1er séjour suite 2

Janvier 1921

Hôtel Tijuca, 1053 rua Conde de Bomfim, Rio de Janeiro

Samedi 1er Janvier

Premier jour d’une nouvelle année !

Je suis allé prier à la messe, puis je me suis fait conduire à l’Ambassade,... la famille des expatriés. Monsieur Conty et son gendre, descendus de Pétropolis, recevaient ; il nous a fallu écouter le speech du doyen de la colonie et celui du patriarche du Liban (il est touchant de voir, dans toutes les villes du monde, la petite colonie supérieure se ranger sous la protection de la France catholique, suivant la séculaire tradition. A Mexico comme ici, elle est fidèle au 1er Janvier et au 14 Juillet.) Réponse de l’ambassadeur ; coupe de champagne. Et tandis que dans l’embrasure d’une fenêtre les ingénieurs du Creusot conspiraient avec les colonels Barat et Pascal, Brésard me ramenait déjeuner chez lui. Hier soir déjà, dans la petite villa de la Gloria, j’avais pris mon dernier dîner de l’année. En ces heures de fête intime, loin de tous, je n’ai pas été abandonné dans mon coin.

Déposé ensuite quelques cartons, et c’est à Tijuca que s’achève cette lumineuse et brûlante journée de Janvier, dans une atmosphère bien différente de celle d’Europe.

Dimanche 2 Janvier

Voici un début d’année qui s’annonce comme aussi chargé que la fin de 1920. Presque toute ma matinée, à part la messe, a été occupée par la confection d’un câble à la compagnie ; je regrette, pour les étrennes de Rimailho, de lui envoyer brutalement quelques désillusions sur la certitude du succès.

Tout le reste de ma journée va être absorbé par les devoirs mondains, aller saluer à bord du Lutetia le Colonel Maguin qui s’embarque pour la France, déposer des cartes chez les personnages officiels, revenir endosser mon smoking pour aller dîner à l’Assyrio où je reçois les Brésard et les Buchalet, faire ensuite avec eux une apparition au Cercle Français où les anciens poilus ont organisé une sauterie.

Et ne crois pas que ces dîners et réunions soient un agréable délassement, quand à la fin d’une journée écrasée de chaleur et énervé de travail inquiet, j’arrive à l’éreintement complet et qu’il faut encore remonter son entrain ; j’aimerais mieux flâner en blanc dans le jardin de Tijuca que courir en smoking dans les restaurants à la mode et les salons fréquentés de la ville.

Lundi 3 Janvier

Contrairement à l’habitude, ce lundi nous ne tirons pas : la Commission d’expériences s’est donnée congé. J’en ai profité, en m’étant couché à 1hr du matin pour ne me lever qu’à 8hrs ½ ; et encore est-ce un coup de téléphone de Madame Brésard qui m’a forcé à me mettre par terre ; elle, elle est bonne, elle téléphone de son lit. La journée est si chaude qu’à cette heure-là déjà on transpirait sans faire aucun mouvement.

Il m’a pourtant fallu aller en ville voir le Général Gamelin. J’ai trop gardé sur le cœur l’attitude du Colonel Pascal vis-à-vis de Saint-Chamond le 31 Décembre pour ne pas aller m’en plaindre à son grand chef. La démarche était osée et pouvait fort mal tournée, mais je dois défendre ma Compagnie.

Et bien jamais le général ne me reçut plus cordialement, il se montra même vraiment affectueux. Il convînt qu’il avait trouvé le colonel anormalement nerveux, mais me demanda de ne pas jeter de l’huile sur le feu à l’heure actuelle. L’entrevue fut longue, et je sentis que le général était satisfait de la façon dont je m’étais toujours tenu à l’égard de la Mission Française, étayant son travail sans jamais la compromettre, se vantant publiquement de son appui (ce qu’on reproche à Rimailho). Enfin, je l’ai quitté, beaucoup plus apaisé contre Pascal, et plus tranquille pour la suite de mon travail.

Mardi 4 Janvier

Aujourd’hui, tout repose sur moi, et je suis écrasé par ma mission. J’assume tout, depuis le rôle infime de pointeur sur le champ de tir, jusqu’à celui de fondé de pouvoir légal de la puissante compagnie. D’un trait de plume je puis engager les 70 millions de la maison, et une erreur de mon œil peut compromettre le résultat des expériences. Ils ont un factotum au rabais... 1.300frs par mois ! je suis pour eux une splendide occasion ! Ne pensent-ils jamais, sans ressentir une sueur froide, à ce qui adviendrait si je tombais seulement un tout petit peu malade, et qu’il me faille m’arrêter huit jours ?

Quant à chercher un gîte à Deodoro ou Gericino, impossible : c’est la brousse déserte où pullulent les moustiques. Et puis, outre les tirs, il faut que je fasse à Rio un métier de représentant.

Et voici l’heure de descendre dans la ville chaude, pour ne pas arriver trop tard chez Madame Vuillaume à laquelle je vais faire ma visite du jour de l’An.

Jeudi 6 Janvier

C’est à moitié fête légale, ce jour des Rois, dans ce pays où tout est prétexte à ne rien faire. Et le Carnaval, commencé le 31 Décembre, reprend de plus belle aujourd’hui pour aller crescendo jusqu’au mardi gras. Le Carnaval, c’est la folie de ce pays ; on en parle toute l’année, on le prépare pendant dix mois ; les plus pauvres font des économies pour pouvoir participer aux réjouissances ; les journaux ont, pendant cette période, une rubrique quotidienne sous le titre : Carnaval. Et tous les samedis soirs, tous les dimanches soirs, tous les soirs de jours fériés, du 31 Décembre au début du Carême, il y a corso carnavalesque sur l’Avenida, bals carnavalesques dans les clubs, batailles de confettis limités à des rues que l’administration désigne d’avance, et des morros où perche la population noire viennent d’étranges musiques qui scandent cette danse du pays : la samba, d’où est dérivé le maxixe (prononcez : machiche.)

Hier, je suis rentré de Gericino de la couleur d’un camaraö passé à l’eau bouillante. Quelle chaleur ! Avant-hier soir, les Vuillaume m’avaient retenu à dîner à l’Hôtel Moderne. Et ce matin un coup de téléphone des Brésard m’a fait savoir que j’étais attendu chez eux pour déjeuner. Il me faut toujours être par monts et par vaux.

Samedi 8 Janvier

Journée historique. La famille impériale du Brésil est rentrée dans sa patrie, au milieu des ovations populaires, à la suite de l’annulation du décret de bannissement. Un vent monarchique a soufflé aujourd’hui sur tout le pays. Du cuirassé "Sao Paulo" on a débarqué les cercueils de l’empereur Dom Pedro II et de l’impératrice Dona Thereza Christina, ramenés de Lisbonne, et on les a transportés à la cathédrale en attendant qu’ils aillent reposer définitivement à Pétropolis. Les troupes faisaient la haie, et la première voiture qui suivait les deux chars funèbres portait, en compagnie de la femme et de la fille du Président de la République, le comte d’Eu et son fils Pierre. Et dans la foule, de vieilles négresses à cheveux tout blancs, de celles qui ont été esclaves, réclamaient en pleurant : « A redomptora Dona Izabel »... car la pauvre comtesse d’Eu, malade, a dû renoncer au voyage. C’était vraiment une évocation du vieux Brésil, celui qui chaque jour un peu plus roule aux choses mortes, et le comte d’Eu en paraissait le symbole.

Vers la fin de l’après-midi, un orage soudain et violent m’a fait chercher un refuge au cinéma, que je n’ai plus guère le loisir de fréquenter. Et ma bonne étoile m’y a fait retrouver les de Mareuil qui se trouvent actuellement un peu en dehors de ma trajectoire.

Pour le moment, les tirs sont finis à Gericino : hier, dernière séance, dans une atmosphère pénible. La Commission adopte un nouveau théâtre d’expériences : les plages et lagunes du côté de Copacabana et d’Ipanema ; la brise de mer fera-t-elle de ces séances des parties de plaisir ?

Lundi 10 Janvier

La séance d’expériences a été abrégée aujourd’hui. Hier dimanche, ma journée s’était trouvée vaguement chargée.

Messe de 9hrs, puis traduction d’une dépêche reçue de ma compagnie. Déjeuner à l’hôtel, puis lettre à de Schompré avec lequel je suis très en retard. Ensuite, j’ai été voir Lacape à sa clinique de Botafogo : je ne le reconnaissais pas, toujours allongé dans son lit, décharné avec sa barbe noire qu’on a laissé pousser. Quel a dû être son état, puisque sa femme trouve qu’il va maintenant très bien ! Il est certain qu’il n’est pas transportable en Europe ; d’ailleurs l’hiver de là-bas le tuerait. Les médecins lui conseillent une convalescence dans un site élevé, comme Therezopolis dans la Serra des Orgaös.

En quittant Lacape, j’ai été déposer ma carte chez le Général Tasso Fragoso, revenu d’Europe par le "Sao Paulo", et qui aura des avis écoutés pour le choix du matériel d’artillerie.

Enfin, après dîner, il m’a fallu encore aller converser avec le personnage qui doit nous servir d’agent secret et mystérieux pour injecter en bonne place quelques billets destinés à compenser les mauvais jugements qu’on aurait pu porter sur notre matériel. Et voilà une négociation qui ne va pas toute seule : le monsieur est gourmand, et ma Compagnie est bien avare !

Mardi 11 Janvier

Je reviens du Ministère, où j’ai eu une longue entrevue avec le Général Tasso Fragoso, Directeur du Matériel de Guerre. J’avais prié la Compagnie de le travailler durant son séjour en France, en évitant surtout ces charges outrées et sans base sérieuse contre le Creusot dont est coutumier Rimailho, et qui nous fait tort.

Rimailho m’avait écris récemment : « Le Général Tasso est à nous, il est absolument dégoûté du Creusot. » Aujourd’hui, le général m’a parlé avec bienveillance de Saint-Chamond, mais il m’a aussi fait les plus grands éloges du Creusot ; il veut m’avoir à dîner, mais il invitera Moreau en même temps ; à la loquacité brillante de Rimailho, plus emballant, il oppose la froideur posée de Collin, plus insinuant.

Et voilà comment il est impossible de jamais m’appuyer sans contrôle sur les renseignements que me ferait Paris.

La seule chose certaine et qui puisse me réjouir, c’est que le général a l’intention bien nette d’arrêter ces essais qui ne prouvent plus rien et mettent tout le monde sur le flanc, et d'en arriver à une prompte solution.

Vendredi 14 Janvier

Deux jours de tir, à la suite, au fort de Copacabana ; séance depuis le matin jusqu’au soir. On a l’air de vouloir emballer ; mais cette impulsion va-t-elle durer ? Le cadre est encore plus joli qu’à Gericino ; mais par ces journées sans vent, où de lourdes buées violentes stagnent sur l’Océan et les grèves, il fait aussi pesant à Copacabana qu’à Gericino.

Cet après-midi, visite à Madame Pichon sur la colline de Santa-Thereza. J’ai reçu une invitation à dîner chez eux (pour la première fois), c’est pourquoi j’ai jugé convenable de faire ma visite du Jour de l’An. On ne m’a offert aucun rafraîchissement, et les "boîtes à lait" sont maintenant vides. Le jeune Pichon, à la chevelure extraordinaire doit se satisfaire avec du lait stérilisé. Mais comme la plupart des premiers-nés, cet enfant est élevé d’après les indications d’un bouquin, et meurt de faim. Il me devra des remerciements car j’ai vivement conseillé à sa mère d’élever la ration sans attendre la huitaine de jours qui le séparait encore de la ration supérieure d’après le bouquin. Et voilà comment on s’entr’aide sur les terres lointaines.

Voilà longtemps qu’il n’y a pas de courrier annoncé, il me semble.

Samedi 15 Janvier

Ce matin, arrivée du "Massilia", amenant le nouveau nonce pontifical, Monsieur Gasparri, attendu en grande pompe, et amenant aussi plus modestement mes deux nouveaux monteurs, Laroche et Schmidt, attendus avec moins d’éclat par moi, Merger et Dury.

Merger va donc repartir sur ce même bateau quand, après avoir touché Buenos-Aires, il repassera par Rio le 31 Janvier ; et je n’aurai plus avec moi qu’une équipe de trois braves gens que je crois tout dévoués. Laroche m’a confié, à part, qu’à la Compagnie on est assez mécontent de Merger et de sa façon d’avoir exiger sa rentrée en France au moment où la bataille bat son plein, et qu’on est surpris que je l’ai laissé envoyer à Venard, à Verpilleux, à Perrin et autres, un volumineux et fréquent courrier où il exposait en détails la marche des affaires ici, sans que tout cela soit sous ma signature. Enfin, je vais être débarrassé d’un bonhomme qui, je le crois de plus en plus, pouvait m’être fort nuisible.

Les nouveaux arrivants m’apportaient des lettres du Colonel Rimailho qui continue à n’être qu’un grand enfant volontaire (« Je veux toute la commande, et tout de suite, na ! ») ; du capitaine Roy, très affectueux mais que l’on sent craintif devant les grands chefs, et qui m’annonce triomphalement que son traitement mensuel est élevé à 1.300frs et que ma gratification est normale ; de Berthier, qui me parle de sa visite à Boulogne, des colères bleues de Rimailho quand un de mes télégrammes ou un de mes rapports ne montre pas la situation tout en rêve, et des sournois coups de patte de Patart qui trouve toujours que mes lettres ne sont ni assez fréquentes ni assez verbeuses (que lui faut-il ? j’envoie maintenant des rapports de 18 pages !) Bref, Berthier, tout en me faisant valoir combien il me soutient et combat pour moi, est un peu refroidissant.

J’ai emmené toute la troupe déjeuner à mes frais, j’ai inspecté l’installation à Santa-Thereza de mes nouveaux monteurs, et je vais aller dîner chez les Pichon.

Dimanche 16 Janvier

Comme d’ordinaire maintenant, j’ai profité de mon dimanche pour travailler à ma table, dans ma chambre. Seul un coup de téléphone a fait diversion : de l’hôtel Paineiras où ils passent les six semaines des grosses chaleurs en compagnie des Buchalet, les Brésard s’inquiétaient de ne plus me voir. Mais l’hôtel Paineiras est au Corcovado, et il faudrait que je sois rentier pour m’offrir cette visite. J’ai donc dû décliner leur invitation impromptue à aller dîner avec eux ce soir.

Hier, réunion toute simple et tout intime chez les Pichon. Il n’y avait, en plus de moi, que le Commandant Dumay et Borel. Menu peu compliqué : potage, poisson, rôti de bœuf avec pommes de terre et salade, crème au chocolat, oranges et bananes. A la conversation, grandes dissertations philosophiques, car le Commandant Pichon est un esprit sérieux mais a des idées nettement arrêtées et assez spéciales.

Dumay semblait lointain, et voilà qu’en redescendant, dans la nuit tiède, ce grand gosse s’est confié à moi, camarade plus âgé, et s’est presque mis à pleurer, parce qu’une petite grue a déserté Rio pour Sao Paulo. Il a fallu que je lui fasse la leçon, doucement et cordialement.

Lundi 17 Janvier

Levé à 5hrs ½ ce matin, j’arrive à 8hrs au fort de Copacabana, où nous devions tirer. Là, on m’apprend avec la plus parfaite désinvolture que la séance est remise à demain. Deux heures pour aller, deux heures pour revenir, et voilà comment le temps est occupé, sans rien faire.

D’après mes courriers reçus, je vois que l’on danse beaucoup plus à Paris que moi ici. Mais, d’après tout ce qu’on me dit, leurs danses ne me séduisent pas : si elles sont disgracieuses, c’est qu’elles ne sont pas exactes. Je sais déjà que leurs tangos sont absolument de fantaisie, c’est l’incompréhension totale de cette danse sud-américaine, sans complications, simple promenade langoureuse sur un rythme mélancolique et nostalgique ; là-bas, ils en ignorent même la musique.

Même chose pour le fox-trot, qui est calme, balancé, glissé, et aucunement désarticulé. La seule chose animée et mouvementée, bien que la musique ait un arrière goût de tristesse, est le maxixe ; mais je défie bien nos jeunes femmes de savoir danser. Le malheur est qu’on n’a plus aucune notion de la danse et qu’on s’est mis au goût des "nord-américains" qui sabotent jusqu’à la valse.

Si quelqu’un veut apprendre à danser qu’il s’assouplisse dans la valse ; s’il ne sait pas valser, il ne saura jamais danser, pas plus qu’on ne sait monter à cheval si l’on n’a pas débuté par le trot sans étriers.

Ce soir, je vais dîner chez le Commandant Petitbon, avec les Brésard et Borel. Petitbon vient d’être fait officier de la Légion d’Honneur, et tous, moi le premier, nous réjouissons de sa satisfaction, car c’est un des camarades les plus aimés.

Mercredi 19 Janvier

Hier, séance de tir toute la journée ; aujourd’hui,  longue réunion de la Commission au Ministère. Nous ne chômons pas, mais je ne vois tout de même pas arriver la fin des essais, comme me l’avait annoncé la Compagnie avec le retour du Général Tasso Fragoso. On vient même de décider pour la semaine prochaine des épreuves de roulement qui dureraient une dizaine de jours hors de Rio ; je dois les suivre à cheval, et un de mes monteurs devra m’accompagner également à cheval. Et aucun n’est cavalier.

Merger a trouvé la solution : « Vous n’avez qu’à louer une automobile. » Une automobile pour courir dans la brousse ! Il continue à raisonner comme les gens de Saint-Chamond.

Pendant dix jours nous camperons sous la tente ; mais quelle ratatouille allons-nous manger ! Et bien ! les moins enthousiastes pour partir en campagne sont encore les officiers brésiliens.

Jeudi 20 Janvier

Saint Sébastien, jour férié au Brésil. J’en profite pour terminer un courrier à ma Compagnie car il doit y avoir un départ aujourd’hui ; puis je monterai à Paineiras demander sans façons à dîner aux Brésard et aux Buchalet.

Un mot sur ma santé : le surmenage et l’énervement dans lesquels je suis depuis trois mois n’ont pas été sans me faire sentir de la fatigue. J’avais gardé le sommeil, mais perdu l’appétit, alors j’avais maigri de figure... du moins Madame de Mareuil me l’a dit. Mais elle me dit maintenant que j’ai repris bonne mine.

 Vendredi 21 Janvier

Quel joli site que Paineiras, vu, comme hier pour la première fois, par un temps limpide. C’est un col, en pleine forêt puissante, un peu au-dessous du Corcovado, et d’un côté la vue s’étend sur la baie limitée par sa ceinture montagneuse déchiquetée, de l’autre sur l’Océan semé d’îlots sur lesquels se dressent des palmiers, au-delà des grèves de Copacabana et d’Ipanema.

Mes amis étant absents quand je suis arrivé, je me suis enfoncé dans la forêt par un sentier que borde un vieil aqueduc moussu ; des milliers d’insectes crissaient dans le soir chaud, les grands papillons passaient dans un vol mou, et quand l’ombre s’épaissit sous le fouillis de verdure, les lucioles piquèrent des étincelles à travers les branches et les feuilles. Le Brésil ne vaut que par la nature.

J’ai dîné avec les Brésard et les Buchalet, puis, en attendant la descente du train, nous avons doucement laissé couler l’heure sur les rockings de la terrasse dans la nuit merveilleuse... Et, en bas, dans les rues de Rio, c’était le Carnaval !

Aujourd’hui, au moment où j’allais partir pour Copacabana, on m’a téléphoné que le tir était remis à demain. Nous n’avançons plus guère. Mais ce n’est pas une raison pour que je sois de repos : le Colonel Vuillaume m’a demandé d’aller discuter avec lui des modifications à apporter au matériel.

Samedi 22 Janvier

Les Vuillaume voulaient me retenir hier soir à dîner à l’Hôtel Moderne. Comme je suis deux fois déjà leur obligé, c’est moi qui les ai décidés à être mes invités, et je les ai conduits à l’Assyrio, à la grande satisfaction de Madame Vuillaume qui n’avait pas encore fréquenté ce "lieu de perdition". Elle a eu la désillusion de trouver ce lieu bien calme, bien posé et fort convenable ; mais le menu était soigné, l’orchestre a été goûté par ses oreilles de musicienne, la chanteuse a lancé avec art le "Rêve passe", les petites danseuses espagnoles étaient gracieuses,... si bien que le café était pris depuis longtemps que Madame Vuillaume n’écoutait nullement les avis de son mari de rentrer chez soi : elle faisait la bombe.

Il faut maintenant que je parte au tir à Copacabana, ou plutôt me rendre, à 10 kilomètres de là, à la pointe sauvage de Marisco pour faire l’observation des coups qu’on envoie dans la mer, en compagnie du Général Tasso Fragoso. Cela va être une vraie partie d’alpinisme : je sais que le général a commandé une corde de 30 mètres pour nous faciliter l’accès au poste d’observation.

Et après le tir je n’aurai qu’à regagner Tijuca au galop, passer mon smoking, et aller avec de Périgny dîner au Jockey Club où nous sommes invités par Borel.

Dimanche 23 Janvier

Il s’agissait hier soir d’arrêter les détails de l’escalade à la Pedra da Gavea, que nous projetons depuis longtemps. Mais le temps s’étant mis au vilain, nous sommes rentrés indécis, et l’abondante pluie de la nuit nous a donné la certitude qu’aucun de nous trois, Périgny, Borel et moi n’irait au rendez-vous fixé.

Mais, si Madame de Périgny est une charmante femme, je la crois une femme terrible devant laquelle doivent filer doux tous ceux qui l’approchent. Elle avait compté sur l’absence de son mari pour continuer à sa guise l’organisation de sa villa (qu’elle fait transformer de fond en comble, dirigeant les ouvriers, ne les quittant pas d’un pouce) ; il fallait donc que son mari s’arrange comme il l’entendrait, mais qu’il débarrasse le plancher. Aussi m’attendait-il à la sortie de la messe de 9hrs, implorant presque l’aumône d’une promenade. J’ai donc renoncé à aller faire visite à Madame Eymerat, la femme de notre consul, dont c’était le jour ; nous avons déjeuné en tête-à-tête, Périgny et moi ; puis nous avons gagné Alto Boâ Vista. Visite en tramway, et de là nous sommes engagés dans le chemin qui, par les crêtes, mène au Corcovado. Une vingtaine de kilomètres. La marche était aisée par le temps couvert et rafraîchi, la forêt a des aspects grandioses ; de temps à autre on jouit d’une échappée de vue splendide à travers la végétation. Mais la bifurcation qui devait nous conduire à Paineiras nous est passée inaperçue, et il  a fallu nous décider vers 6hrs du soir, à redescendre par les à pics jusqu’à la route de Rio à Tijuca.

Excellent pour dégager les méninges une telle promenade avec un agréable compagnon, et ce soir je me sens peu de lassitude, ce qui prouve que ma santé n’est pas mauvaise.

Lundi 24 Janvier

Une grève du port à Buenos-Aires a retardé ces temps-ci tous les courriers annoncés pour l’Europe, et les voici maintenant qui passent tous ensemble. Ensuite alors il y aura un trou.

Aujourd’hui, nous avons eu une séance de tir assez fatigante sous des aquaceros formidables.

 Mardi 25 Janvier

Ah ! qu’il serait bon de ne rien faire sous l’averse de soleil dont nous sommes gratifiés, et comme je pardonne en ce moment à ce pays d’être le royaume de l’indolence et de la paresse. C’est la pleine canicule, et quelle canicule ! Jamais je n’ai été plongé si longtemps de suite dans un semblable bain d’air embrasé. Jadis je me retrempais dans la fraîcheur des nuits de Pétropolis, et à Mexico la chaleur s’en allait avec la chute du jour.

Ici, à Rio, et même à Tijuca, le thermomètre reste immuable, et la nuit n’attiédit pas l’air immobile. Quel supplice d’enfer ce doit être pour ceux qui n’aiment pas la chaleur, car, même en l’appréciant, on s’estime un peu trop bien servi. Dès mon réveil je suis altéré, et je suis devenu expert dans l’art de me fabriquer des citronnades.

Mais, à cette de l’heure de l’après-midi, il vaudrait mieux faire la sieste que de faire des tirs à Copacabana !

Jeudi 27 Janvier

Nouvelle bourrasque de bousculade, ces jours-ci. On prépare le départ pour les essais de roulement, et le tout prochain embarquement de Merger me donne un petit supplément d’occupations. Il me faut arrêter ses comptes, courir les changeurs pour lui fournir de l’argent français, aller à la Compagnie des Chargeurs pour le recommander pour une bonne cabine,... et là j’apprends que mon citoyen, qui s’était plaint à moi de voyager en seconde intermédiaire et m’avait soutiré le prix d’une seconde, s’était fait inscrire en seconde intermédiaire, profitant ainsi de la différence due à mon apitoiement. Enfin, il s’en va : que la Compagnie ait son âme !

Il s’embarque le jour même, où avec mon monteur Laroche, nous commencerons notre randonnée à travers la brousse pour escorter le canon dans ses épreuves de roulement. Je ne sais si cela fera très bon effet à Saint-Chamond.

A midi, tout à l’heure, je dois partir du Ministère en automobile avec le Général Tasso Fragoso pour aller à Deodoro examiner les dernières dispositions à prendre pour notre expédition. Ces gens n’ont jamais fait de manœuvres, et les voilà qui font plus d’histoires que nous quand nous sommes partis en guerre. Et je souhaiterai rentrer assez tôt pour monter dîner à Paineiras et dire au revoir aux amis de là-haut ; dans quatre jours Brésard part en mission d’un mois dans le Rio Grande do Sul.

Février 1921

Dimanche 6 Février

Rentré hier soir, les muscles plus fatigués mais les nerfs plus reposés qu’au départ. Mon périple aurait été charmant si je n’avais pas eu derrière moi un canon qui perdait un à un tous ces organes à chaque cahot du chemin. Mon nouveau chef monteur Laroche m’a paru un garçon intelligent et dévoué ; il n’est pas bien fort à cheval mais il n’a pas proféré une plainte, au cours de ces 200 kilomètres, souvent durs.

J’attends d’un instant à l’autre mon brave père Dury qui vient causer service et déjeuner

 Lundi 7 Février

Je viens donc de vivre une grande semaine en pleine nature. J’ai été cuit, rôti, tanné, bronzé ; j’ai eu soif, j’ai dévoré avec appétit la peu appétissante ratatouille brésilienne ; aux grandes haltes du plein midi un sommeil invincible m’allongeait sur la brousse ; et la nuit, la lassitude m’empêchait de sentir la dureté des sommiers en planches et la morsure des moustiques.

Et pourtant cette semaine fut une bonne trêve, sans l’énervement que cause la préoccupation de nombreuses choses à faire à la fois, et le souci de mettre de l’ordre dans une journée surchargée. Plus de questions diplomatiques ou commerciales, plus de conférences où  il faut peser ses mots, plus d’obligations mondaines, plus de ces télégrammes toujours hors de saison d’un Rimailho qui n’arrive pas à se mettre à la page.

Pour la première fois, j’ai retrouvé un peu des agréments de ma première mission. Quel dommage seulement d’avoir un canon qui semait peu à peu ses organes sur la route !

En costume de cow-boy, un bon cheval entre les jambes, révolver à la ceinture et mon fusil de chasse à ma portée, j’ai été de Rio à Santa Cruz non pas en ligne directe, mais par de très longs zigzags à travers la brousse, au milieu d’horizons aussi sauvages qu’on puisse le rêver. Ciel merveilleusement pur et bleu d’où descendait une intense lumière qui accrochait des reflets métalliques aux longues feuilles des hauts palmiers.

Journées les plus chaudes de l’été tropical, depuis l’aube dorée où nous nous mettions en route, jusqu’à la chute du soleil qui plongeait les serras dans un bain de teintes prestigieuses. Nous avons traversé des marécages où le canon s’enfonçait jusqu’à l’essieu et d’où il fallait l’arracher péniblement en s’attelant à des cordes, des vallées sablonneuses où montait du sol une ardente réverbération et où les roues crissaient dans leur effort à rouler.

J’ai vu quelques aigrettes, impossibles à approcher sans employer des ruses d’Indiens qui ne m’étaient pas permises avec mon obligation de ne pas trop abandonner ma pièce en cours de route. Mais j’ai tiré des canards sauvages dont la chair fut estimée fine et succulente par les Français de l’expédition, les Brésiliens refusant leur part et ne se délectant qu’avec leur feijoada saupoudrée de farine de manioc.

Depuis dix mois que je vis ici, c’étaient les premiers coups de fusil qui m’étaient permis ! Cela m’a fait vraiment plaisir.

J’ai pu apprécier en mon nouveau monteur Laroche un homme autrement dévoué que Merger. Sa science équestre était bien courte, malgré les quelques leçons qu’il avait reçues il y a treize ans dans l’artillerie... à pied. Malgré une chute le premier jour, il a continué à m’accompagner pendant ces deux cents kilomètres, toujours zélé, de bonne humeur, et content de découvrir, dès la sortie de Rio le Brésil, un pays dont la capitale neuve et cosmopolite ne donne plus aucune idée. Mais la nuit près de moi, quels sommes il piquait,... et quels ronflements !

Nous avons séjourné deux jours et trois nuits à Santa Cruz pour y exécuter différentes manœuvres et évolutions. J’ai retrouvé ce vieux coin, que j’ai regretté déjà plus d’une fois ici, bien peu changé ; la fazenda impériale, où je n’ai pas eu de difficulté à replacer les détails de mon existence sauvage avec Massotier, a été nettoyée, repeinte intérieurement, regarnie de quelques vitres qui n’ont aucune utilité puisqu’il faut garder les fenêtres ouvertes, aménagée pour le casernement du 2ème régiment d’artillerie de campagne. Comme jadis les grandes chauves-souris y viennent dans la nuit vous caresser de leur vol mou ! et comme ma moustiquaire m’avait enfin rejoint (la voiture qui la portait s’égarait régulièrement à chaque étape) j’étais défendu contre les assauts de toutes les bêtes nocturnes qui sont toujours là dans leur domaine.

Les troupeaux à demi sauvages continuent à pâturer dans l’immense plaine marécageuse en attendant leur passage au Matadouro ; mais maintenant une partie de cette plaine est transformée en rizières pour le plus grand profit du Senhor Durish, toujours vivant et puissant maître de ces lieux. Seule la petite auberge où je prenais mes repas avec Massotier et le lieutenant Paes Leme (aujourd’hui retraité comme lieutenant-colonel) a été remplacée par une maisonnette en ciment, sans cachet, et porte l’enseigne "Hôtel".

Au long des étapes de cette randonnée, restent fixées dans mes yeux les visions de Jacarepagua, dans un beau soir tiède et coloré, violemment embaumés de sèves et de fleurs, avec ses fazendas du temps colonial portugais somnolentes sous les orangers et les citronniers ; Reafengo, dans un désert de sable brûlant , faisant songer à quelque cité du nord-africain par son agglomération de maisons basses et sa caserne crénelée sur lesquelles se balancent les hauts palmiers, les murailles ne sont pas blanches mais bariolées d’ocre, de bleu, de jaune ; Pedra, un village de pêcheurs au bord d’une grande lagune tranquille, vrai village de quelque tribu africaine avec ses cases de bambous aux toits de palmes séchées.

Et c’est avec la mélancolie d’une rentrée de vacances, que samedi j’ai entendu résonner sous les sabots de mon cheval Iguassu les pavés des suburbes grouillants de Rio.

Mardi 8 Février

Mardi-Gras, le couronnement de folie, de vertige, de griserie, de ce Carnaval qui est, suivant le mot d’un Brésilien « la première et la plus grande fête du Brésil. » Ce qu’ils en parlent de leur Carnaval ! J’ai eu le malheur d’évoquer nos carnavals de la Riviera : bah ! « de la roupie de sansonnet », comme disait Willy. Toute l’année on en parle, toute l’année on s’y prépare ; les plus pauvres font des économies pour cette fête. Le Carnaval commence à se manifester dès le 31 Décembre et ne meurt qu’à l’aube du mercredi des Cendres ; aujourd’hui, c’est l’apogée.

Hier soir, après dîner, me voyant rentrer dans ma chambre, l’abbé Passérieu, ce petit prêtre remuant à l’accent du midi que le Comité Baudrillard pour l’influence française a envoyé ici, qui dit sa messe, loue des salles de théâtre pour faire des conférences, vous propose la vente d’une mine de manganèse, mais ne vous confesse pas, qui tomberait volontiers la soutane pour faire sa partie de billard, et qui est devenu l’aumônier potiner et choyé de tout l’hôtel Tijuca me disait : « Comment ! vous ne descendez pas à Rio ! Mais il faut voir ce Carnaval unique. Songez à cette folie ; l’an dernier trois mille mineures ont portées plainte pour avoir été violées pendant ces fêtes,... sans compter celles qui n’ont rien dit, et les majeures ! » Et pourtant ce matin les journaux qui depuis trois jours ne parlent plus que des choses du Carnaval, publient une très sage et très étudiée réglementation de police pour aujourd’hui, où il est dit naturellement : « Sera immédiatement emprisonné quiconque manquera de respect à una senhora. »

Donc, ces trois jours-ci, trêve à nos expériences : pour rien au monde, un Brésilien ne travaillerait... que les chauffeurs d’autos, les vendeurs de serpentins et de ces petits siphons à main remplis d’éther parfumé dont les gens s’arrosent réciproquement, ce qui remplace le jet de confettis de chez nous.

Descendu en ville ce matin, j’ai rencontré l’ami Coutard devenu invisible depuis un temps infini. Ce pauvre bossu a perdu sa gaîté et sa verve et m’a fait ses confidences ; il est dans la purée noire, ses affaires sont mauvaises, il a été sous le coup de la saisie, et se demande s’il ne lui serait pas sage de filer vers l’Europe pour éviter ici la prison qui le menace de bien près. Il m’a fait l’effet d’avoir les ailes brisées.

Tout à l’heure je vais dîner à l’Assyrio où j’emmène Madame Brésard (le commandant étant en voyage d’études dans le Rio Grande do Sul), l’intendant Bachelet et sa femme, Petitbon et Le Méhauté. Pour une fois, pas le moindre but diplomatique mais un cordial Carnaval entre bons et bonnes camarades. Le seul point préoccupant est de trouver une auto, Madame Brésard m’ayant demandé de venir la chercher en voiture à la descente du Corcovado, et les autos devant être introuvables, toutes retenues pour le corso de cette nuit.

Jeudi 10 Février

Le Carnaval s’en va ; je ne dis pas : « les roses vont éclore », car ici il y a longtemps que c’est chose faite ; mais le travail sans loisirs reprend.

Hier à peine le temps d’entrer dans une église pour une courte prière, et toute ma journée occupée à Saô Christovaö pour la visite en détail du matériel après les dures journées qu’on lui a fait vivre. Et j’étais légèrement "vaseux" ; couché à 5hrs ½ du matin, et levé à 7hrs ½... ultime délai. Et toute ma matinée d’aujourd’hui, même corvée.

J’ai donc assisté à un soir de Carnaval à Rio. Imaginez une réunion travestie, mais grossie aux proportions de toute une ville ; tout un peuple : riches et pauvres, blancs et gens de couleur, dans la rue où il a l’air d’accomplir, par devoir et sans exubérante gaîté, un rite nécessaire. Il semble que la plupart des gens se sente obligé au travestissement, comme le frac est de rigueur dans une soirée ; et les innombrables pierrots mauves, verts, roses ou noirs, déambulent d’un air grave et posé, souvent même mélancolique.

Dans la nuit chaude, sous les lumières, il faut cependant faire effort pour remarquer que ce peuple est travesti ; toute la note ordinaire des toilettes est déjà claire, vive et chatoyante ; beaucoup de femmes en somptueux costumes de Bahianes, beaucoup de gitanes, cela a trop de couleur locale pour paraître un déguisement ; les pierrettes du corselet noir avec courte jupe de tulle blanc semé de gros pompons noirs, c’est d’une élégance tellement sobre qu’on se croirait à la promenade de quelque ville de chez nous ; et quant à ces innombrables jeunes femmes, très décolletées dans des robes légères aux tons tranchants, nœuds de rubans ou plumes de paon dans les cheveux, on les jugerait simplement en robes de bal, et normalement, dès 10hrs du matin, elles sont en robes de bal sur l’Avenida.

Quant à la plupart des hommes, chemise de soir de teinte violente bouffant sur le pantalon blanc, casquette blanche ; c’est la tenue classique, bien plus "carnaval" que les quelques gauchos que l’on voit circuler.

Les pitres sont l’exception : de ci, de là, un blanc s’est passé le visage au cirage, ou un nègre s’est barbouillé de colle de pâte ; quelques jeunes gens se sont travestis en femmes.

Et bien ! ce qui est joli, c’est l’ondoiement à perte de vue de toute cette foule claire et coloré, où la note sombre des quelques rares non déguisés ne se distingue pas.

Sur la chaussée, le corso déroule lentement son ruban sans fin d’automobiles qui se suivent liées les unes aux autres par une trame de serpentins multicolores et qui glissent le long de l’avenida et des paraias au bord de la baie. Dans l’une, c’est un groupe de jeunes femmes et de jeunes filles toutes en toilettes identiques, assises jusque dans la capote de l’auto ; elle est suivie d’une autre où il n’y a que des messieurs cherchant à enchaîner la première avec des serpentins. Dans une troisième, c’est toute une famille, en même couleur, la jeunesse dans la capote, la grand’mère sur le coussin du fond avec les domestiques métis qui portent les bébés, les messieurs sur les strapontins de devant

Le corso s’arrête pour laisser passer un des trois cortèges organisés par les trois clubs : Fenians, Démocratiques, et Lieutenant du Diable (os Tenentes de Diablo) ; féerie du Châtelet, avec les cavaliers, les porteurs de torches, les chœurs, les chars dorés allégoriques.

Sur les trottoirs, la foule regarde inlassablement le corso ou le défilé des cortèges, et s’arrose avec les lance-parfums. De ci, de là, un groupe de nègres et de négresses passe, venu de quelque lointain suburbe, se trémoussant  sans arrêt dans les contorsions de la samba, cette danse d’où est né le maxixe, s’accompagnant d’une mélopée énervante et triste.

Et l’on sent une folie, un vertige, impassibles, montés dans tous ces yeux brillants et fatigués ; et cette vapeur d’éther qui flotte sur tout cela et gagne le cerveau ne contribue pas à maintenir la raison.

Pour nous, nous avons fait un gentil dîner à l’Assyrio (le homard à l’armoricaine était renversant !) aux sons de l’excellent et entraînant orchestre. Les quatre hommes étaient en blancs impeccables, les deux femmes en toilettes qui nous faisaient honneur. Petitbon et Le Méhauté avaient apporté des lance-parfums pour arroser les jambes de ces dames ; ils en furent pour leurs frais, Madame Brésard appréhendant l’odeur de l’éther en ce moment. Puis, du Club Naval où nous étions invités par des officiers de marine, nous avons assisté au défilé du cortège des Tenentes de Diablo sur l’avenida.

Retour à l’Assyrio où, à une table voisine de la notre, le Général Durandin et les de Mareuil étaient invités à souper par la richissime et peu distinguée Madame Lage ; la petite de Mareuil, se croyant en un lieu de perdition, avait caché sa figure sous un loup noir ; mais mes conseils, et la chaleur torride aussi, lui firent bientôt enlever cet instrument vilain de supplice.

A 2hrs du matin, accompagnement à la gare de départ pour le Corcovado de Madame Brésard et des Buchalet ; ces dames étaient très légèrement et gentiment pompettes. Oh ! sans scandale. Madame Buchalet trouvait sauvage que son mari ne la laisse pas « courir les clubs » avec Petitbon, Le Méhauté et moi ; mais le placide Buchalet ayant déclaré qu’il n’y faisait aucune opposition et la laissait absolument libre, elle proclama aussitôt que son devoir de mère la rappelait près de son fils, et se laissa sagement rentrer dans sa montagne.

Petitbon nous emmena alors, Le Méhauté et moi, au High-Life Club pour lequel il avait une invitation ; là, je dus faire danser Madame Créqui, femme d’un banquier français, fort reconnaissable, malgré son loup par sa taille volumineuse et imposante : miracle, cette grosse dame danse parfaitement et agréablement. A 4hrs ½, je prenais un taxi pour rentrer à Tijuca : le Carnaval était fini, les affaires sérieuse reprenaient leurs droits.

Et après ce long récit, je n’ai que le temps de bondir à Paineiras, où les Buchalet m’attendent à dîner avec le Général Durandin et sa belle-sœur, Madame Pichon.

Vendredi 11 Février

C’est demain que doit arriver la famille Boquet, accompagnée de douze personnes, paraît-il. Boquet m’a seulement écrit de lui retenir deux chambres à l’Hôtel Internacional, et que ses adjoints se débrouilleront. Il ne se doute pas du mal que l’on a à trouver en ce moment de la place dans les hôtels et pensions situés un peu à la fraîcheur. Alors j’ai eu pitié de tous ces pauvres gens qui vont tomber demain, tout dépaysés dans la fournaise, et malgré tout ce que j’ai à faire je me suis mis en campagne ainsi que mes monteurs, et nous avons fini par dénicher le logement voulu ; à l’heure actuelle, il n’y a plus que la famille Boquet à la belle étoile ; je reviens de l’Hôtel Internacional (où Boquet sait pourtant qu’il serait de mauvais ton d’habiter, toute la Légation d’Allemagne y prenant ses quartiers d’été) où il n’y a plus la moindre place. Alors demain de bon matin je monterai à Itamaraty voir s’il y a des chambres.

Le Général Tasso Fragoso m’a invité à dîner ce soir avec Moreau, du Creusot. Quelle corvée c’est pour moi !

Dimanche 13 Février

Hier, journée entièrement consacrée à Boquet. Itamaraty, où je lui ai fait réserver deux chambres ; puis Ministère où j’ai couru de bureau en bureau pour toucher sa première mensualité afin que lui et ses adjoints aient de l’argent brésilien à leur arrivée : on m’a fait faire beaucoup de papiers, donner de nombreuses signatures et, finalement, on m’a fait savoir qu’on ne me remettrait l’argent (43 contos, c’est à dite une centaine de mille francs) que la semaine prochaine.

Après une longue attente sur les quais, j’ai vu enfin accoster le "Lutetia". Ah ! quelle arrivée ! Une bande de Parisiens excités descendant d’un train de plaisir, riant, gesticulant, s’interpellant ; je n’étais guère flatté ; je t’assure Boquet est de beaucoup le mieux des seize personnes qui sont arrivées ; mais, s’il m’a trouvé maigri, moi je lui ai trouvé un petit bidon florissant ; pendant ces six mois il n’a pas dû se faire la même bile que moi.

Sa femme doit être bonne personne, mais comment oserai-je la présenter avec sa manie d’appeler son mari « petit père ». Et puis elle est trop à tu et à toi avec les femmes des contremaîtres. Boquet m’a tranquillement déclaré qu’il ne monterait pas à Itamaraty où jadis il avait été piqué des moustiques, et m’a laissé les deux chambres sur les bras. Il a choisi la meilleure des installations retenues à Santa-Thereza pour ses adjoints et a déclaré que ceux-ci se débrouilleraient ; naturellement ce sont mes monteurs qui les ont tirés d’affaire. Ceci m’a prouvé que Boquet n’est pas un chef. Je vais achever ma journée à Paineiras où, cette fois-ci, je suis invité par Madame Brésard, et où je respirerai un air moins brûlant qu’ici.

Mercredi 16 Février

Cette mission aura été la plus difficile et la plus pénible, et aussi la plus longue. Et dire que quand je me bats ici avec l’idée non pas seulement de faire réaliser une affaire à la Compagnie, mais surtout qu’en ce moment tout l’avenir du service des Etudes d’Artillerie est en jeu, le brave Capitaine Roy est d’une apathie et d’un détachement remarquable ; « il s’en f.. », m’a dit Boquet. C’est à vous dégoûter.

Lui, "le petit père", il ne s’embête pas. Il gagne 6 cantos ½ par mois, dont 5 cantos ½ prélevés sur la somme fournie mensuellement par le Gouvernement brésilien, et un contos que lui alloue la nouvelle association Saint-Chamond Banque-franco-italienne... dont il est l’agent attitré. Voilà qui m’a fait plaisir. Bref, au cours actuel du change, Boquet touche 170 à 180.000 francs par an ! C’est lui-même qui me l’a confié aujourd’hui, tandis que nous allions ensemble essayer de toucher son argent,... ce qui n’est pas encore fait.

Avant-hier et hier, tirs à Gericino ; je ne sais plus ce que veut la Commission d’Expériences. Si elle fait joujou, cela ne m’amuse plus du tout.

Hier soir, Petitbon m’avait invité à dîner chez lui avec les Buchalet et Madame Brésard ; je suis arrivé à 8hrs ¼, revenant du tir, tellement abruti que je n’aurais pas eu le courage de prendre une plume pour écrire si j’étais remonté à Tijuca. Et pourtant leurs gamineries et enfantillages ont fini par me remettre d’aplomb.

D’ailleurs je n’ai pas perdu ma soirée. Comme les hôtes du Corcovado avaient dû se retirer de bonne heure, Petitbon était revenu avec moi jusqu’à l’avenida où je prenais mon tramway de Tijuca ; nous avions rencontré le Colonel Filloux, que le Creusot vient d’envoyer ici comme réplique au voyage de Rimailho. Il vaut mieux être dans l’intimité de ses adversaires que vivre isolé d’eux. Et j’ai eu un trait de... génie, tout simplement. J’ai invité Filloux pour vendredi soir à l’Assyrio, et il a accepté. J’ai aussitôt combiné d’avoir en même temps le Général Durandin, le Colonel de Boigne (de la maison Hotchkiss) et son fils, et Petitbon. Je complète ma table par quelques dames dont les maris sont actuellement dans le Rio Grande do Sul, car j’ai assez d’hommes comme cela. Et ainsi le Creusot accepte l’hospitalité de Saint-Chamond sans que cette réunion ressemble à un guet-apens.

Je suis sûr d’avoir un bon point de l’ambassadeur et du Général Gamelin. On a tellement reproché à Rimailho d’être resté ici à planer dans les hautes sphères dans un splendide isolement !

Jeudi 17 Février

Après une nouvelle interminable station au Ministère, j’ai fini par toucher les deux premières mensualités de Boquet, et le "petit père" s’en est allé joyeux, "bon à tuer". Et maintenant je vais le laisser voler de ses propres ailes et garder mon indépendance, car il aurait un peu trop tendance à m’agripper ; j’ai trop à faire de mon côté, et déjà aujourd’hui, pour lui, j’ai manqué la moitié d’une réunion de la Commission d’Expériences.

Vraiment la Compagnie me fait faire du mauvais sang. Boquet m’a montré une lettre, écrite entièrement de la main de Mr Laurent, et qu’il s’apprêtait à remettre triomphalement au Ministre. J’estime que si cette lettre, qui débute par « Mon cher Ministre » est remise, on peut dire adieu à l’affaire. J’ai dit à Boquet que je la soumettrais d’abord à l’ambassadeur, et suivant ses avis, prendrais pour moi la responsabilité de l’arrêter.

Ce soir, dîner chez les Vuillaume, à l’Hôtel Moderne, auquel assisteront les Pascal. Depuis la séance du 31 Décembre à Gericino, le Colonel Pascal me fait la tête que je serais autorisé, moi, à lui faire. Il faut que je l’amadoue.

Vendredi 18 Février

Ce matin, de 7hrs à 1hr de l’après-midi, tir à Copacabana. Ce soir mon fameux dîner "diplomatique" à l’Assyrio.

Buchalet est vraiment un bon copain ; comme il me voyait ennuyé parce qu’il me manquait une dame pour l’ordonnance de ma table, il me prête sa femme pour la soirée, à seule condition que je la reconduise ensuite jusqu’à l’hôtel Paineiras au Corcovado.

Samedi 19 Février

Je viens de déjeuner chez mon mystérieux agent, que j’appelle "mes yeux dans la nuit". Il est très optimiste ; nous nous relevons de très bas, et les agissements du Creusot dans la coulisse n’ont été que maladresses sur maladresses.

Très bien passé, le dîner hier soir ; tout le monde content et moi aussi.

Je pars dîner dans la famille Boquet, à leur hôtel Vista Allegre à Santa-Thereza.

Dimanche 20 Février

Petitbon vient de me téléphoner qu’il m’attend de bonne heure après déjeuner pour monter à Paineiras avec la famille du ministre de Belgique, Robyns de Schneidaner. Epousera-t-il ? n’épousera-t-il pas ? Son cœur a de terribles oscillements entre Thétys, Sofia et Iwa (la Grèce, la Belgique, le Japon).

Lundi 21 Février

Il est très difficile de trouver ici ce que l’on veut ; dans mes recherches chez tous les papetiers de la rue Ouvidor, il m’a été présenté des papiers à lettre étranges : des bleus de blanchisseuse, des verts épinards hurlants, des roses incroyables, des chromes de soleil couchant, le tout sous les formes les plus baroquement rastaquouères de feuilles et d’enveloppes. Bien que Boquet prétende que je suis devenu très Brésilien, je lui donne un démenti : je renonce à regret à l’azur pâle que j’aime, pour l’excellente raison que je n’en ai pas trouvé de raisonnable, et je me contente d’un blanc modeste et de la forme la moins originale.

La silhouette des Lacape va disparaître de notre horizon ; ils s’embarquent ces prochains jours, et définitivement pour l’Europe. Cet après-midi, ils ont donné leur thé d’adieu à l’Hôtel Moderne, et tout le bataillon était rassemblé ; Lacape, très travailleur mais très entier dans ses idées, avec cette étrangeté commune à tous les ingénieurs des poudres (qui en grand nombre tournent à l’immoralité ou se font pères jésuites), s’est mis à dos les Brésiliens et le général Gamelin doit le remplacer.

Il n’emporte pas beaucoup de regrets de la Mission Française, tandis que sa femme était sympathique à tous et plainte d’avoir pour mari une telle barre de fer rigide. Quoiqu’il fut toujours très aimable pour moi, depuis le passage de Rimailho, il ne cessait de contrebattre ouvertement Saint-Chamond, et tout à l’heure encore, en prenant congé de Moreau, il lui dit en plein devant moi : « C’est très sincèrement que je vous souhaite entière réussite dans votre mission. » A moi, il s’est contenté de souhaiter : « bonne santé et prompt retour. »

Mardi 22 Février

Ce matin, je suis allé représenter Boquet à notre ambassadeur, puis mon camarade m’a emmené déjeuner au Sul-America pour se rappeler le temps où nous prenions nos repas en tête-à-tête.

Je sens son désir de se recoller à moi ; mais maintenant qu’il ne s’agit plus de parler mais de produire des réalités, il semble un peu effrayé de la tâche qu’il a à assumer ici, et cherche mon appui. Appui moral, tant qu’il voudra ! mais je me garderai soigneusement d’intervenir matériellement dans ses travaux, et d’ailleurs je ne le pourrai pas. Et puis je suis tranquille, le "petit père" se tirera toujours d’affaire, même en réclamant à Saint-Chamond d’excellents contremaîtres qui feront le travail.

Déjà il écrit au Colonel Rimailho qu’il lui faut de toute nécessité une automobile, et qu’on veuille bien lui en payer les frais. Et moi qui m’inquiète de voir arriver le moment où il va falloir me commander un nouveau complet, et renouveler mes chaussettes apportées de France et qui depuis longtemps se refusent à enfermer mes orteils. Et cela parce que ma note mensuelle fera un brusque bond.

L’ambassadeur juge, comme moi, que la belle page de Mr Laurent au Ministre de la Guerre constitue un formidable gaffe qu’il est de mon devoir d’éviter. Boquet est effrayé de mon audace de télégraphier au grand patron qu’il veuille bien se tenir tranquille (oh ! en termes diplomatiques), mais je suis absolument couvert par Mr Conty, auquel cependant je n’étais pas fier de montrer que j’ai des chefs aussi orgueilleusement ignorants.

Alors Boquet m’a confié que, pour éviter que je ne fasse d’une lettre du Colonel Rimailho au Général Tasso Fragoso la même chose que de la lettre de Mr Laurent, il l’avait remise sans m’en parler, mais que maintenant il avait des inquiétudes. Et il m’en a fait connaître le contenu : effarant !

Eh bien ! il est des gens que l’on repêche trois ou quatre fois de la Seine, et qui s’y rejettent une cinquième ; ceux-là il faut renoncer à les empêcher de se suicider !

Mercredi 23 Février

Ce matin, tirs à Copacabana. J’ai l’impression que la Commission commence à être fatiguée de ces expériences, et qu’elle n’a plus le même enthousiasme pour tirer le canon sans relâche. Ces grands enfants se dégoûtent de leur joujou ; les séances se font plus courtes et plus espacées, et je ne m’en plains pas.

Quelle existence de brute je mène depuis plus de quatre mois, avec toute pensée peu à peu entièrement absorbée par mon affaire ; et dire que ce furent les plus beaux mois du Brésil, ceux où les promenades auraient été si splendides dans les matinées et les soirées, où il aurait été si propice d’aller dans le sauvage Santa-Catharina. Je n’ai pas pu profiter de l’été lumineux du Tropique ; je n’en ai eu que les inconvénients et les soucis de cette dure mission.

Et maintenant nous traînons, nous perdons notre temps.

J’ai promis de monter dîner à Paineiras ce soir ; il ne faut donc pas que je manque le train de 6hrs ¼ pour le Corcovado et c’est pourquoi je dois poser ma plume.

Jeudi 24 Février

Aujourd’hui, une des nombreuses fêtes nationales du Brésil ; donc repos. J’attends à déjeuner à l’Hôtel Tijuca toute la famille Boquet, puis ce soir je reçois à dîner à l’Assyrio les Vuillaume qui vont quitter le Brésil dans huit jours, les Pascal que je m’efforce de ramener à moi, et notre bon attaché militaire Commandant Salatz.

Hier soir, merveilleux et étrange coucher de soleil sur l’Atlantique, vu de la terrasse de l’Hôtel Paineiras. Sur l’océan immobile, des flocons de brumes lourdes, en paquets dispersés entre Rio et Montevideo, faisaient des marbrures fantastiques, et donnaient cette impression fantomale de "non être" dont parle Loti. Quel repos ! Mais voilà, jamais une heure de liberté d’esprit ; Buchalet m’a montré un article de "O Combate", un journal secrètement subventionné par la Légation d’Allemagne, dans lequel je suis personnellement et grossièrement pris à partie. Et alors j’ai nettement compris ce que Petitbon avait un jour écrit au Ministre de la Guerre : « Nous savons qu’il n’y a pas de lois pour nous protéger contre la presse. Ne soyez pas surpris si un jour l’un d’entre nous répond à la cravache... à la française ! »

Vendredi 25 Février

Hier donc, de 11hrs du matin à 6hrs du soir, j’ai eu la famille Boquet, dans toute sa gloire. Ne croyez pas que je sois envieux de Boquet parce qu’il est poussé dans une situation avantageuse, et ne croyez pas non plus que je méprise les braves gens. Mais vraiment les Boquet sont des désorbités, et les voilà lancer dans une trajectoire pour laquelle ils ne sont pas taillés. Je leur reconnais pourtant ce qu’on a coutume d’appeler les plus belles vertus bourgeoises, indispensables à l’accomplissement de ces millions de tâches silencieuses et régulières, dont la somme fait la vie normale d’un pays.

Mas elles ne suffisent pas à ceux dont le destin, souvent peu enviable, est d’émerger de la masse, d’être des chefs, des orienteurs ou des propulseurs, à ceux qui sont placés en dehors du commun, et qui n’ont plus le droit de dire : « pour vivre heureux, vivons cachés. »

Je crois que les Boquet étaient créés pour faire un excellent ménage de ponctuels employés à Billancourt, et nullement pour tenir le rôle de grande vedette de l’influence française en général, et saint-chamonnaise en particulier, à la surface du globe. Boquet, seul, avait fait illusion. Mais, suivant la pensée de La Bruyère, la femme situe le bonhomme. Et j’ajouterai maintenant : une autre chose encore situe le ménage, c’est l’éducation des enfants.

Ce sont gens paisibles qui n’ont nulle envie de se jeter dans la mêlée. Ils considèrent que le "petit père" fera ici l’œuvre d’un contremaître,... grassement payé, voilà tout. Je me suis prodigieusement intéressé à écouter Madame Boquet : « On n’est pas venu ici pour avoir des embêtements. Hein "p’tit père", alors on s’en irait pas ? »

Comme j’ai déjà entendu quelques réflexions sur l’abstention complète de Boquet et sa femme de toute visite  jusqu’ici, j’ai timidement parlé de la nécessité de se produire un peu. Madame Boquet m’a répondu que toutes ces dames lui causaient la frousse, qu’elle n’était pas mondaine, et que quand on a des enfants on a autre chose à faire que courir les salons. Boquet reconnaît pourtant que certaines visites seraient au moins de la plus élémentaires politesse vis-à-vis de gens comme les Vuillaume, les Brésard, les de Mareuil qui l’accueillaient fréquemment ; mais il trouve inutile de se lancer en dehors d’un cercle très restreint,... car il est fort probable qu’ils ne feront pas un séjour de longue durée.

Et comme j’écarquille les yeux, il m’explique que sa femme ne supportait pas la chaleur, qu’elle avait déjà le cafard, et que, lorsque l’Arsenal allait être organisé, il serait beaucoup mieux placé à Paris pour s’occuper des intérêts généraux de la Compagnie au Brésil.

Eh bien ! si j’ai la commande, me découragerais-je de prendre la hache et la machette pour me taller à mon tour ma part à côté de tous ces gens nouveaux : Boquet, Berthier qui a mis le Capitaine Roy dans sa poche, Patart et Langevin qui ont mis Mr Laurent dans la leur ?

Je me demande quelle instruction reçoivent les deux fils Boquet. Il paraît que l’aîné s’y connaît en tournage et en ajustage, mais, à quatorze ans, je ne le vois faire aucune étude. Il va avec son père à l’Arsenal et, devant sa ponctualité, un soupçon m’a traversé l’esprit : ne serait-ce pas un des spécialistes que Boquet amène ? Jamais il ne les a énumérés d’une façon précise. Ce serait un peu fort, mais... au moins 2 contos par mois de plus dans l’escarcelle du ménage. Allons je dois être méchant.

Mais aussi, il y a des choses tellement renversantes. Les Boquet vivent à l’hôtel Vista Allegre avec le ménage Dufond, arrivé avec eux, le mari au titre de dessinateur, adjoint à Boquet. On me les a présentés : Monsieur Dufond, professeur de piano et violon, Madame Dufond, couturière. Et à Vista Allegre, à la table où les deux ménages s’assoient en commun, Madame Boquet n’a pas fait mystère que Dufond donne des leçons de piano au plus jeune énergumène, et que Madame Dufond lui arrange ses toilettes.

C’est Jeannot Boquet que je traite d’énergumène. Cet enfant, « ah ! quelle horreur ! », selon l’expression chère à Madame Buchalet. Il est impertinent pour ses parents, il saccage tout, il pleure comme un veau, il est sottement volontaire, il a renversé des plats et cassé un verre à table, il  a risqué démolir mon phonographe qu’il a fallu faire marcher parce que le moustique a « d’extraordinaires dispositions musicales ». A 5hrs, sa mère m’a demandé à le faire goûter, il a alors réclamé une glace ; naturellement, il n’y en avait pas, et ce fut l’occasion d’une scène de hurlements et de trépignements... juste devant les de Périgny. Et moi qui aime les enfants !

Fort heureusement, pour clore cette mémorable journée, mes convives à l’Assyrio furent gais et enchantés, et Pascal se montra avec moi le meilleur garçon du monde.

Lundi 28 Février

Ce matin, tir à Copacabana. Mais le Creusot n’ayant pu tirer à cause d’un grave accident survenu à son frein, la séance a été écourtée de moitié. Le Colonel Filloux, « la réplique de Creusot au Colonel Rimailho » (selon le mot de Mr Conty), était venu pour la première fois assister au tir, il n’a pas porté veine à sa maison.

Cet accident a donc eu un double avantage pour moi : premièrement il met du beurre dans mes épinards ; deuxièmement, il me permet d’écrire un instant avant de monter dîner à Paineiras où, cette fois, je suis l’hôte de Borel, le secrétaire de la Légation de Belgique.

Samedi, vers midi, je rentrais de la ville, quand Madame Brésard me disait, par téléphone, que, puisque j’avais l’intention d’aller chercher son mari au bateau qui arrivait de Buenos-Aires, je lui rendrais service en allant la prendre en auto à 2hrs à la station du Corcovado. Mon après-midi fut ainsi entièrement occupée, le bateau n’ayant accosté qu’à plus de 6hrs du soir. Et c’est sous un formidable aguaceiro que Brésard et Dumay ont débarqué, enchantés d’avoir pu terminer leur voyage d’études dans le Rio Grande do Sul par une fugue jusqu’à Montevideo et Buenos-Aires.

Ensuite, en l’honneur du retour de Brésard, dîner au champagne, en compagnie de Petitbon, chez les Brésard dans leur villa de la Gloria.

Hier dimanche, déjeuner à Pétropolis, chez Monsieur Conty. Lui était un peu grippé ; Madeleine de Hautecloque porte allégrement sa future maternité. Par discrétion, comme il allait y avoir répétition d’une comédie sous la direction de Monsieur Conty (ce qui me fut l’occasion de voir la belle Thétys, fille du ministre de Grèce), je me suis retiré tôt et en ai profité pour aller au hasard me promener dans une ville grandiose et splendide. Quel malheur que la crainte de la fièvre jaune n’oblige plus à habiter là-haut !

Le soir, dîner à Vista Allegre, où j’avais à causer service avec Boquet, à la suite de ma visite à l’ambassadeur.

Mars 1921

Mardi 1er Mars

Je viens de voir Mr Trézel, qui est envoyé par l’"Amérique Latine" pour continuer certaines affaires confiées à de Schompré. Je ne vous ai pas conté les malheurs de mon pauvre camarade. On le rappelait pour lui signifier que désormais on se passerait de ses services ; le voilà donc sans situation. Mais le malheureux, échappant à mon influence pour retomber sous la coupe pernicieuse de sa femme, et sans doute excité par elle, a cherché à se défendre en attaquant violemment Rimailho dans un rapport à la Compagnie. L’"Amérique Latine" a, bêtement ou méchamment, transmis ce pamphlet à Saint-Chamond ; le colonel en est devenu pâle, et a déclaré que si l’"Amérique Latine" frustrait Schompré de ce qui lui était dû, il ne lèverait pas le petit doigt en sa faveur. Donc on le laisse tomber.

Mais Mr Trézel colporte trop tout cela. Ainsi, il n’avait aucun besoin de le dire aux Buchalet, qui ont toujours soutenu Schompré, et ils m’en parlaient hier soir. Il est vrai que Buchalet, avec sa grosse voix traînante, m’a dit : « Ce n’est pas quand les amis sont dans la peine, qu’on les lâche. J’ai eu la flemme d’écrire au pauvre bougre jusqu’ici, mais le prochain courrier ne partira pas sans lui porter un mot de moi. » Et sa femme s’est écriée : « Et moi aussi, il avait le béguin pour moi, cela lui fera du bien. »

Le ménage Buchalet, je ne crois pas l’avoir encore présenté. Lui, 45 ans environ, intendant militaire à cinq galons, extrêmement intelligent et travailleur, excellent camarade, très sensible ; a fait sa carrière aux colonies et a roulé sa bosse en IndoChine,  Madagascar, au Sénégal. Gai et originalement spirituel, très lettré, il  a l’allure désinvolte bien qu’il soit un peu fort, et adopte le tutoiement avec tout le monde.

Elle, Mireille bien que Parisienne (mais d’une famille de Savoie), 30 ans peut-être, mince avec une peur horrible de grossir. Un tic dans les yeux qui, à toute minute, semble vous dire : « Montons là-haut. » L’habitude de presque se rouler sur vous lorsqu’elle vous parle et de vous tapoter les mains. Certainement un "coup de bambou" dans la tête, peut-être deux, attrapés à Madagascar et au Sénégal. Extrêmement flirteuse, aimant la bombe, mais ce qu’on peut appeler une bonne fille : jamais un mot méchant sur les autres... seraient-ce même des femmes à plus grand succès. C’est une enfant gâtée et désinvolte, qui prend plaisir à vous effarer avec des phrases imprévues qui feraient sursauter tout un corps de garde : mais cela passe, « dit d’une voix d’ange » selon l’expression du Colonel Vuillaume je crois. D’ailleurs elle ne s’attarde pas à juger de l’effet produit, et sautille aussitôt sur un autre sujet, quelque fois aussi scabreux, parfois grave et philosophique.

Jeudi 3 Mars

Hier, toute la lyre : tir à Copacabana, ministère, envoi d’un câble à ma Compagnie. Et le soir, le Colonel Filloux me rendait mon dîner,... le dîner des "vieux messieurs" comme disait Madame Brésard, quoique les jeunes femmes n’aient pas eu mine de s’y ennuyer. Etaient invités : le Général Durandin, le Colonel de Boigne et son fils, le Commandant Salatz, et Moreau. Le Colonel Filloux s’est excusé de n’avoir pu incorporer parmi nous un élément féminin, étant ici depuis trop peu de temps pour connaître ces dames. Malgré cela ce fut loin d’être une réunion d’enterrement. Mais quand nous arrivâmes à la porte de l’Assyrio, nous trouvâmes l’établissement fermé et ne devant rouvrir que samedi prochain. Le Colonel Filloux nous emmena alors à la Rôtisserie Américaine, l’endroit où la cuisine est la meilleure de tout Rio, mais il n’y a ni musique, ni chanteuses, ni danseuses.

Et ce soir le Colonel de Boigne me rend mon dîner au Palace-Hôtel, en compagnie d’un certain Da Costa Conto qu’il croit pouvoir m’être utile.

Vendredi 4 Mars

Je me souviens tout à coup que les Vuillaume donnent leur thé d’adieu à l’Hôtel Moderne. Mon voyage à Deodoro me l’avait fait oublié. Je n’ai que le temps d’y arriver très en retard.

Samedi 5 Mars

Très remarquée hier, au thé des Vuillaume, l’absence des Boquet. La bonne petite Madame Vuillaume s’en désolait : « Je les avais invités, et jamais Madame Boquet n’aura une telle occasion de faire connaissance d’un seul coup avec toutes ces dames. Mais elle veut donc vivre en sauvage ! »

En sortant de chez les Vuillaume, les Brésard et les Buchalet étaient perplexes : allaient-ils n’arriver qu’à 8hrs ½ à Paneiras sans avoir dîner, ou dîneraient-ils en ville pour ne remonter qu’à 10hrs ½. J’ai tranché la question en leur proposant de les emmener avec moi à la Rôtisserie Américaine, ce qui ne provoqua pas l’ombre d’une hésitation. Mais voilà que Petitbon prit également par inadvertance l’invitation pour lui et, en toute innocence, emboîta le pas ; il ne pouvait croire que moi, son vieux copain, je me séparerais de lui. Surgit Lelong, qui dit à Petitbon : « Alors vous ne rentrez pas avec moi ? » - « Je dîne avec Morize, répliqua fièrement Petitbon. » - « Alors je dîne tout seul » dit Lelong d’un accent si résigné que je m’écriai : « Mais non, mon vieux. Si cela ne vous déplaît pas, soyez des nôtres. » - « Un coup de téléphone à ma cuisinière pour qu’elle ne m’attende pas, et je suis à vous. » Alors j’aperçu Derougemont qui semblait nous attendre tous... Et pour un peu, tous les invités des Vuillaume allaient faire derrière moi un bataillon compact. L’histoire s’arrête à Derougemont, qui se dit obligé à regret de décliner mon invitation.

Dîner simple, naturellement, mais déclaré fort bien composé. Pourtant, mes invités regrettaient l’Assyrio. Pour eux, l’Assyrio c’est mon domaine ; on n’imagine pas qu’on puisse aller à l’Assyrio autrement qu’invité par Morize. Les dames, plus franches, ont même émis l’avis qu’il y avait bien longtemps qu’elles n’étaient pas allées à l’Assyrio, j’ai alors fixé le réveillon de l’Alléluia... et elles ont paru trouver que c’était dans une éternité. Je leur ai accordé que ma montre était cassée (ce qui est vrai) et que j’étais dans la nécessité de faire une grosse dépense pour la faire réparer, car depuis longtemps elle reste pendue à son clou.

Elles se sont tordues comme de petites folles : « Il a mis sa montre au clou pour nous faire faire la bombe ! C’est tout plein gentil, çà ! » Seulement il me faudrait aussi un complet, car mon pantalon commence, au derrière, à avoir l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette, et quand le jour où cela se sera produit, je n’aurai qu’une ressource : demander à ces dames de m’y faire une réparation. Oh ! elles le feront de bon cœur, je n’en doute pas,... et même avec enthousiasme si cela leur permet d’aller une fois de plus à l’Assyrio.

Et toute cette histoire, pour en arriver philosophiquement à cette pensée de La Rochefoucauld : « Au fond de toute femme, il y a une fille qui sommeille, la bourse d’un homme n’est pas sacré pour un femme, à moins que cet homme soit son mari. » Mais c’est du pur La Rochefoucauld, c'est-à-dire quelque peu outré.

Il est vrai que Lelong et Petitbon, qui ne sont pas femmes, ont bien insinué : « Quand on se retrouvera à Paris, il faudra que Morize nous emmène tous au Royal (le restaurant de Montmartre). Les gens en feront une tête devant nos tangos et nos maxixes authentiques. » Et comme il ne faut jamais perdre une occasion de soigner "mon affaire" j’ai répliqué : « Oui, mais si je n’obtiens pas la commande, je serai dans la purée. » Inutile qu’ils sachent que si je l’ai, c’est le même prix. Eh bien ! pour que je les emmène au Royal, ils feraient des prodiges pour m’aider.

Dimanche 6 Mars

Hier après-midi, il m’a fallu monter à Santa-Thereza pour causer service avec Boquet. Puis il m’est venu à l’idée de les emmener dîner, sa femme et lui, à l’Assyrio ; il faut grenouiller un peu Madame Boquet, et je crois utile de soigner "petit père", pour moi personnellement, à cause de Rimailho. Naturellement, hurlements et trépignements du gosse que l’on a calmé en allant illico lui acheter un petit tricycle de 250 milrées (600frs). A ce prix là, je comprends que Madame Boquet ne fasse pas de fréquentes sorties.

J’avais indiqué la tenue : smoking et décolleté. Eh bien ! le ménage n’avait pas mauvais air ; en tenue du soir, Boquet fait figure ; quand à sa femme, elle a des toilettes chics et de bon goût ! mais on sent un peu l’inhabitude de les porter. A quelques tables de nous, il y avait le vieux comte Orlowski, ministre de Pologne, en compagnie d’un jeune ménage fort bien. Ayant fini de dîner, je demandais à Madame Boquet la permission d’aller saluer Orlowski, qui revient d’une tournée au Chili.

« Quelle est donc cette très jolie femme avec laquelle vous êtes ? Je ne crois pas la connaître », me dit Orlowski. « C’est la femme d’un ingénieur de Saint-Chamond, Madame Boquet. » - « Toutes mes félicitations, mon cher. Et veuillez lui dire qu’elle m’a tapé dans l’œil. » Naturellement, en revenant, je fis la commission ; Madame Boquet prit la chose très sérieusement, et je la vis très perplexe, semblant se demander si le protocole n’exigeait pas qu’elle adresse une révérence à Orlowski pour le remercier.

Voici le père Dury qui arrive pour questions de service.

Lundi 7 Mars

Hier dimanche, premier contact des Boquet avec le monde de la Mission,... et début peu heureux. En arrivant à Paineiras à 5hrs ½ avec Lelong et Petitbon, je trouvai les Boquet, père, mère et dernier rejeton, avec leurs inséparables Dufond, prenant le thé avec les Brésard et les Buchalet. On sentait sur cette assemblée peser une gêne si énorme que Lelong et moi nous excusâmes bientôt de nous absenter pour faire une promenade jusqu’au Pont du Diable. En revenant à 7hrs ½, qu’est-ce que Brésard m’a passé ! Il était inquiet de notre retard dans la nuit et très énervé de la visite des Boquet qui n’étaient redescendus qu’à 6hrs ½, il m’a appelé lâcheur, et m’a dit que j’aurais bien pu les aider à supporter cette visite pénible.

Il paraît que Jeannot Boquet avait été odieux ; dès en arrivant, voyant des gens prendre le thé, il avait exigé à grand fracas qu’on en fit autant, et il avait fallu s’exécuter. L’indulgente Madame Buchalet elle-même, pendant le dîner, ne cessait de répéter : « Madame Dufond, couturière ! », car c’est ainsi qu’on la lui avait présentée, et elle trouvait déplacée cette réclame commerciale. Tous trouvaient renversant que, dans une première visite, Boquet ait emmené un de ses contremaîtres. Bref, Brésard conclut : « Encore des gens sur lesquels il ne faut pas compter pour des relations franches et cordiales. » Et, comme après tout les Boquet portent le drapeau de Saint-Chamond, je n’étais pas très fier.

Tandis qu’ils se débrouillaient avec leurs visiteurs qui, somme toute, n’étaient pas venus pour moi, quelle jolie promenade j’ai faite avec Lelong. Un étroit chemin pierreux serpente à flanc de montagne, sur les pentes couvertes d’une puissante forêt vierge, le long d’un vieil aqueduc moussu formant une rigole où chante un filet d’eau. Le temps gris dans l’heure du soir mettait autour de nous une douceur mélancolique ; des nuages passaient, enveloppaient la forêt, semaient partout une poussière d’eau ; de loin en loin, à travers les échancrures estompées de brumes de la végétation, à travers les déchirures des buées traînantes, on apercevait un morceau d’Atlantique, au-delà des lumières d’Ipanema qui figurent l’extrémité du Collier de Perles, où un bout d’îlot émergeant fantastiquement de la mer, de la pluie confondues. Et quand la nuit se fit plus noire, que nous n’eûmes plus pour nous guider que le chant de l’aqueduc, les grandes lampes mettaient des zigzags de lumière bleue sous la haute futaie.

Et dans ce cadre, Lelong me parlait de sa randonnée dans le Rio Grande do Sul, m’imprégnait de ses impressions de là-bas. C’est déjà la pampa, la plaine sans limite, sans un arbre, aux longues ondulations, monotone et morne, où le pampeiro qui souffle reste silencieux ne trouvant rien où accrocher sa chanson triste. De grands troupeaux de bœufs y paissent, et auprès d’eux souvent, à l’affût des serpents, s’arrête une troupe de nandous sauvages, ces petites autruches du Sud Amérique auxquelles il est interdit de faire la chasse. Dans les fazendas semées à des lieues et des lieues les unes des autres, les fazendeiros, puissamment riches, ne savent guère parler d’autre chose que du bétail, tandis que leurs femmes et leurs filles traduisent leur ennui et leurs nostalgies sur leur piano.

Les fazendeiros du Rio Grande do Sul ont fait jusqu’ici de l’élevage au petit bonheur ; leurs troupeaux sauvages paissent ce qu’ils trouvent dans la pampa, font parfois de longues marches pour trouver où s’abreuver, se reproduisent sans sélection. Ils fournissent ainsi une viande de qualité inférieure qui ne répond plus aux exigences des acheteurs européens. Il y a une crise que ne savent conjurer ni les fazendeiros ni leurs sauvages gauchos ; tous ignorent la façon d’améliorer les chairs par la sélection dans la reproduction, par l’appropriation de la nourriture. Et la ruine qui les menace vient de ce qu’il n’y a ici aucun centre d’études agricoles.

Lelong me peignait un cavalier au grand sombrero, au large pantalon bouffant sur la demi-botte, au foulard de couleur autour du cou, arrivant au galop à la petite station, jetant un paquet au chef de train, et repartant au galop, s’évanouissant au loin dans le soir devenant de plus en plus or et mauve. Et il me semblait alors que c’est bien à l’unisson de cette atmosphère, de ce cadre, de cette vie, que chantent les tristesses et les nostalgies des tangos...

Mais dans le kaléidoscope qu’est la vie ici, le soir j’étais à Marseille. Madame Planque, ayant son mari à Sao Paulo, avait été retenue à dîner à Paineiras. Nous étions redescendus par le même train, et comme son automobile l’attendait en bas, elle m’offrit très aimablement de me faire faire la route jusqu’au Palace-Hôtel. Tout à coup, un violent relent de cuisine de la Canebière,... dans l’obscurité de la voiture, c’était Madame Planque qui me parlait en pleine figure. Dieu ! que cette jeune femme sent l’ail ! Et, avec le scintillement de ses perles et de ses diamants, cela jure.

Et ce matin, je n’étais plus dans la pampa, ni à Marseille ; mais bien à Copacabana, où nous faisions du vacarme.

 Mercredi 9 Mars

Je suis désolé. Bien souvent je suis arrivé juste à l’heure où l’on ferme la malle d’Europe ; mais aujourd’hui je suis arrivé bien après. Le plus triste, c’est qu’il y a déjà bien des jours qu’il n’est parti aucun courrier pour la France, et que maintenant le prochain est indiqué pour les environs de la fin du mois, seulement. Cela peut faire un silence de six semaines. Je le compenserai très laconiquement en envoyant à Pâques une pensée par le câble, mais j’en suis très chagriné.

J’avais couru sur le quai pour voir si l’on ne pouvait prendre ma lettre à bord : le paquebot anglais s’était déjà éloigné, n’ayant touché terre que très peu de temps. Alors j’ai regretté ne pouvoir me mettre à la nage pour porter moi-même ma lettre, mais dans combien de temps serais-je arrivé ? On aurait risqué de ne lire mes lignes qu’au Paradis.

Mon seul espoir est qu’un petit bateau, un de ces chemineaux des Océans, sans horaire prévu, passe un de ces prochains jours et emporte mon enveloppe dans sa course errante.

Jeudi 10 Mars

J’ai reçu l’avis d’arrivée de ma Croix qui attend que j’aille la retirer : oh ! ce n’est pas une petite affaire, ici ; il me faut faire un reçu avec signature légalisée par un notaire, puis aller acquitter des droits à la douane, et enfin avec un certificat de la douane revenir prendre possession de l’objet. J’admire combien les sauvages croient qu’en compliquant tout ils se donnent des airs de civilisés raffinés.

Samedi 12 Mars

Encore toute une journée perdue au Ministère. Ici le temps n’a aucune valeur. Depuis l’accident survenu au canon Creusot, les essais sont restés en panne, et je voudrais au moins savoir ce que l’on compte faire ; il n’y a pas de raison pour que cela ne dure 107 ans !

Naturellement Rimailho s’impatiente et s’agite... et fait des bêtises. J’étais tellement furibard au reçu de son dernier câble, que j’avais aussitôt commencer à lui confectionner un télégramme ainsi conçu : « Je constate avec regret que deux politiques différentes sont maintenant en présence : la politique Rimailho – colonel de Castro, et la politique Morize – général Tasso Fragoso. Il est nécessaire que l’une s’efface devant l’autre, ... et je suis tout prêt à rentrer en France. » Et puis j’ai songé que cela n’avancerait à rien, qu’on me prierait de rester ici, e t que Rimailho aurait une dent contre moi. Et ma dépêche n’est pas partie.

Dimanche 13 Mars

Un temps plus écrasant que de coutume. Heureusement que je vais aller trouver de la fraîcheur dans les forêts du Corcovado, mais je ne pourrai arriver à Paineiras aussi tôt que je l’aurais souhaité. Madame Eymerat, la femme de notre consul, ne reçoit plus qu’un dimanche par mois, et je suis déjà tellement en retard avec elle que je ne puis remettre ma visite à Avril. C’est un peu mortel chez les Eymerat : lui est catholique, mais elle est protestante... et un peu glaciale.

Lundi 14 Mars

Je reviens de dîner chez les Boquet, à Vista Allegre, après une journée très chargée en démarches sans résultats ; je crains en ce moment que mes braves Brésiliens ne s’endorment en laissant tout en l’état, et sans prendre aucune décision. Je ne puis même obtenir ce renseignement : continue-t-on ou ne continue-t-on pas à tirer ? Qu’est-ce qu’on fait ? L’arrêt dû à l’incident du Schneider a brisé leur élan.

Chez les Boquet, j’ai trouvé les divers membres de la famille avec leurs caractères inchangés. Madame gémit de plus en plus contre le Brésil, l’aîné des fils est occupé par son père d’une façon régulière comme aide dessinateur amateur à l’Arsenal ; le plus jeune refuse avec énergie d’aller suivre les cours d’une petite pension du voisinage. Quant à Boquet, il est heureux d’avoir trouvé un train-train régulier à l’Arsenal ; il va fidèlement à son bureau, une grosse serviette sous le bras, et il faut reconnaître que jusqu‘ici il a fait du bon travail et que sa mission a très heureusement débuté. Mais il voit grand, très grand, comme Rimailho, et je commence à comprendre pourquoi il s’accorde si bien avec le grand chef : tous deux sont des audacieux, confiant dans leur étoile, n’ayant pas notion des difficultés, habiles à utiliser le talent des autres, et prêts à faire volte-face et se retirer au moment propice si l’orchestre est trop dur à briser.

Mon camarade vient de m’effrayer par une idée qu’il mûrit dans son cerveau : proposer au Brésil de construire les canons ici, sur place, en achetant simplement les matériaux nécessaires à Saint-Chamond,... et pour ce travail il demanderait au Gouvernement  mille contos par an (2.500.000frs) Il ferait venir naturellement quelques spécialistes qu’il paierait sur cette somme, et en a déjà parlé mes monteurs. En bon camarade, il ma proposé un rôle dans la "combine" en me démontrant que pour moi c’est la seule façon de retirer un avantage financier de ma mission.

Je l’ai prié de ne pas mettre cette idée en tête du Gouvernement brésilien qui se laisserait séduire par l’orgueilleuse pensée qu’il est capable de construire son artillerie lui-même : nos ouvriers français, nos usines de Saint-Chamond, les arsenaux qui doivent nous aider ont besoin qu’on leur fournisse du travail, et le plan de Boquet les en frustrerait. Je le lui ai dit ; je lui ai dit aussi que Rimailho ne marcherait pas car ainsi il perdrait la commission qu’il escompte. Eh bien ! j’ai l’impression que le "petit père" ne démordra pas de son projet... si avantageux pour lui. Je suis en face d’un spéculateur, d’un brasseur d’affaires, qui, sans avoir l’air d’y toucher, veut faire fortune. Aurait-il l’étoffe d’un Pugibot ?

Mardi 15 Mars

Enfin j’ai obtenu une réponse du Ministère, après une première visite au Général Tasso Fragoso chez lui ce matin. « Les essais continuent », bon, mais quand ? C’est que j’aurais bien voulu avoir trois mois de permission.

J’ai été, mes affaires de jour réglées, chercher les Brésard, redescendus hier de leur villégiature à Paineiras, pour les conduire au cinéma.

Mercredi 16 Mars

Oui, il y a des gens qui savent mieux faire que nous. Je vous ai montré comment opère Boquet. Que voulez-vous, on fait selon son tempérament et son éducation ; et, après tout, faisons-nous moins bien que les autres ? Tenez, Madame Boquet a parlé de son fils aîné à Madame Brésard qui s’inquiétait des études de celui-ci : « Il n’a jamais eu de goût pour le travail ; alors nous avons jugé inutile de le contrarier. Quand il était petit, il trouvait déjà les machines amusantes : eh bien ! il fera de la mécanique. » Je comprends alors que Boquet ait besoin d’amasser une fortune à donner à croquer à deux gaillards qui seront incapables de faire autre chose.

Jeudi 17 Mars

Confection d’un câble à l’adresse de ma Compagnie : quel travail pour faire comprendre diplomatiquement à mes chefs excités qu’ils veuillent bien se tenir tranquilles, et me f...icher la paix.

Après l’avoir expédié je suis allé au cinéma avec les Brésard, voulant leur montrer un film qui m’avait emballé : des scènes rudes du Far West, des coups de feu, des galopades vertigineuses et grandioses. C’est d’ailleurs la seule chose que je prise au cinéma ; je ne goûte pas les situations sentimentales des films de Pathé ou de Gaumont, sur les bords de la Marne dans la banlieue parisienne. Les étoiles de l’écran sont pour moi : William Hart et William Farnum, dans "Bars de Fer" ou"La Loi de Compensation" ou "Le Vengeur".

Vendredi 18 Mars

Voici ce qui me fut conté, et qui illustre l’esquisse rapide que j’ai faite du Rio Grande do Sul.

Au cours de leur récent voyage d’études dans cette région, le Général Durandin et le Colonel Pascal, accompagnés de leurs deux ordonnances, arrivèrent un jour en un point de la pampa marqué par un ancien couvent de Jésuite qui achève de tomber en ruines, et près duquel s’est établi une "Venda", un de ces magasins où on vient s’approvisionner de longues lieues à la ronde, où se débitent des denrées alimentaires et des pièces d’étoffes, et servant en même temps d’auberge.

Le Colonel Pascal était entré dans un hangar où l’on a abrité les statues des saints retirés du couvent, quand il aperçut dans l’ombre un gaucho qui râlait à terre, la poitrine crevée d’un coup de feu, et un peu d’écume rouge à la bouche. Revenant aussitôt à la Venda, il annonça sa découverte : mais les hommes debout devant le comptoir et accoudés à boire lui répondirent le plus placidement du monde, en désignant un grand gaucho parmi eux :

« C’est celui-là qui l’a tué. L’autre, qui râle là-bas, est un tel, de telle fazenda. Ils se sont rencontrés ici et aussitôt une violente dispute a éclaté entre eux ; les révolvers sont immédiatement sortis de leurs étuis, un coup de feu est parti, et l’autre, là-bas, est tombé. Comme ici il y a beaucoup de mouvement et de bruit, nous l’avons porté à l’écart, où il sera plus tranquille pour mourir. »

« Mais, dit Pascal très agité, il faut faire quelque chose, appeler un médecin, prévenir la justice ! »

L’assistance eut un mouvement d’étonnement : « Un médecin ! Il n’y en a pas avant plusieurs heures de cheval d’ici, et fort probablement il ne consentirait pas à venir. Pour le reste c’était une vieille affaire entre eux, et cela ne regarde personne. »

Voulant au moins faite quelque chose pour le mourant, Pascal remplit un gobelet d’un bon cognac, et dit à son ordonnance d’aller le faire boire au blessé.  « Vous pensez que votre remède lui aura fait du bien ? », lui dit, un instant plus tard, le Général Durandin rentrant dans la Venda. – « Assurément cela ne lui aura pas fait de mal » - « C’est que c’est votre ordonnance qui se l’est administré. » Interrogé, l’ordonnance répondit sans détours : « J’ai réfléchi qu’il vaut mieux fortifier celui qui doit continuer à vivre que celui qui va mourir. »

Et les deux officiers français reprirent leur route, très émotionnés et tout désorientés de ce brusque frôlement avec un monde si en dehors des règles de la civilisation européenne, et qu’eux, qui n’avaient encore quitté ni les salons ni les avenues de Rio, croyaient n’exister que dans les romans et les cinémas.

Dimanche 20 Mars

Messe des Rameaux, très longue. Ensuite visite de Sternfeld, connu jadis à Mexico, chez les Lefebvre, ingénieur électricien, représentant la "Westinghouse", c’est un de ces types dont je me défie, toujours en quête de gens à "aider" malgré eux, cosmopolites sentant le juif et sans nationalité bien précise : nom allemand, mais affichant une origine alsacienne et des sentiments francophiles, citoyen américain mais ayant sa principale résidence au Mexique, affectant de traiter de puissance à puissance avec les ambassadeurs et les chefs d’Etat, et faisant parade des plus hautes relations.

Enfin, coup de téléphone de Petitbon qui doit m’attendre à 4hrs à la station de Corcovado pour monter ensemble à Paineiras dîner chez les Buchalet en compagnie des Brésard.

Lundi 21 Mars

Voici la fin d’une journée très occupée. Courses en ville dès le matin ; déjeuner à Vista Allegre chez les Boquet ; rendez-vous au Ministère avec le Général Tasso Fragoso dont j’ai la confiance et qui me consulte pour tout : il m’a emmené dans une caserne pour que je donne mes avis sur des cuisines roulantes, puis à l’arsenal de Sao Christovao pour m’interviewer sur le fusil mitrailleur du Colonel de Boigne. Pour l’instant, il n’a plus d’officier d’ordonnance ; alors il a une place libre dans son auto, et chaque fois qu’il peut me pincer, je n’y coupe pas. Demain, il m’a commandé de service pour aller faire les honneurs de la cartoucherie de Reafengo au Colonel Filloux... du Creusot !

Mercredi 23 Mars

Ce soir, mon brave Dury s’embarque pour la France, à bord du "Formosa", de Marseille. Voici un an qu’il est parti, et j’estime que pour l’avoir prêt pour de nouvelles campagnes, s’il y a lieu, il est bon qu’il aille un peu retrouver son Saint-Chamond. J’ai deux excellents garçons avec moi, Laroche et Schmidt, et momentanément je puis me passer de Dury. Il n’y a que moi, le chef, qu’on ne peut remplacer.

Hier soir, après toute une journée à Reafengo, journée encore allongée parce que l’auto a culbuté un vieux bonhomme et que nous l’avions conduit à l’hôpital, j’ai été dîner avec Dury chez les Boquet (Boquet est très aimable avec Dury) et je soupçonne de vouloir me le souffler). En rentrant j’étais fatigué, et je n’ai pas eu le courage de prendre ma plume.

 Jeudi 24 Mars

Aujourd’hui, Jeudi Saint, je voulais aller faire mes Pâques à Notre Dame de la Salette (tous les ans, on n’a pas Notre Dame de Lourdes). Et voilà qu’il m’a fallu remettre ; mais c’est pour un acte charitable vis-à-vis d’un camarade... acte charitable qui aussi, je l’avoue, sert les intérêts de ma maison.

Hier soir, je rentrais dîner après être allé à Copacabana tenter de voir les de Mareuil que j’aurais voulu réunir avec mes autres invités, quand Brésard m’appela au téléphone ; à distance il voulait pleurer dans mon gilet, parce que le Colonel Filloux allait quitter le Brésil, et que, seul de tous les artilleurs de la Mission Française, il en aurait été tenu à l’écart par la mauvaise volonté de Moreau.

Je lui promis alors de faire tout mon possible pour le réunir à un déjeuner ou un dîner avec le colonel, chose peu aisée puisque celui-ci part Samedi et n’a plus que quatre repas à Rio ; de plus, il fallait que cette rencontre avec le Creusot n’ait aucunement l’air d’une machination de Saint-Chamond. Ce matin de bonne heure j’ai donc été au salon de lecture du Palace Hôtel où je sais que le Colonel Filloux a coutume de parcourir les journaux ; je suis tombé sur lui en faisant semblant de chercher Sternfeld, un désir subit de le posséder encore une fois à déjeuner ou à dîner m’est venu ; il n’avait plus de libre que son dîner de Vendredi Saint ; comme cela tombait bien ! Justement depuis longtemps il était convenu que j’emmènerais ce soir-là les Brésard au restaurant ; cela tire une rude épine du pied pour une maîtresse de maison qui ne sait pas comment organiser ses repas maigres. Et c’est ainsi que je possède le Creusot à offrir tout chaud demain soir à Brésard.

Après ce coup de Machiavel, je n’avais plus que le temps d’assister à la fin de la messe archiépiscopale à la cathédrale, puis mettre un câble pour Pâques avant d’aller informer les Brésard du succès de mon opération. Ils m’ont naturellement retenu à déjeuner, Brésard ravi d’une vraie joie d’enfant de pouvoir être en contact avec ce colonel dont la renommée, pendant la guerre, a bien éclipsé celle de Rimailho.

Pour moi, cela me met encore mieux, si possible, avec Brésard, avec le Colonel Filloux, un ancien de Stanislas, qui a déjà dit à quelqu’un qu’il me prisait beaucoup, et avec le Général Gamelin qui a horreur de toute animosité entre les deux maisons françaises.

Vers le soir, rencontré Petitbon, qui m’a emmené dîner en tête-à-tête chez lui...

Vendredi 25 Mars

Long office ce matin, et maintenant je voudrais aller rendre visite aux Pichon. Les de Mareuil m’ayant téléphoner qu’ils ne pouvaient accepter pour demain soir, je vais voir si les Pichon sont libres. Puis, mon dîner à la Rôtisserie Américaine (huîtres et poisson)

Samedi 26 Mars

Tous ces jours de Semaine Sainte sont à peu près fériés, et chacun a son nom : mercredi, Trevas (ténèbres), jeudi, Endoenças (douleurs), vendredi, Paixaô (passion), samedi, Alleluia. Et cette nuit de samedi à dimanche est... la clôture du Carnaval : de tous côtés des dîners, des réveillons, et des cortèges travestis dans les rues.

Les Pichon ont décliné mon invitation. Le Colonel de Boigne me fait concurrence : il reçoit ce soir au Palace Hôtel, et les cavaliers de la mission sont tous conviés. Mitrailleuses contre canons !

Si j’étais Pichon, je m’inquièterais de la santé de sa femme : sa chair d’albâtre est complètement exsangue ; elle n’a plus la force de rester assise cinq minutes et doit s’allonger sur son divan ; dans un beau visage de Vierge de grand maître, ses yeux sont plus lointains, plus désolés que jamais. Elle frôle la langueur et la neurasthénie. Il y en a (des femmes !) qui chuchotent qu’elle a une profonde aversion pour le mariage. D’après des papotages de sa bonne avec la bonne Brésard, elle s’énerve et s’irrite de la présence de son mari près d’elle. Et il n’y a pas un an et demi qu’ils sont mariés !

Hier soir, réunion réussie à la Rôtisserie Américaine, malgré la sévérité du menu. Puis, la fine petite Brésard, prétextant que la nuit était douce et que le retour à pied serait délicieux, a ainsi entraîné le Colonel Filloux jusqu’à la Gloria, sans qu’il y prenne garde. Et tandis que Brésard vidait au colonel tout ce qu’il a dans le cœur contre Moreau, je fus chargé d’aller chercher une bouteille de champagne à la cave et de casser de la glace. Puis, le colonel étant musicien, Madame Brésard se mit au piano,... et je ré entendis le "Jardin sous la pluie", comme la veille du départ du Colonel Rimailho ! Comme l’histoire a d’étranges recommencements !

Dimanche 27 Mars

Pâques ! Le précédent était à l’embouchure de la Gironde, celui-ci à la lisière de la forêt brésilienne ! Temps splendide et chaud, vêtements blancs. J’ai décliné cependant de monter à Paineiras, je me repose à Tijuca ; ma nuit de sommeil fut trop courte.

Hier, dîner pour réveillon à l’Assyrio ; il y avait longtemps que c’était promis. Avec moi, les Buchalet, les Brésard, Lelong et Petitbon. Madame Brésard a encore faille se trouver mal ; comme dit Petitbon, il devient scabreux de la sortir ; seulement lui, l’autre soir, l’avait emmenée au théâtre, Brésard ayant eu la flemme de se déranger, et il était seul pour la recevoir dans ses bras. Madame Buchalet a pu s’en donner à cœur joie des valses, tangos et maxixes, étant l’unique danseuse pour nous tous.

Cela saigne un peu ma bourse, ces petites machines-là. Rien que pour le champagne, quatre bouteilles à quarante milreis la bouteille ! Mais il me faut bien de temps à autres réveiller l’enthousiasme de mes fidèles. Et puis ce mois-ci, je n’ai pas trop dépensé.

Lundi 28 Mars

Eté déjeuner à Vista Allegre, chez les Boquet. J’ai gardé mon indépendance vis-à-vis d’eux, mais au moins une fois chaque semaine, je vais les voir et je maintiens ainsi la liaison. D’ailleurs, cela semble leur suffire ; Madame Boquet continue à s’abstenir de fréquenter le monde, et ne tient nullement à profiter des obligations que j’ai ici de recevoir pour être mêlée aux réunions. Le Colonel de Boigne les avait invités : Boquet y est allé tout seul. On ne parle même plus d’eux, et la petite agitation de curiosité qui s’était naturellement manifestée à leur arrivée s’est calmée. Ils passent aussi inaperçus que s’ils étaient encore à Billancourt, et se contentent de la société des Dufond. Pourtant Madame Boquet s’ennuie de plus en plus, commence à prendre son hôtel en grippe, et veut maintenant s’installer dans une villa... avec les Dufond

En rentrant à Tijuca, j’ai trouvé une enveloppe de Le Méhauté avec quelques photos prises il y a plus de deux mois.

Toujours l’inepte campagne des journaux contre Saint-Chamond : j’en envoie des extraits traduits à ma Compagnie pour que l’on se rende compte que ce n’est pas toujours drôle de tirer les marrons du feu. Un jour, je suis traité d’"opérateur cinématographique de la Mission Française", un autre jour, de l’un de ces "folâtres commis-voyageurs de Saint-Chamond, qui grimpent les automobiles du Ministère de la Guerre en la joyeuse compagnie de créatures beaucoup trop chics pour qu’on puisse les prendre pour des lavandières militaires", etc. ... Jusqu’où peut aller la pleutrerie de ces journalistes ? Jusqu’à blaguer l’œil de verre qui remplace, chez Petitbon, celui qu’il a perdu au feu.

Mardi 29 Mars

Hier soir, après dîner dans le jardin de Tijuca, l’abbé Passérien m’a longuement entrepris pour m’amorcer dans sa politique de propagande française au Brésil. J’ai compris que le Comité Baudrillard, dont il est l’âme ici, allait cesser de vivre, et c’est navrant à l’heure où la France est tellement attaquée ici et où l’Allemagne reprend toute sa suprématie. Mais c’est une action militante qu’il me demande, avec l’apport de tout ce que je puis m’être créé de poids et de puissantes relations.

Je regrette, mais j’ai trop d’occupations, et mon rôle m’oblige trop à m’éclipser ou à me mettre en évidence suivant les circonstances, pour que je puisse être une des têtes d’une croisade. D’autre part, ce petit prêtre basque, aux allures de Mazarin grisonnant, est un combatif qui se bat contre l’univers entier ; sa campagne devient une fronde contre Monsieur Conty, et moi j’ai besoin de l’ambassade ; il frappe d’estoc et de taille contre le cardinal Orcoverde, archevêque de Rio ? un germanophile, il est vrai, (bien qu’il ait fait une partie de ses études à St Sulpice), qui vient de nommer curé de Copacabana un franciscain allemand qui mène un dur combat contre la France.

Il voudrait que je transforme l’Association des anciens Poilus en un centre actif de propagande, en passant par-dessus la tête du président, Chef d’Escadron Meyrier, qu’il trouve trop tiède.

En échange il m’assure l’appui, quand je voudrai, de Daudet et de toute l’Action Française.

C’est dur de seulement sembler être quelqu’un.

Je lui ai indiqué Maître Fessy-Moyse, bien plus qualifié que moi ; mais il a déjà trouvé moyen de se mettre mal avec lui. Alors, s’il s’est mis à dos tous ceux qui s’occupent des œuvres françaises, son affaire est perdue.

Un coup de téléphone du Général Tasso me demande au Ministère à midi ½,... avec prière d’attendre, si le général n’est pas là. Donc je prévois tout un après-midi à droguer.

Jeudi 31 Mars

Hier toute une journée occupée hors de chez moi, et voici comment.

Le matin, tandis que je travaillais avec Laroche, dans ma chambre, coup de téléphone de Madame Brésard : « Venez déjeuner, mon mari aura des choses très importantes à vous dire, qui vous feront plaisir. » A midi, j’étais donc à la Gloria, et Brésard m’apprenait que la veille au soir, au cours d’une visite particulière au Général Tasso, celui-ci s’était déboutonné et lui avait dit que la commande de 75 allait être incessamment passée à Saint-Chamond.

Naturellement, nous bûmes le champagne mais je suppliai les Brésard de mettre un cadenas à leur bouche. J’avais d’ailleurs eu, le samedi soir, de mon agent secret, un renseignement analogue, mais venant de la Présidence même. "Il y a du bon dans la pipe" mais je n’en souffle mot à ma Compagnie, ils sont bavards et agités, et seraient capables de tout compromettre. Et puis, tant que rien n’est signé, je me défie.

Après déjeuner, Madame Brésard me dit : « Cet après-midi vous seriez gentil de me conduire au cinéma voir "La Sultane de l’Amour" » - « Au regret, jolie madame ; mais à 4hrs ½, il y a tir au fort de Copacabana. » - « Qu’à cela ne tienne. La journée est splendide ; nous prendrons une auto, et nous irons tous à Copacabana, y compris Françoise. » Brésard et moi sursautâmes d’effroi devant ce projet, mais elle nous explique qu’elle n’émettait pas la prétention d’aller au fort, mais seulement de rester sur la plage à attendre jusqu’à 6hrs du soir pour aller ensuite au cinéma.

Oui, mais nous sommes au Brésil ; le tir ne commença qu’à plus de 5hrs  ½, se prolongea à la nuit tombée, et ne prit fin qu’à 7hrs. Comme je revenais ensuite dans l’auto du Général Tasso, nous rencontrâmes le Colonel Pascal en face de chez lui et nous nous arrêtâmes ; j’en profitai pour entrer saluer Madame Pascal, et fus très affablement retenu à dîner. Les Brésard s’étaient évanouis dans la nuit.

Mais de bon matin j’ai eu un coup de téléphone me rappelant "La Sultane de l’Amour" pour cette fin d’après-midi.