1916 - Boulogne

Septembre 1916

Dimanche 20 Septembre

Cette journée de dimanche est bien morose. D’abord il fait un froid de canard et nous pensons à nos pauvres chers combattants. Ensuite, quoique St Chamond ne puisse guère être considéré comme « le front » je sens encore toute l’angoisse du départ d’Henri, le vide affreux causé par son absence. Quand aurons-nous de ses nouvelles et saurons-nous ce pourquoi on l’a rappelé ?

Les lettres sont tellement longues à voyager… Il va peut-être falloir attendre trois, quatre, cinq jours, en se rongeant. Elle n’est pas gaie cette pauvre vie et il nous faudra un peu, beaucoup d’amour pour nous y intéresser. Aucune ressource de gaieté dans mon entourage, tout le monde nage en plein marasme, sauf les enfants qui ne comprennent pas. Depuis deux jours, je ne dors ni ne mange mais je fais appel à toutes mes dernières réserves d’énergie pour ne point tomber malade, surtout pour que ma raison ne fléchisse pas s’il m’arrive un trop lourd malheur.

Je ne parle pas de la guerre, les journaux continuent à commenter les communiqués qui en disent de moins en moins. Il me semble que l’état est stationnaire. En cas d’alerte très vive, je sais que je serais bien obligée de prendre une décision de moi-même mais j’aimerais autant savoir d’avance dans quelle direction nous diriger : Saint Chamond ou la Trinité ?

Ce matin, bonnes nouvelles des deux guerriers Prat. Louis Sandrin est arrivé Vendredi. A partir de maintenant, il va venir chaque jour déjeuner, dîner et coucher. Madeleine rayonne. Heureux ménage !

Franz a une bien ennuyeuse écorchure sur le pied, il lui est difficile de se chausser et j’ai peur d’être obligée d’interrompre ses sorties pendant quelques jours. Pierre à l’air de s’acclimater à la classe de 8e. Il a beaucoup à faire mais jusqu’à présent son courage est à hauteur de sa tâche. Pour ce cher petit je voudrais pouvoir secouer la torpeur dans laquelle je vis.

Marguerite est plus odieuse que jamais ; elle fait une vie d’enfer à tout son entourage. Autant que possible je m’abstiendrai d’aller près d’elle. Ce n’est même pas une œuvre de pitié et de charité et cela risquerait de tourner très mal pour ma santé déjà bien ébranlée par les différentes émotions qu’il m’est impossible d’éviter. Je regrette beaucoup de ne pouvoir aller au 164, non à cause de Marguerite mais pour Geneviève qui est devenue très gentille et dont la vie déjà triste est devenue lamentable par l’atroce voisinage de sa jumelle.

Ici tout va à peu près bien. Je dis à peu près car il y a déjà un peu de tiraillement entre les différents membres de notre nombreux personnel. Tout s’arrangera petit à petit mais il faudra, je le crois, faire une ou deux exécutions ! Le petit monde en est encore à la lune de miel. Lili est un amour quelque peu insupportable ; il est très mal élevé mais si joli et si drôle. Je crois qu’il y aura un peu de grabuge quand nos garçons s’apercevront du nombre de joujoux que leur cousin a déjà disloqués. C’est moins de la faute du petit que de Françoise qui lui ouvre la chambre aux jouets et lui donne tout ce qu’il veut. La belle artillerie de Franz roulait partout l’autre jour.

Novembre 1916

Lundi 23 Novembre

Le temps continue à être découvert et froid, Louis écrit beaucoup à sa femme en ce moment, elle avait ce matin deux longues lettres, des 18 et 19 Nov. qui marquaient un repos dans l’existence pénible de notre pauvre frère. Il avait dû faire fusiller 2 hommes pour abandon de poste. Horrible nécessité et il avait désigné pour cette affreuse corvée les punis de prison. Notre bon Loulou souffre de ces choses plus encore que du froid et des menaces de mort. Emmanuel a aussi écrit mais ne dit pas grand-chose, sinon qu’il est question d’envoyer son régiment en Egypte. C’est sans doute un de ces propos extraordinaires qui circulent sur le front où les pauvres ne savent rien de rien, encore bien moins que nous.

Mercredi 25 Novembre

Les nouvelles de Louis ont été fréquentes ces jours ci. Trois longues lettres, arrivées en 24 heures ont donné des détails sur l’existence, la santé et le moral de notre cher Loulou. Il raconte des histoires mélancoliques, très belles et très touchantes, trouvées dans les papiers de ses enfants tués ; il s’attendrit un peu sur lui-même en voyant sa belle barbe noire parsemée de fils blancs mais il fait quand même montre de vaillance et presque de gaieté. Je l’ai retrouvé dans les compliments qu’il adresse à sa femme pour avoir procuré à François une nourrice jeune et jolie qui lui formera le goût pour plus tard. Il annonce que sa jument est pleine et que si la guerre dure encore plusieurs semaines il reviendra avec un petit poulain derrière lui. Il ne reste presque rien de son pauvre régiment, on vient de le reformer avec des éléments territoriaux ce qui donne un service un peu différent. Ils ne font plus que 4 jours de tranchées, retournent à 8 kilomètres en arrière pour se reposer 4 jours en faisant des exercices et de petites marches d’entraînement, reprennent les tranchées etc.

Donc, en ce moment le cher garçon goûte de temps en temps la douceur d’un vrai toit et d’un vrai lit. Le sous-lieutenant dont il n’était pas content a été remplacé par quelqu’un de très gentil et de très énergique avec lequel Louis fait très bon ménage. Donc, les nouvelles sont plutôt bonnes en ce qui concerne notre Loulou. Pour Emmanuel, elles ont été plus rares, mais pas mauvaises non plus, sauf en ce qui concerne le temps. Malgré leurs vêtements chauds, nos pauvres soldats souffrent terriblement du froid. Rien de René.

Parlons maintenant de Boulogne. Si on en croit Henriette, elle ne sort jamais. Et cependant il me semble, à moi qu’elle n’est pas souvent là. Et cela n’a rien d’étonnant : courses d’arrivée dans les magasins, rendez-vous avec ses sœurs etc. Après une seule tentative infructueuse, elle a renoncé à changer le système d’alimentation de François. Celui-ci d’ailleurs va de mieux en mieux ; il a pris 37 gr par jour entre les deux dernières pesées. Il est très sage, beaucoup moins gâté que Lili. Jenny est arrivée lundi soir ; elle est ravie de son filleul car c’est elle qui doit tenir notre neveu sur les fonts baptismaux avec Emmanuel. Anny et Lili ont des mines prospères et font bon accord avec les quatre cousins d’ici. Nos garçons m’ont rapporté chacun ce matin une place de 2e : Franz en arithmétique, sur 28 élèves et Pierrot en orthographe sur 15. J’en ai éprouvé une vraie satisfaction car le 1er de 8e est le fameux Jean Baudet qui a fait une si brillante 9e l’an passé et qui avait disputé à Pierre le prix d’honneur des sections enfantines, j’estime qu’arriver après lui équivaut presque à être premier.

Avec ce concurrent là, jamais mon pauvre garçon ne pourra l’emporter. Par exemple, pour suivre la classe il y a beaucoup à faire et, malgré sa bonne volonté, Pierre ne peut pas en quelques semaines combler toutes les lacunes amenées par la suppression de plus d’une année scolaire. Petit à petit, il y arrivera. C’est aujourd’hui son anniversaire de naissance.

Hier, j’ai commencé ma journée en communiant à côté d’Henriette. Puis, je suis allée à N. D. des Victoires. J’aime ce sanctuaire où je suis allée prier dans toutes les circonstances graves de ma vie. En regardant à travers un voile de flamme la statue de la Reine de pitié et de miséricorde, on sent les larmes se sécher dans les yeux, le cœur se réchauffe et j’ai éprouvé – comme toujours – un ressaut d’énergie.

Rue Saint Florentin, déjeuner très gai. Albert, sorti pour la première fois, y assistait et en son honneur il y avait des huîtres, d’exquises Marennes. Albert, avait un entrain fou. Ah ! le brave garçon ! je l’aime de tout mon cœur. Papa rayonnait : son premier poussin (le plus sauvage, le plus rétif) venait de rentrer dans une cage d’acier… chromé, le 2e avait retrouvé ses pattes et le 3e, dans sa couveuse du Val de Grâce, commençait à se nourrir, à engraisser, à prendre couleur et vie. Par contre Madame Morize, qui est quelquefois comme un crin, trouvait moyen de l’être comme trois pour le moins. Charlotte, pour rester avec Albert que l’auto ne devait reprendre qu’à 4 heures, lui avait demandé de conduire Jean au collège ; Papa, Marie-Louise et moi nous partions voir Paul ; le mari et la femme allaient donc rester seuls dans l’appartement et cette perspective agaçait notre belle-mère d’une façon si visible que c’en était drôle. Albert et Charlotte elle-même riaient comme des fous. Naturellement personne n’a fait la moindre allusion à des choses de mauvais goût.

Pour passer sa méchante humeur, Madame Morize m’a criblée de pointes qui ne se sont jamais émoussées contre tant de paisible indifférence. Henri en a eu son paquet, un paquet soigné et « cette vieille croûte de Général Bôoonnal » a eu le sien aussi. Il paraît que ses articles sont idiots et venimeux. Comme je ne les lis pas je manquais de documents pour les défendre. D’ailleurs, je n’aurais pas eu le dernier mot. Alors …
Notre jardin est plein de feuilles mortes et à une physionomie désolée. Je crois que mon âme lui ressemble. Pour nos arbres et nos fleurs, il y aura dans quelques mois un renouveau.

Jeudi 26 Novembre

Hier, à huit heures et demie, heure anniversaire de la naissance de notre Pierrot

Les lettres de Louis sont reçues ici avec bonheur, elles sont presque quotidiennes en ce moment et suffisamment détaillées pour que nous puissions vivre en pensée avec lui. Pour me secouer, je fais quelques rangements dans la maison, je pense aux autres qui souffrent et je cherche les moyens de remédier à quelques misères matérielles sans dépenser d’argent, celui-ci devant être compté sou à sou dans notre communauté. Nous avons heureusement trouvé, du vieux linge, des vêtements, des chaussures pouvant être utiles à de plus malheureux que nous.

Marguerite est terriblement folle depuis deux jours. Aujourd’hui elle veut envoyer sa bonne demander à Poincaré en personne de lui rendre René et ce sont des hurlements affreux.

Samedi 28 Novembre

Mes yeux me refusent maintenant presque tout service à la lumière artificielle. Je dors peu, malgré le Véronal et la fatigue. Pas grand fait saillant dans notre paisible existence. Hier, longue et… un peu ennuyeuse visite de Marguerite Nimsgern. Elle est restée de 2 h à 5 h ! Elle m’a raconté les petits potins de la Grande F. ! Carte d’Adrienne qui m’envoie son portrait en infirmière et m’annonce qu’elle regagne Lyon avec Maurice et ses béquilles. Notre ami a pu obtenir un congé de 4 mois.

Dimanche 29 Novembre

Rien d’Henri depuis jeudi soir ; j’espérais un mot ce matin pour ensoleiller mon dimanche et je me trouve tristement déçue. Je m’ennuie, je m’inquiète même un peu car en ce moment tout silence est angoissant. Ce n’est pas raisonnable car je comprends très bien que ses occupations doivent tout primer, que la poste est lente et que je suis trop insatiable. Est-ce que le courrier qui viendra demain ou après pourra m’apporter quelque chose de meilleur ?

Naturellement je souffre du mal commun de la France meurtrie et si menacée encore, de tout le sang, de toutes les larmes répandues ! Je vis en contact avec l’ennemi comme mes pauvres frères qui ont froid et regrettent la chaleur et la tendresse de leurs foyers. Plus près, ma croix s’appelle Marguerite et celle-là est très lourde aussi. Maman est à bout de forces, c’est possible mais elle m’épuisera comme elle en me donnant ainsi le fardeau de ma pauvre sœur. Je ne résisterai pas au métier qu’on veut me faire faire, qu’on m’impose. Avec Maman et Marguerite liguées ensemble – pour un coup – j’ai un mal horrible. Je prendrai la fuite s’il le faut pour ne pas contracter moi aussi une maladie nerveuse dans cet enfer. Ou bien, malgré ma répugnance à endosser une responsabilité aussi terrible, je ferai interner Marguerite si Maman continue à s’en décharger sur moi comme elle le fait depuis trois jours. Quel pénible passé ! Sans l’invasion de l’aimable Kiki qui s’acharne à vouloir demeurer ici et que je suis obligée littéralement de mettre à la porte dans des costumes fantastiques, tout irait bien ici.

Je viens encore d’avoir une scène avec Maman qui voulait à toutes forces faire l’installation ici de Marguerite avant la nuit. J’en tremble toute mais j’espère qu’on n’y reviendra plus !... Maman est partie furieuse. Quant à Marguerite, elle est restée là, par extraordinaire assez calme. Quand je serai rentrée en possession de moi-même, je l’expédierai. J’en suis malade.

Lundi 30 Novembre

Comme je suis désolée de savoir Henri souffrant et obligé, malgré la fièvre et le malaise, à courir de tous côtés, à donner cet effrayant coup de collier. Pour me consoler, je pense au départ du Capitaine Burger, non que je puisse être satisfaite de savoir le pauvre bonhomme en route pour le front mais parce que je me dis que si Henri n’était pas plongé dans les malfaisants brouillards du Rhône, il le serait sans doute dans ceux du Nord encore plus terribles ou dans les neiges des Vosges. Son capitaine n’aurait pas pu se séparer de son cher et fidèle lieutenant. Après s’être démené pour le conserver à la batterie, il aurait sûrement fait des pieds et des mains pour l’emmener avec lui. Nous l’avons échappé belle et nous ne devons pas être ingrats envers Dieu qui nous épargne si miséricordieusement. Nous souffrons de petits maux alors que tant d’autres sont éprouvés si durement. D’ailleurs, j’espère que cet accès de fièvre n’aura pas de suite. Par sympathie sans doute, je ne me sens pas bien mais je crois que le moral a tout simplement déteint sur le physique.

Décembre 1916

Mercredi 2 Décembre

Il m’a fallu hier aller dans les magasins, chose ennuyeuse habituellement et devenue exécrable depuis la guerre. D’abord, impossible de trouver ce que l’on veut. Il n’y a aucun choix, on ne prend guère de commandes ou on vous demande des délais fantastiques. Puis, les employés manquent ; il faut faire d’interminables poses à tous les comptoirs. Aussi, je n’achète que des objets de première nécessité et pour les autres surtout. Je tâcherai de m’accommoder pour mon compte personnel des défroques de l’an passé. Déjeuner rue Saint Florentin avec toute la famille moins Paul. Albert vient à pied maintenant et se promène en s’appuyant très légèrement sur sa canne. Il n’a plus qu’une seule piqûre anti-typhique à subir.

Une atmosphère de tristesse planait un peu pendant le repas, on sent que le moment approche d’un nouveau déchirement. Charlotte avait les yeux creux et une mine terreuse. Il y a eu parait-il ces jours ci une grosse discussion dans le ménage. Albert a refusé à sa femme de demander un congé de convalescence, se sentant assez bien pour reprendre du service. Pour la consoler, il lui raconte qu’il en serait pour la honte et les frais d’une démarche qui n’aboutirait à rien mais notre pauvre sœur aurait au moins voulu courir la chance. Ce deuxième départ sera terrible pour elle. Les énergies s’usent à la longue, nos vaillances des premières heures sont tombées car l’enthousiasme est un feu très éphémère, il ne nous reste que le sentiment du devoir qui suffit à nous soutenir mais qui ne nous fait pas autant sortir de nous-mêmes.

Papa n’avait encore rien reçu d’Henri et a été très heureux des renseignements que j’ai pu lui donner sur sa mission à Lyon. Il trouve que ce poste, dont j’ai fait valoir l’importance et les responsabilités, peut lui être très utile pour son avenir… métallurgique. Père a l’air d’être au courant de bien des choses. Il va souvent aux Aciéries et doit bavarder beaucoup avec Le Brun. Il paraît que chaque semaine Le Creusot livre deux nouveaux canons à la France et que nous avons en ce moment une avance de 9 000 000 de projectiles. Et, comme toujours, tout va bien. Papa est allé lui-même au Printemps pour choisir l’étoffe des rideaux pour le Nouvel hôtel de la Compagnie. Et cela sur la demande de Monsieur Laurent. Naturellement, l’importance donnée à cet infime détail a soulevé des protestations rue Saint Flo, mais Papa s’est exécuté quand même.

En ce moment, malgré son bel optimisme, Papa est nerveux et agité, il a dans le cou un énorme clou que Madame Morize panse avec soin, constance et tendresse. Mais sa grippe va beaucoup mieux et son fameux budget de Villejuif qui lui a donné tant de tracas est enfin équilibré.

Paul s’était levé avant-hier pour la première fois depuis plus de trois mois. Il a naturellement éprouvé un vertige suivi de faiblesse qui l’a obligé à se recoucher très vite, il ne faut pas s’en effrayer. La convalescence sera longue, d’autant plus que n’étant pas un foudre de guerre il cherchera à la faire durer le plus possible. Marie-Louise parle de l’emmener dans le midi passer la fin de la mauvaise saison. Je crois donc que pour celui-là, nous n’avons guère à redouter les dangers du front. Nos autres frères vont bien et continuent à écrire. Louis le fait régulièrement chaque jour à l’adresse de sa femme et bien souvent à celle de Maman ou à la mienne. Dans sa lettre d’hier, il demandait à Henriette si une reprise de la vie de garnison ne l’effrayait pas trop car il a envie de rester dans l’armée active quelques années, jusqu’à la pacification complète de l’Europe.

De con côté, Emmanuel écrit des lettres enthousiasmes et devient aussi fanatique du métier. Il a eu l’autre semaine un crève cœur. Il s’attendait à avoir la médaille militaire pour un petit fait d’armes accompli à Péronne. Il avait sauvé 50 hommes et 80 chevaux et les avait conduits pendant 3 jours à travers les lignes ennemies. Et c’est son adjudant qui a été décoré, étant le plus gradé et le plus ancien du peloton égaré. Emmanuel s’en console en disant : « après tout, j’ai fait mon devoir et même plus sans y laisser ma peau ; ensuite, tous les camarades savent que c’est moi qui les ai sauvés grâce à ma carte, c’est la plus belle récompense ; enfin Pineau (le décoré) nous offre le champagne à ma place, c’est une économie ». Ils sont repartis depuis l’autre dimanche de leurs coins tranquilles du Pas de Calais, se dirigeant au Nord, sur un point inconnu mais en contact avec l’ennemi, leur a-t-on dit. Emmanuel s’est mis au soin des chevaux blessés pour quelques jours, il sera donc un peu à l’abri. Toutefois, Maman recommence à trembler pour son benjamin.

René écrit ce matin qu’il est proposé pour le grade de Commandant à titre de « services exceptionnels » et qu’il a eu l’honneur d’un entretien particulier avec le Général Joffre. Il a vu aussi Louis Maller dans l’état major du Généralissime. Lui aussi est plein d’ardeur et très assuré de la victoire, il piaffe seulement d’impatience, trouvant que le signal de la ruée en avant est bien lent à venir.

Nos trois petits : Annie, Cricri et Roger vont maintenant à l’école rue de Silly à deux pas de la maison, ils sont enchantés et montrent un zèle admirable. Pauvre Pierrot est cette semaine avant dernier ; il va peut-être en faire une jaunisse tellement cette mauvaise nouvelle l’avait remué ce matin. Il travaille de tout cœur cependant. Quant à Franz, il ne comprend rien au latin mais ne se trouble pas comme son frère et accumule les mauvaises places avec une sérénité qui me fait bouillir.

Un mot de Joseph, le jardinier, m’a fait rire ce matin. Je le rencontre avec une voiture de déménagement qui s’arrête à la porte d’Adrienne. Il m’a expliqué qu’on lui avait permis de venir habiter le 160 pendant l’hiver « pour soigner l’humidité ». Le temps est redevenu doux par ici ; le soleil se montre de temps en temps. Henriette et ses sœurs sont parties faire une promenade dans le parc de Saint-Cloud pour profiter de ce tiède commencement d’après-midi. Elles m’avaient invitée gentiment à les accompagner et cela me tentait un peu, mais j’ai préféré ne pas bouger et faire mon courrier.

Mon billet pour Lyon est pris depuis hier et ma place retenue dans le train de 8 h 15 Vendredi soir. J’arriverai donc Samedi matin. Je prendrai quelque chose au buffet de la gare et saurai bien ensuite trouver l’hôtel d’Henri

Vendredi 11 Décembre

Retour à Boulogne. Je suis heureuse dans le fond de mon être et rapporte une provision d’énergies pour l’avenir. Mais le ciel est bas, il pleut à torrents, il fait froid, Maman et Roger sont malades, Yette n’est pas gaie, je trouve du travail, des difficultés et ma fatigue me donne envie de pleurer. Après une nuit de repos, je serai vaillante.

Samedi 12 Décembre

Comme il y a loin du repos heureux que j’ai goûté à la vie fiévreuse et tourmentée que je mène ici. Pourtant, je ne veux ni ne dois me plaindre, je souffre seulement de l’agitation et du désordre qui m’entourent et de tout faire trop vite, mal, incomplètement. Je viens seulement de trouver le temps de défaire mon sac de voyage, après trente heures de retour.

Dimanche 13 Décembre

A Boulogne, j’ai retrouvé la bousculade habituelle, je ne me suis guère appartenue depuis deux jours et aujourd’hui même, jour de repos, je prévois bien peu de liberté.

J’ai trouvé Maman assez souffrante. La  grippe qu’elle commençait le jour de mon départ s’est accentuée. Il y a je crois un peu d’infection dans l’état général. La bouche est très malade et naturellement notre mère, n’étant pas habituée à souffrir, se tourmente et croit sa dernière heure arrivée. Elle nous voudrait beaucoup autour d’elle, Henriette et moi, c’est impossible, nous ne pouvons faire que de courtes apparitions au 164. Marguerite nous réclame aussi dans sa pension de famille où elle se trouve relativement bien mais s’ennuie colossalement. Elle en arrive jusqu’à faire monter dans sa chambre la cuisinière de l’établissement pour causer avec elle. Geneviève se plaint de la rareté de nos visites, les enfants trouvent que je les abandonne, les visites pleuvent, la maison est dans un état affreux. Bref c’est une chose, puis une autre, je n’ai pas le temps de souffler.

Voilà bien la huitième fois que je reprends ma plume depuis le commencement de cette page. Il m’a fallu descendre dans la salle à manger servir tout le monde, gronder les enfants qui se tenaient mal, secouer Henriette qui n’avait pas faim. Une légère détente à la fin du repas, les enfants se sont envolés au jardin et c’est avec plaisir qu’avec Henriette j’ai pu fumer une cigarette en causant intimement. Fumer n’est pas un plaisir pour moi et c’est presque uniquement pour ne pas refuser à Henriette que je l’ai fait tout à l’heure.

Nous avions à peine fini nos cigarettes que Sandrinus est arrivé pour photographier François, raté dimanche dernier. Notre chambre étant choisie comme atelier, je me suis employée aux préparatifs. Puis, les quatre sœurs d’Henriette sont arrivées.

Je suis ensuite allée chez Me Boucher qui était aux Mans. Madame Mourlon m’a reçue en paraissant très contente de ma visite qui lui apportait des renseignements sur Maurice dont elle était fort inquiète. L’oncle Victor Dumont et Geneviève sont venus et sont restés assez longtemps. Maintenant, l’heure du courrier est presque arrivée et je ne pourrai pas écrire aujourd’hui à nos chers combattants.

Valentine a débarqué ce matin, provenance Chef-Boutonne, destination rue de la Faisanderie. En attendant l’arrivée du « sympathique » Lucien, elle sera Boulonnaise et couchera sous notre toit le castel Sandrin étant archi comble. Roger n’est pas fameux, il a de la fièvre, tousse beaucoup et promène un œil en marmelade. Nos filles ont bien travaillé cette semaine, Cricri a été première et Anny 3e. De belles croix d’honneur brillent sur leurs tabliers. Les garçons ont eu la retraite de rentrée et vont commencer demain les examens du premier trimestre. Ce ne sera guère fameux à mon avis mais je ne veux pas me faire trop de bile à ce sujet.

Bonnes lettres de Louis, d’Emmanuel et de René.

Hier je suis allée voir Suzanne Brasseur. Je l’ai trouvée très affinée. Cela peut paraître paradoxal, attendu qu’elle aura un bébé dans quelques jours et c’est vrai pourtant. L’ovale de son visage s’est émacié, elle a un délicieux sourire de femme qui après avoir beaucoup souffert et avoir vu de près la mort, se sent maintenant en sécurité avec ses quatre enfants. Elle m’avait semblé une grosse campagnarde, le type de la bonne couveuse lorsque je l’ai vue au mois de Juin et hier elle m’a produit une grande impression de douceur, de calme, de résignation. Elle est devenue charmeuse et sans la moindre coquetterie. J’aurais voulu l’embrasser tellement je l’ai trouvée sympathique et… jolie. Elle s’inquiète cependant de ne pas savoir son mari encore accepté chez Berliet.

Lundi 14 Décembre

Ce matin le facteur est passé, déposant seulement ici des lettres de Louis et d’Emmanuel. Rien d’Henri ; je commence à trouver le temps long et à retomber dans la mélancolie.

Le Docteur Levray après avoir examiné Madeleine Sandrin repousse l’hypothèse d’un héritier. Notre gentille amie continue à se bien porter malgré ce phénomène anormal.

On dit que la photographie de François est réussie cette fois. Louis Sandrin la mettra sur papier un de ces prochains soirs. Le Général Bonnal a donné rendez-vous à ses cinq filles cet après-midi (3 h). Après cette entrevue la dispersion aura lieu. Jenny ira vers Chaumont où Gustave a loué un petit appartement et Xandra reprendra le chemin de Chef-Boutonne. Valentine est ici jusqu’à l’arrivée de Lucien qu’elle attend pour rentrer dans leur appartement ou pour partir en Italie. Elle ne sait rien de ce qu’elle fera cet hiver, sinon qu’un déménagement sera inévitable au mois d’Avril puisque leur congé est donné pour cette date et que le Gérant de leur maison n’a voulu entendre parler d’aucune prolongation. Ce matin, Valentine et Henriette, heureuses de se retrouver ensemble, ont passé leur temps, couchées à côté l’une de l’autre à bavarder. Elles m’ont admise dans leur intimité et la demi-heure que j’ai passée là-haut me manque bien à présent.

J’ai commencé par servir nos militaires négligés. J’avais donné à Henriette une paire de chaussettes pour Louis mais elle m’a demandé la permission de les envoyer à son frère André qui lui en réclame. Elle a aussi expédié à Georges et à Charles des passe-montagnes et des manchettes tricotés par moi. Maintenant je n’ai plus rien d’avance, le temps et l’ardeur me manquent pour reprendre ce genre d’ouvrage. Cependant, je ne veux pas considérer ma tâche comme terminée et quand je serai mieux portante je recommencerai les veillées.

J’ai abordé avec Henriette la question des étrennes ; elle ne compte pas en donner cette année à ses bonnes, du moins pas en argent, peut-être un bibelot insignifiant. Que faudra-t-il faire ? Ce que nous avions convenu avec Henri ou ce qu’Henriette décidera pour son compte personnel ? Demain je saurai rue Saint Florentin quel sera le ton du premier Janvier et comment nous devons nous comporter vis-à-vis de tous et surtout de Jean. Pour la nombreuse bande d’ici, je n’ai aucun souci, nous arrangerons cela pour le mieux. Louis a recommandé que les Noëls ne soient pas supprimés. Nos garçons hésitent entre des carabines comme l’autre année ou bien des soldats de plomb. Cricri n’a pas d’idée bien arrêtée. Et Henri, demande-t-il au petit Jésus autre chose que la Victoire Française, le retour de tous les nôtres et le bonheur… ? Je serais très heureuse de lui donner un petit souvenir de cette année de misère et de deuil. Quoique ma caisse personnelle soit demeurée intacte, je ne veux pas faire de grosses dépenses ; je ne puis me permettre qu’un bibelot modeste mais souvent ces riens font plus de plaisir qu’une chose importante.

Louis a annoncé à sa femme qu’il allait être augmenté de 144 Francs par mois et qu’il allait pouvoir lui envoyer plus d’argent. Sa solde de lieutenant lui semble le Pérou.

Xandra arrive, apportant des sucres d’orge pour les enfants absents.

Mardi 15 Décembre

Mon veuvage est lourd. Ce matin encore mon attente a été déçue et je suis obligée de partir pour Paris sans rien savoir depuis Jeudi. Certes, c’est la poste qu’il faut accuser, mais, que ce soit pour une cause ou bien une autre je m’ennuie, je m’inquiète même un peu. Il peut se passer tant de choses terribles, en ce moment surtout. L’autre jour Henri m’a parlé du Conseil de Guerre dont l’impératif Rimailho menace facilement ses subordonnés. Sans aller jusque là, Henri peut avoir des difficultés dans ses affaires, être malade… que sais-je ?

Mercredi 16 Décembre

Hier, en prenant le tramway pour Paris, j’ai rencontré Corpechot qui arrivait de Bordeaux dans une impeccable toilette de 4 à 7. Il est devenu plus puant que jamais. C’est un homme « chic » et j’aurais pu être très fière d’être abordée par lui devant un cantonnier et une blanchisseuse qui ont su tout de suite que ce Monsieur « avait voyagé cette nuit avec le Ministre » (lequel ?).

Le grand Lucien vient à Paris pour un chambardement politique ; il ne parle rien moins que de changer le Gouvernement. Un ministère Briand succèdera à l’actuel et naturellement, lui, Corpechot, fera partie de la combinaison nouvelle. Il n’a pas encore la prétention d’atteindre un portefeuille mais il ambitionne une place de chef de Cabinet. Et il saurait bien en profiter pour son intérêt personnel plus que pour celui de dame France dont il m’a l’air de se moquer un peu.

Rue Saint-Florentin, toute la famille a été heureuse des nouvelles lyonnaises. Mes beaux-frères auront sans doute des congés de convalescence, le médecin d’Albert en réclamant un pour lui sur le bulletin d’hôpital qu’il lui a donné et Paul n’étant visiblement pas en état de reprendre du service avant plusieurs semaines.

Marie-Louise s’est presque arrangée avec une de ses amies pour aller habiter une petite maison de campagne appartenant à cette dame et située à deux kilomètres de Nérac. Paul pourra s’y reposer, s’y engraisser et s’y livrer au plaisir paisible de la pêche à la ligne. Rien n’est encore sûr mais l’espoir règne et nos belles-sœurs Morize ont des physionomies ravies. Les deux sorties d’hôpital doivent avoir lieu cette semaine mais le sort d’Albert ne sera pas réglé avant lundi prochain.

La grippe a fait son entrée à la maison. Franz est couché depuis hier matin et Cricri ne s’est pas levée aujourd’hui. François a eu cette nuit trois fortes quintes de toux qui nous font craindre la coqueluche. De mon côté, je suis reprise de métrite et en mauvais état général, j’ai passé une bien vilaine nuit.

Ayant reçu depuis plusieurs jours un avis du Crédit Lyonnais, je suis allée prendre un récépissé à l’agence A 4 ; c’était celui de nos 20 bons du trésor mexicain. Il m’a encore fallu donner deux sous pour ce chiffon de papier. « C’est un peu cher ai-je dit à l’employé  en lui tendant mes dix centimes – En effet, Madame, m’a-t-il répondu, en riant, ce titre là ne vaut pas un sou à l’heure actuelle ». Ma nature n’a pu s’empêcher d’envoyer un regret à l’action de Jersey et aux tranquilles Orléans qui ont été remplacées par ces valeurs de… l’autre monde.

Jeudi 17 Décembre

Ma chère Mère m’a donné un savon soigné hier parce que la veille je n’avais pas mis les pieds au 164 et « qu’elle aurait pu crever toute seule dans son coin, pendant que je me promenais à Paris ». Or, j’étais allée simplement déjeuner dans ma belle-famille et j’avais fait ensuite au Bon Marché quelques courses pour Maman elle-même, Geneviève et Henriette. Seulement en rentrant, comme il était tard, que Franz était malade, que Pierre avait un examen d’histoire à préparer pour le lendemain, j’étais restée à la maison à m’occuper des enfants. D’ailleurs, Maman va mieux : si elle ne commet pas d’imprudence, je pense qu’elle pourra reprendre sa vie normale la semaine prochaine. Quand je suis revenue de Lyon, elle était inquiétante : on pouvait se demander comment sa maladie allait tourner. Maintenant, l’infection me paraît enrayée, la bouche est moins tuméfiée, les yeux plus vivants, le teint moins cadavéreux. Elle se lève presque toute la journée et se promène dans ses deux chambres. Avec son caractère, la prison relative qu’elle est obligée de garder, lui est pesante ; elle s’ennuie à mourir et voudrait qu’Henriette ou moi allions lui tenir compagnie avec nos ouvrages. Geneviève lui fait fermer sa porte au nez en l’appelant « la Grippe » elle est donc seule du matin au soir.

Mais Henriette se lève tard, la matinée n’existe guère pour elle et, dans l’après-midi, elle a autre chose à faire. Pour moi, c’est à peu près pareil. Je ne respire librement qu’à 9 h ½ du soir quand tous les enfants sont couchés. Alors, généralement je travaille une heure auprès d’Henriette qui s’occupe de François ou prend aussi un ouvrage. Mais ce n’est pas l’heure d’aller sonner au 164 où tout le monde est couché. Henriette s’est fait une jolie robe et, pour ma part, j’ai terminé hier au soir un passe montagne pour le beau-frère d’Anna qui part au front.

En ce moment, la vie ne nous présente pas que des gerbes de roses, hélas ! Maurice Parmentier, sous-directeur du Crédit Foncier mexicain, soldat au 301e, est mort au Champ d’Honneur le 28 Novembre à Dieuze sur Meuse.

Un nuage traverse le bonheur de Sandrin. Depuis lundi dernier, Louis ne peut plus coucher chez lui ; il est obligé de dormir dans une chambrée. Il revient encore déjeuner et dîner, ce qui est très appréciable, mais Madelon, ayant perdu en même temps la présence nocturne de son mari et de ses sœurs, se trouve un peu désorientée.

Nous commençons à nous occuper du Noël de nos soldats. Je ne vois guère autre chose à leur envoyer que des cigares : ils aiment mieux le tabac que les bonbons. J’ajouterai à Emmanuel sa deuxième paire de chaussettes (l’autre est envoyée à André Bonnal). Pour Louis, je chercherai un bibelot utile. Quant à René, pourquoi ne lui enverrions-nous pas la boite de Gros Belges qu’Henri a rapportée à son intention à moins que ce ne soient des Mexicains. Je ne sais, mais depuis très longtemps j’ai un paquet avec la mention René. Ici, les étrennes se passeront en douceur. Jean m’a demandé un Jules Verne et Lili un train ; les autres ne parlent pas et font aussi bien. Je récompenserai leur silence à ma guise et selon nos moyens restreints.

Henriette parle sérieusement d’aller voir Louis demain. Je comprends si bien son désir que tout en la suppliant de réfléchir et de ne commettre aucune imprudence, je n’entre pas en lutte. A quoi cela servirait-il d’ailleurs ? Elle fera toujours ce qu’elle veut et j’aurais l’air de redouter la responsabilité des enfants. Elle donne maintenant si peu et si irrégulièrement à François que le petit ne s’apercevra de rien, je l’espère. Quant à Lili, sa mère Françoise lui suffit et Anny marche avec les nôtres. Ce n’est donc pas cette question qui me préoccupe mais uniquement les fatigues et les dangers de l’excursion. Je voudrais l’en voir revenue.

Vendredi 18 Décembre

Henriette n’est pas partie. Un mot de Louis, reçu hier soir, annonce que le repos sur lequel il comptait du 16 au 20 est remis à une date non encore fixée. Il croit que cela aura lieu du 20 au 26.
Je suis malade et rien n’influe sur le caractère comme une crise aigue de métrite ; Chose bizarre, c’est en me soignant que j’ai déclenché cette reprise d’un mal devenu chronique, je le crains.  Dès la deuxième injection à l’iode, j’ai souffert. Depuis hier je constate une amélioration et, comme j’ai cessé tout traitement, j’espère voir bientôt la fin de cet ennui.

Ce matin, Henriette et moi nous sommes allées à Paris ensemble faire nos achats de Noël et en partie ceux du jour de l’An. Toutes deux nous avons les mêmes intentions de sagesse et d’économie et nous ne nous sommes pas laissées entraîner à des folies. Mais beaucoup de petites choses finissent par se chiffrer.

Voici ce que le petit Jésus laissera tomber dans nos cheminées :

Carabines pour nos garçons, Sirs Eureka pour Roger et Lili, cinématographes pour nos filles, jouet en caoutchouc pour François. Le 1er Janvier Franz et Pierre recevront de leur tante un canon et Cricri une garniture de toilette. Roger aura un jeu de tambourin d’Henriette et un train de nous. Nous donnerons à Anny le même cadeau que celui que Cricri aura reçu ; Lili s’enrichira d’un train et bébé d’un ours en peluche. Mais pour Henriette, je n’ai rien jusqu’à présent. Notre chère Yette m’a dit ceci : « Cette année je supprime les étrennes à toutes mes sœurs et vous êtes du nombre, je vous demanderai seulement de bien vouloir me laisser faire le corsage dont vous avez acheté l’étoffe ». C’est très gentil mais moi, je ne me sens pas l’habileté nécessaire pour lui rendre un service analogue. Henriette va envoyer à Henri un souvenir, je le sais, je l’ai même vu. J’essaie de compenser pour Louis, c’est difficile car il ne faut pas l’encombrer. Mon petit paquet contient une boite de 50 cigares, des bêtises de Cambrai, des caramels mous et le réchaud du soldat. Henri lui a envoyé le sac de couchage.

Samedi 19 Décembre

A Boulogne, la vie est un tourbillon, presque un cyclone dans lequel, sous prétexte que je suis la seule valide de la famille, je me trouve emportée. Maman qui va décidément beaucoup mieux a commis l’imprudence de sortir hier par un temps affreux. Il est vrai qu’elle n’est venue que jusqu’ici et avec des matelas sur la tête. Elle voudrait m’envoyer à Versailles causer à un adjudant et porter un saucisson. Marguerite se charge aussi de nous faire marcher, Henriette et moi.

La situation actuelle a cela de bon, c’est que nous n’avons plus l’aimable Kiki constamment sur le dos et dans les oreilles. Nous y allons quand nous pouvons et les concessions que nous lui faisons ont pour but de la faire rester où elle est. Depuis quinze jours, elle ne s’est pas levée et nous devons avoir ce soir la grande séance du bain et d’un déménagement. Sa jolie chambre du premier étage si claire, si coquette, lui semble souillée. Elle a mis dans sa tête de monter sous les combles dans une chambre carrelée, non chauffée, moins confortable et moins élégante. Impossible de la raisonner. D’ailleurs depuis 4 ou 5 jours, elle fait des progrès à reculons, nous allons sans doute la voir rentrer dans une période d’agitation folle. Et nous craignons qu’on nous la rende…

Aussi, Henriette et moi nous nous plions davantage devant ses caprices, nous nous armons de douceur et de patience. René m’a écrit, m’affirmant une fois de plus sa volonté de ne plus s’occuper de sa femme. Il espère, dit-il n’être plus là après la guerre, pour agir en ce qui concerne Marguerite qu’il ne reprendra jamais. D’un autre côté, Maman a l’air de se laver complètement les mains de toutes ces affaires là, se retranchant derrière les volontés de Marguerite qui sont qu’elle ne cherche jamais à la revoir et à s’occuper d’elle. Nous sommes deux à supporter ce fardeau, mais, plus que moi encore, Henriette craindra la responsabilité d’une décision énergique. Si nous faisons interner Kiki, ce sera fini entre elle et René ; il ne la fera sûrement pas sortir. Tandis que s’il la retrouve encore mêlée au monde des vivants, il consentira peut-être à s’en occuper, du moins pour lui choisir une maison de santé. De tout cœur je désire donc que les choses puissent marcher comme elles sont organisées en ce moment jusqu’à la fin de la guerre. Nous serons tranquilles chez nous puisque la maison semble si souillée, si perdue à Marguerite qu’elle n’en veut plus franchir le seuil. Les enfants ne souffriront pas du contact et nous offrirons nos visites à la pension de famille en expiation de nos péchés.

Que le petit Jésus puisse m’apporter la paix et la joie du cœur. J’espère que ce souhait sera exaucé, ce ne sera donc pas mon soulier que je mettrai cette année dans la cheminée mais mon âme entière. Que le petit enfant de Bethléem l’inonde de clarté, lui redonne de la jeunesse et de la confiance ! J’espère qu’il ne dégringolera pas sur elle une pluie de suie qui la rendrait plus noire encore.

Louis Sandrin me charge d’acheter un bibelot pour le soulier de Madeleine, me voilà bien embarrassée, d’autant plus qu’en ce temps de guerre les crédits ouverts par le Crésus de la famille ne sont pas illimités et qu’il n’y a chez eux que de jolies choses. Cette année dans les magasins, je n’ai même pas la ressource de prendre la fantaisie à la mode.

La famille Le Doyen se ruine pour les beaux yeux d’un dragon de notre connaissance. Le père envoie un litre de chartreuse et trois pâtés de foie gras, la mère un gros paquet de chocolats et la fille son petit cœur pour être mangé à la croque au sel. Devant cette abondance de biens, j’hésite à faire partir mon modeste colis contenant un réchaud, 30 cigares, des caramels, des bêtises de Cambrai, une paire de chaussettes, un savon, 2 crayons, des épingles anglaises etc…

Franz retourne au collège depuis hier ; il n’a plus de fièvre mais tousse encore beaucoup et manque totalement d’appétit. Cricri continue à souffrir du ventre et de la tête toutes les nuits ; dans la journée elle est normale. Roger n’est toujours pas brillant, Lili très enrhumé et François aussi. Pour ce dernier, Henriette ne redoute plus la coqueluche.

Notre maison est un peu éprouvée en ce moment sous le rapport de la santé. J’espère que pour Noël tout notre cher petit monde sera valide.

Dimanche 20 Décembre

Le dimanche qui devrait avoir un air de fête est pour nous un jour encore plus triste que tous les autres. Nous sentons plus lourdement le vide causé par le départ de tous nos chers bonshommes. Il ne reste que Sandrinus qui se pavane et frétille dans son rôle de coq du village. Pour atténuer un peu sa solitude dominicale, Henriette a reçu ce matin, à son petit lever, une lettre du bon Loulou.

Louis dit à sa femme que le repos si impatiemment attendu est encore reculé. Il ne l’espère plus avant le 25. Cela me fait penser à l’enseigne du barbier : « Demain, on rasera gratis ». Il doit y avoir un écriteau immuable au bord de la tranchée : « Dans quatre jours, repos ! ». Et, les yeux fixés sur cette petite phrase magique, nos braves soldats attendent joyeusement au fond de leur trou.

La séance récréative d’hier à la fin de la journée a été particulièrement agréable ! Elle a duré de 5 h à 11 h ½. Ce n’est qu’à cette heure tardive qu’Henriette et moi avons pu rentrer à la maison… pour dîner. C’était un Samedi soir et cela avait un faux air d’une rentrée de théâtre. Hélas ! notre souper n’était pas de premier choix ; notre dorade ressemblait à une vielle semelle et nos haricots verts étaient changés en copeaux de bois. Comme nous étions mortes de fatigue, cette vraie collation de Quatre Temps nous a suffi. En ce moment Marguerite est en pleine crise ; elle est odieuse mais nous en avons pitié car elle dit souffrir horriblement. Henriette va heureusement s’octroyer des vacances, Marguerite croit qu’elle part demain matin et nous ne la détromperons pas.

Avant le bain de Kiki, nous étions allées faire visite aux Strybos. J’ai trouvé la pauvre mère Strybos bien changée, elle a tout à fait l’air d’un vieux veau (si ce substantif et cet adjectif peuvent s’accoupler). Elle est effondrée dans un fauteuil, infirme pour la fin de ses jours avec tendance au gâtisme. Henriette a été interloquée par Mimi, toute pimpante, toute frisée, habillée de couleurs un peu trop vives et mal assorties. Bien gentille tout de même, cette pauvre Mimi qui mène une existence si grise, intelligente et affectueuse comme peu de femmes, elle aurait pu tourner si bien !... Je ne veux pas dire qu’elle ait mal tourné mais je trouve que sa vie est manquée et cela me fait beaucoup de peine.

Lundi 21 Décembre

Il fait beau dans mon cœur et au dehors après la lecture de la lettre d’Henri. Cela m’est bien permis d’avoir quelques instants d’accalmie ; j’en demande pardon après, à Louis, à Manu, à  René, à tous ceux qui luttent, souffrent et pleurent et je reprends, en communion avec eux, le fardeau d’expiation. Lui-même, mon mari, si peu égoïste qu’il soit, a de temps en temps quelques satisfactions, un peu de détente, un plaisir qu’instinctivement il attrape par un bout de son aile et qu’il lâche, ne voulant pas le savourer seul. Ses messagères bleues sont cela dans ma vie. Je puis donc leur sourire sans manquer à aucun devoir envers les autres qui ont tant de ma pensée et de mon cœur.

Mardi 22 Décembre

Je suis allée hier rue Saint Florentin, entraînant Henriette qui faisait avec moi une tournée de courses dans ce quartier. Père est au lit depuis quatre jours, avec la grippe. Il allait déjà un peu mieux, la fièvre avait disparu depuis la veille et la toux devenait moins fréquente et moins pénible. Madame Morize était elle-même très enrhumée et avait l’air fatigué. Le sort d’Albert devait être fixé à 4 heures mais Charlotte était presque sûre du résultat : un mois de congé l’attendait sans trop d’énervement. Quant à Paul, il est toujours au Val de Grâce, sa sortie a été remise à une date indéterminée à cause d’une grosseur qui lui est venue dans la région de la cicatrice. Il va parait-il de mieux en mieux, à part cet incident, les forces lui reviennent ; il se promène dans les jardins et reste levé chaque jour de 9 heures du matin à 3 heures de l’après midi. Mais lui et sa femme aspirent à la mise en liberté et à l’envolée sous un ciel clément.

Nous ne sommes pas invités cette année pour Noël, à cause des évènements et aussi des maladies ; on m’a seulement demandé d’y aller déjeuner demain lorsque j’ai annoncé mon intention de venir prendre des nouvelles. Par contre, notre déjeuner du jour de l’an est déjà retenu ; si Henri pouvait s’y trouver ce serait une grande joie pour son Père qui aurait tous ses enfants et petits enfants autour de lui. Ce n’est pas arrivé depuis 3 ans et il se peut hélas que ce ne soit plus jamais… Avec les carrières aventureuses des uns et des autres, les menaces terribles qui pèsent en ce moment sur toute notre génération et l’âge de son Père, on peut craindre tant de choses en un an.

On ne connaît jamais le bonheur à l’instant où il passe. L’année dernière, à pareille date, je souffrais à l’idée de commencer 1914 sans mon Henri, je savais qu’il était en route pour nous revenir et je ne prévoyais pas le cataclysme actuel. Et maintenant, notre douleur est faite de séparations et d’angoisses plus que de malheurs certains, peut-être arrivera-t-il une heure de deuil irrémédiable où nous regretterons cet instant si sombre où il nous reste l’espoir de jours meilleurs.

Nous sommes bien occupées aujourd’hui. En prévision du départ possible et même probable d’Henriette, cette nuit sera pour nos petits la nuit de Noël. De plus, Madame Kiki m’accapare singulièrement depuis qu’elle croit notre belle-sœur partie

Jeudi 24 Décembre

Je reviens de la Gare de l’Est où j’ai conduit Henriette pour le train de 7 h 40. Arrivera-t-elle jusqu’au but rêvé ? Le départ a déjà été un peu compliqué. Madame Yette, fidèle à ses bonnes habitudes, a failli manquer le coche. Ce n’est pas de ma faute. Trente cinq minutes avant que nous quittions la maison, j’étais prête. D’ailleurs, c’est bien simple, Henriette était encore en chemise de nuit quand j’avais déjà mon chapeau et mes gants. Mais je me suis bien gardée de lui dire quoi que ce soit pour la faire se hâter, on devient fataliste et si elle avait raté son train, l’unique de la journée, je me serais imaginé que c’était au mieux. Nous sommes encore parties à la nuit noire, par le tramway de 6 h ½. A Auteuil, pas la moindre voiture ; nous sommes obligées de recourir au métro. Mais voilà qu’arrivée à la Madeleine, notre chère Sœur que l’heure commençait à talonner un peu, s’avise de changer de moyen de locomotion. Imprudente idée car, après avoir perdu dix grandes minutes nous ne trouvons qu’un fiacre antique traîné par une Rossinante de dernier ordre. Enfin, cahin, caha, nous arrivons gare de l’Est où je me vois refuser l’accès des quais. Henriette disparaît et, ne la voyant pas revenir, je pense qu’elle est partie

Père va beaucoup mieux ; il était levé et a mangé de bon appétit un œuf à la coque et de la purée de pommes de terre ; sa voix est encore couverte, il est un peu pâle et dit qu’il se sent faible après ces quatre jours de lit et de diète. Madame Morize paraissait aussi retapée. Albert a obtenu son congé d’un mois, daté du 21. Il va coucher rue Las Cases et j’espère qu’on autorise Charlotte à lui tenir compagnie ; je n’en suis pas très sûre et n’ai pas osé le demander. Le pauvre Paul n’a aussi qu’un seul mois… jusqu’à nouvel ordre. Papa et Marie-Louise semblent furieux et attribuent ce manque de générosité à la malveillance du docteur Walter. J’ai peur que Paul ait un peu indisposé ce dernier par des récriminations fréquentes sur ses infirmiers et sur son régime mais j’espère tout de même qu’on lui laissera le temps de se remettre et que des contre-visites lui donneront plus de 30 jours. Seulement, il faut attendre et, de la sorte, il est impossible aux Paul de faire des projets. Ils ne quitteront sans doute pas Paris pour si peu de temps. Il voudrait trouver une bonne petite place très tranquille au ministère des Colonies ; il ne désire nullement les dangereuses gloires du front et il redoute particulièrement l’encasernement dans un Dépôt. Je souhaite qu’il parvienne à se creuser un trou dans le fromage car il ferait vraiment un soldat de chiffon, le pauvre !

Après ma tournée d’hier, je crois en avoir à peu près fini des courses dans les magasins. Il en est temps car les enfants entrent en vacances à partir de demain et cette bande diabolique mettrait la maison en pillage si je ne faisais le garde chiourme. Je suis partagée entre la terreur d’avoir les sept enfants sur le dos du matin et soir et la joie de pouvoir rester un peu tranquille chez moi. Il faut en ce triste monde payer toute satisfaction par quelque tourment ou quelque souci. Les jouets de Noël vont occuper nos lutins pendant deux ou trois jours, mais si le temps continue à être aussi maussade et que je ne puisse les sortir, ils se seront tous entre-dévorés d’ici le jour de l’an. Hier matin la cheminée du billard avait été adoptée cette année pour y dresser la Crèche de Noël et y déposer les souliers. Rendez-vous avait été pris pour entrer ensemble dans la pièce et personne ne manquait au coup de 6 h ½. Roger et Lili étaient les plus amusants car eux seuls ont encore la foi, les quatre grands l’ont perdue et ne se gênent pas pour le dire. Nos garçons croient si peu au Petit Noël qu’ils avaient trouvé moyen de glisser dans mes pantoufles, Franz : un calendrier et Pierre : un crayon. Anny et Cricri parlent avec un peu plus de réserve du joli mystère de Noël mais leur conviction est bien ébranlée. D’ailleurs, ni Henriette, ni moi, n’avons protesté devant leurs questions ;  nous nous sommes bornés à n’y pas répondre.

Louis et sa femme espèrent être réunis ce soir. Henriette emporte des masses de choses pour les grandes bottes de son guerrier. Elle ne trouvera sans doute dans ses souliers que des dépouilles allemandes et de la bonne galette ; le pauvre Loulou n’aura pas pu dévaliser les magasins au profit de sa bien-aimée. Mais qu’ils seront heureux tous les deux si leurs Anges gardiens conduisent Henriette vers l’étable où j’espère qu’elle trouvera un peu mieux qu’un lit de paille.

Ici, je n’avais rien trouvé de bien, sinon un tout petit encrier de poche en argent (Louis XIII authentique) qui est un bibelot de vitrine et pourra nous servir pour une autre occasion. Quant à la statuette en vieil ivoire de N.D. des Victoires que j’avais rêvée, elle n’existe peut-être pas. Toutes les reproductions que l’on voit sont de mauvais goût. Et je me rappelle, avec un vrai serrement de cœur, ce grès de Lachenal, cette Vierge idéale, que nous avons manquée et à laquelle je penserai toujours. Pour mes frères, ils seront comblés ! Deux mulets leur suffiront à peine à chacun pour transporter leurs cadeaux. Il est vrai que tout cela se mange, se boit ou se fume et que chaque jour leur charge s’allègera. En somme, nous allons arriver à dépenser tout autant, si ce n’est plus, que les autres années pour les étrennes mais  c’est une si grande joie de donner que nous ne savons pas y résister. C’est une manière comme une autre d’être égoïste.

Vendredi 25 Décembre

Voilà un jour de Noël bien triste malgré le soleil qui brille sur la gelée blanche ! Ma bande d’enfants piaille joyeusement autour de moi comme une nuée de moineaux ; c’est la seule note claire de cette fête que j’aime tant, que j’aimais surtout autrefois…

Tant de choses entravent mes désirs ! Aujourd’hui, même le jour de Noël, je n’ai que bien peu de liberté ; j’attends des visites, je veux en faire une, Maman me fait perdre du temps, Marguerite me réclame, les enfants me dérangent à propos de tout. Lili a eu ses trois ans cette nuit, je l’ai embrassé pour le père, la mère et le parrain absents. A cet âge heureux, la mélancolie est inconnue ; petit Lili ne souffre pas du tout des vides nombreux qui existent aujourd’hui autour de lui, Anny comprend mieux. Elle a communié avec moi ce matin et je lui ai rappelé tous ceux pour lesquels elle devait prier. Elle est gentille, ma fille Anny, douce et déjà sérieuse. Ce qu’Henriette redoute pour elle dans l’avenir m’étonne beaucoup. Elle est très sensible, c’est vrai mais plutôt calme et maîtresse d’elle-même. J’espère que ce ne sont que des craintes vaines car il serait bien dommage de voir cette petite tourner comme sa tante Kiki. Si Anny a prié ce matin, je l’ai fait aussi de tout mon cœur, pour la France et nos combattants, pour nos diables d’enfants, pour tous les chers nôtres ! Devant la crèche du petit Jésus, il me semble que nos prières ont plus de naïveté, plus d’ardeur, quelque chose d’enfantin qui doit plaire au ciel. J’ai prié pour mes soldats « en viande » comme un tout petit pourrait demander des soldats de plomb ou de carton.

Samedi 26 Décembre

A tous les courriers d’aujourd’hui j’ai vainement attendu des nouvelles de notre voyageuse ! L’aventure dans laquelle elle s’est lancée présente des difficultés et des fatigues mais je ne crois pas qu’elle offre de véritables dangers. Je ne veux donc pas me forger des inquiétudes inutiles, le télégraphe ne doit pas fonctionner pour le service des simples particuliers si près du front de bataille et les lettres mettent au moins trois jours pour arriver jusqu’à nous. Il n’y a donc pas encore de temps perdu. D’ailleurs, Henriette n’est jamais très pressée pour écrire ; son caractère calme et pondéré admet peut, ne soupçonne même pas souvent mes impatiences inquiètes.

La conversion d’Adrienne, commencée au glas de la mobilisation, a subi un petit ralentissement. Le temps est passé où elle renonçait au fer à friser, à la poudre de riz, aux parfums, aux travaux d’agrément, où elle jeûnait et égrenait son chapelet ; son naturel un peu frivole tend à reparaître. Madeleine Sandrin aura encore bien à prêcher de parole et d’exemple pour amener sa cousine à l’observance des lois de Notre Sainte Mère l’Eglise. Ces deux gentilles femmes ne peuvent pas, malgré des efforts réciproques, avoir l’une pour l’autre une profonde sympathie ; elles sont trop dissemblables ! Adrienne ne manque pas une occasion de se moquer agréablement de Madeleine et cette dernière, de son côté, reconnaît très volontiers les travers de la sémillante Dri-Dri. D’ailleurs, la fille du père Hainque n’a pas fameuse presse dans le clan Bonnal. Henriette elle-même lui lance des petits coups d’épingle de temps en temps. Paix aux hommes de bonne volonté ! Paix surtout entre les jolies femmes ! Voilà un cantique de Noël que tous et toutes devraient chanter avec les Anges ! De nouveau, Louis Sandrin a repris sa large place au lit conjugal. C’est je crois, un peu en contrebande qu’il s’offre des nuits d’amour ou… de dispute, mais c’est un roublard. Il a su s’arranger autant que possible pour éviter les risques de se faire  pincer.

Hier, je suis allée voir Suzanne Brasseur qui a dû partir aujourd’hui pour la maison de santé où son bébé viendra au monde. Elle était toute émue à la pensée de quitter ses quatre fillettes dont elle ne s’est encore jamais séparée et d’aller « en prison » comme elle dit en parlant de la Maternité que son mari lui a conseillée. Je tâcherai d’aller lui rendre visite là-bas après l’évènement mais c’est au diable, à Montrouge et j’ai toujours si peu de temps ! Je voudrais aussi travailler un peu pour elle, sa layette est si rudimentaire que quelques lainages y seraient sans doute bien accueillis. J’ai commencé des chaussons cette semaine ; le soir, quand les enfants sont couchés je respire un peu mais alors, ce sont mes pauvres yeux avec lesquels il faut compter.

Dimanche 27 Décembre

Marguerite est une méchante ogresse qui dévore mes forces et mon temps ; depuis ce matin elle me tyrannise sans que je puisse me dégager car elle connaît la frousse que j’ai des scandales qu’elle produit. Quand je tente de m’éloigner, elle se met à hurler ; on l’entend dans toute la maison où elle est, les pensionnaires sortent de leurs chambres, les propriétaires viennent me supplier d’obéir aux caprices de ma sœur pour la calmer. Elle me fait des reproches et déclare à tous que sa famille est  ignoble pour elle.

L’autre jour, elle m’avait tant fait marcher que sa bonne lui dit le soir : « Eh bien ! aujourd’hui, vous ne pouvez pas vous plaindre, Madame Morize a fait tout ce que vous vouliez, elle est bien gentille ». Et l’aimable Kiki de répondre : « Elle ?... On voit bien que vous ne la connaissez pas. Elle ne vaut pas la corde pour la pendre ! ». Quand Marie m’a répété ces paroles j’ai eu bien de la peine et presque envie de pleurer, mais je me suis raisonnée et maintenant au contraire je puise dans cette phrase beaucoup de courage et de patience pour le service de ma sœur. Et je suis beaucoup plus disposée à souffrir pour elle qui me déteste dans le fond que si elle était reconnaissante de ce que je fais pour elle. Cela devient une véritable expiation plus méritoire que si elle était compensée par un sentiment d’affection quelconque. Je voudrais même être débarrassée de la pitié qui me reste et continuer à vaincre tous mes dégoûts, toutes mes rancunes. Seulement comme je suis loin d’être une sainte, je me lasserai bientôt sans doute, et alors !... je ne sais pas ce qui arrivera.

Du jour, où Marguerite sera mise à la porte de ce dernier asile, il n’y aura plus d’autre abri pour elle qu’une maison de fous. J’espère que René m’enverra prochainement les instructions demandées instamment dans une lettre partie lundi dernier. Il nous faut son consentement pour agir, le cas échéant. Mon vrai désir serait que la situation actuelle, si pénible qu’elle soit, puisse se prolonger jusqu’à la fin de la guerre et au retour du pauvre René. Sinon, la décision qu’il faudra prendre sera bien lourde de responsabilité et je serai seule à la prendre. Maman ne veut se mêler de rien, trop heureuse d’être délivrée de sa charmante fille et toujours opposée dans le fond, aux maisons de santé. De plus, il y a aussi une question d’argent ; Maman ne peut ou ne veut rien donner, Marguerite me dit avec un aimable sourire : « Tue-moi ou donne-moi tout ce que je veux ; c’est à toi à te débrouiller ». Geneviève est sourde des deux oreilles dès qu’on parle finances. Henriette et moi ne pouvons pas entretenir Marguerite sur le pied de luxe qu’elle réclame. « Je veux bien d’une maison de santé me disait-elle hier, mais à une condition c’est qu’on paie pour moi 30 ou 40 francs par jour comme René n’hésiterait pas à le faire ».

Lundi 28 Décembre

Une fois par semaine je vais me retremper dans ma belle-famille où, malgré des efforts très sincères, je me sens un peu étrangère et, en dehors de ce cercle étroit, je ne sais plus rien. Aucun de nos amis n’écrit, on ne fait pas de visites, c’est un silence un peu oppressant mais je n’ai ni le courage, ni le temps de le rompre. J’ai peur d’apprendre des malheurs. L’autre jour, au Bon Marché, j’ai rencontré Louise Boisseau en grand deuil, elle ne m’a pas vue et j’ai tourné la tête pour ne point avoir à questionner. Il faut pourtant que je me décide à envoyer quelques signes de vie à tante Gandriau et à nos amis les plus intimes. Peut-être alors aurais-je quelques détails au sujet des uns ou des autres. Zigounar, dite Peau d’Anguille, l’une des deux chiennes de Maman est morte. Pompon reste seule au chenil maintenant, plus râpée, plus vilaine, plus bête de l’Apocalypse que jamais. Il est à espérer que ce dernier échantillon de la race Stop-Cyclette disparaîtra bientôt, sans laisser de progéniture. Aussi, je vais surveiller mon fils Turc qui a de temps en temps des velléités de visites au 164.

Par contre, le nombre des chats augmente depuis que leur bourreau a tourné ses ardeurs sanguinaires contre les Boches ; il en sort maintenant de tous les coins, des gros, des petits, des moyens, cela grouille. Le précieux Tam-Tam trône au milieu de ce sérail. Maman n’ayant pas confiance dans la manière dont il serait traité chez nous et le trouvant assez grand garçon pour être mis en contact avec ses dévergondées de chattes, a fini par le recueillir. Nous verrons sans doute au printemps des chats  franco siamois sortir des caves et des greniers du 164.

A part ces histoires de bêtes, je n’ai guère à mentionner qu’une petite révolution de palais. Françoise est venue hier, en pleurant comme un bébé se plaindre d’avoir été battue par Marianne : une gifle, une mèche de cheveux arrachée, une barrette cassée, un corsage déchiré, voici les dégâts ! Pour excuse, Marianne m’a prétendu que Françoise l’avait traitée de voleuse. Jamais, jusqu’à présent, il n’y avait eu de bataille de ce genre à la maison. J’ai prêché la concorde et ce matin le calme est revenu… en apparence. Mais je crois que notre personnel est de plus en plus partagé en deux camps dont la douce entente me promet de l’agrément. L’approche du premier Janvier fait que d’ici quelques jours personne ne lâchera prise dans l’espérance d’étrennes… qui ne viendront peut-être pas. Ensuite, nous aviserons. Toutes ont leurs qualités et surtout leurs défauts. Changer tout le monde serait radical mais impossible. L’essentiel pour moi, c’est qu’Henriette ne soit pas mécontente de ces complications domestiques. Elles ne m’étonnent pas car dès le début de la mise en commun de nos deux ménages j’en ai eu l’intuition.

Mardi 29 Décembre

Enfin ! J’ai des nouvelles d’Henriette, indirectement. Louis m’écrit le 25 Décembre du fond de sa tranchée, qu’il sait par un major sa femme arrivée à destination, à quelques kilomètres de lui et qu’il rage de ne pouvoir aller jusqu’à elle avant le 28. Il espère qu’elle ne se lassera pas de l’attendre quatre jours dans un village triste, presque abandonné. Je sais qu’Henriette avait heureusement emporté de l’ouvrage et de quoi écrire beaucoup de lettres. Peut-être n’aura-t-elle pas trouvé le temps par trop long !

Mercredi 30 Décembre

Anniversaire de notre chère petite fille !

Malgré ma volonté de supprimer des tas de choses et de faire du premier Janvier cette année un jour comme tous les autres, il m’arrive à chaque instant des complications : lettres de vœux auxquelles il faut bien répondre, préparatifs de toilette, simples et indispensables, rangements, comptes, achat d’étrennes dont je voulais me dispenser etc. Et puis, si je n’avais à m’occuper que du ménage Yette et Manon réunis, cela irait encore, mais il y a Maman, Marguerite et Geneviève qui me font faire leurs courses ! Et elles sont hésitantes, discutent à n’en plus finir, changent d’avis. Maman avait d’abord décidé de ne rien donner à ses petits enfants, puis de leur remettre de l’argent. En dernier lieu, elle s’est ravisée et m’a chargée de l’achat de 7 bibelots appropriés aux goûts et à l’âge de chacun. Elle a bien fait : d’abord, elle a réalisé ainsi une sérieuse économie, dépensant 41Frs55 au lieu de 140 Frs qu’elle aurait distribués en pièces de 20 francs, ensuite, tous les enfants ont été ravis car Maman n’a pas pu attendre le jour de l’an et a tout donné aussitôt arrivé. Mais, pour faire vraiment plaisir à des enfants comblés comme ceux là avec des objets variant de 4 Frs 50 à 6 Frs 75, il a fallu bien chercher. Voilà maintenant Kiki qui s’avise de m’envoyer acheter des souvenirs pour ses trois bonnes ! Il en est temps !

Hier j’ai fait une découverte amusante. Henri m’a parlé quelquefois d’une jeune fille qu’il rencontrait au bal et qui répondait au nom peu banal de « Tigrette ». Cette fameuse Tigrette n’est autre que la vraie nièce de Monsieur Le Doyen, la fille de son frère et deviendra peut-être la cousine germaine de Manu. Mais depuis longtemps déjà la famille Le Doyen, effarouchée par les opinions et les allures des parents de Tigrette, a cessé de les voir. D’ailleurs, la mort les a emportés tous deux et leurs enfants n’ont jamais renoué de relations avec un oncle et une tante presque inconnus.

Il serait trop long de raconter l’enterrement civil du frère de Léonce, mais le récit que celui-ci m’en a fait hier était trop drôle, une véritable bouffonnerie digne du théâtre de Labiche. Le pauvre homme est mort dans l’Ardèche. Dès qu’il eut rendu le dernier soupir, sa veuve et sa fille prennent le train pour s’occuper de leur deuil à Paris en recommandant à leurs domestiques d’emballer proprement Monsieur et de l’expédier tel jour, à telle heure. Le concierge du château met mal l’adresse, Monsieur se perd, tout le cortège attend à Paris, on est obligé de décommander l’enterrement, de le remettre au lendemain. Le lendemain, personne ne revient mais le mort est là cette fois et s’enterre tout seul. Sous ma plume cette histoire n’a rien de bien amusant mais elle devient du dernier comique dans la bouche du père Le Doyen.

J’ai dit aux garçons que la classe 1917 allait être appelée et voilà qu’ils espèrent partir à leur tour. Ils fourbissent leurs armes et sont dans une foie folle car ils espèrent n’avoir à combattre que des gamins boches du même âge qu’eux.

Jeudi 31 Décembre

L’année se termine tristement, son dernier jour est bien sombre ; il pleut dehors et, dans mon âme, je sens quelque fibre qui saigne et qui pleure.

Je viens de recevoir un billet m’annonçant la mort, le jour de Noël, de Gabrielle Berne. Elle avait juste mon âge, elle s’était mariée huit jours après moi, le 9 Juillet, et nous avions vécu, côte à côte, pendant plus de quatre ans, dans nos petites maisons au pied des Paraqueux. Certes, il n’existait pas entre nous de véritable amitié ; je ne me suis jamais beaucoup livrée à elle. Je la sentais un peu inférieure à moi comme milieu social, instruction, éducation et goûts mais j’étais très sincèrement touchée de l’affection dont elle me donnait sans cesse des preuves et de la fidélité de son souvenir. Elle avait travaillé avec tendresse pour tous nos bébés et malgré neuf années de séparation elle continuait à m’écrire encore souvent. Et puis, ce qui m’attriste surtout dans cette mort, c’est que c’est la fin d’une vie sans joies à laquelle la vieillesse aurait peut-être apporté des consolations ou du moins le calme. Que de fois cette pauvre jeune femme m’a-t-elle raconté ses tristesses ! Sa jeunesse s’est passée auprès du lit d’une malade tendre mais exigeante ; après la mort de sa mère, elle a vu très douloureusement son père se remarier rapidement ; son frère et sa sœur se sont tournés contre elle par intérêt. Que de fois m’a-t-elle dit son désir passionné et jamais exaucé d’avoir des enfants. Si encore elle avait été heureuse avec son mari ! Quand je l’ai vue pour la dernière fois, il y a deux ans, elle m’avait parlé de ses derniers chagrins. Sa bonne Antonia venait d’avoir un fils qu’à tort ou à raison on attribuait à Monsieur Berne. Elle ne savait que croire mais elle voulait se forcer à aimer cet enfant ; elle l’avait chez elle et s’en occupait comme s’il avait été son propre bébé. A ce moment là, en écoutant toutes ces histoires presque fantastiques, je ne pouvais m’empêcher de trouver Gabrielle Berne toquée ou alors trop naïve et trop bonne ; je m’en serais presque moquée si je n’avais deviné une véritable souffrance. Maintenant, je comprends mieux et je plains de toute mon âme cette pauvre femme très aimante qui n’a jamais pu trouver autour d’elle un seul être sur lequel elle puisse verser toute sa tendresse. Et c’est infiniment triste !

Pour effacer l’impression produite par la triste nouvelle que je viens d’apprendre, il y a maintenant la naissance d’une petite Frédérique Blake, mise au monde par l’ex Louise Bucquet. Ce bébé n’était, parait-il, attendu que pour dans deux mois. L’émotion ressentie par notre cousine en apprenant que son mari était blessé à l’épaule a fait avancer l’évènement. C’est Germaine Faure qui a encore été messagère de ces nouvelles, je me trouve donc dispensée d’y répondre directement.

Marguerite est endiablée, elle m’en a fait voir de toutes les couleurs depuis le commencement de la semaine et je n’ai que des reproches et des injures en guise de remerciements. Heureusement, je me blase et me cuirasse. Son fils, étant en vacances, est invité à aller chaque jour passer dix minutes au port d’armes au pied du lit. Depuis notre retour de Bretagne il n’a jamais vu sa mère que couchée et il disait hier en revenant à ses cousins : « Je me demande ce qu’elle peut bien faire toujours au lit, ma maman. Je crois qu’elle me couve une petite sœur pour le premier Janvier ! ».