1er séjour suite 1

Juillet 1920

Vendredi 2 juillet

Anniversaire de mon mariage. Notre rosier tout blanc a-t-il fleuri ? Le souvenir, par bonheur, n’a pas besoin de liberté pour s’épanouir, car depuis quarante-huit heures je n’ai pas une minute à moi.

Dimanche 4 juillet

Un court instant de liberté après la messe, et avant de descendre rejoindre les Rimailho avec lesquels je monterai au Corcovado puis dînerai. Hier, exemple d’une de mes journées actuelles : réveil à 5hrs, au Palace à 7hrs, départ pour Realengo (cartoucherie) en auto avec le Colonel Tasso Fragoso, retour à Rio à 13hrs, déjeuner au restaurant Sud America avec le général, retour à Tijuca, coup de téléphone m’appelant d’urgence chez le Ministre de la Guerre, dîner au Palace, sur invitation des Mareuil, avec Boquet, de Rougemont et Schompré, départ en bande pour le cinéma : spectacle idiot, coucher à minuit.

Demain, lundi, départ pour l’Etat de Sao Paulo où Boquet et moi accompagnons les Rimailho, notre absence sera d’une dizaine de jours.

Lundi 5 juillet

Ces lignes, écrites ce soir dans ma chambre de Tijuca, tandis qu’au loin le train roule vers Sao Paulo, vous montrent que je ne fais pas partie de l’expédition Rimailho. J’étais tout équipé, quand le Colonel s’est brusquement avisé qu’il valait mieux que je ne m’absente pas en même temps que lui ; il est donc parti avec sa femme et Boquet, j’ai été admis à le saluer sur le quai de la gare, et... je garde la maison.

Hier, il entrait dans le programme du Colonel de monter au Corcovado, et bien que ce pic fût coiffé d’un énorme chapeau il n’a pas voulu y renoncer. Je n’étais encore allé qu’une fois au Corcovado mais je n’y avais vu alors que les nuages ; hier, pour bien me rappeler mon passage ici ce fut la même vue, mais de plus le nuage était liquide, et Madame Rimailho se désolait de voir son beau chapeau se dégommer.

Quant à lui, il n’eut pas la peine de sortir les jumelles ultra perfectionnées qu’il avait apportées, mais il fut Rimailho tout entier en nous faisant sans rire, la description du panorama qu’il n’a jamais vu : « Etant supposé que le Pain de Sucre est ici, (et le bout de son doigt disparaissait presque dans l’épaisse brume) l’entrée de la baie est là, et voici l’Avenida, etc. ... » Et, l’encadrant, Boquet et moi nous efforcions de faire des yeux tout ronds, tandis qu’un peu à l’écart sa femme était indifférente.

Redescendus, tandis que les Rimailho allaient à Ipanema rendre visite aux Pascal, je m’en fus chez les Brésard; la jeune maman me reçut, couchée et allaitant... Ses yeux brillent de fièvre : on attribue cela à une crise d’appendicite, mais j’ai conseillé à son mari les injections désinfectantes... bien qu’il les juge inutiles parce que sa femme ne répand pas de mauvaises odeurs.

Journée terminée en dînant au Palace avec mon grand chef.

Mardi 6 juillet

Rimailho m’a tracé pour une semaine un programme très complet : beaucoup de marrons à tirer du feu, qu’il veut croquer à son retour de Sao Paulo. Mais serait-il temps qu’il rentre en France ? Monsieur Laurent, épouvanté de le voir revenir sans aucun résultat, lui a télégraphié de bien réfléchir avant de prendre le bateau, alors que le Ministre de la Guerre, le Président de la République, les Généraux Gamelin et Durandin, lui ont vivement conseillé de ne pas rester ; l’ambassadeur que je viens d’aller voir, m’a dit : « Il ne faut pas que Rimailho prolonge son séjour, il se diminuerait, nuirait à Saint-Chamond, et affaiblirait votre action ici »

Il ne faut pas que j’oublie que je suis revenu à hôtel pour passer mon smoking, je suis invité par de Schompré à la Renaissance avec les de Mareuil et les Chauffour.

Mercredi 7 juillet

Un nouveau numéro dans le kaléidoscope : le ménage Chauffour. Lui, le profil distingué, les cheveux gris, le crâne un peu nu, le monocle à l’œil ; ancien élève de Stanislas où il préparait Saint-Cyr de mon temps, arrêté à la porte de l’école pour sa vue, ayant alors préparé l’X à Louis le Grand et recalé, lancé dans les affaires de banque, automobiliste pendant la guerre, ancien ami très cher et tout platonique de Mona Delza, s’étant marié quand celle-ci brûla toute espérance en devant comtesse authentique, mariage cassé en cour de Rome, c’est sa deuxième femme, très récemment épousée, qu’il présente ici. Elle, pas jolie, mais énormément de chien : les cheveux courts et bouffants d’un brillant acajou soigneusement appliqué, les paupières trop noircies, les lèvres trop rougies, les joues trop rosies, le dos trop décolleté jusqu’aux reins pour une nouvelle mariée, pour ne pas mettre un point d’interrogation dans l’imagination de ceux qui la voient ; mais tout cela pas assez pour approcher le doute de la certitude ; cependant manières simples, et très réservée.

Elle semble intriguer Schompré, qui aurait voulu la faire partir un peu ; “in vino veritas” mais, à part un doigt de champagne, elle s’est refusée à boire autre chose que de l’eau. Schompré en est pour ses frais.

Mais, si je voulais savoir, je demanderais simplement à Madame de Mareuil ce qu’elle en pense : la fine petite baronne qui, sans doute parce qu’elle n’est pas méchante langue, est l’idole de la colonie, sous son air joli jeune fille, a des yeux intelligents, pour elle et pour son mari.

Et notre soirée s’est terminée en prenant des orangeades dans deux dancings : l’Assyrio et le Palace-Club, très sagement comme de bons parents faisant tapisserie.

Jeudi 8 juillet

Si je m’étends souvent sur mes divertissements, c’est parce que je pense que vous y trouverez plus d’intérêt et de couleur qu’à mes travaux sans pittoresque. Ai-je besoin de vous dire que je ne suis ni un oisif, ni un désoeuvré, et que mes heures sérieuses sont plus nombreuses que mes heures de délassement !

Mais cela vous passionnerait-il de savoir que j’ai été reçu par Zuccoli, par Planque, par Thyss, des financiers à la Rengnet, que nous avons causé cours des valeurs, taux de change, vente d’apolices, que le les ai entretenus, suivant les vues du colonel, d’une “combine” avec la Banque de Paris et des Pays-Bas ?

Qu’ensuite j’ai couru, avec un senior Hermogenio pour essayer de faire retirer de la douane des caisses de films que le colonel a apportées avec lui et qu’il n’a pas encore pu obtenir ? Tout cela, c’est gagner notre pain quotidien, avec les interminables stations chez le Ministre ou des fonctionnaires de moindre importance.

Une triste nouvelle : la mort du pauvre Bauzail, annoncée par dépêche à Rimailho.

Vendredi 9 juillet

Dîner hier soir à l’Hôtel Moderne, sur invitation du Colonel et Madame Lacape, avec les Pascal et les Mareuil. Mais tout cela écourte mes nuits, et avec les allées et venues de la journée, la tension constante due à la présence du colonel, le climat, j’aspire à quelques sommeils de dix heures consécutives. Car ce n’est pas la faculté de dormir qui me fait défaut, mais seulement le temps. Boquet n’aime pas se coucher avant minuit ; mais il est absent, et je vais m’offrir trois ou quatre nuits qui réparent.

Samedi 10 juillet

Journée très occupée, et, malgré mon agitation, je crains que le colonel, à son retour, ne trouve les choses guère plus avancées qu’à son départ.

Le Ministre de la Guerre m’a montré hier un petit article de journal contre Rimailho. On en parle comme d’un agent officiel du Gouvernement français, ce qui va faire tiquer l’ambassadeur et le Général Gamelin ; on traite ses  canons de “laissés pour compte de bazar”, ce qui va le mettre dans une fureur bleue. Enfin, il n’est pas mauvais qu’il se rende compte par lui-même que tout n’est pas rose dans ces missions. Depuis des années, je suis seul à le savoir, jamais un chef n’y est passé ; maintenant, on m’en tiendra peut-être un peu compte.

De Schompré m’a emmené déjeuner avec sa dactylo, fille d’un architecte français et soeur d’un modiste de Sao Paulo ; par crainte des potins, il n’osait pas l’inviter tout seul. Au fond, il avait un service à me demander : comme elle va retourner en France par l’Aurigny, que je connais, il faudra que je la mette sous la protection du commandant ou du commissaire.

J’ai été également chargé par Rimailho d’obtenir un passage confortable pour la Supérieure Générale de la Congrégation de Sion, venue au Brésil en tournée d’inspection. C’est une grande dame, sous son habit de religieuse ; elle prenait l’autre soir, pour Sao Paulo, le même train que les Rimailho, avec son “officière” d’ordonnance, une jeune soeur d’une rare distinction.

Et tandis que les deux grands chefs s’entretenaient, je pensais convenable que, derrière eux, les deux officiers d’ordonnance échangeassent des propos : mais ma collègue s’est montrée distante et lointaine ; il est vrai qu’elle escortait une Générale tandis que je ne suivais qu’un simple lieutenant-colonel.

Dimanche 11 juillet

L’anniversaire de la mort de maman, et à la messe, ce matin, j’ai pensé que nos prières s’unissaient pour elle.

Je me suis reposé complètement ; après le déjeuner, je suis allé m’asseoir, sans rien faire, dans les roches, près de la source à la lisière du jardin avec la forêt. Quand Boquet est là, jamais je ne puis pousser jusqu’à ce coin si pittoresque.

En parlant de Boquet, je me suis aperçu, en discutant en son absence le contrat qu’il a élaboré pour l’arsenal, qu’il n’avait pas perdu son temps, et avait fait d’excellent travail... pour lui. C’est fort bien, et il a raison : ingénieur sans aucun diplôme, ancien commis des Ponts et Chaussées, il a une porte ouverte pour gagner la forte somme ; il en profite, et cela le plus honnêtement du monde.

Mais il a dû se figurer qu’il traitait individuellement avec le Gouvernement brésilien, et la Compagnie est presque passée sous silence au point qu’il lui revient, à elle, zéro de toutes les sommes stipulées, et qu’elle aura à payer entièrement de sa poche les droits de timbre, les honoraires de l’avocat consulté pour la rédaction définitive, la commission de Schompré.

Bien mieux, le texte est tel qu’une entreprise éventuelle future des mines ou de métallurgie est réservée à lui, Boquet, et non à la Compagnie. Et si j’étais parti à Sao Paulo, tout cela passait ! Ah ! ils ont tort de faire fi des vieux serviteurs !

Lundi 12 juillet

Mon grand chef rendre demain matin, et pour aller le saluer à la descente du train je n’aurai pas à m’attarder dans mon lit. Que va-t-il penser du pas insensible qu’ont fait nos affaires pendant ses huit jours d’absence ? Et pourtant j’ai fait des efforts capables de remuer le ciel et la terre,... mais les Brésiliens sont plus durs à faire bouger.

La poste a vraiment des idées bizarres : aujourd’hui me sont arrivées deux plis qui ont été faire une promenade à La Paz, en Bolivie, dont ils portent le cachet : 24 juin, 4 heures du soir. Voilà du travail bien fait !

Mercredi 14 juillet

Pas une minute à moi, hier, de 7 heures du matin à minuit. Les Rimailho sont revenus, avec Boquet, dans le ravissement de leur randonnée, et le colonel a trouvé tout ce que j’ai fait en son absence bien fait. J’ai travaillé avec lui dans la matinée, j’ai été invité à déjeuner au Palace ; l’après-midi nous avons travaillé encore ensemble, puis nous sommes tous allés à Nichteroy de l’autre côté de la baie, avec l’ambassadeur et ses deux filles aînées. Retour en vitesse, Rimailho devant assister à un dîner donné par l’ambassadeur ; et comme les femmes étaient exclues, pour ne pas laisser Madame Rimailho à sa solitude, je l’ai emmenée dîner à la Renaissance avec Boquet, Schompré et de Mareuil (la petite baronne étant alitée ces jours-ci). Soirée terminée au cinéma,... et le colonel avait déjà regagné sa chambre quand j’ai ramené sa femme au Palace.

Et maintenant va commencer la corvée de la fête nationale : à 10hrs du matin, aller prendre le champagne chez l’ambassadeur ; à 4hrs de l’après-midi, five-o’clock chez l’ambassadrice ; à 10hrs du soir, bal au cercle français.

Jeudi 15 juillet

Des gens se sont follement amusés hier ; pour ma part, ce métier d’officier d’ordonnance ne tarderait pas à me mettre sur le flanc. Et comme, jusqu’au départ du colonel, mon programme est surchargé : journées de travail et soirées mondaines, je dois ménager ma monture et je limite, autant qu’il m’est possible, ma participation aux réjouissances à des apparitions officielles n’ayant que la durée strictement indispensable.

Hier soir, j’ai quitté le bal plus tôt que Cendrillon : à minuit moins le quart, pour être au lit à 1h du matin. J’ai déjà appris que j’ai beaucoup perdu : après mon départ, le plus grand pittoresque a régné sur ce bal, vrai bal de l’hôtel de ville, où, sous la présidence de l’Ambassadeur en grande tenue, les habits noirs, les smokings, les uniformes, les jaquettes et les vestons se confondaient fraternellement.

Le champagne n’a pas tardé à couler à flot, et déjà à minuit on pouvait voir la Colonelle Barat, à l’opulente chevelure d’or à la Théroigne de Méricourt, assise sur le bras du fauteuil de l’ambassadeur de France, battre la mesure aux couplets de la “Madelon” chantés par notre nationale Eugénie Buffet et repris en choeur par l’assistance.

Et à plus de 5 heures du matin, le benjamin de la mission militaire, l’imberbe et blond petit Le Méotet, trempé comme une soupe, ne voulait pas, le dernier, quitter le bal, réclamant à grands cris « des danseuses et du champagne ».

Et maintenant, mon travail terminé, il faut me hâter d’aller retrouver les Rimailho qui nous emmènent assister au coucher du soleil du haut du Pain de Sucre, puis dîner à Leme, sur le bord de la mer.

Samedi 17 juillet

Je voudrais m’efforcer de vous faire participer à ma vie, au jour le jour. J’en ai à peine le temps : avant le départ des “Andes”, il faut mettre les bouchées triples ; les dîners d’adieu à Boquet viennent s’ajouter à un programme plus que complet déjà.

Dimanche 18 juillet

Un peu plus libre aujourd’hui, je viens de piquer une bonne sieste, et je n’ai plus grand loisir pour écrire avant d’aller enlever Madame Rimailho pour dîner au restaurant et la conduire au cinéma : le colonel l’abandonne ce soir pour se rendre à des agapes entres hommes.

A côté de mes occupations de ces derniers jours : courses dans les ministères, préparation matérielle d’une grande conférence de mon verbeux chef, voici les points saillants de mon existence.

Jeudi : ascension vertigineuse au Pain de Sucre, avec les Rimailho, Boquet, le Commandant Bataille, un capitaine au long cours qui a séduit les Rimailho, le brésilien Martin, sorte d’ingénieur illuminé, et mistress Brown, jeune veuve anglaise qui veut épouser Martin et qui semble faire quelque impression sur le colonel. Montée fantasque sur le haut du rocher dans un wagonnet qui glisse sur un câble aérien à travers l’espace ; de là-haut, apparitions étranges : au fond des trouées de nuages bas, de morceaux de la baie aux eaux couleur d’ardoise ; puis la nuit, et dans les déchirures des brumes, des tranches de l’immense Rio splendidement illuminées. Descente ; empilage dans une auto ; dîner au restaurant de Leme, au bord des vagues, aux sons mourants d’un orchestre écarté ; promenade le long de la plage de Copacabana ; puis sage retour.

Vendredi : dîner offert par de Rougemont, à la Renaissance, aux de Dalmassy, aux de Mareuil, à de Schompré, Boquet et moi. A la fin du repas, la Baronne de Mareuil s’est trouvée mal, il a fallu la ramener en hâte chez elle : cela devait nous arriver un jour ou l’autre, dans ce milieu de femmes en attente de bébés. Soirée achevée en bande au cinéma.

Samedi : à 11hrs du matin, réception au Cercle français, de Viviani et sa femme, notre ex-ministre faisait escale, se rendant à Buenos-Aires en tournée de conférences. Je lui ai été présenté par notre ambassadeur, lui ai serré la main, et n’en suis pas plus orgueilleux pour cela : naturellement, discours et champagne. Le soir, invitation à dîner à l’Hôtel Moderne, chez le Colonel et Madame Vuillaume, avec Boquet, Moreau du Creusot, et notre attaché militaire Commandant Salatz.

Mercredi 21 juillet

Un “cafard” assez noir, aujourd’hui : éreintement physique, et nombreux ennuis. Alors je me coucherais plus volontiers que d’aller dîner chez les Brésard avec les Rimailho et Boquet. Hier soir, grand dîner d’adieux du colonel : 18 couverts, au Jockey-Club.

Jeudi 22 juillet

Fête de ma Madeleine, là-bas au milieu des enfants, et ici dans mon coeur. Que sa grande sainte patronne, que j’aime, la protège ! Peut-être, à cet instant (il est près de 2hrs de l’après-midi à Boulogne) mon télégramme d’hier est-il déjà près d’elle. Dans son laconisme, qu’il lui dise vraiment toute ma tendresse.

Merci pour le révolver qu’elle m’a offert à l’occasion de la Saint Henri, il me sera ici un très fidèle compagnon... bien qu’il n’ait pas encore eu l’occasion de me témoigner la puissance de sa protection.

Encore une journée très occupée ; puis les “Andes” évanouies dans la nuit, je compte me payer un repos complet jusqu’à lundi

Vendredi 23 juillet

La nuit dernière, le grand palace flottant “Andes “, de la Royal Mail anglaise, a emporté le colonel Rimailho et sa femme, ainsi que Boquet. Pas plus qu’à son arrivée mon grand chef n’aura eu ce spectacle grandiose et inouï qu’est l’entrée de la baie de Rio ; mais le Ministre de la Guerre est venu en personne lui serrer la main à bord, et il s’en est figuré plus prodigieux que toutes les splendeurs du monde, il s’est bien vite estimé le grand homme devant la petite nature. Quant à sa femme, elle était heureuse de voir toucher à sa fin une équipée qui lui fut bien souvent une ennuyeuse corvée.

Malgré tout, une petite différence entre l’arrivée par l’Asie et le départ par les Andes : en touchant Rio, dans cette illusion qu’il était un potentat officiellement attendu, le colonel disait : « Vous » à sa femme ; en quittant le Brésil, après tant d’alternatives de désillusions et de satisfactions de vanité, il lui disait « Tu ». Il était arrivé en “souverain”, il repartait en “simple bourgeois”.

Que résulte-t-il pour moi de son passage ici ? Au point de vue des affaires rien ;  il n’a travaillé, pour sa justification personnelle devant Monsieur Laurent, qu’à obtenir, trois heures avant son embarquement, deux papiers portant la signature du ministre : un contrat provisoire pour envoyer du personnel fabriquer des obus à l’arsenal de Rio, et une lettre lui fixant l’importance de la commande de matériel d’artillerie dans le cas où le Gouvernement brésilien déciderait, à la suite des essais, de nous passer cette commande.

A mon point de vue personnel, il s’est parfaitement rendu compte des grosses difficultés de ma tâche, il a étendu largement mes pouvoirs, je semble avoir gagné dans son estime, et il a même parlé d’une bonne récompense si je réussis ; malheureusement il est trop versatile, et déjà dans une de ses dernières lettres au Directeur il disait qu’il avait rétabli lui-même une situation bien compromise.

Cela ne me fait pas un bien grand vide, ce départ d’hier soir, pas même Boquet avec lequel je faisais très bon ménage mais trop différent de moi pour que nous sympathisions vraiment. Et cependant, en les quittant sur le pont du bateau, j’ai eu tout à coup une réelle sensation d’exil, d’enchaînement sur une terre lointaine. Alors, j’ai emmené dîner avec moi Schompré et le Commandant Petitbon.

Dimanche 25 juillet

Tandis que le colonel vogue vers la France avec sa factice auréole en carton doré, le travail continue ici. Il m’a laissé le soin de confectionner quatre longs câblogrammes à la Compagnie, et j’ai pour cela, versé au télégraphe la valeur de 900 francs ! Il m’a fallu aussi compléter une conférence qu’il avait faite aux officiers de l’Ecole de l’Etat-major, en leur présentant des projections photographiques qu’un incident de l’appareil l’avait empêché de montrer ; et la présence du Général Gamelin m’intimidait assez.

Et tout cela n’empêche pas ma présence obligée aux réunions mondaines ; hier, c’était un cinq à sept chez Madame Grandmasson, la femme du plus riche Français de Rio ; toute la haute société de la ville, toutes les hautes notabilités diplomatiques, consulaires et militaires, y assistaient. En sortant, j’ai emmené dîner de Schompré et les de Mareuil, et notre soirée s’est terminée à l’inévitable cinéma.

Cet après-midi, j’ai évolué dans un monde plus modeste : j’ai été saluer à son hôtel Mademoiselle Raphaëla Algrain, la “lingère des Mille et Une Nuits”. Je ne l’ai d’ailleurs pas trouvée, mais lui ai laissé une invitation à dîner pour mercredi en même temps que Monsieur Lesneur, un vieux papa qui était sur l’Aurigny, bon commerçant pas très distingué mais brave homme.

Et maintenant, tout en assurant mon service, j’ai l’intention de me reposer un peu au calme de Tijuca. Je dois avouer que j’en éprouve un vrai besoin : c’est maintenant la réaction de la surexcitation due à la présence du colonel dans l’atmosphère duquel on vit énervé et enfiévré. Et ici, la fatigue se traduit aussitôt par le plus sombre des “cafards” ; je veux y échapper.

D’ailleurs de Schompré, dans une huitaine de jours, quittera le Palace pour venir habiter avec moi à Tijuca, et dans la fraîcheur du matin nous sommes bien résolus à faire du sport et de la culture physique, à développer le muscle pour tuer le nerf.

Lundi 26 juillet

Mes courses en ville terminées, je rentre d’assez bonne heure pour dîner tôt et me coucher aussitôt après. Je sais encore être raisonnable.

Mardi 27 juillet

Même programme sage et régulier qu’hier.

Mercredi 28 juillet

Aujourd’hui, interruption dans mon bon régime de repos : j’ai des invités à dîner à la Renaissance. Ceci m’empêche d’ailleurs d’aller prendre une coupe de champagne chez les Brésard en l’honneur de la Sainte Marthe, la fête de Madame, comme j’y avais été convié par son mari, avec les Conty et quelques autres amis. Je me ferai remplacer par une corbeille de fleurs.

Jeudi 29 juillet

Ce matin m’est arrivé le courrier de France. Une phrase de Pierrot m’a attristée : « Maman ne nous donne plus de dessert, parce que cela coûte trop cher ». Alors j’oppose ma vie d’ici, mondaine et luxueuse, avec leur existence restreinte de là-bas,... et j’en pleurerais. Ainsi, j’aurai travaillé durement pendant des années, j’aurai brassé des millions pour la Compagnie, pour qu’ils ne puissent même pas s’offrir le luxe de modestes employés, comme Delphine, qui, je le sais, soigne sa table et passe son congé au bord de mer.

J’ai invité à dîner Schompré et sa dactylo, Mademoiselle Berger, qui part rejoindre sa soeur à Sao Paulo. Mais je n’ai aucun plaisir : il y aura des fraises à la crème, et je ne pourrai m’empêcher de penser que, là-bas, ils n’ont pas de dessert !

Vendredi 30 juillet

Il y a des jours plus ensoleillés que d’autres. Et aujourd’hui c’est une dépêche de Monsieur Laurent qui m’apporte le rayon ; ce n’est pas l’habitude, mais il n’y était pas question de service, et je n’y ai lu que ces simples mots : « Bien sincères félicitations pour promotion Légion d’Honneur. » J’ai été très heureux et très ému ; j’ai pensé à ma femme, à elle qui avait eu à Bordeaux le pressentiment de ce qui devait arriver lorsqu’elle a eu la pensée de m’offrir mes premiers rubans rouges. J’ai pensé aussi à la satisfaction de papa, de maman (là-haut), de nos enfants, de tous ceux qui ont de l’affection pour moi.

Et puis, j’ai évoqué tous mes compagnons tombés près de moi et qui ont eu leur part dans ce que j’ai pu faire. Il était midi, dans le bureau de de Schompré, et celui-ci, dans un élan de vraiment sincère camaraderie, m’a embrassé. Puis, comme il m’emmenait déjeuner avec lui au Palace, il s’est mis aussitôt à colporter la nouvelle à toutes les tables d’amis.

De Rougemont a voulu tout de suite attacher à ma boutonnière un morceau de son propre ruban, et je n’ai pas pu le lui refuser. Et voilà comment je suis entré dans l’Ordre.

Je me hâte maintenant d’aller dîner, et, bien que je sois solitaire, je vais me fêter en m’offrant une demi-bouteille de Sauternes. Ordinairement, je ne bois que de la bière.

Samedi 31 juillet

Hier, j’ai reçu les félicitations féminines de la petite-fille de Canrobert ; quant à son mari, il s’est contenté de me dire, avec son flegme habituel : « Eh bien ! je suis d’avis que vous attendiez un peu pour célébrer cet évènement, car aujourd’hui je me sens peu en train pour boire le pot ». Et pourtant de Mareuil, en bon Breton, ne déteste pas ce genre de sport.

Dire que tous ces jours-ci j’avais fait des prodiges pour rattraper mes retards de correspondance, et qu’il va falloir que je recommence pour annoncer la nouvelle (oh ! avec parcimonie et discrétion).

Août 1920

Dimanche 1er août

Toute une matinée occupée par la messe ; voilà ce que c’est que d’arriver en retard à l’office de 9hrs dans la petite église voisine de l’hôtel dont l’intérieur et ses fidèles sont demeurés immuables. Il m’a fallu alors sauter dans un tramway et courir d’église en église jusqu’à enfin trouver une grand’messe.

Je reste toute la journée à me reposer à Tijuca. J’ai poussé une promenade très longue et très lointaine sur les pentes boisées et vierges qui prolongent le jardin. J’aime toujours ce coin : les splendides papillons et les oiseaux-mouches continuent à le fréquenter, et comme jadis on s’y croirait à cent lieues de Rio.

Lundi 2 août

Schompré m’a fait relire ce matin les numéros précieusement gardés de l’Action Française et de l’Echo de Paris d’il y a cinq ans à pareille époque. J’ai retrouvé le grand frisson d’enthousiasme profond qui nous a tous fait vibrer alors ; j’ai évoqué le Boulogne populeux de ces jours-là criant son patriotisme, tandis qu’aujourd’hui je vois maintenant passer sur tout cela les cortèges sans beauté hurlant l’Internationale. Quel changement total !

Après un dimanche de grand calme, je retombe dans tous les tracas des affaires qui ne vont jamais ici sans d’énormes complications. Un matériel de 155, que l’on ne nous a pas demandé mais que Rimailho tient à présenter, vient d’arriver ; la Compagnie l’a adressé à mon nom, et voilà qu’en se retranchant derrière le rigorisme administratif on me laisse tout ce matériel sur les bras, et qu’il y en a de quoi charger un train complet ! Alors je cours du Ministère de la Guerre au Ministère des Finances de qui relèvent les douanes ; on me donne des papiers… la douane ne les trouve pas réguliers, il faut recommencer. 

Avec cela, Merger fait sa mauvaise tête, m’annonce qu’il ne veut pas mourir d’ennui dans ce sale pays, et qu’aussitôt qu’il se sera mis de l’argent de côté il plantera tout là et retournera en France ; il me crie tout haut sur l’Avenida qu’il ira casser la figure au Ministre de la Guerre s’il ne se débrouille pas pour faire envoyer immédiatement notre matériel à l’arsenal. Bref, j’ai dû lui parler assez sec.

Revenu à Tijuca pour m’approprier, je redescends en ville recevoir mes invités à la Renaissance : les Pascal auxquels je n’avais pas encore rendu leur politesse, les François, le Colonel Lelong, le Commandant Petitbon et de Schompré.

Mercredi 4 août

Hier, en rentrant, un léger accès de fièvre m’a obligé à me mettre au lit de très bonne heure. Il y parait si peu aujourd’hui que tout à l’heure je vais aller dîner chez les Brésard.

Mes affaires semblent prendre meilleure tournure, et Merger s’est calmé. Mais voici une autre inquiétude : un bon camarade de la Mission Française, le Capitaine Lafay, aviateur, vient de faire une chute terrible entre Rio et Sao-Paulo dans un pays perdu ; lui ou son mécanicien est tué, les nouvelles sont encore imprécises et j’aimerais mieux que ce ne soit pas lui.

Jeudi 5 août

La poste s’améliore t-elle réellement, ou n’est-ce qu’un accident ? Une lettre m’est arrivée aujourd’hui, avec des nouvelles ne datant que de trois semaines, ce qui est tout à fait normal.

Une lettre qui n’a pas fait diligence est celle que Rimailho m’écrivait le 24 juillet à Bahia, et qu’a seulement prise au passage le bateau qui m’apportait la première. Et il me donne naturellement de nombreuses instructions à exécuter immédiatement ! Quant à Madame Rimailho, elle n’avait pu encore quitter sa cabine, souffrant d’un refroidissement pris à son départ de Rio,... et peut-être aussi, j’imagine, du mal de mer.

Vendredi 6 août

Depuis ce matin, je suis resté à travailler à l’hôtel. L’heure s’approche où il me faut descendre en ville pour me rendre à un cinq-à-sept de l’ambassadrice,... et j’en ai la flemme. Je reviendrai dîner, passerai mon smoking, puis retournerai à 9hrs ½ à une réception que donnent, dans leur garçonnière, les deux secrétaires d’ambassade : Thierry et de Hautecloque.

On dansera, mais je ne suis plus à la hauteur, et je ferai tapisserie. La semaine prochaine aussi, Madame Conty donne une soirée dansante, et elle m’a déjà avisé qu’elle ne me demanderait pas d’y assister, parce je ne sais pas danser. Décadence des vieilles réputations !

A côté de ce sport perdu pour moi, je me remets à en pratiquer d’autres. De Schompré, qui depuis avant-hier est venu habiter avec moi, m’entraîne de bonne heure chaque matin à la course, aux mouvements respiratoires, à l’assouplissement des muscles, et à la natation dans la piscine (glaciale !) qui se trouve au bout de l’allée des bambous.

Samedi 7 août

Gentille réunion, hier soir, dans la petite maison ombragée de palmes qu’habitent ensemble, dans un calme et luxueux quartier de Rio, Thierry le premier secrétaire d’ambassade, et de Hautecloque attaché d’ambassade. C’est le “home” orné seulement par le goût de bon aloi de deux garçons, avec ce caractère spécial qui résulte de l’absence d’une main féminine dans l’arrangement des choses et le choix des bibelots.

Aux murs, des souvenirs de guerres ou de voyages, d’amusantes compositions qui sentent la verve de la jeunesse rieuse, un cadre fourre-tout où s’entassent en désordre des photos d’amateurs... avec, sous une fleur séchée, une épreuve tellement jaunie et passée qu’on a peine à distinguer dans un jardin une élégante silhouette de jeune femme. L’un des deux lits sert de vestiaire aux hommes, l’autre aux dames.

Et l’on sent les femmes venir avec une curiosité amusée et un entrain plus désinvolte dans cette “garçonnière”; elles examinent familièrement, donnent des conseils, attardent longuement leurs regards sur la petite fleur fanée et voudraient bien toutes savoir ce qu’il y a dessous. Les jeunes filles, plus simplement, se sentent à l’aise dans cette atmosphère ; peuvent-elles s’étonner de leur présence là où sans doute déjà il en habite tant en rêves ?

Il y a les deux filles de l’ambassadeur de France, en rose, la fille du Ministre de Belgique, en blanc, la fille du Ministre de Grèce, en rouge. Je pensais aussi voir Mademoiselle Horigoutchy... en couleur de lotus, sans doute, mais elle n’est pas venue. Pour tout orchestre : un pianiste en location ; vins doux et sucrés, et bonbons ; un quadrille de lanciers où notre ambassadeur, avec la Colonelle Barrat, se mit en nage pour régler les figures ; j’ai retrouvé l’impression des sauteries d’antan. Mais, hélas ! les tangos et les maxixes ont remplacé les valses, et... j’ai du regarder.

Ce soir, je reste seul à Tijuca : c’est au tour de de Schompré d’aller au bal ; l’ambassadeur d’Italie donne une soirée en l’honneur du prince Aimone de Savoie, de passage ici. Mais, bien qu’à travers son monocle Schompré fasse un oeil ardent à la Comtesse Bosdari, l’ambassadrice, il ne rapportera pas, comme moi, hier soir, une même sensation de jeune fraîcheur.

Dimanche 8 août

Bien différent en cela de mon premier compagnon : le “confortable” Boquet, mon nouveau compagnon : de Schompré, avec ses quarante-quatre ans, ne peut tenir en place. Rentré du bal à 2hrs du matin, à 7hrs il s’ébattait déjà dans l’eau froide de la piscine après m’avoir tiré en sursaut de mon sommeil. Petit déjeuner, puis la messe ensemble, car Schompré a la dévotion du Breton.

Et aussitôt après, nous voilà partis à l’escalade des crêtes par le lit du torrent qui est au fond du jardin, bien plus haut que je n’étais jadis parvenu avec Franz, au milieu d’aspects d’une impressionnante sauvagerie, et par une gymnastique endiablée.

A midi et demi, retour à l’hôtel pour déjeuner, et ensuite sieste nécessaire. A 4hrs, bain dans la piscine, puis, pour faire la réaction, promenade dans les antiques allées de Tijuca ; c’est de là que partirent tout à coup des appels à notre adresse, d’une vieille demeure du temps de la colonisation portugaise, endormie dans le fouillis de l’intense végétation ; là habite une famille brésilienne dont le père est en relation d’affaires avec nous, et nous fûmes retenus à dîner avec la simplicité d’accueil des gens de ce pays.

Lundi 9 août

Beaucoup de mouvement encore aujourd’hui, mais... pour les affaires sérieuses. Et enfin j’ai obtenu un premier résultat : mon canon de 155 s’achemine vers le champ de tir de Deodoro, oh ! avec lenteur et prudence, mais sans doute, dans une quinzaine de jours, pourrai-je envoyer un premier coup de canon.

Malgré ce que m’avait dit Madame Conty, je suis invité pour jeudi soir au bal, très intime je crois, de l’ambassade de France. Mais notre ambassadrice m’engage à me mettre aux danses modernes. Alors, Schompré et moi venons de prendre chacun cinq cachets de leçons chez la señorita Anita Farias, une danseuse argentine professionnelle, et je commence demain.

Quant à l’aviateur Lafay dont je m’inquiétais l’autre jour, en fait, ne trouvant pas le temps propice, il était aussitôt revenu au camp d’aviation ; c’est un officier brésilien, pour faire mieux qu’un Français, qui s’était alors envolé, sans autorisation, et c’est lui qui est tombé. Il ne s’est d’ailleurs pas fait grand mal, mais le Ministre de la Guerre a annoncé qu’il lui infligerait une sévère punition.

Mardi 10 août

Aujourd’hui, ma première leçon de danse ; j’ai, naturellement, réclamé le véritable tango argentin ; ce n’est pas la peine de venir étudier sur place pour n’avoir que les contrefaçons de la pâle Europe. Déception ! “ Ma “professeur” me l’a esquissé mais ne l’enseigne pas, par ce que c’est une danse “muy indecente”. Demain je continue, après-demain aussi, et Madame Conty ne pourra me reprocher de manquer de bonne volonté tout au moins.

Est-ce sur un volcan que l’univers entier danse avec une telle frénésie ? Nous sommes ici, surtout dans les colonies européennes, assez anxieux des évènements du Vieux-Monde. La vague bolcheviste s’avance irrésistiblement, la Pologne est balayée, et les milieux ouvriers de tous les pays semblent tendre les bras vers la Russie soviétiste et rendront impossible toute intervention énergique et efficace.

Je me suis toujours inquiété de cette révolution russe : je crains bien que nos enfants ne vivent dans une mauvaise tourmente, et voilà pourquoi je les souhaite si vivement solidement armés pour les cataclysmes éventuels.

De Schompré n’est pas rentré dîner, retenu sans doute par les Mareuil auxquels il est allé rendre visite, tous deux alités : Madame par son état actuel, et lui parce qu’à la manoeuvre son cheval a fait panache. Je suis donc au grand calme ce soir.

Mercredi 11 août

Schompré n’est rentré qu’à 4hrs du matin ; Madame de Mareuil a eu un triste accident hier soir : elle a mis au monde un petit garçon mort-né de cinq mois. L’autre nuit elle s’est laissée tenter par la danse à l’ambassade d’Italie, et ce fut l’imprudence fatale. Pour l’assister à côté de Bob (Bob, c’est son grand enfant de mari) perclus par une chute de cheval, elle n’avait que la Générale Durandin, et Schompré pour faire les courses.

Aujourd’hui déjeuner chez le Général Gamelin qui, très aimablement, tenait à vider une coupe de champagne à l’occasion de mon ruban. Cet intérieur est sympathique, mais je ne puis y aller comme cela me chante : le Général est un silencieux et un réservé, et sa clé ne reste pas sur sa porte comme dans beaucoup d’autres maisons ici.

Vous l’auriez approuvé, certainement, de l’entendre blâmer l’imprudente vie que l’on mène dans ce climat, lorsque je lui ai fait connaître l’accident de Madame de Mareuil. Déjeuner fin, réglé par cette excellente maîtresse de maison qu’est Petitbon ; déjeuner intime, car en dehors de la maison militaire composée de Lelong et Petitbon, il n’y avait que le Colonel de Boigne, de la maison Hotchkiss, et moi.

Dernière nouvelle mondaine : de Hautecloque est fiancé depuis ce matin à Madeleine Conty.

Un bateau anglais est annoncé comme devant emporter le courrier demain, mais je dois prendre de bon matin le train pour Deodoro où les hangars sont à ma disposition pour abriter mon matériel.

Jeudi 12 août

Lever au petit jour dans une belle matinée fraîche et claire ; emporté à Deodoro, sur la ligne de Santa Cruz, avec Merger et Dury par un des premiers trains, j’ai retrouvé des sensations de mon voyage de 1904 alors que je menais en pleine nature, côte à côte avec le pauvre père Massotier, une existence sauvage et simple mais saine et sans grosses responsabilités. Et une fois de plus j’ai regretté qu’aujourd’hui ma mission ne se présente pas de la même façon, que je sois attaché à Rio, que je ne puisse me dispenser d’être un personnage (petit, pourtant) qui ne passe pas inaperçu et ne peut se contenter de l’intimité de quelques bons camarades ; j’ai même regretté mes soirées chez Rau et Reugnet, malgré les brutalités de gestes et de paroles du brave Empereur.

Ah ! c’est l’antithèse de la vie d’alors, à présent. Vraiment les gens, pour la plupart, mettent entre eux une émulation ridicule à afficher le plus grand genre, le plus haut chic, la pose la plus outrée, et j’en imagine beaucoup qui doivent passer un bon moment chaque jour à s’assimiler quelque ouvrage sur les “usages mondains”.

Mais beaucoup ne parviennent qu’à paraître de parfaits rastaquouères. Comme disait un jour notre ambassadeur : « Voyons, tous ces gens me font rire. S’ils étaient habitués à mener une telle vie, s’ils avaient les moyens de s’offrir de tels raffinements, ils ne viendraient pas s’exiler dans un pays torride pour s’efforcer d’y gagner quelque argent. »

Mais je connais aussi les coups de coude que certain général donne à sa femme, à la dérobée, pour qu’elle soit attentive à tout ce que faisait Madame de Schompré afin de l’imiter.

Je comprends qu’on ne cesse de se tenir correctement, que même dans une fazenda écartée il n’est pas utile de mettre les coudes sur la table et de parler la bouche pleine (ce que j’ai entendu reprocher à Rimailho). Mais vraiment, à deux pas de la forêt vierge et des immensités libres, à quoi bon se guider dans les règles strictes d’une étroite étiquette.

Ainsi, j’ai très bien compris l’autre jour, en allant au Palace déposer ma carte à un exemplaire unique pour prouver aux de Mareuil que je sympathisais à leurs ennuis, que de Schompré tiquait fortement devant la faute mondaine que je commettais en ne remettant pas deux cartons.

Je trouve cela outré. Il est vrai que la plupart de ces gens sont et resteront ignorants de ce qui se passe plus loin que les faubourgs de la ville : ils sourient avec incrédulité quand on leur dit qu’il ne faut pas aller loin pour voir un vol de perruches d’émeraude sur le bleu du ciel, entendre le cri d’un singe, cueillir une somptueuse orchidée.

Et si on leur conseille d’y aller voir, ils semblent se poser avant tout l’interrogation : « Est-ce bien porté d’aller ainsi courir les plaines et les forêts ? ». Eh ! bien, qu’ils demandent au roi des dandys, à l’arbitre des élégances, à de Schompré : il y a dix ans qu’il a mis les pieds au Brésil, à son arrivée il n’y connaissait rien de Sao-Paulo et Rio ; je l’ai mené dans les Minas, il m’a suivi à Tijuca, et... il est emballé, et il est heureux de pouvoir se déguinder un peu (qu’est-ce qu’en dira sa femme ?)

Seulement, tout cela me fait penser parfois que pour garder ses allures libres et dégagées, comme je puis le faire, il faut avoir appris à bien se tenir, et qu’il importe que nos enfants aient des principes simples mais solides sur la correction des manières.

Vendredi 13 août

Gentille réunion hier soir à l’Ambassade, où, malgré une assistance assez nombreuse, flottait une atmosphère de cordialité et d’intimité.

Notre pauvre Ambassade n’est pas encore installée. Les chambres françaises n’ayant pas voté les crédits nécessaires à l’achat d’hôtel à Rio, elle ne possède qu’en location une villa, rua Paysandi, où la famille Conty campe avec des moyens de fortune quand elle descend toute entière de Pétropolis pour quelque réception ou quelque cérémonie.

C’est là que Madame Conty avait aménagé trois pièces pour le cotillon d’hier; car le bal se réduisit à un cotillon conduit par Hautecloque et sa fiancée Madeleine Conty, et par Brésard et Fernande (?) Conty l’aînée. Vingt et une heure heures et demi, minuit et demi… voilà des heures sages et sans excès.

Je servais de cavalier à la Colonelle Pascal, fort intimidée au début parce que, m’avouait-elle, c’était le premier cotillon de sa vie, et nous faisions partie d’un groupe sympathique et de connaissance : Colonel Pascal avec Colonelle Lacape, et ce grand gosse de Commandant Petitbon avec Mesdemoiselles Robins et Horigoutchy, la première : fille du ministre de Belgique, et la seconde que j’ai connue jadis ici beau bébé de quatre ans et que je retrouve avec une physionomie un peu sans âge et une allure un peu étrange.

Samedi 14 août

J’avais l’intention de communier pour la grande fête de demain; mais je n’ai pu découvrir de prêtre français, et il me faut donc remettre cela à plus tard.

Dimanche 15 août

Un peu moulu de ma matinée, je profite de la sieste de de Schompré, alors que, comme mon compagnon, je m’allongerais bien volontiers sur mon lit ; mais tout à l’heure de Rougemont va venir achever l’après-midi avec nous, puis il dînera et ce sera une partie de billard, et je ne disposerai plus d’aucun instant.

Ah ! que Schompré ne peut se priver de monde ; le voilà qui s’efforce de faire venir habiter ici de Rougemont et les de Mareuil ; il saisit les moindres occasions de faire connaissance avec les hôtes de Tijuca ; il parle d’organiser des sauteries, des garden-party. Je tremble qu’il ne détruise le calme de mon seul refuge contre l’existence protocolaire qu’il nous faut déjà trop souvent mener.

Et pourtant, la bonne matinée que nous avons eue ! Messe de 7hrs, où les nombreuses Marie, disparues ou encore près de nous, que nous connaissons, eurent leur pensée et leur prière.

Puis, reprise de notre course en forêt de dimanche dernier, par une gymnastique effrénée dans le lit du torrent ; mais cette fois encore nous n’avons pu atteindre les cimes, et la prochaine fois nous emporterons un repas froid pour nous donner plus de temps. L’atmosphère était grise, le sous-bois prenait des aspects oppressants et hostiles. Une minute d’émotion, Schompré ayant brusquement disparu jusqu’au crâne dans un trou,... mais sans lâcher son monocle. Au retour, bon bain froid dans la piscine, puis déjeuner avec appétit que je regrette de ne pas avoir tous les jours.

Pour me reposer du travail c’est le meilleur moyen que j’ai pris aujourd’hui, et le cafard a vite fait de prendre la fuite à travers l’ombre verte des palmes et des bambous.

Mardi 17 août

Il y a vraiment des gens qui ont une mauvaise étoile. Nous restons stupides devant les coups qui s’abattent sur les de Mareuil; ils ne se sont pas encore remis de leur dernière peine, que Mareuil est informé de la mort presque subite de son père.

En voilà un pour lequel le séjour au Brésil demeurera un cauchemar : en moins d’un an : crise d’appendicite qui nécessite l’opération immédiate, avec complications dues à l’ânerie du chirurgien brésilien ; crise aiguë du foie qui lui vaut encore trois semaines d’hôpital militaire ; accident de sa femme ; mort de son père ; sept changement de logements ; volés par leurs domestiques quand ils essaient de se mettre dans leurs meubles.

Et avant, pendant la guerre, Mareuil a perdu sa mère, a eu deux frères tués à l’ennemi, sa femme un frère aussi disparu à tout jamais. Ils n’ont plus qu’une idée : trouver le moyen de se faire rappeler en France. Et de voir des gens frappés à coups si redoublés, cela fait regarder comme bien petits les ennuis que l’on peut avoir nous-mêmes.

Mercredi 18 août

Combien je me sens heureux et léger à l’idée que demain soir je prends le train pour Sao Paulo, et que pour huit jours je change d’horizons. J’endosse mon kaki, je me guêtre, je me coiffe de mon sombrero, et je file d’abord sur Ipanema où la fonderie nationale, minuscule, ne m’empêchera pas de vivre en pleine forêt. Puis je compte revoir Santos, et sans doute visiter une fazenda de café.

Je n'emporte pas mon fusil : ce ne sont pas des territoires de chasse. Schompré regrette de ne pouvoir m’accompagner ; je ne sais pas si je le regrette autant que lui.

Ce soir, dernière corvée mondaine : je suis invité à dîner, en grand tralala, par Madame Fessy-Moyse, la femme d’un des deux avocats dont m’a pourvu Rimailho. Ces gens ne savent quelles amabilités me faire ; Fessy-Moyse, fils d’un ancien notaire de Saint Etienne, m’a fait admettre, sans que je lui demande, au “Club Dos Darios”, un des plus chics cercles de Rio.

Je suis un peu gêné car le colonel est parti sans résoudre une intéressante question : la question des honoraires d’avocats, et il a malheureusement une fâcheuse tendance à s’étonner qu’on travaille pour autre chose que la simple gloire de lui être agréable.

Jeudi 19 août

Partant ce soir à 9hrs 20 et ayant encore pas mal à faire pour être en repos pendant huit jours en ce qui concerne ma mission à Rio (à Ipanema c’est également pour la Compagnie que j’y vais), il me faut arrêter ces lignes un peu hâtivement.

Samedi 28 août 

J’ai appris que deux bateaux-postes emporteraient demain le courrier pour l’Europe : deux bateaux en un seul jour, cela fait présager ensuite une longue interruption de communications.

J’écris donc en hâte et en homme un peu fatigué d’une nuit de wagon plus secoué qu’une barque dans la tempête, remettant aux jours prochains de vous donner une idée de ma course dans la brousse d’abord, dans les villes de Sao Paulo et de Santos ensuite. Je vous dirai seulement aujourd’hui que cette échappée a complètement chassé cette espèce de vague cafard qui commençait à me tourmenter et qui m’effrayait : c’était un signe que ma jeunesse s’en va.

Bah ! il en reste encore un tout petit peu, pas beaucoup, mais je n’y peux rien : c’est la loi.

Il me faut mettre un mot de félicitations au capitaine Roy dont j’apprends seulement la nomination dans la Légion d’Honneur.

Dimanche 29 août 

Il faut rétablir l’équilibre, et ceux qui seraient tentés de croire que dans ma mission je n’ai qu’à regarder le ciel bleu et m’étirer au grand soleil seraient surpris, comme je le suis un peu moi-même, de la multitude de petits riens, imposés par le seul service, qui remplissent une semaine ; aujourd’hui j’en vois le total, et je ne puis me contenter d’y passer l’éponge.

Je prévois donc quelque jours de travail doublé, et aujourd’hui déjà j’ai pris le tramway de 7hrs du matin pour commencer ma tâche aussitôt après la messe de 8hrs à Rio ; au bureau : étude et mise en ordre de documents, rendez-vous de mes monteurs ; après le déjeuner : visite et conférence avec le Général Gamelin, puis avec le Général Durandin.

A 5hrs seulement, première minute de liberté dont j’ai voulu profiter, passant devant le Palace, pour monter un instant chez les de Mareuil ; mais dans le vestibule j’ai rencontré Mareuil et Schompré qui se rendaient ensemble au cinéma et m’y ont entraîné, la baronne, toujours d’une santé fragile, devant se reposer et ne pouvant recevoir.

J’oubliais aussi, entre temps, une rapide visite à l’ami Collin, revenu de Buenos-Aires il y a quatre jours et repartant ce soir pour la France. Je l’ai trouvé de plus en plus lugubre et étrange, enveloppé dans un grand kimono de soie brochée noire. Dans cet accoutrement, avec sa grosse barbe grise, sa face pâle, ses yeux ardents, sa voix creuse et blanche, il m’a fait l’effet de quelque moderne prophète.

Il m’a dit qu’il croyait que l’oncle Dumont était en train de déménager du cerveau ; j’ai eu l’impression que pareille chose allait lui arriver à lui-même. J’avais à lui transmettre les très affectueux souvenirs que Madame Patart lui avait adressés par une lettre à Madame Rimailho, et comme il était alors absent, celle-ci m’avait remis le commission ; ce fut le seul instant où un pâle sourire anima sa physionomie de bonze.

Lundi 30 août

Couché tard hier soir, levé à 6hrs ce matin pour me rendre à Deodoro, beaucoup de travail toute la journée.

Voilà des suppléments d’occupation qui m’arrivent bien mal à propos. D’abord, tout le matériel que j’attends depuis si longtemps débarque ici à la fois, et j’ai assez de difficultés pour m’y reconnaître dans ces cent cinquante caisses pour les rassembler et pour obtenir les trains qui les emmèneront à Deodoro.

Le Général Gamelin me demande de faire, vendredi prochain, une conférence aux officiers de la Villa Militar avec projections, et il me fait la préparer. Enfin, j’ai à traduire de longs extraits d’un rapport du Ministre pour faire toucher du doigt par ma Compagnie la situation exacte, car je crains que le trop optimiste Rimailho, qui n’a rien voulu apprendre ici et est reparti avec les idées qu’il avait en arrivant, n’oriente mal Monsieur Laurent (un long télégramme que je viens de recevoir me le prouve clairement).

Ma semaine va donc être bien chargée et mes récits journaliers ne seront plus ceux des réunions mondaines.

Mardi 31 août

Une des meilleures choses pour moi, tous ces jours-ci, où, seul dans le grand calme qui vient de la forêt et par ma fenêtre ouverte envahit ma chambre, je cause sur ces feuilles, ce sont mes levers forcés de grand matin : fraîcheur joyeuse et lumière délicieuse ; la douche seulement est un peu froide, mais vous rend plus alerte.

Ce matin encore il me fallait être de bonne heure à la Villa Militar pour voir l’amphithéâtre où je ferai ma conférence et vérifier avec Merger l’appareil de projection et de cinéma. Là, j’ai fait la connaissance d’un Colonel Pitiguara, un peu indien je crois et dont les quatre enfants portent des noms délicieux dans la langue Guarany : l’un s’appelle Jassy (étoile du matin), au autre Moassy (eau qui chante), j’oublie le nom des deux autres. N’est-ce pas mieux que tous ces prénoms dont les Brésiliens sont généralement affublés : Asdrubal, Annibal, Le Tasse, Leonidas, etc. ...

Ramené ensuite par Brésard : déjeuner chez lui, impromptu. Puis à nouveau courses dans toutes les directions,... si bien que je n’ai pu encore préparer un seul mot de ma conférence.

Septembre 1920

Mercredi 1er septembre

Ce matin, j’ai été victime du coup classique des Brésiliens. J’étais convoqué à Rio, à 7hrs, sur le quai Faroux par la commission d’expériences. Un torpilleur devait nous prendre pour aller débarquer sur la côte de l’océan, à Guaratiba, à 3hrs de Rio; nous devions là reconnaître, dans la brousse, des espaces propices à nos tirs d’artillerie. J’étais équipé en conséquence.

Mais c’eût été trop anormal que la chose se fît sans jamais avoir été remise au lendemain. Le torpilleur avait omis de s’approvisionner de charbon et nous le faisait savoir au dernier moment. On demanda alors un remorqueur, et son commandant, après avoir réfléchi, déclara que l’état de la mer ne lui permettait pas d’accoster à Guaratiba. Le Colonel Bonifacio, chef de l’expédition, déclara alors, avec la plus paisible résignation, qu’on remettrait à des jours meilleurs la recherche d’un champ de tir,... et chacun s’en fut chez soi. Et voilà comment les choses ici avancent à pas de tortue. Du moins ce contretemps m’a t-il permis de confectionner ma conférence de l’après-midi.

Jeudi 2 septembre

Ce matin, au train qui arrive à Sao-Paulo à 7hrs 40, j’ai été chercher un vieux camarade de Mexico : Delbrück. Il était arrivé de France en même temps que les Rimailho, mais ses affaires (café, coton) l’on fait se fixer à Sao-Paulo. A mon passage dans cette ville, je l’ai trouvé dépaysé, un peu désemparé, incertain de l’orientation à prendre.

Alors je me suis offert pour le présenter à l’Ambassadeur qui le conseillera et le remontera ; ne pouvant faire mieux pour lui, je lui donne un rocher solide auquel il pourra venir s’accrocher de temps en temps. A Sao-Paulo comme ici, nous avons eu plaisir à évoquer les vieux souvenirs mexicains, et il me semble avoir senti brusquement qu’au fond de moi je suis beaucoup plus pris par le Mexique que par le Brésil.

Delbrück était un des familiers du ménage Simon, il était de la bande Armand Delille, Parmentier (tué à la guerre), Paul Pagibet (disparu à la guerre), Block, Bertaut, Pinson. Il était fondé de pouvoirs du Buen Tono. Il était grand ami de Raoul Duval (tué à la guerre). La mobilisation a dispersé tout ce monde, le temps a marché, des vides se sont produits, les révolutionnaires mexicains ont bouleversé bien des choses (ainsi l’hacienda du Paraiso Noviero a été mise à sac de fond en comble), le vieux Pagibet est mort.

A part Armand Delille retourné à son poste, et Chevrillon, qui vient d’épouser une jeune fille de 19 ans, les survivants de la tourmente ont dû chercher fortune ailleurs. Et c’est ainsi qu’à 35 ans, deux palmes et une étoile d’argent à sa croix de guerre gagnée comme sergent d’infanterie, d’une excellente et vieille famille protestante cousine des de Pourtalès, mais sans fortune, Jean Delbück, aux allures de grand enfant dégingandé, est venu tenter sa chance sous la Croix du Sud.

Je l’ai logé à l’hôtel Tijuca qu’il déclare enchanteur, et, entre mes occupations personnelles d’aujourd’hui, je l’ai présenté à l’Ambassadeur et l’ai emmené déjeuner à l’Hôtel International. Un surcroît de besogne en ces jours déjà bien chargés, mais je ne m’en plains nullement.

Vendredi 3 septembre

Fin d’une journée bien employée. Ce matin, je ne crois pas m’être trop mal tiré de ma conférence sur les matériels d’artillerie français pendant la guerre devant un auditoire d’environ deux cents officiers brésiliens. Ce soir j’ai été dîner chez les de Dalmassy, à la Pension Wilson où ils sont installés au bord de la baie, en compagnie de Schompré ; cuisine assez mal faite, mais réunion de grande simplicité familiale, avec la présence des enfants à table : trois charmantes petites filles, presque encore des bébés, fort bien élevées, qui ont absolument tenu, malgré les abjurations des parents, à nous réciter ensuite tout le répertoire appris au Sacré-Coeur où elles sont externes.

Et naturellement, toute cette journée, j’ai dû laisser l’ami Delbrück voler de ses propres ailes.

Samedi 4 septembre

Je vois avec un certain soulagement arriver la fin de cette semaine un peu surmenée, et je pense maintenant n’avoir plus qu’à suivre le cours normal des affaires de chaque jour.

Un bateau est parti pour l’Europe aujourd’hui, mais le moins qu’on puisse craindre de ce vieux “Garonna” fatigué, des Chargeurs Réunis, est qu’il mette quarante deux jours pour effectuer la traversée, comme cela lui est arrivé à son dernier voyage. On s’attend même à ce que prochainement il n’aille voir les merveilles du fond de l’Atlantique.

Demain matin, encore lever de bonne heure pour monter à Pétropolis où je suis invité à déjeuner avec Delbrück chez les Conty. Puis mon camarade repart le soir pour Sao Paulo, sans entrain.

Lundi 6 septembre

Est-ce le bain que j’ai pris dans la piscine avant le déjeuner en remontant de Rio, et que j’ai trouvé glacial ? Est-ce la fatigue des jours passés ? Je viens d’avoir un court mais assez fort accès de fièvre : la quinine heureusement est souveraine.

Delbrück ne part que ce soir ; hier, l’hospitalité chez les Conty fut si charmante, que... nous avons manqué le train et ne sommes redescendus à Rio que trois heures plus tard que nous n’avions prévu. Après le déjeuner, nous n’avons pu résister aux sollicitations de toute la jeunesse qui partait en excursion par cette splendide après-midi : les trois jeunes filles Conty (Fernande, Madeleine et Denise), de Hautecloque (le fiancé de Madeleine), Brésard et sa femme, le Commandant Dumay, le Capitaine Le Méhauté et le jeune Robins. Deux bons vieux fiacres nous ont emmenés hors des limites du centre ville qui n’en finit pas de serpenter au fond des vallées capricieuses ; puis, à pied, nous nous sommes enfoncés dans les sentiers de la grande forêt jusqu’au bord d’une merveilleuse cascade. Au retour, le soir, colorations inouïes sur les montagnes : incroyable palette allant de l’or à l’améthyste, mais comme toujours sous le Tropique, très vite éteinte. Au retour, nous avons trouvé les parents un peu mélancoliques : eux aussi, de la terrasse de leur villa, avaient vu ces splendeurs, et ils vont leur dire adieu. Toute la famille part en France par “l’Asie” pour aller marier Madeleine ; absence de trois mois,... mais Madame Conty reviendra-t-elle ? Je regrette bien ce départ.

Delbrück ne pouvait s’attarder deux jours de plus à Rio, sinon... je crois que j’aurais accepté l’invitation à dîner, j’aurais couché à Pétropolis, et ce matin je serais parti à cheval pour  Thérésopolis avec Dumay et Le Méhauté, où ils devaient retrouver le Colonel Lelong chez un vieux coureur de brousse français, grand chasseur, Monsieur Norbert.

Mercredi 8 septembre

Hier, fête nationale du Brésil. J’ai assisté à assez de revues, comme spectateur et comme acteur, pour n’avoir nulle envie d’aller voir la mauvaise parade militaire de Rio. Avec de Schompré et un jeune ménage anglais qui habite ici à l’hôtel : les Hadow, tous équipés en trappeurs, nous avons décidé d’atteindre la cime de la montagne en grimpant par le lit du torrent qui est au fond du jardin.

Partis à 8hrs du matin, avec un déjeuner froid, nous sommes rentrés à 5hrs du soir, après avoir atteint le but, Schompré et moi seulement, car, malgré des prodiges d’énergie, mistress Hadow, bien qu’elle fût en culotte de cheval, dût s’arrêter devant une muraille rocheuse dont on ne pouvait atteindre le rebord qu’en grimpant comme à un mât de cocagne de 9 mètres de haut le long du tronc lisse d’un arbre heureusement poussé là.

Neuf heures d’une gymnastique effrénée avec les pieds, les mains, le ventre, le dos, le derrière, au milieu d’aspects d’une extrême sauvagerie. Notre seul repos fut de casser la croûte, avec l’eau du torrent, lampée à plat ventre, pour toute boisson.

Et parvenus au sommet, de Schompré m’a dit d’un petit air goguenard : « Eh bien ! pour deux bonshommes de 44 et 45 ans, il faut avouer que nous n’allons pas encore mal ». En rentrant, il s’est jeté tout habillé et botté dans la piscine pour voir comment il nagerait ainsi s’il y était forcé par la nécessité, et les gens de l’hôtel semblaient le regarder comme un peu fêlé.

Pour moi, j’avais une petite reprise de fièvre, et j’ai dû m’allonger sur mon lit avant le dîner.

Jeudi 9 septembre

Aujourd’hui enfin, si rien ne vient m’interrompre, je pense avoir le loisir de vous donner un aperçu de ma course dans le Sao-Paulo.

Randonnée dans le Sao-Paulo

D’abord, voyage de nuit dans le pullman, donc rien de sensationnel jusqu’à la ville de Sao-Paulo dont je n’ai eu qu’un premier aperçu très rapide de 9hrs du matin à 2hrs de l’après-midi. J’avais à me débarrasser le plus vite possible d’un colis destiné à Mademoiselle Raphaëla Algrain de séjour à Sao-Paulo, et qu’elle m’avait prié de lui faire parvenir. En remerciement, elle m’a invité à déjeuner.

A 2hrs, je reprenais le train, qui, aussitôt sorti de la ville, court en pleine brousse. A 6hrs, arrêt à Sorocaba, et l’employé m’annonce que ce soir-là le train ne va pas plus loin : deux fois par semaine seulement il prolonge sa course vers Parana, et je ne tombe pas sur un de ces jours. En revanche, c’est justement le jour du train du Matto-Grosso, qui passe aussi à Ipanema, et que je pourrai prendre à 10hrs du soir.

Il me faut donc me résigner à utiliser ces quatre heures d’arrêt forcé dans ce grand village qui  semble avoir poussé là pour un ramassis d’aventuriers, et qui commence à s’envelopper d’une obscurité profonde. A ma demande, un gamin me conduit dans un restaurant : c’est la salle à manger de l’Hôtel Do Sul, une vaste pièce enfumée, avec des sinistres recoins d’ombre, des tables graisseuses sans nappe autour desquelles sont assis des hommes silencieux et débraillés, mangeant, buvant, jouant ou fumant; une négresse à demi vêtue circule en portant les plats ; un nègre à carrure athlétique, pris d’alcool, parle haut dans un groupe.

Malgré mes guêtres et mon kaki et mon large sombrero, je suis un dandy dans ce milieu dont j’attire tous les regards ; mon revolver à la ceinture me donne de l’assurance. Mon accent a vite fait de reconnaître le Français, et tandis que dans un coin la négresse m’apporte la soupe au riz, les oeufs frits et une tranche de viande grillée, un grand jeune homme dont la peau très blanche, les cheveux de chanvre et les grosses lunettes dénotent l’ascendance allemande vient s’asseoir près de moi et entame la conversation dans un langage pénible fait de mauvais français et d’un portugais que je suis incapable de juger meilleur.

Il est comptable dans une des sept fabriques de tissus que compte Sorocaba, et m’apprend que la population n’est guère faite que de nomades qui, entre deux courses aventureuses où ils ont connu la faim, s’arrêtent quelque temps pour regarnir leur bourse en travaillant dans les fabriques. Il n’est que 7hrs ½ ; que faire jusqu’à 10hrs dans cette ville perdue dans la nuit. J’apprends qu’il y a un cinéma et m’y fais guider.

10hrs : le train du Matto-Grosso, ne comportant que trois voitures dans lesquelles, sur cette voie étroite, on est secoué plus rudement que par la tempête en mer, m’emporte vers Ipanema.

10hrs ½ : une grande brousse défrichée en pleine forêt. C’est là que j’ai à visiter la fonderie appartenant au Ministère de la Guerre brésilien. Le directeur de la fonderie, Capitaine Teixeira, m’attend au bord de la voie, et m’emmène prendre un thé chaud dans son bungalow où je suis très aimablement accueilli par sa femme, Brésilienne aux yeux splendides, et ses deux filles. Une demi-heure plus tard, il me conduisait dans le bungalow qui m’était destiné, à environ deux cents mètres du sien, et où un ménage noir était à mon service. En revenant de m’accompagner (je l’ai su le lendemain matin), le Capitaine Teixeira rencontra une once dans le sentier, qui, à son approche, bondit dans le fourré ; quelques minutes avant j’étais donc passé près d’elle sans m’en douter. Heureusement, c’est l’once parde, plus petite et moins féroce que sa grande congénère du Matto-Grosso.

Ipanema (en guarani : eau mauvaise), compte cinq cents habitants, tous vivant de la Fonderie. On les prendrait volontiers pour une tribu de demi-sauvages, abrités dans des cases construites dans la brousse. Les employés supérieurs, logés dans de coquets bungalows aux vérandas noyées sous des plantes grimpantes, ont des aspects de cow-boys. Ce village un peu chaotique est complété par une petite chapelle où un padre vient dire la messe un dimanche par mois, et par une école.

A une extrémité de la brousse, le haut-fourneau de construction tout à fait rudimentaire; à l’autre extrémité le bungalow du directeur au bord d’une lagune où flottent, en dormant dans la chaleur, des crocodiles, où passe parfois un vol blanc d’aigrettes, et que traversent à la nage, certaines nuits de lune, les tapivars, gros rongeurs de la taille du renard, au cri effrayant, qui vont sur l’autre rive ravager la plantation de maïs.

Une cinquantaine de mules et chevaux, quelques vaches et des chèvres paissent en liberté dans la brousse, jusqu’au soir où on les rentre à l’abri à cause de l’once qui rôde.

C’est là que j’ai passé quatre jours pleins. Le domaine est de 7.500 hectares ; le haut-fourneau et ses annexes n’occupent pas un hectare. Jolies courses à cheval à travers les picadas, ouvertes en pleine forêt, pour visiter le gisement de minerai de fer, les carrières, les plantations d’eucalyptus dont le bois fournit le charbon nécessaire au haut-fourneau. Devant nous, apeurés, s’enfuyaient les inhambus (dindons sauvages), les jacus (faisans à casque rouge), ou les urus (perdrix à crête rouge); et je regrettais l’absence de mon fusil.

Le soir, on se distrait comme on peut, dans la brousse. Un fois, ce fut le cinéma, installé sous un hangar. Une autre fois, bal chez Madame Teixeira, aux sons du phonographe ; les danseurs étaient les employés aux allures de cow-boys, et les danseuses : Madame Teixeira et ses filles, la téléphoniste, la dactylo, la maîtresse d’école, et tous ont une belle science de la danse.

Et tous ces demi-sauvages, aux âmes d’enfants sans méchanceté, sont doux et dociles à conduire. Un soir, vers la fin du repas, on vient prévenir le Capitaine Teixeira que les trois ouvriers de la plate-forme de chargement du haut-fourneau veulent abandonner leur poste : quelques petites flammes bleues d’oxyde de carbone se sont allumées aux fissures de la maçonnerie, tandis que sur Ipanema éclate un violent orage de vent, d’éclairs et de tonnerre. Pour ces gens simples, il n’y a aucun doute : c’est le Diable qui veut les tourmenter.

Mais si le haut-fourneau s’arrête, c’est sa mort. Enveloppés dans nos imperméables, nous allons à la plate-forme, nous aidons au travail, le capitaine cause aux hommes, et au bout de deux heures nous les quittons pleinement rassurés.

Après cette existence, combien peu j’étais préparé à apprécier Sao-Paulo : grande ville européenne, banale, qui me fait songer à Genève ; froide, sans couleur, sans originalité, elle s’étend dans la monotonie d’un haut plateau.

Comme je n’y avais que trois ou quatre visites d’affaires, j’ai pu, sur les trois jours que j’ai passés là, m’échapper un jour entier pour aller à Santos, et un après-midi complet pour visiter Buttantan. J’y ai retrouvé Delbück avec lequel j’ai déjeuné, le Comte Maurice de Périgni avec lequel j’ai passé une soirée dans l’évocation du Mexique et de l’Amérique Centrale, Mesdemoiselles Berger et Mademoiselle Algrain que j’ai emmenées à Santos.

De Sao-Paulo à Santos, trajet aux aspects grandioses à travers la Serra sot Mar couverte de forêts vierges habitées, m’a-t-on dit, par de grands singes féroces qui n’hésitent pas à attaquer l’homme. Déjeuner à l’île Porchat qui fait songer à quelqu’une des petites Antilles, puis visite de la Grand Plage, déserte, et désolée avec son trois-mâts naufragé sur la grève. Et au retour, en abordant à nouveau la serra sombre, lugubre et hostile, quelle impression d’écrasement, de fatalité !

Buttantan, c’est l’Institut des serpents, c’est là que se fabriquent les sérums antiophidiens. Il y a un très instructif musée d’histoire naturelle, et de pathologie et thérapeutique ophidiennes. Il y a surtout deux très intéressants parcs d’élevage : l’un pour les serpents non venimeux, l’autre pour les venimeux. Le gardien, botté en conséquence, m’a mis entre les bras un bel animal vert émeraude, de 3 mètres de long qui a aussitôt cherché à m’enlacer complètement.

Dans le parc des venimeux, il m’a montré comment le cascavel ou crotale agite ses sonnettes  quand il est irrité, comment il se love puis se lance pour mordre; il en a pris un par la tête, lui a ouvert la bouche, m’a montré les énormes crocs au bout desquels il a fait perler une goutte de venin. Ce fut une visite extrêmement intéressante.

On ne peut tout faire en huit jours, et j’ai dû remettre à plus tard une randonnée dans une fazenda de café. Et quand je suis rentré à Rio, j’avais récupéré des énergies pour lutter contre les ennuis nouveaux de ma mission.

Septembre 1920 (suite)

Vendredi 10 septembre

Toute une journée passée au champ de tir de Gericino, avec le Colonel Barat et Brésard, me fait souhaiter gagner mon lit rapidement.

Dimanche 12 septembre

Hier, de quatre à sept, thé dansant à l’ambassade. C’étaient les adieux des Conty, et bien qu’assez occupé, je ne pouvais me dispenser d’y assister, d’autant plus qu’il y a quelques jours j’en avais passé un sous silence. L’ambassadrice m’a très aimablement demandé si j’avais des commissions à lui donner pour la France. Je lui a répondu : « Non, Madame ; mais si vous le voulez bien ma femme ira vous rendre visite à Paris » - « J’y compte absolument, m’a-t-elle dit, et j’espère aussi qu’elle voudra bien assister au mariage de ma fille ».

Lundi 13 septembre 

A cette heure-ci, l’Asie emporte toute la famille Conty ; j’avais envoyé à bord une gentille corbeille de violettes et oeillets (prix fou, les fleurs, ici !), et sur le quai je suis allé présenter mes souhaits d’heureuse traversée ; Madame Conty a une fille, sa troisième : Denise, neuf ans et demi ; voilà qui ferait bien, plus tard, pour Pierre, s’il avait une situation.

Hier soir, dîner au Jockey donné par les Durandin pour les adieux au Colonel de Boigne qui repartait aussi par “l’Asie”. Très gentiment, Madame Durandin, ayant appris que j’avais jadis connu les Horigoutchy, les avait invités à mon intention, et m’avait placé à table à côté de la ministresse du Japon : évocation des vieux souvenirs du Rio de 1904, et évocation du Mexique de 1913. Madame Horigoutchy m’a demandé si j’avais revu Peretti “qu’elle aime bien”; en revanche, elle est plutôt acerbe pour la Comtesse Peretti.

Quant à Mademoiselle Horigoutchy, le charmant bébé de jadis, c’est une femme sans âge (20 ans, ou 35 ans ?), aux traits impassibles, aux yeux de sphinx ; âme d’Orient, sans doute, calquée sur celle du père, ce Japonais grisonnant, laconique, dont les rares paroles énoncées dans un rictus troublant et indéchiffrable, expression unique pour la joie, la douleur, la colère. Et l’on m’a bien fait promettre d’aller à la Légation, aux lundis de Madame.

Mardi 14 septembre

Journée affairée et inquiétée : en causant avec le Ministre de la Guerre, j’ai eu l’impression nette de la différence profonde entre la façon dont on envisage les affaires qui nous intéressent au Ministère ici, et là-bas rue de La Roche Foucauld. Rimailho n’a pas su se mettre à la page.

De Schompré a fini par révolutionner le paisible Hôtel Tijuca. Avec son goût du monde et du mouvement, il ne cessait de me répéter : « On se croirait dans un sanatorium ici. Voyons, il faut dégeler tous ces gens ». Il m’a demandé à acheter un phonographe à frais communs (ce n’est pas ruineux : j’en ai eu pour 42 milreis), et ayant installé l’instrument dans la grande galerie, il s’est mis à danser avec mistress Hadow, quelques-uns de ces derniers soirs.

Il a si bien fait, que ce soir tout l’hôtel s’est lancé dans les tangos, les valses-hésitations, les one-step, etc. ... Et ce n’est pas sans un peu de regret que j’ai vu troubler le grand calme délicieux et reposant du Tijuca. Une vague de mondanité est passée ici, dans la nuit étoilée et parfumée; le “monde” s’est manifesté intégralement... avec ses potins (aussitôt !), ses pointes, ses piques, ses jalousies féminines entre toutes ces étrangères disparates. La brune Anglaise a trouvé moyen de me glisser à l’oreille que la Suédoise d’or pâle ne doit danser (et merveilleusement, il faut le reconnaître) que saturée d’éther ou de fumée d’opium ; la Suédoise m’a fait remarquer que la blondeur de la Polonaise était artificielle ; la Polonaise, menue et frêle, méprise la carrure de la Canadienne ; etc. ... Et ce n’est qu’un début ! Dieu nous garde de retomber dans une contrefaçon, en miniature, du Palace !

Jeudi 16 septembre

Hier, séance de danse à peu près toute la journée,... mais tango spécial, avec la mer pour danseuse unique. Mardi soir, fidèles au règlement de l’hôtel, nous avions arrêté piano et phonographe à 10hrs. Je m’étais couché à 11hrs, et à 3hrs ¼  du matin mon réveil m’arrachait d’un profond sommeil ; il me fallait être en ville, sur le quai Faroux à 5hrs. Il faisait encore nuit quand la vedette du Ministère de la Guerre nous a embarqués : les cinq officiers de la Commission d’Expériences, le Colonel Vuillaume de la Mission Française, Moreau du Creusot, et moi; en plus, le président de la Commission : le Colonel Bonifacio, faisait profiter du voyage sa femme, sa fille et ses deux fils.

Pauvre petite vedette, faite pour le service sur la rade, à quelle épreuve fût-elle soumise dès que nous eûmes franchi la barre au soleil levant ! Sur une mer couverte de moutons, roulis et tangage, et, comme les lames embarquaient sur le pont, nous prîmes bientôt un bain de pieds complet.

Le lieutenant-secrétaire ne tarda pas à n’être plus qu’une pauvre loque allongée sur un paquet de cordages ; puis Le Creusot fut terrassé ; Saint-Chamond ne valait pas grand’chose, mais grâce à un peu de Delphinine, il sauva les apparences ; cependant, Mademoiselle Bonifacio disant en me montrant : « La figure du Français est devenue de la même couleur que ses moustaches », mais son éclat de rire se termina par un hoquet par-dessus le plat-bord, et dès lors elle fut hors d’état de plaisanter ; puis ce fut le tour du Capitaine Portella, de Madame Bonifacio et de ses deux fils (la jolie partie de plaisir pour la famille).

Pendant ce temps, la côte se déroulait, merveilleuse et sauvage : Copacabana et Ipanema, dont les luxueuses villas n’étaient plus rien sous l’écrasement des montagnes chaotiques ; puis la plage inhabitée de Gavea, dominée par l’imposante Pedra de Gavea ; plus loin, la côte déserte, sauf quelques cases de Guaratiba ; enfin, l’île de Restinga, longue langue de terre, de deux cents mètres de large, détachée du continent, que nous allions reconnaître pour nos tirs.

Mais nous ne pouvions y atterrir qu’avec le you-you de la vedette, et le patron déclara qu’avec la mer que nous avions, c’était accident presque certain. Nous fîmes donc demi-tour, et rentrâmes à Rio, après une dizaine d’heures de rudes secousses, convaincus qu’un champ de tir où l’on ne peut aborder qu’une fois par hasard n’est guère pratique. Il nous faudra chercher autre chose.

Je suis rentré à Tijuca, fourbu et tombant de sommeil, mais avant de m’endormir, j’ai eu la joie de lire tout un paquet de lettres que Schompré m’avait apporté.

Vendredi 17 septembre

Ce matin, assisté à la messe à Rio, en l’église Nossa Senhora do Parto (N.D. de l’Enfantement), pour le repos de l’âme du père de de Mareuil ; après-midi passé à Deodoro ; ce soir, danse jusqu’à 10hrs. Rien de bien sensationnel !

Je suis loin de me monter la tête quant à la réussite de la Compagnie en général, et ma perspective de brillant avancement en particulier. Je viens d’adresser un long rapport de mon cru, avec traduction d’un mémoire du Ministre, à ma Compagnie ; si on ne cache pas, comme je le crains, ce second document à Monsieur Laurent, il verra l’état de la question sous une signature qui n’est ni de Rimailho ni de Morize, mais bien de Calogeras, le maître de l’heure pour nous. Et je serai tabou.

De Schompré est un charmant compagnon pour moi; très indépendant lui-même (trop, car il en arrive à paraître lunatique à bien des gens), il me laisse vivre à côté de lui en toute indépendance. Nous descendons à nos affaires et nous en remontons sans nous attendre ; le soir seulement il est convenu que nous ne nous mettrons pas à table l’un sans l’autre avant 7hrs ¼

J’ai maintenant le loisir de me promener et lire un peu. Ma dernière lecture a été “Les Civilisés” de Claude Farrère, qu’une Suédoise m’a prêté ; sans les dernières pages, vraiment émouvantes, ce livre laisserait une impression de malaise avec sa peinture brutale des mentalités que nous frôlons ici si souvent.

Samedi 18 septembre 

Aujourd’hui, jour férié. Le cuirassé “Sao-Paulo” devait entrer en rade, ayant à son bord le roi et la reine des Belges. Temps affreux, et, j’imagine aussi, quelque retard dans les préparatifs de réception. Le gouvernement lui a envoyé un sans-fil : « Croisez au large, et n’entrez que demain après-midi. » Tant pis pour la Reine si elle a le mal de mer. Cette royale visite met tout le Brésil dans une agitation folle, mais on sent surtout le désir d’épater les souverains.

L’endroit sauvage et joli du fond du jardin, le torrent effleuré par les grands papillons bleu sombre, est demeuré inchangé, il n’y a ni de banc, ni de réservoir; on y accède toujours par l’étroit sentier du ruisseau, au milieu des palmes et des bambous. Et j’ai plaisir à pouvoir y aller, tout seul.

Les Chauffour ! Ils se sont réembarqués pour l’Europe, genre étoiles filantes. Vera Sergine, autre étoile filante, étoile de théâtre, mais qui a côtoyé ma vie, sans la traverser ; de Schompré, qui lui avait été présenté, me l’a aussitôt mise sous l’éteignoir ; puis trouvant fastidieuse la société de cette honnête actrice, il se mit en tête de me repasser la succession qui consistait à distraire la dame en la promenant. Mais cela ressemblait trop à un laissé pour compte, et je n’ai pas marché.

« Mais je lui ai promis, me disait Schompré, de la conduire à Nichteroy voir le coucher du soleil. Certainement elle déclamera quelques vers ; moi, cela me rase, mais vous, vous aimez la poésie ». Chacun de nous s’est entêté, et finalement il dut y avoir un joli lapin posé, car Schompré avait une peur comique de se faire voir dans les parages du Palace.

Ainsi donc, la Bahianne, opulente et sensationnelle dans l’atmosphère d’ici, est là-bas une pauvre dépaysée, une chose anormale. C’est pourtant l’image du Brésil, étrange et coloré, à la fois sauvage et somptueux.

Dimanche 19 septembre

Ce que j’appréhendais vaguement est arrivé : Schompré a troublé le calme de Tijuca en secouant la société féminine. On ne doit pas manipuler des explosifs quand on ignore les précautions à prendre. Tout à l’heure, d’accord avec les Hadow, il décide qu’on dansera après dîner, et apporte le phonographe dans la galerie. Tandis que je prépare l’instrument, il va saluer les dames qui, sur la terrasse, se balançaient dans les rocking-chairs ; accueil glacial que je remarque par les grandes baies ouvertes. Très vexé, Schompré revient à moi, et me lance : « Elles me font la tête, vos petites amies ; je suis aller m’incliner devant elles, et pas une n’a daigné me tendre la main. » Pourquoi ce “vos petites amies” ? Je n’ai nulle intention d’accorder une demi-douzaine de duels à Schompré pour cette demi-douzaine de jeunes femmes.

Son oeil gris est devenu dur, et il y un mauvais pli au coin de sa bouche ; je sens qu’il cherche quelque impertinence pour qualifier ces femmes dédaigneuses ; alors accolée à “vos petites amies”. J’aime mieux m’écarter en haussant les épaules, pour signifier : « je n’y suis pour rien. » Il y a des maris là-bas, occupés dans un coin à leur poker et à leur whisky-soda ; qu’il s’adresse à eux si le coeur lui en dit !

On danse ; ces dames me font leurs confidences ; c’est une crise de jalousie avec mistress Hadow : Schompré ne décide à danser que si mistress Hadow veut bien, il ne s’occupe que d’elle, il ne danse qu’avec elle, il n’invite une autre danseuse que pour se faire apprendre un pas nouveau, etc. ... Allons, ce n’est pas grave, et tout peut s’arranger. Je prépare le terrain, je conseille à Schompré de sortir quelquefois des jupes de mistress Hadow pour aller faire une politesse ; il est redevenu bon garçon et m’écoute. A 10hrs on s’est séparé : ce n’était pas la sérénité parfaite, mais pour ce soir au moins l’orage était écarté.

Il faut dire aussi que c’était une de ces soirées chaudes et énervantes, où les plus raffinés sont repris de brutalité. Et elle succédait à une journée torride, où tout le monde avait bravé le soleil mordant et la fatigue des longues stations aux fenêtres ou sur le bord des trottoirs pour assister à l’entrée à Rio des souverains belges.

Du bureau de Schompré, sur l’Avenida, j’ai vu le parcours triomphal des deux “Daumont” royales dans toute cette gloire d’azur et de lumière. Quel cadre, et quelle atmosphère, pour accueillir un roi et une reine toute blanche !

Lundi 20 septembre

Aujourd’hui encore férié en l’honneur de la Belgique ; mais, au ciel, hier n’avait été qu’une splendide éclaircie dans la période de mauvais temps que nous traversons, et la pluie a repris… ce qui n’a pas empêché le Roi d’aller, à 7hrs ½ ce matin, tirer sa coupe dans les eaux de Copacabana. Stupeur des Brésiliens, que cette simplicité primesautière déroute ; les journaux du soir ont écrit des tartines sur cet évènement, l’un d’eux avec ce titre : “Le bain du Roi et les limites du protocole. ”

Pour moi, par cette journée maussade, bridge de 1h ½  à 4hrs en compagnie de mistress Brown, mistress Hadow et Schompré. A 4hrs cependant j’ai eu le désir de changer d’exercice, et je suis descendu au Palace faire visite à Madame Durandin dont c’était le jour, puis à la Baronne de Mareuil sachant que Bob (son mari) avait eu hier un violent accès de paludisme.

La colonie est en rumeur : la mission militaire se plaint amèrement, surtout par l’organe des femmes, être tenue à l’écart des galas et des réceptions organisées pour les souverains belges ; le climat tropical exaspère extraordinairement les nerfs de ces dames. Elles ont bien souvent raison, mais aussitôt après elles se montrent tellement outrées dans leur jugement qu’elles gâtent leur cause.

Ainsi, elles soutiennent que Madame Pessoa (la Présidente) a fait une grossièreté à la Reine en arborant, pour la recevoir, les couleur du drapeau allemand ; motif : la robe était d’une étoffe à grandes rayures noires et blanches, et le chapeau était rose. C’est peut-être éplucher les choses d’un peu près. Je suis sorti de cette petite mare agitée qu’était le salon de la Générale Durandin, pour goûter un instant de fraîcheur chez Madame de Mareuil, toujours sensée, douce et sans amertume.

Elle m’a cependant un peu gêné quand j’ai pris congé, en me disant : « Vous direz à Schompré qu’il n’est pas gentil, il est devenu invisible, et il aurait bien pu vous accompagner chez moi aujourd’hui. » Et comme j’expliquais qu’il avait beaucoup à faire et qu’il ne fallait pas lui en voir de profiter d’une journée complète de repos à Tijuca, elle éclata de rire : « Allons, mon cher, ne vous donnez pas tant de mal, et dites-moi plus simplement que Schompré est en ce moment très amoureux de mistress Hadow. » Et je n’ai su quoi répondre, car je  crois bien qu’elle a raison.

Mardi 21 septembre

Après ces trois jours d’arrêt, les affaires ont repris, et mes tracas aussi. De plus en plus, la lutte s’annonce dure et âpre. Et avec cela, Merger est d’un caractère difficile, et mon père Dury ne tiendra pas à la saison torride. Il est débilité par le climat, et le moindre effort le met sur le flanc à tout instant dans son travail. Pour ces deux oiseaux, j’appréhende chaque arrivée de courrier : ils me disent qu’ils sont démontés par les lettres de chez eux, et, en tous cas, ils ont chaque fois un cafard intense. Il paraît que Madame Merger ne cesse de répéter à son mari qu’il devrait se hâter de revenir en France, où des situations de 30.000 francs par an se trouvent en ce moment avec la plus grande facilité. Que deviendrions-nous si je ne réagissais pas moi-même, et si je n’avais pas un tout petit peu de tempérament de colonial ?

Le petit père Boquet devait bien lui aussi se débarrasser de ses goûts pantouflards s’il veut remplir avec conscience et utilité sa mission. Mais, par crainte de l’été brésilien, il a fini par obtenir que cette mission ne débute qu’en mars prochain, et non en novembre 1920 comme le voulait le Ministre, sacrifiant ainsi les intérêts de Saint-Chamond qui aurait eu avantage à avoir, pendant mes essais, un pied déjà solidement posé au Brésil.

Jeudi 23 septembre

Hier, après une journée d’affaires, soirée de sortie.

Dîner dans la villa du Général Gamelin, mais invité par Lelong et Petitbon qui profitaient d’une absence du patron pour traiter leurs amis. En smoking, dix convives ; deux jeunes femmes seulement, qui ont bien gentiment voulu adopter des allures assez “filles” pour donner à cette réunion de garçons un air bamboche, sans exagération : c’étaient Madame Brésard et Madame Lang-Villars. Le mari de cette dernière se fait appeler Lang-Villars, sans doute pour avoir l’air moins juif ; il a deux bébés ; fondé de pouvoirs de la banque Dreyfus, de Buenos-Aires, il s’offre un petit séjour au Brésil en revenant de France, et il a connu Lelong dans les hasards d’une traversée.

Sa femme était ma voisine à table. Une blonde, ultramoderne, aux yeux impertinents, riche toque de plumes, décolletage moyen, une mouche sur la joue, aucun bijou, sauf au-dessus du coude gauche, un cercle noir sertissant une rangée de diamants de la plus belle eau, « cette simple chose, variée suivant le genre de la personne, mais aussi utile à une femme que le point sur l’i, me disait une dame il y a quelques jours ». Les autres convives : Thierry, chargé d’affaires de France en l’absence de l’ambassadeur, ce qui lui accorde entre nous le titre d’Excellence ; Monsieur Toung, secrétaire de la Légation de Chine ; Monsieur W---i (j’ai oublié le nom), secrétaire de la Légation de Pologne, puis Lang et Brésard. Dîner exquis, comme sait les composer cette savante maîtresse de maison qu’est Petitbon ; tartelettes aux fraises que Madame Brésard, en toilette de soirée, était en train de fabriquer à la cuisine, aidée de Petitbon, quand je suis arrivé ; cave du papa (c’est à dire du général) à notre disposition.

Beaucoup d’entrain,... quand, après le café et les liqueurs, Lelong eut une idée saugrenue : il fit apporter les tables de bridge, rien de tel pour éteindre toute gaîté ! Et Petitbon, qui s’était mis en tête de nous emmener tous à l’Assyrio, dut renoncer à son projet devant les bonnets de nuit que nous étions tous devenus en une heure.

Aujourd’hui, premier jour de l’automne en France, et premier jour du printemps ici.

Vendredi 24 septembre

Longues stations au Ministère ; puis, comme il pleuvait, passant près de la demeure des Brésard, ma tâche du jour achevée, je leur ai fait une sérieuse visite,... si sérieuse que je suis rentré dîner avec une heure de retard. Et, par association d’idées, cela me fait souvenir que je ne vous ai pas encore fait part de la naissance du troisième fils de la mission, le petit Pichon, arrivé au monde mercredi matin. Et maintenant, au tour de la femme du commandant du génie Thiébert.

Samedi 25 septembre

Pluie diluvienne, et froid de canard (pour le Brésil), je ne comprends plus rien au temps du Tropique ; il est des jours où nous avons l’atmosphère du Cercle Polaire.

Matinée passée à Deodoro pour examiner le travail de mes bonhommes ; une grande partie de l’après-midi passée au Ministère à discuter avec les généraux Gamelin et Durandin le programme des expériences que vient d’élaborer le Ministre. Et bien ! il y en a au moins pour un an à tirer et faire rouler le matériel : 4.000 coups de canon, et 800 kilomètres de parcours, sans compter les suppléments. Et comme Le Creusot a deux matériels, les chiffres précédents se triplent. Cela ne me fait plus sourire du tout. Pourvu qu’au milieu de tout cela il puisse y avoir un répit de trois mois pour me permettre d’aller en permission.

Lundi 27 septembre 1920

Hier matin, j’avais fait monter Merger à Tijuca pour étudier diverses questions avec lui, et nous avons travaillé depuis la fin de la messe jusqu’à l’heure du déjeuner. Le Commandant de Dalmassy, sa femme et ses deux filles aînées : Anne et Nicole, sont alors arrivés pour passer la journée dans notre “fazenda”. Décidément, cet Hôtel Tijuca a tous les suffrages, et exerce une véritable fascination sur tous ceux qui en franchissent le seuil.

Nos hôtes d’hier sont absolument emballés, et envisagent de venir s’y installer. Le fait est que la journée était tiède et lumineuse, le déjeuner fut simple mais parfait sur une table que Schompré avait ornée lui-même avec très bon goût de modestes branchages du jardin, les allées et les sentiers donnaient l’impression d’un exotisme un peu sauvage, les oiseaux-mouches, le torrent, la piscine où les enfants se baignèrent étaient des choses nouvelles et merveilleuses pour cette famille demeurée jusqu’ici très cantonnée dans le centre de Rio.

A 5hrs, nous fîmes servir fruits et thé dans la galerie puis le phonographe ayant été apporté je donnai à Madame de Dalmassy sa première leçon de tango argentin. Et ce fut à grand regret qu’à 7hrs du soir, par une splendide soirée enluminée, nos hôtes reprirent le tramway pour la Pensâo Wilson, où leur petite Odile enrhumée les attendait sous la garde de l’institutrice.

Les Dalmassy sont gentils, aimables, sans pose aucune, très « Action Française », fréquentant tous les clans sans s’inféoder à aucun, aimant assez le monde, n’ayant pas la langue méchante. Et parce que sans doute ils ne prennent parti ni pour les uns ni pour les autres, on les entend rarement parler par derrière.

J’ai cependant appris par Madame Dalmassy une chose qui m’amuse assez. Le commandant Bataille, ce capitaine au long cours qui est ici l’agent général des Chargeurs réunis pendant la permission de Coatalem, a des prétentions au titre de premier danseur de la colonie et se montre très inquiet que j’ai pris quatre leçons avec Anita Farias. « Avez-vous vu danser Monsieur Morize ? » demande-t-il tout le monde. Et il voudrait, parait-il, que je me produise à une des réunions qu’il organise chaque dimanche soir, de 9h à minuit, à l’hôtel Moderne avec le concours de ces dames de la Mission. « Qu’il amène même la danseuse qu’il voudra » ajoute-t-il. C’est un véritable défi, et il me laisse le choix des armes,... non de la danseuse. C’est Tijuca contre Santa-Thereza, un peu comme Sebasto contre Montparno. Et je soupçonne Bataille de travailler en silence son tango. C’est bien, un de ces dimanches j’irai et je le tomberai sur un coup de valse-hésitation.

Mardi 28 septembre

Le seigneur Merger est cause de ma mauvaise humeur et de mon état nerveux de ce soir. Ce matin, je vais à Deodoro examiner les moyens de remédier à certaines défectuosités du matériel qu’on m’a envoyé ; entre parenthèses, c’est une fameuse camelote que Saint-Chamond a pondue, j’en suis honteux et les deux bonhommes aussi. Je comprends que cela les chagrine comme moi-même, mais ce que je ne puis admettre c’est la façon de me parler de Merger ; il est tout à fait en arrière de la main, et il m’a forcé à leur rappeler que j’étais un chef et que j’exigeais l’obéissance.

Lui ayant dit : « Voici ce que je pense qu’il vaut mieux faire », il m’a répondu : « L’atelier n’avait qu’à le faire, moi je ne le ferai pas. » Je repris fermement mais sans colère : « Ce que je demande n’est pas impossible, c’est même facile ; quand j’estime qu’une chose doit être faite, il faut le faire. » - « Et bien vous le ferez vous-même si vous voulez, mais moi pas. » Je l’ai regardé fixement et lui ai répondu : « Merger, je n’admets pas que l’on me parle comme vous venez de le faire. » Alors il s’est emballé : « Je retourne en France, et pas demain, aujourd’hui même. Je vous donne ma démission. » Aussitôt, très froidement : « Je l’accepte. » Il en est resté stupide, et s’en aller tout penaud travailler dans son coin. Quelques temps après, il s’est rapproché et a fait comme si rien ne s’était passé entre nous.

J’ai en ce moment un peu la même sensation que j’avais pendant les longues étapes qui nous amenaient en ligne au cours de la guerre, mais je conduis une troupe sans enthousiasme et sans ressort. Merger, contremaître, est obligé de faire ici œuvre de simple ouvrier, mais il le savait quand il a demandé lui-même à venir. Je sens très bien son idée de derrière la tête : reprendre un rôle de direction et de surveillance, mais, comme il n’aurait que le brave père Dury à commander, il rêve que Saint-Chamond envoie d’autres ouvriers ici.

Ainsi, nous avons huit rivets mal posés à enlever et à remettre ; pour ce travail, il émet la prétention que je demande l’envoi d’un ouvrier chaudronnier de Saint-Chamond. Je sais bien que ce n’est pas sa spécialité, ni celle de Dury, mais à l’Arsenal de la Marine ou à la Compagnie Lage je trouverai des riveteurs comme je voudrai, mais cette solution ne rentre pas dans les vues de Monsieur, et le rend furieux. Que me ferais-je dire par la Compagnie si je demandais l’envoi d’un homme pour deux heures de travail. Le soleil a dû taper sur le crâne de mon chef monteur.

Mais je m’étends bien longuement sur un sujet ennuyeux.

Mon brevet de la Légion d’Honneur m’est bien parvenu ; ainsi donc me voici renté par l’Etat : 250frs par an, quelle noce !

Mercredi 29 septembre

Saint-Michel, une prière dans une église ce matin pour notre cher papa. Pourvu que ma lettre de fête soit arrivée en temps voulu.

Je crois que le Ceylan passe demain. Ce soir, je dois aller dîner chez les Dalmassy où je retrouverai les Mareuil. Nous devons ensuite aller courir les grèves en auto pour admirer les effets de pleine lune sur les vagues. Mais le pauvre Schompré ne sera pas de la partie ; depuis trois jours il ne va pas et il est rentré tout à l’heure claquant encore la fièvre.

Octobre 1920

Vendredi 1er octobre

Sur le chapitre des provisions pécuniaires mises à ma disposition, voici que ma Compagnie me laisse encore tirer le diable par la queue. En me quittant, Boquet, qui pendant son séjour était le trésorier de la mission, m’a dit : « Il ne reste pas grand’chose en caisse, mais cela vous permettra d’aller jusqu’à ce que j’arrive à Paris. Je rendrai mes comptes aussitôt et vous ferai envoyer de l’argent ; ainsi la situation ne risquera pas d’être embrouillée. » Or depuis deux mois et demi, je ne vois rien venir et je dois me décider à crier misère.

Samedi 2 Octobre

Journée encore plus torride que celles que nous avons depuis quelques temps. Ah ! qu’il serait bon de n’avoir pas se démener comme j’ai dû le faire tout aujourd’hui ! Et ce n’est pas fini ; je suis remonté me délasser et me rafraîchir un instant et je repars à Rio où il me faut assister à une réunion des anciens combattants, à 9hrs, au Cercle Français. Evidemment cela n’a rien à voir avec ma mission ; mais c’est une de ces multiples choses auxquelles je suis cependant obligé.

Dimanche 3 Octobre

Ici, c’était la splendeur écrasante d’une fin de journée torride ; il y avait des buées immobiles, étranges et imprécises au flanc des montagnes, et des violets et des pourpres s’y accrochaient par endroits. Et l’on aspirait à la nuit, qui, peut-être, mettrait un peu de douceur fraîche dans cette pesanteur moite qui faisait penser à une mortelle et implacable fatalité depuis que le soleil n’irradiait plus.

Je montais chez Madame Eymerat, la femme du consul de France, mais j’avais fait erreur : elle n’a que deux dimanches par mois, et, avec ma veine coutumière, aujourd’hui n’était pas un de ceux-là.

Merger était venu travailler avec moi ce matin, à l’Hôtel Tijuca, et je l’avais gardé à déjeuner ne voulant pas qu’il affronte en plein milieu du jour la réverbération brûlante des routes. Cela aura effacé le moindre souvenir de notre vive algarade de la semaine. Malheureusement, je crains qu’avec son caractère mes amabilités et celles de Schompré ne l’encouragent à traiter de puissance à puissance avec nous.

Lundi 4 Octobre

Saint-François ! Pour ma fête, je me suis offert une prière à l’église, et une visite au Japon. Au Japon, cela veut dire à la Légation de ce pays, qui est territoire japonais au Brésil. C’était le jour de Madame Horigoutchy qui m’a fait un affable accueil. La réception ressemblait plutôt à un raout qu’à une réunion de visites. Il y avait une cinquantaine de personnes, et bien peu m’étaient étrangères. Le "jour" de Madame Horigoutchy ne lui fatigue pas beaucoup les méninges, elle n’a qu’à faire ouvrir largement ses salons sur le jardin, et veiller à ce que les valets passent abondamment des boissons glacées ; de temps en temps, elle vient elle-même renouveler sur les tables disséminées les provisions de cigarettes d’Orient au fond des boîtes de laque,... et c’est tout.

Les visiteurs s’installent à leur guise, se groupent comme il leur plaît, se présentent entre eux. Le comte Orlowsky, ministre de Pologne, que j’estime légèrement ramollot, m’a longuement rasé pour me démontrer une fois de plus (chaque fois que je le rencontre c’est le même dada) que son pays ne peut traiter avec les Bolcheviks ; quand il vous tient, ce vieux diplomate à longues moustaches blanches, on ne s’en dépêtre pas facilement ; beaucoup lui sont indulgents parce que sa table est délicate ; mais moi, j’ai eu beaucoup plus de mérite : jamais encore il ne m’a convié. Et pendant ce temps Madame Brésard et  Madame Lacape me faisaient des gestes désespérés pour que je vienne profiter d’un rocking près d’elles, sur la terrasse attiédie devant les montagnes en cette belle fin de journée.

Mercredi 6 Octobre

Hier, aucun loisir. Levé de bonne heure, j’ai été passer ma matinée à Deodoro, au milieu de mon matériel, avec mes monteurs et quelques officiers du crû venus en curieux. Après le déjeuner, il m’a fallu revenir chez moi compulser des documents. Puis je me suis habillé pour aller  Santa-Thereza, à l’Hôtel Moderne, faire visite à la femme du colonel Guillaume, qui ne reçoit que le premier mardi du mois.

J’ai pris mon courage à deux mains, ces temps-ci, pour faire la tournée des "jours" de ces dames qui ont trouvé bon de transplanter les habitudes de leurs garnisons de France. Je t’avoue que je trouve bien plus grand seigneur d’avoir sa porte ouverte tous les jours à l’heure du thé. Mais enfin les gens agissent comme bon leur semblent, et on m’a aimablement soufflé que quelques unes de ces dames, et en particulier Madame Barat (Théroigne de Méricourt), me tenaient rigueur de ne jamais paraître dans leur salons, tandis que Moreau, l’ingénieur du Creusot, devenait un fidèle habitué.

Et voilà pourquoi hier, de 6hrs à 7hrs ½, chez Madame Vuillaume, Saint-Chamond triomphait des minauderies un peu pataudes du Creusot. Et je ne le regrette pas : Madame Guillaume, bien qu’un peu commère, est une bonne femme, sans le moindre grain de méchanceté, toute petite et déformée par de terribles opérations qui lui ont fait dire adieux à toute maternité ; et comme personne ne songerait à lui faire un brin de cour, je l’ai récompensé d’avoir gardé, malgré tout, l’âme douce et gaie, par un peu de galanterie.

Je sortais de chez elle à 7hrs 1/2 avec les deux inséparables Commandant Dumay et Capitaine Le Méhauté, et à cette heure tardive je ne pouvais songer à remonter dîner à Tijuca, quand Dumay eut l’excellente idée de nous inviter au restaurant de Leme, là-bas sur les plages près de Copacabana. Le Commandant Guériot, du Génie, ayant été croisé en route, il fut aussitôt des nôtres, et une auto nous emmena dans la nuit chaude.

Belle soirée, au bord de la grève, devant la mer qui phosphorait par instant, bercés par un orchestre aux violons chantants, en goûtant un dîner fin et un Pommard parfumé. Dumay ne regarde pas à la dépense... au début du moins ; c’est un enfant qui se grise de vie (songe qu’il terminait Saint-Cyr quand la guerre a éclaté). Le Méhauté est le Breton blond, plus rêveur, surnommé l’"Enfant de Choeur" ou peut-être de "Coeur" par les dames de la mission. Quant à Guériot, je ne l’aime pas, je le plains plutôt ; c’est le type de Torral, des "Civilisés", au cœur sec, ne vibrant d’aucun sentiment, assimilant la vie  une équation ; il est déjà obligé de freiner alerté par une violente crise de foie ; il n’a pas quarante ans et il est vieux... d’âme surtout.

Nous nous sommes attardés à causer au bord de l’océan et c’était déjà presque le lendemain quand Dumay et Le Méhauté m’ont ramené en auto.

Jeudi 7 Octobre

Il me fallait aujourd’hui affronter le jour de la colonelle Barat. Je suis déjà apeuré par cette femme exubérante au regard hardi ; mais après ce que je savais de ses réflexions sur mon abstention à fréquenter chez elle, j’aurais préféré monter vers la ligne de feu que me diriger vers la villa qu’elle habite au bout de la rua das Laranjeiras (des Orangers). Songe que c’est une vraie Madame Sans-Gêne qui, dans un bal, dit à son danseur : « Mais, Monsieur, vous ne savez pas danser du tout. Eh bien, ne vous risquez plus à venir m’inviter » et qui le plante là.

J’avais été très occupé dans la journée, et il était 6h ½ quand je me suis présenté. Elle ne m’a pas mangé, elle m’a même accueilli en souriant. Il n’y avait là que Moreau, qui passe pour son cavalier de cœur, et qui lui donnait une leçon d’anglais. Ma foi, je ne me suis pas senti la force de triompher du Creusot, qui d’ailleurs se montra étourdissant et tellement moulin à paroles qu’à 8hrs seulement je pouvais trouver un joint pour me retirer.

Madame Barat, imagine la tête du Bébé de la réclame du Savon Cadum, avec une mouche noire sur la joue gauche, et une opulente chevelure blond ardent,... que certaines certifient être une perruque fétiche ; assez forte, toujours habillée dans les gammes roses, jupes plus courtes que les plus courtes jupes normales.

Vendredi 8 Octobre

Reçu aussi aujourd’hui la première lettre de papa depuis mon départ. Cela m’a fait plaisir, bien que l’on sente un pénible effort dans le mot de madame Morize qui la termine.

Samedi 9 Octobre

Journée commencée de très bonne heure : une grande journée de villégiature à Deodoro, où j’avais à donner des explications sur notre matériel à plusieurs officiers brésiliens. Il était plus d’une heure quand j’ai pu déjeuner, et comme j’avais ensuite un mot pour le service à dire à Brésard, je suis allé respirer un peu du grand air de la baie sur la terrasse de leur maison de la Gloria.

De Schompré vient de me quitter pour une dizaine de jours ; il part à Sao Paulo où il a quelques affaires à régler. Il semblait ennuyé de partir seul, malgré les nombreuses relations qu’il a dû conservées là-bas. Mais il s’attache vite aux êtres et aux choses.

Dimanche 10 Octobre

En dehors de la messe, ces derniers dimanches ressemblaient pas mal aux autres jours : les loisirs en sont aussi totalement bannis. Aujourd’hui, en revenant de l’église, j’ai confectionné un câblogramme à l’adresse de ma maison mère (quand je l’ai porté cet après-midi, j’ai d’ailleurs appris que le câble était rompu et qu’on ne savait encore par quelle voie détournée nous allions correspondre avec la vieille Europe) ; puis j’ai écrit au petit père Boquet avec lequel j’étais quelque peu en retard.

Après déjeuner, visite au colonel Castro e Silva ; ce n’est pas un officier français, il descend des cocotiers comme son nom l’indique, et possède une femme d’une laideur dangereuse pour les futures mamans ; en revanche Madame Castro e Silva est fort intelligente et parle très purement le français. Le mari est attaché au cabinet du ministre de la Guerre et j’ai besoin d’être bien avec lui, alors je les ai invités à dîner pour la semaine prochaine.

Ensuite visite aux Ferry-Moyse, à Botafogo : absents. Je rentre, vais dîner, et dois repartir ensuite à Santa-Thereza, à l’Hôtel Moderne, pour relancer le défi chorégraphique du commandant Bataille.

Lundi 11 Octobre

Hier soir, dans la grande salle de l’Hôtel Moderne, largement ouverte sur les terrasses qui donnent sur la baie, il y avait une foule ruisselante dans l’atmosphère tropicale qui pesait sur Rio. Une bonne moitié des ménages de la Mission Françaises étaient là, le chargé d’affaires Thierry, l’attaché militaire Salats, Moreau, le clan de la colonie française qui se groupe autour des Ferry-Moyse,... et surtout le commandant Bataille "le meilleur danseur de la colonie". Mais j’étais fatigué, je ne me sentais pas en forme, à l’examen aucune danseuse ne m’a paru assez souple pour s’harmoniser à mon pas du premier coup, et j’ai refusé le combat, je n’ai pas dansé. Je remets cela à un autre dimanche.

Je crains fort d’avoir manqué un bateau pour l’Europe aujourd’hui. Mais en ce moment, c’est insensé : les départs des courriers ne sont même plus affichés la veille, mais seulement quelquefois deux heures avant la levée. Et je vois dans le journal un paquebot qui n’était pas signalé hier à la poste.

 Mardi 12 Octobre

Jour férié, aujourd’hui, je ne sais trop en quel honneur. Cela m’a dispensé d’avoir eu à trotter en ville, mais non d’employer mon temps à travailler. Je n’ai plus guère en ce moment que les jours de repos pour compulser mes dossiers, préparer mes notes, faire ma correspondance officielle ; je ne parle plus des lettres privées.

Pour comble de malchance, voilà que l’ami Couteau m’est arrivé à trois heures pour profiter, lui, de son jour de congé ; et il s’est invité à dîner, et ensuite il a fallu faire le bridge. Ce n’est pas cela qui a avancé mes affaires évidemment, mais grâce à ce brave petit gosse j’ai refait un tour de jardin, j’ai revu le torrent et il y avait une éternité que cela ne m’était pas arrivé.

Mercredi 13 Octobre

A 1h je dois assister au Ministère à une importante réunion de la Commission d’Expériences et j’ai des quantités de documents à préparer. Ce soir, je donne au restaurant de Limé un dîner auquel j’attache une importance diplomatique. Et, entre ces deux actes principaux du jour, j’aurai probablement de l’imprévu plus que je ne voudrai.

Jeudi 14 Octobre

Hier soir, déjeuner à Leme pour essayer de conquérir les bonnes grâces du colonel Costa e Silva qui fait à la fois partie du cabinet du Ministre et de la Commission d’Expériences. J’avais été le prendre en auto avec sa femme, j’ai ramassé en route Lelong et Petitbon, et nous sommes arrivés au restaurant en même temps que Brésard et sa femme.

Table couverte de fleurs, menu simple mais soigné, Sauternes, Pommard et Champagne. Addition salée : 255 milreis ! Beaucoup de gaîté franche et de cordialité ; mes deux invités brésiliens se sont vite mis au diapason des Français qui étaient venus avec l’idée bien arrêtée de s’amuser et nullement de faire figure. Après le dîner, nous avons écouté l’orchestre, nous avons fait quelques cartons à la carabine, puis, à 11hrs, les Castro e Silva ont pris congé. Alors mes bons copains sont allés gambader sur le sable ; j’ai eu une violente émotion parce qu’en faisant avec Petitbon un assaut d’escrime avec nos cannes, j’ai failli lui crever l’unique œil qu’il possède (il a perdu l’autre à la guerre) ; puis comme tout le monde a décidé que, puisque Madame Brésard ne connaissait pas le Palace-Club, c’était bien l’occasion de l’y mener, Lelong nous y a offert des sandwichs et du Champagne.

Aperçu là le prince Aimone de Savoie, lieutenant de vaisseau à bord du cuirassé "Roma", stationné en rade ; le prince se tenait d’ailleurs fort sagement... comme nous autres.

Il y a d’ailleurs ces jours-ci trois navires de guerre étrangers dans la baie, attendant le départ des souverains belges pour le saluer, un anglais : le "Southampton", un italien le "Roma", un espagnol le "Reina-Regente". Et voilà la tombée du jour les bordées d’officiers et de matelots, descendus en permission à terre, dans leurs uniformes tout blancs, les Anglais avec le casque colonial redonnent une note d’exotisme à cette ville qui s’efforce de se faire croire européenne.

Vendredi 15 Octobre

Les souverains de Belgique repartent demain, et ils auront comme pour leur dernier jour la vraie chaleur des Tropiques. Les thermomètres se sont maintenus toute la journée entre 37 et 38° à l’ombre, et ce soir il souffle par rafales un vent qui doit être frère du Siroco, chargé de sable, brûlant et desséchant ; quand une bouffée vous en arrive en pleine figure on croirait à la brusque ouverture de la porte d’un four d’aciérie.

Sur la rade, c’est la fête vénitienne. Avant de remonter ce soir, j’en ai eu une vision depuis le quai ; tous les bateaux sont silhouettés par des lignes de lampes électriques, et les moindres embarcations qui glissent sur les eaux noires portent des girandoles. Mais, là-bas, du côté de Botafogo, les galères et les gondoles qui devaient évoluer pour le Roi et la Reine sont immobilisées au bord par la violence du vent.

A la fin d’une journée où j’ai fait pas mal de besogne malgré la température, j’ai rencontré les de Mareuil qui m’ont entraîné avec eux en visite à Santa-Thereza, chez le commandant Pichon, dont la femme commence à se lever. C’était l’heure de la tétée, et ce ne fut pas comme chez Madame Brésard, Pichon n’autorisa que Madame Mareuil à monter, et Mareuil et moi-même dûmes attendre en bas que les boîtes à lait fussent remisées. Et pour nous faire prendre patience, Pichon ne nous offrit même pas un pot à boire, malgré les allusions non équivoques de Mareuil à la température et aux dessèchements des gosiers. Maison pas fameuse !

Samedi 16 Octobre

Les grandes luttes approchent, j’en ai l’impression en me trouvant de plus en plus occupé, et sans discontinuité. Quand je suis arrivé, fin avril, la compagnie était seule en ligne et la partie était belle si nous avions eu notre matériel pour commencer aussitôt les essais, mais nous avions trois mois de retard dans notre livraison, et il s’est produit l’odyssée vaudevillesque du "Belmonte". Fin Mai, le Creusot avait le temps d’entrer en jeu, de faire sa place, d’assurer sa concurrence. Aujourd’hui, c’est un vrai concours entre les deux maisons. Peu à peu, documents officiels à l’appui, j’ai essayé de dessiller les yeux de Saint-Chamond. A-t-on compris là-bas ? La correspondance qui m’en arrive et qui sent la mentalité d’un Rimailho ou d’un Boquet m’en fait douter. On ne m’a même pas envoyé les projectiles qui me sont indispensables... sous prétexte que les essais projetés ici sont ridicules, et il y a cinq mois que je les réclame. Alors la Commission d’Expériences a décidé que le Creusot me passerait la moitié de ses projectiles ; nous voici tributaires de notre concurrent, c’est bien « Cet esprit d’ignorance et d’erreur, de la chute des rois, funestes avant coureur »

Aujourd’hui encore j’ai commencé un nouveau rapport à la Compagnie ; encore une fois je veux l’alarmer. Et puis je suis obligé aussi, sur les instances de Merger, d’établir pour lui une demande d’augmentation de traitement et de congés de trois mois pour passer le Jour de l’An dans sa famille. Ah ! où est le dévouement de mon vieux Massotier !

Et maintenant que la journée de travail est achevée, je descends en ville chercher les Mareuil et De Rougemont pour les emmener dîner à la Renaissance, après quoi ils doivent m’offrir le cinéma.

Dimanche 17 Octobre

Messe et travail, voilà tout mon dimanche. Douze pages à la Compagnie. Enfin je n’ai trop rien perdu à vivre aujourd’hui dans ma chambre : le temps n’était pas fameux, et on sentait même le froid... relatif (24° à l’ombre) Mais ce soir, après de dîner, j’ai la tête vide.

Lundi 18 Octobre

De bon matin je m’en suis allé à Deodoro où j’ai commencé l’instruction des artilleurs brésiliens : officiers brouillons qui répugnent à apprendre l’ABC des choses et veulent d’emblée entreprendre les exercices savants et compliqués. Retour à Rio où j’ai eu dix minutes pour déjeuner, puis réunion de la Commission d’Expériences au Ministère.

Maintenant la lutte est engagée ; ce ne sont encore que des combats d’avant-garde mais nous ne sommes pas les maîtres de la situation et nous ne dictons pas notre volonté comme le pensait Rimailho. Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste, mais nos chances sont égales à celles du Creusot. Ma Compagnie n’a plus qu’à se conduire vis-à-vis de moi comme Clemenceau vis-à-vis de Foch, et il ne faut pas que mes bonhommes ici renâclent à l’ouvrage.

Mardi 19 Octobre

Aujourd’hui Deodoro. Et bien souvent maintenant mon programme sera identique à celui-ci : levé de bon matin, j’ai plus d’une heure de chemin de fer pour gagner une brousse qui rôtit au grand soleil  au pied des serras, je resterai de longues heures à circuler autour de mes canons, souvent je déjeunerai d’un repas froid emporté avec moi, puis encore une grande heure de train pour rentrer à Rio.

J’aimerais beaucoup mieux habiter complètement là-bas, comme jadis je m’étais installé un campement à Santa Cruz. Mais les conditions ne sont plus les mêmes. A Deodoro, en dehors des hangars de l’armée, il n’y a pas d’habitation, il n’y a pas la moindre auberge pour les repas. Cette fois-ci je ne suis pas seulement l’ingénieur de la Compagnie, mais son fondé de pouvoir légal, ce qui m’oblige à rester en contact perpétuel avec le Gouvernement. Enfin Merger et Dury ne se contenteraient guère d’un campement rustique près de moi.

De Schompré est rentré aujourd’hui de Sao Paulo. Il m’apprend que sa Compagnie le rappelle en France et qu’il s’embarquera fin novembre. Or cet ordre de retour coïncide avec l’annonce à grands sons de trompe de Madame de Schompré de son prochain voyage au Brésil ; et, pour moi, l’Amérique latine a voulu couper court à ces velléités fâcheuses.

Je vais perdre un excellent camarade, mais non un auxiliaire puisque Rimailho l’avait complètement sabré et écarté des affaires.

Jeudi 21 Octobre

Aujourd’hui, en rentrant de Deodoro, je trouve, de la Compagnie, un câble à traduire de 241 mots. C’est pour l’usine à munitions, le rayon de Boquet, mais pendant qu’il est en France à attendre que la saison soit propice à venir habiter sous les Tropiques il faut tout de même que son travail se fasse. De plus en plus, je crois qu’il serait bien utile qu’il soit ici ; mais j’hésite à le dire, craignant qu’on ne croit à une brimade de ma part. Et puis d’ailleurs il s’arrangerait pour ne pas devancer la date qu’il s’est fixé. D’autres cependant ont déjà signaler l’importance qu’il y aurait à faire fonctionner l’usine le plus tôt possible, peut-être le Général Gamelin au Ministère de la Guerre français et certainement Schompré à l’Amérique Latine ?

Hier, pas une minute à moi : le matin Deodoro, retour pour déjeuner à 2 heures (une choucroute) puis rentrée à Tijuca pour m’habiller. J’étais invité par les Administrateurs des Compagnies françaises de navigation à un champagne d’honneur à bord du "Lutetia", des Chargeurs Réunis, pour le premier voyage de ce Palace flottant sur lequel j’aurai besoin de voyager. J’y ai naturellement trouvé une imposante réunion des notables de Rio.

Le soir, dîner chez les Brésard, auxquels j’avais déjà refusé bien des fois, en compagnie de Dumay, Le Méhauté, et Legoût, un administrateur colonial français, en mission ici pour traiter avec le Gouvernement brésilien l’épineuse question du rachat des bateaux allemands séquestrés pendant la guerre dans les ports du Brésil.

Quel numéro ! c’est tout à fait le type de l’administrateur colonial tel que je l’ai rencontré dans mes traversées. Legoût a fait carrière à Madagascar, à la Réunion, et sur la Côte Occidentale d’Afrique, et il sort avec verve tout un répertoire d’histoires qui vous laissent ébahis. Il est diplomate, guerrier, policier, menuisier, chasseur, médecin ; il accouche sa femme lui-même, et a élevé ses trois enfants par des méthodes à lui.

Je regrette de ne pas connaître sa femme qui a quitté Rio il y a quelques temps ; fort jolie, m’a-t-on dit, mais un numéro extraordinaire de coloniale ; à Madagascar, nous racontait son mari, elle partait souvent seule, à cheval, avec une faible escorte, faisant des randonnées de plusieurs jours dans les villages indigènes, les plus perdus, pour injecter des sérums contre la maladie du sommeil, la syphilis, et autres maux.

Enfin, tout en me faisant veiller tard, cette soirée m’a reposé la tête.

Samedi 23 Octobre

Emploi sommaire de ma journée d’hier : le matin Deodoro, après déjeuner je suis allé conférer avec le Général Gamelin, puis j’ai assisté à une réunion de la Commission d’Expériences, j’ai été voir l’attaché militaire à l’Ambassade, enfin j’avais rendez-vous avec Ferry-Moyse, l’un de mes avocats, au sujet du contrat de l’usine à munitions.

Chez le Général Gamelin, j’ai vu Dumay qui m’a donné deux petites photos ; il les avait prises à Pétropolis, le dimanche où j’étais monté déjeuner chez les Conty avec Delbrück. On me voit sur l’une d’elles, où l’aigrette de la toque de Denise Conty semble faire sur ma tête un pli malencontreux. Au dos, j’ai inscris le nom des camarades qui figurent dans ces groupes. (voir album de photos)

Ce matin, lever à 4hrs ½ pour aller, avec la Commission, à Deodoro, puis à Gericino où nous aurons à exécuter nos tirs. Déjeuner à Gericino suivant menu brésilien. Et ce soir, ma foi, mes yeux se ferment invinciblement.

Dimanche 24 Octobre

L’heure du dîner. Depuis la messe de ce matin, je n’ai quitté ma chambre que pour aller déjeuner. J’ai même dû décliner l’invitation des Hadow à aller prendre le thé à 5hrs dans la galerie ; Schompré, qui prenait philosophiquement sa solitude en repeignant ses malles est seul allé rejoindre les Hadow en emportant le phonographe pour danser.

J’ai passé ma journée à établir, sur les indications reçues de Paris, des tableaux de prix pour l’usine à munitions, avec lettre et rapport à remettre au Ministre. Et comme il me faut me tirer du lit à 4hrs ½ demain matin, aussitôt après dîner je vais me coucher.

En ce moment, sur nous, éclate un violent orage, avec aguaceiro, éclairs et tonnerre.

Lundi 25 Octobre

Aujourd’hui, premier coup de canon à Gericino. La Commission voulait éprouver les qualités balistiques des poudres qui seront employées dans les expériences, et comme, dans mon canon, je suis obligé d’utiliser les munitions que Schneider veut bien me rétrocéder, on n’a tiré que le canon Creusot, sans s’occuper du canon Saint-Chamond.

Je ne suis rentré à Rio qu’à 6hrs ½ du soir ; j’ai décliné l’invitation de Schompré à aller dîner au restaurant avec lui et Mademoiselle Berger, revenue à Rio où elle a trouvé une situation, et tombant de sommeil, je vais me coucher.

D’ailleurs, si la Commission donne suite à son projet d’opérer tous les deux jours, un soir il me faudra me coucher tôt pour me lever de bonne heure le lendemain et l’autre soir me coucher tôt aussi pour me reposer d’avoir été matinal. Et voilà qu’un des membres parlait de commencer les tirs à 5hrs du matin, c'est-à-dire se lever à 2hrs ½, ce serait fou, personne ne tiendrait à ce régime.

Mardi 26 Octobre

Aujourd’hui, je dois absolument voir le Ministre de la Guerre, et me suis abstenu d’aller à Deodoro.

Je suis vraiment mécontent de Merger ; hier il n’est pas venu à Gericino et m’a laissé sur les bras mon matériel tout couvert de boue, sous prétexte qu’il n’avait d’autre moyen de transport, pour faire les 5 kilomètres qui séparent Deodoro de Gericino, que la banquette du caisson et que ce n’est pas confortable. J’attendais toujours son apparition sans me douter qu’il était tranquillement revenu en ville, passant au bureau de Schompré pour voir s’il n’avait pas de lettres à son adresse, et disant que maintenant que le matériel avait quitté Deodoro il considèrerait sa mission comme terminée. J’ai bien peur d’avoir de sérieuses difficultés avec lui.

 Mercredi 27 Octobre 1920

Levé ce matin à 4hrs ½ pour me rendre avec la Commission d’Expériences à Deodoro, j’en reviens avec une migraine carabinée ; le temps était écrasant, et ces malheureux Brésiliens ont un don incroyable pour vous tenir des heures immobiles et debout à attendre qu’ils aient fini de disserter, de bafouiller et d’exhiber leur nullité. Là où il y avait une heure d’occupation, nous avons passé une grande journée, et le déjeuner a consisté pour eux en bananes et oranges, et pour moi en un sandwich dont j’avais eu la précaution de me munir.

Schompré ne rentrant pas dîner, je me hâte d’aller prendre quelque chose à la salle à  manger, puis je gagnerai mon lit avant 8hrs.

Jeudi 28 Octobre

Je prévois une gentille petite quinzaine de surmenage pendant laquelle mes lignes vont être forcément plus laconiques et plus irrégulières ; il y aura des jours où le feuillet commencé restera à dormir au fond de mon tiroir sans que j’aie le loisir d’y ajouter le moindre mot.

Je reviens de faire l’instruction des canonniers à Deodoro. A 5hrs, je dois être en ville, à la conférence Colombo, où la demi-douzaine d’anciens Centraux établis  Rio m’a convoqué à une réunion amicale. Je dois être revenu ensuite à Tijuca à 7hrs. Schompré donne son premier dîner d’adieux. Il se réembarquait pour la France le 22 Novembre sur l’Aurigny ? Ce retour assez brusque, Madame de Schompré venait d’annoncer à tous les échos qu’elle allait prendre le paquebot pour le Brésil, quand la Cie de l’Atlantique Latine a soudainement rappelé son mari par dépêche, sans autre explication ; j’imagine aisément qu’il y a concordance entre les deux faits.

Vendredi 29 Octobre

Ce matin, séance d’instruction à Deodoro, par un déluge épouvantable,... et un léger mal aux cheveux. Personne n’est assurément responsable de ce mal. Hier soir, Schompré recevait les de Mareuil, les Sanchet (un ménage américain dont j’entendais parler pour la première fois), les Hadow, et de Rougemont. Repas au champagne, un tour de danse aux sons de notre phonographe, et à 10hrs ½ les invités du dehors prennent congé ; jusque là tout n’est que très raisonnable.

Mais voilà que Hadow prend son chapeau, et s’en va à un punch organisé par les ingénieurs de sa fabrique de cigarettes. Nous allions, un quart plus tard, nous retirer dans nos chambres, quand Mistress Hadow dit à Schompré : « J’ai envie que vous mé conduisiez quelque part cé senor, jé suis tès excitée ! » Schompré voulait bien mais à condition que par ma présence cette fugue nocturne ne puisse donner lieu à fâcheuse interprétation, et tous deux insistèrent tellement que je finis par me décider.

A minuit moins le quart, une auto nous emmenait donc à l’Assyrio, après que Mistress Hadow ait eu soin de laisser dans sa chambre un billet pour prévenir son mari de ne pas s’inquiéter de son absence. En écoutant la musique et regardant danser, nous prenions un top qu’avait fait confectionner Schompré (fruits variés coupés dans du vin blanc), quand Hadow arrive avec un ami, n’ayant pas lu le billet de sa femme ; pas d’étonnement cependant, vigoureux shake-hand. Davis, l’ami, Anglais impeccable, fait danser Mistress Hadow ; alors Schompré qui redoute horriblement le qu’en dira-t-on, entraîné par l’exemple, la fait danser à son tour.

Il est minuit moins le quart, nous allons au Palace-Club. J’offre des sandwichs et de la bière, tandis que Hadow, terrible joueur, va perdre ce qu’il a en poche à la table de baccarat. Sa femme n’est pas contente et alors Schompré se montre ridicule, il nous entraîne dehors, et, sur le trottoir, fait presque une scène à Hadow, puis il lui demande sa parole d’honneur de ne plus toucher une carte de sa vie.

Quelle scène, à plus d’une heure du matin, entre deux gentilshommes qui me semblaient légèrement éméchés ! Hadow n’a rien promis, s’est vexé, et sans un mot nous a tous plantés là pour retourner seul à l’hôtel Tijuca. Il fallut encore faire une station au Democratic-Club, où Davis nous offrit le café au lait, où Schompré fit danser Mistress Hadow, et d’où nous partîmes enfin parce que celle-ci se mit soudain à pleurer.

Ah ! quelle drôle de soirée ! Tout le monde s’y montra ridicule, excepté Davis et moi et encore ne le fus-je pas en me couchant à 2hrs ½ pour me lever à 6hrs !

Samedi 30 Octobre

En rentrant de Deodoro, j’ai trouvé une lettre tout à fait aimable de Madame Conty, écrit en mer, et portant l’indication de Ténériffe. Cela m’a rappelé que j’ai une énorme correspondance en retard, et j’ai pris mon courage à deux mains ; mais avec l’activité actuelle de m amission, ce n’est guère l’époque de liquider tout cela.

Je suis invité à dîner, avec de Schompré, par Rougemont qui nous conduira ensuite au cinéma.

Dimanche 31 Octobre

Vous devez chercher à vous faire une peinture de ces lieux dont je vous parle et que je hante parfois : l’Assyrio, le Palace-Club et autres. Assurément ce ne sont pas des lieux sacro-saints, mais ils ne sont pas plus condamnables que le restaurant des fleurs ou Maxim’s, et la tenue y est autrement plus correcte qu’à Tabarin. A l’Assyrio ou dans les "Clubs" (qu’il ne faut pas confondre avec les cercles fermés tels que le Jockey-Club, le Club des Diarios, etc. ...), j’emmènerais parfaitement mon épouse, j’emmènerais Madame Dupuis, mais pas la tante Bonnan ; j’emmènerai Mimi, Marguerite Nimsgern, Germaine Delfour, Marie Aucher, peut-être pas Louise Auger, et certainement pas Charlotte ; j’y regarderais à deux fois, pour y entraîner Albert ; je n’y conduirai pas Adrienne car les femmes s’y tiennent autrement qu’elle.

Donc vous voyez le genre : pas collet monté ; ne pas craindre de côtoyer une grue, mais une tenue qui laisse au moins une équivoque : « Est-ce du monde ou du demi-monde ? » Et Schompré et moi pouvons nous permettre d’y aller, nous dont la table, à l’Hôtel Tijuca, est la seule ornée, par une gracieuse attention du garçon, d’une gerbe de lys dans un vase à long col.

L’Assyrio : excellent restaurant du soir, à la décoration assyrienne, sous le Grand Théâtre, dans l’Avenida, doté du meilleur orchestre de Rio, à peu près désert jusqu’à 11hrs ½ du soir, il prend une heure de vie à ce moment, et avant 1h du matin retombe au silence au milieu de ses colonnes dont les chapiteaux représentent des sphinx à tête d’hommes barbus. L’eau minérale y coule à plus larges flots que le champagne, quelques couples dansent entre les tables le plus pur tango argentin ou le vrai maxime brésilien, les femmes du monde ou du demi-monde, la cigarette aux lèvres, ne se distinguent guère qu’en ce que ces dernières parlent le plus pur français.

Le Palace-Club, près du palais Monroë, au bout de l’Avenida ; une longue salle splendidement éclairée avec des tables alignées près des murs, le milieu restant libre pour les danseurs ; un orchestre à une extrémité, une table de baccarat, un tapis vert à l’autre. C’est un degré au dessous de l’Assyrio et les femmes du monde doivent y surveiller un peu plus leur tenue ; elles se distinguent des autres en gardant leur chapeau et n’étant pas en grande toilette de bal. Le maître du lieu et sa femme, anciens professeurs de danse, vont et viennent dans la salle, surveillent les domestiques, jettent un coup d’œil aux croupiers, donnent l’exemple en exhibant leurs talents chorégraphiques, et lui, en habit noir, glabre et un peu croque-mort, annonce chaque danse nouvelle sur un mode éternellement le même : « Allons, messeigneurs ! un joyeux fox-trot ! » Naturellement c’est un Français, les voilà bien, les vieux piliers de l’influence française ! J’imagine volontiers que lorsqu’il ferme son établissement vers 4h du matin et comte sa recette, il doit rêver d’une petite retraite dans quelque coin de France, avec une canne à pêche.

Il y a là aussi (c’est Lelong qui me l’a fait remarquer) une vieille dame à cheveux gris, d’une élégance sobre, avec quelques bijoux qui semblent les restes d’une splendeur passée ; chaque nuit elle est à son poste, à sa table attitrée, avec ses deux filles... auxquelles elle cherche des maris. Et elle les surveille, leur interdit les petits jeunes gens sans conséquence, fascine de ses yeux les messieurs d’air important et fortuné ; et les deux petites, malgré leur mise étourdissante, n’ont bien souvent que la permission de danser ensemble. C’est la famille Cardinal égarée dans l’Amérique du Sud.

Et toute cette vie de Bas-Empire, à deux pas des forêts vierges dont les odeurs vous caressent dans la nuit au sortir de ces salles de fêtes !

Novembre 1920

Mardi 2 Novembre

Hier, pour la Toussaint, la commission nous a conviés à prendre le train de 6hrs 45 du matin et à l’accompagner à Deodoro. C’est bien brésilien ; on traîne pendant des mois, et tout à coup on s’avise que la patrie serait en danger si on chômait un jour de fête. Aujourd’hui cependant nous avons répit : le Jour des Morts est intangible ici.

Ce matin, j’ai donc pu aller faire une prière à l’église voisine pour nos chers défunts ; cela a compensé l’absence de messe hier et de visite à aucune chapelle puisque nous ne sommes rentrés à Rio qu’à 7hrs du soir.

Dimanche, le brave Delbrück, venu passer quatre ou cinq jours ici, s’est invité sans façons à déjeuner, avec Monsieur Lamotte, une grosse légume des négociants en café du Havre, et pour Delbrück un peu son Rimailho, mais plus camarade que le mien. Après le déjeuner, je me suis laissé emmener en auto par eux dans la belle randonnée Tijuca, Alto Boa Vista, Gavea, avenida Niemayer, Ipanema, Copacabana, Botafogo, et, si cela m’a fait du bien de débrider un peu, j’ai naturellement amassé du travail pour aujourd’hui.

Aussi ce matin m’a-t-il fallu être raisonnable, et refuser obstinément d’accompagner Schompré et les Hadow dans l’ascension du torrent. Ils sont revenus à 3hrs de l’après-midi, et la petite aventure que vient de me conter Schompré ne m’a pas fait regretter de n’avoir pas été de leur bande.

Donc la journée était torride, et à un certain moment devant une belle vasque d’eau limpide formée dans le lit du torrent, Schompré exprima le regret de n’avoir pas songé à emporter les costumes de bain. « Qu’est-ce que cela fait, reprit Hadow, entre nous ! » Et sans honte aucune, lui et sa femme se mirent dans le plus simple costume naturel. Schompré ne voulut pas paraître plus prude que les autres et les imita, et tous trois firent trempette dans les rochers sauvages au milieu de a forêt ; puis ils allumèrent un grand feu pour se sécher avant de se rhabiller.

Le tableau ne devait pas manquer de pittoresque, mais je dois avouer que je n’aurais su quelle contenance faire devant. D’ailleurs j’ai très bien senti que Schompré, en me le racontait, restait un peu offusqué, et peut-être même légèrement guéri de son... béguin. Les Anglaises sont d’ailleurs parfaitement impudiques, mais chaque pays entend les mœurs à sa façon ; j’ai vu la même Mistress Hadow se choquer parce qu’une dame, en jouant au billard à l’hôtel, avait donné en riant une petite tape sur la joue d’un monsieur : elle appelait cela « faire des cochonneries en public » ! Que les braves gens de France ne soient pas à rabâcher sans cesse cette phrase admise les yeux fermés : « la pudique Albion », notre pudeur n’est pas la même que celle des Anglais et voilà tout.

Jeudi 4 Novembre

Quelle journée mélangée, que celle d’hier, ma chérie : en trappeur, de 5hrs du matin à 7hrs du soir pour les expériences de tir dans la brousse torride de Gericino ; en gentleman de 8hrs du soir à minuit pour participer au dîner traditionnel des anciens Centraux, le 3 Novembre, à l’Angrio ; toute une journée de marasme parce que mes tirs ne m’ont pas satisfaits, et une soirée égayée par la bonne humeur d’aimables vieillards en qui, pour quelques heures, se reflétait le jeune temps.

A Gericino, trente coups de canon pour moi, trente coups pour le Creusot, avec la lenteur des mesures à prendre entre chaque coup, les discussions sans fin, le manque absolu d’organisation, cela a suffi pour remplir une matinée et un après-midi. Trente coups, sur quatre mille prévus au programme !

Le canon Creusot s’est comporté incontestablement mieux que le nôtre ; sans doute a-t-il ses défauts qui se révèleront au cours des essais. Mais ce qui a fait mauvais effet, c’est que Rimailho n’a cessé de réclamer et de me faire réclamer l’adoption de notre matériel immédiatement, protestant contre des épreuves que nous affirmions inutiles, et qu’à son passage ici il a raconté à tous que l’artillerie du Creusot ne valait rien.

La première impression produite aujourd’hui sur la Commission en a été plus défavorable, et à la fin de la séance on pouvait me dire d’un ton ironique : « Vous voyez qu’il n’est pas inutile que nous nous rendions compte par nous-mêmes. » J’étais si furieux que j’en aurais pleuré. Et pour comble, dans le train, en revenant, Merger qui était désemparé a renfourché son dada favori : « Nous n’avons qu’à rentrer immédiatement chez nous. » Assurément il fait son service, mais péniblement ; il a le cafard sans remède, et je crois bien qu’il va falloir qu’on me le remplace.

De retour à Rio, je n’ai eu que le temps de bondir à l’hôtel, mettre en civilisé, et aller au rendez-vous de l’Angrio où je me suis fait quelque peu attendre. Nous n’étions que six, Lecoq s’étant excusé. C’étaient, Tisserandeau, le président, promotion 1873, José Moreira, da Cunha, les trois plus anciens, déjà tout blancs ; puis  Voullemier, directeur du Crédit Foncier du Brésil, décoré aux Armées, Bodin, gendre de Grandmasson, et moi ; c’est pourtant moi qui suis passé pour le "bizuth" de la réunion. Et les drolatiques souvenirs d’Ecole contés avec verves par les uns ou les autres, le champagne, l’orchestre, la mine des trois vieux qui ajustaient leurs lunettes pour mieux regarder les danseuses, ont fait diversion avec mon marasme.

Aujourd’hui, je n’avais qu’à demeurer à Tijuca, mais j’ai confectionné un télégramme pour la Compagnie, j’ai écrit un long rapport à la même et j’ai traduit un câble de 72 mots de Rimailho. Me voici en pleine action, et je vais avoir  lutter.

Samedi 6  Novembre

Hier, nouvelle séance de tirs à Gericino. Et ainsi, trois fois par semaine, je me lèverai à 5hrs du matin pour ne regagner Tijuca qu’à 8hrs du soir. Soixante coups pour chacun des deux canons Creusot et Saint-Chamond ; séance un peu plus favorable pour nous, mais le Creusot nous enfonce toujours.

Aujourd’hui, en ville, j’ai cherché à me munir d’un casque colonial, car le soleil de Gericino est terrible. Mais je n’en ai pas trouvé à ma tête, et n’en ai acheté que pour mes deux monteurs. D’ailleurs mon grand sombrero de feutre me protège bien.

Ces temps derniers, prise d’armes aux Invalides ; ce doit être fort beau et fort émouvant pour celles qui entendent répondre, à l’appel du nom de leur mari : « Mort au champ d’honneur ! » puisque, pas plus qu’eux, je n’ai pu répondre moi-même.

Dimanche 7 Novembre

Depuis la messe, j’ai travaillé sans même aller à la salle à manger pour déjeuner ; après le violent orage que nous avions eu à 7hrs ce matin, l’atmosphère est restée tellement écrasante, je me suis mis en négligé, et à midi, pour ne pas perdre de temps à nous rhabiller, Schompré qui était dans une tenue semblable à la mienne m’a convié à venir déjeuner dans sa chambre.

N’ayant plus un instant pour aller voir le Ministre à son cabinet, j’ai tenté de lui rendre visite hier soir, à 8hrs ½, à son domicile particulier : toujours l’affaire de l’usine à munitions. A ce propos, j’ai reçu de Boquet un long questionnaire qui m’obligerait à aller passer au moins une semaine dans la région de Belle-Horizonte et de Sabara. Voilà ce que le petit père appelle avoir terminé ses affaires.

En sortant de chez le Ministre, qui ne m’a pas reçu car il était sur le point d’aller prendre le train de Sao Paulo pour assister aux manœuvres organisées par le Général Gamelin, je me suis rendu à la réunion mensuelle des anciens combattants. Pas très intéressant, la plupart de ces ex-guerriers ayant eu soin de se faire mettre en sursis au Brésil, comme absolument indispensable aux intérêts de la France ; mais pour les quelques vieux poilus qui sont là, j’estime qu’il faut faire un effort, n’est-ce pas on avis ?

Mardi 9 Novembre

Hier, tir à Gericino ; la Commission fait du zèle : nous avons achevé avec des lanternes, ce qui, premièrement, nous a fait dévorer par les moustiques, et secondement nous a ramenés à Rio à 9hrs ½ du soir.

Dîner au buffet de la gare avec mes deux monteurs et rentrée à Tijuca à 11hrs, assez fourbu. Heureusement mes tirs ont au moins valu ceux du Creusot, et ils étaient terminés quand la pièce du concurrent, trop lourde et restée en panne, est enfin péniblement arrivée sur la position. J’ai donc pu tout à l’heure, envoyer un câble qui remettra un peu de baume sur le cœur de Rimailho.

Jeudi 11 Novembre  1920

Anniversaire de notre Franz ; c’est à peine si ma pensée, absorbée ici par ma lutte qui augmente chaque jour d’intensité et de violence, peut s’envoler un instant vers la famille lointaine. Jamais je n’ai eu une mission aussi difficile, aussi fatigante, que celle-ci. Le Creusot s’était préparé pour le combat, tandis que chez nous on était trop sûr de la victoire malgré mes cris d’alarme depuis trois mois.

Ajoutez à cela que je suis très mal secondé ; Merger prétend que ces longues journées au champ de tir, sous le soleil ardent, le rendent malade, et il me laisse y aller seul avec mon brave père Dury, tandis que le Creusot a ici deux ingénieurs pour se partager la besogne, bien secondés par deux monteurs intelligents et dévoués. Aussi mon énervement excusable quand, au lendemain d’un jour où j’ai fait son service, Merger vient me dire : « Vous n’avez toujours pas de réponse à ma demande de congés ? C’est que je voudrais bien passer le jour de l’An en famille. »

C’est un véritable abandon de poste dans des circonstances critiques, mais il ne comprend pas et me répond : « Ma femme et mes enfants avant tout. Si la Compagnie n’est pas contente, je me passerai d’elle ! » En attendant, c’est souvent à cause de lui que je dois m’offrir quinze heures de travail par jour ; je le lui ai fait observer, et voici la perle qu’il a trouvée : « Oui, mais vous le pays vous va. »

Ma décision est prise, et je vais demander son remplacement d’urgence ; mais qu’il ne compte pas revenir par ici quand les chaleurs torrides seront passées ; j’ai largement soupé de ce bonhomme, quand on est pantouflard, on reste dans ses pantoufles !

Samedi 13 Novembre

De Schompré doit s’embarquer pour la France le 25 de ce mois sur l’Aurigny. Cela va me faire un vide autrement grand que le départ de Boquet. Il est plus qu’un camarade pour moi, peut-être avons-nous l’un pour l’autre une sincère amitié. Je me déchargeais sur lui de tous mes ennuis de métier, et je retrouvais alors mon allant. Avec nos tempéraments indépendants, nous avons évité de nous créer des chaînes réciproques et pourtant on en arrive à nous considérer comme inséparables ; on invite rarement l’un sans l’autre,... et c’est pourquoi pendant quelques temps les réceptions d’adieux vont encore grignoter sur le peu qui me reste de nuits. En avant l’arsenic !

Comme nouvelle sensationnelle : la petite Brésard repique déjà ; son troisième sera donc encore Brésilien.

Demain dimanche, j’ai accepté une réaction brutale aux préoccupations de la semaine. Thierry, notre chargé d’affaires, et Borel, secrétaire de la Légation de Belgique, tous deux alpinistes enragées, viennent nous prendre à 7hrs ½ du matin, après la messe pour faire, en compagnie de Schompré et moi, pour une ascension des cimes par le lit du torrent. J’ai pourtant bien du travail sur la planche, mais il faut se décongestionner le cerveau.

Reçu un mot très charmant de Madame Conty, écrit dans les parages de Ténériffe à son voyage d’aller, et qui me parvient seulement maintenant.

Dimanche 21 Novembre

Voici toute une semaine où j’ai connu une existence de forçat : continuation des expériences devant ma commission qui se montre hostile et malveillante pour Saint Chamond ; conférence à la Villa Militar à la demande de la Mission Militaire Française ; polémiques avec un des ingénieurs du Creusot qui est un grossier personnage et qui sort du terrain de lutte courtoise et technique pour se livrer à des attaques personnelles contre Rimailho ; campagne de presse menée dans les journaux en faveur de notre concurrent et contre nous, d’où enquêtes pour découvrir d’où viennent les coups ; démarches de toutes sortes ; visites à des personnages qu’il faut mettre de notre côté. Pas drôle du tout cette semaine comme celle qui vient de s’écouler.

Je viens d’avoir un rude réactif qui, loin de me mettre sur le flanc, m’a remonté : après la fin du tir hier après-midi, retour à Rio à 4hrs ; venu à Tijuca échanger ma tenue de cow-boy contre un costume de ville ; redescendu au Palace-Hôtel prendre le thé chez la baronne de Mareuil en l’honneur du prochain départ de Schompré ; remonté à Tijuca pour endosser mon smoking. A 8hrs, j’étais chez les Brésard qui recevait de Schompré à dîner avec les Buchalet et moi ; après dîner nous nous sommes rendu au bal de la Bienfaisance française au Cercle Français. A 1h du matin, nous l’avons quitté, notre bande augmentée de Lelong, Petitbon et Dumay : première station au Palace-Club, deuxième station au Democratic-Club ; puis embarquement dans deux autos pour aller sur les grèves de Leme voir se lever le jour... comme les gens vertueux. Eh bien ! je suis bien plus frais qu’hier, et remis pour aborder une nouvelle terrible semaine.

Mardi 23 Novembre

J’ai un court instant pour souffler. Le passage de l’Aurigny étant reporté du 25 au 30, Schompré quittera Rio le 26 sur le Massilia ; il a un peu le coeur gros à s’éloigner du Brésil où il est fixé depuis dix ans, et cela sans espoir de retour peut-être ; alors, maintenant que ses malles sont bouclées, que sa chambre est dénudée, il veut avaler la pilule le plus vite possible.

En ma compagnie il avait repris beaucoup de simplicité et de naturel, au point qu’il a rallié les sympathies de bien des gens, comme les Brésard, qui s’étaient écartés du ménage. Mais maintenant il va retomber sous l’influence de sa femme, et cela ne l’améliorera pas.

J’ai reçu une lettre de Rimailho, un peu inquiet de la tournure de nos affaires ici ; et savez-vous le remède qu’il propose ? revenir faire un tour ici. Son premier voyage ne nous a déjà pas été si fameux, un second voyage nous tuerait. Il est vrai qu’il me laisse entendre que je dois m’efforcer de lutter sans lui tant que dureront les fortes chaleurs !

Ma croix de chevalier a été envoyée à l’Ambassade. Mais l’archiviste, Magnon de Bellevue, s’est contenté de me la glisser dans la main. Dans quelques temps, quand la lutte passionnée entre les matériels Creusot et Saint-Chamond sera calmée et que le Général Gamelin ne se tiendra plus sur la réserve comme il doit le faire actuellement, je le prierai de bien vouloir me l’épingler.

Dimanche 28 Novembre

Cette nuit j’ai eu un assez fort accès de fièvre et ai pris la quinine à deux reprises. Aujourd’hui, un peu las, naturellement, je me sens parfaitement bien, et ai pu travailler toute la journée.

Il faudrait me mettre à ma correspondance du Jour de l’An et je ne sais vraiment comment faire. Il va y avoir bien des récriminations contre moi.

 Mardi 30 Novembre

Depuis le départ de mon camarade de Schompré, le vieil hôtel Tijuca me semble avoir repris son calme un peu somnolent des anciens temps. C’est l’antique fazenda, engourdie dans la torpeur des journées torrides et s’endormant de bonne heure dans la nuit tropicale, où le silence n’est trompé que par l’eau qui coule, un oiseau qui crie, ou une grenouille qui jette son chant jusqu’à bout de souffle.

Aujourd’hui, jour sans tir, je puis un peu profiter de cette atmosphère, n’ayant qu’à travailler dans ma chambre à la fenêtre grande ouverte vers les manguiers et les bananiers. Et c’est délicieux de pouvoir respirer l’air frais et se sentir à l’aise dans ses vêtements de toile blanche, au milieu de tous ces jours forcenés, abrutissants et énervants passés à Gericino. Je continue à compter sur Merger pour une non valeur, je ne le vois même plus, puisque je prends le train de 6hrs 45 tandis que lui prend celui de 9hrs. Je crois d’ailleurs qu’il profite de mes occupations qui le laissent sans surveillance pour ne rien faire du tout. Mon brave bonhomme de père Dury est toujours fidèle à mes côtés, mais je sais par lui-même qu’il est très travaillé par Merger qui le pousse à demander aussi son rappel en France ; cela je ne le pardonne pas à Merger, dans le jeu duquel je vois clair maintenant, et à temps heureusement ; il a trop bavardé à droite et à gauche.

Il avait cru que sa lointaine mission lui rapporterait un joli bénéfice d’argent, il reconnaît s’être trompé ; il veut aller à Paris se faire valoir auprès de Rimailho, se poser en homme indispensable, et revenir avec un appointement fixe de 3 contos par mois (environ 8.000 francs) et le titre d’ingénieur. Eh bien, je vais écrire au capitaine Roy que je ne veux absolument pas revoir Merger ici. Il n’a pas encore été capable de remonter les trois batteries de Saint-Chamond, ce qui m’attire des paroles sévères du Général Gamelin, et à côté de cela il voudrait passer un contrat personnel avec le Ministre de la Guerre pour réparer le vieux matériel Krupp. C’est inouï.

Décembre 1920

Jeudi 2 Décembre

Hier, suivant l’intangible programme de chaque semaine, tir à Gericino. Dans la bousculade que je viens d’avoir, je ne crois pas vous avoir décrit ces journées de tir, toutes semblables les unes aux autres. A 5hrs 1/2 du matin, la sonnerie de mon réveil me met en bas du lit ; douche, café froid apporté dans ma chambre la veille au soir ; je m’habille en kaki et me botte, et je prends le tram de 6hrs qui m’amène en ville pour le train de 6hrs 45. Une heure de chemin de fer, avec les membres de la Commission ; arrivée à Deodoro.

Le café nous est servi, puis nous montons dans un petit Decauville militaire qui, en trois quarts d’heure (cela dépend de la quantité de bœufs qui encombrent la voie) nous amène dans cette immense brousse marécageuse et déserte qu’on appelle Gericino Café au lait puis interminables discussions pour préparer les expériences ; enfin on tire.

A 1h de l’après-midi, interruption d’une bonne heure pour déjeuner dans un petit bâtiment au pied de la serra qui limite la brousse : mets et fruits nationaux, et eau et bière tièdes ; nous repartons et arrivons en gare de Rio à 7hrs moins 5. Il est près de 8 heures quand je retrouve, éreinté, mon home de Tijuca.

Mais, dans de telles journées, comme ces gens ne savent ni prévoir, ni organiser, et parlent beaucoup, nous perdons un temps énorme. Il fut un jour où nous sommes arrivé péniblement à tirer 25 coups de canon. Sur 4.000 prévus, nous n’en avons pas encore tiré 800. Et c’est pour ce piteux résultat que j’accumule de la fatigue et n’a plus une minute de répit.

Dimanche 5 Décembre

Je devais aujourd’hui faire l’ascension de la Pedra de Gavea en compagnie de Thierry, Borel et du colonel Lelong. Le temps pluvieux a démoli nos projets et je suis resté à travailler dans ma chambre.

Hier, journée très occupée, mais par les amis, ce qui fut une diversion à mon existence normale de forçat. Le matin, j’achevais la confection d’un câble à la Compagnie quand Brésard me téléphona qu’il avait à me parler de nos tirs, et que le mieux était que j’aille déjeuner chez lui. Donc, à 1h de l’après-midi, je m’asseyais à la table des Brésard ; à 4hrs nous allions ensemble à bord de l’Aurigny pour dire adieu au Capitaine Lafay qui part en permission de trois mois. J’avais ensuite donné rendez-vous pour dîner à la Renaissance à Mademoiselle Algrain qui, par un mot de Buenos-Aires, m’avait annoncé son retour en France par l’Aurigny. Après dîner, rejoints par le sympathique commissaire du bateau, nous sommes allés au cinéma, puis à l’Assyrio. Et voilà comment mon cerveau s’est trouvé décongestionné du travail de la semaine.

Et maintenant, il faut que j’aille conférer avec un personnage mystérieux, dont j’estime la main habile à... huiler certains engrenages ; mais cette huile coûte chère, et mon avare Compagnie fait bien des façons pour délier les cordons de sa bourse,... tant de façons que nous risquons de laisser passer l’occasion propice.

Mardi 7 Décembre

Des deux câbles de Paris que j’ai eu à déchiffrer ce matin, l’un m’apporte la bonne nouvelle que l’on se prépare à me remplacer Merger ; un nouveau monteur sera mis en route, si possible, le 1er Janvier. J’en ai informé aussitôt l’intéressé... qui  a témoigné un fort mécontentement, trouvant que son remplacement se fera bien tard, et jugeant extraordinaire que je ne le laisse pas partir de suite, laissant tout son travail en panne. Comme il n’a pas de fonds pour s’embarquer, je suis tranquille ; mais je ne compte plus sur aucun travail de sa part. Pourtant, je le ferai filer un peu avant l’arrivée du remplaçant pour éviter qu’il ne lui monte la tête.

J’ai encore déjeuné aujourd’hui avec les Brésard, ayant à nouveau à recevoir des informations du commandant. Mais cette fois, ce fut moi qui les invitai ; ne voulant pas m’établir une renommée de pique-assiette. Nous sommes allés au Rio-Minho, un cabaret portugais près du port, où les garçons servent en bras de chemise, et où parfois les clients ne dédaignent pas de se mettre à l’aise en accrochant leur veston au portemanteau. Il faut aller là pour déguster des coquillages, des crustacés et du poisson, aux sons de trois guitares qui, dans un coin, grincent des maxixes et des mélopées du pays.

Et tout à l’heure montent dîner avec moi Delbrück et son patron, un monsieur Lamotte, le gros importateur de café du Havre (40 millions en poche). Les affaires ne leur paraissant pas avantageuses au Brésil, ils repartent pour l’Europe en allant s’embarquer à Buenos-Aires.

Nouvelles figures qui m’ont exprimé le désir que je sois parfois leur commensal : comte et comtesse Maurice de Périgni, et leur fils adoptif. J’avais voyagé avec lui sur l’Aurigny ; il allait à Sao Paulo comme agent de la banque franco-italienne, et on le change de poste, il vient à l’agence de Rio. C’est un homme aimable, d’une cinquantaine d’années, grand amateur de voyages et d’explorations, connaissant admirablement le Mexique, l’Amérique Centrale et le Maroc. Elle est une femme maigre, à la figure un peu rougeaude, aux cheveux presque blancs, paraissant plus âgée que son mari, remuante et débrouillarde, et portant certainement les culottes dans le ménage, mais elle a toujours l’air de s’excuser que, depuis la guerre, ils soient dans la nécessité de travailler. Le fils adoptif, Henri***, est un grand jeune homme à petite moustache noire, portant la Croix de Guerre, l’air doux et parfaitement élevé ; c’est, m’a-t-on dit le fils d’un excellent ami tué à la guerre.

Tous trois sont descendus ici, en attendant que leur installation soit prête dans une petite maison qu’ils ont louée à Tijuca.

Jeudi 9 Décembre

La chaleur est maintenant intense ; il est des jours où le thermomètre ne descend pas au-dessous de 30, même la nuit. Nos séances de tir deviennent vraiment pénibles en ce moment ; l’emplacement de la pièce est un carré de 10 mètres de côtés, défriché en pleine brousse : là dedans nous semblons perdus dans une jungle. Les palmes, les larges herbes et les buissons font tout autour un mur épais à hauteur d’homme, qu’aucun souffle ne peut traverser ; et dans cette cuve sans ombre, la chaleur se concentre ; tout morceau de métal donne au toucher une sensation de brûlure ; nous ne tenons qu’en absorbant de pleines gamelles d’eau que les soldats nous apportent ; mais le soir, quand nous revenons, le sang bout dans nos veines : c’est la fièvre.

Je voudrais que Rimailho subissent une seule de ces séances, il comprendrait ce qu’est le vrai dévouement à la Compagnie.

Je remonte de la ville où je viens enfin d’obtenir du Ministre, après combien de démarches et de stations devant le grand tableau de la bataille de Tuyuti, une commande de 2 millions 300.000 francs d’acier de Saint Chamond, pour que le petit père Boquet ait de quoi tailler des obus. Il part le 15 Janvier, et sera ici le 9 février.

Samedi 11 Décembre

Un sentiment de sincère mépris pour ma Compagnie a dominé ma journée. Voilà une bande de grippe-sous qui sait récompenser ceux qui luttent à son profit ! Le capitaine Roy est un bon bonhomme, c’est en tout cas le plus gélatineux de tous les mollusques. Je ne suis pas homme à mendier ; maintenant j’exige, et le poignard à la gorge s’il le faut. Contre des bandits, je serai bandit, et certainement de plus belle allure. Qu’ils ne se fassent pas d’illusions, ils ont déchiré tout contrat avec le Creusot, mais en échange le Creusot n’est plus lié vis-à-vis d’eux, rien ne l’empêcherait de me prendre, et je sais que Colin envisage d’avoir un second, qui aurait la haute main dans l’Amérique du Sud. Si cette mission me laisse Grosjean comme les précédentes, j’aviserai.

J’espère encore qu’une augmentation régulière de traitement va compenser cette perte qu’on nous inflige. Mais cela ne me suffit plus.

 Mardi 14 Décembre  1920

Maintenant que Schompré est parti, je ne sais pas au juste quelle part il a conservée dans mon bureau : en tout cas c’est un personnel nouveau, qui relève de gens que je ne connais pas, et qui me disent que l’installation va être dans quelques jours transportée dans un nouveau local, 60 rua Candelaria. Je sens qu’on me fait un peu l’aumône de l’hospitalité, et, tout compte fait, il n’y a aucune raison pour que je transporte mon adresse postale de déménagement en déménagement au seul gré de personnes avec lesquelles je n’ai aucun lien d’affaires.

Schompré est toujours demeuré avec moi (et avec tous d’ailleurs) très ferme et très mystérieux sur ses entreprises et se négoces ; j’ignore donc tout de la nouvelle organisation au milieu de laquelle je suis tout à fait un étranger.

Je suis toujours débordé de travail, et je commence à me demander s’il ne va pas me falloir réclamer un adjoint ; j’ai pensé à Berthier, mais, quoique excellent garçon et sans doute tout dévoué à moi, je l’estime un peu bavard, étourneau et superficiel.

Je surveille ma santé ; après le phosphore je suis passé à l’arsenic, et demain j’arrête l’arsenic pour ingurgiter la Kola. Mais il faut une résistance du Diable pour tenir à ce régime ; Moreau, un des deux ingénieurs du Creusot, est sur le flanc : dans la nuit de samedi à dimanche, il  a eu une terrible crise nerveuse, hurlant, écumant, et voulant se jeter par la fenêtre ; je pense que ce devait friser l’accès de fièvre chaude.

Un autre qui est dans un état lamentable et inquiétant, c’est Lacape, de la Mission Française ; un médecin l’a déjà dit perdu, sans pouvoir diagnostiquer s’il est tuberculeux ou s’il a une lésion du foie. On attend qu’il soit transportable pour le conduire dans une clinique à Botafogo, car sa femme, qui attend un bébé, n’en peut plus de le soigner et de le veiller, malgré l’aide que lui apportent les autres femmes de la Mission.

Descendant en ville ce matin, j’ai fait le trajet avec la comtesse de Périgni, vraiment brillante et infatigable causeuse. Il est toujours intéressant de cueillir quelque pensée typique d’une femme intelligente, mûrie et qui a couru sous toutes les latitudes. En voici une : « Quand une femme, à un instant de sa vie, a été aimée comme je l’ai été et l’a profondément senti, elle peut avoir désormais toutes les libertés, elle ne tombera pas. »

Et ceci me fait penser à deux autres mots savoureux, dits par deux femmes des mieux situées de la Colonie française. Madame Planque, très scintillante et tourbillonnante épouse du directeur de la Banque Française : « Oh ! combien ils me sont sympathiques, le Roi des Belges et sa dame. » Madame Voulmier, femme un peu popote du très cossu directeur du Crédit foncier brésilien, ancien élève de Centrale, faisait visite sa nouvelle luxueuse installation « Nous avons tenu au Louis XV pour notre chambre authentique, nous en sommes absolument certains, c’est nous qui l’avons fait faire. »

Jeudi 16 Décembre 

Voici un joli paquet marqué d’une croix que j’aurai la sagesse de mériter par ma patience à attendre le matin de Noël pour l’ouvrir.

Je suis fâché contre ma Compagnie ; si elle voulait bien comprendre cependant le dévouement qu’il me faut pour la défendre ici ; seulement, voilà, ce serait reconnaître que Rimailho n’a pas été l’organisateur de la victoire.

Il y a vraiment un illogisme remarquable dans la façon d’agir de nos grands chefs ; Merger, le moins dévoué de nous trois, et qui repart en France à sa demande, est le seul avantagé aux augmentations de fin d’année : 1.500frs par an, c'est-à-dire 125frs par mois d’augmentation, avec 2.000frs de gratification. Le pauvre Dury a zéro. Quant à moi, rien de très brillant ; et de Mareuil me disait récemment : « Je comprends que vous vous battiez contre le Diable, car vous devez avoir un bel intérêt personnel en jeu ! » Or, sais-tu, que je me bas pour qu’il tombe 2 millions 1/2 de francs dans l’escarcelle de Monsieur le Lieutenant-Colonel Emile Rimailho, commission escomptée sur une peau d’ours estimée à 120 millions. Il s’en serait vanté à bord de l’Asie, et naturellement le Creusot exploite savamment ici cette imprudente parole qu’il me faut combattre (oh ! ironie !) en me portant garant du désintéressement de mon chef comme du mien propre.

Samedi 17 Décembre 

Invité impromptu à déjeuner chez les Brésard, je me suis ensuite promené avec eux en auto ; puis les ai ramenés dîner à Tijuca.

Dimanche 18 Décembre 

L’arrivée du "Lutetia" qui, ce matin, nous ramenait l’ambassadeur m’a privé de la messe. Il fallait être de bonne heure sur le quai, dans l’incertitude de l’heure de débarquement, et la Colonie Française est restée stoïquement plusieurs heures sous l’averse de grand soleil à attendre le moment de saluer son chef.

Il était près de 11hrs quand j’ai pu présenter mes respects à monsieur Conty.

A côté de notre ambassadeur, à la figure énergique et bon enfant tout ensemble, avec ses yeux profondément enfoncés, le jeune ménage Hautecloque ne différait pas du tout de ce qu’il était en nous quittant, bien que l’on ait déjà chuchoté que Madame attendait un bébé.

Madame Thierry, la femme du secrétaire d’ambassade, apparaissait aussi, si ressemblante à son mari qu’on la prendrait pour sa sœur jumelle ; et comme tous deux sont remarquables par la longueur de leur nez, de quelle appendice nasal sont dotées leurs trois filles qui s’échelonnent de 8 ans à 8 mois !

Pendant cette longue faction sur le quai, les papotages allaient leur train, il fallait bien se distraire. Et c’est ainsi que j’ai appris que Madame Durandin et sa fille Suzon s’embarquaient cette semaine pour la France, faisant grand mystère de leur départ. Pourquoi ?

Les uns disent que c’est l’épilogue  des démêlés récents de Madame Durandin avec Madame Barat : les rapports entre ces deux dames s’étaient tendus au point qu’il y a peu de temps, dans un salon, Madame Durandin avait refusé de donner la main à Madame Barat ; d’ailleurs le vide se fait peu à peu autour de cette dernière, Vendéenne, forte en... bouche, et Moreau reste seul le chevalier fidèle (inutile de dire que le colonel Barat reconnaît cet empressement en tapant à tours de bras sur son matériel).

Une autre version qui, à mon sens, est plus exacte : Madame Durandin emmène la jeune Suzon qui préoccupait vivement ses parents par sa folle passion pour un ténébreux Argentin, 35 ans, le vrai type du rastaquouère, plusieurs compromissions de jeunes filles à son actif. Suzon n’a que 18 ans, et cependant le général, qui gâte horriblement sa fille, avait fait sonder le monsieur pour le bon motif. L’autre a répondu cyniquement qu’il n’épouserait pas, mais que le flirt lui était agréable ; et après cette réponse, la jeune Suzon continuait à rechercher et à pourchasser son Sud-Américain.

D’ailleurs, est-ce le climat qui vaut cela, la vie cosmopolite, enivrante, d’ici : les jeunes filles sont en révolte. La petite Horigoutchy a eu une altercation dans un salon, l’autre jour, avec sa mère qui est venu l’arracher brutalement à un flirt. La fraîche petite Robyns de Schneidhaner, la plus jeune fille des jeunes filles d’ici, s’est fait vivement ramenée l’autre jour du bateau de guerre américain qui donnait une réception, par sa mère et en dépits de ses protestations, parce qu’elle était toujours fourrée dans les coins avec un enseigne brésilien au teint olivâtre.

C’est Petitbon qui me raconte tout cela car je suis à l’écart du monde ; lui, je lui souhaiterais d’épouser la petite Robyns,... mais il me paraît heureux d’être l’enfant choyé du Japon...

Jeudi 23 Décembre 

Lundi, normalement, réveil à 5hrs ½ et retour de tir à 8hrs du soir. Un coup de téléphone de Brésard m’avait avisé que le lendemain il avait besoin de moi à Gericino pour répéter une séance officielle de tir que le Général Gamelin veut exécuter le 27 devant le Ministre. Donc le mardi, réveil à 5hrs ¼, et journée dans la brousse. Et mercredi, séance normale, c'est-à-dire réveil à5hrs ¼, et retour à Tijuca à 8hrs du soir.

Pour Madame Durantin, j’avais heureusement pris mes précautions à temps, et commandé dimanche une corbeille de fleurs qu’on a dû lui porter hier à bord.

Ce que peut être fatigante une journée à Gericino sous ce soleil de plomb ! le sang est cuit dans les veines, et on a la fièvre. C’est comme cela que souvent je reviens de Gericino.

Samedi 25 Décembre 

Noël ! la fête douce, malgré l’éloignement, malgré l’isolement, malgré l’antithèse du décor. Toute l’enfance remonte au cœur, et il est facile de participer, même de si loin, à la joie des enfants, là-bas.

Le petit Jésus est descendu non pas par une cheminée couverte de neige, mais à travers les arbres pleins de sèves fortes dans le jardin tiède, par ma fenêtre ouverte, et il avait déposé sur mes souliers un paquet et une branche de gui. Et quelle joie en ouvrant le paquet : des joujoux, une cravate, un agenda, deux livres ! Que j’ai donc été sage ! Merci Petit Jésus !

Le père Dupont, ce Savoyard qui est le propriétaire de l’Hôtel Tijuca, est un brave homme ; il a eu un geste qui fait plaisir quand on est si loin. Au petit déjeuner, il a faut porter trois excellents cigares aux messieurs, et un paquet de chocolats aux dames. Cela suffit à ne pas se sentit perdu.

Une lettre de mon épouse m’est arrivée hier, et sa lecture a été ma veillée de Noël,... une veillée grâce elle, passée en France au milieu d’eux tous. Je suis très ému de sa pensée de m’envoyer une croix de la Légion d’Honneur sur laquelle sont imprimer les baisers de ceux que j’aime : merci.

Reçu aussi les lettres des chers petits si affectueux ; combien je suis touché qu’ils aient participer à l’envoi de ma Croix. Mais qu’est-ce que cette légende, dont Cricri me fait l’écho, que je danse beaucoup ! A part une quinzaine où Schompré avait organisé une heure de sauterie, le soir, à l’hôtel, aux sons du phonographe, j’ai dansé un cotillon à l’ambassade, un one-stop à l’hôtel Moderne, quelques valses et tangos argentins deux fois au Palace-Hôtel. Et c’est tout.

Ce n’est pas mauvaise volonté de ma part si je n’ai pas communié pour Noël ; il était tard hier soir, et après dîner je n’avais plus qu’à m’adresser à un Père français qui habite à l’hôtel, de passage à Rio pour la propagande française : il m’a répondu qu’il n’avait pas le droit de confesser, et m’a indiqué un couvent de Salésiens dans le faubourg de Catumby ; mais c’est à une heure d’ici, et il m’a encore fallu remettre.

Dimanche 26 Décembre 

Hier après-midi, visite aux Dalmassy, Madame de Dalmassy m’ayant rencontré récemment et reproché que j’étais devenu complètement invisible. Puis visite aux Brésard, ceux-ci m’ont conduit au cinéma, puis, comme il était assez tard ensuite, je les ai emmenés dîner à la Renaissance. Au beau milieu du repas, Madame Brésard a été prise d’une courte syncope, il a fallu l’allonger par terre pour la rappeler à elle. Le gérant finira par me voir avec terreur entrer chez lui avec des dames ; il y a quelques mois, ce fut Madame de Mareuil qui nous joua le même tour. Cela devient scabreux de sortir avec des femmes qui attendant des bébés.

Aujourd’hui, du travail sur la planche : un long rapport à terminer pour ma Compagnie. L’ambassadeur m’a apporté un volumineux courrier de Rimailho, qui se plaint que je n’écrive pas assez, que je ne câble pas assez copieusement, qui voudrait des traductions de tous les articles de journaux, des procès-verbaux plus détaillés de toutes les séances de tir, etc....

Il est d’un enfantillage déconcertant dans sa façon de juger la situation, mais je m’aperçois qu’il ne met que très peu Monsieur Laurent au courant. Il m’annonce qu’il est en train de fonder, avec Zuccoli, directeur de la banque française et italienne, une vaste Société de recherches industrielles au Brésil. « Nous allons faire de belles choses, s’écrie-t-il textuellement, Boquet vous les racontera. »

Il aurait au moins pu m’offrir une situation d’administrateur dans cette affaire ; rien du tout, mais le petit père Boquet va encore tirer quelques sous de ce côté-là.

Mardi 28 Décembre 

Enormément d’occupations aujourd’hui ; câblé à ma compagnie le bon résultat de la séance d’hier à Gericino, en présence du Ministre de la Guerre, de l’Etat-Major, de la Mission Française, de l’Etat-Major brésilien ; puis j’ai été conféré longuement avec l’ambassadeur. Et maintenant je redescends dîner chez les Brésard en compagnie des Pichon, du commandant Petitbon et de Borel.

Jeudi 30 Décembre

Demain, à Gericino, une séance qui m’apparaît comme capitale : les artilleurs de la Mission Française, avec le général Gamelin et peut-être le Ministre, viennent procéder à l’examen critique et comparatif de Saint Chamond et du Creusot. Je suis chauffé à blanc. Le programme de cet examen, approuvé par le général Durandin, a été élaboré par Brésard... et par moi (mais il ne faut pas le dire)

Je n’ai plus qu’à passer un smoking pour aller présider le dîner que je donne ce soir à l’Assyrio, aux de Mareuil, au général Durandin, au commandant Dumay, au capitaine Le Méhauté.

Vendredi 31 Décembre 1920

Eh bien ! mon année se termine dans un joli état d’énervement, et j’ai peine à tenir en place. Ah ! quelle séance, qui dura quatre heures de la matinée ! Ce ne fut pas une lutte sur le terrain technique et scientifique : ce fut un combat acharné de sectaires, une guerre de religion, une croisade des Albigeois, une haine des Capulet contre les Montaigu.

Le Creusot avait mobilisé toutes ses forces, et ses attaques furent brutales et imprévues. J’ai compris aussitôt le "nach Paris". Il fallait faire décider séance tenante, par le général Gamelin que le matériel Saint Chamond ne convenait pas et que le canon Creusot serait proposé. Grâce à des contre-attaques furieuses, l’ennemi a été arrêté sur la Marne.

Le Colonel Barat, quoique fantassin, avait tenu à assister à cette séance d’artilleurs, et en faveur de Moreau sa femme avait dû le remonter à bloc. Le Colonel Pascal, comme je ne m’y attendais pas, se mit à charger comme un énergumène contre le canon de la Maison Rimailho ; avec une telle maladresse de parti pris évident que le Colonel Vuillaume, assez enclin à vanter tout ce qui porte la marque Creusot, conserva la plus loyale neutralité. A côté de moi, le Général Durandin et le Commandant Brésard répliquaient aux partisans du Creusot avec sang-froid, et leur calme aux impertinences voulues de Pascal calma les démangeaisons que j’avais de faire avec mon stick une croix de St André sur la figure de cet artilleur qui n’y connaît rien.

Le Général Gamelin, heureusement, possédait administrativement le programme qu’avait dressé Brésard et n’en perdait pas le cours malgré les reprises d’orage. Et quand le dernier coup de canon fut tiré, il déclara froidement : « Le matériel Saint Chamond se comporte aussi bien que le matériel Creusot, avec l’avantage de peser 100kgs de moins. » L’offensive du Creusot était brisée. Mais ce récit explique que je puis avoir les nerfs surexcités ; je vais les calmer en allant voir mes amis Brésard.