1904 - Paris

Janvier 1904

Vendredi 1er janvier 1904

Tous sont en fête autour de moi. En me disant bonjour, mon beau-père m’a mis dans les bras une jolie gerbe de fleurs : roses, mimosas, lilas. Rien ne me fait, mon cœur est triste douloureusement ; je m’efforce de remercier avec un air gai qui, j’en suis sûre, n’est qu’une lamentable grimace ; je voudrais rester dans mon coin, seule en tête-à-tête avec mon Henri.

Avec la permission du docteur Marque, je pars passer le Jour de l’An auprès de ces dames. Il a même été question d’un passage de Serdet à Paris pour prendre Geneviève et la conduire là-bas.

Samedi 2 janvier 1904

Les bonnes sœurs de la rue d’Angoulême sortent d’ici. Madame Perrin, Minie, le docteur Marque, les Touret et bien d’autres sont venus en visite aussi.

L’ami Serdet est à Menton pour plusieurs jours. Marguerite n’est pas très bien en ce moment, elle n’a ni sommeil ni appétit. Le temps est comme Margot (dans le midi) en médiocre santé, il pleut perpétuellement et notre chère petite malade ne pouvant sortir s’ennuie beaucoup. A l’occasion du premier janvier elle se souhaite à elle-même un prompt retour à Boulogne, près de sa jumelle.

Janine Stamatz doit arriver prochainement à Menton et cela n’enchante pas nos voyageurs. Au bout de quelques jours nous verrons sans doute Maman nous revenir excédée de ce voisinage.

Une magnifique dinde truffée était le plat principal du menu d’hier. C’est mon beau-père qui a eu l’idée de ce met de choix et qui l’a envoyé chez Charlotte. Ce cher Papa est toujours préoccupé du plaisir des siens et sa générosité ne recule jamais. J’apprécie sa nature foncièrement bonne, enthousiaste, active et je n’en déplore que plus vivement certaines faiblesses… Il faut bien l’aimer quoiqu’il arrive. S’il se remarie il faudra prendre assez d’emprise sur nous-mêmes pour continuer à vivre tous, je ne dirai pas dans la même intimité qu’à l’heure actuelle, mais du moins dans l’union et la paix. Certaines choses seront dures, j’en conviens, il faudra les souffrir en silence ; nous ne devrons pas attrister par des dissensions ce que lui appellera son bonheur.

Grâce à Dieu, on ne parle plus de Madame Decaux et nous avons tout lieu de croire qu’elle se tient tranquille. La lecture de l’acte de divorce a achevé la guérison morale de Papa et semble l’avoir converti définitivement à notre opinion sur cette dangereuse personne. C’est le plus grand écueil évité mais hélas ! son cœur est trop vaste, les affections secondaires ne suffisent pas à le remplir ; il veut une tendresse plus forte, plus complète que celle de ses enfants et il ne sait pas pour cela se réfugier dans le souvenir. Quand je le lui conseille respectueusement, il ne manque jamais de me répondre : « Que voulez-vous ma pauvre enfant, on ne vit pas avec les morts ». Ce matin, il avait l’air de ne plus compter le passé pour grand chose. Nous parlions du lit dans lequel il voudrait nous voir coucher quand nous venons à Paris et il m’a dit «  cela ne peut plus faire aucune impression à Henri au bout de cinq ans ! » Lui-même n’hésiterait pas à y coucher avec une autre femme mais il ne le fera pas à cause de nous et il m’a promis de nous donner ce lit s’il se remarie un jour ou l’autre.

Je jette le manche après la cognée et je prends trop philosophiquement mon parti de ces tristes choses. Je n’ai rien à dire, rien à faire, mon rôle est nul et tous mes efforts ne parviennent pas à y changer quoique ce soit. Du moment où il a rompu avec Madame Decaux, il a été plus ancré que jamais dans son intention de remariage ; il lui semble que c’est le port paisible et sûr dans lequel il sera pour toujours à l’abri des naufrages et des avaries. « Il le faut, me répète-t-il quand je cherche à lui enlever cette idée fixe, il le faut, sans cela j’aurai une maîtresse, ce qui sera plus mal et vous affligera encore davantage. »

Il s’adressera d’abord à Madame Beauvais et ce n’est qu’en cas de refus qu’il chercherait ailleurs. Paul me disait l’autre jour qu’on serait peut-être sauvé en gagnant du temps, il est persuadé que dans six mois son père n’aura plus envie de se marier. Ce désir irrésistible doit être la suite naturelle de son flirt carabiné avec Madame Decaux. Ah ! Vilaine femme ! Quels ravages elle a fait en minaudant !

Allons ! laissons cela, mon pessimisme me fait prévoir des évènements qui ne se produiront peut-être pas, s’il plait à Dieu.

Dimanche 3 janvier 1904


Une petite désillusion a commencé ma journée. Sachant qu’un bateau avait dû arriver hier matin à Bordeaux, j’espérais une lettre et cette attente m’avait fait lever de très bonne heure et m’avait passablement énervée. Je n’ai rien eu… j’ai hâte d’être à demain.

Nous sommes allés au cimetière, mon beau-père, Albert et moi après la messe de 10 heures. Paul qui a passé sa nuit au bal n’y est allé que cet après-midi. Quant à Charlotte, elle garde encore le lit. Nous avons commencé par la tombe de ta chère Maman où j’ai prié de tout mon cœur. Devant la chapelle de ma famille, j’ai trouvé la pauvre brave Lucie venue prier pour les nôtres. Elle les a tous connus, aimés et soignés ceux qui reposent là et elle ne manque jamais, aux fêtes et aux anniversaires, d’apporter quelques fleurs, un petit bouquet modeste, souvent de mauvais goût mais qui doit toucher les chères âmes envolées si elles peuvent revenir le voir.

Dans la journée, nous sommes allés rendre visite à Madame Joannard qui nous a beaucoup parlé de menaces de guerre avec l’Allemagne. Elle semblait si convaincue et si bien informée que je prenais peur… Mon beau-père, heureusement, m’a calmée ; il sait que l’imagination de Madame Joannard est d’une étonnante richesse.

Je suis ensuite montée chez Charlotte ; elle n’était pas à son aise, la pauvre petite, toute écœurée, pâle, les traits tirés, décoiffée, elle m’a impressionnée quand je suis entrée dans sa chambre. Mais ce n’est rien de grave, il paraît qu’une simple migraine la change ainsi. Albert qui y est accoutumé ne s’en inquiète pas. Sa mère non plus. Je suis restée à peine quatre minutes, sentant qu’Albert et Charlotte qui, par hasard, se trouvaient seuls aimaient mieux ne pas avoir de tiers entre eux. Je suis alors allée aux Champs Elysées rejoindre les mioches et à 4 heures je rentrais avec Monsieur mon fils.

Si Maman lisait ces lignes elle me dirait d’ajouter que j’ai changé ce matin de chemise, de pantalon et de bas, que j’ai pris assez irrégulièrement ma potion du docteur Marque, que j’ai eu des distractions pendant la messe et que dans le métro, je n’ai guère pensé qu’à Monsieur Henri Morize.

Lundi 4 janvier 1904

Mon beau-père est enthousiasmé des missions de son fils, il loue son style, son observation et surtout son âme charmante, d’une sensibilité profonde. Que dirait-il, s’il lisait complètement le journal que je reçois et dont la partie sentimentale reste ma propriété secrète ? Ce serait du délire, il voudrait publier tout cela, sûr qu’il pousserait quelques rayons de gloire autour du crâne de notre Henri (ce qui remplacerait avantageusement les cheveux) J’ai l’air de plaisanter mais au fond je suis encore plus fière de lui que son papa lui-même et j’ai honte de ne lui envoyer que mon niais bavardage… A un Monsieur qui vit au milieu des poissons volants, il faudrait au moins raconter des histoires de lapins à cinq pattes. Hélas ! Quand je l’écris mon cœur dévore mon imagination, ne m’en laissant pas un atome. Mes lettres ne sont qu’un cri d’amour d’un bout à l’autre. Est-ce que ce ne sera pas trop monotone à la longue car cela ne peux pas changer.

Il me semble que l’existence n’est pas triste à bord et que si l’on n’avait pas le douloureux regret de ce qu’on laisse derrière soi, on pourrait y être très heureux. D’abord on jouit de l’infini du ciel et de la mer qui n’ont rien de monotone quand on sait en observer les nuances. Chaque vague a sa physionomie particulière et diffère de ses sœurs. Chaque nuage peut évoquer une foule d’idées et de rêves. Ensuite, on peut vivre sans préoccupation, c’est une trêve aux affaires, un terrain propice pour la dolce farniente. Etre étendu sur une chaise longue, caressé à la fois par la chaleur du soleil et la brise marine, ce ne doit pas être désagréable.

Dimanche, Madame Joannard m’a demandé si je comptais  bientôt aller rejoindre mon mari, elle se propose pour m’accompagner. Bien qu’elle ait parlé sérieusement, je traite cela de mots en l’air, comme on en dit tant dans le monde par amabilité. Si je comptais sur elle, je me ferais de grandes illusions qui à peine bâties, s’écrouleraient misérablement. S’il m’appelle près de lui, je n’attends personne, je pars seule pour aller le rejoindre ; je ne suis plus une petite fille qu’on tient par la main.

Mardi 5 janvier 1904

Hier soir, au dessert, Victorine a mis sur la table la galette des Rois ; elle avait deux jours d’avance ce qui donnait une légère entorse aux traditions. Mais la boulangère a craint sans doute une reprise de la grève qui menaçait de nous affamer il y a quinze jours ou bien la fille était pressée d’avoir ses étrennes. Quoiqu’il en soit, la galette étant là fût découpée et mangée avec un joyeux appétit. Le sort favorisa mon beau-père qui trouva le dauphin dans sa part et fut couronné. Il n’alla pas chercher sa reine à la cuisine. Très aimablement, il m’offrit la fève mais je me contentai du titre d’Altesse. Ces petites fêtes intimes renouvellent l’âpreté de mon chagrin.

Parmi les lettres qui m’ont été expédiée de Saint Chamond, j’ai trouvé une carte d’Antonovitch, le représentant de la Compagnie en Serbie. Il faut croire qu’Henri lui a fait une bonne et durable impression, j’en suis flattée pour lui et pour qu’il ne baisse pas dans son estime, je vais lui renvoyer un carton.

Papa et Albert ont reçu les vœux de Serdet datés du pays bleu. Il fallait son arrivée là-bas pour ramener le soleil dans le ciel, la gaieté dans le cœur de Margot et, si nous l’en croyons, le sourire sur les lèvres de Maman. Il doit rester à Menton jusqu’au 9 janvier et se plaint de la fuite si rapide du temps ! Heureux mortel pour qui les minutes ne sont pas des heures !

Mercredi 6 janvier 1904

Depuis ce matin, je n’ai réellement pas eu le moindre instant de liberté. Des évènements les plus minimes (impossibles à raconter en raison de leur manque d’importance) se sont enchevêtrés les uns dans les autres : c’est à peine si j’ai eu le temps de faire ma toilette et de dire ma prière. Tour à tour, j’ai servi de secrétaire à mon beau-père et de bonne à Franz ; j’ai fait du ménage, de la couture indispensable et à 11 heures je suis partie pour Boulogne où je n’étais pas allée depuis le premier janvier.

Et, en arrivant dans la cour, que vois-je ! Louis, sur une motocyclette toute neuve, très jolie qu’il venait d’acheter 750 francs, une occasion m’a-t-il dit. Et le plus amusant de la chose c’est que cette nouvelle machine a été payée en partie avec un billet de 500 francs donné par Tante Danloux pour le chauffage, la nourriture substantielle du restaurant, les remèdes, les frais de tableaux de son pauvre neveu. Naturellement, on ne la renseignera pas sur l’emploi de cette somme. J’ai grondé un peu Loulou qui avait une physionomie de gamin heureux et qui, avec son tempérament d’artiste, se moque de dame Raison. Il ne songe jamais qu’à l’instant présent.

En rentrant ce soir, j’ai trouvé un colis postal venant de Tours et renfermant un jupon et un jersey bien chauds. La pauvre Tante pense vraiment à nous plus que nous ne le méritons.

Geneviève avait de l’entrain aujourd’hui, elle m’a beaucoup causé de son avenir. Elle aussi veut faire des bêtises. Si elle n’est pas guérie dans deux ans, elle quitte la maison maternelle, non pour entrer au couvent, encoure moins pour se réfugier chez une de ses sœurs. Elle ira s’installer à Paris, toute seule, dans un petit appartement. Elle a hâte d’être chez elle, d’avoir son intérieur et sa pleine liberté. Je ne lui ai pas envoyé dire qu’elle était stupide mais la douce entêtée qu’elle est caresse cette idée. Seulement elle espère être rétablie avant l’époque qu’elle s’est fixée. Alors, elle se mariera et, ici, son rêve devient moins précis. Normand ?… le docteur Cauvy ? … un troisième larron ? … Elle ne sait pas au juste. Ce qu’elle affirme avec un sérieux de prophétesse, c’est que son mari sera brun, grand, mince, qu’elle n’aura pas d’enfant avant trois années de mariage et qu’elle sera très heureuse. Elle m’a aussi avoué qu’elle aimait beaucoup Henri mais qu’il l’intimidait et qu’elle était moins libre avec lui qu’avec « René ». Ce dernier la traite en jumelle.
Cette gamine d’Adrienne a voulu faire coucher ses parents une nuit ensemble dans le même lit. Monsieur et Madame Hainque ont protesté et ne se sont pas laissés faire malgré tout le champagne dont ils ont arrosé leur dîner de premier janvier, auquel nos trois Boulonnais ont pris part. Il paraît qu’on s’amuse rudement au 160 de la rue de Paris, les garçons y passeraient toutes leurs soirées si Geneviève consentait.

Jeudi 7 janvier 1904

J’ai déjeuné chez les Carpentier, un petit ménage bien uni qui a connu de mauvais jours mais qui est heureux tout de même, grâce à l’Amour et qui pourrait être envié par beaucoup. N’ayant rien à jalouser, je me trouvais bien dans cette atmosphère de tendresse conjugale. Je souriais sans amertume en les entendant s’appeler (sans même s’en apercevoir) « ma Chérie », « mon Loulou ». Miss m’a suppliée de l’amener déjeuner un jour chez elle. Elle m’a affirmé que ce serait pour elle un véritable plaisir et un grand honneur. J’ai presque promis mais en faisant prévoir qu’il faudrait remettre sans doute la réalisation de ce projet à 1905. Cette pauvre Miss est d’une reconnaissance qui me gêne. A les entendre, elle et son mari, on croirait que j’ai été une providence pour eux et nous avons en réalité fait si peu que je suis confuse de leurs remerciements et surtout de leurs cadeaux. J’ai parlé du lapin et de l’âne envoyés à Franz mais je ne crois pas avoir dit que le Jour de l’An, les Carpentier se sont amenés rue Saint Florentin avec une magnifique gerbe de roses et de lilas. Or, les fleurs se sont vendues leur poids d’or pendant toute la semaine dernière, un bouton de rose se payait 1,25 franc.

Vendredi 8 janvier 1904

Madame Joannard, très aimable, m’a fait une longue visite hier soir et m’a renouvelé sa proposition de m’accompagner.

Samedi 9 janvier 1904

Je suis déraisonnable et enfant, je ne puis pas me surmonter, Henri est nécessaire à ma vie et il le sait bien. Le rejoindre, je le voudrais mais ne le puis guère en ce moment. D’abord son père m’a certifié qu’il ne me laisserait pas partir seule ; ensuite, il y a Franz que je ne puis abandonner avant le retour de Maman. Je pourrais le laisser rue St Florentin pour un mois, deux mois peut-être mais ensuite… impossible. Et que deviendrait-il le pauvre mioche au milieu de ces tiraillements ? Puis, il y a la grave opération du sevrage qui aura lieu dans quelques semaines et s’annonce comme devant être difficile. Mon devoir me cloue ici comme sur une croix.

Aussi, à moins d’un appel formel, je l’attendrai, mon Aimé petit mari, je ne ferai pas de coup de tête. Hier j’avais envie de tout planter là, de me sauver par le prochain paquebot. J’espère qu’il ne m’aurait pas mal reçue malgré mon manque de vaillance et la désertion de mon poste, il aurait bien ouvert ses chers bras pour recevoir son pauvre petit brimborion et il les aurait refermés sur lui bien étroitement pour ne pas qu’on le lui enlève. Mais leur tête à tous ici en constatant ma disparition et quelle réputation de lâcheté nous aurait faite à tous deux, car on aurait sûrement cru à sa complicité et il aurait pu avoir des ennuis à cause de moi par l’usine et par nos familles. Allons ! voici la journée du 9 janvier qui s’avance, dans deux heures la nuit tombera…

Le temps passe tout de même quoique avec une désespérante lenteur. Il faut que je me reprenne à l’espérance et au goût de la vie si je ne veux pas tomber malade. Aujourd’hui, cela ne va vraiment pas, je suis dans un état d’énervement douloureux et de grande lassitude à la fois. Pourtant je n’ai aucun motif particulier de souffrance, je n’en ai que ma charge ordinaire et je me demande avec inquiétude, si, de l’autre côté de l’Océan, mon Henri n’est pas en crise de spleen lui aussi et si ce n’est pas le contre coup de son mal que je ressens.

Dimanche 10 janvier 1904

Heureusement Mimi est venue interrompre mes doléances et m’aider à vivre la fin de cette journée d’hier qui me semblait ne jamais devoir se terminer. En causant avec elle, en lui racontant le voyage d’Henri depuis Paris jusqu’à Rio, je ne me suis plus occupée de la marche des aiguilles sur les cadrans des horloges. Nous sommes ainsi arrivées à 6 heures presque sans nous en apercevoir et Mimi m’a quittée hâtivement avec la crainte d’être grondée par Madame sa Maman.

Après son départ, je me suis mise à coudre un peu, Paul est rentré et est venu me faire visite dans ma chambre, puis on a dîné, on a fait la manille de digestion et chacun s’en fut coucher. Je me suis endormie, le cœur encore bien lourd de chagrin, moins désespérée cependant.

Maman et Margot ont profité du séjour de « René » pour explorer un peu les environs de Menton. Elles ont franchi la frontière et m’ont envoyé une carte postale timbrée de Bordighera. Maintenant l’oiseau bleu de Kiki s’est envolé vers le ciel brumeux du nord, on doit certainement s’amuser beaucoup moins là-bas. Maman me propose d’aller la remplacer auprès de Marguerite pendant qu’elle servirait à ma place de nourrice sèche à Franz. Rien ne me tente, rien ne peut me distraire hélas ! J’aime encore mieux rester ici que d’aller promener ma nostalgie et mon désœuvrement sur la côte d’Azur.

Lundi 11 janvier 1904

A Boulogne, hier, j’ai trouvé tout mon stock de frères et sœur en santé satisfaisante. Naturellement Louis n’était pas changé en hippopotame, Geneviève ne courait pas comme un cabri et Manu avait plus de ressemblance avec un navet qu’avec une betterave. La grande affaire du jour était la motocyclette. Avec les modifications et les perfectionnements adoptés par Louis, je crois qu’elle lui revient à 900 francs. Elle est réellement bonne et jolie, c’est la première machine de ce système qui soit vendue (paraît-il) Elle sort de la manufacture d’armes nationale de Belgique. En tout cas, elle produit à Boulogne un effet monstre. Hier, à la station du tramway, un cercle imposant s’est formé autour d’elle, on demandait à Louis des renseignements qu’il donnait en souriant dans sa barbe, d’un air très détaché. Le contrôleur surtout était en pâmoison. Naturellement on ne parle plus du quadri qui est cassé  en ce moment et qu’on ne songe pas à faire réparer.

Pour parler d’Albert au Colonel je suis allée chez lez Boucher faire ma visite de Jour de l’An. Paul Détrie est le modèle des pères comme il est celui des maris. Suzanne commençait une angine l’autre jour et le médecin avait interdit toute communication avec sa fille. Voilà une petite maman désolée qui se lamente, veut envoyer Yvonne à Boulogne immédiatement mais qui n’ose pas la faire voyager seule avec sa bonne. Que fait Paul pour calmer sa femme. Il prend sa fille sur un bras, un paquet de linge sous l’autre et le voilà parti. Il arrive à Boulogne, jette sa fille dans les bras de sa belle-mère et retourne auprès de Suzanne. Alors, la bonne quitte Joinville à son tour pour aller retrouver la mioche.

Cette histoire ressemble un peu à celle du loup, de la chèvre et du choux qui veulent traverser une rivière, elle n’en est pas moins touchante et surtout morale. Il y a encore de bons petits ménages de par le monde, c’est doux à constater.

Il y a une chose qui me préoccupe un peu en ce moment Mon beau-père a une hernie depuis une vingtaine d’années. Est-ce vraiment parce qu’il en est gêné davantage, est-ce pour d’autres motifs, il songe à se faire opérer, disant qu’il faut en finir. Depuis la semaine dernière il se plaint de fatigue quand il marche trop et j’insiste pour qu’il voit le médecin. Il y a consenti et doit le faire prévenir prochainement. J’espère que le docteur Marque ne conseillera pas l’opération qui, du reste, n’a rien de grave, ni même de très douloureuse. Je crains que ce ne soit un peu par coquetterie, avant de mettre ses projets de remariage en exécution, que mon beau-père songe à se débarrasser de cette petite infirmité. Mon sentiment à moi est contraire à toute opération qui n’est pas reconnue d’urgence, je suis une arriérée.

Mon rhume semble devoir s’achever ; celui de Franz reprend depuis hier, il aura sans doute eu froid aux Champs-Elysées. Voilà trois semaines passées que je ne l’ai pas emmené à Boulogne à cause du temps, les autres le réclament là-bas surtout Lucie dont il a fait la conquête sans qu’elle veuille l’avouer. Note petit bout d’homme est de plus en plus drôle, il est solide maintenant sur ses pattes et, sans dire beaucoup de mots, il sait cependant se faire comprendre. Il ne grossit pas le pauvre diable ; sa tête ressemble à une pleine lune sur un corps de sardine. Nous nous aimons beaucoup tous les deux, j’ai une grande tendresse pour lui depuis sa naissance et il semble avoir reporté sur moi le sentiment qu’il manifestait à St Chamond pour son papa et pour son Loki. Je suis très flattée et très heureuse. Cependant je ne suis pas jalouse de mon fils et ce sera avec joie que je céderai à son papa sa part d’affection et de caresses. Il était son préféré, il le sera encore. Il embrasse toujours son portrait mais c’est par habitude, je sens qu’il ne le reconnaît plus et cela m’attriste un peu, petite folle que je suis !

La nourrice est en quête d’une place. Elle voudrait rester à Paris
  1. pour être plus loin de son mari,
  2. parce qu’elle s’imagine avoir de plus beaux gages dans la capitale qu’à Lyon. Elle se laisse monter la tête par les nourrices qu’elle voit aux Champs-Élysées et qui lui disent qu’elle trouvera facilement la place de ses rêves. D’un autre côté la brave Victorine lui prêche l’abandon de son mari « un grand fainéant qui n’est bon qu’à…. » (les termes sont trop crûs pour que j’ose les répéter. Elle lui conseille de ne pas souffrir plus longtemps la misère de s’attacher ses trois enfants autour du corps et de faire avec eux un plongeon dans la Seine.
Mais, d’abord, les trois enfants sont en Savoie et on ne leur paiera pas le voyage de Paris dans le but unique de leur montrer ce qu’il y a sous le pont de la Concorde, ensuite, la nounou qui n’a pas grand goût pour l’eau en a encore moins pour la mort. Elle se contente de répondre : «  Oh ! Victorine, vous êtes une femme forte, vous ; vous avez du caractère mais moi je n’aurai jamais le courage ! » Je ne souhaite qu’une chose, c’est que cette pauvre femme soit heureuse mais j’en doute. Même si elle tombe dans une bonne place, son tempérament maussade lui fera trouver tout mal, elle y restera en grognant tant qu’on voudra bien la garder mais la conservera-t-on longtemps. J’en doute fort, je ne la renvoie pas ; je ferai tout mon possible pour l’aider dans ses recherches ; cependant, j’aurais désiré la voir se rapprocher des siens en allant du moins se placer à Lyon, à 3 heures de son pays. Je ne puis pas m’en croire responsable une fois qu’elle ne sera plus à la maison, je ne la surveillerai pas et elle fera ce qu’elle voudra, la pauvre ! J’espère qu’elle ne tournera pas mal. En me quittant, elle aura cent cinquante francs à peu près d’économies. Même si elle reste à Paris, je lui donnerai le prix de son retour afin de ne rien avoir à me reprocher à son égard. Je ne puis pas faire plus et la mettre de force dans le train.

Franz n’est pas mûr pour le sevrage, il ne veut rien manger depuis huit jours ; ce soir nous essaierons de lui donner un œuf à la coque pour le changer un peu de ses bouillies qu’il semble avoir en horreur. Avant hier, son grand-père l’a corrigé sérieusement sans parvenir à lui faire manger de soupe. Je suis navrée car je croyais il y a quinze jours qu’il ne nous ferait plus de scènes pour la nourriture. Tout est à recommencer, j’ai crié victoire trop tôt.

Mardi 12 janvier 1904

Encore une tuile qui me tombe sur la tête : ce matin, la nourrice m’annonce qu’elle se sent sérieusement malade et qu’elle sèvrera Bébé le 15, c’est-à-dire dans trois jours, afin d’avoir le temps de se soigner avant d’entrer dans une autre place. C’est tout à fait gentil, n’est-ce pas ? Elle ne se préoccupe pas de savoir si c’est un bon moment pour le pauvre petit qui est enrhumé ni pour moi qui vais mieux mais aurais encore besoin de quelques ménagements. Mais je ne veux pas me mettre aux genoux de cette femme qui prétend déjà que notre enfant a détraqué sa santé en la suçant jusqu’à la moelle. Je n’ai pas répondu autre chose que ceci : « Puisque vous ne voulez pas nourrir au-delà de vendredi, on sèvrera Franz dès demain. »

Je me tourmente et j’en ai une migraine folle. Pour me consoler je me dis que c’est peut-être pour le bien de l’enfant et que puisqu’il fallait en arriver là, quelques jours plus tôt ne peuvent avoir une énorme importance. Ce matin, Franz a mangé avec appétit un œuf à la coque, tout à l’heure on lui donnera une soupe. Dieu veuille qu’il ne pâtisse pas, mon cher petit ange ! S’il tombait malade en ce moment je n’aurais ni l’énergie morale ni la force physique nécessaires pour le soigner. Parlons d’autres choses moins ennuyeuses que ces débats domestiques.

Après avoir écrit hier, je suis partie pour faire quelques courses dans le quartier. J’ai débuté par une visite à Gabrielle Canret, très gentille comme toujours. Ensuite, j’ai tenté, mais sans succès de voir Mesdames Faure qui réclament ma visite à Louis chaque fois qu’il y va donner ses leçons. J’ai terminé ma promenade par le 2 rue de Sèze où j’ai dit au revoir à Marie Aucher et à sa marmaille, ils se remettent ce soir en route pour la Vendée en emportant d’énormes caisses pleines de jouets. J’ai été suivie par un Monsieur très chic qui marchait dans ma poche en murmurant des choses sans doute fort engageantes. Heureusement, il avait choisi ma mauvaise oreille (une infirmité peut avoir du bon) et je n’ai pas entendu un mot de sa conversation. Ce vilain personnage ressemblait beaucoup à Georges Normand, une minute j’ai cru que c’était lui qui s’acharnait à se faire reconnaître par la distraite que je suis. Mais, sans avoir besoin de dévisager mon interlocuteur, j’ai reconnu mon erreur à un petit détail qui m’a sauté aux yeux. Notre ami porte un binocle, ce jeune homme, vrai type du gommeux, n’avait qu’un monocle.

Il est probable que je ferai encore quelques rencontres de ce genre mais je suis très, je ne vais jamais dans les endroits solitaires et il ne peut rien m’arriver dans une rue encombrée de monde. D’aller et de venir seule dans Paris, cela me donne de l’aplomb, j’oserais remettre les gens à leur place, s’il le fallait. Mais comme je déteste les histoires de cette espèce surtout en public je cherche à les éviter. J’ai remarqué qu’on ne me dit jamais rien quand j’ai mon sale chapeau de crêpe et mon petit manteau de drap râpé, aussi je les arbore le plus souvent possible. Maintenant c’est fini, je ne songerai pas plus à mon élégant suiveur qu’à la boue qui s’est attachée à mes chaussures.

Mercredi 13 janvier 1904

Mon beau-père, pour me récompenser de ma sagesse (a-t-il dit) m’a rapporté hier « Le cas de Monsieur Guérin ». Cet ouvrage ne pêche que par le manque de longueur. En une heure je l’avais lu d’un bout à l’autre, sans rien passer. Mais ces 60 minutes m’ont vu rire certainement plus que les quarante-cinq jours qui viennent de s’écouler. « Le cas de Monsieur Guérin » n’a aucune portée ; ce n’est qu’une plaisanterie, parfois même un peu grossière, mais il y a tant d’esprit dans ces quelques pages qu’on ne peut s’empêcher d’y prendre intérêt.

Je reviens de Boulogne avec la migraine (pour changer). Jusqu’à présent, Franz est une image et j’ai pu courir embrasser Geneviève qui m’attendait rayonnante d’avoir eu hier la visite de son cher docteur Cauvy. Elle m’a beaucoup parlé de ce Monsieur et elle espère me le présenter dimanche.
En attendant, je redoute la nuit qui s’avance ; que dira Bébé quand il me verra près de lui, dans le lit de sa nourrice ? Quels cris d’orfraie qu’on égorge va-t-il pousser ? J’en tremble d’avance et peut-être à tort.

Jeudi 14 janvier 1904

Notre petit Franz est vraiment gentil, il n’a pas eu les colères que je redoutais mais on voyait qu’il avait un gros, gros chagrin. Il a pleuré toute la nuit en demandant tout bas « nounou, ma nounou, à téter ». Si bien que la nourrice a voulu revenir auprès de lui mais sans lui donner le sein et cela a calmé sa peine de moitié. Nous n’avons pas plus dormi les uns que les autres et le pauvre chéri est tout pâle ce matin mais en ce moment il repose un peu. J’ai mille choses à faire pendant le sommeil de Franz dont je suis forcée de m’occuper d’une manière constante, sa nourrice étant réellement fatiguée par son lait qui passe.

Vendredi 15 janvier 1904


La nuit a été un peu moins mauvaise que la précédente. Franz abattu a dormi davantage et j’ai pu prendre à peu près quatre heures de repos. Notre fils est blanc comme un lis ce matin, il a les traits tirés mais il est gai malgré tout. Je ne le savais pas un tel fonds de douceur et de résignation ; il m’étonne ainsi que tous ceux d’ici qui s’attendaient à des scènes terribles. Il pleure silencieusement, sentant confusément qu’il lui manque quelque chose mais osant à peine le demander d’un petit air honteux.

Mon beau-père ne sentant plus sa fatigue du bas ventre ne se presse pas de prévenir Monsieur Marque. Nous tâcherons encore Paul et moi de l’obtenir. Albert et Charlotte sont un peu fatigués en ce moment l’un et l’autre (l’un par excès de travail, l’autre des suites de la grippe). Ce qui fait dire à Paul Adonis (nous l’appelons ainsi depuis le conseil de révision avec le plus grand succès il y a huit jours) qu’il n’y a que lui de solide dans la famille. Personne n’est malade, cependant chacun a sa petite fatigue..

Samedi 16 janvier 1904


J’inscris toutes mes dépenses sur mon petit carnet. Je ne fais pas de folies, et cependant, le pactole ne coule pas dans ma bourse, souvent à sec. Ma robe de drap, le cadeau de Bizot, un chapeau d’hiver, quelques acquisitions indispensables pour Franz et les étrennes ont dévoré et au-delà les 300 francs que j’avais d’avance.

Je n’ai encore rien touché au Crédit Foncier et je voudrais pouvoir m’arranger avec le moins que je reçois de mon beau-père. Dans sa générosité il ne le réduit que de 100 francs pendant notre séjour ici. Je reste en possession de deux billets sur lesquels je donne mensuellement 60 francs à la nourrice, 30 francs pour la garde de notre maison, environ 15 francs pour Loki. Mon blanchissage monte aussi à une quinzaine de francs. Le reste file vite en omnibus, pharmacie, produits alimentaires pour Franz, timbres, pourboires etc… Sans compter qu’il arrive toujours de petites notes qui vous surprennent. J’ai payé ce mois-ci la cotisation de l’Abeille, j’ai fait refaire quelques cartes de visite et donné une petite broche à la nourrice.

Franz est le plus délicieux des bambins. Pour être une perfection, il ne lui manque plus que deux choses, le sommeil et l’appétit. Cela viendra sans doute. En tous cas, son sevrage s’est fait avec une étonnante facilité. Maintenant, c’est en se tordant de rire qu’il demande à « téter » et fait semblant d’avoir peur de la grosse bébête cachée dans le corsage de sa nourrice. Quel poids de moins et comme je suis contente que ce ne soit plus à faire !

Très gentiment, Jeanne  est venue me faire visite hier, à mon jour. Cet après-midi, je suis allée me promener dans le quartier de l’Etoile. Le but de ma course était la famille Nimsgern, vis à vis de laquelle j’avais des remords. Depuis mon mariage je ne leur avais pas fait une seule visite malgré un cadeau donné à cette occasion et un autre offert plus tard, à la naissance de Franz. Ils ne m’en ont pas moins accueillie avec amabilité. J’ai rencontré chez eux l’imposante Madame Badenier ma grand’Tante à la mode de Bretagne et le Bouddha de la famille. Les Nimsgern tremblent devant elle et Pauline l’intrépide n’ose pas remuer en sa présence ; elle s’en dédommage en lui faisant des grimaces dans le dos.

Dimanche 17 janvier 1904

Il est tard, je reviens de Boulogne où la présence du docteur Cauvy  m’a retenue plus que de coutume, je ne pouvais laisser Geneviève seule avec ce jeune et charmant garçon. Louis et Emmanuel étaient bien à la maison mais ne tenaient pas fidèlement compagnie à leur sœur. L’un accomplissait à perpétuité le tour de la pelouse sur sa motocyclette, la photographiait dans les poses les plus suggestives et dans les costumes les plus variés, presque celui qui fut porté par notre commune mère, Eve, jusqu’à l’accoutrement de la jeune fille modern style. Pendant ce temps, Monsieur Cauvy examinait sérieusement Geneviève et constatait :
  1. que la maladie n’avait fait aucun progrès,
  2. qu’il y avait plutôt une amélioration mais si légère qu’on ne pouvait guère la reconnaître qu’à l’aide d’un instrument.
En somme, si le cas n’est pas désespéré il est grave et demande beaucoup de temps et beaucoup de soins. Geneviève a de la patience mais hélas, trop peu d’énergie. Notre petite maîtresse de maison avait élaboré un menu soigné en l’honneur de son médecin. A la même heure, mon beau-père traitait ici l’abbé Long avec des huîtres, du foie gras et de l’excellent vin. J’ai regretté de ne pouvoir être présentée à ce digne prêtre, une des terreurs de mon enfance mais mon devoir m’appelait à Boulogne. Papa l’a compris et ne m’en a pas voulu de mon absence à ce repas qui réunissait toute sa famille moins le pauvre ménage Henri. Paul est enthousiasmé de l’abbé Long ; papa l’est beaucoup moins, il trouve qu’il est aigri et qu’il manque vraiment trop de réserve. Il paraît qu’il a raconté quelques petites histoires tordantes : pas à l’usage des jeunes filles. Or, il n’y avait là que Madame Beauvais et Charlotte qui ne sont pas effarouchables et qui ont ri de bon cœur. Il est spirituel, ironique, mordant même, il caricature à merveille son archevêque, son curé et ses confrères.

Je m’en vais tenir compagnie à mon beau-père en attendant le dîner qu’on ne va pas tarder à nous annoncer.

Lundi 18 janvier 1904

Cet après-midi, je suis allée chez le docteur Raymond où Geneviève avait rendez-vous. Je montais le Boulevard Malesherbes à très rapide allure et depuis un instant je sentais quelqu’un sur mes talons, quand tout à coup je m’entends appeler : « Madame, ma petite dame ! » par une voix d’homme que je reconnais malgré son déguisement. C’était Paul qui s’amusait à me suivre pour me taquiner et peut-être aussi pour s’exercer. Sûre de ne pas me tromper, je me contente de répondre sans tourner la tête : « Qu’est-ce que vous faites ici ?… Ce n’est pas votre chemin, allez vite au collège ! » Polo était vexé de son peu de succès.

Nous nous entendons très bien mon beau-frère et moi, trop bien même au gré de papa qui nous trouve deux enfants mal levés quand nous sommes ensemble. Paul est très gentil, il aurait besoin, non d’une femme encore, encore moins d’une belle-mère, mais d’une maman ou d’une sœur qui saurait le conduire sans en avoir l’air. Je crois que je pourrais prendre une certaine influence sur lui si nous vivions constamment ensemble. Moralement, le pauvre garçon est un peu abandonné.

Ma migraine me repince ce soir sans cause ni raison.

Mardi 19 janvier 1904

Hier, à la fin du dîner, Victorine apporte un gros paquet de lettres dans lequel je reconnais aussitôt avec une joie immense, la chère petite écriture fine. Oh ! Le bon moment passé, les coudes sur la table, le visage un peu voilé par les mains, à boire d’une traite tous ce nectar. J’ai besoin de ces instants de griserie amoureuse pour avoir le courage de vivre tous les autres.

Aujourd’hui, cela va très bien, je suis forte et même heureuse… pour un peu je chanterais. J’ai du soleil dans le cœur et tous les parfums des tropiques ! Oh ! Le beau pays que celui qui rayonne à travers ces lignes, j’en respire l’atmosphère lourde et violente, j’en vois le luxe, les aspects sauvages, la végétation étrange. Mais ce que je cherche surtout à m’imaginer, c’est ce que peut être l’amour là-bas, la flânerie à deux dans les allées qu’il me décrit, la contemplation enlacés, du ciel criblé d’étoiles inconnues, les siestes voluptueuses et un nid enfoui dans la verdure comme ceux des oiseaux. Quelle existence idéale nous aurions menée, mon amoureux petit mari et moi. Oh ! Qu’ils sont donc méchants ceux qui nous ont séparés si brutalement ? Vilain père Darmancier ! Je comprends qu’on lui en veuille mais pas au point de devenir cannibale à son égard ; il me semble que sa chair doit être coriace et faisandée, qu’elle doit ressembler à celle d’un très vieux sanglier. Pour moi cette venaison ne m’a jamais réussi.

Tout de même, c’est effroyablement long, cinq mois.

Lorsque mon beau-père me voit abattue, il me regarde d’un air désillusionné et ne peut s’empêcher de me dire : « Vous êtes trop enfant, je ne vous croyais pas comme cela ma chère fille ; surtout dans vos lettres à Henri, montrez vous courageuse et gaie ! » Je dis « oui » pour ne pas le contrarier mais je reste résolue à ne pas farder mon état d’âme. Après tout, c’est la seule consolation que j’aie et j’aime mieux la prendre que d’aller verser mes larmes dans le gilet paternel arrosé déjà par d’autres pleurs sortis de plus beaux yeux… A ce propos, il semble que Madame D… n’ai jamais existé, on n’en parle plus et je crois qu’elle n’a pas répondu à la lettre de conseils qui lui a été adressée le 20 décembre par Papa. Ce dernier dit que c’est bon signe et qu’elle doit attendre d’être remise avec son mari pour le lui annoncer. A cet égard, il se fait une illusion… la dernière !

Ah ! que cette aventure fut néfaste. C’est elle qui a amené papa dans cette intention de se remarier. Cela m’est une perpétuelle cause de chagrin. Mon beau-père qui ne veut pas que je parle à Henri de ma tristesse pour ne pas le chagriner n’hésiterait cependant pas à lui annoncer là-bas son second mariage si l’occasion s’en présentait. Et cette nouvelle lui ferait bien du mal, j’en suis sûre.

Je me rattache à une dernière espérance. Le temps passe… et, à certains soirs, loin de faire le fringant comme cet été, il dit qu’il se sent vieux, fatigué. En toute autre occasion cela me navrerait mais j’espère que ce n’est qu’une crise, la contre partie de la première et qu’il se retrouvera à l’état normal quand elle sera passée. Le tout est de chercher à reculer l’exécution de son projet.

Franz mange beaucoup mieux mais le sommeil reste récalcitrant. Il part pour les Champs-Élysées où je vais aller le retrouver tout à l’heure avant de faire quelques courses. Il fait beau temps aujourd’hui, c’est rare et je suis joyeuse ce qui est encore plus rare. Il faut que j’en profite ? J’ai envie d’aller voir la figure du soleil.

Samedi 23 janvier 1904

Hier, j’ai été attristée par la visite d’Amélie. Nous nous sommes trouvées en tête-à-tête et elle en a profité pour me raconter ses malheurs conjugaux. Son mari lui rend l’existence odieuse. Ils se détestent mutuellement mais le mariage est un lien si fort qu’ils hésitent à le briser l’un et l’autre pour des considérations différentes.

Ce matin, à huit heures sonnant on frappa à la porte, je me précipite et je reçois directement des mains du concierge, le paquet désiré et où s’exhale une si troublante tendresse.

Oh ! si cela ne dépendait que de moi, cette lettre me donne une plus grande envie de m’envoler mais mon beau-père se montre très opposé à mon départ, il allègue surtout deux choses : ma santé et la dépense. Pour moi, ces raisons n’en sont pas, mais il y en a une autre bien puissante : Franz que le docteur Marque consulté ne voudrait pas me voir emmener et que je ne puis laisser ici. Maman partira en mai à Lamalou avec Geneviève et y passera presque tout l’été, elle ne pourrait guère se charger de notre pauvre petit sans nuire à la santé de ma sœur. Quant à mon beau-père, il lui sera impossible de s’en occuper d’une manière suivie.

Enfin, peut-être le ciel arrangera-t-il tout cela, je ne veux pas me désoler. Le mieux serait un prompt retour et la rentrée dans notre foyer. Prenons patience encore un peu, les événements ne nous apporterons peut-être pas toutes les tristesses que je prévois. Si mon beau-père ne se remarie pas, les choses seront simplifiées, il se chargerait volontiers de Franz avec une bonne nourrice sèche. Et Maman viendrait le voir souvent tant qu’elle serait à Boulogne. Mais si papa épouse Madame Beauvais, Franz serait une source de discussions et de fâcheries entre nos deux familles. Il faut l’éviter à tout prix et nous immoler.

Toute la journée on me répète que pour être digne de mon mari, il faut être une femme sérieuse, une femme de devoir. Alors ma conscience s’embrouille et prend les désirs les plus légitimes pour des lâchetés. Je ne suis qu’un brimborion, une pauvre petite fille auprès de laquelle il faut toujours le guide chéri pour éviter qu’elle ne s’égare. Nos parents sont bons ; ils nous aiment, ils nous veulent du bien mais ils ne nous comprennent pas toujours. Et leurs idées sont si différentes des nôtres. Ma confiance en eux ne peut aller jusqu’au renoncement absolu de mon sens intime, néanmoins elle ébranle ma conviction en moi-même. Ont-ils raison ?… Ai-je tort ? Il y a lutte, je ne sais plus que penser, je ne sais plus ce que je veux et je deviens une épave que les vagues se jettent l’une à l’autre.

Dimanche 24 janvier 1904

Hier, je suis allée chez la belle Claire Normand La Lore de Joinville. Si la médisance n’était pas un péché, j’avouerais que je l’ai trouvée plus laide et plus prétentieuse que jamais. On aurait dit un singe habillé et, à plusieurs reprises, ses grimaces m’ont donné envie de me tordre. Mais j’ai conscience d’avoir été aussi aimable que mes moyens me le permettent. Durant toute ma visite, une seule chose m’a été vraiment agréable : la tasse de chocolat que Madame Normand m’a offert pour me récompenser d’avoir bravé en sa faveur le froid sibérien dont nous sommes gratifiés.

Il y avait beaucoup de monde chez elle ; j’ai remarqué particulièrement deux vicomtesses genre cocottes dont on a fait donner très haut le titre et les noms. On a parlé de Georges que sa mère voudrait marier et dont elle s’est plaint comme toujours. Madame de Vives est rétablie mais reste anémiée et un peu neurasthénique grâce à sa série d’accidents. Quant à Madeleine, ta promise, elle devient, au dire de Madame Normand, une très jolie et très charmante personne. D’Ulysse, pas le moindre mot ; j’aime à croire qu’il n’est pas retenu dans l’île de Calypso.

Bébé devient très drôle, il dit maintenant des foules de choses et semble comprendre à peu près tout ce qu’on lui dit. C’est un vrai garçon joueur et turbulent qui aime le bruit, le mouvement. Ce matin, pour aller à la messe, la nourrice mettait sa grande couronne noire. Notre moucheron s’est emparé des pans et s’est mis à tirer dessus en criant : « hue dada ! dada ! » Il a fallu que nounou joue au cheval avant de s’en aller. Il copie tout ce qu’il voit faire. Il y a quelques jours, je l’ai trouvé fort occupé à cirer les bottines de son grand’père. Certes on le gâte un peu mais on est aussi quelquefois sévère quand il le faut. Son grand-père l’a déjà corrigé et je ne saurais dire le nombre de gifles et de fouettées que je lui ai administrées. Franz est devenu beaucoup plus sociable, la bonne humeur et le sourire constituent son état normal. Malheureusement l’entêté qu’il était devient de plus en plus bourrique. C’est dur et laborieux de le faire céder. Au physique, il a peu changé, il a grandi seulement et ses cheveux ont poussé. Il n’est pas allé à Boulogne depuis le dimanche qui a suivi le départ de maman pour le Midi ; quand je l’y conduirai je demanderai à Manu de le photographier pour son Papa.

Nous dînons ce soir chez Madame Beauvais et cela ne m’enchante qu’à moitié, je suis lasse de corps et d’âme et, depuis que j’appréhende ce remariage, je me trouve mal à l’aise faubourg St Honoré. Les coquetteries visibles de notre hôtesse, pétillante de gaieté, les galanteries de mon beau-père m’énervent et me font souffrir… Cependant, cela n’a pas le navrant ridicule des choses de cet été, c’est plus calme, plus posé ; l’atmosphère ambiante est plus familiale, mais je songe à mon Henri exilé si lion et à sa pauvre maman, seule dans sa tombe.

J’aimerais mieux refuser ces invitations du dimanche soir ou petit Paul et moi nous avons un peu l’air d’étrangers malgré la gentillesse des autres. Ce n’est pas possible, je mécontenterais tout le monde, surtout papa qui est si bon pour moi.

Lundi 25 janvier 1904

On a rayé des listes électorales du quartier de la Place Vendôme mon pauvre Henri. Je ne puis protester contre l’enquête qui a été faite à ce sujet. Son père a écrit à du Peloux pour le prier de le faire inscrire à St Chamond afin qu’il puisse au moins voter là-bas et jouir à son retour de ses droits de citoyen français. Je suis contrariée que cette chose se soit passée en son absence, il tenait tant à rester domicilié ici, dans son cher quartier de la Madeleine !

Devinez un peu la recommandation que papa m’a faite hier soir, en buvant nos tisanes ? … Il ne va pas jusqu’à me demander de chercher à détacher son fils de moi mais il voudrait que toutes mes lettres soient raisonnables et froides afin qu’elles ne le rendent pas amoureux de sa femme et qu’elles ne l’excitent pas au désir de la revoir bientôt. Il a peur (ce sont ses propres paroles) que je laisse trop parler mon cœur, mes sens et mon imagination dans le journal quotidien que je lui adresse. Et il m’a déroulé sa théorie qui est à peu près la suivante : la femme est plus nécessaire à l’homme que l’homme ne l’est à la femme, surtout quand celle-ci a des enfants ; Henri a, en dehors de ses sentiments plus violents, des besoins que je n’ai pas (où plutôt que je ne suis pas censée avoir). Par conséquent, je souffre moins que lui de la séparation et je dois chercher à le faire prendre patience en lui cachant ce que mon amour peut avoir d’excessif et de troublant.

Je n’ai pu m’empêcher de répliquer : « Mais Papa, Henri sera malheureux si je fais  ce que vous me dites, si je me montre trop assagie et si je lui laisse croire, comme vous me le conseillez, que Franz me console en m’absorbant toute » - « Allons donc, a repris Papa, je savais bien que ma femme aimait mieux ses enfants que moi et je n’en ai jamais été jaloux. Henri en prendrait son parti plus facilement que vous ne le croyez et de vous savoir résignée ici, il serait plus heureux là-bas ! »

Mardi 26 janvier 1904

Je suis allée hier à Notre Dame des Victoires demander à la bonne Vierge le retour d’Henri pour le mois de mai. Je l’ai priée avec ferveur et, en sortant de son consolant sanctuaire, j’avais un rayon d’espérance dans l’âme. Ensuite, je me suis rendue chez sa marraine, accueillante comme toujours, plus que maternelle pour moi en souvenir de lui. Louise Baron attend un second bébé pour le mois de mai ; elle va bien ainsi que tous les autres enfants Lacau.

Je me suis décidée à faire quelques visites. Ce n’est pas par amusement car je me borne à l’indispensable. Je ne vais que chez les gens qui savent mon séjour à Paris et se fâcheraient si je ne leur faisais pas visite.

Je retournerai volontiers chez les … , un de ces jours. D’abord j’aime beaucoup Jeannie, une ancienne amie déjà ; ensuite, dans cette maison là, je suis sûre qu’on parlera beaucoup de celui qui m’occupe uniquement.

Février 1904

Mercredi 3 février 1904

Le parrain d’Henri est à Paris mais je ne l’ai pas encore vu ; il viendra déjeuner vendredi rue Saint Florentin. A ce propos, mon beau-père m’a dit que son mariage n’aurait probablement lieu qu’en juin si je ne vais pas rejoindre mon mari. Il demandera à Monsieur Brunet-Debaisne de lui servir de témoin puisque, d’après mon dire, il croit qu’Henri refusera cet emploi. Désirant tenir ses fiançailles secrètes jusqu’au bout je m’imagine qu’il aimera mieux opérer par lettre, c’est plus commode, on ne voit pas la tête des gens, on n’assiste pas à leur saisissement.

Il y a en moi quelque chose qui tressaille quand j’entends papa dire avec le plus grand calme du monde : « mon mariage ». Enfin ! C’est fait, non seulement il ne servirait à rien de protester mais nous nous aliénerions papa et surtout Madame Beauvais qui a la prétention d’entrer dans la famille à la satisfaction de tous et pour le plus grand bien de chacun. Elle m’a pourtant vu sangloter dans un moment de nervosité dont je n’ai pas été maîtresse et elle m’a entendu demander anxieusement comment j’allais, dans un climat malsain où les émotions et les contrariétés sont dangereuses, annoncer cette nouvelle à mon mari actuellement en exil !

Je ne veux pas dire qu’elle n’ait de bonnes intentions. Au contraire ! Elle aimera sincèrement papa, elle le soignera, elle dirigera bien la maison, elle nous recevra amicalement et ne demandera pas mieux que d’étendre sur ceux qui le voudront bien son rôle de mère et de grand’mère. Mais sa susceptibilité ne pardonnera pas un accueil froid, encore moins hostile. Je lui ai promis de chercher à lui éviter tout froissement et toute peine, j’espère y réussir, la paix est une chose tellement précieuse !

Papa fait sa cour avec le zèle et la régularité qu’il apporte à toutes choses, et puis, c’est du nouveau, il s’en amuse ; au fond, je ne le crois pas très emballé, il m’a encore parlé de Madame Decaux ce matin et avec un tout autre accent.

Les Albert sont forcément plus mêlés que nous à ce qui se passe, ils jouent le rôle des parents ; Paul et moi nous nous efforçons d’être comme avant et nous évitons autant que possible le pénible sujet. Par exemple ! L’événement qui se prépare donne encore à Paul un plus vif désir d’être reçu cette année. Il passera une partie de ses courtes vacances, près de nous, à St Chamond, puis il voyagera un peu, en Suisse ou ailleurs, là où ils ne seront pas dit-il. Paul voulait demander son émancipation à Papa… Je l’en ai empêché en lui démontrant que ce serait ridicule pour quelques mois, qu’il s’exposerait à un refus désagréable et peinerait beaucoup son père. Je crois qu’il y a renoncé mais ce qu’on ne peut lui enlever de la tête, c’est l’idée de s’engager si, par malheur, il venait à échouer. Espérons que tout se passera bien et que ce mariage sauvera Papa de certains dangers sans compromettre l’avenir de Paul.

Je suis allée déjeuner à Boulogne, entre Geneviève et l’Abbé Vincent. Nous avons joui d’une belle journée, tiède, lumineuse comme les après-midi de printemps. Franz a pu rester dehors jusqu’à quatre heures et demie, c’est la première fois que cela lui arrive.

Jeudi 4 février 1904

Par moment, j’envie les fameuses munitions qui voguent vers le Brésil, que ne suis-je à leur place s’il est vrai qu’elles arriveront le 10, dans six jours !

Je reviens du mariage de Gabrielle Bourgoin avec un Monsieur qui s’appelle François Laurand, il est ingénieur des Arts et Manufactures. C’est le type du beau ténébreux, grand, mince, très brun, avec de grands yeux et de longues moustaches qui n’en finissent plus. Il n’est pas mal et sa femme est bien charmante. Pour aller à la sacristie, je me suis trouvée prise dans un groupe de jeunes gens qui parlaient de Centrale et qui ont nommé entre autres Chambon. Il y en avait un grand qui faisait beaucoup d’esbroufe et parlait très haut contre le mariage. Presque tous finissent par là cependant !

Dans huit jours, le 11, ce sera le tour de Bizot, j’ai reçu son billet ce matin. Il doit être heureux et je ne crois pas qu’il fera comme certain jeune homme de ma connaissance qui, le grand jour, disait en s’habillant ; « Voici la Victime parée pour le Sacrifice. En général, le mariage effraie plus les hommes que les femmes. Pourquoi ? Ce devrait être le contraire.

J’ai rencontré la famille Boucard. Son second mariage n’a ni embelli ni rajeuni Marie, c’est presque une vieille femme maintenant malgré ses élégantes toilettes claires, ses cheveux d’or et son maquillage. Elle m’a dit de son côté que j’avais beaucoup changé, sans s’expliquer davantage. Je lui ai peut-être causé la même impression qu’elle a produite sur moi et sa parole me fait rêver… un peu triste. Les joues se rident et jaunissent, les yeux se ternissent, les cheveux tombent mais le cœur reste le même, jeune, fou, aimant et plein d’exigences.

Vendredi 5 février 1904

Le parrain d’Henri est un homme charmant ; il sort d’ici après avoir passé une bonne partie de l’après-midi avec nous. Papa, obligé d’aller à Villers-Cotterêts, n’a pas déjeuné ici mais, pour compenser, il avait invité les Albert.

S’il fait beau je compte emmener Franz dimanche à Boulogne où on me le réclame depuis deux mois.

Nous voilà de nouveau dans le brouillard et si ce temps se prolonge j’aurai dans quelques jours un spleen atroce ; il me semblera être revenue en décembre.

Samedi 13 février 1904

Au déjeuner, Papa m’a parlé avec insistance de la santé de Marguerite qu’il a l’air de savoir gravement atteinte. Je me demande d’où peut venir le secret dont il s’est visiblement entouré ce matin et je m’en inquiète sans doute plus que de raison.

Il a eu aussi hier soir une discussion avec Paul ; il en semblait peiné. Voici ce qui s’est passé exactement :

Après le dîner, Albert est venu montrer à Papa un brouillon de lettre par lequel il demandait à son Colonel de vouloir bien lui faire faire ses 28 jours en juin. En lisant cela, Papa s’interrompt et, s’adressant à Albert :

-    « Ne pourrais-tu pas partir en mai plutôt, dit-il, car juin me gênera beaucoup pour l’exécution de mes projets personnels. Madame Beauvais ne veut pas se marier en mai, moi, je ne le veux pas en juillet, nous serions obligés alors de mettre la cérémonie en avril ou de la retarder jusqu’en août. »

Albert déclara ses raisons très naturelles et papa les comprit.

-    « Pour avril, ajouta-t-il, il faudrait trop nous presser et puis, cela dérangerait Paul ! »
Ce dernier, enfoncé dans un des grands fauteuils, faisait semblant de feuilleter un livre. A cette phrase, il releva la tête et d’un ton calme mais tranchant :

-    « Moi, pas du tout, dit-il ; en quoi voulez-vous que cela me gêne ? Vous me laisserez bien ma chambre, n’est-ce pas ? J’y travaillerai sans m’occuper de rien. »

-    « C’est que, reprit Papa, il y aura quelques modifications à apporter dans l’appartement ; je ferai lessiver les peintures de ma chambre, changer le papier et les tentures, pendant ce temps je coucherai sur un des petits lits. Ensuite, on arrangera un peu les pièces du fond pour y mettre le lit à deux. »

-    « Dans ma chambre ? »

-    « Mais oui, dans ta chambre, pour Henri et Madeleine quand ils viendront. Tu y seras mieux toi-même que sur un lit de fer. »

-    « Jamais je ne coucherai dans ce lit là et d’ailleurs, je ne veux pas qu’on touche à ma chambre ou je partirai d’ici. »

Et ce fut tout. Au bout d’un instant de malaise général, la conversation repartit sur un autre sujet, Paul se mit à travailler, Albert s’en fut coucher, papa et moi nous fîmes un écarté. L’incident eût en somme peut de gravité. Certes, Paul n’a pas été très respectueux et il manque de soumission mais c’est un excellent garçon au fond, il a besoin de sentir de l’affection autour de lui. Sous une apparence froide, il cache une âme sensible qu’il ne faut pas heurter.

Je souffre beaucoup en constatant que malgré la bonne volonté des uns et des autres, il y aura des froissements, des heurts inévitables. Je sens que le spleen va me reprendre, j’ai l’âme troublée ce soie. Elle est pleine d’un malaise vague. Je suis inquiète de ce que l’enveloppe de Papa emporte vers mon Henri. Pourvu que cette confidence ne lui donne ni désillusion ni douleur ! Papa avait un air grave qui m’a fait peur mais je n’oserai pas lui demander de me rassurer. Il me trouverait bien indiscrète puisqu’il m’a dit : « Cette fois, je ne puis pas vous faire lire ma lettre. » Ah ! Que je voudrais que ce ne soit que parce qu’il y parle de son mariage ! Pourvu qu’un autre malheur ne plane pas sur nous !

Franz promet d’être très fort. Hier matin, Victorine est venue me chercher pour me faire admirer une des productions de Bébé. Elle en était enthousiasmée : « On dirait que cela vient d’un homme, n’est-ce pas, Madame, moi qui suis cependant grande et grosse, je ne la passerais pas ». Pardonnez-moi de raconter cette histoire dégoûtante, je l’ai fait pour montrer à quel point la brave Victorine (elle s’appelle Madame Goy) est aux genoux de notre fils.

Voir possibilité mettre photo de Victorine

Il tonne, voilà déjà deux coups assez forts et il y a au ciel de gros nuages qui ne promettent rien de bon. Le temps est étrange, il fait doux mais nous sommes toujours sans la pluie et bientôt nos corps eux-mêmes se couvriront de champignons. En ce moment, la grêle cingle les vitres, c’est effrayant. On dirait un véritable orage d’été.

Je me porte actuellement admirablement, j’ai même des nuits exceptionnellement bonnes, je ne me réveille qu’au grand jour, je dors sans rêve et presque sans mouvement. Franz ne m’imite pas ; toutefois, il paraît qu’il y a une amélioration sur ce point depuis quelques jours. Il prend une potion ordonnée par le docteur Marque, c’est un composé d’eau de tilleul, de sirop de fleurs d’oranger, de valérianate et de musc ; c’est horrible à prendre, j’y ai goûté une fois et j’ai été écœurée toute la nuit. Franz fait moins son tic nerveux, je commence à espérer qu’il n’aura pas de convulsions. Il serait gentil en ce moment s’il n’avait pas le front couvert de bosses et de bleus. Mon beau-père ne tousse presque plus, Charlotte est remise, Albert est un peu fatigué par le concours Rougevin qui a duré toute la semaine, Paul est en merveilleuse santé. Quant à Jean, c’est un vrai diablotin ; il est tombé aux Champs-Élysées et s’est écorché le menton et la joue.

Dimanche 14 février 1904

Ce matin, à la Messe, le petit chaisier bavard m’a abordée par ces mots : « J’ai aperçu de loin une jeune dame et je viens lui dire bonjour en lui demandant des nouvelles de son époux. Il m’a ensuite chargée de « ses amitiés » pour lui et de lui dire de revenir bien vite « parce qu’il a envie de le voir. Chaque dimanche d’ailleurs, il ne manque pas de venir me faire un bout de conversation, ce qui est loin de m’amuser, il m’empêche de suive ma Messe et scandalise mes voisins.

Nous revenons de Boulogne, Franz, la nounou et moi. Dès mon arrivée là-bas, Geneviève a téléphoné à Adrienne de nous renvoyer Emmanuel qui achevait la pose des fils au 160. Ensuite, Monsieur Hainque est venu au téléphone me présenter ses hommages. C’est très amusant et jusqu’au déjeuner nous n’avons fait que crier « allo » les uns et les autres.

Il est quatre heures et quart. Papa et Madame Beauvais viennent d’interrompre mon écriture. Ils ne sont pas fâchés d’être en tête-à-tête ; ma présence les importunerait plutôt mais je me suis crue néanmoins obligée de m’excuser de ne pas leur tenir compagnie. Papa m’a dit que son mariage était fixé à la fin Mai. Madame Beauvais qui avait d’abord refusé ce mois, anniversaire de la mort de son mari, consent à passer outre pour ne pas attendre jusqu’en août. « C’est si vieux cet événement ! » déclare Papa pour m’empêcher d’être choquée.

Décidément la cendre des Morts est chose bien légère ; elle s’envole au moindre souffle.

Demain matin, Papa ira  prendre Monsieur de Montgolfier rue des Pyramides pour visiter avec lui un immeuble rue Joubert où l’on doit installer les bureaux de la Compagnie. Pourquoi ce changement ? Je l’ignore ; peut-être pour cause d’augmentation du personnel. Papa pense qu’un nouvel horizon s’ouvre ; son imagination travaille ; il rêve à la fusion du Creusot, de Canet, des Aciéries, enfin à un véritable trust dans lequel Henri serait Grand Manitou fixé à Paris. Avant hier, il songeait à une haute situation pour son fils dans les mines brésiliennes. Enfin, je le connais, il combine toujours et ses projets personnels ne l’empêchent pas de songer à l’avenir de ses enfants.

Mon beau-père est très bon, très affectueux, très dévoué mais son caractère a (pour l’instant du moins) des  contradictions et des bizarreries que mon intransigeance outrée a quelque peine à admettre. Je ne cherche plus à le convertir à mes idées, ce serait inutile et à quoi bon maintenant qu’une autre influence et une influence assez salutaire règne sur lui. Papa s’apprête à se laisser conduire aveuglément, il déclare lui-même qu’il ne peut se passer de la femme non seulement pour les plaisirs qu’elle procure mais surtout parce qu’il a besoin d’une amitié intime, d’une confidente de toutes les heures, d’un guide de sa vie morale.

Paul était au bal hier soir et jusqu’à 10 heures et demie, papa a analysé son caractère devant moi, cherchant pour m’intéresser davantage les points de contact que Henri a avec lui. Mon beau-père se trouve une nature composée qui unit des côtés virils à des côtés très féminins. Après avoir reçu ses confidences très détaillées, je comprends que le remariage avec une honnête femme puisse être un bien pour lui.

Franz est sur mes genoux et remue comme une anguille. Il faut que je me prépare pour le dîner. Ces deux choses m’obligent à m’arrêter ici ce soir

Lundi 15 février 1904


La soirée d’hier s’est bien passée, seulement Madame Beauvais a fait quelques allusions à la scène de vendredi soir que papa lui aura sûrement racontée ; elle a dit à Paul qu’il fallait mettre de l’eau dans son vin avec un air plein de sous-entendus que Paul a compris comme moi, puisqu’il m’en a parlé après.

Il m’a fallu aussi endurer avec patience une petite vexation. Un neveu de Victorine, qui gagne 10.000 francs par an de fixe et qui a en plus 1 % sur les bénéfices de la maison industrielle où il est, était venu voir sa tante. Papa lui avait causé et, au dîner, il parle de la belle situation de ce jeune homme. Voilà Madame Beauvais et Charlotte qui s’écrient d’une même voix :

-    « Quelle différence avec les appointements d’Henri ! »

-    Papa reprend : « Je ne vous ai pas dit qu’Henri était à 3.000 francs maintenant ? »

-    « Trois mille francs ! dit Madame Beauvais en se roulant, avec un rire qui me prend sur les nerfs, trois mille francs, qu’est-ce que c’est que cela ! »

Je proteste ; « Après tout c’est plus que la solde d’un lieutenant et j’aime mieux être heureuse avec un traitement de 3.000 francs que malheureuse avec 10.000 francs »

-    « Taratata, ma petite, nous la connaissons, ils sont trop verts. » et Madame Beauvais recommence à rire en me narguant. J’avais cette réponse sur les lèvres : « Albert ne gagne pas davantage ! » Mais c’eût été envenimer la discussion, je me suis contenue. Madame Beauvais est d’une gaieté exubérante en ce moment, je pense qu’elle parle plus par étourderie que par méchanceté mais j’ai senti les larmes me monter aux yeux et je lui en ai voulu toute la fin du dîner. Je ne veux pas qu’on touche à mon idole

16 février 1904

Mardi Gras ! Jour de crêpes ! Il paraît que ceux qui mangent de cet entremet sont sûrs de ne pas mourir dans l’année. Je sors de table où j’ai pris un brevet de 365 jours de vie. Victorine fait divinement les crêpes, nous nous sommes tous régalés.

Bébé est aux Champs-Élysées. Cela me préoccupe un peu à cause de la cohue qu’il doit y avoir aujourd’hui malgré un temps sombre qui porte peu à la joie et à l’amusement. Il faut bien que notre luron prenne l’air car il est insupportable quand on le tient enfermé toute une journée. Il se frappe aux portes et aux fenêtres comme un oiselet prisonnier. J’ai recommandé à la nourrice de rester du côté de l’Avenue Gabriel où Jean doit aller aussi et je suis persuadée qu’elle tiendra compte de mon observation, mon beau-père ayant dit qu’il irait embrasser ses deux petits-fils.

Pendant ce temps là je suis un peu au calme et libre ce qui me cause un sensible plaisir. Monsieur Polo est venu me faire visite dans ma chambre. Il s’est attardé à me raconter ses nombreux et profonds griefs contre sa future belle-mère qu’il ne porte pas dans son cœur.

Je ne me laisse pas monter la tête par notre petit frère. Non, j’examine avec attention, sans parti pris et j’avoue que je me sens de moins en moins portée à aimer Madame Beauvais comme je le voudrais, comme il le faudrait. Elle me glace par ses airs moqueurs et ses petites pointes incessantes ; je sens en elle une hostilité, peut-être inconsciente, contre notre petit ménage. Que lui avons-nous fait cependant ? Est-ce à cause d’Henri ? Elle établit toujours un parallèle entre notre existence calme, retirée et celle des Albert beaucoup plus brillante ; est-ce pour me rendre jalouse, me vexer. Serait-ce au contraire parce que, parisienne dans l’âme, elle ne comprend pas notre bonheur et nous plaint sincèrement de vivre toute l’année à la campagne avec un budget modeste. J’ai peur de la mal juger, de lui attribuer des intentions méchantes qu’elle n’a pas et pourtant elle m’a fait souffrir plusieurs fois. Par désir de la paix je me fais aussi douce et aussi humble que possible avec Charlotte et, avec elle, je m’efface et j’efface Franz…

Mon cœur est las et meurtri, il ne reçoit pas de grands coups mais des piqûres d’épingles, douloureuses par leur fréquence.

Ce matin, j’ai envoyé au docteur Charrin le montant de sa note d’honoraires pour 1903. Il nous a demandé cinquante francs. J’ai adressé aussi un mandat à la Mère Ambroise pour la garde de la maison, le semestre de l’eau et la nourriture de Loki. Après ces deux opérations le vide règne dans mon porte-monnaie.

Mercredi 17 février 1904

Le carême s’ouvre dans la pluie et la grisaille. Que m’importe à moi qui prends le temps comme il vient sans lui demander de m’apporter autre chose que des lettres.

Au bout de ces quarante jours de pénitence, il y aura Pâques. Papa espère le retour d’Henri pour le commencement de mai et il a fixé son mariage au 19 de ce même mois. Mais ce projet a encore le temps de changer. Je ne crois pas qu’on le modifie si l’absence de son fils devait se prolonger, seulement d’autres circonstances peuvent survenir qui en retarderont l’exécution.

Papa m’a dit qu’Henri manquait d’expansion avec lui, qu’il se renfermait dans un silence olympien ! Ceci était à propos de l’affaire Decaux. Ce qui se prépare est pour lui de la plus haute importance ; toutes ses idées roulent autour de ce point là.

Il ne faut pas nous plaindre car ce serait être ingrats envers Dieu et peut-être attirer le réel malheur sur nous. Nos souffrances ne sont rien comparées à d’autres que nous côtoyons journellement. Je viens de m’emplir les yeux de douleur humaine.

Monsieur Larquet a peut-être trente cinq ans, Madame devait en avoir une trentaine ; ceux sont des cousins de Mimi Strybos. N’ayant pas d’enfants, ils vivaient uniquement l’un pour l’autre, charmants tous les deux, ayant un véritable bonheur d’amoureux dans un très joli cadre. Enfin, ils réunissaient tout ce qu’il faut pour être heureux. Subitement, d’une manière foudroyante m’a-t-on dit, la mort vient de désunir ces deux êtres qui s’adoraient. On a enterré la jeune femme aujourd’hui, son cercueil disparaissait sous des montagnes de fleurs. Le pauvre Monsieur Larquet faisait mal à voir, il avait une lividité de cadavre, des gestes automatiques. A chaque instant on croyait qu’il allait tomber mort lui aussi et ses voisins étendaient les bras pour le recevoir. C’était effrayant et j’ai conscience d’avoir vu tout à l’heure peser sur ce malheureux le plus lourd fardeau de douleur qu’un homme puisse supporter. Oh ! que je l’aie plait ! Que j’aurais voulu pouvoir lui dire le mot qui console, qui ouvre l’âme à l’espérance.

Il se peut que Monsieur Larquet se console avec le temps, il se peut même qu’il essaie de refaire sa vie, il encore jeune et très séduisant. Mimi l’aime beaucoup et on ne peut pas prédire l’avenir… maintenant je doute de tout. Mais enfin, à l’heure actuelle, c’est un crucifié et en songeant à son martyre je me trouve heureuse.

Ayons donc du courage, gardons notre pitié pour les autres et ne nous attendrissons pas sur nous qui ne subissons qu’une épreuve passagère.

J’étais si remuée, je pensais si triste, en sortant du service, que je suis allée un instant au cercle de la rue Boissy d’Anglas pour essayer de me changer les idées en regardant quelques bons morceaux de peinture. Mais je n’ai pas réussi à chasser le souvenir qui me hantait. Maintenant que mon âme est plus légère, je vais ressortir, j’irai chez Madame Joannard puis chez Madame Beauvais et chez Charlotte où j’ai donné rendez-vous à Franz.

Jeudi 18 février 1904

A mes visites projetées j’en ai ajouté une autre hier. Je suis allée voir Madame Cordel, une amie de Grand’mère Prat, une vieille petite dame qui a de grandes boucles blanches sur les oreilles. La pauvre femme, quoique bien frétillante pour ses quatre-vingts ans, ne sort plus guère et ne voit pas beaucoup de monde. Aussi a-t-elle paru sincèrement ravie de ma visite, elle m’a embrassée une dizaine de fois en me remerciant de ne pas l’avoir oubliée. Elle me prenait les mains en me répétant : « Que vous êtes gentille ma petite Madeleine ! »Enfin je lui ai fait plaisir et, en sortant de chez elle, j’étais très heureuse, comme si j’avais accompli un acte de charité.

Je voudrais être bonne, je voudrais faire du bien à tous, rendre service, me dévouer, donner du bonheur autour de moi, mais hélas ce généreux désir s’éteint trop souvent dans la paresse, la lâcheté, l’égoïsme et quelquefois aussi dans une timidité mal comprise et exagérée.

Cette nuit, je n’ai pas dormi une minute, la nourrice qui avait des névralgies n’a poussé qu’un cri de 10 heures à 7 heures du matin, elle frappait du pied, se tapait la tête aux murs, se roulait sur la table, les chaises et le fourneau. Elle a passé la nuit dans la cuisine à moitié folle et moi je courais d’elle à Franz. A plusieurs reprises j’étais sur le point de sonner mon beau-père mais j’ai pu m’en tirer seule cependant. Avec quelle joie j’ai vu le jour revenir, un jour bien triste tout gris, tout mouillé de pluie, mais qui m’a semblé radieux après cette terrible nuit.

Je rentre de Boulogne, il fait glacial, la neige tombe et le vent souffle. Aucune nouvelle de Menton depuis huit jours. Geneviève et moi nous sommes un peu inquiètes. Louis est furieux et est près de s’imaginer que Maman a assassiné Marguerite pour s’en débarrasser. Ces deux dames s’ennuient tellement à Menton, Margot a un si grand désir de retour, qu’on les verra peut-être arriver un de ces jours sans avoir crié gare. J’espère que non car ce serait absolument fou mais c’est dans les choses possibles.

Il paraît que le Mardi Gras s’est passé gaiement à Boulogne. Après-midi récréatif chez les Hainque ; à 6 heures du soir on téléphone à Geneviève : « Nous allons tous dîner avec vous. Faites mettre 10 couverts. » Geneviève répond : « Impossible, je regrette beaucoup mais nous n’avons qu’un beefsteak et un reste de viande froide. » - « Qu’à cela ne tienne, riposte le Père Hainque, ajoutez de l’eau à la soupe, faites faire un  bon plat de pommes de terre frites, nous apporterons notre dîner, des gâteaux et du champagne. » Ainsi fut fait et la soirée s’acheva dans des éclats de rire.

En dehors des parents Hainque, il n’y avait que de la folle jeunesse : Louis, le petit Sandrin, Machard et Emmanuel représentaient le sexe fort, Adrienne, deux de ses amies et Geneviève faisaient des cavalières à ces Messieurs. Tout le monde s’est déguisé, on a dansé la Cake Walk, enfin, on a ébranlé les murs de la maison jusqu’à près de minuit. Je suis contente de n’être pas mêlées à ses sarabandes qui ont une apparence d’orgie qui me répugne.

Vendredi 19 février 1904

Je viens d’avoir les visites de Mimi et des petites Bucquet. Nous avons causé de toutes sortes de choses.

Samedi 20 février 1904

A la fin du dîner d’hier, Franz est venu m’apporter une carte en répétant d’un petit air tout joyeux la leçon apprise à la cuisine : « Papa ! Papa ! » En effet, il venait de son père ce cher billet trop laconique à mon gré ; j’ai cherché vainement autre chose dans les menottes de Bébé, je n’ai rien trouvé, la carte était seule ! Heureusement elle ne précède sans doute que de quelques heures une vraie lettre où parlera toute l’âme de mon Henri. Et j’attends cette longue missive peut-être avec plus d’impatience encore qu’avant d’avoir reçu le mot qui me prouve qu’il vit, qu’il n’est pas malade et qu’il pense à moi.

Mon beau-père se moque doucement de moi, il trouve que « sa chère fille » manque de logique. Il a peut-être raison mais je plains ceux dont l’amour est toujours logique.

Voyons, il faut que j’aie de la patience jusqu’à lundi matin, souvent les courriers du Brésil arrivent ce jour là aux Parisiens. Je ne puis avoir qu’une crainte, c’est que le reste de la correspondance se soit égaré mais je veux même écarter la pensée de ce malheur et ne croire qu’à un retard. Comment ferais-je si les communications manquaient entre nous ou seulement si elles étaient encore moins bien établies. Vivre loin de lui sans savoir ce qu’il devient, sans avoir le réconfort de ses lettres me serait impossible sûrement.

J’ai une forte migraine et je dois malgré cela aller dîner avec ton Père chez Monsieur de Montgolfier. Ces deux raisons me paraissent aussi ennuyeuses l’une que l’autre.

Dimanche 21 février 1904

Hier, chez Monsieur Adrien de Montgolfier, le dîner nous a réunis à toute la famille de Saint Genys, à Madame Joannard, aux Joseph, au Général et à Madame Tournier. Le Général Tournier commandait à Clermont il y a quelques mois ; des démêlés désagréables avec le Gouvernement ont brisé sa carrière et en ce moment il voyage pour se distraire de son chagrin et de son dégoût.

La conversation a abordé tous les genres mais elle a été en général plus élevée que chez Madame Joannard la dernière fois, on s’est moins occupé de ce qui se passe dans les coulisses, on a moins sondé les cœurs des actrices en vogue, on a moins déterré de scandales mondains… On a cependant un peu potiné tout de même et le prochain a reçu quelques égratignures. Entre autres, on a légèrement tapé sur notre curé de la Madeleine, l’abbé Chesnelong, que bien des gens n’ont pas l’air de trouver, comme distinction, à la hauteur de son poste. On s’est demandé comment il avait pu devenir la coqueluche des belles « Madames » et prendre cette réputation d’homme du monde qu’il a. Madame de Saint Genys a cité ce mot de lui : A St Augustin, l’abbé Chesnelong monte un jour en chaire et, s’adressant à un auditoire nombreux « Mes chers frères, dit il, pour éviter le désordre, nous prions les personnes du sexe de vouloir bien se ranger à gauche et les autres à droite. »

Ces dames sont un peut méchantes langues et je m’aperçois que je suis bien mauvaise plume puisque je raconte les petits potins que mon oreille a recueillis.

Monsieur de Montgolfier semble aller très bien en ce moment, il a repris un peu d’embonpoint. Il a bonne mine et paraît moins nerveux. Je suis revenue aussi sur l’impression première que m’avait produite Monsieur Joseph. Le rictus désagréable de sa physionomie est un reste de sa terrible crise névralgique, c’est un agité mais ce n’est pas encore un fou, comme je le croyais. Tout ce monde faisait assaut de grâce et d’amabilité, même les enfants de Saint Genys qui sont traités en grandes personnes. La soirée s’est terminée de bonne heure, suivant l’habitude. A 10 heures et quart, nous avons salué nos hôtes. Je n’ai plus qu’un détail tout gastronomique à signaler : Papa apprécie beaucoup la cave du Boulevard Malesherbes mais, en revanche, il trouve la cuisine inférieure à celle de Madame Joannard. Pendant que nous étions dans le grand Monde, Albert et Paul étaient au bal de l’hôtel de Ville à goûter le champagne et le punch municipal.

Rien de particulier à dire sur Boulogne où l’existence des uns et des autres suit son cours normal. Il n’y a que la disparition de Rousseau à signaler, on ne l’a pas vu depuis vendredi soir et, comme il semblait bien malade à ce moment là, Geneviève pense qu’il est allé mourir dans quelque coin.  Mais, il fait aussi peut-être une petite absence comme Messieurs les chats en ont d’habitude au printemps.

Je suis revenue de bonne heure à cause de ma migraine qui dure toujours et que je vais emmener avec moi dîner chez Madame Beauvais. Je voulais rentrer, m’étendre un peu dans le calme de ma petite chambre mais, en passant par les Champs-Élysées, j’ai cédé à la tentation d’embrasser Franz, je l’ai trouvé près de Jean et je me suis attardée  avec eux. Je n’ai donc pas pris de repas et j’y vois trouble.

Les badauds parisiens se sont partagés aujourd’hui entre deux spectacles : la Seine et les décombres d’un terrible incendie.

Les pluies incessantes ont amené une crue comme notre fleuve en a rarement. Les bateaux ne peuvent plus marcher, les arches des ponts sont toutes basses ; les soldats de pierre de l’Alma ont de l’eau jusqu’à mi-jambes. Le courant est trouble, jaune, très rapide ; il entraîne des épaves de tout genre. Le long des quais, les curieux se touchent les coudes, c’est une immense brochette, on dirait des mouches prises à une corde enduite de glue. J’ai vu des pensions entières qu’on avait menées voir cela pour occuper la longue récréation du dimanche.

Quant à l’incendie qui fit hier dans l’après-midi une vingtaine de victimes il a eu pour théâtre le coin du boulevard Sébastopol et de la rue Etienne Marcel. Il paraît qu’il eut une violence inouïe grâce au camphre amassé dans une fabrique de celluloïd et que, sans le courage des pompiers, il y aurait encore plus de morts à déplorer. Le plomb de la toiture fondait et tombait en gouttes brûlantes.

Il est presque six heures, je n’ai plus que le temps de faire ma toilette et de partir. J’aimerais mieux me coucher.

Lundi 22 février 1904

Rien encore ! Je suis navrée cette fois, navrée à fond. Est-ce mon mari qui est méchant ? … ou bien la mer… ou bien la poste ? … Je ne sais, mais il y a quelqu’un ou quelque chose contre qui je suis furieuse. Et je suis bien malheureuse ce matin.

9 heures du soir : mon gros chagrin vient d’être remplacé par une joie folle doublée d’un bonheur profond : ses pages sont là, devant moi,  nombreuses et sentant bon.

Mardi 23 février 1904


Je n’ai pas pu dormir tellement j’étais heureuse. Mon énervement dure encore. C’est fou  n’est-ce pas d’être exagérée à ce point mais je suis ainsi faite, toujours portée aux extrêmes, pour mon malheur et celui de ceux qui m’entourent. Aujourd’hui, je trouve tout parfait ; Franz est un ange, sa nourrice une sainte, la poste une invention divine. Ma névralgie s’est dissipée, le temps s’est éclairci, je ne vois que des gens qui sourient. La photo d’Henri est arrivée ce matin. Cette épreuve est jolie, artistique et curieuse mais je voudrais plus de lumière, une vision plus nette des traits de mon Aimé. Toutefois je le reconnais parfaitement, je l’ai vu lire si souvent sous la lampe, avec de grandes ombres sur le visage et des coups brusques de lumière aux saillies. C’est bien lui, mon Henri du soir… qui n’a pas encore retiré son faux col. Je te dis merci de tous mon cœur mais, comme un bébé que je suis, j’ajoute : « encore » J’en voudrais d’autres, j’en veux de toutes sortes. Je désire le voir en cow-boy, sous son chapeau Boer, il doit être très gentil !

Quelques nouvelles de l’usine que j’ai apprises hier par Madame Joannard venue me rendre visite. Aux tirs de Belgique, on a été classé avec le numéro 1, ce qui ne veut pas dire qu’on aura la commande mais c’est un succès qui fait jubiler le Grand Patron et qui couvre Dalzon de gloire. On ne jure plus que par lui et il paraît que Monsieur de Montgolfier a envie de le faire venir à Paris pour étudier une affaire considérable avec la Turquie. Cette grande commande, que l’on tient presque peut-être comme celle d’Italie, il y a deux ans, donne un ouvrage fou au bureau de l’artillerie. Darmancier perd la tête et embrouille tout, au dire de ma visiteuse qui ne manifeste pour lui ni beaucoup d’estime ni beaucoup d’affection. Naturellement, je n’ai rien dit, je me suis enfermée dans un silence. En effet, ces évènements contribueront sans doute à un prompt rappel d’Henri. Samedi, Monsieur Joseph de Montgolfier  à qui je parlais des essais de roulement m’a interrompue par ces mots : « Mais votre mari ne restera pas là-bas pour cette seconde phase, on en aura besoin à Saint Chamond. »

Les essais de tirs au Brésil vont commencer sans doute ces jours ci. Pourvu qu’on y est du succès car ce doit être un concours comme en Belgique, il faut emporter un bon numéro pour prouver à tous ces Messieurs que nous prenons les choses à cœur. Il faut qu’Henri fasse comme s’il était l’inventeur du canon et qu’il veuille faire triompher son œuvre. Qu’il en rapporte de bons procès-verbaux, le reste ne le regarde pas, tout le monde le sait. Je vais prier bien fort pour sa victoire mais comme dit le proverbe ; « aide toi, le Ciel t’aidera. »

Je vois, de jour en jour, que l’on est de moins en moins disposé à m’expédier auprès de mon mari. Hier, j’ai parlé à Papa du retour probable de Maman pour le 2 mars et il s’est écrié : « Vous n’allez pas partir à Boulogne au moins ? » - « Pas tout de suite, ai-je répondu, vers le milieu du mois prochain seulement, à moins d’imprévu. » Alors, mon beau-père a soulevé plusieurs objections : la santé de Marguerite qui a besoin de calme, le danger de la contagion, l’encombrement de la maison, la vie nerveuse que je mènerai là-bas, le temps qui n’est pas encore favorable pour s’installer à la campagne. « Attention au 15 avril » a-t-il conclu. J’ai essayé doucement de lui faire comprendre que ce ne serait pas possible à cause de Maman qui me réclamerait. Mon rôle est difficile car je ne veux mécontenter personne.

Papa a été excellent pour moi pendant ces trois mois passés chez lui. Je ne veux pas quitter sa maison dès que Maman sera revenue pour ne pas avoir l’air de ne l’avoir pris que comme pis-aller. Et d’un autre côté, si Maman part le 17 mai pour Lamalou, comme Geneviève l’a en tête, il faudra que je ne perde pas trop de son temps. Il y a un mois que j’ai fixé mon départ au 13 mars, je crois que je ferai bien de ne pas me laisser ébranler dans ma résolution à moins que la nourrice me quitte avant cette date. C’est Franz, beaucoup plus que moi, qui fera un vide ici. Son grand-père, Victorine et même Paul s’y sont fortement attachés et ce petit morceau d’homme leur manquera certainement.

Mercredi 24 février 1904

Je viens de recevoir d’un bout à l’autre le récit de l’intéressante excursion d’Henri dans l’Etat de Minas. Je ne puis pas m’empêcher de trouver les mœurs de ce pays bizarres et peu de mon goût. La femme n’occupe pas sa véritable place lorsqu’elle n’est que la servante de l’homme, je revendique nos droits au beau rôle de compagne et d’amie et je suis persuadée que mon galant mari pense comme moi. Paul, par contre, a manifesté un enthousiasme qui sonnait un peu faux. « Mœurs patriarcales », s’est-il écrié en écoutant la lecture du passage où il décrit sa réception dans la famille Gerspacher. Il trouve même que ces dames ont manqué à tous leurs devoirs en ne leur lavant pas les pieds, en n’oignant pas leurs chevelures avec de l’huile de cade.

La capture de chevaux à demi sauvages et la chasse à l’alligator ont emballé mon jeune beau-frère mais l’eau pure comme boisson ordinaire lui plait moins et à douché son enthousiasme pour l’existence des Fazendeiros.

Jeudi 25 février 1904

Depuis trois jours, je mène une vie bien agitée. Je ne raconterai pas le détail de mes courses et de mes visites car il y aurait trop de choses sans aucun intérêt.

Hier, j’ai presque vu un noyé ; quand je suis passée sur le pont Solferino, il y avait un millier de personnes disposées tout le long du parapet sur plusieurs rangs. Et, sans m’arrêter, j’ai appris qu’on était en train de repêcher quelqu’un. Je n’entendais que les conversations de ceux qui étaient en arrière et qui voyaient aussi peu que moi et elles n’étaient pas de nature à m’éclairer. Les uns disaient : « C’est un homme ! » Les autres disaient « C’est une femme ! Plus loin, j’ai entendu « Il venait de se jeter, on a pu le sauver », et encore plus loin, une femme racontait à une autre « Il était bien dans l’eau depuis quinze jours ». Ces propos étaient bien contradictoires.

Hier soir, j’ai dîné chez les Albert, seule avec eux. Je crois qu’ils m’ont un peu invitée pour me faire faire maigre car Papa ne veut pas qu’on fasse le mercredi entier pendant le carême ; Il a déclaré qu’on aurait de la viande à l’un des repas et peut-être aussi le vendredi. Naturellement je n’ai pas osé parler de jeûner mais j’aurais bien voulu pouvoir faire au moins ce que j’ai fait toute ma vie depuis l’âge de six ans, c’est-à-dire deux jours de maigre ; Papa s’y oppose… et je n’ai qu’à obéir, offrant  au bon Dieu la contrariété que j’en éprouve et qui sera peut-être plus méritoire qu’une petite privation dans la nourriture. Aimant beaucoup les œufs, le poisson et les légumes, je m’accommoderais fort bien du carême mais papa déteste le maigre, Paul n’en est pas fou, Victorine traite tout cela de bêtises et la nourrice est gourmande. Au milieu de cet entourage, mes protestations n’ont pas d’écho. La Sainte  Eglise s’est vengée. Pendant que les Albert et moi nous nous régalions de coquilles de saumon, papa était devant une cervelle trop vinaigrée. A table, nous avons agité une question qu’il n’est pas pressé de résoudre.

Donnerons-nous un cadeau à Papa ? Albert et Charlotte ont d’abord répondu par la négative puis, ils ont réfléchi et, d’un commun accord, nous avons pensé qu’une gerbe de fleurs dans un beau vase d’étain serait accueillie avec plaisir. Nous nous réunirions pour cet achat, ce serait un souvenir collectif n’ayant pas tout à fait l’apparence d’un cadeau mais dont une partie resterait tout de même. Ce ne sera pas un jour de fête pour nous parce que nous aurons donné des fleurs et nous pourrons porter une gerbe encore plus belle sur la tombe de ma pauvre belle-maman pour compenser ce que nous sommes un peu obligés de faire pour Papa, toujours si généreux et si bon !

Je suis allée déjeuner avec Geneviève aujourd’hui. Hélas ! Rousseau est bien mort, on a retrouvé son cadavre dans la cave. Je ne me lamente pas trop sur cette disparition car je connais peu le défunt et que je serai plus tranquille à cause de Bébé. Franz aime les bêtes, il veut jouer avec elles et, dans son innocence il ignore les crocs et les griffes. Le pauvre Rousseau m’aurait donné des inquiétudes, que le dieu des chats ait son âme.

L’autre dimanche, Emmanuel a essayé de photographier notre bijou. Pour faire de l’instantané, il l’a placé en plein soleil, ce qui t’explique l’affreuse grimace de notre fils. C’est ma grosse patte qui coupe la taille de Bébé, je lui arrangeais sa collerette et Manu a déclenché trop tôt. C’est loin d’être un chef d’œuvre et je suis un peu honteuse de ce chiffon de papier.

Je gèle dans ma chambre. On voulait me faire du feu, j’ai refusé tout à l’heure et je n’ose pas en demander maintenant. D’ailleurs, on va dîner bientôt.

Vendredi 26 février 1904

Les dates de ces jours ci me semblent bien pénibles. Je revis les cruautés de l’année passée : à chaque instant j’ai devant les yeux la vision de Papa étendu sur son lit de mort… Déjà un an ! Comme le temps passe vite malgré tout ! Nous sommes emportés bien rapidement vers l’éternité et nous ne devons pas pleurer trop amèrement ceux que nous irons bientôt rejoindre. Employons les quelques jours qui nous séparent à prier pour eux et à mériter pour nous-mêmes. Je suis allée me confesser ce matin afin de pouvoir communier demain pour son âme.

Il y a un affreux temps de neige qui me porte davantage à la tristesse ; je crois sentir un énorme poids sur mon cœur, j’aurais besoin de pleurer… Pour me distraire un peu de mes funèbres pensées, je joue avec Bébé qui est un vrai rayon de soleil dans ma nuit morale. Et puis, je cherche à occuper mon esprit par d’autres sujets. J’ai répondu à une grande lettre, très amicale de Louise Darmancier.

9 heures du soir : la lettre numéro 11 de mon mari m’est remise à l’instant et me rend si heureuse que je suis incapable d’en dire mon bonheur. Ma tête se perd, ma main tremble et mon cœur bat follement.

J’ai reçu des visites toute la journée de 1 heure de l’après-midi à 7 heures : Suzanne Bucquet, Amélie Bardinet, Marguerite Marin, Hélène Faure, Mme Muller, Thérèse Meaudre, Madame Lacau et Madeleine, Tante Geneviève, Madame Normand. Je suis un peu fatiguée d’avoir causé pour répéter neuf fois les mêmes.

Samedi 27 février 1904

Après avoir entendu à la Madeleine la messe dite pour Papa, nous sommes allés Louis, Emmanuel et moi au cimetière. J’ai prié sur nos deux chères tombes et nous sommes rentrés ensemble ici où mon beau-père avait eu la bonté d’inviter les garçons à déjeuner.

Voilà une triste journée qui s’achève. Un an tout entier est passé ; la première étape est toujours la plus douloureuse à franchir mais au lieu de demander au Ciel pour moi la résignation et l’oubli, j’ai prié au contraire afin de conserver toujours mon chagrin et le souvenir très intense de mon pauvre Papa. J’aime cette souffrance, la seule chose qui, avec la prière, me rapproche du cher Disparu. Pour tous ceux qui m’entourent, il faut cependant que je jette un voile sur les blessures qui saigneront toujours dans mon cœur, j’essayerai…

Franz manifeste des dispositions à l’anthropophagie. Tantôt il s’était emparé du morceau de bœuf destiné au pot au feu et il le léchait avec entrain, se régalant du sang tombé au fond de l’assiette. Victorine lui a enlevé tout cela en me demandant si je n’avais pas eu une envie de viande crue quand j’attendais Franz. Ce petit sauvage ferait mieux au Brésil qu’en France.

Paul est ce soir au bal de Saint Cyr, beau comme  Adonis en habit, Papa et moi nous écrivons en face l’un de l’autre à la même table, après avoir fait l’inévitable partie de cartes. Comme je suis persuadée que ton Père attend que j’aille me coucher pour y aller lui-même, je ne veux pas avoir l’égoïsme de le retenir.

Dimanche 28 février 1904

Il y a trois mois de nos adieux au quai d’Orsay. Jamais nous n’avons été séparés aussi longtemps ! C’est bien dur autant pour l’un que pour l’autre car, ni l’agrément du voyage pour lui, ni la douceur de la famille pour moi ne peuvent compenser ce dont nous sommes privés. Ne nous laissons pas décourager cependant, les semaines passées ne sont plus à vivre, elles diminuent la durée de l’épreuve. Papa croit fermement au retour de son fils pour les environs de Pâques et il cherche à m’en persuader… Je ne laisse pas entrer dans mon cœur cette espérance qui a tant de tristes chances pour être trompeuse.

Le dimanche, ce jour de repos, est pour moi presque plus chargé que les autres. Boulogne m’a prise jusqu’à quatre heures et comme Madame Beauvais et les Albert viennent dîner ici, je n’ai guère que le temps de m’attifer un peu…

J’ai déjeuné avec Louise et Suzanne Bucquet. Adrienne, Mesdemoiselles Mourlon, Marguerite et Jeanne Reugnet sont arrivées ensuite. Je suis redevable de ma place de tramway à ces deux dernières, avec lesquelles je suis repartie pour Paris. A un moment, il y avait dans le salon huit jeunes filles et moi. L’élément masculin n’était représenté que par Dick pelotonné dans un fauteuil. Cela manquait vraiment d’hommes, aussi ma pensée s’est-elle échappée souvent de notre cercle pour courir après une paire de moustaches blondes. Dehors, il gelait à pierre fendre : cinq degrés au-dessous de zéro, tous les nez étaient rouges.

On sonne ! C’est la Mère Beauvais, comme dit Paul.

Lundi 29 février 1904

Le « grelottage » continue et j’écris entre deux feux pour dégeler ma cervelle et mon encre. Franz est dehors cependant pour une demi-heure. Je tiens à ce qu’il sorte tous les jours quand ce ne serait que pour un instant, pour aspirer une seule bouffée d’air. Il est insupportable quand on le garde à la maison, il ressemble en cela à son père ainsi qu’à ses oncles et à son cousin par sa passion du mouvement et du grand air. Hier, vers cinq heures et demie, Jean est venu faire visite à son grand’père en sortant d’un goûter d’enfants chez Madame Dessouches ; il est maintenant très gentil pour Franz ; par contre, ce dernier, dont les avances du début de la saison ont été rebutées, montre peu d’enthousiasme pour les caresses de son cousin.

Dans la cuisine, Jean ayant eu la malencontreuse idée de s’amuser avec les oiseaux, Franz qui les considère comme sa propriété exclusive s’est élancé sur lui et lui a flanqué une de ces tripotées dont Jean est resté ébaudi, mais je l’ai corrigé au grand scandale de Victorine, des deux nourrices et de Charlotte. Naturellement, Bébé a hurlé pendant un quart d’heure et il n’a cessé que lorsque j’ai bien voulu faire la paix avec lui.

Nous avons appris ce matin la mort de Monsieur Menant, décédé à Nice où il n’était que depuis 24 heures. Il était usé paraît-il et aurait dû se reposer depuis longtemps mais ce qui l’a emporté ce ne sont pas les troubles dont on était inquiet, c’est une congestion pulmonaire. Ses fils, prévenus cependant à la première alerte, n’ont pas eu le temps d’arriver pour le revoir. Cette disparition si brusque a impressionné mon beau-père. Quant à moi qui ne connaissais pas du tout Monsieur Menant je plains le pauvre homme et les siens sans être autrement émue de ce malheur. Mais je viens d’apprendre une autre triste nouvelle. Je suis moralement obligée d’aller demain à Palaiseau assister à l’enterrement de la Tante Platel.

Cette vieille et lointaine cousine habitait Tours autrefois et on était sans nouvelles depuis tant d’années, qu’on ne savait plus si elle était encore en vie ou bien morte. J’ai même fait une remarque à ce sujet en lisant le faire-part de Grand’mère Bocquet sur lequel on l’avait inscrite. Eh bien ! Je ne sais pas comment la pauvre femme était venue échouer à Palaiseau. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle vient d’y mourir ; son notaire de Tours nous en avise par dépêche en nous conviant aux obsèques. Maman, tante Geneviève, tante Thomas et Marie Laroche sont les seules parentes qui restaient à Madame Platel. Il se peut qu’il y ait un petit héritage à partager en quatre mais c’est sûrement bien peu de chose. Quant à moi, je n’ai rien à récolter en allant à Palaiseau, sinon un bon rhume mais je veux remplacer Maman auprès du cercueil de cette tante que je n’ai jamais vue.

Que ce doit être triste de s’en aller ainsi sans emporter de regrets avec soi et d’être obligé de mendier les prières de parents qui vous sont inconnus. Volontiers, je dirais quelques De Profundis pour la Défunte. Ce qui me coûte, c’est le voyage à la campagne par ce froid.

Pour la première fois on nous a communiqué ce matin les télégrammes qu’Henri a échangés avec l’usine. Il y dit que les munitions manqueront ; c’est bien ennuyeux et on ne peut plus rien conjecturer pour son retour. Mon beau-père, me voyant désolée, semble moins opposé à mon désir d’aller le rejoindre. Il m’a dit en souriant : « Allons ! nous verrons dans quelques jours si je puis vous signer votre chèque mais je ne le ferais pas sans l’autorisation formelle d’Henri »

Papa s’imagine qu’Henri serait très contrarié de me savoir partie seule pour ce long voyage. C’est bien difficile aussi de me faire conduire au Brésil par quelqu’un que ses affaires n’y appellent pas. C’est une dépense et une perte de temps trop considérable pour bien des gens. D’un autre côté, notre bourse est trop légère pour que je puisse me payer une dame de compagnie et lui offrir ce voyage. Et puis, je suis une femme sérieuse, je ne risque rien ; de plus jeunes que moi se conduisent seules dans la vie ; une traversée sur un bon paquebot n’est pas une chose bien périlleuse à aucun point de vue. Pour moi, il n’y a qu’un seul obstacle à mon départ, c’est Franz.

10 heures et demie, soir. Je quitte mon beau-père auquel j’ai servi de secrétaire toute la soirée pour la confection d’un bail.

Mars 1904

Mardi 1er mars 1904

Me voici revenue de Palaiseau sans y être allée. Ce matin, à 8 heures et demie, comme je me disposais à partir, je vois arriver Louis qui me dit : «  Viens vite, Maman et Marguerite arrivent, la voiture est en bas pour nous conduire à la gare de Lyon » Je jette un chapeau sur ma tête, j’enfile un manteau et je le suis. En route, il m’apprend qu’après un échange de plusieurs dépêches, Maman a décidé d’avancer son retour de 24 heures pour assister à l’enterrement de la tante Platel. Aussi, dès que le train est arrivé, Maman a pris mon ticket d’entrée sur le quai, me laissant son billet et, après nous avoir embrassés rapidement, Louis et moi, elle a filé vers la gare du Luxembourg par je ne sais quel véhicule. J’espère qu’elle aura pu avoir le train mais il n’y avait pas une minute à perdre. Ce soir, elle sera tuée de fatigue, d’autant plus qu’elle devait être à jeun.
Je n’irai que demain à Boulogne pour les voir toutes les deux au calme. J’ai  aperçu Marguerite ; elle avait bonne mine pour quelqu’un qui roule depuis 12 heures et elle ne toussait pas du tout ; malheureusement, elle avait encore eu deux vomissements en route.  Je crois que chez elle, les nerfs et l’estomac sont seuls atteints. En somme, ma première impression n’a pas été mauvaise. Lucie qui était à la gare jubilait de retrouver sa Kiki ; elle l’a toujours beaucoup gâtée ; maintenant, après cette séparation de trois mois, ce sera renversant.

Il parait que la guerre continue, un sujet de « René » pour Marguerite, c’est toujours un ange descendu des Cieux et pour Maman un démon vomi par les enfers. Elles ne s’entendront jamais, la distance est trop grande entre leurs sentiments et leurs opinions sur ce chapitre là. Quand je serai à Boulogne, je tâcherai de me mêler le moins possible à leurs discussions ; ma part d’ennuis personnels sera bien assez lourde quand Maman saura…

Papa est excellent ; j’ai pour lui beaucoup d’affection et de reconnaissance, je serais navrée qu’il soit en butte à certaines vexations venant de ma famille mais comment faire pour éviter cela ? Tout à l’heure en me donnant des subsides pour le mois de mars, il m’a remis trois cents francs supplémentaires. « Tenez, m’a-t-il dit, voici pour acheter des vêtements à Franz. C’est que je vous ai enlevé pour vous forcer à faire des économies mais ce n’est pas pour moi que j’ai thésaurisé, c’est pour mon petit-fils » Et il n’a rien voulu retenir pour notre pension pendant ces trois mois. C’est de la générosité et de la bonté en grand. Oh ! Faisons tout le possible pour garder notre place dans son cœur ! Certes, nous deviendrons forcément moins que les autres et il ne faudra pas en être jaloux car notre part d’affection peut être encore belle si nous savons être conciliants.

Je reviens du 169 boulevard Malherbes où nous avons été fort aimablement reçus par Monsieur de St Genys et les deux vicomtesses. La conversation des plus banales ne m’a rien appris d’intéressant sur les choses de l’usine. J’ai aperçu Monsieur de Matharel qui n’a fait que traverser le salon, il a serré la main de papa, s’est incliné devant moi et a disparu. Décidément, les gendres de Monsieur de Montgolfier n’auraient pas fait la conquête de mon cœur ; je suis insensible à leur prestige de grands seigneurs. J’aime encore mieux de Saint Genys qui a moins de morgue que l’autre.

Papa est en ce moment en rapport avec tous les grands Manitous de la Compagnie à cause du changement de local des bureaux. Il est chargé de faire le nouveau bail et d’aménager l’hôtel de la rue de la Victoire. Il pense arriver à faire faire une place à Paris pour Henri dans quelque temps.

Mercredi 2 mars 1904

Nous nous sommes réveillés sous la neige ; les toits, les arbres, le sol, tout est blanc et dans l’air voltigent encore quelques flocons, légers comme des duvets de cygne.

A Boulogne, où je suis allée aujourd’hui, ce n’était plus le tête-à-tête habituel avec Geneviève. Les présences de Maman, de Marguerite et du bon abbé Vincent mettaient de l’animation dans la maison si calme depuis trois mois. Il y en avait même un peu trop à mon gré car là-bas, les discussions menacent toujours de tourner en disputes. Maman est de plus en plus montée contre Serdet que Marguerite adore chaque jour davantage. Certes kiki n’est pas très brillante comme santé mais si le beau temps y aidait un peu, le rétablissement viendrait peut-être à grands pas. Elle a besoin de ménagements et devrait vivre dans une atmosphère calme. A défaut de mieux, elle est bien heureuse d’être rentrée à Boulogne, d’avoir retrouvé sa maison, sa jumelle, sa Lucie, toutes ses affaires ; elle a mangé avec beaucoup d’appétit à midi et, quand j’ai quitté Boulogne vers 3 heures et quart, son déjeuner était encore dans son estomac, ce qui est aussi beau que rare paraît-il. Espérons que du côté de Marguerite l’horizon ne tardera pas à s’éclairer.

Le moule des bébés Aucher n’est pas encore usé ; Marie attend un quatrième poupon, pour le mois de septembre. Elle marche bien, la petite cousine ! Je la félicite d’être aussi utile à l’humanité mais j’avoue que je ne l’envie pas ; je prie au contraire le ciel de ne pas nous envoyer d’aussi abondantes bénédictions.

J’ai sur la main gauche trois petites tâches blanches qui me sont poussées cette nuit sans rime ni raison. Profitant de ce que je voyais le docteur Poirier à Boulogne, je l’ai interrogé sur ce phénomène. Il a examiné ma main, puis me regardant par-dessus son binocle il laissa tomber d’un ton sentencieux ce diagnostic : « Cela indique un manque de la circulation, vous attendez un bébé » je lui ai éclaté de rire au nez et je me suis sauvée.

Et si c’était vrai pourtant ? Je pense à Madame Darmancier, à Madame Berne, à bien d’autres et j’ai un peu de frousse…

Jeudi 3 mars 1904

Grande nouvelle ! Moisy se marie, il est fiancé depuis avant hier et il épousera au mois de mai prochain Mademoiselle Thérèse Tholu, la fille d’un notaire de Paris. C’est un superbe mariage qu’il fait, dit sa mère et la jeune fille est charmante, ce qui ne gâte rien. Elle a 22 ans, lui quelque chose comme 36. Quatorze ans de différence ! La Maman de Jules rayonne, il faudra que j’aille la visiter un de ces jours prochains. Même cette distraction ne me tente pas, seule je n’ai de plaisir à rien

J’ai déjeuné aujourd’hui au Palais d’Orsay, invitée, ainsi que mon beau-père, par les dames Contal. C’est avec un souvenir attendri que j’ai revu les salles où nous avons banqueté et dansé en des jours bien heureux. Le gérant de l’hôtel a fait allumer l’électricité de la salle des fêtes pour nous montrer le merveilleux décor de cette pièce. Madame et Mademoiselle Contal nous ont fait faire un copieux et très bon déjeuner arrosé de champagne. Le menu a varié pour chaque personne, on choisissait à son goût et nous avons eu chacun cinq plats sans compter le fromage, les desserts, le café et les liqueurs. Comme légume, j’ai demandé un fond d’artichaut à la brésilienne et, sans doute pour me faire plaisir, ils se sont tous condamnés à en prendre. Le creux du fond est empli par une purée de tomate et gratiné au fromage. En somme, ce mets porte un plus joli nom qu’il ne le mérite, c’est un peu fade. Ensuite j’ai pris une banane. Nous sommes restés longtemps à table et il était près de deux heures quand on nous a servi le pousse-café. Aussi papa s’est-il empressé de demander la permission de se retirer et l’ai-je suivi au bout d’un quart d’heure.

J’ai fait des courses toute la journée et ce n’est qu’à 7 heures que j’ai eu le bonheur de rentrer au gîte. Nous sommes allées ensemble Charlotte et moi, chez Madame Chirest. Sa fille est plaisante, jolie même malgré un nez un peu trop accentué. Je crois qu’on cherche beaucoup à la marier et il me semble que ce ne devrait pas être difficile.

Nous voulons faire beaucoup de choses pendant mon séjour à Paris. Charlotte m’avait proposé très gentiment de me faire faire quelques visites avec elle et de m’accompagner dans mes courses mais sa longue grippe, puis nos occupations à l’une et à l’autre ont contrarié nos projets ; nous ne nous serons pas vues énormément.

Cependant, nous nous connaissons mieux et nous nous entendons bien. Je suis moins timide avec elle, et Charlotte que notre beau-père trouve très réservée même un peu froide, a beaucoup de laissez-aller avec moi. Nous sommes suffisamment indépendantes toutes les deux pour avoir compris que nous ne devions pas nous mêler mutuellement de nos affaires. Nos deux petits bonshommes sympathiseront aussi à la longue, je l’espère. En attendant, il y en a toujours un qui bat l’autre. Jean qui paraissait prendre de meilleurs sentiments à l’égard de Franz n’a eu qu’une conversion éphémère. Il a recommencé à le rudoyer et, comme notre fils a oublié d’apporter la douceur dans son bagage de vertus en venant au monde, imaginez les batailles de ces deux bouts de choux. Il y a quelquefois des effusions, on s’embrasse à pleines lèvres et on se griffe une minute après.

Maman est venue voir son petit-fils que je ne lui avais pas amené hier à cause de la neige. Elle en a été enthousiasmée ; « c’est un vrai petit Henri » affirme-t-elle. Beaucoup de gens disent qu’il ne peut pas le renier et pourtant, sauf le front, je lui trouve peu de ressemblance avec son papa. Tel qu’il est, c’est un gentil bébé, drôle plutôt que joli.

La manille a duré plus que de coutume et je suis un peu fatiguée d’avoir eu toute la journée mon chapeau sur la tête car j’ai déjeuné avec mon couvre-chef. Je souffre aussi un peu du pied ; ce sont les extrémités qui sont lasses et réclament du repos.

Vendredi 4 mars 1904

Malgré la présence continue de la nourrice et le grand secours de Victorine, je n’arrive qu’à peine à remplir mon programme journalier. Franz m’absorbe terriblement et je ne crois pas que je puisse, même à Boulogne, me passer de quelqu’un attaché spécialement à sa turbulente petite personne. Il ne fait plus qu’un sommeil par jour, au moment du déjeuner de midi à 1 heure, le reste du temps c’est un tourbillon et je n’ai de calme que le moment où il est dehors quand je ne suis pas sortie de mon côté.

J’ai reçu ce matin la visite de Mimi qui m’en avait avertie par un mot. Nous avons bavardé une heure et demie. Mon amie est une bien charmante fille qui comprend les choses de l’amour et qui me plaint de toute son âme d’être privée de mon fiancé.

Je prévois des difficultés. Je veux parler de ma part dans les 35.000 francs venant de la maison de Passy. Honnêtement, nous la devons à Maman mais mon beau-père ne veut pas que je l’abandonne… Il sera là lundi quand cette question sera agitée chez Chevillard et il m’a dit : « Vous n’avez pas le droit d’y renoncer en l’absence de votre mari, je m’y opposerai comme représentant d’Henri » Cela amènera des choses très regrettables, car si je ne restitue pas immédiatement, les autres suivront mon exemple et Maman ne voudra pas signer. De plus, Papa s’emporte dans la discussion, il dira des choses désagréables à Maman si elle réclame ces 35.000 francs avec âpreté ; il m’en a dit quelques unes pendant le déjeuner. Je supporte cela parce que je vois bien que c’est par affection et intérêt pour nous mais au fond cela me blesse et me rend malheureuse. Oh ! que ces questions d’argent sont terribles ; c’est la revanche des pauvres !

Je suis toute mal en train et toute anxieuse de la réunion de lundi ; j’essaie de penser à autre chose mais ce n’est pas facile, cette idée me revient avec une hantise obsédante. Je voudrais bien que ce soit passé. D’abord, nous aurions trois jours de moins à être séparés, ensuite ce serait une grosse épine de moins dans mon existence. Papa est excellent, je l’aime mais au fond ces questions là ne le regardent qu’indirectement ; il devrait nous laisser nous arranger avec Maman.

J’ai vu plusieurs personnes aujourd’hui, entre autres Madame Champion et les vicomtesses.

Samedi 5 mars 1904


Ce n’est peut-être pas un mal que ce lointain voyage nous ait sortis de la douceur de nos habitudes. Henri sera mieux trempé pour la lutte, il aura plus de force et d’autorité. Nous aurons souffert et la souffrance est la grande école de la Vie. De mon côté, je me sens plus femme, plus indépendante de la famille et même de la mienne. Certes, j’éprouve toujours le besoin de m’appuyer mais je comprends maintenant que je ne puis le faire que sur mon mari. Son seul cœur m’aime à fond, son seul bras me protègera aujourd’hui, demain jusqu’à la mort.

Je vois ce qui se passe en ce moment autour de moi, chez ses parents et chez les miens et je ne puis m’empêcher d’être cruellement désillusionnée. La solidarité familiale comme je la rêve n’existe pas. Nos frères, nos sœurs, papa lui-même placent leur bonheur en dehors de nous et ne nous reconnaissent pas le droit de les gêner en quoi que ce soit sans sa recherche. Maman s’écartera volontairement d’un ou de plusieurs de ses enfants. Plus tard, nos fils et nos filles aspireront aussi à se détacher de nous. Il existera toujours je le sais des liens d’affection entre tous les membres d’une même famille mais ils ne vivront plus les uns pour les autres.

Nous ne resterons que deux et encore. L’amour nous a fondu en un seul être mais si nous venions à nous lasser, nous serions plus séparés, tout en vivant côte à côte, que nous ne le sommes en ce moment de nos arrière cousins.

Dimanche 6 mars 1904

Oh ! que je suis lasse, dégoûtée de tout. J’ai assisté tantôt à des scènes violentes entre Maman et Marguerite. Mon beau-père, devant les affirmations de Monsieur Chevillard et de l’oncle Gandriau, a compris que c’était une question de loyauté de rendre à Maman ses 35.000 francs et, non seulement il m’a autorisée au remboursement du cinquième de cette somme, mais il a encore essayé de vaincre la résistance des jumelles. Elles disent toutes les deux « Oui, nous savons que c’est à Maman mais la Loi nous l’ayant attribué nous le gardons car jamais Maman nous le rendrait »

Je suis dans l’énervement. Nous devions signer demain, tout devait être terminé et voilà que la liquidation de Papa toute entière est à recommencer. Les frais seront doublés et Dieu sait quand nous sortirons de ces ennuyeuses choses. Nous allons être obligés de rapporter les 2.500 francs que nous avons reçus depuis la mort de Papa et nous ne toucherons rien jusqu’au règlement définitif.

Maman ne veut pas renoncer à ses 35.000 francs et Marguerite a déclaré qu’elle ne les rendrait jamais, que par la contrainte. Ce n’est pas honnête mais elle ne veut rien entendre, mon beau-père, l’oncle Raoul, tante Geneviève lui ont dit tout ce qu’ils ont pu sans la fléchir… Et Geneviève fait naturellement cause commune avec elle. Si bien que la situation est inextricable. Je cherche dans ma cervelle un moyen d’en sortir.

J’abandonnerais volontiers sur ma part la cause du différent mais je n’en ai pas le droit à cause de mon mari d’abord, à cause de Franz ensuite. Et puis ce n’est pas ce que Maman veut. Ma tête s’y perd et mon cœur est atrocement serré de rencontrer de part et d’autre tant de mauvaise volonté, je pourrais presque écrire tant de haine. Le plus terrible est qu’avec toutes leurs difficultés, Papa, l’homme le plus loyal, le plus intègre, peut passer pour un voleur. Il serait trop long d’expliquer comment ; je dirai seulement que si Maman met au pour (pour rentrer dans ses 35.000 francs) le billet signé par Papa sans que l’oncle Raoul montre le sien, mon pauvre Père sera censé avoir pris 35.000 francs aux Gandriau. Or, quel nom mérite celui qui ayant reçu 70.000 francs de la main à la main d’une personne ne souffle mot de cette dette et frustre les héritiers de cette importante somme. Je ne puis pas concilier les parties adverses car les jumelles s’imaginent que j’y trouve mon avantage et que je veux me faire donner par Maman les sommes qu’on leur enlèvera.

Laissons tout cela qui me brise et m’emplit l’âme d’un lourd malaise ; j’écrirai demain à tante Danloux pour réclamer son intercession. Ces discussions m’ont retenu à Boulogne plus que de coutume. Je suis revenue avec mon beau-père qui est reparti aussitôt chez Madame Beauvais où nous dînons ce soir. Je dois aller l’y rejoindre dans quelques instants, quand je me serai un peu reposée.

Je suis affreusement fatiguée. Il entre dans ma lassitude beaucoup de causes morales et peut-être aussi des taquineries de printemps. Souvent, à cette époque de l’année, je suis moins valide, j’ai des vertiges, des névralgies, des courbatures, des pesanteurs d’estomac. Mais cela ne dure pas.

Lundi 7 mars 1904

La pénible impression d’hier n’est pas encore dissipée pour moi. A l’heure qu’il est toutes nos ennuyeuses affaires de notaires et d’avoués pourraient être terminées pour la succession de Papa et celle de grand’mère Prat. Mais je ne veux plus parler de ces tristes choses, j’aime mieux causer de chiffons.

Je suis allée samedi matin au Bon Marché avec Franz. Je lui ai acheté différents objets de toilette afin que son grand-père puisse en jouir avant notre départ pour Boulogne. Il y avait au comptoir des layettes des choses ravissantes qui dépassaient malheureusement mes prix malgré la générosité de mon beau-père. Je lui ai pris des choses simples, faciles à mettre mais je me suis donné le plaisir d’acheter cependant toute une jolie toilette en lingerie fine. Notre cher Bébé sera délicieux avec ces beaux atours. Je les ai pris un peu larges et un peu long afin que son papa ait aussi la satisfaction de contempler son fils dans un cadre digne de sa gentille petite personne.

J’espère ne jamais avoir la passion des magasins comme certaines femmes, certaines parisiennes surtout, mais je fais ma confession : je suis tentée par une foule choses quand je suis au milieu des soieries et des dentelles. Et si je le pouvais, j’aimerais céder à mon désir. La raison me le défend, tout ce qui est joli est terriblement cher. Rien que pour Franz, sans faire de folies, j’ai dépensé l’autre jour 104 francs 10. Heureusement ce n’est pas moi qui ai payé mais notre petit Rothschild en herbe.

Depuis quelques jours je trouve moyen d’écrire encore plus mal que de coutume ; j’arrive à la fin de ma bouteille d’encre et, pour obéir aux principes d’économie qui m’ont été inculqués par ma famille, je veux l’employer jusqu’à la dernière goutte.

Madame Beauvais est très enrhumée depuis jeudi dernier ; elle a gardé le lit les deux premiers jours de sa grippe ; hier, elle était levée pour nous recevoir mais on voyait qu’elle était fatiguée. Franz doit avoir des crises de dents depuis une quinzaine. Sauf cela, toute la famille est en bonne santé pour l’instant.

Aujourd’hui, par extraordinaire, je ne bouge pas ; j’ai profité de ce que Bébé était aux Champs-Élysées pour écrire tranquillement et maintenant il me reste quelques points indispensables tout en tirant l’aiguille.

Mardi 8 mars 1904

Comme je m’apprêtais à coudre hier, on a sonné. C’était Maman qui venait me rendre une longue visite et verser dans mon corsage et dans le gilet de Papa ses griefs contre les jumelles qui, je dois l’avouer, ne sont pas à son égard ce qu’elles devraient être. Malheureusement, Maman ne veut pas reconnaître qu’elle a des torts aussi, qu’elle est excessivement taquine et qu’elle a buté ses filles en revenant toujours avec une persistance énervante sur les sujets qu’elle sait leur être les plus désagréables.

Bref, tout le monde est aigre à Boulogne et l’enfer y est déchaîné. Je ne sais pas si je pourrai y demeurer longtemps car je ne me soucie pas de contracter une maladie de nerfs. Les scènes me rendent malade et comme je ne pourrai pas rentrer ici, je n’aurai que la ressource de Saint-Chamond. Mais qu’importe après tout je ne suis bien nulle part sans Henri. Il n’y a que sur sa pensée qu’il ne passe jamais d’ombre.

Que j’aspire à notre mariage ! Ne pouvant l’avancer, je voudrais du moins en connaître la date. Il me semble que j’aurais plus de courage car cet inconnu m’exaspère à la fin.

Ici, je travaille peu. Mon beau-père m’avait conseillé d’extraire des lettres d’Henri tout ce qui n’est pas « sentiment » afin de préparer les matériaux d’un ouvrage sur le Brésil. J’ai acheté une rame  de papier à cette intention mais la première page en est encore vierge.

Dans le courant de février, je suis beaucoup sortie, j’ai à peine lu, j’ai travaillé manuellement encore moins. Cependant, je suis arrivée hier au bout de quatre paire de chaussons destinées au Bébé Berne ; je vais les expédier tout à l’heure, ivoire et argent. Madame Berne nous a fait tant d’avances que j’ai profité de cette occasion qui se présente de répondre un peu. Je ne sais pas vers quelle époque va naître notre petit voisin et peut-être aurai-je pu apporter moi-même mes modestes cadeaux mais ces choses de layette ayant la fraîcheur comme plus grand charme, il vaut mieux ne pas regarder au prix d’un colis postal.

J’ai fait plusieurs courses assez lointaines aujourd’hui et je les ai toutes accomplies à pied pour promener mon vague malaise de printemps. Il y avait une atmosphère lourde, presque orageuse et il tombait une pluie chaude. Quelle différence avec mardi dernier où l’on tremblait de froid. Ces sautes brusques de température ne sont pas bonnes mais comme personne n’y peut rien il faut les supporter sans se plaindre. Je suis allée chez Madame Reugnet qui avait reçu hier matin seulement une lettre de son fils, partie le 10 février de Rio. En voilà une qui aura mis du temps. Elle a voyagé paraît-il sur un navire italien.

Marguerite et Jeanne étaient venues me voir vendredi et je ne leur aurais pas rendu leur visite aussitôt si je n’étais pas, avec ma malheureuse nourrice, toujours sur le coup d’un départ précipité pour Boulogne. Tout le monde était en bonne santé et en belle humeur, place d’Iéna.

Cette nuit, Papa a rêvé d’Henri. Ce dernier étais revenu du Brésil et on l’avait mis un lit dans la salle à manger. Papa, lui, était dans sa chambre et dormait… Il ronflait si fort qu’il s’entendait lui-même. Tout à coup, Henri se lève et vient frapper violemment à sa porte en criant : « Papa, c’est insupportables, je ne puis pas me reposer et, si vous ne finissez pas tout de suite, je repars pour le Brésil » Alors, le pauvre Papa navré lui a répondu à travers la cloison « Henri, mon enfant, je t’en supplie, ne repart pas, je vais me faire faire une opération dans le nez » Ceci prouve que Papa pense souvent à son fils malgré ses projets personnels, il n’est pas sorti de son esprit, ni de son cœur.

Samedi 12 mars 1904

Aujourd’hui les heures se traînent encore plus lentes, encore plus grises que de coutume et je voudrais pouvoir dormir jusqu’à lundi.

Je reviens du Palais d’Orsay. Il fallait bien prouver à Madame Contal que je n’ai été ni étouffée, ni empoisonnée par le copieux déjeuner de l’autre jeudi. Mademoiselle Isabelle n’étant pas là, sa pauvre Mère qui avait mes deux oreilles pour elle toute seule en a profité pour me raconter des choses extravagantes qui m’ont confirmée dans mon opinion sur son compte. Elle a pour le moins une douzaine d’araignées au plafond et je ne voudrais pas être condamnée au supplice de vivre près d’elle ; il me semble que ce serait quelque chose d’intermédiaire entre les galères et l’enfer.

Paul va ce soir dîner et danser à Saint Germain dans la famille de l’un de ses camarades. Il ne reviendra sans doute que demain par le premier train. Je ne comprends pas que cette perspective puisse lui sourire, moi, elle me rendrait malade. Il est vrai que j’ai passé l’âge de ces divertissements là ! Je suis devenue bien vieille d’idées et de goûts. Je n’aime rien autant que la tranquillité, le coin du feu et un fauteuil moelleux bien qu’il y ait tout de même certains plaisirs de jeunesse pour lesquels je ne boude pas !…

Dimanche 13 mars 1904

Nous sommes allés à Boulogne et Monsieur Franz n’a rien trouvé de mieux que de s’endormir au moment où il fallait nous rembarquer. Nous l’avons laissé se reposer une bonne heure et nous voilà rentrés bien tard pour tout ce que je voudrais faire avant le dîner.

Heureusement, les Albert viennent ici ce soir, ce qui me donnera quelques minutes de plus que si c’était à notre tour d’aller chez eux. Cette Semaine, j’aurai beaucoup à faire ; ensuite, je serai probablement à Boulogne absorbée de jour et de nuit par Franz et sans doute bien mal installée pour écrire.

Lundi 14 mars 1904

Les douze pages vibrantes de pure tendresse immatérielle d’Henri sont venues ce matin m’apporter un tel réconfort que j’en oublie à la fois ma grande peine et mes petites misères pour me trouver la plus heureuse des femmes. Le voyage accompli par nos lettres est si long que nous sommes guéris de nos petites blessures lorsque l’autre les apprend trois semaines après.

Ma journée d’hier bien n’a rien de mémorable. Comme toujours, à la messe, mes prières les plus ferventes ont été pour mon mari. J’ai pensé aussi à Franz et aux autres ; j’ai demandé pour chacun en particulier une forte dose de bonheur terrestre en attendant les félicités de l’autre vie.

A Boulogne, j’ai eu le plaisir de déjeuner avec ma chère Mimi et avec Adrienne Hainque qui apporte par ses toilettes, ses manières et ses conversations une note de vive gaieté dans notre intérieur plutôt taciturne en ce moment. Grâce à la présence de nos deux amies, le déjeuner ne fut troublé par aucune discussion. Franz, admis à table entre sa grand’mère et sa maman, se comporta très bien. Il n’eut qu’une défaillance, on le surprit trempant une croûte de pain qu’on lui avait donné dans le plat du gigot oublié à sa portée. Il y allait à deux mains, en pleine sauce.

Maman se dispose à gâter horriblement son petit-fils, elle s’est déjà jetée entre les parties charnues du Monsieur et ma main. Si je fouette Franz je risque d’être fouettée à mon tour.

J’ai vu là-bas Madame Armand qui n’a ni grandi ni grossi mais qui, en revanche n’a pas oublié de prendre quelques rides. Elle a maintenant une tête de vieille souris. Mais sa beauté importe peu, si son talent s’est accrû dans ses pérégrinations de couturier en couturier du sélect quartier. Elle va pouvoir donner un peu de temps à Maman et j’aurais voulu en profiter pour mon compte. Malheureusement, il a trop à faire  pour les trois Boulonnaises ; deux d’entre elles ont certains rêves de coquetterie qui seront un peu longs à satisfaire. Je mettrai cependant Madame Armand à contribution, elle me donnera des idées que je ferai exécuter chez une personne travaillant très bien qui m’a été recommandée.

Manu s’est acheté une carabine et il tire sur les oiseaux depuis le matin jusqu’au soir du dimanche. Le monstre est adroit et c’est une hécatombe : il promet à Maman de ne tuer que des pierrots et il ne se gêne pas pour abattre les merles, les fauvettes, les pinsons. Hier, il a tué une ravissante mésange bleue qu’Adrienne va faire empailler. Les Hainque en exaltant son adresse de tireur, l’excitent au massacre ; les oiseaux vont déserter le jardin. Si la pauvre grand’mère vivait, elle aurait confisqué la carabine à la vue du premier cadavre mais Maman est si faible pour son benjamin !… Madame Mourlon est venue se plaindre. D’abord, chaque coup de feu fait pleurer Marguerite, la grande amie des bêtes, aussi tendre pour elles qu’Emmanuel l’est peu. Ensuite, un des ordonnances a faillé être salé et les Boucher n’osent plus sortir dans leur jardin le dimanche.

Madame Beauvais, encore assez souffrante de sa grippe, n’est pas venue dîner hier. Nous avons passé la soirée comme d’habitude, c’est-à-dire les cartes en mains, mais il y eut une variante qui mérite d’être signalée. Les Albert avaient perdu, la veille au soir, vingt sous au rami chez les Georges Quentin. Ils ont introduit ce jeu là rue St Florentin et, pensant probablement rentrer dans leurs fonds, ils nous ont proposé de jouer de l’argent. Papa qui est un fanatique des cartes accepta avec enthousiasme. Et voilà, les ronds de cuivre (bien lire !) roulant sur le tapis rouge. Un centime la fiche ! Cela n’a rien d’exagéré, n’est-ce pas ? C’est un jeu de famille et non de tripot. A 10 heures la séance fut levée. Papa avait employé 120 minutes pour gagner deux sous pendant que Paul et moi nous en perdions chacun la moitié. Quant aux Albert, ils se sont retirés sans aucune différence. Nous nous sommes conduits en gens bien élevés et décents et nous ne nous sommes pas dépouillés mutuellement comme dans une caverne de voleurs.

Comme dit le proverbe : « Heureux au jeu, malheureux en amour ! » Un homme qui est loin de sa femme ne devrait jamais toucher ni une carte ni un dé car si la chance venait à le favoriser gare au revers de la médaille !…

Mardi 15 mars 1904

Toutes les suppositions sur le retour d’Henri me sont donc permises aussi bien les gaies que les tristes. Mais je suis lasse de cet inconnu qui pèse sur moi comme un voile très lourd dont je voudrais soulever un coin. Je sais qu’il s’écartera sûrement un jour et qu’il y a derrière lui beaucoup d’air et de lumière radieuse mais en attendant, j’étouffe dans l’expectative et les interrogations … je voudrais le conseiller pour ce retour :

Qu’il choisisse un bon navire et garde dans sa malle de cabine des vêtements bien chauds pour se recouvrir quand il arrivera dans nos climats ; un séjour de plusieurs mois sous les tropiques peut l’avoir rendu plus frileux et plus délicat. Et qu’il se garde des promenades nocturnes sur le pont, c’est très mauvais pour la santé morale des jeunes gens.

Pourrait-il en passant à Dakar m’envoyer une carte postale donnant bien l’idée de la ville et de ses habitants. Il en a expédié de curieuses à son père, à Charlotte et à Paul. Ce jour là j’ai reçu pour ma part le portrait de la Cordillère « nef où voguaient mes Amours » et ce choix m’a rendue très heureuse. Il y avait plus de lui dans ce bateau que sur la terre d’Afrique où il n’a fait que poser le pied. Mais, si nous réunissons un jour toutes nos cartes postales dans un album, je voudrais y voir figurer toutes les escales de la route du Brésil.

Il faut aussi que je lui demande autre chose d’un peu plus compliqué mais sans que cela ne lui trop de peine. Dans ses promenades en forêt, pourrait-il récolter des lianes, des branches d’arbustes, des herbes folles, de grosses feuilles, des palmes, des fougères, enfin les matériaux nécessaires à la confection d’un paravent. Il faudrait alors qu’il appuie ces plantes entre des buvards et qu’il les rapporte bien à plat dans le fond de ses malles.

Si nous comptons sur l’ouvrage des jumelles pour embellir notre salon, nous pourrons, je crois, attendre longtemps. Mettons-nous à contribution nous-mêmes c’est le plus sûr. Et puis, ce sera très amusant de travailler ensemble à ce souvenir de son voyage au Brésil, nous ferons quelque chose de très joli ayant beaucoup de cachet. Il faut pour cela qu’il prenne de préférence les végétaux qui ont un type exotique, mais qu’il note auparavant sur un calepin ceux que nous pourrons trouver ici afin de ne pas se charger inutilement. Les lianes flexibles seraient je crois d’un joli effet.

Papa a vu deux fois Julien ce matin. Il a seulement appris par lui que Beauzail est à Paris en ce moment. L’affaire est conclue pour l’hôtel de la rue de la Victoire et Papa s’occupe activement des transformations à y apporter pour l’établissement des bureaux. Il parle, en riant, de ménager pour Henri un gentil petit coin.

Hier la nourrice a couru toute la journée pour chercher son livret de nourrice et se faire inscrire au bureau de placement. A son égard je suis partagée entre deux sentiments, la joie d’en être débarrassée et la crainte d’entrer dans une série d’ennuis avec Franz. J’ai peur surtout, grâce au terrible désordre de Boulogne, de n’avoir personne de convenable. C’est qu’il est tyran le cher petit ! Et je ne peux cependant pas oublier qu’il est au monde et ne point lui donner à toute minute les soins qu’il réclame s’il n’y a personne pour me remplacer auprès de lui.

Cette pensée fait que j’aurais peut-être conservé la nourrice si on ne lui avait pas monté la tête. Elle rêve de places à 80 francs par mois avec de beaux cadeaux à la clef. Comme je ne la garderais que pour notre réinstallation chez nous et que je la réduirais à 50 francs, elle n’accepterait pas sans doute ma proposition de rester quelques semaines pour être ensuite lâchée à St Chamond. J’ai déjà cherché un peu et je vois qu’il sera très difficile de trouver quelqu’un consentant à partir en province, surtout avec les gages qu’on donne à St Chamond... mais tout s’arrangera peut-être.

Mercredi 16 mars 1904

Les lignes violettes que je trace chaque soir, augmentent sur mon calendrier et, en les contemplant, mon courage s’affermit. Car, enfin, notre séparation n’est pas éternelle et chaque jour qui passe en diminue certainement la durée.

A Boulogne, on me prépare la chambre où nous dormirons sans doute nos premières nuits de réunion. Le jardin s’éveille et va prendre petit à petit la parure d’été qu’il lui faut pour notre mariage. Bientôt, je m’occuperai de ma robe nuptiale. Elle ne sera pas blanche comme l’autre, la première, ni aussi belle mais je tâcherai qu’elle soit coquette tout de même.

Aujourd’hui j’ai l’âme un peu plus légère qu’hier.

Depuis trois mois, je me suis un peu habituée à la pensée du remariage de mon beau-père, je m’incline aussi et je pense : « Tout est bien ! ». J’ai tout pesé, le pour et le contre dans mes moments de réflexion amère, que j’en suis arrivée à trouver cela très bien auprès de ce dont papa nous a menacés cet été et encore au commencement de l’hiver.

Jusqu’à présent je ne connaissais pas la vie, j’avais une foule de chimères dans le cerveau et dans le cœur. Mais les illusions sont des fruits de printemps qui se dessèchent et tombent quand le soleil se fait trop ardent. J’arrive à l’été avec mes 27 ans, leur chute ne doit donc pas m’étonner et de devrais être assez forte pour ne pas en être meurtrie.

Jeudi 17 mars 1904

Il est arrivé un annuaire de l’Abeille (la société des ingénieurs catholiques) Naturellement, j’ai cherché le nom d’Henri et je l’ai trouvé avec cette mention « en mission au Brésil ». Je en sais pas ce que cela m’a fait de voir ces quatre mots imprimés ; c’était comme si la réalité se dressait devant moi et je l’ai brusquement senti très loin, très loin au bout du monde. Je suis tellement habituée à ne vivre que pour lui, même en son absence, que je perds la notion de l’effrayant espace qui nous sépare ; je le crois à quelques kilomètres seulement…

Aujourd’hui, je suis allée déjeuner à Passy chez Mesdames Strybos dont je ne connaissais pas encore l’installation. J’ai visité tout leur appartement, furetant partout car je voyais que ma curiosité n’était pas indiscrète et plaisait même à ces dames. Je me croyais chez de jeunes mariés et je le leur ai dit ce qui les a bien fait rire.

Le déjeuner fut copieux, très soigné et bien servi par une bonne dont on a excusé un millier de fois, l’inexpérience et la maladresse pendant que je désirais trouver la pareille pour notre propre compte.

Madame Strybos est difficile et Mimi pas commode à servir. Je trouve maintenant qu’elles ont grandement raison ; il faut exiger beaucoup pour obtenir un peu.

L’appartement des Strybos leur ressemble tout à fait. C’est un mélange assez harmonieux des natures presque opposées de la mère et de la fille. On les sent toutes les deux dans les détails de chaque pièce. La poétique Mimi met des fleurs dans les vases et les jardinières pendant que Madame Strybos distribue de ci et de là des tabourets en tapisserie plus commodes qu’artistiques. Le mobilier du salon qui est vraiment très joli ressemble à celui des Albert, le boudoir de Mimi est simplement gentil, la salle à manger me plait aussi. La note qui domine partout grâce aux bibelots exotiques répandus sur les meubles, c’est l’originalité mais une originalité qui frise parfois le baroque. Il y a de jolis objets méritant l’admiration et l’intérêt, d’autres au contraire gagneraient à être un peu moins en vue. La chambre à coucher de Madame Strybos est de mauvais goût… En résumé, Mimi et sa mère sont bien installées au milieu des souvenirs de leurs nombreuses pérégrinations et avec tout le luxe et le confortable que des personnes raisonnables peuvent désirer. Il n’y a pas dans leur home rien qui soit ridicule, rien non plus qui m’ait fait tomber en extase ; des foules de choses m’ont intéressée.

Madame Strybos m’a dit tout à l’heure : « Monsieur Henri va vous rapporter sans doute de très jolies curiosités brésiliennes »

Il m’est impossible de réaliser des économies sur l’argent que Papa me donne, je n’ai que de quoi faire face à nos dépenses obligatoires de chaque mois. Et nous allons avoir tant de choses à payer que j’en suis effrayée. Petit à petit, je fais la liste des objets qu’il va falloir nous procurer pour continuer à monter notre ménage et aussi, hélas de ceux qui sont déjà à remplacer. Oh ! Que je voudrais rencontrer deux  bonnes adroites et soigneuses !

Ce matin, la nourrice m’a donné une alerte. Elle m’a montré une carte télégramme qu’elle venait de recevoir de son bureau de placement. On lui disait de venir sans faute aujourd’hui à 1 heure 1/2 avec sa malle et on lui affirmait presque qu’elle serait emmenée immédiatement par des gens qui devaient venir.

Je me voyais déjà plantée là avec mon pauvre Bébé qui se trouve malheureusement fort grippé depuis mardi matin. Rester ici sans bonne attachée au service compliqué de Monsieur Franz n’est pas possible. D’un autre côté, je ne puis pas partir à Boulogne avant le commencement de la semaine prochaine. Il y a la fête d’Albert qu’on doit souhaiter en grande pompe dimanche soir et puis les ouvriers sont dans la chambre que je dois occuper là-bas. Maman fait changer le papier, refaire le plafond et lessiver les peintures… Ce sera plus propre mais je désire encore autre chose de plus difficile à obtenir, c’est qu’on débarrasse un peu cette pièce et le couloir qui y donne accès, on s’est contenté de pousser tous les meubles dans la chambre voisine et je suis persuadée qu’ils reviendront tous aux places qu’ils occupaient avant l’arrivée des ouvriers. J’ai beau chapitrer Maman, elle ne veut rien détruire, rien donner, rien transporter dans la maison Delcroix qui se trouve inhabitée. Je vais donc vivre au milieu d’un bric-à-brac.

Mercredi 18 mars 1904

Pour être sûre d’écrire aujourd’hui, il me faut commencer dès matin, quitte à m’y reprendre en plusieurs fois. Excusez donc à l’avance le décousu de ces pages interrompues par les éclats de rire, les cris et les exigences  de petit Franz que j’ai perpétuellement pendu à mes jupes depuis que sa gardienne l’abandonne pour courir à la recherche d’une position sociale. La brave Victorine m’aide beaucoup et sans se plaindre, elle méprise les hommes, n’estime guère les femmes mais, par contre, elle adore les enfants. Franz va très volontiers avec elle et je ne sais comment elle s’y prend mais Bébé est généralement sage quand c’est « Menniel » qui s’en occupe. Avec moi, il est aussi gentil… pourtant, je suis plus sévère, je gronde, je corrige et on prétend que la crainte est le commencement de la sagesse…

Je suis vaguement inquiète de savoir que mon Chéri habite la plaine, dans un château abandonné, probablement peu salubre et sûrement sans confort. J’espère qu’il aura pris du moins et sans se lasser toutes les précautions indiquées par les médecins de la Mission Pasteur.

J’aime à croire aussi qu’il ne se sera pas anémié volontairement sous prétexte de Carême. La fièvre s’attaque plus facilement aux gens faibles, mal nourris et il n’a pas le droit d’exposer sa santé et sa vie. Le jeûne et même l’abstinence ne sont pas faits pour lui cette année, le Bon Dieu lui demande en échange d’accepter d’autres privations plus dures en lui offrant courageusement toutes ses peines. Mais il y a un devoir de religion dont il n’est pas dispensé et il est trop bon chrétien pour oublier de faire ses Pâques.

Geneviève est une excellente fille bien pensante, mais si molle, si ennemie de tout effort, qu’on est obligé de la tourmenter pour lui faire accomplir ce qu’elle veut bien faire mais remet toujours au lendemain. Elle ne s’est pas confessée et elle n’a pas communié depuis un an aux dernières Pâques et elle trouve encore que cela revient bien souvent. L’autre jour, Maman déplorait l’indifférence religieuse de ses filles. Marguerite et moi nous n’en sommes pas encore au point de Geneviève mais il faut avouer que notre piété n’est pas en rapport avec l’éducation et les exemples qui nous ont été donnés. Quand je descends en moi-même, j’ai honte de me trouver si matérielle, si occupée des choses terrestres !… Je ne vaux pas grand chose moralement ; le bagage des bonnes sœurs que j’ai a faites en 27 ans est bien léger pour ne pas dire nul tandis que l’autre, celui des fautes est si lourd que le diable lui-même ne pourrait pas le soulever.

Tout à l’heure je ferai une mortification, la première depuis mon mariage… je mangerai de la morue.

2 heures, soir : impossible de faire pénitence… la morue était si bien accommodée par Victorine que je l’ai trouvée excellente.

9 heures ½, soir : Nous avons souhaité la fête d’Albert. Horriblement lasse, peut-être grâce au bain que j’ai pris ce soir, je me couche.

Samedi 19 mars 1904

Papa doit aller voir Monsieur de Montgolfier ce matin.

Franz a été souffrant toute la nuit. Ce n’est, je l’espère qu’une petite indisposition. Notre pauvre bébé a un fort rhume compliqué de  vomissements. Depuis hier soir, il ne garde rien, pas même les liquides. Une chose n’est pas plus tôt avalée qu’elle est rejetée. Il a déjà eu cela une fois et ce n’a été que l’affaire de quelques heures. J’espère que le malaise actuel ne sera ni plus grave, ni plus long mais je suis bien ennuyée tout de même… La dentition de Franz est très en retard et particulièrement difficile, je crains qu’elle nous joue un mauvais tour, j’ai peur aussi d’une entérite, d’un empoisonnement, d’une perforation, que sais-je, Franz met tout ce qu’il trouve dans sa bouche. Avant hier, elle était pleine de boutons de toutes tailles, en porcelaine, en cuivre et en nacre. Bref, je me tourmente de voir mon pauvre petit avec une forte fièvre et tout languissant.  Je suis allée chercher le docteur Marque, il n’était pas encore rentré déjeuner à deux heures mais on m’a promis qu’il viendrait ce soir avant le dîner ou, en cas d’impossibilité absolue, demain à la première heure. Après sa visite, je serai plus tranquille. En ce moment, Bébé dort.

Dimanche 20 mars 1904

Bébé va déjà beaucoup mieux. C’est peut-être la vue du docteur qui a produit ce résultat mais ce n’est sûrement pas la médication, car le vomitif, seule chose qu’il ait ordonné, ne doit être pris qu’en cas d’étouffement. En m’écoutant lui narrer les troubles stomacaux de Franz, Monsieur Marque m’a dit : « Mais c’est très bien, c’est parfait, il se soigne tout seul votre enfant. Il vomit, c’est ce qu’il peut faire de mieux ! » Me voilà donc calmée, je n’ai plus d’appréhensions folles. La maladie de Bébé, en dehors de son rhume n’a même pas de nom, le docteur l’a désignée ainsi : « accumulation de glaires dans l’estomac » (ce diagnostic n’est ni propre ni joli mais c’est une Maman qui parle et rien ne peut choquer, il me semble.)

Le printemps s’est ouvert aujourd’hui par une matinée grise et pluvieuse mais en revanche d’une tiédeur amollissante, une de ces matinées pendant lesquelles on voit pousser les feuilles. Je suis allée en courant à Boulogne où j’ai passé deux heures et demie seulement. Depuis que la maison est sous la présidence de Maman, tout est désorganisé, c’est l’anarchie la plus complète.
Pour en donner une idée, il faut que je raconte notre déjeuner.

D’abord, Lucie était à la messe de midi, ce qui est une drôle d’heure pour quelqu’un qui doit servir à table ; Catherine l’a remplacée tant bien que mal. Au premier coup de cloche, nous descendons, les jumelles et moi et, comme nous étions à moitié mortes de faim, nous nous jetons sur le saucisson et même sur le jambon destiné à être servi avec la salade. Maman arrive quelques minutes après et on apporte le premier plat chaud. On sonne !… C’est Pierre Machard, invité depuis plusieurs jours mais dont le couvert a été oublié. Il le met en partie lui-même sans se troubler et change quatre fois de place pendant le repas. Emmanuel qui faisait de la photographie descend à son tour et pour nous rattraper, met de tout à la fois dans son assiette. Enfin, à la salade, Louis arrive de Paris !…  Avouez que devant un tel désarroi, une personne sensée se croirait au milieu de timbrés.

Avec Pierre Machard, un vieux loufoque dépassant tous les autres, ces choses n’ont pas d’importance. Il est impossible de recevoir à Boulogne qui que ce soit excepté les très intimes. Je n’avais pas vu Louis depuis longtemps et je l’ai trouvé changé, pâle et maigri. Son tableau n’est pas fini malgré le sérieux coup de collier des six dernières semaines et il s’est décidé à ne pas l’envoyer. Ce sera, depuis qu’il a commencé, la première année qu’il n’exposera pas et bien des gens le croiront refusé. Mon pauvre Papa serait bien contrarié, Maman elle-même était navrée et voulait renvoyer Louis à son atelier pour prendre n’importe quoi et le porter au Salon ; c’était le dernier jour des envois.

Il m’a fallu, avant de rentrer auprès de mon Franz, aller Boulevard Haussmann prendre un rendez-vous pour Geneviève chez le docteur Raymond. A peine étais-je ici, que voilà Normand qui s’amène. Ni Papa, ni Paul n’étaient là, alors il demande à me parler un instant seulement, rien que pour avoir des nouvelles. Mais, une fois installé dans l’un des bons fauteuils du bureau, il n’a plus songé à s’en aller et j’ai cru qu’il y coucherait. Pendant ¾ d’heure, nous avons causé de toutes sortes de choses, notamment : Amour et Mariage. Sujets scabreux ! C’est à propos de Serdet et de Marguerite que Normand a bavardé sur ces choses, il m’a beaucoup parlé de Geneviève et de la conception que se fait du mariage un homme de 28 ans, ayant vécu et ayant un esprit rassis. C’est de lui qu’il parlait.

Selon lui, l’Amour tel qu’on l’entend, n’est qu’un feu de paille, incapable d’une longue durée ; ce qu’il faut dans le mariage, c’est une affection pure, calme, charmeuse à laquelle on revient toujours. Chose bizarre ! Normand m’a soutenu que Serdet était à Paris, il y a huit jours, qu’un de ses amis l’avait vu et je suis presque sûre que Marguerite n’a pas su ce voyage de son René. Qu’est-ce que cela voudrait dire ? Y a-t-il des examens en ce moment ? Fait-il des démarches pour obtenir son changement de garnison ?

Je ne veux pas faire de conjectures et surtout je ne parlerai pas à notre petite malade de cet incident qui la peinerait peut-être. Elle, si passionnée, ne comprendrait pas qu’il soit venu sans chercher à la voir, même dans le meilleur des buts. Et puis, Normand affirme quelquefois ce qu’il ne sait pas bien, je n’ai pas voulu insister.

La nourrice a encore passé l’après-midi à son bureau, ce qui fait que j’ai dû m’occuper de Franz. Je pars dîner chez les Albert avec une migraine carabinée.

Lundi 21 mars 1904

Les Albert ont comme nous l’habitude de l’Asti pour les fêtes et les anniversaires de famille. C’est un goût qu’ils ont rapporté de leur voyage de noce. On a porté la santé du héros du jour, Albert Joseph. Je me suis rappelée nos petits dîners en tête-à-tête dans notre salle à manger de St Chamond quand la table est ornée de fleurs et que l’Asti pétille dans les coupes avec un air de vrai Champagne. J’ai un regret nostalgique de tout cela.

Albert et Charlotte sont allés samedi soir voir jouer le « Retour de Jérusalem ». Cette pièce les a vivement intéressés mais elle est cause de discussions politiques et sociales entre eux. Après le dîner, Albert est monté sur ses grands chevaux comme il fait souvent. Heureusement, sa petite femme a beaucoup d’influence sur lui. D’un mot, d’un baiser, elle le calme. Les délices du rami nous ont retenus fort fard faubourg St Honoré, il était tout près de minuit quand je me suis couchée et ce matin à six heures je me suis levée comptant avoir une grande heure de liberté avant de prendre le roulement journalier. Vain espoir ! Franz était réveillé avant moi et particulièrement grognon. Il a voulu venir sur mes genoux et regarder des images, si bien que lorsque le petit déjeuner m’a été annoncé, je n’avais rien fait de plus que les autres jours. C’est éreintant de jouer du matin au soir avec un bébé de l’âge de Franz qui est encore incapable de s’occuper tout seul autrement qu’à des sottises. Mais c’est mon rôle de mère et je ne fais que mon devoir d’autant plus que le pauvre petit est réellement un peu souffrant et que les journées doivent lui sembler terriblement longues depuis qu’il ne sort pas.

Ce matin, j’ai rangé différentes choses ; c’est le commencement de nos préparatifs de départ, j’ai même fait descendre la malle afin d’en remplir le fond dès que j’aurai un instant à moi. A moins d’imprévu, mon changement  de domicile doit s’opérer mercredi. Je suis attristée de quitter mon beau-père, Paul et même la brave Victorine, tous réellement bons pour moi et dévoués pour Franz… mais il le faut ! Voilà déjà 21 jours que Maman est revenue du midi, ma chambre est prête à Boulogne, le lit de Bébé est  ripoliné à neuf, la nourrice veut me quitter mercredi au plus tard car c’est le moment des places ; enfin, si je reculais encore ce serait de la mauvaise volonté…

D’ailleurs, je ne puis m’éterniser chez mon beau-père qui va certainement d’ici peu avoir à faire faire des travaux dans l’appartement. Paul doit aller passer ses vacances de Pâques en Suisse et Papa profitera peut-être de son absence pour mettre les ouvriers chez lui. Mais ceci ne me regarde pas. Je constate seulement que je suis depuis quatre mois ici, encombrant beaucoup avec mon bébé, ma grosse nounou et tout mon bagage ; il est temps de déguerpir !… La vie m’a été facile rue St Florentin, je ne puis pas dire qu’elle m’a été douce car elle ne pouvait pas l’être dans les conditions où je suis. Et puis, j’ai éprouvé quelques ennuis, même une grande peine ; j’ai pleuré plus d’une fois ! Au moment de terminer cette étape de mon existence je sens qu’elle ne se renouvellera jamais et je lui accorde un sincère regret.

Je suis reconnaissante à ceux qui par affection et pitié m’ont aidée à vivre ces quatre mois douloureux. Je pars, je vais  vers d’autres tendresses aussi chères mais hélas bien moins calmes ; j’appréhende terriblement l’opinion de Maman sur le remariage de mon beau-père. Du côté de Serdet, les choses iront assez bien car Marguerite va probablement partir à Tours samedi prochain. Tante la réclame énergiquement et maman n’ose pas résister. Quant à l’intéressée, elle se trouve partagée entre deux désirs : la fuite des scènes journalières qui nuisent à son rétablissement et la continuation de la correspondance  clandestine avec Manez, chose qui lui sera impossible à Tours.

Mardi 22 mars 1904

Pour la première fois depuis ma naissance,  Bébé a passé la nuit dans ma chambre, son petit lit blanc tout contre le mien. Dieu qu’il est nerveux, mon chéri petit bout d’homme. Il a un sommeil agité par des éclats de rire, des sanglots, des mouvements fiévreux. Il n’a pas été trop méchant, bien moins révolté que je ne le craignais mais je n’ai cependant pas pu dormir. D’abord, n’étant pas habituée à l’avoir la nuit à ma charge, j’avais peur de ne pas entendre ses premiers appels toujours timides si je me laissais aller à perdre connaissance. Ensuite, j’étais heureuse de le regarder dormir si blanc dans la blancheur des draps et d’entendre sa respiration.

Franz est sorti, profitant d’une journée idéale, son rhume suit son cours mais les vomissements ont cessé et j’espère qu’un peu d’air lui fera du bien. En son absence, j’ai reçu la visite de Suzanne Bucquet ce qui n’a pas contribué à avancer tout ce que j’aurais à faire aujourd’hui. Je vais préparer les objets que je jetterai demain dans ma malle.

Mercredi 23 mars 1904

Voilà le terrible moment du déménagement arrivé. Comme toujours, je m’imagine que je ne serai pas prête quand on viendra enlever les malles, j’ai demandé que ce ne soit pas avant 11 heures, afin d’avoir toute la matinée pour plier bagage. Bébé n’a pas été bien  sage cette nuit ce qui fait que je suis assez lasse mais il faut bien marcher quand même.