1923 - Paris

Mars 1923

Samedi 24 Mars

Pour écrire à 10 heures du matin, il me faut allumer l’électricité. C’est dire le temps qu’il fait ; c’est presque avouer aussi mon état d’âme. Comment voulez-vous qu’un être nerveux et sensible puisse être gai dans une telle atmosphère ? D’ailleurs, les motifs de joie n’abondent pas par ici. Marguerite est de plus en plus cramponnante car elle a pris son appartement de Vanves en horreur, elle n’y veut plus rester et menace de nous retomber sur les bras. Franz m’écrit que ses notes d’examens ne sont pas fameuses, qu’il n’a pas eu de chance au tirage des questions et qu’il prévoit une dégringolade fantastique. Rolf est malade, très malade, j’ai peur qu’il crève. Enfin, on vient de décider il y a deux ou trois jours que Fafette ferait jeudi prochain sa Première Communion privée. Cette fête devrait en être une ; elle est entourée de circonstances qui la rendent triste, presque douloureuse. Je ne sais ce qu’en pensent les autres … tous les autres, mais j’ai le cœur étrangement serré.

Pourtant, il faut que je m’occupe d’organiser les choses pour que le petit ne sente pas trop sa misère ; on m’a chargée de lui acheter ses vêtements et, malgré ma répugnance à remplacer sa mère, répugnance bien compréhensible, je fais pour le mieux afin qu’il soit gentiment habillé. Quant à la préparation intérieure, je ne la croyais pas suffisante. Le Collège en décide autrement ; inclinons-nous.

Dimanche 25 Mars

Brusquement hier, vers midi, le soleil a déchiré les crêpes dont le ciel et la terre étaient enveloppés et nous avons eu la plus exquise fin de journée. On respirait le printemps par tous les pores de la peau. Malheureusement, à l’intérieur de notre logis, les choses n’avaient pas le même rayonnement. J’étais prise entre ma sœur et ma nièce, toutes deux très en colère contre la Vie. J’ai fait manger l’une et coucher l’autre. Marguerite n’avait pas pris de nourriture depuis 24 heures et Annie avait 381. Lorsqu’elles ont été un peu réconfortées et consolées, je suis allée acheter les œufs de Pâques pour toute la maisonnée et voir Suzanne, pensant connaître les résultats de la radiographie.

Notre Belle-sœur, trop faible, avait été jugée par son docteur incapable de subir l’examen et n’avait pas bougé de son lit. Emmanuel était là et m’a paru tourmenté. Saurait-il quelque chose de plus que ce qui a été dit aux femmes ? Le mystérieux Manu ne s’est pas livré mais il m’a raconté cependant que c’était l’état de Suzanne qui lui donnait un cafard monstre. La malade a des moments d’espoir où elle fait des projets de toilettes et d’amusements et des périodes désespérées pendant lesquelles, il lui semble que son existence heureuse est terminée. Elle ne croît pas la mort à sa porte mais la voit s’acheminer vers elle et dit qu’elle va traîner ainsi quelques mois avant de finir. J’avoue que notre belle-sœur me paraît tristement hypothéquée malgré les belles promesses de son nouveau guérisseur.

D’ailleurs, c’est aujourd’hui Pâques fleuries. Il y a du soleil dans le jardin, les arbres fruitiers sont en fleurs, c’est un beau jour

Je compte demander deux messes pour Jean-François Larribet. Le pauvre bougre doit avoir plus besoin de prières que moi de souvenirs d’un bonhomme que je n’ai jamais connu. Je m’occuperai de cela la semaine de Pâques en même temps que des aumônes de Carême et du denier pour le Culte.

Lundi 26 Mars

Annie va mieux. Son mal de gorge qu’elle appelait déjà une angine est presque terminé, elle n’a plus du tout de fièvre, s’est levée à 10 heures ce matin, est allée cueillir des violettes au 164 et paraît trouver que l’existence possède encore quelques charmes. Je désespère de ma fille Annie ; jamais elle n’acceptera une vie réglée, disciplinée. Pour un bobo, elle se met en vacances quatre jours avant ses compagnes. Le mois de Janvier avait été à peu près bon, je m’imaginais que le pli allait être pris. Et sa grippe est venue tout démolir. Un jour, c’est une chose, le lendemain une autre ; il y a toujours des prétextes pour manquer les classes. Je sais qu’elle a les études en profonde aversion ; cela est en elle depuis toujours et il me paraît difficile de combattre ce travers maintenant, si tard.

Mais je m’aperçois que ce n’est pas l’effort intellectuel seul qui répugne à mademoiselle ma nièce, c’est toute contrainte. Elle fait les choses par à coups, avec un débordement d’enthousiasme et de zèle et puis… son ardeur tombe, elle abandonne son ouvrage. Elle le reprendra quelquefois mais beaucoup de temps après, lorsqu’il sera presque redevenu de la nouveauté. Je lutte un peu, désirant de tout mon cœur la corriger de certains défauts de caractère qui la rendront très malheureuse plus tard. Elle est en défiance et mes paroles ne portent point. De cela, je me fais parfois grand souci et j’ai tort. Pourquoi ne pas considérer Annie simplement comme une visiteuse et réserver cette inquiète sollicitude pour Cricri, un tout autre genre de fille, chez laquelle il y a également bien des choses à réformer ?

Les papiers timbrés pour Pierrot sont arrivés ce matin. Il y a près de deux mois avant la période d’inscription et notre nerveux n’aura aucun motif d’inquiétude à cet égard.

Mardi 27 Mars

Les bourgeons du jardin ont éclaté au soleil de la merveilleuse journée d’hier et ce matin un petit plumeau de verdure tendre, toute frisottée s’étale à l’extrémité de chaque branche, de chaque brindille. Chez Maman, c’est un fouillis de primevères et de violettes, un délice d’herbe nouvelle sur la grande pelouse qui s’étend presque sous les fenêtres de notre petit bureau ; plus loin, chez les Sandrin, c’est un rêve de tulipes et de pervenches qui me rappellent notre premier jardin. Je jouis de tout cela comme jamais je crois. Ah ! ces vieilles femmes !...

Mercredi 28 Mars

Le branle-bas est commencé. Franz est arrivé à 2 heures ce matin après avoir eu son fameux dîner de "Club" et avoir couru les boîtes de Montmartre en compagnie de cinq camarades de l’I. A. B. Il s’est beaucoup amusé et très honnêtement, je crois, car il a une bonne gaîté qui ne saurait être s’il avait fait de grosses bêtises cette nuit. De plus, je l’ai entendu dire à Pierre qu’il ferait ses Pâques demain, au Collège, à la messe de Première Communion de Fafette. Il tousse encore un peu, le cher grand garçon, mais beaucoup moins, il a bonne mine, a beaucoup engraissé, surtout de visage et déploie une exubérance qui contraste joyeusement avec sa morne apathie d’il y a quinze jours. Il n’est plus sous major mais comme il est classé 6ème, il considère avoir bien fait en passant ses examens. Il se promet d’ailleurs de regagner son rang pour finir l’année. Donc pour Franz, me voilà tranquille, du moins presque tranquille, car il est impossible à une maman de mon acabit de ne rien craindre.

Perrine et Rolf continuent à m’inquiéter sérieusement ; leurs toux s’éternisent, ils maigrissent à vue d’œil. L’entêtement breton est proverbial, notre bonne en est un exemple. Elle ne veut pas consentir à se faire examiner par un docteur parce qu’elle craint qu’il la trouve malade et parle de s’en aller mourir au pays comme son frère Yves. Elle n’en est pas là mais elle a trot de refuser les soins. Quand j’insiste, elle pleure, devinant sans doute mon inquiétude. Alors, je ne sais plus que dire ni que faire.

Jeudi 29 Mars

Jeudi Saint et Première Communion de Fafette. Il fait un joli temps et le petit bonhomme est délicieusement candide. Cette innocence doit être plus agréable que la science à Celui qui a dit « Laissez venir à moi les tout petits enfants ».

Naturellement, cette Communion privée est dénuée de tout apparat en dehors de la pompe religieuse que le Collège donne toujours à ses cérémonies. Fafette est en costume marin bleu foncé comme ses petits camarades, c’est l’uniforme jusqu’à 10 ans. Pierre et Annie se sont même un peu disputés à ce sujet car la grande sœur trouvait que j’aurais dû acheter un costume genre anglais, plus à la mode et notre fils était pour la discipline et la tradition. Louis a donné une montre nickelée, maman un chapelet d’argent et nous une petite plaquette sur cadre. J’ignore les autres cadeaux. D’ailleurs, il est convenu que ce ne sont que des « à compte » et que les vrais souvenirs seront offerts au moment de la Communion Solennelle.

Que les enfants, même grands, ont de gentille naïveté ! Franz était ravi parce que cette fois, il nous apportait à tous quelque chose, une merveille pour chacun. Il y avait des petites tuiles données dans une usine visitée, une aile de chardonneret « pour garnir un chapeau », une peau d’écureuil « pour faire un manteau ». Il a distribué ces babioles avec autant de fierté que s’il nous avait partagé les trésors de Golconde.

Vendredi 30 Mars

Entre les Offices et une brandade de morue, les heures trop courtes d’une trop courte journée ont filé… Vous rendez-vous compte du temps que prend la confection d’une brandade pour une famille d’honnêtes chrétiens. Or, on m’en a fait faire pour les Invalides et les Quinze Vingt. J’ai donc la cervelle brûlée, la main morte et sur tout moi un parfum d’ail dont je crains d’imprégner mon papier.

Samedi 31 Mars

Pour fêter ses 21 ans, notre neveu a demandé Boulogne à ses parents. J’y ai invité Maudet et la maison vibre de jeunesse agitée et passablement tapageuse. Les petits Prat manquent au concert ; ils sont partis jeudi soir pour passer quelques jours dans leur famille de Paris et Cricri se trouve un peu désemparée sans sa cousine, au milieu de tous les garçons.

Avril 1923

Dimanche 1er Avril

Alléluia ! Alléluia !

Lundi 2 Avril

Nous avions un temps merveilleux la semaine sainte, il reprend aujourd’hui ; malheureusement hier, la journée fut grise, morne, presque triste, mais au point de vue atmosphérique seulement. Dès 6 heures du matin les cloches de Saint Cloud et de Boulogne avaient mis une sorte de joie religieuse dans l’air. Il en était entré quelques effluves dans mon âme ; elles se sont étendues et ont envahi tout le reste pendant la Grand’Messe. Qu’importent les choses du temps et toutes nos misères quand on croit à l’Eternité et à la Résurrection !

Nos grands enfants ont tenu à la traditionnelle cherchée des œufs dans le jardin. J’avais rempli de mon mieux l’office de « Cocotte de Pâques » pour la qualité de la ponte et sa dissimulation ; ils se sont amusés, ils ont été heureux et ce matin on a recommencé le jeu pour les petits Prat qui n’étaient pas à Boulogne hier matin.

L’après-midi s’est passée au Pré Catelan avec le trio Albert qui nous y avait donné rendez-vous à 2 h ½. Elle s’est traînée un peu lamentablement, malgré les facéties de mon cher beau-frère et toutes les saillies spirituelles qui s’échappaient d’un cercle de sept Morize enfoncés dans des fauteuils d’osier. Mais cet ennui n’était pas sans douceur. Nous nous reposions et nous étions heureux d’être ensemble. Le soir, nous avons dîné rue Las Cases, dans l’appartement de papa. Sa pensée, une pensée chaude, bienfaisante était au milieu de nous, ainsi que le souvenir des autres absents. Nous avions reçu les uns et les autres des nouvelles des Paul, arrivés et fixés je crois à Hanoi, mais pas encore installés. La crise du logement sévit en Indochine, notre frère et notre sœur ont dû descendre à l’hôtel en attendant d’avoir déniché un home quelconque. A part cette contrariété, ils semblent satisfaits du climat, de la ville, du poste.

Madame Morize, décidément mieux portante a pu, hier soir manger et boire à peu près comme tout le monde. Elle donne malgré cela l’impression d’une grande fragilité et Charlotte m’a confié son embarras pour organiser l’été qui vient. Elle a peur de quitter sa mère… elle redoute de l’emmener… elle ne voudrait pas laisser Albert et Jean partir seuls… Il y a des décisions difficiles à prendre ; j’en sais quelque chose car mes gars s’acharnent après moi pour que je décide les grandes vacances. On ne me glisse que des bâtons dans mes roues et ce de tous côtés. Il me serait plus prudent de refuser l’association avec Louis que Maman propose  et dont les enfants ont envie. J’y gagnerais de l’indépendance et du calme. Mais si je loue pour nous seulement comme l’an passé, les autres risquent de rappliquer et nous serons alors affreusement mal. Je remets de jour en jour la prise des informations car je connais les bonnes gens de Plougasnou et de Saint Jean ; dès le premier mot ils compteront sur nous. Pour rien au monde je ne voudrais recommencer la villégiature de l’an passé.

Aujourd’hui je me trouve au milieu d’allées et de venues : cet après-midi, tous les oiseaux s’envoleront.

Mardi 3 Avril

Notre aimable neveu reprend ses habitudes de l’an passé ; il arrive à 7 heures et demie du matin et tombe au milieu des lits défaits, des vases de nuit, de la cavalcade des gens en chemises, des guerres pour la possession de la salle de bains. Il se met de la partie, et ce sont des éclats de rire, des jeux très convenables malgré les tenues sommaires et plus ou moins inélégantes des joueurs. Ah ! cette belle jeunesse s’en donne.

Généralement, quand le tohu-bohu commence, je rentre dans mon lit, je n’en sors que lorsque la bande folle a quitté la maison mais cela me met en retard pour mes tâches de la matinée. Et ce matin, en plus des choses quotidiennes, il me faut préparer la réception de l’après-midi. Donc pas grand temps en cette période bousculée des vacances. J’espérais faire beaucoup de choses hier car ma fille et sa cousine passaient ensemble l’après-midi rue des Belles Feuilles, mes garçons allaient jouer au tennis à St Cloud et mes bonnes étaient de sortie. J’avais donc installé un ouvrage compliqué et voilà que dame Kiki est venue passer son lundi de Pâques en ma compagnie, que Lili et Fafette ont été pris de passion pour leur train électrique, que Flora s’est coupé la patte etc. … etc. Bref, je n’ai pas fait le quart de ce que j’avais projeté.

Mercredi 4 Avril

La journée qui avait si joyeusement commencé hier s’est mal terminée… En jouant au tennis à St Cloud, Jean s’est donné une entorse. Ses partenaires ont eu assez de peine pour le ramener par St Cloud – St Sulpice jusqu’à la maison. Là, il s’est étendu sur le lit de Pierre ; on l’a déchaussé, soigné, bandé. Heureusement, Charlotte plutôt rare à Boulogne, était présente. Les garçons sont allés chercher un taxi à Auteuil et l’invalide a pu rentrer chez lui. Pierre Marie, prévenu par téléphone, est arrivé aussitôt ; il a déclaré l’entorse légère, a prescrit huit jours d’immobilité, un grand mois sans aucun sport, des précautions pendant plusieurs semaines après la guérison complète. Ce matin je suis allée prendre des nouvelles et je rentre assez rassurée ; il me semble que le pauvre pied est déjà beaucoup moins enflé. La souffrance aussi a bien diminué.

Ma journée est terriblement chargée. Louis et Pierre Machard ont déjeuné à la maison. Il me faut écrire de suite aux Paul pour ne pas manquer le départ d’un bateau, j’ai trois visites urgentes à faire et, ce soir après le dîner, une réunion tout intime chez les Kowalska-Le Rouge. En effet, c’est assez « kaléidoscope ».

Jeudi 5 Avril

Couchée à minuit, je n’ai pas osé m’endormir car il fallait réveiller Franz à 4 heures. Notre grand est parti passer trois jours à Fromonville chez la grand’mère de son ami de Traz la… douairière de Richemond (j’ai oublié le titre). Il était ravi, aimant beaucoup Bertrand, s’imaginant chasser et flâner dans une superbe propriété, ne pensant pas du tout à la corvée mondaine. C’est moi qui m’inquiète de cette première envolée. Mon gros poussin est un peu rustique d’apparence, de vêtements, de goûts et de manières. Quel effet va-t-il produire dans le grand monde où il se lance avec une candeur qui ne doute de rien. S’il se brûle un peu les ailes, tant pis ! ce sera son apprentissage, il en faut un pour tout. Grand-père Prat, devenu plus fin que les aristocrates eux-mêmes à leur contact perpétuel, a peut-être commis quelques bévues au commencement de sa carrière. Seulement, il les passe sous silence dans ses mémoires et Franz fera comme lui s’il écrit jamais ses souvenirs.

On se croirait en été ; il fait presque trop chaud. Nous avons passé la matinée au parc où Louis et les deux filles ont fait de la peinture. Maintenant je file sur Paris. Rendez-vous chez Delestre, puis visite à Jean qu’il faut distraire dans une séquestration qu’il juge odieuse.

Vendredi Avril

Notre neveu est un malade insupportable. Il n’a pas voulu rester couché sous prétexte que de son lit « il ne voyait pas le ciel ». Il ne reste pas moins tranquille, étendu près de sa fenêtre, il se met debout, il va, il vient, tantôt à cloche pied mais tantôt aussi sur ses deux pattes. Il déclare qu’il devient enragé, que tous « ses nerfs se mettent en pelote » et l’étouffent et qu’il ne restera pas enfermé plus de vingt quatre heures encore sans devenir tout à fait fou et sauter par la croisée. Il esquissait même déjà le geste ce qui faisait tordre Pierre, frissonner Madame Morize et énervait Charlotte. J’ai bien cru que Messire Jean allait recevoir une gifle.

Il calme son impatience en fumant comme un cosaque, en jetant des gouttes de bière sur les passants, en appelant la bonne : « Totoche », « Chère Panouille », « Citrouille à deux pattes », « Veau ailé ». Ce grand garçon de 21 ans est endiablé. Il faut espérer que sa réclusion va cesser. Charlotte redemandera le docteur pour une levée prématurée d’écrou, s’il y a lieu car elle en a plus qu’assez, elle aussi, de faire le garde chiourme.

Vite, une salade de nouvelles : Momo Bonnal est venu passer les vacances de Pâques chez les Sandrin, Georges Touret est à Sousse, le vieux père Jones vient de se remarier à 80 ans moins quelques semaines, les Georges Bonnal attendent un second enfant, Léonce a une recrudescence de goutte et Gilberte une rougeole carabinée. Il y aura lundi 4 semaines queSuzanne n’a pas quitté son lit où elle s’affaiblit… Je crois qu’on va essayer de la remettre debout.

Dimanche 8 Avril

Nous espérions le retour du Grand hier soir. Rien n’est venu, ni le garçon, ni lettre, ni dépêche…
Ici, les vacances se poursuivent avec gaîté pour la jeune bande malgré un changement d’atmosphère. Les orages nous ont fait retourner brutalement en hiver et j’en suis assez morose. Il a fallu rallumer le feu, opération toujours ennuyeuse qui se trouve l’être encore plus du fait que ma provision de charbon étant épuisée je comptais ne la refaire qu’en mai lorsque le combustible aurait baissé. Alors, nous cherchons dans le poussier quelques boulets oubliés, nous ramassons des brindilles de bois mort dans le jardin. Cela fait de maigres flambées qui ne réchauffent qu’un peu les mains et presque pas le cœur. Chose plus réfrigérante encore que les nuages et le vent du Nord j’ai reçu de la 13ème heure à la 18ème la visite de dame Kiki.

Lundi 9 Avril

Le cinéma tourne à vitesse si grande qu’il m’est impossible de raconter ce qui passe sous mes yeux. Il y a des histoires drôles, d’autres lamentables et la plupart ne méritent aucun qualificatif. Cette période agitée des vacances de Pâques touche presque à sa fin. Annie est retournée ce matin chez Madame de Maly, Jacques, Yvonne et Yves ont dû reprendre aussi leur vie d’étudiants. Les pensions religieuses qui ont donné seulement la liberté après les exercices de la semaine sainte prolongent les congés encore quelques jours. J’en voudrais profiter pour munir nos enfants de vêtements d’été mais impossible de les saisir. Pierre et Cricri s’amusent avec Momo, Lili et Zézette comme s’ils avaient leurs âges. Quant à Monsieur Franz, il nous a envoyé une belle carte du château de Fromonville sur laquelle il nous crie sa joie, mais ne dit mot du retour.

Je suis un peu ennuyée de le voir s’éterniser là-bas, j’ai peur qu’il soit indiscret… sans même s’en douter. Il est naïf, tellement naïf, notre « Echantillon » qu’il s’imagine faire autant de plaisir à ceux qui le reçoivent qu’il en éprouve lui-même à profiter de leur invitation.

Le soleil est revenu ce matin, son éclipse n’aura pas été trop longue et, devant cette réapparition, Sandrinus a envie d’un pique-nique. Il veut organiser cela pour demain… il faut que je marche… Tout à l’heure j’irai m’entendre verbalement avec lui.

Les enfants m’ont fait écrire à Plougasnou un peu malgré moi. Je ne veux pas m’engager aussi tôt mais Perrine a reçu des lettres qui disent que tout se prend là-bas, alors, mes gars et ma fille m’ont tourmentée et, docilement, je viens de commencer les pourparlers avec ma propriétaire de l’an passé. Je tâcherai de traîner les choses en longueur… attendant je ne sais quoi… un évènement ou bien une bêtise qui fixeront ma décision.

Mardi 10 Avril

Le dîner dans les bois se transforme en goûter, mais en goûter à la Sandrinus, c’est-à-dire substantiel, très substantiel, plus que substantiel. Pourvu que le temps nous permette de partir lorsque toutes les provisions seront rassemblées. Je suis chargée des achats communs et de la fabrication de 30 sandwichs, la matinée s’avance, j’ai trois courses personnelles à faire dans Boulogne et ce n’est pas encore aujourd’hui que ma plume s’usera beaucoup.

Mercredi 11 Avril

Le temps nous a favorisés ; nous avons eu hier une radieuse après-midi. Quoique faite et refaite bien souvent, la promenade nous a semblé charmante tant le parc de St Cloud est beau dans la fraîcheur printanière. J’avais gardé les visions d’Octobre, dorées, pourprées, enveloppées d’une brume violette. Le vert nouveau changeait les paysages, les rendait presque méconnaissables et c’était une impression de vie victorieuse qui se dégageait des taillis pour nous pénétrer. Les enfants ont dû la sentir comme nous. Ils gambadaient sur les pelouses comme de jeunes cabris. Zézette était folle. Le goûter était réussi, l’entente cordiale. Bonne journée pour de pauvres banlieusards qui ne peuvent aspirer à jouir d’une nature plus sauvage. Nous sommes rentrés à 7heures avec des coups de soleil, beaucoup de lassitude et l’envie de recommencer une gentille randonnée comme celle-là avant l’expiration des congés. Mais… Quand ?... quand ? Le temps se tire et, pour mon compte, je n’en vois pas la possibilité.

Toujours pas de Franz. Maintenant je suis mécontente de lui. Non seulement il abuse de l’hospitalité qu’on lui a gentiment offerte mais il oublie un peu trop son frère, sa sœur, ses cousins et cousines, ses amis d’ici qui se réjouissaient de l’avoir au milieu d’eux pendant leurs vacances.
Pierre et Yves m’en paraissent peinés ; ils avaient fait des projets qui sont maintenant sans espoir alors, ils se rabattent sur la pensée des grandes vacances mais le gars Franz est encore capable de les plaquer pour d’autres soleils qui se lèvent dans sa vie et qui lui paraissent, bien à tort, plus beaux que les anciens. Cette inconstance de Franz, cet amour désordonné qu’il a pour la nouveauté est un défaut bien dangereux.

Une de mes innombrables cousines, Yvonne Gossart, se marie aujourd’hui à St Laurent. Sa mère et elle-même étant venues à l’enterrement de mon beau-père, il est juste que je leur donne à mon tour une marque de sympathie. Nous déjeunons donc à 11 heures et je file… et ne sais quand reviendrai car après le mariage j’irai à la Compagnie, au Crédit Foncier, dans un magasin… et je prévois que l’après-midi touchera à sa fin lorsque je regagnerai le nid que j’aime malgré les épines qui se sont introduites dans son tissage et auxquelles je me meurtris souvent.

A elle seule, dame Kiki en est tout un paquet. Ses visites quotidiennes continuent ; elle arrive généralement lorsque nous sortons de table et ne repart qu’à 6 heures ½. Quand je n’y suis pas, elle cramponne Maman ou bien Perrine. N’importe qui lui est égal pourvu qu’on l’écoute raconter les sempiternelles aventures qui lui ont fait prendre son logis en horreur. J’avais essayé lundi dernier de faire dire que je n’y étais pas pour avoir un peu de calme. Hélas ! vers 4 heures, j’ai oublié que ma sœur tenait ses assises à la cuisine, je me suis montrée et Kiki est trop fine pour avoir cru les demi-mensonges que je lui ai débités. J’aime encore mieux la supporter que de dire des craques.

Jeudi 12 Avril

Le Grand s’est décidé à reparaître hier soir. Il est enthousiasmé de son séjour à Fromonville et, à mon reproche d’indiscrétion, il a répondu naïvement : « Mais non, Maman, je vous assure ; là-bas, j’étais sympathique à tout le monde » que je me suis trouvée désarmée et que je n’en ai pas douté. D’ailleurs, nous étions tous si contents de le revoir que tous nos griefs se sont envolés à son coup de sonnette.

Pas encore moyen d’écrire en paix, les uns me demandent une chose, les autres m’en réclament cinq ou six différentes à la fois. J’envoie tout le monde promener. Je ne puis en même temps allonger une veste pour Franz, m’occuper de sa lettre à Madame de Traz, écrire une lettre pour Pierre, faire les comptes de cuisine, aller acheter de la graisse d’armes pour le fusil de Cricri, chercher du papier carton pour Lili qui se confectionne un jeu de cartes. Et puis, je me donne aux autres dont les ardeurs s’énervent au moindre retard. Mais ce n’est pas une sinécure que d’être entourée de gens en vacances.

Vendredi 13 Avril

Les gens mènent leur petit train, rien de particulier à signaler au sujet des grand’mères qui me font trembler souvent et qui nous enterreront tous peut-être. Avec des mieux, puis des bas effarants, Maman résiste incroyablement. Madame Morize n’a pas d’alternatives aussi brusques mais Pierre Marie vient de temps en temps sonner le glas dans l’âme de Charlotte. Il ne veut pas que nous cessions de la croire en grand danger.

Suzanne s’est levée deux fois, un peu à la manière d’un spectre qui sort du tombeau. On lui fait espérer que maintenant chaque jour sera un pas vers la guérison, au fond personne n’en est très sûr, pas même son médecin. Lorsqu’elle sera assez forte pour aller à Paris, en voiture, on recommencera l’épreuve radiographique qui permettre seule de savoir à quoi s’en tenir sur les résultats du traitement. Même si tout est aussi satisfaisant que possible Suzanne en aura pour des semaines de régime et de ménagements. Le docteur demande deux mois de convalescence dans une maison de santé aux environs de Fontainebleau puis un long séjour à la campagne. Bref, elle ne reprendra une existence normale que l’hiver prochain… et encore ?... et encore ?...

Le Zoizeau qui dansait et qui chantait si bien l’an passé est en piteux état. L’heure est peu brillante pour lui mais Suzanne se relève très vite de ses effondrements ; elle a 26 ans, un immense désir de vivre et la Nature fait des miracles.

Franz est bien. J’étais fort tourmentée de ses chasses au marais, de ses affûts nocturnes dans les bois. Si près de sa grippe mauvaise, ces folies auraient pu occasionner une rechute. J’espère qu’il n’en sera rien ; il va et vient avec beaucoup d’entrain et tousse de moins en moins. Le matin il a encore quelques petites quintes, c’est tout. Petit à petit, il nous défile le chapelet de ses aventures à  Fromonville où il s’est royalement amusé.

Madame de Traz s’était installée avec son fils, Franz, une cuisinière et une femme de chambre dans un pavillon du parc où ils vivaient avec une simplicité plus grande qu’au château. Là, les deux garçons prenaient leurs repas habillés, armés et bottés comme des brigands. Cette vie d’homme des bois ne pouvait qu’enthousiasmer notre Grand. Il s’est quand même épris des 20 ans de Marthe de Richemond, « si distinguée et si gamine tout ensemble, qui a déjà remporté deux premiers prix au Concours hippique et qui reçoit encore des gifles de sa mère ». Il a vu aussi une Norvégienne, artiste peintre aux cheveux acajou, aux mains de cuisinière etc. … Avec mon fils, il fallait bien quelques femmes à la clef, mais du moment qu’il raconte, ce n’est pas grave et je me suis plus alarmée « des pieds mouillés… jusqu’au ventre », des coups de fusil tirés à l’aveuglette, des traversées de rivière sur un radeau fabriqué par Bertrand.

Nos gars sont allés hier au Concours hippique. Ils en sont revenus fous : ils avaient vu des sauts en hauteur de 2m20. Aussi, Pierre veut absolument devenir un écuyer de premier ordre. N’ayant pas de cheval, il enfourche nos pauvres vieilles chaises de salle à manger et mène des sarabandes infernales.

Annie ne retourne qu’avec beaucoup de peine chez Madame de Maly. Chaque matin, c’est une interminable grognerie qui ne s’arrête parfois que lorsque l’heure de la classe est passée. Elle s’imagine avoir toutes les maladies et tous les malheurs et gémit sur la manière dont va l’univers tout entier. Ce serait à pouffer de rire quelquefois si ces travers ne la rendaient pas réellement malheureuse.

Par contre, Cricri est retournée ce matin au couvent, de son pas tranquille, sans joie sans peine apparente. Encore une drôle de fille, celle-là ! Cependant, il m’a semblé qu’à deux ou trois reprises pendant ces vacances de Pâques cette statuette a bougé. Jean va bien et a dû passer son examen ce matin. Je vais aller ce soir aux nouvelles rue Las Cases où nos deux fils déjeunent. Mercredi déjà notre neveu marchait sans aucune boiterie.

Rien à dire de Lili, de Fafette et de Tout-Petit. Ils s’allongent tous trois mais le seul qui épaississe, c’est le filleul d’Henri. Il est merveilleux de mine et d’entrain.

Je suis allée au Crédit Lyonnais au sujet des « Grosse Métallurgie » ; Le coche était manqué, on m’a conseillé de rester tranquille. Or, pour que ces gens là refusent de faire une opération, il faut qu’elle soit carrément mauvaise et je n’ai pas insisté. D’ailleurs je crois qu’avec des obligations d’Orléans sorties à propos, j’aurai de quoi acquitter ces jours-ci les frais de succession de mon beau-père sans rien vendre.

Samedi 14 Avril

J’ai rencontré l’autre jour au mariage Fackler-Gossart Madame Borderel et j’ai passé à Neuilly une partie de l’après-midi d’avant-hier avec Madame Roy. Quant à Madame Dufourcq elle se meurt lentement.

Malheureusement ma mémoire est en forte baisse, j’ai la tête bien fatiguée. Et puis, j’avoue que je prends parfois pour une banalité ce qui est sans doute l’expression de sentiments très sincères. Pauvre Madame Roy, comparant notre ménage au sien, se lamentait, sur la dureté des séparations conjugales, en termes si comiques (appliqués à notre cas) que j’ai failli éclater de rire… ce qui l’aurait profondément scandalisée. Je me défends seulement quand la plainte et les éloges me visent. Peut-être ai-je eu tort de répondre : « Je m’habitue, je souffre moins, ce n’est même plus une tristesse profonde mais la mélancolie des existences gâchées ».

Peut-être ai-je un peu menti ? Ne recherchons pas le vrai et le faux dans de pareilles subtilités, ce qu’il y a de certain, c’est hélas que l’absence de mon mari se prolongera des semaines et des mois pour remettre les choses sur pied au Brésil ; on estime à la Compagnie qu’il est seul capable de le faire… Alors, le Commandant Roy se résigne. Faisons comme lui.

Dimanche 15 Avril

Inauguration du tennis Sandrin. Une grande ombre s’étend cette année sur le tableau ; celle des bâtiments de Maly. Des arrangements ont été faits entre l’Air Liquide et le pensionnat de jeunes filles. Il y a eu des pourparlers fort longs qui aboutissent à l’installation de ces demoiselles dans des constructions achevées cette semaine au bout du jardin Sandrin. Les coqs de notre entourage sont amusés à l’idée d’accomplir leurs prouesses sportives sous de beaux yeux plus ou moins ingénus, mais la réparation des carreaux et des binettes étant à la charge des joueurs maladroits, certaines femmes et certaines mères sont prises de tremblement. Il me faut aller ce matin saluer Sandrinus sur le terrain car cet après-midi, il y aura réunion élégante dont je ne puis être pour bien des raisons. Et le cher voisin ne pardonne que difficilement les abstentions.

Lundi 16 Avril

Ils se sont tous envolés ce matin. La maison parait immense, vide, silencieuse. Mais ce calme est bon, malgré une petite impression de tristesse, accrue par un temps sombre et froid. Le gros de la troupe : Pierre, Lili, Fafette, Annie et Cricri, est en classe ; L’Echantillon se promène. Il est allé rue de Rome chercher Fane, retour de Fromanville. Il causera certainement avec Bertrand plus de minutes qu’il ne croira, il reviendra à pied, sa chienne sur les talons. Il m’est donc permis d’escompter un large moment de tranquillité.

J’ai peur bien souvent que notre histoire s’apprenne dans les milieux où elle n’a pas encore pénétré. Tout se sait, plus ou moins tôt. Madame Roy m’a bien servi l’autre jour une chose vieille de quinze ans que je croyais tout à fait ensevelie. La veille, Madame Patard lui avait soutenu avoir vu à Buenos Aires, un de nos enfants, un petit garçon de cinq ans. Il m’a fallu avouer. Madame Patard possède une mémoire et une langue beaucoup trop longues, à mon gré, mais je me console de la mise à jour de ce secret en pensant qu’il n’a plus aucune importance. Monsieur de Montgolvier, Darmancier, Dalzou, tous se sont endormis d’un sommeil profond que les petits potins de ces dames ne risquent pas de troubler.

Mardi 17 Avril


Depuis que Marie-Louise est partie et que Suzanne est malade mes jours de réception deviennent de plus en plus un mythe. Elles deux étaient très régulières, elles apportaient leur entrain et leur bel appétit ; le salon entendait rire, la salle à manger voyait de bons coups de fourchette. Maintenant, je reste encore, on fait du feu, je mets des fleurs et prépare un goûter. Et il vient tout juste deux ou trois vieilles loques dans mon genre glapir leurs lamentations. Et encore cette semaine je n’aurai ni Mimi, ni Marguerite Nimsgern. L’une doit être dans le Midi et l’autre en Orléanais. Pourtant il faut se tenir sous les armes, c’est très ennuyeux. L’année prochaine je réduirai cette corvée au 1er mardi.

Jean est arrivé de bonne heure ce matin ; il court les bois de Meudon avec Franz, c’est dire que l’état de son pied est très satisfaisant. Ce soir nous aurons Griveaud à dîner. Maudet est venu très souvent ces jours ci. Nous avons eu Jacques, Yvonne et leur inséparable Nino à goûter la semaine dernière. Les vieux amis ont donc à peu près leur compte à l’exception des pauvres Corval qui ont cessé de plaire, que les enfants veulent semer et dont je ne serais pas fâchée de débarrasser l’horizon mais avec beaucoup de douceur et de formes.

Mercredi 18 Avril

Paris toute la matinée pour équiper Franz en vue d’un trimestre chaud, Madame Maudet tout l’après-midi pour une leçon de crochet, voilà, en deux mots, cher Ami, le compte rendu de ce 18 avril. Là dessus, bonsoir, j’ai une migraine folle.

Jeudi 19 Avril

Les interminables vacances de notre Grand prennent fin aujourd’hui. C’est triste de le voir s’envoler mais il faut bien qu’il retourne là-bas, dans cette école coûteuse qui me paraît abuser un peu des congés. L’instruction de nos enfants est une ruine cette année. Je vais avoir 3000 francs à verser aux différents établissements, ces jours-ci. Et cette fête se renouvelle trois fois dans l’hiver. L’été, c’est une autre histoire : les vacances qui deviennent presque inaccessibles. J’ai beau faire, toutes les réserves sont épuisées depuis longtemps. Si, au moins, ces légers cerveaux comprenaient… Ils me découragent avec leur mépris de l’argent qu’ils tiennent de moi… et de leur père aussi. S’il leur faut, comme nous, attendre à quarante ans pour se rendre compte des difficultés de la vie, je donne ma démission de caissière. Le malheur est qu’ils savent que tout vient d’Henri ; alors, en son absence, ils s’en croient les légitimes propriétaires. C’est de très bonne foi sans doute qu’ils disent « Papa veut que vous fassiez ceci, papa défend que vous fassiez cela » ou bien : « Cette chose vient de papa, donc elle est à nous, ses fils ! ».

Par bonheur le fond n’est pas trop mauvais chez eux, une affection profonde combat ce sentiment sauvage qu’ils ont de la prépondérance absolue (dans la famille) du sexe mâle ; ils ont aussi le respect du Chef comme ils disent. Ils ne bronchent pas devant lui. Chose curieuse, Pierre le frondeur, l’indépendant, s’incline devant l’autorité de Franz qu’il reconnaît hautement pour nous prouver qu’il a sa discipline à lui et que s’il rejette les autres, c’est parce qu’elles n’ont aucune valeur à ses yeux. Il faut pouvoir entendre les jeunes gens de la génération actuelle parler ensemble de la femme, du mariage, des foyers à venir. C’est un thème qui revient très souvent et qu’ils développent devant moi avec une liberté quelque peu cynique.

Franz et Pierre veulent avoir avant tout « de bonnes reproductrices ». Jean, une femme chic qui serve à sa carrière, Maudet une femme d’intérieur, mais pas un ne parle de l’attirance d’une âme par une autre… C’est bizarre, cela me fait un peu de peine. Après tout, ils ont peut-être raison, ces petits, et ils auront sans doute plus de chance de rencontrer ce qu’ils cherchent mais ils mériteraient de tomber sur des femmes qui les mèneront par le bout du nez. En attendant, ils ne brillent pas par la galanterie. Et les vieilles dames surtout ne diront pas de la génération actuelle des Morize ce qu’elles disaient des deux précédentes. Espérons que le temps modifiera leur façon de penser et d’agir. Mes sermons n’auraient aucune influence, aussi je leur en fais grâce aux uns comme autres et je suis persuadée que l’enseignement d’un homme aurait davantage de poids. Le difficile est de trouver un professeur es-morale galante.

Les Brasseur viennent d’avoir un 8ème enfant ! un fils ! « Bravo » doit crier le père Pupey-Girard.

Vendredi 20 Avril

Criquette n’est pas très bien. Ce n’est, je l’espère, qu’un malaise de printemps qui va céder à la purge que je lui ai administrée hier. Mais comme il y a un tas d’épidémies qui courent en ce moment, je me tourmente quand même un peu, un tout petit peu, juste ce qu’il faut pour être moi, une feuille de tremble. Annie est pâle et se plaint de migraines, Fafette grandit comme les asperges et, comme il n’épaissit pas, cette poussée augmente son apparence de fragilité. Chose bizarre ! sa première Communion l’a converti d’une manière tout à fait inattendue : il ne fait plus dans sa culotte. Pas un seul accident ne lui est arrivé depuis le Jeudi Saint.

Voilà Franz reparti ; tout rentre dans l’ordre normal. C’est incroyable comme je me suis mise en retard  pendant ces jours bouleversés. Il va falloir tout remettre au courant et réparer les dégâts commis par la bande endiablée. Le grenier est sens dessus dessous et partout on voit les traces du passage de la horde sauvage. Enfin je crois qu’ils se seront royalement amusés et c’est le prix dont je vais payer leurs belles vacances de Pâques. Je préfère donner de la peine plutôt que de la monnaie.

Samedi 21 Avril

Depuis 24 heures la pluie tombe sans interruption. L’atmosphère est donc fort triste et peu capable de ragaillardir les âmes mélancoliques par elles-mêmes. Vraiment, je ferai mieux de ne pas donner ici mes impressions : celles d’une noyée que le froid pénètre. D’ailleurs, ce n’est pas aujourd’hui qu’il me serait possible de décrire Manon sous la pluie, je n’en ai plus le loisir. Quand ce ne sont pas les uns, ce sont les autres qui m’accaparent, sans me demander mon consentement.

Madame Kiki n’a pas paru de la journée mais Monsieur Lili s’est adjugé tout mon après-midi parce qu’un clou douloureux et incommode l’empêchait d’aller au Collège. Il a d’abord voulu prendre une leçon de tricot : il s’en est très vite lassé, nous avons essayé le crochet. Même insuccès dû au manque de persévérance. Alors, nous avons fait des crapettes jusqu’au retour des autres qui viennent de me délivrer en prenant ma place vis-à-vis de Lili. Mais il est six heures et je dois liquider plusieurs choses avant le dîner. Mon « devoir conjugal » est donc rempli en toute hâte.

Oh ! les beaux samedis soirs d’autrefois !!!

Dimanche 22 Avril


Une ennuyeuse nouvelle doit être enregistrée ce matin dans mon journal si je veux qu’il soit un informateur très fidèle. Jenny était patraque depuis quelques semaines sans connaître la cause de ses malaises. On croyait à une crise d’anémie, à des phénomènes nerveux, à une maladie d’estomac. Un médecin vient de lui découvrir une tumeur dans le ventre ; elle sera opérée mercredi. Les Sandrin disent que ce n’est pas grave, que le moral de leur sœur est excellent, que le chirurgien est parfait. Circonstances atténuantes auxquelles je ne demande qu’à me fier ; n’empêche qu’une opération est toujours une source de craintes et d’ennuis..

A part cela, rien. La pluie s’est arrêtée ce matin mais le ciel reste terne et bas ; les Anges vont encore pleurer sur nous, c’est presque sûr. Bien loin, de l’autre côté de la terre, il y a quelqu’un qui souffre de la chaleur. Ironie de notre existence : n’avions-nous pas été solennellement unis pour tout partager ? Je ne puis même pas lui envoyer un de mes nuages pour voiler son implacable soleil ; il n’y a que mes frissons d’âme que je pourrais lui communiquer. Mais à quoi bon ? C’est cela qui fait le temps si noir.

Lundi 23 Avril

Les abeilles ont commencé leur travail. Quelle importance cela peut avoir pour moi qui ne m’occupe jamais d’apiculture ! A cause de ces dames mouches tous mes projets d’hier se sont trouvés bouleversés. En visitant ses ruches, Emmanuel s’est aperçu de leur activité. Voulant préparer et mettre des cadres pour recueillir le miel, il m’a institué garde malade de Suzanne en son absence. Et le cher garçon parti avant deux heures n’est rentré qu’à la nuit… Naturellement sa femme gémissait, protestait, maudissait les abeilles. Je le faisais aussi mais tout bas, pour rester polie.

Et, ô combien le tête à tête est pénible en ce moment avec la pauvre Suzanne. En voilà une dont le moral est mauvais. Sa maladie est son unique pensée. Or, il faut essayer de l’en distraire sans la fatiguer et l’on sent que tout ce qui ne se rapporte point à son cas l’assomme. On retombe vingt fois par heure dans les mêmes phrases : « Vous guérirez, vous allez déjà mieux, votre teint est meilleur, vos forces reviendront, bientôt vous pourrez vous alimenter plus substantiellement etc. … etc. … Répéter cela tout un après-midi est vraiment fastidieux, surtout lorsque la conviction n’y est pas. Mais je préfère encore ces monotones litanies aux lourds silences qui tombent parfois, Suzanne semble alors se figer les yeux grands ouverts sur le vide ; avec sa pâleur cireuse, ses orbites creusés, son nez pincé, ses lèvres décolorées, elle ressemble à une vraie morte dont on n’aurait pas encore baissé les paupières. Dort-elle, est-elle simplement prostrée, je ne sais mais elle me fait peur dans ces instants là et je n’ose pas bouger.

Heureusement, Madame Le Doyen qui connaît mieux sa file, reste optimiste. Suzanne tombe très bas et se relève, elle a des ressources d’énergie vitale. Je dois donc avoir tort de m’inquiéter autant. Dans quelques mois Suzanne redeviendra sans doute une belle-sœur ohé-ohé qui chahutera de toutes tes farces et qui, grâce à Dieu, n’aura plus aucune ressemblance avec le portrait presque funèbre que je viens d’en tracer.

Mardi 24 Avril

Hier, le facteur a déposé Maria Chapdelaine entre mes mains. C’est une énigme : l’écriture d’Henri sur le paquet, des timbres français, le cacher de la poste à Marseille ! Mais je ne cherche pas à la deviner avec ma vieille tête vidée, je ne bâtis aucun roman, je ne le crois pas débarqué en France incognito…

Les enfants vont lire ce livre que nous aimons et que mon beau-père appréciait avant nous. Mais le comprendront-ils ? le sentiront-ils profondément ? Ils sont un peu jeunes pour saisir ce qui se cache sous l’apparente simplicité du récit : la beauté, la grandeur des vies de devoir. Il faut que le « règne heureux » qu’on avait rêvé ne soit pas venu, jamais… jamais pour que la pitié et l’admiration qu’on donne à ces héros si modestes aient leur véritable mesure. N’importe ! Ils liront Maria Chapdelaine car, s’ils n’en tirent pas tout le bien que je voudrais, ils ne peuvent cependant qu’être intéressés d’une manière très saine par cette lecture.

Jeudi 26 Avril

Presque instinctivement j’ai fait hier un pèlerinage… J’ai vu la maison n° 2 de la rue Tronchet, j’ai médité dans l’église de la Madeleine devant les fonts baptismaux et le Maître Autel, je suis allée rue St Florentin regarder certaine porte et certaines fenêtres. Enfin, rue Las Cases, j’ai remué encore des choses douces ou tristes, enfermées dans mon cœur.

L’opération de Jenny a eu lieu hier matin vers 10 heures ½. Elle a duré une heure et le pauvre Gustave, un nerveux, pas très maître de lui, était, paraît-il, dans un état épouvantable d’angoisse et de chagrin. Il a passé ce temps d’attente à un bout de fil téléphonique à l’extrémité duquel était Madeleine Sandrin, défaillante elle-même. Je n’ai vu que notre petite voisine avec une mine horrible tout comme si on lui avait annoncé la mort de sa sœur bien aimée entre toutes ses sœurs bien aimées. Et Jenny s’est réveillée demandant si la chose était faite, n’ayant même pas eu conscience d’avoir été endormie car une piqûre lui avait épargné la sensation désagréable de la perte de connaissance. On dit que tout va bien. La tumeur et l’appendice ont été enlevés du même coup et naturellement le chirurgien affirme que ces ablations avaient non seulement raison d’être mais qu’elles étaient urgentes. La tumeur était de nature aqueuse, sans doute comme celle qui a été fatale à ma pauvre tante Gandriau.

Nous avons  reçu des nouvelles des Paul. Après un mois de séjour à Hanoï, ils ont été envoyés en Anman. Les voilà donc dans un pays féerique qui leur plait infiniment à tous les points de vue : beauté, climat, confortable. Paul le compare aux Alpes au pied desquelles s’étendrait la mer et il se promet des ascensions et des randonnées qui lui rappelleront le beau temps des vacances en France. Ils ont une maison dont il a lui-même dessiné le plan pour nous montrer qu’il a de quoi héberger les Morize qui répondront à l’invitation générale qu’il leur adresse. L’abondance de terrasses et de galeries couvertes me semble prouver un climat plutôt chaud mais pour l’instant il y a entre 20° et 25° et les Paul frétillent dans cette atmosphère idéale. Pourvu qu’ils ne déchantent pas quand l’été viendra.

Leur immense jardin rempli de fleurs descend jusqu’à la rivière des parfums. Leur adresse :

Mr Paul Morize,
Administrateur des Services Civils
Hué – Anman - Indochine

Vendredi 27 Avril

Les poètes ont bien raison de dire que la saison des lilas est éphémère. La voilà déjà finie pour cette année et de grosses pluies nous ont empêchés d’en jouir. Le temps n’est plus au mauvais fixe, le soleil joue à cache-cache derrière les nuages et, quand il se montre, il caresse des grappes de fleurs déjà fanées, en train de mourir. Par contre, sur les rosiers il y a des boutons qui grossissent. C’est très beau, les roses, je les espère, je les attends bientôt mais… ce ne sont plus les lilas, toute la fraîcheur, tout le parfum du printemps. Je vois ces choses et je les sens avec mélancolie parce que c’est dans mon caractère mais je ne récrimine pas contre la marche des saisons et de la Vie. Puisque nous allons vers un paradis dont les beautés seront immuables, nous aurions tort de gémir sur l’instabilité de ce qui nous entoure actuellement. Elle nous fait désirer le but.

Samedi 28 Avril

Mademoiselle de Montenon, sœur d’un camarade de Franz, a la passion des ouistitis et notre grand fils rêve de lui en offrir un. Alors il espère que son père consentira à joindre cette bestiole à ses bagages lorsqu’il sera question de retour pour lui.

Ce matin une lettre est partie vers Plougasnou pour arrêter la location d’un logis de vacances. Ce sera le même que l’an passé ; les mauvais souvenirs ont pâli pendant l’hiver et mon entourage s’est ligué contre moi afin d’obtenir cet écrit. Enfants et bonnes ont une idée fixe : Plougasnou, et je n’ai jamais pu les en faire démordre malgré des propositions tentantes. Mimi avait presque loué une grande maison à Megève, elle m’y invitait deux mois avec mes enfants, je n’aurais eu que nos voyages à payer et une participation aux frais de nourriture ; il m’a fallu refuser cette merveilleuse occasion de revoir la montagne. Au fond, c’est uniquement pour nos enfants que nous quittons Boulogne. Il est donc assez logique d’aller où il leur plait le mieux. Nous partirons sans doute vers le 20 Juillet, chez Madame Le Gros, Ker an Traon, Plougasnou – Finistère..

Louis ne peut, parait-il prendre aucune décision au sujet de ses enfants dont les vacances seront sans doute attribuées à la mère ; je n’ai donc pas à m’occuper d’eux dans mes arrangements d’été et je préfère cela. Quant aux Maudet qui ont une vague idée de louer dans la même région que nous, je les laisse se débrouiller seuls, après leur avoir fourni une adresse pour demander des renseignements. Les garçons seraient enchantés d’avoir Yves et moi… très empêtrée des parents. Bien d’un côté, mal de l’autre, il y aura toujours matière à consolation quoiqu’il arrive.

C’est la même comédie chaque fois que l’on doit donner une purge à Annie depuis qu’elle est toute petite, mais en multipliant les scènes par le nombre des années de notre nièce. Voilà bien six semaines qu’on parle de la purge d’Annie !!! Enfin, elle a dû se l’ingurgiter ce matin. Elle est partie pour cela hier soir chez sa mère comme s’il s’agissait d’un évènement beaucoup plus grave. Le méchant Pierre prétend qu’elle ne boira pas davantage sa limonade là-bas. J’espère qu’elle sera raisonnable car elle traîne depuis la fin de l’hiver des maux de tête qui la rendent hargneuse et qui, chose plus grave, lui font manquer le quart de ses classes.

Nous ne sommes pas dans la boîte crânienne d’Annie pour savoir ce qui s’y passe. Il y a certainement la haine des études et de la discipline quotidienne, mais il doit s’y joindre une dose de fatigue réelle. Notre nièce a grandi d’une manière fantastique en peu de temps ; elle est plus haute que moi et regagnera sans doute Cricri qui ne monte plus depuis qu’elle mesure 1 m 66. Elle s’est aussi développée en conservant une silhouette svelte et gracieuse. Avec cela, la mâtine devient ravissante… elle le sait, elle a grande hâte d’entrer dans la vraie vie. C’est le type du papillon et j’ai bien peur que les brillantes ailes aillent se roussir quelques fois. On ferait bien de la marier de bonne heure si le Prince Charmant vient à passer. Je m’intéresse d’autant plus à la pauvre petite qu’elle porte en elle une fâcheuse disposition à n’être heureuse de rien. Elle rêve et, comparant la réalité à ses songes, elle vit dans un perpétuel désenchantement. J’ai connu une fillette qui lui ressemblait beaucoup mais qui fut habituée à supporter un joug sévère et juste pendant les années d’enfance et de jeunesse. Jamais une autorité n’a pesé véritablement sur Annie, c’est son malheur.

La seule marque de régularité à laquelle j’ai vue notre nièce se soumettre, c’est à l’étude quotidienne de 10 minutes de piano qu’Henri lui avait imposée à St Chamond. Il me semble que s’il avait pu la prendre et s’en occuper très sérieusement il y a deux ou trois ans, il serait peut-être parvenu à l’assouplir

Dimanche 29 Avril

Depuis 36 heures Jenny donne les plus vives inquiétudes à sa famille. Tout allait bien, lorsque subitement, Vendredi soir, sans rime ni raison apparentes, le cœur a flanché. Les gens de la Clinique et Gustave qui ne quitte pas la maison de santé ont cru que c’était la fin. Des coups de téléphone et des courriers ont été dépêchés dans toutes les directions ; les chirurgiens, le prêtre, les sœurs sont arrivés. On a rouvert la plaie sans endormir la patiente : aucune infection : donc, rien à faire que des piqûres pour ranimer le cœur défaillant. Un mieux s’est produit dans la journée d’hier mais, à six heures du soir, le chirurgien, en donnant de l’espoir à la famille anxieuse ajoutait encore que tout danger n’était pas écarté.

Hier je me suis exécutée vis-à-vis de Madame Normand à laquelle je devais une visite depuis un an. Elle a tout à fait l’air d’une vieille japonaise et sa nervosité n’a fait que croître. Malgré sa très grande amabilité, ses protestations affectueuses, ses compliments et la pensée de ses grands malheurs, je n’arrive pas à la  gober. Sa fille m’est beaucoup plus sympathique, simple et si triste.
Pierre est parti ce patin pour Beauvais. Il passera la journée avec son frère. Ce premier voyage, seul, l’impressionnait assez : il en était à la fois très fier et passablement inquiet. Les ailes poussent plus tard à nos poussins qu’aux autres mais elles finissent bien à leur venir. Tant mieux ! et tant pis !

Lundi 30 Avril

Arrivage colossal du Brésil : 6 cartes pour les enfants et 40 pages de lecture bleue pour moi. C’est tout un mois de sa vie qui nous est apporté avec ces numéros 34 et 35. Il y avait juste quatre semaines de la dernière tombée de manne ; c’est bien long ! Mais ce n’est certainement pas lui le responsable ; la mer a été mauvaise et puis la poste est incompréhensible. Et me voilà presque noyée sous des flots d’azur. Rien que pour les lire attentivement, ces quarante chères pages, j’ai employée la majeure partie de la matinée, je les reprendrai ligne à ligne, mot à mot lorsque les temps de stérilité reviendront.

Nouvelles d’ici : Jenny est sauvée. Sa complication cardiaque est complètement passée ; on l’attribue aux gaz d’éther dont son organisme n’a pu s’accommoder. Naturellement Gustave est aussi excité dans la joie que dans la douleur et Valentine est malade d’émotion.

Pierre m’est rentré hier soir, vers huit heures, enchanté de cette journée qui, à ses propres yeux, le sacre grand garçon. Il a rapporté un lapin de garenne attrapé à la course par Franz, ce qui prouve que son aîné vaut mieux comme chien que comme chasseur puisque les victimes de son fusil sont bien rares et n’ont jamais eu cette importance.

Annie est revenue également au bercail. Hélas ! la purge n’a jamais voulu descendre dans les profondeurs. L’estomac lui-même ne l’a pas accueillie et l’opération est à refaire !!!

Delestre vient de m’envoyer un mot pour me prier de passer sans faute chez lui aujourd’hui. Je dois donner ma signature pour la déclaration à l’état. Nous serons prêts le 3 Mai très justement malgré la bonne entente et les diligences de tous. Pourvu que les droits et les grimoires des deux messieurs notaires ne s’élèvent pas à des sommes fantastiques ! Notre cher papa avait prévu tendrement les choses et laissait toujours à son compte courant du Crédit Foncier de l’argent liquide destiné à couvrir les dettes en cours, les frais de maladie et d’enterrement qu’il escomptait dans un avenir assez proche. Cette sollicitude paternelle qui nous a été révélée après sa mort est bien touchante et nous voudrions qu’elle ait un effet aussi complet que Papa l’avait rêvé.

Mai 1923

Mardi 1er Mai

A Boulogne tout parait bien calme, malgré les grandes affiches rouges qui prêchent la révolte et le désordre. Il y a eu du pain ce matin, j’ai vu passer des tramways et je vais sortir pour faire des acquisitions, tout comme un jour ordinaire. Seulement je crois que les Parisiens ne s’aventureront pas dans la banlieue et que ma « réception » sera calme. Les Boithelle qui devaient venir remettent au 3ème mardi et Madame Delporte m’écrit qu’un empêchement imprévu etc. … Elle viendra me voir demain. Il n’y aura donc que quelques aimables vieilles pies Boulonnaises qui, n’osant pas quitter le patelin, me feront don de leurs loisirs. Il faut leur préparer à goûter et aller cueillir des fleurs dans ce paradis terrestre qu’est le jardin de Maman.

Mercredi 2 Mai

Hier m’a été remis le plus colossal bouquet de Muguet que je n’ai jamais vu. Il a fallu certainement dévaliser toute une forêt pour le faire. Aucun des vases de la maison n’avait une assez vaste embouchure pour le tenir. Il a été nécessaire d’en faire trois parts mais comme je tenais à conserver quelque chose de la splendeur princière, j’ai disposé la plus énorme botte dans une large soupière de faïence décorée qui ne faisait pas tâche dans notre salon et tout l’après-midi mes visiteuses se sont extasiées sur cette corbeille dont s’évaporait le plus suave parfum. « C’est trop beau pour être honnête » m’a dit dame Kiki. Cependant, rien de plus innocent ; ce sont les pauvres Corval qui ont fait cette folie. Combien d’heures de jour et de nuit ont-elles tiré l’aiguille pour payer ce bouquet à un fleuriste de la rue du Havre. Les connaisseurs l’estiment à 50 francs. Jamais de ma vie, même aux étalages des plus grands fleuristes, je n’ai contemplé merveille de ce genre. J’admire malgré le remord de ce qu’elle a coûté. Voilà la femme compliquée qui reparaît, faisons la taire avec cette pensée simplement joyeuse : Si le muguet du 1er Mai porte bonheur, quelle dose pour toute la maison !

Jeudi 3 Mai

Déjà six mois : Mon beau-père me manque plus qu’aux premiers jours quoique ma douleur soit peut-être moins vive. Ce cher appui que j’étais sûre de trouver toujours prêt à se donner ne sera jamais, jamais remplacé. N’avons-nous pas méconnu cette bonté si tendre ?... Parfois j’ai des remords car il me semble qu’elle attendait plus d’abandon de notre part.

Madame Delporte a eu la très charmante pensée de m’apporter hier les photographies que son mari avait de Bello Horizonte. Elle me les a laissées pour quelques jours et je vis sur l’agréable terrasse qui domine la baie…

Vendredi 4 Mai

Sortie toute la matinée, je n’ai pu accomplir la douce tâche que je m’impose chaque jour aussitôt après ma prière à Dieu.

Jenny n’est plus intéressante… ou plutôt elle est rentrée dans l’heureuse catégorie des gens qui n’ont pas d’histoire. Elle se remet sagement, avec lenteur et bientôt cette terrible opération et ses complications ne seront plus qu’un mauvais souvenir. Par exemple, je crois que la descendance du baron est assez compromise par l’ablation de quelques organes. Mais l’essentiel est que Jenny puisse vivre… et on dit qu’elle n’en avait pas pour deux ans sans cette intervention chirurgicale.

Nous sommes en plein été, les chaleurs ont commencé brusquement le 1er. Nous étouffons et il a fallu ce coup de feu pour me faire songer à une vêture moins lourde et moins sombre au moins pour les enfants. Je rapporte de mes courses dans les magasins un paquet d’étoffes. Mais le temps pour faire tout cela ?...

Dimanche 6 Mai

Mon aiguille a couru frénétiquement toute la journée d’hier pour assurer à notre fille une toilette lui permettant de supporter plus allègrement nos 30 degrés à l’ombre. Et voilà qu’elle est effarouchée par une étoffe un peu moins sombre et refuse de quitter le grand deuil qu’elle porte depuis six mois… Cela me contrarie de lutter contre un sentiment que je voudrais respecter et que j’éprouve moi-même. D’un autre côté, je souffre de voir Cricri vêtue comme en plein hiver. Du moins, maintenant qu’elle a une autre pelure à pouvoir mettre, ma conscience est un peu plus tranquille. D’ailleurs, notre originale enfant qui ne veut pas admettre un seul fil blanc à l’heure actuelle est capable de changer brutalement son charbon en neige dans quelques jours. Le mieux… c’est de ne pas insister et de préparer hâtivement toute la vêture d’été.

Les Bressard vont débarquer en France par une gentille petite température de coloniaux. Madame Delporte m’a dit que son mari avait en vain couru tous les quartiers de Paris pour leur trouver un nid de 6000 francs. Les parents de Monsieur, les parents de Madame se sont également démenés. Enfin, on vient de leur louer, paraît-il, un petit pavillon à Bécon-les-Bruyères. Cela sera meilleur pour les enfants présents et à venir, eux-mêmes se trouveront moins dépaysés après leur long séjour au Brésil que s’il leur fallait se tasser dans quelques pièces au fond d’une cour. La crise du logement sévit toujours, plus que jamais, devrais-je dire. Pourtant, Houdaille vient de trouver une garçonnière, quelque chose d’exorbitant comme prix et qu’il lui faut arranger entièrement à ses frais car un coch… refuserait d’y entrer. Il est enchanté, dit-on… Je suis sûre que sa mère l’est moins. D’après ce que Madame Houdaille m’a dit, j’ai deviné qu’elle avait formé ce rêve de garder son fils sous son aile. Comprenant qu’il avait une installation insuffisante boulevard de la Tour Maubourg, elle offrait de déménager pour pouvoir consacrer deux pièces à Maurice, mais ce dernier est un poussin récalcitrant, je crois. Il préfère son indépendance à la tiédeur d’un foyer familial, qu’il soit maternel ou conjugal.

Marguerite arpente quotidiennement la capitale et la banlieue dans son désir insensé de déménager. Elle ne trouve rien et parle de reprendre la vie d’hôtel ou… de se tuer, prétendant que le bon Dieu l’accueillerait à bras ouverts dans un Paradis dont toute souillure est bannie.

Quand aux Le Doyen, malgré l’achat d’un château à Saint-Cloud, ils risquent d’être sur le pavé au mois de janvier. La vie n’est pas commode dans notre doux pays de France. Et dire que nous avons la Victoire ! Que serait-ce si nous avions été défaits ? Cette considération doit mettre dans nos âmes un perpétuel cantique d’Actions de Grâces.

Suzanne est sortie pour la première fois, descendant les deux étages entre sa mère et la rampe, comme une grande fille. Manu l’a menée en auto depuis sa poste jusqu’à l’allée des Tilleuls au 164. Là, elle s’est affalée sur une chaise longue, tout étonnée de n’être pas morte après ce grand effort et ce long voyage. Elle est cadavérique, la fraîche et plantureuse Suzanne. Mais comme il y a du mieux, on espère maintenant la tirer de là. Son docteur veut qu’elle parte le plus tôt possible dans la maison de santé indiquée à Fontainebleau. Il désire qu’elle emmène Tout-Petit afin d’être moins désoeuvrée et moins uniquement préoccupée d’elle-même. C’est incroyable comme la maladie développe l’égoïsme. Avec Suzanne comme avec Marguerite, il est impossible de parler de quoique ce soit en dehors de leurs chères petites personnes et de leurs soucis.

Lundi 7 Mai

J’ai deux visites à faire tantôt et la pile d’ouvrage qui m’attend, préparée sur une chaise est presque décourageante.

Mardi 8 Mai

En tirant l’aiguille ma pensée voyage et s’enfonce dans l’Ouest, bien loin, bien loin jusqu’à ce qu’elle rencontre un beau pays de montagnes et de forêts où vit un homme… rien qu’un, pas plus. Les autres n’ont pour moi que l’intérêt des fleurs que l’être unique admire et respire, dont il dit : « celle là est belle, cette autre me paraît déplaisante ». Pourtant, mon âme vient de prendre pendant quelques minutes une autre direction. Une gentille lettre de Marie-Louise m’a transportée en Auman, sur les bords de la rivière des Parfums, dans un pays enchanteur mais tellement humide que notre frère et notre sœur se couvrent de champignons en une nuit… J’exagère un peu : Marie Louise ne parle que de ses meubles.

Rien de sensationnel à dire d’ici. J’ai répondu hier à une convocation de Madame Boucher qui invitait le ban et l’arrière-ban des amis à venir faire chez elle la connaissance de l’important personnage de trois mois qu’est Mademoiselle Thérèse de Vaussay. C’est un beau bébé, bien éveillé, dont il n’y a rien à signaler malgré l’enthousiasme des quatre générations maternelles penchées sur son berceau. Le jeune ménage qui fêtera demain son premier anniversaire paraît heureux mais un peu à la manière d’un couple animal avec son petit. Je me figure le grand bonheur donnant aux visages un masque plus tragique. Je n’ai pas vu la flamme que j’espérais et dont j’aurais voulu sentir passer la caresse sur mon âme d’inassouvie…

Mercredi 9 Mai

Comme le mois est vieux déjà, comme il file vite !... C’est avec terreur que je vois arriver les examens… les vacances mêmes. Quoique Pierrot n’ait pas encore reçu sa convocation, il a été averti qu’il passerait le 22 Juin. Alors, l’énervement angoissé commence pour le fils et pour sa mère. Quant à l’exode vers la Bretagne, il se prépare aussi ; quel rêve ce serait de s’échapper de la vie ordinaire, soucieuse et bousculée ! Hélas, je crois qu’il ne faut pas se faire d’illusions, ce sera là-bas comme ici, avec du confortable en moins, des responsabilités et des difficultés en plus. Je finirai par tout emporter, gens et bêtes. Cela se prépare, je le vois… je le sens… et n’y puis rien. Fafette reprend sa mine attendrissante de l’an passé, Lili traverse une forte crise de furonculose… Annie prépare des « toilettes de bains de mer » et fait des projets enthousiastes… les chiens ne disent rien, mais ils ont tous de bons yeux.

Jeudi 10 Mai

Des orages ont détraqué le temps. Depuis quarante huit heures il tombe des aguaceros formidables, il fait sombre et froid. De plus, c’est jour férié : interdits les tricots, les crochets, la couture ; je devrais avoir le loisir de faire une longue visite. Mais j’attends l’absorbante Kiki, je dois écrire deux lettres pour les Maudet, répondre à Mimi et sans doute lutter contre Sandrinus qui s’est mis dans l’idée de me glisser en tiers dans un morne tête à tête conjugal.

Malgré toutes ces entraves, me voici au Brésil. Il fait plus beau que là-bas, en France et je nous félicite du déménagement héroïque. Mais pourquoi s’encombre-t-il de ces choses aux uns et aux autres ? Notre maison de Boulogne est un dépotoir du même genre. Nous y avons un révolver à Berthier, une carabine à Revon, des bas verts tout déchirés à Griveaud, un costume de bain à Suzanne Béquet. Dans un coin de la cave moisit une selle et un harnachement, dans la bibliothèque je trouve des livres aux Corpechot etc.… etc. …, je n’en finirais pas d’énumérer tous les objets hétéroclites qui ont trouvé refuge sous notre toit hospitalier.

A Pâques, le mieux était très visible chez Franz et je n’ai pas voulu tracasser le jeune homme en lui parlant docteurs et soins ; je me suis contentée de faire de sages recommandations. Dans quelques jours le Grand va nous revenir ; s’il est bien, je le laisserai tranquille car les congés de Pentecôte sont courts ; si sa mine ne me plait pas, je le ferai examiner chez un médecin en Juillet, avant notre départ pour la Bretagne. Madame Henri Détrie est revenue ces jours ci du Midi ; je l’ai rencontrée, elle m’a dit que son Jacques allait mieux mais était encore loin de la guérison complète.

Un harmonieux concert de Hou ! Ou-ou ! Hou ! Ou-ou ! commence dans la rue. C’est Madame ma sœur qui feint d’ignorer l’usage des sonnettes. Je l’enverrais bien au diable mais cela me répugne de la laisser égayer nos voisins et les passants.

Vendredi 11 Mai

Eh bien ! je me trompais en prédisant un joli temps pour l’arrivée des Bressard. S’ils sont sur les côtes d’Europe les pauvres doivent être transis d’âmes et de corps. Et ils doivent danser sur mer…

Samedi 12 Mai

Le déluge continue ; les feux se rallument, on entend des gémissements et de sombres prédictions. Les mêmes gens qui annonçaient il y a huit jours un été torride disent à présent que ce sera comme l’an passé, une saison pluvieuse et froide. Comme tout le monde, j’aimerais mieux du beau temps mais j’avoue y tenir moins que beaucoup. Les grands soleils de ma jeunesse sont éteints et les plus admirables d’à présent me paraissent bien pâles.

Entre deux ondées, j’ai pu courir hier soir voir ce qui se passait rue Las Cases. J’ai trouvé Mesdames Morize en robes de chambre, les pieds dans leurs pantoufles, devisant paisiblement. Mais quel triste ennui semble peser sur elles ! Albert et Jean ne sont jamais là. Il n’y avait que le cher papa pour secouer les femmes et leur communiquer un peu de son entrain. Maintenant, livrées à elles-mêmes, Madame Morize et Charlotte me font l’effet d’attendre indéfiniment quelque chose qu’elles n’osent même pas désirer trop ardemment.

Lundi 14 Mai

La fête de Jeanne d’Arc est passée. C’est devenu grande solennité en France, peut-être même fête nationale. On a eu l’idée de donner Jeanne comme patronne à notre jeunesse française et naturellement tous nos garçons s’éprennent enthousiastement de la douce guerrière. De là, un élan qui n’existe dans aucune autre fête. Et puis, on exalte ce jour là les qualités physiques… Presque nus, nos jeunes athlètes défilent devant les populations, on applaudit leur beauté, leur souplesse, leur force, leur adresse… Avec quelle impatience la fête de Jeanne est attendue ! Avec quel zèle on s’y prépare dans tous les collèges, dans tous les patronages ! A Notre-Dame, c’est fou le souci qu’ont tous les élèves d’y briller dans les divers matchs, concours, exhibitions ; ils en oublient la préparation aux épreuves intellectuelles qui suivent de près… Hélas ! cette année le temps n’a pas été favorable. Les courses ont pu avoir lieu dans la matinée mais les tennis, sauts, mouvements d’ensemble de gymnastique ont dû être remplacés par une séance de pitreries dans la grande salle couverte et par… un ballet. Oui, un ballet, à Notre-Dame, mais un gentil ballet de pierrots, gracieux sans être lascifs.

C’est tout de même une innovation qui prouve la marche des temps. Maintenant que le rigide directeur a ouvert la porte à Terpsichore, l’insinuante Muse n’en sortira plus. Le soir, le feu d’artifice, presque tiré sous des parapluies, n’a pas eu de ratés. Sainte Jeanne, dans son ciel glorieux paraît aimer encore nos pauvres fusées et nos petits pétards terrestres. Mais avec tout cela, et la Messe, et le Salut, et la Tombola, et le goûter, je ne suis pas restée plus de 100 minutes à la maison entre huit heures du matin et dix heures du soir et… je les ai passées à table. Pour moi, j’avoue que de telles séances sont plutôt une corvée qu’un amusement mais je ne puis laisser mes filles errer seules dans cette pépinière de mâles et Sainte Annie et Sainte Cricri n’en voulaient rien perdre. Et puis, Pierre était content d’avoir « sa famille » de pouvoir venir de temps en temps me faire remarquer ceci ou cela, de porter nos compliments à ses camarades. C’est un bon petit, mon satané Pierrot.

Mardi 15 Mai

Les gens d’ici auraient tous besoin d’un bon coup de fouet. Ils se sont aplatis comme vieilles punaises depuis un an. Notre grand deuil, la maladie de Suzanne, la téléphonie sans fil et les fiançailles de Jacques Dupuis ont été les agents destructeurs de la gaieté du clan boulonnais.

Mercredi 16 Mai

Il m’arrive quelques petites mésaventures qui accroissent mon bagage déjà lourd, d’occupations. Madame Jeanne la petite couturière qui venait quelquefois en journées est tombée malade au mois de Janvier et m’avait fait espérer qu’elle reprendrait son travail à la belle saison. Ne la voyant pas rappliquer, je suis allée la relancer. Elle est encore très fatiguée et son tendre époux s’oppose à ce qu’elle aille faire de la couture en ville, il permet tout juste un petit ouvrage d’agrément entre ses mains. Cela ne fait pas mon affaire, il va falloir que je cherche une autre personne. C’est ennuyeux le changement et puis… et puis… il y a Flora qui avait fini par adopter Madame Jeanne et qui fera certainement sa terrible comédie quand j’introduirai une étrangère. Aussi, je voudrais ne recourir à cette extrémité qu’au retour des vacances et faire, à moi seule, tout ce dont nous avons besoin pour l’été.

Autre avatar : j’avais préparé une robe de mousseline de laine noire à dessins blancs pour Cricri. Elle n’est pas admise au couvent, c’est un « deuil de fantaisie » qui ne peut dispenser du port de l’uniforme. Il faut donc ou laisser Cricri en noir tout uni, ou lui faire une robe bleu foncé. Notre fille est si grande maintenant que je vais prendre son costume, l’arranger à mes dimensions et employer l’étoffe que j’avais achetée pour moi, à lui faire une housse de sévérité réglementaire. Ensuite, il faudra se mettre à la confection de linge et de choses d’été. Notre deuil ne nous permet rien de nos anciennes vêtures, je viens de le constater en jetant à terre le contenu des malles où je remise pendant l’hiver les pelures légères.

Jeudi 17 Mai

Louis Sandrin m’avait parlé d’une lune qui devait changer le temps. Elle est venue la lune et l’atmosphère est plus lugubre encore. Les ouistitis Bressard doivent grelotter d’âmes et de corps. Je pense à eux, sans avoir aucun moyen de leur faire connaître ma sympathie. Les bourrasques sont si formidables que je remets mes courses à des jours plus favorables et que, derrière mes vitres, battues par la pluie, je travaille du matin au soir, comme une ouvrière. J’aime assez cela qui me permet de jouir de ma vie intérieure. Malheureusement, Marguerite ose affronter la pluie pour venir chercher sa pâture quotidienne et ma douce solitude est envahie par son tumulte pendant deux ou trois heures. Elle prétend aimablement que c’est le plus doux moment de sa journée… Elle sait y faire, ma sœur ! Quand elle aura retrouvé un logis à sa convenance, une bonne pour la servir et d’autres agréments, je n’en entendrai plus parler, à moins qu’elle ne vienne me débiter des méchancetés et des injures.

Je ne me fais aucune illusion sur sa gentillesse présente mais elle est malade et réellement malheureuse. Avec elle, il faut être sans rancune. Seulement cette odieuse Kiki est une plaie dont je ne guérirai jamais non plus, qui se rouvre à chaque instant, qui saigne, qui brûle… En ce moment, elle ne fait que me déranger un peu ; louons le Seigneur !

Vendredi 18 Mai

Franz arrive demain et ne repartira que mardi. Le branle-bas va donc durer quatre jours mais je n’ai garde de m’en plaindre. N’est-ce pas la meilleure douceur de mon existence veuve que de sentir nos trois enfants réunis encore au foyer ? Quelquefois j’use de ruses d’apache la nuit pour entrouvrir la porte de communication et mieux entendre le double souffle de nos fils. Si ce n’était pas déraisonnable je m’empêcherais de dormir pour ne rien perdre de cette chère harmonie consolante. Il n’y aura plus beaucoup d’heures maintenant où je pourrai l’entendre… Comme le temps marche ! Voilà Pierrot qui me demande où il sera l’hiver prochain ? Il aime beaucoup sa maison et son collège et souffrira de les quitter mais il trouve les Mathématiques faibles à Notre-Dame. Je crois qu’il pense à L’Institut Agronomique avec toujours, une arrière idée de séminaire. Oh ! il n’a certes pas une de ces vocations emportées auxquelles rien ne résiste, c’est un désir vague qui passera peut-être ou qu’il ne réalisera que tard, après avoir vécu et souffert du Monde. Il vaut mieux qu’il se prépare une carrière, quitte à en faire le sacrifice plus tard, que d’embrasser l’état ecclésiastique comme un pis-aller.

Samedi 19 Mai

Franz n’a pas manqué son train… mais Jean étant allé au devant de lui à la gare du Nord, mon cher Grand s’est attardé avec les Parisiens ; il vient seulement d’arriver à Boulogne, presque à l’heure du déjeuner.

Lundi 21 Mai

Avec un admirable à propos ma Perrine a jugé bon de se faire opérer Samedi. On lui a enlevé les végétations du nez et de la gorge, on lui a coupé les amygdales. L’opération  a eu lieu dans une clinique mais aussitôt après on me l’a ramenée à l’état de loque, elle a dû prendre le lit et naturellement son travail sera suspendu pendant quelques jours. Cela tombe à pic, j’ai Franz, tous les enfants sont en vacances, nous avions fait des invitations… Alors, je suis de ménage et de cuisine. Heureusement je crois qu’il n’y aura pas de complications, je redoutais beaucoup une hémorragie ; elle ne s’est pas produite et le temps en est passé maintenant. Ce matin Perrine commence à se remettre de son émotion. Elle a cru son dernier jour arrivé. Aussi le médecin qui la soigne depuis deux mois, connaissant la mentalité de cette brave fille (le contraire d’une fille brave) ne l’a-t-il avertie par un coup de téléphone que Samedi à 11 heures ½ de ce qu’il allait lui faire à 1 heure. C’est ce qui m’a le plus déroutée, c’est l’imprévu que je déteste.

Je n’aurais invité ni Griveaud, ni Marguerite Nimsgern, ni Jean, ni les Corval si j’avais su être privée de cuisinière. Par une dépêche, les gens de Montrouge se sont décommandés au dernier moment. Les autres n’ont point pâti de l’incident. J’espère que cette opération sauvera Perrine de la laryngite tuberculeuse qui a emporté son frère il y a un an et dont elle était menacée, elle aussi, je le crains. Depuis la fin de l’hiver, elle traîne et nous inquiète. Quant à Rolf, qui filait aussi un bien vilain coton au moment où Perrine était le plus mal, il est à peu près remis quoiqu’il soit resté passablement efflanqué depuis sa longue bronchite.

Nous avons dîné hier soir rue Las Cases. Madame Morize, aussi bien que possible en ce moment, paraît avoir à cœur de conserver les traditions familiales. Mais quelle petite table, tristement réduite ! Pourtant, il circule encore un courant de gaieté tout autour. Albert, Jean et Pierre rivalisent d’astuces. Quelques unes sont jeunes et drôles, les autres sont de vieilles connaissances qu’on salue d’un sourire sympathique. Au fond, il y a presque plus d’intimité, de laisser-aller maintenant qu’autrefois. Notre belle-mère est tout à fait bonne avec nous. Quant à Charlotte, c’est plus variable. Hier, elle était très fatiguée et d’humeur morose mais elle ne disait rien ; pelotonnée dans un grand châle, elle avait l’air d’être pour le moins dans une étoile de la Grande Ourse.

L’hiver a été dur pour elle. Jusqu’à présent la tendresse de son entourage l’avait préservée de la vraie douleur. Elle a fait cette terrible connaissance en perdant notre cher papa. Ensuite elle a vécu plus de deux mois dans une incessante angoisse au sujet de sa mère. Il n’est pas étonnant qu’elle paie à l’heure actuelle son surmenage moral et physique.

La question vacances est résolue pour la famille. Madame Morize avait déclaré que rien ne la ferait plus quitter son appartement avant l’heure où elle en serait emportée les pieds devant. Sa fille a fait le serment qu’elle ne s’absenterait plus de Paris en l’y abandonnant. Charlotte ayant absolument besoin d’un changement d’air cette année, il fallait donc que quelqu’un cède. Notre belle-mère se laisse emporter à Sallanches.

Mardi 22 Mai

Finies les vacances de Pentecôte !... Conduit par le seul Pierre, Franz roule vers la gare du Nord. Je me suis évitée la tristesse d’une séparation dans la cohue. Et je vais prendre mon ouvrage, travailler vite, vite, pour ne point penser.

Mercredi 23 Mai

Certes, il n’a pas fait beau pendant les congés des enfants mais le déluge n’a été qu’intermittent au cours de ces quatre dernières journées et depuis ce matin il semble se réinstaller à jet continu. L’humidité a pénétré dans notre maison comme dans une éponge, on y gèle partout, bien que le thermomètre indique au dehors une température adoucie. Ce n’est pas engageant pour faire des projets et des préparatifs de villégiature et pourtant on s’agite partout avec ce mobile. Les Sandrin Quillernez vont sans doute faire un exode en chœur vers une plage aux environs de Royan. Ils y transporteront même « Suzy » leur maison de haute couture. C’est Gustave qui vient d’avoir cette idée géniale parce que les médecins ordonnent à sa femme un séjour de trois mois sur une plage du sud. Sandrinus qui voulait aller dans la montagne avec sa cousine, s’est un peu fait tirer l’oreille, mais Madeleine (qui digère de moins en moins Adrienne et son entourage d’artistes, d’intellectuels et de déséquilibrés) a soutenu les de Guilherny de toute sa ténacité et la victoire lui paraît acquise puisque les deux beaux frères partent ensemble Vendredi soir pour visiter les lieux et même arrêter des locaux.

Les Bonnau  viennent d’arriver à Boulogne où ils passeront une quinzaine de jours, ils iront ensuite chez leur amie Charlotte Cuirblanc, puis feront une cure à Bagnoles de l’Orne et se rentreront, après une absence de deux mois, pour recevoir à leur tour des parents et amis.

Emmanuel est allé conduire Suzanne dans la maison de Fontainebleau pendant les jours fériés. La malade a bien supporté le voyage, fait simplement en chemin de fer. On espère que son état se ressentira promptement du changement d’air et de vie. Cette pauvre Suzanne fait pitié à tout le monde, elle est arrivée au plus extrême degré de l’anémie. L’analyse de sang a démontré qu’il lui manquait 3 millions de globules rouges par millimètre cube. Aussi, Messieurs les Docteurs négligent-ils un peu l’estomac pour tenter de la remonter à bref délai, sans quoi… On ne l’a pas jugée capable de s’occuper de son fils à l’heure actuelle. Jean-Michel est resté chez sa grand’mère Le Doyen qui le conduira plus tard à Fontainebleau, si cela devient possible. De ce côté, la situation n’est pas encore très brillante, malgré une amélioration sensible.

Jeudi 24 Mai

Ici, je commence à regarder mais les horizons sont bien fermés et déjà nos impatients me questionnent sur l’avenir que nous leur préparons… A son dernier passage, Franz m’a parlé de stage et m’a reproché d’avoir laissé tomber une relation de mon beau-père : un éleveur et dresseur de fauves. Il veut que je le retrouve car son grand-père voulait, paraît-il, le présenter à ce Monsieur. Qu’est-ce que c’est que cette histoire là ? Je pourrais m’adresser à Albert mais il va m’éclater de rire au nez si ces choses n’existent que dans l’imagination de Franz.

J’espérais que notre grand trouverait facilement un débouché avec la protection et les recommandations du directeur de Beauvais. Il prétend que non.

Maman m’a parlé l’autre jour de nous renouveler notre bail par anticipation. Je crois que ce serait bien.

Vendredi 25 Mai

Notre art pictural ne paraît guère en voie de progression. Dans les deux salons que je viens de parcourir, il ne doit pas y avoir plus d’une dizaine de toiles méritant une attentive station. Naturellement, il n’y a pas que des horreurs ; on voit même peu de ces choses abracadabrantes comme il s’en trouvait assez souvent il y a quelques années. Tout semble se fondre dans une honnête médiocrité. C’est presque plus désolant !

Samedi 26 Mai

Ce mois-ci fourmille de petits anniversaires pas très solennels mais qui me font revivre dans le passé. C’est même incroyable ce que les choses lointaines peuvent avoir de vigueur alors que des évènements proches et d’une importance plus grande ont déjà revêtu la tonalité de grisaille. Il y a quelques 36 ans, c’était la Première communion de mon frère Henri et ce fut la plus grande fête de famille que je vis se dérouler au 164. Je ne revois pas seulement les chers visages des parents et des amis disparus, mais les toilettes, les fleurs partout, les serveurs, la profusion d’argenterie et de cristaux… Mes yeux d’enfant ont certainement irisé de brillants reflets ce luxe familial qui, pour la circonstance, s’était étalé aussi complètement que possible. Qu’importe ! ce 26 Mai marque pour moi l’apogée de mon Clan et c’est toujours avec tristesse que je le vois revenir. Quelle comparaison ! Je n’ai pas non plus oublié ma chère Belle-Maman le 22, ni papa le 19, ni Tony, ni Benjamin, ni Charlotte, ni Moisy, ni Suzanne Détrie, ni Amélie Bardinet. Et tous ces êtres là, presque tous du moins, mêlés à ma vie… en ont disparu. Nous avons une chance immense d’avoir foi en l’immortalité des âmes ? Ce serait affreux de sentir tout fini à jamais puisqu’il est déjà bien dur de penser que certaines personnes et certaines choses ne reviendront plus dans le temps.

Dimanche 27 Mai

La paresseuse Cricri m’a déjà fait manquer deux messes ; il nous faut avoir celle de 11 heures ½. Ici, les nuages et le soleil se combattent dans un azur gris. Chacun mène son petit train entaché légèrement d’égoïsme, sans grand souci des voisins. Je sais qu’on festoie et s’amuse au 162, qu’on peine au 164, qu’on turbine au 121… Je n’ai pas le temps de prendre part aux réjouissances pas plus qu’aux travaux. Cependant hier, pour distraire le pauvre Jacques Dupuis, je suis allée sous les averses jusqu’au Val de Grâce. Madame sa mère m’avait demandé gentiment cette visite et je n’avais pu refuser. Une bronchite accompagnée d’une crise d’anémie est le mal avoué.

J’ai peur qu’il y ait, comme l’an passé, une menace de tuberculose. On radiographie, on fait des prises de sang, le malheureux diable est maigre et jaune mais… Madame Dupuis ne paraît pas tourmentée, il faut donc croire qu’en effet la situation n’est pas grave. D’ailleurs, le capitaine est mieux comme cela, avec cet air intéressant, que le visage bouffi et un commencement de bedon, tel que nous l’avons vu au commencement de cet hiver. Il était levé, dans un fauteuil, en pyjama de drap blanc, à revers de satin noir ; sa maman couveuse était près de lui ; nous avons passé une heure gentille tous les trois. Mais c’est loin, le Val de Grâce et, malgré le plaisir que j’ai trouvé dans cette visite, je ne la recommencerai pas de sitôt…

Et maintenant il est 6 heures du soir, sans que cela paraisse, car c’est au minuit dernier que toutes les horloges de France ont sauté 60 minutes d’un seul bond. Nous ne sommes pas encore habitués au changement et cette journée me paraît anormalement courte. Je viens de gaver la princesse Kiki, de plus en plus loufoque. Les mouches naissent et l’effet produit par leur apparition dans l’appartement de Vanves affole. Tout en plaignant la malheureuse toquée, tout en la rabrouant un peu, j’ai bien ragé tantôt contre son despotisme que j’étais seule à supporter. Il y a dix minutes seulement que Maman a pu me la prendre. Elles se promènent maintenant toutes deux dans les allées débordant de roses.

J’aurais bien inviter les Bressard mais cela m’est assez difficile car j’ignore leur adresse. A part l’envoi du dessin, sans aucune mention, ils ne m’ont pas encore donné signe de vie. Je ne m’en formalise pas, comprenant qu’avec trois petits enfants, une naissance en perspective, une installation complète et l’accaparement naturel de parents abandonnés pendant 4 années, ces gens aient autre chose à faire que des visites aux inconnus. Par Houdaille je pourrais peut-être savoir où ils nichent mais il me semble que les relancer serait une véritable indiscrétion. Suis-je assurée qu’ils aient l’intention de se lier avec nous ? Peut-être ce ménage brillant à l’étranger, veut-il mener une vie simple en France et on nous juge peut-être une relation trop luxueuse, impossible à s’offrir.

Cette erreur m’amuserait et m’ennuierait tout ensemble car on n’aime jamais descendre d’un piédestal. Ou bien les Bressard ont retrouvé un si grand cercle d’amis anciens qu’ils se soucient peu d’augmenter la liste de leurs obligations sociales. Bref, ces gens peuvent avoir cent motifs pour ne pas venir à moi, comme le premier geste leur appartient, je ne me jetterai pas à leur tête. Mais qu’ils écrivent un mot, qu’ils fassent un signe et j’y répondrai le plus aimablement possible. Ensuite, on verra si ça colle !...

Mardi 29 Mai

C’est décourageant de ne jamais plus pouvoir accomplir les tâches journalières que je m’impose par une vieille habitude. Sans doute ce sont mes facultés qui ont baissé mais aussi on me dérange à chaque minute lorsque je reste à la maison pour travailler. En fait d’ouvrage hier, j’en ai surtout préparé pour Perrine et pour Françoise, le mien n’a été qu’effleuré. Et pourtant depuis une quinzaine je sacrifie presque tout l’extérieur. Les reproches m’arrivent, Sandrinus, de retour après avoir loué dans Royan et les environs tous les locaux nécessaires à sa famille et à sa petite industrie se plaint de notre invisibilité. Sa Majesté Banc s’étonne que je ne sois pas encore allée lui faire ma cour. Je suis en retard avec des masses de gens auxquels j’avais promis ma visite après Pâques. Voici la Trinité passée, il me sera certainement impossible de liquider la situation avant notre départ pour la Bretagne. Je m’imagine toujours que l’année prend fin avec la saison scolaire tant les enfants font la loi chez nous. Après les grandes vacances, c’est une nouvelle étape qui commence.

J’aurais voulu boucler celle-ci dans l’ordre pour entamer l’autre dans la paix. Rêve ! Chimère ! Ce sera toujours et quoi que je fasse, la bousculade dans ma chienne de vie. Une méchante fée a dû me vouer à l’incertitude, au provisoire. J’y vis depuis tant d’années, balancée par les souffles capricieux de l’imprévu ! Et nulle femme n’avait au fond du cœur un plus immense désir de stabilité, d’existence calme, réglée, un peu pesante…

Mercredi 30 Mai

On dirait que l’atmosphère prépare ce matin ses toilettes d’été. Il fait joli et si cela ne se gâte pas, nous allons peut-être sortir enfin de cette période d’une maussaderie tout à fait anormale. Je ne sais si les vilains temps en sont cause mais je ne suis à mon aise ni moralement, ni physiquement. Ma santé se délabre vraiment, ma tête ne vaut plus… je me fais vieille…

Juin 1923

Vendredi 1er Juin

Ca y est ! C’est la crise de neurasthénie dans toute son horreur ! De temps en temps, j’ai de ces remontées de souvenirs affreux, de peine déchirante, de chagrin farouche. La semaine prochaine ce sera passé, bien sûrement. J’en serai morte… ou bien habituée de nouveau aux choses qui me torturent avec cette intensité que je ne comprends vraiment pas, après des semaines de morne lassitude.

Jeudi 7 Juin

En pleine bourrasque ! Le temps est toujours lugubre, Suzanne Prat reste d’une faiblesse alarmante, la malheureuse Kiki fait son enfer en ce monde et procure à ceux qui s’occupent d’elle tous les agréments du Purgatoire. Pour compenser les choses sombres, j’ai trouvé Madame Morize mieux portante hier ; depuis huit jours elle n’allait pas, prévoyait une crise et recommençait à nous parler de sa fin prochaine. Sans être aussi valide qu’avant cette petite atteinte, la voilà redressée encore une fois et faisant des projets. La pensée de Sallanches lui est moins redoutable, elle fait préparer des vêtements de campagne. Elle m’a dit d’elle-même « Mon petit Pierre a été si gentil avec moi tout l’hiver que je voudrais être assez forte à la fin du mois pour aller jusqu’à Boulogne le jour où vous lui souhaiterez sa fête ».

Rue Las Cases on m’a appris plusieurs mariages qui intéressent beaucoup notre belle mère et les Albert. Il n’y a que celui de Sonia Dessouches, elle épouse un richissime importateur de pelleteries et va, en se mariant, avoir un train de vie supérieur à celui de ses parents. On cherchait avant tout la situation de fortune. C’est trouvé ! Tout le monde rayonne.

Suzanne Sandrin a été confirmée mardi et les Bonnau vont repartir demain. J’ai fini par les voir trois fois pendant leur séjour et j’avais tort de craindre leur accueil ; il a été des plus aimables, j’ose même dire très affectueux puisque la chère Bane m’a serrée sur son cœur et que le Colonel m’a baisé la main comme à ses nièces. Pierre a fait quelques parties d’échecs avec l’oncle, nous avons bridgé, causé, bref, il est toujours l’excellent homme que nous avons connu. Quant à la tante, c’est la seule femme qui soit capable de parler d’elle-même et de ses affaires à jet presque continu, sans devenir ennuyeuse. Elle a tant d’ingénuité et de bonté qu’elle est délicieuse quand elle s’admire. D’ailleurs, elle est  réellement admirable car elle a fait tout ce qu’elle raconte et son âme est si généreuse qu’elle est perpétuellement remplie des meilleures intentions. Malheureusement cet exquis ménage a vieilli, il n’a plus le brio d’autrefois et quand je lui ai dit au revoir hier, la tante Bonnau a répondu « A Dieu sait quand, nous ne nous déplaçons plus facilement maintenant et puis à nos âges les projets d’avenir sont bien limités ». Il se pourrait donc… Je suis d’humeur à enterrer tout le monde en ce moment. Et les gens n’en courent que mieux après.

Dimanche 10 Juin

Il semble que plus que jamais les gens tendent à s’enfermer dans de très petits cercles au-delà desquels ils ne veulent rien voir…

Lundi 11 Juin

Les Paul Fort ont daigné sortir de leurs nuées olympiennes et glisser un de leurs rayons jusqu’à Boulogne. Il travaille, le Monsieur poète, à l’œuvre de chair comme à celle de l’esprit.

Mardi 12 Juin

La bonne volonté ne suffit pas pour triompher de certaines inerties. Lorsque je prends la plume, je me sens comme paralysée. L’âme aurait bien des choses à crier mais le cerveau ne coordonne rien et la main reste lourde. Le silence vaut mieux n’est-ce pas que l’étalage de ce désarroi sombre ?

Mercredi 13 Juin

Comme un automate j’accomplis tout de même des tas de choses, dressant chaque matin un programme que je m’efforce de suivre de point en point. C’est la seule manière de ne point m’enliser dans l’effarant bourbier du spleen. Mes causes de tristesses et de soucis  sont grandes, réelles et pesantes. Mais je les secoue, je les promène, je voudrais bien les perdre en chemin… Voici mon après-midi d’hier : à 2 heures, signatures chez Delestre puis courses au magasin du Louvre, recherche de cartes postales d’animaux pour Annie sous les arcades de la rue de Rivoli, achat de cartes d’Etat Major pour nos garçons 21 rue du Bac. Visite à Madame Morize qui est au lit de nouveau, visite à Louise Auger venue trois fois cet hiver à Boulogne et à laquelle ni Maman ni Suzanne ni moi n’avait rendu une seule visite. J’avais été avertie de son départ le 25 pour les Sables d’Olonne, il fallait donc m’exécuter sans retard. Visite aux Kowalska Le Rouge dont l’embarquement vers la Baule est encore plus proche puisqu’il a lieu après demain matin. Avec ces stations, le temps pour aller de l’une à l’autre à pied et le trajet véhiculé entre Boulogne – Paris et Paris – Boulogne, je n’ai pas flâné.

Et chaque jour se ressemble. Je crois que j’ai vraiment trop chargé mon existence et que je pourrais bien jeter un peu de lest.

Vendredi 15 Juin

La semaine se clôt pour nous. Certes, cela me paraît aller mieux mais il n’y a pas d’illusion à nous faire. Je ne retrouverai mon équilibre qu’en Bretagne, au grand calme. Il y a toute la fatigue de cet hiver douloureux que je traîne sur mon être moral plus encore que sur la créature physique. Et puis, j’imagine que Marguerite dégage un fluide capable d’abîmer les nerfs les mieux trempés. Or, depuis le 13 février, je reste chaque jour plusieurs heures sous son influence, c’est de cela surtout que j’ai besoin de m’évader. Tout un mois encore à subir Kiki et tout le reste.

Pierre a reçu sa collante. Il passe vendredi prochain 22. Une grosse émotion se prépare donc pour nous. Mon cher garçon est odieux de nervosité, comme toujours en pareil cas. Je lui fais prendre un vin tonique et prie pour lui. Là se bornent mes moyens d’action ; le reste est entre les mains de Dieu et les siennes.

Franz est également plongé dans la préparation d’examens mais lui, le fait avec son flegme habituel. Beauvais me renvoie l’Echantillon dès le 6 juillet. Et le couvent de Cricri, payé maintenant au trimestre, songe à donner l’envolée pour le 14. Malgré ces libérations  avancées nous ne partirons qu’à la date prévue. Ker an Traou est loué pour deux mois. J’ai déjà demandé l’autorisation d’arriver le 20 Juillet, je ne puis tirer davantage sur la corde sachant bien que mes enragés chasseurs voudront rester là-bas jusqu’à la fin de Septembre.

Les vacances des petits Prat sont également arrangées. Louis Sandrin ayant trouvé une villa très avantageuse, leur mère a fait demander à Louis par Lili s’il voulait bien les lui donner avec 1000 Frs par mois. Ils iront donc à Pontaillac du 1er Août au 10 Septembre environ. Ensuite, si la saison est très belle Louis les emmènera avec lui une quinzaine à Plougasnou dans l’hôtel où ils étaient l’année dernière. Si le temps est maussade, il choisira plutôt pour cette fin de vacances un joli coin des environs de Paris où il pourra faire un peu de peinture et où les petits n’auront pas froid après leur plage du sud. Cette combinaison enchante Lili et Fafette qui vont avoir des camarades de jeu assortis à leur âge. Je crois qu’elle ravit beaucoup moins Annie qui se faisait une fête d’avoir des vacances avec les grands cousins et cousine.

Il m’est impossible de la demander puisqu’elle est accordée à sa mère mais je lui ai promis de la prendre en Septembre quand elle sera rendue à Louis et cette perspective lui sourit. J’avoue être satisfaite de ne pas endosser la responsabilité de Lili et de Fafette pendant deux mois mais nos enfants sont désolés de perdre Annie.

Jeudi 21 Juin

Tension nerveuse. Nous revenons de N. D. des Victoires. Maintenant plus rien à faire. Pierre possède son lourd programme aussi bien que possible. Il me disait tout à l’heure : « J’ai travaillé, vous avez prié ; je serai reçu à moins que Dieu n’ait des raisons contraires ; ne vous en faites donc pas ».

Vendredi 22 Juin

Je suis heureuse. Hélas, mes nerfs sont fatigués et supportent presque aussi mal la joie que l’anxiété.

Samedi 23 Juin

Détente. Pierre est redevenu subitement le gentil petit « nagneau » d’autrefois. Ses deux camarades étant reçus comme lui, le cher garçon est pleinement joyeux.

J’ai revu Delestre et son clerc, mandataire de Paul. Tous deux trouvent que j’ai bien fait de ne pas protester. D’ailleurs, il paraît qu’il existe dans l’acte quelques mots permettant en cas d’une conversion de rente de faire supporter cette charge à la société indivise si les enfants n’étaient pas solvables. Il faut que nous acceptions le legs pour accomplir intégralement les volontés de Papa et aussi dans l’intérêt de nos enfants. Tout est donc pour le mieux dans l’ordre matériel.

Dimanche 24 Juin

Enfin du beau temps, de l’été. C’est peut-être la vague de chaleur américaine qui nous arrive. En tous cas, les brises d’ouest viennent de nous apporter un câblogramme dont Pierre jubile. J’ai commencé par sept lettres urgentes et l’heure de partir à la dernière messe est venue. Nous devons ensuite passer l’après-midi rue Las Cases pour fêter Jean.

Lundi 25 Juin

C’est une autre chanson ; à partir d’aujourd’hui des séances récréatives chez le dentiste vont me prendre le plus clair des matinées, mais c’est toujours le même refrain : « Pas de temps, pas de temps ». Il faut pourtant bien remettre en état nos quatre bouches « où la main de l’homme n’a pas mis le pied depuis deux ans » dirait l’Empereur. J’ai plusieurs choses à faire et chacun des enfants possède au moins deux ou trois dents à boucher. Impossible de faire cela au cours de l’année scolaire, impossible de le faire à Plougasnou où il n’y a pas l’ombre d’un dentiste ; il faut donc profiter des quelques jours qui existent entre la mise en liberté et le départ. Une heure après avoir su le résultat de l’examen de Pierre j’avais déjà fait inscrire son nom chez Smadja. Nous allons commencer ce matin à 9 h ½.

Cricri, un peu souffrante, n’a pu aller prendre part hier aux réjouissances de la St Jean rue Las Cases. Nous étions donc encore réduits par cette absence et six Morize seulement, juste la moitié du beau nombre d’autrefois, entouraient la table chargée de gâteaux fins et superfins. Aucune gaieté : Madame Morize souffrait et paraissait lointaine… lointaine, Albert était visiblement préoccupé, Jean et Pierre bien mis à plat par leurs examens.

Après le goûter, les enfants sont descendus au bureau avec Albert et ces dames m’ont ouvert leurs cœurs. Il paraît que la succession de papa n’est pas réglée selon leurs désirs. Le terrible Maître Meunié a défendu âprement les revenus de sa cliente en sacrifiant un peu le capital de l’avenir. Or, si Madame Morize tient au chiffre des rentes, elle ne veut pas que Charlotte y perde quelque chose après elle. Comment concilier le tout ? Ces dames vont se jeter dans les bras de Delestre et tâcher d’obtenir un codicille. J’étais heureuse de croire cette épineuse affaire terminée et voici qu’on la recommence…

Mercredi 27 Juin

Mon grand petit Pierre voulant que sa maman le conduise chez le dentiste, ma matinée se passe tous les jours soit à attendre dans un salon sentant l’iodoforme, soit à contempler l’arabe Smadja au travail et mon ouvrage n’avance pas, s’accumule, la colline en devient montagne. Nous allons cet après-midi acheter le fusil du demi-bachelier. Je lui ai donné, comme à Franz, 100 Frs de la part de son père et 100 Frs de la mienne en spécifiant bien que c’était pour le diplôme complet.

Jeudi 28 Juin

Hier, rue Las Cases, j’ai trouvé Madame Morize un peu calmée. Delestre a dit qu’aucune bévue n’avait été commise par Me Meunié, que la loi avait été appliquée avec la plus grande exactitude dans l’acte que nous avons signé le 15. Il a promis d’examiner les choses  et de chercher une solution les rendant plus favorables à Madame Morize ou du moins à son héritière (Charlotte) ; mon beau-père et Madame Morize s’étant mariés sans contrat le régime de Communauté simple sévit pour eux. Et Madame Morize voit ses anciennes valeurs mêlées avec celles de Papa dans un bloc dont il lui est, paraît-il, impossible de les distraire. C’est ce qui l’affole car elle n’est paraît-il pas sûre que Charlotte les récupère entièrement. Je ne sais pas ce que valent les papiers que Maître Meunié lui a remis devant moi, mais le paquet en était assez bon pour équilibrer les 4000 Frs de rente dont le capital est légué par notre cher papa à ses petits enfants. D’ailleurs, Jean en possède le quart ; la descendance Beauvais n’est sûrement pas frustrée, je crois même qu’elle y gagne pas mal et que notre pauvre belle-mère s’émeut à tort. Delestre fera les comptes exactement et lui dira cela, après les vacances par bonheur ! On me laissera donc partir, ce dont j’éprouve un besoin fou. A l’automne, avec des nerfs calmés et des têtes reposées, on tranchera les dernières difficultés. En tous cas, j’ai affirmé à Madame Morize que ni Paul, ni Henri, ne prendraient un sou appartenant légitimement à sa fille. Elle retrouvera au moins tout ce qu’elle a mis dans la Communauté.

J’ai appris une bien navrante nouvelle. La petite Germaine Verpilleux qui avait épousé François Laurent, il y a un an, vient de mourir. On l’enterre aujourd’hui à St Chamond. J’ai lu ce renseignement dans l’Echo de Paris et n’ai encore aucun détail. Je vais écrire à Madame Laurent.

Samedi 30 Juin

C’est le moral qui ne va guère. Alors, comme dans toutes mes crises de chagrin et de souci, je travaille à force, afin de ne point penser. Dans trois semaines, à Plougasnou, je me reprendrai.

Juillet 1923

Dimanche 1er Juillet

Les Albert sont venus fêter la St Pierre à Boulogne. Arrivés pour déjeuner, ils ne sont repartis qu’à plus de six heures et demie. Tout s’est bien passé, personne n’a paru s’ennuyer et les absents n’ont pas été oubliés. D’ailleurs, quand trois Morize mâles sont réunis (c’étaient Albert, Jean et Pierre en cette circonstance) toute la tribu peut être assurée que les libations à son bonheur, à sa santé, à sa prospérité, ne manqueront pas.

Maman, un peu mieux, s’est traînée jusqu’ici. Emmanuel et Suzanne sont venus aussi. Notre jeune belle-sœur est de retour mais pour peu de temps. Elle vient se montrer à son docteur. On doit la radiographier cette semaine ; après cet examen, on lui inscrira un nouveau traitement et elle sera expédiée vers un coin de campagne encore indéterminé mais aux environs de Paris. Les médecins ne veulent pour elle ni de la mer, ni de la montagne. Quoique visiblement mieux, elle est encore trop faible pour supporter un air vif. Les hémorragies stomacales ont cessé et, depuis deux semaines, la malade recommence à s’intéresser un peu à la vie. Elle est encore très changée comme silhouette, traits et expression ; Perrine et les de Guilherny ne l’ont paraît-il pas reconnue mais ceux qui l’ont vue au plus fort de sa maladie ont meilleure impression.

Mardi 3 Juillet

Maintenant que Maman paraît être encore une fois remise sur pied je puis, malgré les pleurs et les grincements de dents de la pauvre Kiki désirer, sans autant de remords, notre envolée. Je crois que la saison balnéaire s’annonce assez calme pour nous, au moins dans sa première partie. Louis Sandrin ayant trouvé une villa, véritable occasion (750 Frs pour deux mois paraît-il) ? les petits Prat ont été réclamés par leur mère pendant le mois d’Août avec une pension de 1000 Frs. Louis heureusement n’en a pas référé aux hommes de loi et les a octroyés de son plein chef.
Je soupçonne Lili d’avoir manigancé les choses car sa sœur m’a paru plutôt un peu contrariée (peut-être par politesse !) de l’arrangement. Elle avait dans la tête de prendre ses vacances au début de Juillet, d’aller chez sa mère jusqu’à notre départ et de filer ensuite en Bretagne avec nous. La première partie de son programme se réalise, elle a obtenu de ne pas retourner en classe ce mois-ci. J’avoue être soulagée par cette décision au sujet de mes neveux. S’ils viennent à Plougasnou en Septembre seulement, je suis presque assurée de leur trouver un gîte à l’hôtel ou ailleurs. Et puis, comme ce serait alors sans doute avec leur père je n’aurais pas l’entière responsabilité du terrible Lili et de l’étrange Fafette. Habituée à vivre au milieu d’enfants de tous âges, je ne redoute pas du tout la peine que cela peut donner. Mon tempérament de mère gigogne la perçoit à peine. Mais j’ai là deux indépendants qu’il faudrait dompter. Les circonstances m’interdisent la sévérité. Alors, mon rôle est difficile. Que deviendront plus tard ces garçons qui ne connaissent aucune contrainte ? Ils étaient assez jeunes pour apprendre la discipline et je crois que l’internat aurait été dès maintenant chose parfaite. J’en ai timidement parlé. Il m’a été répondu : « Pourquoi tes enfants, à toi n’ont-ils jamais été pensionnaires ? » Rien à répliquer ! Je puis d’autant moins insister que Lili et Fafette, chez maman en théorie, sont plutôt chez moi en pratique et que j’aurais l’air de vouloir m’en débarrasser.

Jeudi 5 Juillet

De 10 heures du matin à 5 heures de l’après-midi, les confitures de cerises pour Maman m’ont retenue hier au 164. Ensuite, cuite et recuite moi-même, je suis allée respirer quelques bouffées d’air dans le jardin auprès de Suzanne. En maniant le crochet, en causant, je n’ai pas senti filer le temps… Et le 4 Juillet s’est éteint ; Mon humeur est toujours noire, des discussions, des tiraillements, des froissements nouveaux sont encore venus l’assombrir. Mais il n’y a plus que 14 jours à vivre dans cette pétaudière ! La chaleur (car il fait chaud depuis 48 heures) semble avoir surexcité tous les esprits et je me trouve entre l’enclume et beaucoup de marteaux…

Essayer de calmer les gens n’est pas une sinécure. Les bêtes s’en mêlent aussi. Dans un accès de jalousie Flora a failli étrangler Fane ce matin. Heureusement Pierre était là car jamais je n’aurais pu séparer les deux chiennes et la petite blanche avait tort, c’est évident, mais je la comprends de ne pas aimer voir les ébats de son mari Rolf avec Fane, très coquette et câline. Muselée, attachée, le fouet au dessus des reins, la vieille méchante a dû subir ce spectacle odieux pendant une heure. J’ai vainement intercédé pour elle. Les personnes ont peut-être les dents moins aiguës que les chiens mais elles ont des langues qui piquent dur.

J’ai rencontré ce matin Monsieur le Doyen qui m’en a servi de toutes les couleurs sur nous, ma famille et bien d’autres encore. Une bile monstre s’échauffe dans sa vaste bedaine où se trémousse aussi un ténia qui tient bon. Des mètres et des mètres ont été rendus il y a huit jours mais la tête est restée cramponnée. C’est peut-être ce qui énerve l’irascible bonhomme qui dit pis que pendre des deux belles familles de ses filles. Et puis, il est très embêté. Impossible de mettre à la porte les locataires de la maison qu’il vient d’acheter, il a perdu son procès. Et lui-même sera sur le pavé le 15 Janvier. Enfin, je crois bien que Jacques est recalé à Grignon car son père a déblatéré contre Beauvais avec une véhémence qui m’a paru louche. Je n’ai pas posé la question qui me venait aux lèvres mais par les uns ou les autres je connaîtrai d’ici peu le résultat de cet examen dont le candidat est revenu enchanté, il y a trois semaines.

Nous attendons Franz demain. Il n’est pas fâché de ses épreuves écrites et avait déjà passé une partie de l’oral aux dernières nouvelles. Ce soir, il connaîtra le classement et nous l’apprendra de vive voix. Il paraît avoir bien travaillé c’est l’important. N’empêche que je souhaite anxieusement la récompense de son labeur.

Vendredi 6 Juillet

Notre Franz est major ! Servi par sa mémoire et sa chance, il nous donne cette grande joie. Je suis contente de mes fils… à en pleurer et tout mon cœur remercie Dieu… C’est fête ici.

Nous cuisons sans mesure maintenant ; les trois enfants sont fatigués et moi vraiment très lasse. Alors nous allons précipiter le départ autant que possible, la demande du billet de famille est faite depuis hier.

Vingt cinq livres d’abricots m’attendent dans la cuisine pour être mises en confitures. Je vais donc descendre en enfer mais une si douce satisfaction m’emplit l’âme que je ferais n’importe quoi de pénible aujourd’hui sans gémir.

Dimanche 8 Juillet

La chaleur venue brusquement est intolérable. Hier, à 5 heures du soir, le thermomètre marquait 35° à l’ombre dans nos jardins de Boulogne dont la température semblait exquise à ceux qui, comme moi, avaient déambulé tout l’après-midi au milieu de la fournaise parisienne. Nous allons en crever… ou bien nous y habituer.

Lundi 9 Juillet

Les nerfs de mon entourage et sans doute les miens sont surexcités par une atmosphère de sommeil, l’appétit manque, Fafette, le plus délicat de ceux d’ici en est même malade, au lit, sans force pour se lever, Pierre à une bronchite, Maman est à plat, Kiki est exaspérée et plus exaspérante encore. Seuls, Cricri et Lili continuent à suivre courageusement leurs classes. Ils n’en ont plus pour longtemps heureusement !

Mardi 10 Juillet

Les petits Bucquet vont peut-être rentrer dans nos vies, ou plutôt les côtoyer. Coïncidence étrange ! Elles sont arrivées au moment où Penoit le locataire de la rue St Denis venait apporter son congé… alors elles supplient Maman de leur louer cet infect petit pavillon de concierge dont elles sauront faire un nid charmant et original. La question est pendante…

Mercredi 11 Juillet

D’abord et surtout une pensée pieuse pour celle qui a donné la vie à mon mari, l’a élevé de son mieux et qui prie certainement pour son bonheur. Malgré mes efforts, je ne parviens pas à sortir de ma paralysie intellectuelle. J’ai trop de chagrins, d’ennuis, de soucis, je ne peux vivre qu’en me momifiant l’esprit et le cœur, si je puis me servir de ce terme impropre.

Jeudi 12 Juillet

Maman accomplit aujourd’hui ses 70 ans ; nous les lui avons souhaités avec un sourire de commande sur les lèvres et beaucoup de mélancolie intérieure. Elle n’est plus qu’une loque la pauvre Maman ; il lui faut déjà une résistance incroyable pour conserver un souffle de vie à cette machine humaine usée jusque dans sa trame ; le gardera-t-elle longtemps ? Elle nous a dit, il y a quelques jours, après nous avoir fait trembler, qu’elle était retapée encore une fois et qu’elle espérait bien que nous pourrions passer tranquillement nos vacances et la retrouver à la fin de Septembre. Elle paraît presque moins souffrir de la chaleur que le reste des mortels. Madame Morize aussi supporte mieux que je ne l’aurais cru cette température anormale.

Ce n’est pas à Plougasnou que je vais trouver le repos, au moins au début du séjour là-bas. Le Monsieur "J’ordonne" qu’est Lili a décidé brusquement avant-hier soir, à 11 heures, qu’il partait avec nous. Naturellement son frère et sa sœur ont suivi l’impulsion donnée ; ils se sont entendus tous trois pour demander la chose et leur père me les confie quelques jours. Il viendra les rechercher et les mettre sur la route de Pontaillac, le 30 ou le 31, suivant les instructions que recevront les petits. C’est un grand voyage pour peu de temps mais ils le désirent avec véhémence.

Peut-être vaut-il mieux les sortir de cette atmosphère de feu et les garder à Boulogne après le 10 Septembre date à laquelle ils doivent revenir de Pontaillac. Il me semble qu’une arrière-pensée a germé et couve déjà dans leurs cervelles. Ils espèrent réapparaître au fond de la Bretagne après leur séjour dans le clan maternel. Le filleul d’Henri est un de ces êtres qui ne doutent de rien et auxquels cet aplomb réussit presque toujours. Il a même trop d’initiative en certains cas. Ainsi, il y a deux mois environ, avant que l’emploi de ses vacances soit décidé, il avait parlementé à ce sujet avec son professeur de Notre Dame, suggérant à ce malheureux l’idée de prendre en pension pendant les vacances des enfants comme ce pauvre Lili « dont les familles ne savaient que faire ». Le type a marché ; il a loué une grande maison à Pornic ; je ne sais s’il a trouvé des oiseaux pour la cage mais le merle à la langue bien pendue ira siffler ailleurs…

J’ai grondé mon neveu qui riait de la mésaventure de son professeur parce qu’il ne comprenait pas la portée de ses paroles imprudentes ; il m’a répondu : «  J’aurais mieux aimé aller avec lui que nulle part, mais vous pensez bien qu’il me ferait travailler et puisque Maman et Vous pouvez nous prendre, je préfère beaucoup cela. Monsieur Paucelier en trouvera un autre, voilà tout ! » Et Lili ne s’en bile pas le moins du monde, quoiqu’il ait très bon cœur. Donc, il part, Annie part, Fafette part avec nous. Je ne puis refuser de m’occuper de ces petits. Déjà je suis allée prendre leurs billets et retenir leurs places en chemin de fer, j’ai écrit à l’hôtel Gourmelou pour y avoir une chambre, je vais jeter un coup d’œil sur leurs bagages et puis… à la grâce de Dieu ! J’espère les rendre entiers à leur famille.

Quant à moi (ce qui a peu d’importance) j’avoue un premier sentiment d’ennui auquel a vite succédé la joie d’être bonne à quelque chose, de faire plaisir à des enfants. J’aurai la tombe pour m’y reposer et ce calme là durera assez longtemps et viendra bien assez tôt pour que je puisse me donner un peu de mal. D’ailleurs, rien que de quitter le service de Dame Kiki, me sera l’illusion de la liberté complète. La pauvre misérable s’achemine vers la vraie folie et son contact devient de plus en plus pénible et peut-être pernicieux.

Vendredi 13 Juillet


Hier, les deux distributions de prix : celle des filles le matin et des garçons l’après-midi. Tous ont eu leur part de lauriers mais aucun n’a succombé sous le poids des trophées. Impossible de faire le palmarès de Cricri et de Suzanne, de Lili et de Fafette. Au couvent la cérémonie fût cloîtrée comme d’habitude mais à Notre-Dame, malgré l’excessive chaleur, elle s’est déroulée avec la pompe habituelle. Gentiment mes neveux m’ont demandé de les couronner. J’ai envoyé Fafette à son père mais Louis ayant insisté c’est moi qui ai ceint de laurier le front du Sieur Lili.

Samedi 14 Juillet

Nous entrons dans le feu des préparatifs. Le départ des petits Prat les corse encore et l’horrible chaleur les rend singulièrement pénibles. Pierre m’inquiète ; il tousse de plus en plus, voilà que la fièvre s’en mêle. Je veux qu’il voie le médecin mais il résiste, prétendant que c’est un simple gros rhume, compliqué de fatigue et de croissance. Nous avons tous besoin du changement d’air et d’horizon. Pour mon compte, je l’ai rarement désiré avec cette intensité et les soupirs qu’on pousse dans mon entourage me prouvent que l’envolée comblera bien des vœux. Hélas ! il est probable que ni Perrine, ni Françoise ne rentreront avec nous, l’une parce qu’elle est malade et l’autre parce que sa sœur l’attire à Rouen dans la même maison qu’elle. Il y aurait peut-être un moyen de les retenir, c’est d’augmenter leurs gages. J’hésite à le faire car, en dehors du sacrifice personnel, il me semble que c’est quelque chose de mauvais au point de vue social. Comme les vieilles gens, je gémis sur les douceurs du passé. Nous ne reverrons jamais l’âge d’or.

Lundi 16 Juillet

Une série d’orages a quelque peu rafraîchi l’atmosphère, elle est moins écrasante et cette nuit nous avons pu dormir quelques heures, ce qui était impossible la semaine dernière. Aussi, je viens d’avoir du mal à me tirer de ce sommeil réparateur aux premières clartés de l’aube pour reprendre mon labeur. Je commence donc par la partie la plus agréable de mon programme pour entrer en contact avec les occupations multiples de cette avant-veille de départ. Demain, après demain, jeudi, mes papiers et mon porte-plume seront dans la malle. En même temps je vais liquider trois ou quatre dettes épistolaires. Il faut souhaiter la fête de Marie-Louise et lui envoyer quelques objets que je lui ai procurés ; il faut retourner par la poste à Madame Delporte les photos de  Bello-Horizonte, répondre à une aimable invitation de Madame de Maly etc. … etc. … Nous sommes allés faire hier notre visite d’adieux rue Las Cases, un peu prématurément, pour voir Albert qui part aujourd’hui à Fresnes. Je ne puis m’habituer à la disparition de notre cher papa, elle m’a été particulièrement sensible hier car Madame Morize et Charlotte, pour ne pas avoir à m’écrire, m’ont souhaité ma fête.

Notre belle-mère, bien fragile, éprouve une sorte de terreur à la pensée de quitter son chez elle. Pierre Marie l’y encourage, disant qu’elle est maintenant en état de supporter le voyage. Elle part donc dimanche soir avec Charlotte et séjournera au Grand Hôtel de Sallanches en Haute Savoie.

Ici, Maman n’était pas brillante hier et un peu de mon angoisse revient… Suzanne est dans une mauvaise période de la convalescence, celle où les malades sont irritables, exigeants. Sa mère, elle-même, malgré sa douceur, la déclare odieuse en ce moment, impossible à satisfaire. On l’embarquera sans doute mercredi pour Montfort l’Amaury où elle retrouvera les Bonnin et où son mari se rendra chaque semaine du samedi au lundi. Quant à Tout-Petit, il prendra cet été ses ébats sur la plage et dans les mares de la Trinité. Les Sandrin partent demain matin pour Saint-Palais. Cette villégiature ne sourit pas beaucoup à Monsieur mais « Suzy » s’épanouissant à Royan, va le consoler d’Adrienne et de Monroc. Il sera d’ailleurs très entouré ; trois des sœurs de Madeleine se sont donné rendez-vous dans ce coin qu’elles affectionnent et un des meilleurs amis de Sandrinus, Henri Durst, y sera également. Les Maudet ont fini par louer à Perros, comme tous les ans.

Nous allons donc être seuls et j’avoue que cette perspective m’est fort agréable. Après le départ de mes neveux, je compte me reposer vraiment et prendre une belle santé morale et physique pour rentrer dans l’existence anormale qui est hélas mon existence normale.