent avoir plus de générosité que les nôtres. Elles sont dégagées de nos mesquineries. Et la première femme de Papa sourira peut-être doucement à la seconde, ne lui demandant qu’une seule chose, c’est de rendre très heureux, celui qu’Elle a été obligée de quitter trop tôt.

Paul, Suzanne Détrie et leur petite Yvonne sont aujourd’hui de passage à Boulogne se rendant aux eaux de Vichy. Quand ils auront fini leur saison, ils viendront passer une dizaine de jours ici. C’est pour Paul, un peu délabré par son séjour aux colonies, que la smala se transporte à Vichy. Heureux sont ceux qui peuvent ne pas se séparer. Voilà déjà deux voyages qu’Yvonne Détrie fait à la suite de son Père. Quand nous voyagerons nous emmènerons aussi Franz ; Il devient un grand et solide garçon qui bientôt ne risquera pas plus que son père et sa mère.

Je viens d’être interrompue par une dame venue me demander des renseignements sur la nourrice de Franz qui décidément change de place. C’est une personne du Parc des Princes à Boulogne ; elle semble bonne personne mais cela n’empêchera sans doute pas la malheureuse nounou de l’avoir en horreur avant un mois. Bah ! Cela ne me regarde pas ! Sans la vanter outre mesure, j’ai dit qu’on pouvait la prendre et elle sera engagée dès ce soir. Elle n’aura rien à faire qu’à garder l’enfant, pas même à le blanchir. Elle ne pourra donc pas quitter cette nouvelle place sous prétexte qu’il y a trop d’ouvrage. Puisse-t-elle s’y maintenir un peu.

Bébé commence à s’agiter dans son sommeil, il va se réveiller et exigera aussitôt ma présence au bord de son lit. Je me prépare donc à déposer ma plume.

Jeudi 12 mai 1904

Il y a des jours comme l’Ascension et l’Assomption qui, rappelant des envolées dans l’azur devraient nécessairement être des fêtes radieuses. Le temps a été toute la matinée en désaccord complet avec l’événement que l’Eglise célèbre. Le ciel était si bas et si sombre que les Apôtres auraient perdu de vue à la première seconde Celui qui les quittait. J’ai brusquement hésité à emmener Franz avec moi à Paris car c’est bien ennuyeux de trimballer un pauvre petit sous un parapluie. Une éclaircie étant survenue vers 10 heures et demie, je me suis décidée brusquement pensant que Papa serait longtemps sans voir son petit-fils. Et, en quelques minutes bébé a été harnaché.

Chez Papa, il régnait une atmosphère plus paisible, presque plus cordiale. Pourtant Madame Beauvais était là, installée en maîtresse de maison et les chambardements étaient commencés. Peut-être étais-je dans une disposition d’esprit moins chagrine mais il m’a semblé aujourd’hui que j’étais accueillie plus affablement que de coutume par ma future belle-mère. On a causé avec assez d’entrain, ces dames avaient des nouvelles plein leurs poches : Marthe Chevet se marie dans un mois avec un médecin de l’Avenue Wagram, Marine et l’ex mademoiselle Toussaint attendent des bébés. Nous avons donné à Papa et à Madame Beauvais le souvenir pour lequel nous nous sommes tous réunis. C’est un vase artistique en étain (médaille d’honneur au Salon de l’Année dernière) garni d’une folie gerbe de fleurs : roses rouges et lilas blancs. Ils ont paru touchés de notre intention.

Je suis allée un instant chez Marie Aucher que j’ai vue ainsi que ses trois garçons et sa belle-mère. Pris par la grippe ils ne sortent ni les uns ni les autres. Ma pauvre cousine est bien fatiguée et elle m’a dit qu’elle aimerait mieux mourir tout de suite que de recommencer à attendre un bébé moins d’un an après la naissance de son quatrième. Elle semble réellement épuisée. Charlotte dit qu’Henri Aucher est ridicule et qu’on devrait tordre de cou aux maris comme cela.

En rentrant ici, j’ai trouvé Jeanne Reugnet, Louise et Suzanne Bucquet dans le potager avec les jumelles. Je viens seulement de remonter dans ma chambre ; il est 7 heures et j’aurais à me déshabiller avant le dîner, la cloche va sonner dans quelques minutes, la nuit tombe.

Vendredi 13 mai 1904

Ce matin, je suis allée essayer ma robe pour le mariage de Papa. Elle promet d’être très élégante mais ce n’est qu’une promesse ; elle est si peu avancée jusqu’à présent : Mon chapeau est chez la modiste, je l’aurai mercredi.

Ici, les santés ne sont pas trop mauvaises pour l’instant mais les âmes ressemblent toutes à des mers houleuses. La mienne est particulièrement tourmentée.

Samedi 14 mai 1904

J’ai reçu ce matin une jolie carte postale représentant la baie de Rio et le fameux rocher qu’on appelle « pain de Sucre ». Cette carte qui n’est avec ses deux lignes et demie qu’un bulletin météorologique m’a fait bien plaisir quand même.

Il fait aujourd’hui une très forte chaleur, c’est vraiment l’été. On commence à cuire dans ma chambre du second exposée au plein midi. Franz transpire en dormant et j’écris, à moitié déshabillée. Mes volets sont clos mais cela ne rend guère la pièce plus fraîche.

Ce matin, à 9 heures, j’étais déjà au jardin avec Bébé qui profite largement du grand air et des  ombrages. Il ne reste à la maison que pendant ses repas et ses sommeils. Je le laisse trotter très libre partout où il veut, n’intervenant que lorsqu’il martyrise les bêtes ou massacre trop les fleurs. Il se porte merveilleusement à ce régime et prend des petites manières d’homme qui nous amusent.

Ce matin, la 10e dent a percé la gencive. Il n’est guère avancé, notre chéri, car 10 dents à 18 mois c’est bien peu ! Mais le voilà maintenant qui a rejoint sous ce rapport son cousin Marcel Aucher qui n’a que six semaines de moins que lui. Cette constatation me fait reprendre courage, et, si les grosses chaleurs ne retardent pas Franz comme l’année dernière, il arrivera sans doute à être normal d’ici peu.

Maman est bien ennuyée et même peinée de quitter son petit-fils qu’elle adore. Pour un peu, elle l’emporterait dans sa malle à Lamalou. Les préparatifs de départ se font. Mais une cause indépendante de la volonté de Geneviève va sans doute retarder le départ qui était fixé depuis un mois au mardi 17, 8 heures 40 du soir. Ce qu’on attend pour se mettre en route n’a pas encore paru et Maman ne se soucie pas d’arriver à l’hôtel une semaine avant de pouvoir commencer le traitement des bains.

Mon idée fixe maintenant est le retour de mon Henri ; j’en rêve dans mon sommeil et plus encore tout éveillée. Cette dernière manière est plus agréable car on peut diriger son rêve tandis qu’il faut le subir quand on est endormi. Ainsi, cette nuit, je me voyais à Rive de Giers, sur le quai de la gare à l’attendre. L’émotion a fait que je me suis trouvée complètement mal en voyant arriver le train. Alors, on m’a entraînée dans une salle d’attente et quand je suis revenue à moi, naturellement le train était reparti dans la direction de Saint Chamond, l’emportant avec lui. Quels n’étaient pas mon affolement et mon désespoir. Une vieille fille qui se trouvait là et qui m’avait donné des soins pendant mon évanouissement me prodiguait des consolations qui restaient stériles. Elle me disait tout le temps que c’était fou et coupable d’aimer un homme comme cela, que cette adoration était un vol fait à Dieu, que je devais ne plus le revoie et entrer au couvent. Je ne pouvais pas me débarrasser de cette personne et j’étais horriblement malheureuse.

Ce rêve est archi stupide ! C’est ici que je l’attendrai à moins d’un imprévu. Papa qui sera tout nouvellement marié ne me proposera sans doute pas de m’accompagner à Bordeaux. Et je ne sais même pas si je pourrai aller à la gare au devant de lui, tellement je serai bouleversée.

Dimanche 15 mai 1904

J’ai la grippe ! Je suis prise, bien prise. Franz qui vit constamment dans mon air va être pincé d’ici peu, c’est inévitable. J’ai la gorge en feu, le cerveau en eau et les membres rompus. Mais ce n’est pas grave et je serai sûrement remise pour jeudi. Le Bon Dieu me punit d’avoir souhaité un empêchement à me rendre au remariage de Papa ; j’aurai l’ennui d’y aller avec un reste de malaise, un nez rouge et des yeux battus.

Lundi 16 mai 1904

De 1 h de l’après-midi jusqu’à 7 heures et demie du soir, je ne me suis pas appartenue hier. Nous avons eu du monde sans interruption. Les amis venaient faire leurs adieux à Maman et à Geneviève qui se seraient bien passées d’aussi abondantes marques de sympathie. Wava était très fatiguée et Maman avait un million de choses à faire.

De mon côté, ma migraine aurait eu besoin de calme. Décidément, je n’aime pas les dimanches ici, c’est le jour le plus ennuyeux de la semaine. Quelle différence avec nos heureux dimanches de Saint Chamond que j’attends toujours avec tant d’impatience.

Nous sommes tout cuits et fondus ici, la chaleur est torride pour des gens qui n’y sont pas habitués et je me répète comme chaque année que j’aime vraiment mieux le printemps et l’automne que le plein été. Je suis abattue, accablée, incapable de tout. Franz est mauvais comme un taon aux jours d’orage, il m’en a fait voir de toutes les couleurs avant de consentir à s’endormir, il se tordait dans mes bras comme un ver coupé en deux. Il se repose un peu et son sommeil paraît assez calme. Dieu que c’est bon de ne plus l’entendre crier ! Je croyais tout à l’heure que ma tête allait en éclater. Les deux lézards de jumelles sont étendues sur leurs chaises longues au jardin sous l’ombre déjà épaisse des tilleurs ; elles rêvent les yeux dans le vague s’adressant à peine la parole poursuivant toutes deux les pensées qui leur sont chères. Cette existence de fainéantise leur va à ravir mais elles aspirent néanmoins bien fort à la quitter. On ne jouit jamais de ce que l’on a le désir --- toujours de l’avant.

Maintenant il me semble que je serai plus sage ; je ne demanderai à chaque heure que ce qu’elle m’apportera, je ne regretterai plus le passé, je cesserai de craindre l’avenir… Le plaire dans le présent, c’est le secret de la sagesse et du bonheur. Oh ! Comme je vais bien savoir jouir de la vie quand elle me sera rendue. En ce moment, je n’existe pas, j’aspire tout simplement à vivre et toutes les forces et toutes les facultés de mon être sont tendues dans ce désir. Hier, avec mes sœurs et Mimi, la conversation a roulé principalement sur les diverses vocations de la femme, l’Amour, le mariage. Je crois que presque toutes les jeunes filles ont en elles plus ou moins développé, l’amour de l’Amour. Et celles qui n’y goûtent pas de leur propre volonté sont plus que rares. Dieu m’a fait à moi le plus beau des dons terrestres ; il m’a unie pour toujours à Celui que j’aime et qui m’aime d’une égale passion. Je ne puis rien désirer de plus. Aussi, je veux être très reconnaissante, je ne veux plus souffrir pour des choses qui n’en valent pas la peine. Je m’enlaidis et je me vieillis à me ronger perpétuellement pour tout et pour rien.

Je veux commencer par prendre gaiement mon parti du remariage de Papa puisque je ne puis pas l’empêcher. J’avais le cœur un peu gros quand Papa m’a annoncé qu’il avait détruit les anciens cahiers de devoirs de son fils et qu’il avait jeté ses joujoux à la borne. Bah ! Henri revit en Franz ; bientôt il fera lui aussi des pages de bâtons, des rangées d’a, de b, de c, nous en serons inondés. Et puis, on lui donnera sûrement des jouets, nous nous amuserons avec lui sans penser aux vieilles boîtes de soldats ni aux poupées détériorées qui ont fait nos délices autrefois. Il est facile d’oublier des objets… le souvenir des personnes s’effaçant si vite !

Je philosophe un peu trop aujourd’hui.

Mardi 17 mai 1904

Un bateau part aujourd’hui de Rio à destination de la France. Je n’ai pas de dépêche et après avoir espéré un peu – oh ! très peu – le retour d’Henri par ce paquebot, je n’y crois plus maintenant. Je suis courageuse mais la force et la patience ont des bornes et je suis à bout. La chaleur continue, mon malaise bat son plein, je suis découragée et, après mes tirades philosophiques d’hier, je ne puis dire mon lamentable état d’âme.

Mercredi 18 mai 1904

Je me sens un peu plus vaillante cet après-midi. Cependant, ce n’est pas ma nuit qui a pu me remettre de mon inconcevable fatigue d’hier. J’ai peut-être dormi une heure en tout car Franz était d’une nervosité sans nom. Il gesticulait et se plaignait, la fièvre le brûlait et sans cesse il fallait le recouvrir et lui donner à boire. Croyant à un peu de méchanceté, j’ai parlé d’abord sévèrement et je l’ai un peu bousculé mais, ensuite, j’ai vu qu’il était réellement souffrant. Ce matin, j’ai vu que la 11e dent avait fait son apparition et que Bébé en plus de cela commence la grippe. Je lui ai donc pardonné de bon cœur le mal qu’il m’a donné cette nuit ; le pauvre petit était plus à plaindre que moi.

Heureusement, la chaleur tend à diminuer ; le ciel est un peu couvert et il y a plus d’air. A cause de Franz, je me réjouis de ce changement mais je désire bien cependant n’avoir pas de pluie demain.

Maman est furieuse contre mon beau-père ; elle voulait aller au mariage mais Papa lui a répondu que Madame Beauvais et lui ne faisaient aucune invitation, qu’ils préféraient qu’elle ne vienne pas assister à la messe mais qu’elle pourrait dire (ici) une petite prière pour leur bonheur si le cœur lui en disait. Maman était déjà très mécontente de ce refus et quand je lui ai dit que Papa m’avait dit de ne pas amener Franz, cela a fait déborder la coupe. Elle est persuadée que Jean ira au mariage et cette différence (qu’elle imagine peut-être à tort) entre les deux petits-fils, la navre et la contrarie fort.

Je n’y puis rien. Papa ne voulant ni de Maman ni de Bébé, je ne puis pas le contraindre à les accepter. Par bonheur, je n’entendrai pas les plaintes bien longtemps. Maman part demain soir à Lamalou et dans ce changement d’existence, elle oubliera vite cette petite vexation. Quant à Franz, il est à l’âge heureux où l’on ne se doute de rien, il fera tranquillement des pâtés dans le jardin pendant le mariage de Grand-père. Et pour moi, ce sera un rude embarras de moins. Il n’aurait pas voulu me quitter et il aurait été capable de se mettre à hurler à l’église, sans compter d’autres incongruités encore plus redoutables. Bref, mon amour propre de Mère ne souffre pas outre mesure, je ne regrette qu’une chose, c’est de ne pas voir mon bébé chéri dans sa jolie petite toilette. Ce sera pour un autre jour, quand son papa sera de retour.

Nous avons vu Miss Jones hier, fraîche comme à 20 ans. Elle nous a invité à déjeuner chez elle pendant le passage d’Henri à Paris mais je lui ai répondu que nous aurons sans doute trop peu de temps cette fois-ci. Cette brave Miss est bien gentille et je suis persuadée que nous lui ferions vraiment plaisir en acceptant cette invitation déjà renouvelée tant de fois. Nous tâcherons de nous arranger pour aller déjeuner chez elle en janvier si nous venons à Paris. Comme elle est à deux pas du Bon Marché où nous avons à faire des emplettes à chaque voyage, cela ne nous sera pas très difficile.

J’ai envoyé ce matin à la Mère Ambroise, son mandat du mois de mai. Je lui demande en même temps si elle se chargerait de Franz dans le cas où ma Joséphine d’ici ne ferait pas mon affaire ou ne voudrait pas partir en province.

Vraiment, ma petite bonne est bien jeune, bien étourdie et sans expérience pour avoir la garde complète d’un bonhomme comme le nôtre. Avec elle je ne suis pas tranquille. Et puis, elle a déjà pris ici quelques mauvaises habitudes que je voudrais lui faire perdre. Si elle se tire bien des soins à donner à Franz la nuit et le matin cela pourra marcher, sinon il me faudra aviser. L’ennuyeux c’est que Joséphine avec ses dents et sa nouvelle manière de se coiffer est devenue agréable à regarder, c’est une gentille petite bonne qui ne nous ferait pas honte. Avec la Mère Ambroise nous retomberions dans le genre nourrice, mais ce qu’il faut regarder avant tout, c’est le bien de Franz et notre tranquillité.

Geneviève me réclame pour l’aider à mettre ses robes dans la malle, le reste y est depuis quinze jours. Elle n’a plus que 3 costumes à emballer d’ici demain soir et elle s’affole en disant  qu’elle ne sera pas prête.

Jeudi 19 mai 1904


Voilà le jour arrivé. Une voiture va venir me prendre à 10 heures, je ne suis ni habillée ni coiffée. Par bonheur, il fait un temps splendide et je ne me sens pas trop fatiguée.

Vendredi 20 mai 1904


Le temps me fait défaut pour raconter aujourd’hui en détail la cérémonie et la journée d’hier. Je dirai simplement que tout s’est passé pour le mieux étant donné la situation. Papa semblait aussi ému qu’heureux, Madame Beauvais paraissait plus calme mais tout autant radieuse.

C’est fait ! Nous n’avons donc plus qu’à nous incliner et à tâcher de souffrir le moins possible du nouvel état de choses. Maman et Geneviève sont parties hier soir et ne reviendront qu’à la fin d’Août.

Samedi 21 mai 1904


Deux choses seulement me retiennent de partir sur le Brésil, me fixent au rivage : la crainte de  croiser Henri en mer et l’impossibilité d’abandonner Franz que je ne voudrais emmener que si je pouvais savoir un peu la durée de mon séjour là-bas. Je n’en puis vraiment plus et si je fais des bêtises tant pis ! Quand on est fou tout devient excusable. Il faut qu’il revienne avant que ma tête ait complètement déménagé. Ah ! que l’absence est donc chose cruelle. Ce ne sont pas des mots exagérés que je dis là, c’est la vérité pas plus fardée qu’au fond de son puits. La pauvre petite Yette ne vaut plus un maravédis.

Au lieu de me lamenter comme feu Monsieur Jérémie, je ferais mieux de raconter la journée tristement intéressante de jeudi dernier. Naturellement bien des choses ont échappé à ma connaissance et c’est en somme plus l’emploi de mon temps à moi que de celui des mariés que je puis dire par le menu. Je me suis levée comme d’habitude vers six heures et demie. Les soins à donner au mioche m’ont d’abord absorbée. J’ai ensuite griffonné trois mots et après avoir fait ma prière, bu mon chocolat, aidé au peu au ménage de ma chambre et avoir rassemblé toutes les pièces de ma toilette j’ai commencé à se parer pour le sacrifice.

Cela ne m’allait pas de chercher à me faire belle pour une semblable circonstance, mais peu à peu un sentiment de coquetterie s’est levé dans mon âme : la femme d’Henri ne doit pas être plus mal habillée et plus laide que les deux autres Madame Morize ai-je pensé. Et cette idée a fait que je me suis attifée de mon mieux. J’ai commencé par enfiler des bas ris perle et des chaussures de même teinte puis un beau jupon en satin blanc broché de palmes mauves très pâles. Ensuite, j’ai arboré ma robe d’un gris presque blanc et mon chapeau, une grande capeline de paille blanche ornée de deux plumes tombant très bas sur la nuque et de vaporeuses brides de tulle blanc nouées sur le côté gauche. J’étais ondulée et très bien coiffée paraît-il dans le style de ma toilette 1830 ! Avec cela des gants blancs et ma belle ombrelle blanche, sortie pour la première fois de son carton depuis six ans que je la possède.

Papa voulait que je mette la broche de diamants qu’il m’a donnée mais je me suis souvenue à temps que ta pauvre Maman l’avait portée et je n’ai pas voulu me parer de ce souvenir d’Elle pour aller au mariage de son mari avec une autre. Maman voulait me prêter une broche à elle encore plus riche que la mienne mais j’ai refusé, j’ai tenu à faire un petit sacrifice à la chère Morte. Et je n’ai mis aucun bijou, j’avais seulement au doigt les deux anneaux très aimés qui indiquent que je suis tienne pour l’Eternité.

Madame Beauvais m’a demandé pourquoi je n’avais pas mis ma broche, j’ai répondu qu’elle faisait trop d’effet et qu’avec ma toilette excentrique j’étais gênée de son éclat. En résumé, j’étais je crois, bien habillée, je l’ai senti et on me l’a dit.

La voiture est venue me prendre à Boulogne à 10 heures moins un quart. C’était un grand landau à deux chevaux dans lequel j’ai été pas mal ballottée. Paul ayant une composition au Lycée n’avait pas pu venir me chercher et les autres étaient trop occupés de leurs côtés. C’est un peu ennuyeux d’aller seule même en voiture fermée quand on est en toilette très claire. Je me mettais dans le fond autant que possible, cherchant à me faire toute petite. Les employés de l’octroi m’ont un peu fait de l’œil et ont lancé une plaisanterie au cocher mais à part cela, mon voyage s’est bien effectué.

Papa tenant à être entouré le moins possible m’avait demandé jeudi dernier de ne pas aller à la Mairie et ma voiture m’a menée rue Saint Florentin où j’ai trouvé petit Paul revenu depuis deux minutes à peine de Condorcet. Il a d’abord commencé par tourner autour de moi m’examinant sur toutes les coutures et m’assassinant de compliments. Puis, il m’a avoué qu’il était fort ému, qu’il avait même la coliq… Ensuite, il m’a raconté que Papa, pour obéir aux désirs de Madame Beauvais, venait de donner congé à la pauvre Victorine. Enfin, sur mes supplications, il a consenti à s’habiller disant « que nous arriverions toujours bien assez tôt pour voir çà ! »

Pendant que Paul changeait de linge et enfilait un vêtement propre, j’ai causé à Victorine qui faisait la valise de Papa. Elle ne m’a pas parlé de son renvoi mais elle s’est montrée très affectueuse pour moi et elle avait un air navré qui me faisait réellement de la peine.

Malgré le peu d’empressement de Paul, nous sommes arrivés à l’église de l’Assomption presque une demi-heure avant le cortège. Nous n’y avons trouvé que l’Armée des Suisses et des Bedeaux, Georges et Gabrielle Tauret. A midi moins cinq, la noce a daigné s’amener. Monsieur Tauret conduisait la mariée à l’autel, Papa donnait le bras à Madame Guilbert, Albert et Charlotte suivaient, Monsieur de Louvières fermait la marche tout seul. C’était tout ! Pas une note de musique n’accueillit cette entrée. Six vieux fauteuils de velours rouge étalaient leurs accrocs et leurs râpures. Papa et Madame Beauvais occupèrent ceux du centre, leurs quatre témoins les encadrèrent (Pour Mme B. - Charlotte et Mme Guilbert ; pour Papa - Messieurs Tauret et de Louvières)

Presque aussitôt la porte de la sacristie s’ouvrit et l’Abbé Long parut en étole, précédé de deux enfants de chœur. Le mariage eut lieu ; ce fut bien court ; je vis seulement que les mains de Papa tremblaient bien fort quand il se déganta ; Madame Beauvais semblait avoir plus d’assurance. Monsieur Long ne prononce aucun discours, il se contenta de dire « Je fais pour vous les meilleurs vœux et je vais demander au Seigneur de les bénir et de les exaucer pendant le St Sacrifice que je vais offrir à votre intention »

Je ne sais pas à qui la faute, mais le brave abbé Long a appelé par deux fois Papa des noms de Vulcain Michel Morize en lisant les papiers. Monsieur Tauret et Monsieur de Louvière en riaient  modérément à l’église mais au déjeuner ils s’en sont tordus sans contrainte. Et nous en avons tous été égayés.

La cérémonie terminée, nous nous empilâmes dans les voitures qui nous conduisirent aux Champs-Élysées, chez Ledoyen.

Le repas (11 couverts) fut servi dans un délicieux petit salon modern style où j’admirai des soieries vert d’eau qui feraient merveille dans un boudoir d’amoureux. La table était ornée par un joli semis de roses rouges, d’œillets, de pivoines et de branches de fougères. Le repas fut assez gai, présidé par Papa et Madame Beauvais qui n’engendraient pas la mélancolie. On causa beaucoup et de tout.

Maman s’était trompée en me soutenant que Jean serait de la noce ; je ne l’ai pas vu de la journée et Charlotte m’a dit qu’il était aux Tuileries avec sa bonne. Depuis que sa nounou est partie, Monsieur Jean est paraît-il beaucoup plus gentil et plus affectueux pour ses parents qui s’en réjouissent. Avant, c’est à peine s’il consentait à leur dire bonjour et bonsoir, maintenant, il ne voudrait plus quitter sa mère à laquelle il prodigue les doux noms réservés autrefois à la nourrice.
Le déjeuner suivi du café, des liqueurs et du tabac (pour les Messieurs) s’est prolongé assez tard. Il était plus de quatre heures quand les convives se sont dispersés. Mon beau-père et sa femme sont partis les premiers dans leur coupé. Ils devaient se mettre en route dès le soir pour leur voyage de noces mais ils ont gardé le secret de leur itinéraire. Paul qui avait jeté un regard indiscret sur les billets que Papa avait laissé traîner m’a confié à l’oreille que les nouveaux mariés iraient à Bruxelles, Bruges et Ypres contempler l’éclat de la lune de miel. Le curieux a-t-il bien vu ? Je l’ignore, mais si je ne suis pas sûre qu’ils aient pris le train pour la Belgique, je puis affirmer en tous cas, qu’ils se sont embarqués pour la douce île de Cythère ; ils avaient des têtes à cela. Mais je plaisante et c’est mal, au fond, je n’ai pas envie de rire, je trouve ces choses plus navrantes que comiques.

Nous sommes revenus par le bois de Boulogne. Le cocher avait ouvert le landau et nous nous prélassions Charlotte, Albert, Paul et moi dans une spacieuse voiture découverte. Il faisait un temps de rêve, ensoleillé sans être trop chaud, le bois était ravissant, Charlotte avait sa belle toilette marine en tulle brodé incrusté de motifs de guipure. Nous avons causé amicalement tous les quatre sans faire la moindre allusion à nos sentiments sur l’événement du jour.

Ma rentrée à la maison fut attristée par la vue de Franz qui est venu me dire bonjour en pleurant avec une énorme bosse et une large éraflure au front. Le pauvre petit  venait de tomber, paraît-il dans le jardin sur une bouche d’arrosage. Le voilà défiguré pour un certain temps.

Maman ne voulant pas descendre recevoir Charlotte et elle s’est fait excuser en disant qu’elle était dans ses derniers préparatifs et pas habillée. Mais je suis montée la chercher et j’ai pu la décider à paraître. En descendant l’escalier devant moi, elle m’a dit : « C’est pour Henri que je le fais ; ah ! le coquin, il me ferait passer par un trou de souris. » Elle a embrassé Charlotte comme si de rien n’était et l’a invitée à venir déjeuner avec moi autant que cela pourrait lui faire plaisir pendant les 27 jours d’Albert. Après le départ des gens de la noce, nous avons encore eu les visites de Monsieur et de Madame Hainque et de Madame Mourlon avec Marguerite. Puis, je me suis dépouillée de mes falbalas et nous avons dîné en toute hâte.

A7 heures précises, un omnibus est arrivé pour chercher Maman et Geneviève. Les colis furent hissés sur le toit, de rapides baisers furent échangés, puis un claquement de fouet retentit, un nuage de poussière s’éleva derrière les roues… Et plus rien !

Ce départ quoique précipité fut triste comme ils le sont tous ; les cœurs étaient gros et pour un peu les larmes auraient jailli. Seule, Marguerite rayonnait d’une joie intérieure qu’elle dissimulait mal, elle compte profiter des trois mois que durera l’absence de Maman pour voir souvent son René et sans contrainte.

Je viens de recevoir les deux lettres 25 et 26. Parties de Rio à une semaine de distance, elles me sont arrivées par le même courrier. Je les ai lues en revenant du cimetière, encore coiffée et gantée et j’ai été très heureuse d’avoir devancé la demande qu’Henri m’y faisait d’une visite au Père Lachaise. Oui, je pense de moi-même à la fête de sa petite Maman. Je lui ai porté ce matin mes prières accompagnées d’un bouquet de bleuets et de Marguerites. Louis était avec moi et il s’est uni de tout cœur à mes intentions. Il trouvait très triste cette première fête de ma belle- mère sans mari.

Personne n’était encore allé à la tombe mais j’espère que les Albert et Paul iront demain. Je n’ai pas osé leur en parler. Il faisait un vilain temps gris, un vrai temps de Toussaint, une petite pluie fine comme un brouillard attristait encore notre funèbre promenade et sur la tombe de notre pauvre Maman, les sycomores faisaient tomber leurs feuilles comme de grosses larmes jaunes.
Je dois maintenant surveiller aussi un peu les amoureux car Serdet est là, arrivé ce matin à la première heure, il n’a pas perdu de temps. Naturellement Marguerite est dans les nuages ou, pour mieux dire, perdue dans l’azur. Outre Franz, j’ai maintenant d’absorbantes occupations de maîtresse de maison ; elles me pèsent bien et j’aspire plus que jamais à la rentrée dans mon petit ménage si calme et si peu compliqué.

Dimanche 22 mai 1904

Pentecôte et fête de notre chère Maman du Ciel ! J’ai communié principalement pour elle ce matin et je lui ai demandé de m’obtenir de Dieu la grande grâce de faire le bonheur de son fils ici bas. J’ai prié aussi pour son prompt retour de toute mon âme et pour ceux que nous aimons.

Dans la matinée il m’est arrivé une carte postale de Papa datée de Bruxelles. Elle est affectueuse mais laconique et j’aime mieux cela que de lire aujourd’hui la description du bonheur dont il jouit auprès de sa nouvelle femme. Je ne veux pas me laisser aller à des réflexions mélancoliques sur l’instabilité des choses de ce monde ni comparer ce 22 mai avec ceux d’autrefois.

Serdet et les petites Bucquet ont déjeuné avec nous, ils se promènent en ce moment dans le jardin encore humide mais cependant plus gai qu’hier malgré l’absence de soleil. Emmanuel est au manège, Louis qui s’est brouillé ce matin avec Henriette est allé implorer son pardon. La pauvre Adrienne Hainque a la rougeole, elle est au lit depuis quatre jours. Comme nous l’avons vue jusqu’au dernier moment, il se pourrait bien qu’elle nous ait communiqué quelque chose.

Je tremble pour mon petit Franz et je me préoccupe beaucoup à l’idée que n’ayant pas eu la rougeole je serais peut-être prise moi aussi et incapable de soigner mon cher mignon. Maman n’étant pas là que deviendrait-il ? Mais je me confie à Dieu en le suppliant de nous épargner. Nous n’entretenons guère que des relations téléphoniques avec le 160 de la rue de Paris mais si le mal est en germe ici nous ne l’éviterons pas.

Nous avons reçu ce matin des nouvelles de Lamalou. Maman et Geneviève ont fait un excellent voyage et sont bien installées au même hôtel que l’année dernière. Elles nous annoncent le mariage pour octobre prochain du docteur Cauvy. Il est fiancé à la fille du questeur du Sénat. Que pense Genevière de cela ?… Elle aimait beaucoup son médecin et s’imaginait que peut-être… il demanderait sa main après l’avoir guérie et elle se tourmentait déjà de la réponse à donner « car, disait-elle, si je ne dois pas avoir Normand, j’aimerais bien Cauvy » Toujours l’histoire de la peau de l’ours ! Pauvre, pauvre Geneviève !

Et mon ours à moi, il a bien des pattes cependant, pourquoi tarde-t-il tant à venir me trouver ? Je le tuerais à force de caresses, je crois et le vilain s’en doute peut-être c’est pour cela qu’il se garde bien de revenir.

Samedi 23 mai 1904

Lucie est en grand congé ce qui fait que Joséphine la remplaçant pour le service de la maison, j’ai toute la charge de Franz.

Serdet est là naturellement et Louis a imaginé d’inviter Henriette à déjeuner et à passer l’après-midi avec nous. La pauvre fille est charmante, jolie, bonne et affectueuse tout ensemble mais je suis gênée de la voir ici en l’absence de Maman. Ce n’est pas de ma faute et cependant ma conscience se trouve mal à l’aise de ces réunions clandestines que je ne puis empêcher. Chez moi, ce serait tout différent, je recevrais Serdet et surtout Henriette sans le moindre scrupule.
Par moments, je me demande si je ne devrais pas retourner à Saint Chamond pour ne pas participer aux désobéissances et aux indélicatesses des autres. Je n’approuve pas cependant Maman dans son opiniâtreté ; plus je vois intimement Serdet et Henriette Bonnal, moins je la comprends. Ils me semblent tous deux vraiment capables de faire le bonheur de Marguerite et de Louis. Certes la prudence peut amener Maman à vouloir retarder les deux mariages. La santé de Kiki est encore trop chancelante et le budget du ménage Prat-Bonnal un peu trop mince.

En calculant tout avec la plus stricte économie, Henriette a vu qu’il lui manquerait un millier de francs pour commencer. Et, s’il venait des enfants, ce serait la vraie gêne. Cette découverte la fait un peu réfléchir mais ne décourage pas Louis qui prend cette grave question en riant et qui a réponse à toutes les observations de son amie. C’est à la fois drôle et navrant de les entendre faire leurs comptes. Mon frère trouve qu’on peut se passer de tout, excepté d’amour. Dans leur ménage, pas de vin, pas de dessert et très peu de viande. On ne changera de linge qu’une fois par mois, on ne devra jamais être malade ! Et il ne faudra rien casser, rien user. Henriette secoue tristement la tête à toutes les folles réparties de Louis, elle ne semble pas très convaincue des délices de la vie de Bohême. Les Serdet sont des richards auprès des Louis Prat, ce qui n’empêche pas leur budget d’être encore inférieur au nôtre. Nous finirons tous par arracher la queue du diable à force de la lui tirer.

J’ai reçu des nouvelles de Saint Chamond. La Mère Ambroise sera très heureuse de garder « le gros Mimi » je suis donc tranquille pour le cas où « Pipine » (Franz appelle ainsi sa bonne) ne voudrait pas renoncer à Paris, à ses pompes et à ses œuvres. Loki et nos plantes sont bien, les légumes demandant à être mangés, la mère Ambroise a cru remplir mes intentions en en emportant quelques uns chez Madame Claudius Berne. Bref, la maison ne me donne pas d’autre souci pour l’instant que l’approche du terme. Je dois envoyer 500 F au Père Déplaces dans 8 jours et je… ne les ai pas. Comment faire ? Faut-il écrire au proprio pour lui demander s’il veut bien attendre notre retour ? Faut-il demander à Papa de m’avancer cette somme ou de me signer un chèque ?

Louise Darmancier m’a écrit dernièrement une longue lettre dans laquelle elle m’annonce la mort de son grand-père, le bon Papa Darmancier. Ses oreilles se sont ouvertes aux concerts des anges presque subitement et pour secouer un peu la torpeur dans laquelle ce coup si brusque l’a plongée, la smala Darmancier s’apprête à faire un voyage à Toulon. Le but de cette expédition est d’assister à la première Communion de l’aînée des filles du capitaine Boissonnet. Louise me dit qu’à « L’Usine, ces Messieurs font le plus grand éloge de la manière dont Henri conduit les affaires au Brésil »

C’est peut-être un banal compliment, une phrase aimable destinée à me faire plaisir mais elle n’a pas pu glisser sur la cuirasse que je me suis faite contre ces sortes de choses. Elle l’a pénétrée et m’est allée jusqu’au cœur. Oui, je suis fière de mon mari et je m’imagine qu’il est impossible qu’on ne reconnaisse pas ses talents naturels et ses efforts. Il se peut bien aussi qu’on l’ait loué devant Louise Darmancier après tout et qu’elle n’ait servi que d’écho à l’opinion de ses chefs. Pourquoi douter toujours des choses qui vous sont agréables ! C’est ainsi qu’on se fait des caractères chagrins qui tombent dans la misanthropie.

Ah ! Je serai bien contente si sa mission pouvait avoir des fruits et si notre longue épreuve pouvait du moins servir à lui donner du prestige. Je voudrais que toutes mes larmes soient changées en rayons de gloire pour mon mari passionnément chéri.

Mardi 24 mai 1904


Hélas ! Que dire de mes frères si vous les entendiez causer librement. La présence de Maman ne les arrêtait pas toujours mais elle mettait du moins une digue à l’inconvenance de leurs propos. Depuis le départ pour Lamalou, ils ne se contiennent plus et nous en entendons de belles à l’heure des repas, Marguerite et moi. Ce ne sont pas seulement des mots d’argot et des grossièretés, ni des saletés pour nous empêcher de manger avec appétit, ce sont des allusions à peine voilées aux choses dont nous n’osons même pas parler ensemble. Je fais souvent semblant de ne pas entendre ou de ne pas comprendre ; quelquefois même, je ne saisis vraiment pas mais alors les garçons s’amusent à mettre les points sur les i.

Serdet qui n’est cependant pas une nonne en est offusqué et mécontent pour Marguerite. Ils disent que je puis tout savoir puisque je suis mariée et que Kiki peut également s’instruire étant destinée à ne plus être jeune fille d’ici peu. Avec cette théorie là on va loin.

Le brave Pierre Machard vient de temps en temps et s’amuse à me faire la cour. Ses déclarations qui sont du dernier comique ne me font pas rire, elles me semblent absurdes et m’agacent ; jeune fille, j’étais moins inabordable, sans aimer ces plaisanteries là, je savais les prendre pour ce qu’elles valent. C’est que, quand on s’est donné à quelqu’un, on n’a plus rien de libre dans l’être, pas même un sourire. Et au lieu de répondre du tac au tac comme autrefois, ce qui serait du flirt, je rougis bêtement, contrariée et je me sauve.

Ce matin avant 8 heures, le capitaine Chodzcho était à la maison. Ai-je déjà parlé de ce type original sous lequel Louis a manœuvré à Beauvais ; j’ai fait récemment sa connaissance ; il est très aimable, bien élevé, intelligent mais à demi toqué ; il ferait bien dans notre famille. Il est entré dans la chambre de Louis qui était encore couché et qui s’est hâté d’enfiler un pantalon. Il m’a surprise dans la salle à manger en peignoir, pas coiffée, occupée à préparer le racahout de Franz et il voulait sauter par la fenêtre pour ne pas me déranger. Emmanuel est descendu dire bonjour au capitaine, il avait une touche impossible ayant enfilé la robe de chambre de Marguerite qui lui donnait l’air d’une grande girafe dégingandée.

Serdet a vu Paul ce matin, les examens pour Saint Cyr commencent demain. Je vais bien prier pour notre petit frère dont la réception est si désirable à tout point de vue !

L’amoureux de Kiki reprend ce soir le train pour Nancy. Il est venu incognito cette fois ci de même que la visite d’Henriette qui a été encore plus secrète.

Mercredi 25 mai 1904


Nous aurons probablement de l’orage aujourd’hui. La température est d’une lourdeur accablante, nous sommes tous nerveux et las. Je suis particulièrement fatiguée ayant passé une mauvaise nuit à cause de mon élève. Le printemps s’achève, nous voici aux quatre temps d’été, bien des journées douces et lumineuses sont passées. Les grappes de lilas sont mortes. Là-bas, à Saint Chamond, de grandes plaques d’or doivent s’allonger sur les flancs des collines, les prés doivent être émaillés de pâquerettes. Oh ! Que tout est donc éphémère ! Je ne suis pas la seule à penser triste aujourd’hui. Kiki pleure et cherche pieusement dans les massifs du jardin les  bouts de cigarettes tombés des lèvres de son amoureux. Elle ne les ramasse pas mais elle leur élève de petits mausolées avec des cailloux et elle fait des pèlerinages de l’un à l’autre

En ce moment, je n’ai plus aucune liberté le dimanche à cause des visites que nous recevons et je ne m’abandonne pas aux charmes de la lecture. Il y a ici des quantités de volumes de toutes sortes parmi lesquels je reconnaîtrais certainement des livres permis si je me donnais la peine de chercher. Et puis, hors des bibliothèques des parents, il y a des masses de livres enfantins que j’aurais plaisir à relire, des journaux amusants et sans malice. Ce ne sont pas les choses lancées qui font le plus rire.

Franz qui n’a fait qu’un sommeil de sauterelle veut le continuer dans mes bras ; il grogne et m’appelle.

Jeudi 26 mai 1904


La fraîcheur après laquelle nous soupirions hier, n’est pas venue. Franz a été fiévreux toute la nuit et j’ai constaté ce matin que la douzième dent était sortie de sa cachette. Peut-être est-ce cette opération qui l’a fatigué, ou bien la chaleur mais il a une pauvre petite figure pâle de bébé souffrant et je n’ai pas osé le trimballer à Paris sous ce soleil de plomb. Pourvu qu’il ne commence pas la rougeole ! Celle d’Adrienne touche à sa fin ; elle a maintenant la permission de se lever un peu dans sa chambre mais elle ne sortira pas avant plusieurs jours et je ne sais quand nous la verrons. Il paraît qu’il y a beaucoup de fièvres éruptives à Boulogne, principalement des rougeoles. Ce n’est pas rassurant mais si on prenait toutes les maladies qu’on côtoie, on ne quitterait jamais le lit. Et puis, où irais-je pour fuir le fléau ? A Saint Chamond, il y a peut-être une autre épidémie encore plus dangereuse « Souvent la peur d’un mal nous conduit dans un pire » dit le proverbe. Aussi je reste tranquillement ici où l’air est bon et le jardin commode pour bébé Franz. On m’a su gré rue St Florentin de ne pas avoir mis notre fils aujourd’hui en contact avec son cousin. Seul, Papa a manifesté un sincère regret et m’a promis de venir dimanche voir son Chéri.

Chez mon beau-père, tout le monde était réuni sauf Paul qui, en plein feu des examens, préfère déjeuner dehors. Il paraît qu’il vit en sauvage depuis quelques jours n’échangeant avec sa famille que de très rapides bonjours ou bonsoirs. Les nouveaux mariés, au retour de leur voyage, sont rentrés chacun chez eux mais ils prennent leurs repas ensemble et s’arrangent pour avoir des heures d’intimité et de solitude. En public, les rapports de Papa avec Madame Beauvais ne semblent pas très changés. Devant nous, ils sont ce qu’ils étaient il y a quinze jours. Les seules différences sont que Madame Beauvais porte au doigt deux alliances, qu’elle se place à table en face de Papa, qu’elle nous fait servir avant elle et tourne dans l’appartement comme en pays conquis. Papa dit à sa femme : « Amie » et il ne la tutoie pas dans le langage courant.

Cela ne fait rien, malgré leur tenue correcte, il y a maintenant entre eux un lien indissoluble qu’on sent plus qu’on ne le voit ; il plane une gêne sur nos réunions, mon beau-père n’est plus notre papa à nous comme avant et la rue Saint Florentin va devenir la maison Beauvais plus qu’elle ne restera la maison Morize. Il faut bien en prendre notre parti et j’aime peut-être encore mieux être à notre place qu’à celle des Albert.

L’événement qui vient de se passer amène le mari et la femme, malgré leur grand amour, à penser différemment sur un tas de choses. J’ai encore vu cela aujourd’hui. Albert est comme nous très peiné des changements qui s’opèrent. Il aurait voulu que l’appartement conserve la physionomie qu’il avait du temps de notre chère Maman. Aussi a-t-il protesté quand Madame Beauvais a parlé de reléguer le mobilier du salon dans le cabinet de Papa pour mettre ses meubles à la place. Charlotte a pris parti pour sa mère qui soutenait que son salon rouge cerise était bien plus joli que celui du ménage Morize. Albert contrarié m’a demandé mon avis, je l’ai donné franchement, me rangeant de son côté. Au milieu de ces discussions, le pauvre Papa, voulant ménager tout le monde, allait et venait transportant les fauteuils d’une pièce dans l’autre, enlevait les housses, comparait les teintes avec le papier de tenture, disait blanc, puis noir.

Bref, rien n’était décidé quand je suis partie mais dès à présent je suis presque sûre de l’invasion du mobilier Beauvais à moins d’une inharmonie trop choquante. Et encore on fera peut-être refaire le salon au goût de ces dames.

Allons ! Je ne veux pas me laisser aller à d’amères pensées. On est bon pour moi, on m’accueille bien, on me parle de mon Henri avec intérêt, on désire son retour, que puis-je raisonnablement demander de plus ? Papa m’a rapporté une jolie voilette de Bruxelles et une boîte de chocolats pour Franz. Il nous a décrit les merveilles de la capitale belge et celles d’Anvers. Cette petite excursion trop rapide a donné à Madame Beauvais le goût des voyages. Elle se promet de la renouveler.

Mon affreuse migraine me tient encore ce soir.

Vendredi 27 mai 1904


Hier, je suis allée chez Monsieur Chevillard demander de l’argent pour le ménage de Maman. J’en ai profité pour m’informer du moment où nous pourrons être mis en possession de nos titres et toucher les intérêts. Le jugement est rendu paraît-il mais les transferts ne sont pas faits et demanderont encore un certain temps. Bref, nous ne pouvons pas détacher le moindre coupon avant le mois d’août, peut-être même celui de septembre. En attendant, il nous faut vivre sur nos économies passées, ce qui est plus que maigre. J’ai donc demandé à Papa de me faire un chèque de 500 francs et de vouloir bien l’envoyer à Monsieur Deplaces en notre nom.

Pour le reste, nous aviserons plus tard et je ne veux pas me rendre malade pour des questions d’argent. D’autant plus que ma gêne n’est que momentanée. A la fin de l’année, nous rembourserons nos dettes, nous ferons nos comptes et tout se retrouvera. Cependant j’aspire à une situation bien nette ; les malheureux 7000 francs qu’il va falloir rendre à Maman avec leurs intérêts mais déduction faite des frais de succession, vont encore embrouiller nos affaires à tous. C’est bien agréable d’avoir de l’argent mais c’est aussi une source d’ennuis et de préoccupations.
Nous avons reçu ce matin des nouvelles de Lamalou. Geneviève s’ennuie et regrette Boulogne ; elle n’a pas retrouvé là-bas les joyeux pensionnaires de l’année passée et son cher médecin a maintenant autre chose à faire que de lui conter fleurette dans les rares instants de repos qu’il peut prendre. Pauvre petite sœur ! Elle qui se promettait tant de plaisir de son long séjour à Lamalou, la voilà désillusionnée du moins pour l’instant. Elle a emporté de nombreuses et jolies toilettes pour émerveiller les populations, je ne crois pas qu’elle ait grand goût maintenant à les sortir du gigantesque panier qu’elle s’est commandé exprès pour ce voyage. Mais tout peut changer, dans un hôtel il y a tant d’imprévu ; chaque jour amène de nouveaux visages ; il y aura peut-être parmi eux d’anciennes connaissances ou de nouvelles encore plus sympathiques.

Marguerite se promet de rester ici tout l’été ; les visites de son René suffiront à donner pour elle à Boulogne le prestige des plus belles villégiatures.

Franz a encore été d’une méchanceté infernale toute la nuit ; il devient de plus en plus capricieux, volontaire et entêté. Je n’en viens plus à bout. Il est temps que ce Monsieur sente peser sur lui l’autorité paternelle. Ici, il ne vit qu’au milieu de femmes car ses oncles ne comptent pas, il en fait tout ce qu’il veut, dans les rares instants où il les voit. Je continue à craindre la rougeole car il y a vraiment quelque chose d’anormal dans l’état nerveux de bébé depuis quelques jours. Jusqu’à présent il n’a aucun symptôme et je voudrais bien m’inquiéter à tort.

Marguerite est aussi un peu souffrante, écœurée, fiévreuse, sans appétit et sans sommeil. Pour elle, on peut attribuer ce malaise au départ de son René. Chaque fois qu’il s’en va, c’est la même chose ; elle a besoin d’une quinzaine de jours pour se remettre.

Samedi 28 mai 1904


Adrienne n’est pas la petite oie blanche que les épouseurs rêvent comme fiancée. Elle est assez légère mais pas bien dangereuse. C’est une très bonne fille qui n’a qu’un défaut ou pour mieux dire un malheur, celui d’être trop instruite. Alors, comme elle parle à tort et à travers les choses lui échappent, surtout quand elle est dans l’intimité. A la maison, elle est très libre, elle nous a tous connus en naissance et elle considère les garçons presque comme des frères. Je ne l’ai jamais vue avec d’autres jeunes gens mais je suis sûre qu’elle se tient bien. Elle est peut-être un peu trop flirteuse et pas assez pure pour une jeune fille, elle sera sans doute une très gentille femme aimant beaucoup son mari et le rendant très heureux.

Ne soyons pas trop sévère, souvenons nous qu’il faut être sans pêché pour jeter la pierre aux autres. Or, je me rappelle qu’étant jeune fille j’ai bien eu mes torts moi aussi. Je n’avais  peut-être pas des allures aussi délurées que notre petite Amie mais, comme elle, j’étais envieuse des choses malsaines, je voulais savoir ce qu’on me cachait, j’interrogeais les gens informés, j’écoutais avec plaisir les conversations qui n’étaient pas pour moi. Et c’est l’Amour qui m’a purifiée, qui m’a presque refait une âme de vierge dans un corps de femme-maîtresse.

Hier, après le départ de mon courrier pour le Brésil, j’ai reçu la visite de Marguerite Thomas. Elle venait me dire de ne pas aller la voir et surtout de ne pas lui amener Franz, ses deux filles ayant la coqueluche. Nous avons causé un instant en plein air et à distance. Son mari n’est pas encore arrivé à Rio et elle trouve le temps d’une longueur désespérante. Il n’y a que six semaines qu’Albert Thomas est parti, Marguerite comptait me voir beaucoup pendant son séjour à Boulogne où elle ne connaît plus personne et la voilà condamnée à l’isolement.

Demain j’ai donné congé à Joséphine pour toute la journée, j’aurai donc Franz à moi seule et ce cher petit diable se chargerait d’occuper dix personnes.

Dimanche 29 mai 1904

Les garçons nous ont fait une vie épouvantable hier soir. Pierre avait dîné à la maison et s’était à peu près bien conduit pendant le repas mais, au dessert, les voilà tous trois qui se mettent à énumérer tous les fruits qu’un mari amoureux peut trouver dans sa femme si le ménage est trop pauvre pour se procurer d’autres desserts. Il y avait entre autres des fraises et un melon et deux tranches. Nous avons prié ces Messieurs de se taire mais comme ils n’en faisaient rien nous avons quitté la table en emportant Franz et nous sommes allées nous enfermer dans la chambre de Marguerite qui, fatiguée, s’est mise au lit. Heureusement les verrous étaient bien tirés car Pierre a essayé de rentrer par toutes les portes, ils ont même apporté une échelle pour grimper par les fenêtres, et tout cela en nous chantant des sérénades amoureuses qui nous laissaient plus que froides. Ils faisaient un tel vacarme dans la cour que Lucie est allée leur dire qu’ils allaient ameuter tous les voisins. Mais alors Pierre s’est jeté sur elle, l’a enlevée comme une plume et s’est mis à courir et à gambader, la jetant en l’air et la rattrapant. « Oh ma Lucie, ma Lucia » hurlait-il.

Vraiment, je crois que Pierre Machard est un peu fou. Il a beau être un excellent garçon, il ne m’est qu’à demi-sympathique quand il est calme et, quand il me fait la cour, j’en ai peur. En ce moment, il m’a prise à parti, il m’assassine de déclarations. Mais avec moi Maître Pierre perd son temps, je ne daignerai même pas flirter une miette.

Ce matin, je suis allée avec Louis et Franz jusqu’au Rond-Point de Boulogne par où devaient passer les coureurs de la « Marche de l’Armée » Nous avons été obligée de rentrer déjeuner même avant l’arrivée du premier, nous n’avons cependant perdu ni notre temps, ni nos peines. Franz s’est royalement amusé du spectacle de la foule, des gendarmes à cheval, des agents cyclistes et des nombreuses automobiles du journal « le Matin » organisateur de cette course. Quant à nous, ce qui nous a fait rire, c’étaient surtout les têtes des gens venus pour voir. Beaucoup d’hommes qui n’aimeraient pas marcher une demi-heure de suite, avaient endossé pour la circonstance des costumes de coureurs ou du moins de sportifs qui allaient à leur physionomie comme l’uniforme d’un zouave pourrait aller à un hippopotame. Ils comptaient sans doute produire leur petit effet eux aussi. Et c’était très drôle de voir toutes ces culottes courtes et ces maillots collants sur les placides garnisseurs de trottoirs qui cherchaient de l’ombre à l’abri des ombrelles de leurs femmes.

On sonne, c’est sans doute une visite car l’heure des fournisseurs est passée, cela sera la première de la journée… Ce n’est que Louise et Suzanne mais elles vont bavarder et elles seront probablement suivies d’ici peu de personnages plus imposants.

Lundi 30 mai 1904

Sous prétexte que nous sommes seules et que nous devons nous ennuyer, Marguerite et moi, des âmes complaisantes veulent nous distraire. Ainsi, nous n’avons plus ni repos ni liberté depuis le départ de Maman. Aux adieux aux voyageuses a succédé toute une série de visites de compassion pour les deux malheureuses veuves et orphelines. Il nous tombe des gens de la lune. C’est crispant d’avoir du monde tout le temps, même quand on ressent une certaine affection pour chaque visiteur en particulier. C’était Pierre Machard qui s’amenait pour dîner et vous retenait jusqu’à une heure tardive par ses bêtises.

Hier, la nourrice de Franz est venue avec sa nouvelle élève et la maman de cette dernière. Papa qui avait déjeuné à la Tête noire avec sa femme pour voir la Marche de l’Armée est arrivé ensuite, puis la famille Boucher nous a fait admirer ses toilettes. Les petites Bucquet ont mangé avec nous le gigot de famille et elles s’étaient mis en tête de coucher à la maison. Nous avons eu toutes les peines du monde à les réexpédier sur Paris. Ce matin, Marguerite a reçu une lettre de Nanine Stamaty nous demandant à déjeuner pour aujourd’hui. Elle s’était annoncée pour midi et nous nous réjouissions d’avoir au moins la matinée à nous. Mais hélas ! A dix heures, comme nous venions de nous installer au jardin, nous entendons le gravier gémir sous un pas pesant et nous voyons déboucher le bon curé Vincent qui s’affale sur un siège en s’écriant « Ouf ! Quelle chaleur ! Qu’il fait donc bon chez vous ! »

Au fond, je crois que nos amis apprécient encore plus nos ombrages que notre société et les charmes de notre conversation. En Hiver, la plupart font comme les escargots, ils rentrent dans leurs coquilles, mais, au premier rayon, on les voit tous reparaître. Quand ils sont bien installés sous les tilleuls, on dirait qu’il y a un kilogramme de glue sur chaque chaise. En ce moment, Monsieur Vincent et Nanine s’y reposent dans la fraîcheur verte auprès de Marguerite qui doit, pour les émoustiller leur raconter ses histoires de cœur. Ils les connaissent l’un et l’autre et je ne sais pas si ce sujet les passionne mais avec Kiki c’est celui qui roule toujours.

Mardi 31 mai 1904

Les calendriers des « Messageries Maritimes » indiquent encore aujourd’hui le départ d’un paquebot de Rio. Est-ce enfin celui là qui va ramener mon Henri ?  Dans l’attende d’une dépêche qui peut-être ne viendra pas, mon cœur palpite fiévreusement.

Franz est très pâlot mais il continue à ne présenter aucun symptôme de rougeole et je commence à espérer que nous en aurons été quittes pour la peur. Monsieur Poirier est venu voir Marguerite ce matin, il l’a trouvée en très bonne voie et a déclaré qu’elle n’avait plus rien au poumon. Cependant, il exige encore de grandes précautions et ne permet pas le mariage jusqu’à nouvel ordre. Cette dernière partie de l’ordonnance a quelque peu allongé la figure de demoiselle Kiki.
Nous avons reçu des nouvelles de Lamalou. Geneviève en est déjà à son 10e bain. Elle désire le retour à Boulogne. Sans qu’elle le dise, je crois que le mariage du docteur Cauvy, lui désenchante son paradis de Lamalou. Elle nous écrit peu. Quelquefois, au bas des lettres de Maman on lit un gros : «  Je vous embrasse » au crayon, c’est tout ce qu’elle se donne la peine de produire pour ses deux frères, ses deux sœurs et son neveu réunis. On ne lui en veut pas, sachant qu’elle est née paresseuse ce qui ne l’empêche pas d’être une excellente fille. Et puis, comme elle n’écrit point, cela nous évite la peine de lui répondre. J’ai bien assez à faire avec Maman. Lire ses lettres constitue déjà un travail mais y répondre est un ouvrage digne des Galères.

Etant à la tête de la maison, je reçois en moyenne trois épîtres par semaine ; elles me donnent la migraine, quand, par hasard, je ne l’ai pas. Franchement, il m’est impossible malgré ma bonne volonté d’emmagasiner dans ma pauvre tête toutes les recommandations et les commissions de Maman. J’en oublie les quatre vingt dix neuf centièmes. Il faudrait une cervelle de mastodonte pour se souvenir pendant 24 heures seulement du contenu d’une lettre comme celle que j’ai reçue ce matin et j’aurais besoin de cent bras et cent jambes pour exécuter tous les ordres que je reçois.

La routine journalière suffit pour me fatiguer, qu’est ce que cela sera quand j’aborderai sérieusement avec Lucie le rangement du second étage et les « empoivrages » J’ai peur de tomber malade tant je sens la corvée au-dessus de mes forces.

Mimi Strybos a passé hier l’après-midi avec nous ; Elle est toujours affectueuse et gentille.

Aujourd’hui, il a plu. Un orage comme ceux qu’il peut y avoir au pays de Lilliput a changé l’atmosphère. Il fait quand même très lourd et le soleil ne va pas tarder à boire l’humidité bien précieuse pour les plantes qui s’alanguissaient sous trop de lumière et de chaleur.

Juin 1904

Mercredi 1er juin 1904

D’heure en heure j’ai vu se fondre mon espérance. Je ne puis pas arriver à me résigner ! Cela devient affreux cette attente dans l’incertitude ; je suis brisée par cette nouvelle désillusion car, au fond, cette fois, je croyais bien être arrivée à la fin de ma peine si dure ! Et me voilà relancée dans une nouvelle période de solitude et d’abandon quand je n’en puis plus et que, lasse de lutter contre le découragement, j’ai presque envie de me laisser mourir. Aujourd’hui tout me pèse, je me sens écrasée, quelque chose me dit que mon martyre sera sans fin, que la vie ne nous réunira plus.

J’entends sonner des glas qui me donnent froid à l’âme ! Si au moins je connaissais la date certaine de son retour, je fixerais les yeux sur elle, je traverserais cette période de ténèbres avec moins d’épouvante. Mais ne rien savoir espérer toujours en vain, c’est horrible. Déjà le 17 mai, j’ai connu la souffrance d’hier mais elle avait été moins profonde car j’avais moins attendu. Je deviens folle, c’est trop pour moi, le bon Dieu ni personne ne peut m’en demander plus.

Ce matin, j’ai reçu un mot de Charlotte m’annonçant la mort subite du pauvre petit père Champion. Cette nouvelle m’a vivement affectée, je connaissais peu le malheureux homme et je n’avais pas pour lui une sympathie intense mais j’en avais beaucoup entendu parler et j’aurais souhaité pour lui une disparition moins brusque. Espérons que Dieu lui aura fait miséricorde et profitions de leçon qui nous est donnée pour nous tenir toujours prêts à partir. Je n’ai pu aller à l’enterrement qui a eu lieu hier mais je vais de suite écrire un mot à Madame Champion pour m’excuser et lui exprimer mes sentiments de condoléances. Marine qui aimait beaucoup son père doit être au désespoir.
La Marche de l’Armée a donné des résultats lamentables ; elle était au-dessus des forces humaines : 50 kilomètres en 4 heures sous un soleil de plomb en vestes de gros drap. Sur 2000 hommes qui ont pris part à cette épreuve, il y a 9 morts, 200 malades et quelques disparus. Tous ceux qui ont vu passer les marcheurs, entre St Cloud et la Galerie des machines, point d’arrivée, m’ont dit que c’était effrayant ; on aurait dit des cadavres. Les yeux leur sortaient de la tête, ils étaient livides pour la plupart, leurs mouvements étaient automatiques. On a beaucoup blâmé le Général André d’avoir permis une chose pareille.

Aujourd’hui, je suis au noir, je trouve tout triste, bête ou méchant. Le temps est à l’unisson de mon âme. Il tombe des giboulées entre lesquelles un pâle rayon de lumière a de la peine à se glisser. J’ai remué dans la poussière toute la matinée, je ne suis pas encore habillée, tout me dégoûte, je voudrais pouvoir faire comme Franz ; me coucher et dormir.

Notre fils est ma seule consolation. Sans avoir les traits de son père, il lui ressemble beaucoup et, en le regardant, je me sens moins désespérée. Il faut que je vive pour le lui présenter moi-même et il faut que je ne sois pas trop laide pour que son cœur ne me préfère pas son fils. Ce sera si gentil de le faire venir et de le mettre dans ses bras.

Jeudi 2 juin 1904

Aujourd’hui, journée de Paris par un temps extra détestable, peu fait pour donner une haute idée des charmes de la capitale. Malgré le froid, la pluie et la boue, j’ai emmené Franz avec moi, son grand-père me l’ayant beaucoup réclamé. Le pauvre mioche aurait mieux été tranquillement à l’abri, ici, mais je tiens tellement à ne rien faire en ce moment qui puisse être pris comme une bouderie contre la rue Saint Florentin que je l’ai transporté sous un parapluie.

Dans l’après-midi, je suis allée chez Madame Joannard que j’ai trouvée souffrant de crises hépatiques. Elle m’a néanmoins reçue avec amabilité mais hélas ! elle n’avait aucune information et je n’ai rien appris de nouveau !

Depuis avant-hier, Madame Beauvais habite complètement chez Papa, elle y prend tous ses repas et elle y dort dans un joli petit dodo tout neuf, en cuivre et palissandre séparé seulement du lit de son mari par une petite table légère, bien facile à déplacer. Ses meubles ne sont pas encore transportés rue St Florentin et toutes les pièces (sauf la chambre) ont encore leur ancienne et familière physionomie. Papa et sa femme en sont toujours au « vous » Peut-être ont-ils l’intention de le maintenir. De temps en temps, ils s’oublient à se dire : « Monsieur » et « Madame » Toutefois, mon beau-père semble se faire assez vite à la nouvelle situation ; il a remplacé maintenant l’appellation « Amie » des premiers jours, par le nom de « Marie » ce qui me semble bien plus naturel.

En somme, tout se passe sans trop de heurts apparents, les nouveaux mariés sont très réservés en notre présence, on  ne peut rien leur demander de plus.

Je n’ai guère pu chapitrer Paul attendu que nous n’avons été seuls qu’une toute petite minute pendant que je remettais mon chapeau dans sa chambre. Il m’a dit qu’il y mettait beaucoup du sien mais que cela ne pourrait pas marcher longtemps comme cela ; il m’a avoué aussi qu’il n’était pas content de ses premières épreuves pour St Cyr en me recommandant de ne le dire à personne.

On a beaucoup parlé de la mort de Monsieur Champion et de la soirée de contrat Chevet-Poirier qui aura lieu lundi et à laquelle tous ces messieurs et ces dames sont conviés. C’était, avec le prochain  départ d’Albert pour Nancy, les sujets du jour.

Nous avons dû attendre jusqu’à cinq heures la fin d’une ondée diluvienne pour nous aventurer à traverser la place de la Concorde. L’éclaircie n’a pas duré longtemps car nous n’étions pas encore arrivés au bureau des tramways que la pluie reprenait de plus belle pour nous accompagner tout le temps du voyage.

Franz et moi nous sommes rentrés fatigués. Par bonheur, le dîner ne va pas se faire attendre et aussitôt après, j’irai chercher dans les profondeurs de mes oreillers un doux rêve pour me consoler un peu des misères de la réalité.

Vendredi 3 juin 1904

Continuation du mauvais temps et de ma crise de spleen. Vraiment il y a de quoi mourir de tristesse et je ne suis pas trop déraisonnable. Papa a raison quand il dit que je ne suis pas sérieuse. Il comprend la vie autrement que moi, il l’envisage du côté pratique. Après avoir engagé Charlotte a accompagner son mari à Nancy, il lui déconseille maintenant cette expédition qui coûterait trop d’argent et de dérangement. Charlotte est résignée et elle aura demain soir le grand chagrin de se séparer de son Albert. Oh ! Pas pour longtemps car il compte avoir pendant ses 28 jours de fréquentes et longues permissions.

Ce matin, je suis allée au Bon marché où je me suis éreintée et où j’ai dépensé beaucoup sans rien acheter d’inutile. Je n’ai pas encore tout ce qu’il nous faut pour l’été, j’irai au Louvre un de ces jours prochains. Rien ne m’assomme davantage que de courir les magasins.

Je suis plus que neurasthénique, je deviens folle. Peut-être la Compagnie, grande et généreuse, paiera-t-elle mon internement dans un hospice d’aliénées. Mais cela est loin de m’aller !

Est-il possible que j’aie pu vivre six mois sans lui ? Je rêve sans doute… En tous cas, je ne veux plus, je ne peux plus aller ainsi. C’est toute la vie qui passe. Qu’il ne brise pas sa carrière mais s’il ne peut quitter le Brésil et s’il prévoit un séjour encore long là-bas, qu’il m’appelle Franz par dépêche. On partira vite.

Je suis tout à fait timbrée mais ma folie n’est qu’une violente crise d’amour.

Mercredi 8 juin 1904

Après une nuit terrible où tout a conspiré pour m’empêcher de dormir, je ne tiens plus debout. Nous avons eu un très fort orage qui ébranlait toute la maison et qui nous faisait penser à l’approche de notre dernière heure. Les chiens ont hurlé lamentablement, puis, nous avons cru à une invasion de cambrioleurs et d’assassins. De plus, j’étais patraque d’un malaise naturel et sans gravité mais qui n’en est pas plus réjouissant pour cela. Enfin, pour achever, Monsieur Franz, énervé par la chaleur et le tonnerre, n’a pas voulu quitter mes bras de minuit à 7 heures du matin.
Je suis donc toute lasse, toute engourdie. Je voudrais pouvoir me décharger de Bébé sur les bras de sa bonne mais comme nous sommes tous installés dans l’allée des tilleuls, mon petit Tyran ne me permet pas de m’occuper d’autre chose que de lui et ainsi Joséphine est presque du superflu. Ce matin cependant, j’ai joui de quelques instants de calme. J’ai envoyé Franz se promener au bois dans la voiture à âne. Il m’a été impossible d’écrire pendant ce temps-là car j’étais en retard dans ma correspondance avec Lamalou, j’avais aussi plusieurs cartes de félicitations à envoyer au nom de Maman : une de mes très nombreuses cousines se marie, une autre vient d’avoir un bébé etc.

Au fond, ces événements me laissent assez indifférente, je connais peu ces gens-là et je n’aurai avec eux que des rapports de plus en plus lointains. Mais la politesse a des lois qu’il faut observer. Nous passons déjà dans la famille pour des espèces de sauvages, vivant à part, d’une existence excentrique et désordonnée ; je tiens à prouver que si nous sommes des ours, c’est par volonté et non par ignorance.

Franz a été très diplomate sans s’en douter en accueillant avec tant de froideur les avances de Mademoiselle Yvonne Destrie. Suzanne se promettait d’être toujours avec nous pour distraire sa fille et elle renonce, je crois, à faire de Bébé le compagnon quotidien des jeux d’Yvonne. J’aime bien voir Suzanne, c’est une gentille amie, bonne intelligente, parfaitement élevée mais je serais très ennuyée de l’avoir sur le dos du matin au soir pendant les 20 jours qu’elle doit passer ici. Et cela menaçait ferme, Marguerite en était déjà nerveuse et c’est je crois, au peu de galanterie de notre fils que nous devons de la mesure dans les invasions des Boucher. Certes, on se verra tous les jours une heure ou deux, ce sera bien suffisant pour notre bonheur et nos occupations.

Adrienne venant déjà régulièrement tous les jours, nous ne connaissons guère la solitude et souvent nous aspirons après elle. C’est si bon de pouvoir rêver doucement en tirant l’aiguille, d’imaginer par avance toutes les joies qu’on espère prochaines. Et quoi de plus délicieux que de pouvoir causer longuement par lettre avec les Aimés absents.

Marguerite et moi nous ne nous disputons plus pour savoir lequel des deux nôtres est le plus charmant ; nous avons vu que nous ne nous convertirions pas et nous jouissons silencieusement, chacune de notre côté, d’avoir l’amour du plus idéal des hommes. Par exemple, nous nous entendons pour nous étonner d’avoir pu attirer votre attention et votre tendresse ; nous nous promettons aussi de faire tous nos efforts pour vous rendre très heureux l’un et l’autre.

C’est avec un chagrin qui tient du remord que je me souviens de mes taquineries et de mes petites méchancetés envers Henri. J’aimerais tant paraître bouder pour avoir ensuite le bonheur d’un semblant de réconciliation ! Mais avec cette manie là, je l’ai ennuyé souvent et quelquefois peiné. Que je me reproche ces bêtises maintenant, je crois que je ne les renouvellerai pas… à moins que… par hasard il n’aime cela, lui aussi.

Hier, en gardant Franz dans le jardin, en suivant son trottinement dans les allées, j’ai pu lire tout un livre, oh ! pas gros et bien innocent ! Je ne l’ai ouvert que parce que son titre sentait la vertu à vingt pas : Hermann et Dorothée par Goethe. J’ai eu recours à la traduction de Xavier Marmier pour faire connaissance avec cette œuvre bien sage qui n’a jamais pu corrompre l’âme de personne, pas même celle d’un agneau à la mamelle. Les garçons connaissent mais, tenant la crainte que j’ai de tomber sur des lectures trop corsées, ils s’en moquent un peu, sachant qu’autrefois j’étais moins scrupuleuse.

L’autre soir, Louis m’a dit en me présentant un article de journal : « Tiens, tu peux lire cela, c’est pour Marguerite et pour toi, c’est idiot ! » Je l’ai remercié du compliment et j’ai pris quand même la feuille qu’il me tendait et, à haute voix, pour que ma sœur en profite, j’ai lu la nouvelle la moins méchante mais la plus inepte qu’on puisse écrire.

Je voudrais profiter de ma fin d’après-midi pour achever de garnir un chapeau que je désirerais mettre demain pour aller à Paris.

Jeudi 9 juin 1904

Vers quatre heures et demie hier, comme j’allais me mettre au travail, Marius est arrivé avec une lettre de Monsieur de Montgolfier. Je l’ai ouverte avec une grande émotion ; mes mains en tremblaient et mes yeux en étaient si éblouis que c’est à peine si je pouvais lire… Ce n’était pas tout à fait ce que j’avais cru au premier abord ; j’avais espéré que mon mari allait s’embarquer sur le paquebot de mardi prochain et que je l’aurais avant la fin du mois, qu’il serait là pour notre cher deux juillet et que notre seconde union serait anniversaire de la première. Mais je ne puis même pas dire que j’ai éprouvé un chagrin en voyant s’envoler ce rêve.

Ma désillusion a été si courte ! Elle s’est noyée toute entière dans la grande joie causée par une annonce précise de son retour. Enfin, on m’a donné une date ! Il me sera rendu le 16 juillet. Six semaines encore nous séparent du bonheur mais auprès de ce que nous avons vécu, qu’est-ce que cela, six semaines ? Ce temps me paraîtra long et si le phare ne luisait maintenant devant mes yeux, j’aurais eu cent fois le temps de mourir de désespoir.

Ah ! Je vis, je reprends goût à tout et la pluie a beau tomber en cascades depuis ce matin, sans cesser une minute, les gens et les choses me semblent auréolés de lumière. Jamais, depuis son départ, je ne me suis sentie l’âme aussi légère, aussi heureuse. Hier, j’ai cru que j’allais sauter au cou de Marius, porteur de la bonne nouvelle. J’étais folle et toute la soirée, j’ai été secouée par un rire nerveux impossible à maîtriser. Pourvu qu’on ne me mente pas cette fois, sous prétexte de me redonner du courage !

Après le départ de Marius, nous avons reçu les visites de Marguerite Thomas et de sa sœur. Nous avons beaucoup parlé des chers absents et nous espérons qu’ils pourront se rencontrer à Rio où le mari de mon Amie n’est pas encore arrivé. Il a un retard qui bouleverse sa femme, elle s’imagine qu’il ne pourra pas regagner le temps perdu et qu’il ne sera pas là au 15 août comme il le lui avait promis.

Aujourd’hui, je n’ai pas conduit Franz à Paris et on m’a approuvée de n’avoir pas fait sortir notre petit caniche sous ce déluge. Jean lui-même, l’intrépide, n’a pas mis le nez dehors et sa grand’mère, malgré la proximité des appartements, a préféré se passer de l’embrasser que de se mettre à la nage pour le joindre. En dehors des habitants de la rue Saint Florentin, je n’ai vue que Charlotte, veuve comme moi.  Très gentiment, elle m’a dit que l’annonce du retour d’Henri allait modifier leurs projets de vacances ; ils l’attendront pour quitter Paris.

Décidément, la colonie Morize Beauvais ira cette année à Interlaken. Papa et sa femme n’y resteront que du 8 août au 21. On voudrait nous entraîner là-bas. Avec quelle joie je reverrais le petit coin où nous avons passé nos premiers jours de mariage mais je ne sais si cela ne serait pas trop pénible à Henri de vivre un certain temps avec le nouveau Ménage et de voir Madame Beauvais remplacer sa pauvre maman dans cette existence de vacances dont les souvenirs lui sont si chers.

Et puis en famille, nous n’aurons plus les mêmes impressions que la première fois, nous serons forcément contrains à mener une vie à peu près régulière. Papa organisera des promenades qu’il faudra faire en chœur, nous serons obligés d’être prêts à heure fixe. Les autres ne veulent pas retourner à la Villa Beauséjour où ils se sont trouvés horriblement mal l’année dernière. Ils cherchent une autre pension plus convenable quoique dans les prix doux.

Enfin ! Ne sachant ce que Henri pourra avoir de vacances ni à quelle époque, je reste peu affirmative sur nos faits et gestes de cet été mais, sans nous engager, j’ai dit cependant plusieurs fois que j’espérais que nous pourrions arranger la chose mais je reverrai avec admiration les superbes paysages de Suisse.

Le dîner est sonné depuis quelques minutes déjà, Kiki me presse pour descendre.

Vendredi 10 juin 1904

Enfin ! Je vais la cacheter, la dernière lettre à destination de Rio ! Si tout se passe suivant les prévisions, il la recevra la veille de son départ.

Mon beau-père me conseillait hier d’écrire à Monsieur Adrien de Montgolfier pour lui réclamer un long congé pour Henri. Mais je trouve qu’il vaut mieux attendre son retour pour faire cette demande qu’il faudra d’ailleurs qu’il formule lui-même. Pour Papa, ses enfants sont restés tous les trois de petits garçons et il voudrait en cette occasion que je me conduise comme une maman demandant des vacances au professeur de son fils. J’ai répondu simplement à la lettre du Grand Patron par un mot de remerciement aimable mais court. Les hommes nerveux et affairés comme lui, détestent recevoir de longues épîtres.

Mademoiselle Marthe Chevet s’est mariée avant hier, elle avait, paraît-il, demandé mon adresse à Charlotte pour m’envoyer un billet, mais comme je n’ai rien reçu, je me suis dispensée de la course à Neuilly qui ne me souriait guère. Je connais peu cette aimable personne l’ayant vue seulement au mariage des Albert et l’ayant depuis rencontrée une fois chez Charlotte. Madame Beauvais m’a dit qu’elle n’avait jamais vu mariée plus rayonnante.

Je ne donne pas de nombreux détails sur la vie actuelle de Papa. Je m’habitue peu à peu à ce qui est ; cela ne me semble plus étonnant de voir Madame Beauvais présider avec lui la table de famille, il me semble presque qu’elle a toujours été à cette place là. Et puis, les nouveaux mariés se tiennent bien, devant nous du moins. Ils ont des airs de parents respectables, c’est tout ce que nous pouvons désirer ! Quelle différence avec ce qui serait si Papa avait commis la monstrueuse folie d’épouser sa Madame de Caux. Quand on a échappé à un danger mortel, on ne fait guère attention aux blessures que l’on peut avoir, aussi, estimons-nous tous heureux.

L’annonce de ce mariage n’avait pas surpris Maman. Elle ne s’est pas fâchée mais elle plaisante, elle se moque et l’horizon n’est pas bien clair de ce côté là. Il nous faudra beaucoup de diplomatie.

Bah ! Ne pensons pas aux nuages qui peuvent survenir, ne songeons qu’à l’immense joie qui approche.

Samedi 11 juin 1904


Promenade au bois en voiture à âne en compagnie de Franz et d’A… Visite de Madame Boittelle avec Suzanne, puis de tante Geneviève et de ses filles. Ces dames partent jeudi prochain pour la Vendée. Appris que Germaine a de fréquentes défaillances d’estomac qui semblent, d’après l’avis des médecins, indiquer qu’elle est au début d’une maladie de neuf mois. Elle est, m’a-t-on dit, très heureuse de ces symptômes.

Dimanche 12 juin 1904


Dans cinq semaines, nous irons ensemble à la messe remercier Dieu de nous avoir rendus l’un à l’autre. En attendant, j’ai communié ce matin pour que la fin de l’épreuve ne nous soit pas trop dure et afin que son retour s’accomplisse heureusement. C’était la fête Dieu, il y avait beaucoup de fleurs et de lumières. Le Saint Sacrement était exposé, j’ai prié avec ferveur pour mon Aimé, notre petit Franz, nos chers morts et aussi pour les pauvres Amoureux qui n’ont pas notre bonheur.

C’est en quadri que Marguerite et moi nous nous sommes rendues à la messe de sept heures. J’aimerais assez l’auto comme sensation si je n’avais pas des frayeurs perpétuelles mais avec la crainte incessante d’écraser quelqu’un ou de verser, comment puis-je jouir de quoi que ce soit ? Manu conduit bien mais il va comme un fou et fait des virages si brusques qu’on s’étonne une fois le tournant franchi d’être encore de ce monde. Nous avions beau le supplier de ralentir son allure, il n’en faisait rien, se contentant d’étouffer nos protestations sous le bruit de sa corne.

Henriette et Adrienne ont déjeuné avec nous. Louis, sa bien aimée et Marguerite sont ensemble au salon, occupés à faire des projets pour leurs futures installations. Franz dort.

Lundi 13 juin 1904

Louis a fait part de ses intentions matrimoniales à tante Danloux qui en est affolée. J’ai reçu ce matin une lettre d’elle me suppliant d’user de toute mon influence sur mon frère pour l’amener à reculer l’exécution de ses projets. Je trouve comme elle que c’est une folie de se marier avec un budget aussi mince, mais, d’un autre côté, je comprends la souffrance des pauvres malheureux qui s’aiment depuis cinq ans et s’attendent encore. La vie est si courte, comment se résigner facilement à perdre tant de jours ! J’ai dit à Louis ce que je pouvais pour le faire réfléchir mais tout en déplorant sincèrement cet état de choses, je serais navrée de voir mon frère plus pratique.

Maman et tante me traiteraient de folle si elles connaissaient ma véritable opinion à ce sujet. J’approuve Louis de ne pas renoncer au bonheur pour conserver la tranquillité. Et, à sa place, j’agirais comme lui, avec moins de précipitation, cependant, je me ferais un point d’honneur d’attendre jusqu’à ce que par mon travail je puisse assurer l’existence de ma femme sans être obligée de compter sur le gain de celle-ci.

Je vais avoir à m’occuper beaucoup de Marguerite ces jours ci. Elle a fait hier une découverte peu amusante. Elle en est positivement malade et elle m’a fait courir chez son médecin par deux fois pour le lui ramener. Il vient de venir et je suis un peu revenue de mes préventions contre Monsieur Poirier. Je crois que chez lui le fond vaut mieux que la forme. Il a l’aspect bourru, ses manières sont rudes, sa parole brève mais c’est un bonhomme très dévoué à ses malades. Il est doux avec eux.

Il a un peu tranquillisé Marguerite en lui disant que sa découverte n’avait rien d’extraordinaire ni de très grave. Néanmoins, il va lui faire subir un traitement de cheval cette semaine, qui vannerait l’homme le plus robuste nous a-t-il dit. Nous devinons dans quel état sera la pauvre Kiki au sortir de cette épreuve. Mercredi sera le jour le plus terrible, elle restera naturellement au lit et ne verra personne que Lucie et moi qui lui servirons de garde-malade. Espérons qu’après cette médication énergique, notre petite sœur sera débarrassée de tous ses ennuis de santé. Heureusement, elle n’a plus rien au poumon.

Mardi 14 juin 1904

Si les indications des « Messageries » se réalisent ponctuellement, l’Amazone touchera Pernambouco le 2 juillet.

La chaleur est revenue, il fait très lourd et on étouffe dans nos chambres du second étage. Maman me dit de descendre avec Franz mais ce serait tout un déménagement dont je ne me sens pas le courage.

Voilà donc que mon Henri va s’éloigner définitivement des côtes du Brésil. Il me semble que lorsqu’il aura traversé l’Océan et touché Dakar, il sera beaucoup moins lointain. Je me sens devenir d’une timidité excessive avec lui. Oh ! Pas par lettre ! Mais lorsque je m’imagine son retour et la reprise de notre vie d’autrefois, je serai incapable de lui parler et même… de le regarder en face. Je ne sais pas encore si j’irai au devant de lui ou si je l’attendrai ici, seule dans une pièce… un peu sombre. Je m’y perds à chercher ce qui sera le meilleur !

Hier, visites de Mimi, de Madame Tisserand, de Marthe Herbault, d’Adrienne et de Suzanne Détrie. Conclusion : Après midi passé en bavardages et nulle pour le travail. Aujourd’hui, je vais avoir à sortir, je ne ferai pas grand chose non plus. Demain, j’assiste ma sœur, jeudi je vais à Paris. Bref, je vis dans un tourbillon et j’aspire au calme de mon coin de province.

Mercredi 15 juin 1904

Tout est fini et s’est heureusement passé en ce qui concerne Marguerite. « L’enfant » est venu au monde ce matin, vers 10 heures sans faire trop souffrir sa mère. Je crois que Kiki n’aurait pas été plus contente s’il s’était agi d’un vrai bébé, elle a voulu voir le nouveau-né dont Lucie avait fait la toilette en attendant l’arrivée du docteur. Serdet est tout au plus le père adoptif de l’être que Kiki a mis au monde ce matin.

Mimi et Franz sont parrains et marraine de mon neveu qui a reçu le nom de Frami à cause d’eux. Mimi devait apporter le berceau rempli de dragées mais on n’a pas pu l’attendre pour se procurer ce meuble indispensable et je viens de lui écrire de ne pas s’en occuper.

Ah ! Nous rions de bon cœur maintenant, mais nous avons passé une rude matinée. Depuis six heures moins un quart, je n’ai guère quitté Marguerite, lui administrant des capsules de cinq minutes en cinq minutes et ensuite du sirop d’éther toutes les demi-heures.

En ce moment, il y a un cirque Suisse à Boulogne. Les garçons y sont allés deux soirs de suite et ils en sont si enthousiasmés qu’ils voudraient m’y emmener. D’abord, je ne vais nulle part sans mon mari, ensuite, avec Franz, cela ne me serait pas commode, enfin, je ne suis point très tentée. Je vais envoyer la bonne de Bébé admirer les beaux écuyers, je lui ai promis de lui payer sa place si elle trouvait quelqu’un pour l’accompagner ; elle s’est arrangée avec Catherine et la cuisinière de Madame Boucher. Entre ces deux gardiennes, j’espère qu’il ne lui arrivera rien de fâcheux.

Voilà encore des visites qui arrivent.

Jeudi 16 juin 1904

Heureuse nouvelle. Paul est sous-admissible à Saint Cyr. Dieu veuille lui donner cette fois un triomphe complet.

Décidément, c’est tuant d’aller à Paris par la chaleur et il faut que je tienne bien à satisfaire mon beau-père pour que je transporte ainsi pauvre petit Franz. Ce soir bébé est tout pâle et tout patraque. Les hautes températures ne lui sont pas favorables, le revoilà comme l’été passé qui se met à fondre. Il s’est réduit à rien depuis un mois, ses os pointent de partout, c’est un vrai pauvre petit squelette. Il était si mignon, il y a un mois avec des membres un peu plus ronds et un visage plus rose. Aujourd’hui j’ai un navet maigre en guise de fils. Mais cela ne l’empêche pas d’être très vivace. C’est un vrai paquet de nerfs, tous ceux de nos deux familles se sont réunis dans ce morceau d’homme.

Vendredi 17 juin 1904

Hier, en rentrant de Paris, j’ai trouvé Mimi à la maison. La smala Boucher lui a succédé jusqu’à sept heures passées. Ce matin, promenade en voiture à âne, Miss Jones a déjeuné, Suzanne Détrie qui s’annonce. Et avec cela Franz enragé, beaucoup trop amoureux de sa mère.

Il fait étouffant, on cuit même à l’ombre et j’ai beau être habillée le moins possible, je trouve que j’ai encore trop de vêtements. Franz est en chaussettes depuis hier. Il s’apprivoise un peu avec la petite Yvonne qui est un amour de bébé mais il continue néanmoins à ne faire aucune avance. Notre fils est un jeune homme très réservé.

Samedi 18 juin 1904

Mon courrier pour Pernambouco est parti hier. Cette fois, je vais adresser à Dakar.

Serdet est ici depuis hier soir et sa présence augmente encore mes charges de mère de famille et de maîtresse de maison. Il est tout à fait en contrebande aujourd’hui, aussi ce sera la dernière fois, Maman nous ayant écrit pour interdire les visites en son absence. Marguerite est navrée mais se résigne à fermer la porte à René pour ne pas me rendre trop malheureuse. Seulement, je crois qu’elle trouvera quand même moyen de ne pas rester deux mois sans voir son amoureux. Comment s’y prendra-t-elle ? Je l’ignore et je préfère ne pas le savoir puisque je suis chargée par Maman d’empêcher les entrevues. C’est bien facile quand on est loin d’écrire de défendre les choses aux gens. Quand elle est là, Maman se laisse faire et en ce moment elle voudrait que j’endosse toutes sortes d’ennuis en me montrant plus intransigeante qu’elle-même.

Je subis à contre cœur les désobéissances et les indélicatesses des autres mais qu’y puis-je ? Prévoyant ce qui arrive, je voulais repartir à St Chamond. Je ne veux pas cafarder mais il est sûr que le silence que je garde peut me causer de gros ennuis. Tant pis ! J’agis pour le mieux dans une situation mauvaise. De toute façon, Louis Serdet, Henriette et Marguerite se passent de mes permissions. Et je suis même satisfaite qu’ils ne songent pas à m’en demander. Ah ! Que je suis triste en voyant le désaccord et le désordre régner ainsi dans ma famille. Autrefois, il y avait de l’union et, à part quelques discussions bien futiles, on avait la paix. A présent, c’est une véritable anarchie, une lutte entre tous les égoïsmes et les volontés exaspérées.

Pour me consoler, je pense à notre doux petit foyer, le seul qui nous reste à l’un et à l’autre. C’est le meilleur, il faut nous y attacher triplement et il faudra en donner le culte à nos enfants afin qu’ils ne le désolent jamais.

Dimanche 19 juin 1904

Suzanne Détrie est de mon avis, elle dit qu’on ne doit pas sacrifier le mari aux enfants et que ceux-ci malgré leur faiblesse peuvent encore plus aisément se passer de nous que nos grands « bétés » qui demandent qui demandent à être passionnément couvés. Je ne suis donc pas une mère dénaturée en souhaitant de trouver une personne sûre qui pourrait me décharger de la garde incessante de mon Franz chéri. Dès que j’aurai reçu la dépêche m’avisant de la mise en route d’Henri, je ferai transporter le berceau dans la chambre de la bonne et je les laisserai se débrouiller ensemble. Couchant dans la pièce voisine dont la porte de communication reste ouverte, j’entendrai tout et je pourrai intervenir s’il en est besoin. Après une semaine de garde nocturne, je crois que Joséphine en aura assez et me donnera d’elle-même son congé. Si elle résiste à cette épreuve, je ne pense pas qu’elle envisage avec plaisir notre départ pour un trou de province. Paris, ses pompes et ses œuvres, la retiendront.

Aujourd’hui, Serdet et Paul à déjeuner... je suis très occupée.

Lundi 20 juin 1904

Il est arrivé cet imprévu sous la forme d’une dépêche de Maman nous annonçant son retour et celui de Geneviève. Lorsque Lucie nous a remis le papier bleu, nous étions tous réunis au petit rond, sous le marronnier. Il y avait là Serdet et Henriette. Louis en a donné lecture à haute voix. La foudre tombant au milieu de nous aurait pu produire un semblable moment de stupeur générale. C’est désolant de constater cela mais une nouvelle qui aurait dû nous mettre en joie a été accueillie avec plus que de la froideur. Pour ma part, je serais heureuse de revoir Maman si son retour ne devait être certainement le recommencement des scènes. Il va y en avoir avec tout le monde et cette fois j’écoperai puisque j’ai été soi-disant maîtresse de maison pendant un mois.

J’ai peur surtout pour les visites clandestines des amoureux et pour une affaire de terrines à confitures qui ne vaut même pas la peine d’être racontée mais pour laquelle néanmoins je serai grondée pendant huit jours.

Je veux profiter des heures qui me restent avant l’arrivée de Maman pour exécuter des foules de choses. Ses lettres étaient tellement pleines de recommandations que je faisais à peine la moitié de tout ce qu’elle me demandait pensant toujours : « J’ai bien le temps et puis Maman n’y pensera plus. D’ailleurs, comme je ne serai plus là quand elle reviendra, cela ne fait pas grand chose » Avec le raisonnement qui ne manquait pas de logique j’ai amassé pour le dernier instant plus que je ne puis faire. Ma conscience cependant n’est pas trop mal à l’aise, je me suis plus occupée de la maison que Maman elle-même ne l’aurait fait.

Pour comble, Louise et Suzanne Bucquet sont ici et je ne puis décemment les planter au milieu de nos fleurs et de nos légumes pour m’occuper activement de rangements nécessaires. Je donne des ordres à Lucie qui, prise de frousse elle aussi, montre beaucoup de zèle. Je ne veux pas trop me tourmenter, la vie va devenir difficile ici pendant un mois, je vais entendre des chamailleries de tous genres.

Le mariage de Louis allait être fixé au commencement d’août mais il est probable que le retour de Maman va modifier les projets. C’est en ce moment le plus gros point noir de notre horizon familial car il va y avoir prochainement la première sommation. Louis est excessivement peiné au fond d’en arriver là. Il dit que pour lui-même il aurait fait tous les sacrifices possibles et que c’est seulement à cause d’Henriette qu’il est résolu à ne pas attendre davantage. Il veut profiter du mariage de Valentine pour donner un peu de lustre au sien.

Maman s’attend à voir la situation se dénouer très prochainement et nous pensons que son retour a pour cause fondamentale le désir d’empêcher par tous les moyens l’accomplissement de cette union. On lutte mieux quand on se trouve face à face avec ses adversaires. Nous allons assister à des prises de corps terribles. Maman est plus violente mais Louis est un doux entêté qui ne reculera pas. Je suis affolée à la pensée des scènes auxquelles je vais assister.

Germaine est assez sérieusement malade. Certains symptômes lui avaient permis d’espérer le venue d’en enfant. Je ne sais au juste ce qui s’est passé car je n’ai vu que Louise venue dans l’après midi d’hier et en sa qualité de jeune fille, elle n’a pas pu être très explicite. Elle m’a dit simplement : « Germaine n’a pas encore entièrement perdu son espérance mais les médecins, appelés en consultation, ont dit que cela ne pouvait plus marcher maintenant et qu’il valait mieux que ce soit chose finie pour cette fois » Je n’ai pas demandé des détails mais j’irai prendre des nouvelles aussitôt que possible. Il paraît que la pauvre Germaine qui a une garde auprès d’elle est devenue méconnaissable à force de maigreur, de pâleur et de fatigue des traits ; elle est si faible qu’elle ne peut même pas soulever une main sans aide. Espérons qu’elle se remettra  vite de cet accident et qu’elle le réparera quand elle sera revenue à la santé.

Nous avons eu la visite de Madame Moisy devenue neurasthénique depuis l’envolée de son mignon et adoré poussin. Le mariage de Jules a dérangé la tête de sa vieille grand-mère, folle de chagrin.

Pour achever l’emploi de notre journée du dimanche, la tribu Mourlon – Boucher – Détrie nous a honorés d’une apparition.

Mardi 21 juin 1904


Cette nuit à 2 heures 20, toute la maison a été réveillée par de furieux coups de sonnette. C’étaient Maman et Geneviève qui arrivaient 24 heures plus tôt que nous ne le pensions. Après les reproches et les exclamations de surprise on s’est expliqué. Un malentendu dans l’interprétation de la dépêche était cause de tout. Maman était très mécontente et Geneviève ahurie. Tous ceux d’ici étaient passablement vexés.

Il n’est plus trop question maintenant de cette grosse histoire, il y en a déjà eu tant de petites depuis. Déjà la maison  se redivise en deux camps. Marguerite et Lucie, charmantes pour Franz depuis un mois, recommencent à le prendre en grippe ou a en avoir l’air par haine pour Maman de plus en plus éprise de son petit-fils. Il faut reconnaître que Franz a été odieux tout le temps du déjeuner et que Maman a voulu le garder à table malgré les protestations de Marguerite un peu souffrante et de Geneviève fatiguée du voyage.

Allons ! J’ai promis de ne pas me ronger pour des balivernes. J’ai beaucoup d’ouvrage ; je m’occuperai de mes petites affaires personnelles en accordant le moins d’attention possible à ce qui se passera autour de moi. C’est triste d’être obligée de chercher un refuge dans l’égoïsme mais il le faut. Je me sens déjà reprise de ma migraine.

Mercredi 22 juin 1904

Un calme relatif semble régner aujourd’hui. Maman travaille auprès de nous, il fait beau temps, nous sommes installés au jardin et les conversations roulent sur des banalités. Cependant, à plusieurs reprises, à cause de la pauvre Germaine, Maman a fait des allusions aux terribles dangers du mariage. Nous l’écoutions en souriant, très tristes et très inquiets pour notre chère cousine mais pas du tout converties par son exemple.

Louis doit nous rapporter des nouvelles ce soir et j’irai en prendre demain. Hier, elle était excessivement mal mais on espère la sauver si rien ne survient pendant ces trois jours ci. Elle n’a pas sa connaissance je crois. En tous cas, elle n’ouvre pas les yeux et ne peut pas manifester le moindre désir tant elle est faible. Maman qui est allée chez elle hier ne l’a naturellement pas vue. C’est navrant !

Lundi 23 juin 1904

Nous n’avons plus d’inquiétudes sur Germaine. L’enfant (de 3 mois seulement) est arrivé mardi soir et depuis tout va aussi bien que possible.

Certes, ma pauvre cousine est bien faible mais la voilà hors de danger et nous nous en réjouissons tous. J’ai pu la voir une minute, on dirait un cadavre, elle a des tons de cire au milieu de l’éclatante blancheur de ses draps et elle est d’une maigreur horrible. Les ailes du nez sont tellement affaissées qu’elle n’a plus de narines et ses yeux sont cernés jusqu’aux lèvres mais son regard était  bien vivant et sa voix.

Chez mon beau-père où j’ai déjeuné suivant l’habitude du jeudi, il a encore été question du déménagement des petites affaires d’enfant et de jeune homme de son fils. Madame Beauvais met tout à la porte au grand scandale de Victorine et à la non moins grande fureur de Paul. J’essaie de les calmer l’un et l’autre. Papa voudrait que nous emportions à Saint Chamond une foule de vieux rossignols auxquels il tient et qui sont expulsés sans pitié par sa douce épouse. Je leur ai offert une place dans notre grenier mais Papa proteste, il trouve que les tableaux en fleurs brodés qui ont fait pendant 40 ans l’ornement de sa chambre à coucher seraient bien dignes de parer la nôtre ! Je suis fourbue ce soir.

Vendredi 24 juin 1904

Maintenant, mon espérance s’est changée en certitude, je l’attends le 16 juillet. Jusqu’à la dernière minute, je ne sais pas si j’irai le chercher à la gare dans le chœur de sa famille. Celle-ci s’y rendra au grand complet, je pense qu’elle ira seulement au quai d’Orsay.

Je suis ennuyée d’avoir reçu une invitation à déjeuner chez les Tauret pour le dimanche 17 mais Papa veut que j’accepte. Il est vrai que nous pourrions toujours nous en dégager par une dépêche au dernier moment.

Hier soir, après le dîner, j’ai fait avec Monsieur Hainque et Franz une exquise promenade en voiture à âne. Pedro courait mieux qu’un cheval, l’air était vif, le soleil avait disparu derrière les collines de Saint Cloud mais le ciel était encore empourpré et sur la Seine il y avait de larges bandes d’or. Les arbres s’estompaient dans une buée bleuâtre, c’était merveilleux. Souvent on va bien loin pour voir un moins beau spectacle.

Samedi 25 juin 1904

Maman, mise au courant de mes intentions purgatives, a énergiquement protesté contre elles, disant que je n’étais pas malade, que j’allais me tuer ou du moins m’affaiblir beaucoup. Voyant que son autorité était insuffisante, Maman a eu recours à Monsieur Hainque pour me dissuader mais ce dernier n’a pas eu davantage raison de mon entêtement. Il m’a dit que j’étais bien en chair et que ce n’était pas le moment de perdre mes « avantages » Ce sermon était souligné de regards et de sourires qui forçaient ma pensée à aller plus loin que les paroles que j’entendais. Mais rien n’a fait ! Tant pis !

Il est deux heures, maman a disparu depuis ce matin sans rien dire à personne. Nous croyons qu’elle est allée à Vincennes voir un cheval de selle pour Emmanuel qui préfère l’équitation aux mathématiques. Il n’est déjà que trop porté à s’amuser et je ne comprends pas Maman qui se lamente sans cesse sur la paresse de son benjamin de lui fournir de nouvelles occasions de perdre son temps. Hélas ! Il n’y a rien à dire.

 Mes frères ont fait faire dernièrement une importante réparation au quadri. Cela leur a coûté de quatre à cinq cents francs et les voilà déjà désireux d’autre chose. Sans compter que leurs fantaisies leur joueront de vilains tours. Louis a déjà payé une amende pour sa motocyclette et l’autre jour, au bord de l’eau, ils ont été arrêtés par trois agents cyclistes qui leur ont dressé procès verbal pour 4 contraventions : numéro pas assez apparent, excès de vitesse, manque de plaque et absence pour Emmanuel de permis de conduire. Je ne sais comment les garçons ont pu faire ; non seulement ils ne seront pas poursuivis mais ils sont devenus les amis des agents cyclistes qui ne peuvent plus rien leur dire s’étant compromis avec eux. Cette histoire me fait un peu rire mais au fond je suis navrée de les voir manquer totalement de sérieux et d’ardeur au travail.

Si le pauvre Papa peut les voir, il ne doit pas être bien content d’eux. Je tremble pour leur avenir, surtout celui d’Emmanuel car Louis dit qu’il entre en ce moment dans une période de découragement qui l’empêche de rien faire et dont il ne sortira que par le mariage.

Oh ! Que je voudrais que Franz soit laborieux, qu’il aime le travail ! Il faudra de bonne heure l’habituer à faire des efforts. Je viens d’être interrompue par la visite de Gabrielle Tauret avec sa grand’mère. Lorsque j’ai parlé de Georges Normand, elle s’est mise à rougir d’une manière fantastique. Y aurait-il des projets de mariage entre eux ou bien l’entreprenant camarade aurait-il trouvé le chemin de ce pur petit cœur de jeune fille ?

Me voilà bien, romanesque comme une pensionnaire, imaginant tout de suite qu’il y a de l’amour sous roche. Peut-être au contraire y a –t-il de la brouille entre les deux familles et est-ce à ce souvenir que c’est émue la timide Gabrielle.

Lundi 27 juin 1904

Suzanne Boittelle doit venir déjeuner et passer tout l’après-midi avec nous, je prévois que je n’aurai dans ma journée que l’instant de tranquillité dont je jouis en ce moment Franz étant parti en voiture à âne avec sa grand’mère. J’en ai déjà profité pour écrire à Paul puisque mon beau-père ne m’a pas invitée au dîner de demain ; je ne sais s’il pense à la fête de son fils. En tout cas, je me permets de la rappeler par un mot à Charlotte en lui demandant de nous faire participer au souvenir qu’elle offrira et je lui adresse chez elle ma lettre à Paul afin qu’elle la remette au moment opportun. Si j’étais moins timide, j’aurais écrit directement à Papa que j’irais demain soir lui demander à dîner, mais je n’ai pas osé.

Il faut que je m’habille avant la rentrée de mon diable.

Mardi 28 juin 1904

Par une dépêche reçue tout à l’heure, je suis invitée à dîner chez mon beau-père. Cela tombe mal : comme nous n’attendions personne et que je comptais ne pas bouger aujourd’hui, j’ai absorbé ce matin ma deuxième dose d’eau purgative. Elle commence seulement à produire son effet. Néanmoins j’irai une Saint Florentin et j’espère que la médication ordonnée par la tendre sollicitude de mon mari ne me jouera pas de vilains tours.

Hier, j’avais mal à l’âme et j’ai pleuré longuement au lit, avant de m’endormir. Ce n’était pas une souffrance  bien vive mais un malaise qui m’étreignait, une lourdeur qui m’oppressait, un écœurement pénible dont je ne pouvais me débarrasser.

On m’avait raconté des calomnies monstrueuses et, au premier instant, même sans y croire, je m’étais sentie atrocement malheureuse. Il me semblait que tout croulait, s’effondrait et que je ne pourrais plus croire à rien… à rien !

La nuit m’a laissée plus calme, j’ai compris l’absurdité des choses qui m’ont été dites. En ouvrant les yeux, j’ai vu du soleil, puis Franz qui dormait calme et pur auprès de moi et j’ai chassé toute préoccupation pour m’abandonner à d’heureux rêves. Qu’importe tout le reste puisque nous nous aimons et qu’est-ce que cela fait qu’autour de nous, il n’y ait que méchanceté et mensonge si jamais nous ne nous faisons souffrir l’un l’autre.

Mercredi 29 juin 1904


Ce matin, jour de St Paul, je suis allée au cimetière, j’ai prié nos chers disparus de veiller sur mon voyageur, de le protéger contre tout et de demander à Dieu qu’il me soit rendu sans avarie de corps ni d’âme. Maman m’a accompagnée à la tombe de ma belle-mère et cette funèbre visite a encore contribué à l’animer de sentiments hostiles contre Madame Beauvais qu’elle considère comme ayant volé le mari de son Amie. Du haut du Ciel, on voit peut-être les choses autrement. Mais ce raisonnement n’a aucune prise sur Maman et je crois qu’il ne nous sera pas bien facile de faire régner la paix. Je n’ose pas dire la sympathie entre nos deux belles-mères. Elles vivront chacune de leur côté voilà tout et si elles s’arrachent de loin en loin quelques cheveux, nous les mettrons dans nos médaillons.

Nous avons un rendez-vous ici à 2 heures avec une famille que nous ne connaissons pas du tout mais dont Maman et Geneviève ont rencontré le chef à Lamalou. Deux coups viennent de sonner aux horloges du pays, je veux ranger un peu la table de jardin sur laquelle je te griffonne car elle ressemble à un bric-à-brac.

Jeudi 30 juin 1904


On pourrait croire aujourd’hui que Paris a été tout à coup transporté sous l’équateur par la baguette d’une fée. Nous rentrons à l’instant, il est presque sept heures, Franz déjà pas gros quand je l’ai emmené ce matin a encore trouve moyen de fondre de moitié. Le voilà aussi avec un commencement de diarrhée qui me fait peur quand je re-songe à tous les ennuis de l’été dernier. Décidément il faudrait faire élever notre fils chez les Esquimaux !

Je suis allée et revenue à pied de la Concorde à Notre Dame pour me réhabituer à la marche et m’entraîner en vue de nos courses des dimanches. J’étais devenue bien paresseuse. Et puis, de voir mes sœurs si peu valides, toujours étendues, cela me semble étrange de pouvoir me servir de mes jambes. J’espère qu’elles ne sont que rouillées.

En mon absence, le docteur Poirier est venu et, après avoir ausculté Marguerite, il lui a conseillé fortement de faire une saison au Mont-Dore. Nous allons donc peut-être voir un nouveau départ.

Madame Beauvais a emménagé rue St Florentin. Je ne sais pas comment cela se fait mais les meubles dispersés un peu partout dans l’appartement, mêlés à ceux de mes beaux-parents passent un peu inaperçus. Il est vrai que lorsque les housses seront enlevées, il y aura sans doute des discordances qui nécessiteront des exécutions. J’ai vu un instant le Grand Patron chez mon beau-père. Mon Henri aura plusieurs congés dont une dizaine de jours au débarquement pour reprendre contact avec ses familles.