Vendredi 1er Avril
Je n’ai pasencore eu le loisir de vous raconter avec quelle drôle de petite bonne femmeLelong nous a invités, Petitbon et moi, à dîner mardi soir au restaurant duLeme. J’avais rencontré par hasard, à l’heure où j’allais remonter à Tijuca,les deux amis arpentant l’Avenida, et Lelong m’avait demander d’accepter dedîner avec eux au Leme, en compagnie de la senhorita Lilia que j’avais déjà vueune fois, et que l’on m’a dit très... attachée à Lelong.
Quel mystèrepeut-il y avoir dans la vie, encore courte (22 ans) d’une petite Andalouse deCadix comme celle-ci. De forme parfaite, intelligente, instruite, sachant faireles honneurs d’une table, elle parle, aussi bien que l’espagnol, sa languematernelle, le français, l’italien, le portugais, l’arabe, le dialecte corse,et elle se fait comprendre en anglais et en russe. Conversations colorées quandelle parle de ses « toros » ou quand elle vousexplique : « Ma mère est une Arabe, et je tiens d’elle l’attachementtrès fort. Mais je suis gitane par mon père ; et une fille gitane, avantde s’offrir le moindre bijou, achète un poignard, et elle ne tremble pas des’en servir ; elle n’a pas peur de l’homme. » Mon ami Lelong,attention !
Elle méprise lesgrues, mais elle fait la none en parlant des femmes dumonde : « Petitbon, vous m’avez vue, l’autre après-midi, à lasorbèterie Alvea, et vous ne m’avez pas saluée... parce que vous étiez avec desfemmes du monde. »
Quant à lasuperstition, je n’en ai jamais rencontré une pareille dose : chaquegeste, ou presque, a un sens sorcier, au point que Petitbon et moi ne savionsplus que faire, Lelong nous ayant dit : « Ne la contrariez pasavec cela, ou elle sera empoisonnante toute la soirée. »
En allant lechercher dans son appartement, Lelong avait jeté sa canne et son chapeau sur lelit : quelle épouvante ! Pendant tout le trajet en auto nous allionscertainement avoir un accident avec mort ; et de fait, nous avons été àdeux doigts de télescoper une autre auto. A un moment, nous nous étions assisau petit bonheur, Lelong, Petitbon et moi ; il a fallu changer deposition : il paraît que nous formions un triangle et regardions toustrois vers le même sommet du triangle : quel affreux malheur si elle étaitpassée devant ce sommet ! A table, il faut prendre bien garde à laposition respective de son verre avec son couteau : cela forme desassemblages cabalistiques où les invités lisent des choses d’effroi.Etc. ...
Mais je penseque l’eau doit conjurer tous ces sortilèges, car la gitane s’est refusée avecénergie à boire autre chose, et c’est nous trois, moins timorés, qui avons vidél’excellent fiasco de Chianti.
Eh bien !voilà la curiosité féminine : toutes ces dames grillent d’envie deconnaître la senhorita Lilia. Je ne puis être dehors avec l’une d’elles sansqu’elle me dise : « Si on la rencontre, n’oubliez pas de me lamontrer. » Cela les intrigue bien plus que de faire la connaissance deMadame Boquet.
Dimanche 3 Avril
Je redescends duBico do Papagaio, dans le massif de la Tijuca, assez moulu. Hier, coup detéléphone de Lelong, pris d’une envie subite de courir la montagne ;rendez-vous à mon hôtel ce matin à 7hrs ½ après la première messe.Mais quand nous avons voulu prendre le tram de Alto Boa Vista, à huit heuresmoins le quart, le receveur a énergiquement refusé de nous charger, parce quetous deux en chemises de sport, nous n’avions pas de vestes. Il a fallu nousrésigner à aller les reprendre dans ma chambre : une demi-heure de retard.
Jolie course enforêt, sans aucune difficulté. Beau temps, et jolie vue du sommet. Lelong,chasseur alpin, est un agréable compagnon de route, très bavard, et que seslongs séjours en Russie ont amplement pourvu d’histoires. Comme il était 1hr ½ quand noussommes repassés à Itamaraty, nous y avons déjeuné, puis mon camarade m’a laissédescendre à l’hôtel Tijuca, tandis que lui, un peu fatigué aussi, rentraitdirectement chez lui.
J’ai aussi, pourdans une quinzaine de jours, une belle partie en perspective, sur l’invitationde Monsieur Trézel, le successeur de Schompré. Dîner à sa fabrique de produitschimiques, dans le matto, aux environs de Nichteroy ; départ en caravane,à cheval et en mule, à 1hr du matin avec des fusils, traversée de laserra, arrivée au petit jour sur une lagune au bord de l’Océan souvent couvertede garças et autres gibiers d’eau. Je puis arriver avec tous les amis que jevoudrai.
Hier après-midi,je rencontre Brésard tout solitaire, sa femme était fatiguée. En l’emmenant aucinéma, nous tombons sur Collin, débarqué depuis trois jours sans tambours nitrompettes. Alors, selon la tradition, Saint-Chamond a offert le cinéma auCreusot.
Brésard m’ayantdemandé ensuite d’aller dire bonjour à sa femme, c’est au lit que celle-ci areçu ma visite. Les douleurs l’avaient prise, et, comme ce n’est que leseptième mois révolu, elle voulait éviter que l’enfant ne descende tout à fait.Elle s’est tout de même levée pour dîner avec nous.
Lundi 4 Avril
Ce matin, voyageà Deodoro où j’avais à passer l’inspection d’un tas d’instruments optiques.Déjeuner au restaurant à 1hr de l’après-midi. Visite au Ministère.Je reviens à Tijuca chercher du courrier que j’ai pour Boquet, et je reparsdîner à Vista Allegre.
Mardi 5 Avril
Hier soir, monpauvre camarade Boquet était au lit, démoli depuis 24 heures par unedouloureuse crise de foie. Alors toute la famille parle de ne pas s’éterniserdans ce pays « assassin ». J’ai dîné tout de même là-haut, mais cettevisite au milieu de tous ces désemparés qui ne sont nullement taillés pour lavie coloniale et sont presque pris de panique était lamentable.
Redescendu enville à 10hrs ½ du soir, je tombais sur Collin qui, se mettant àfaire les cent pas avec moi, me retint jusqu’à mon tramway de minuit. Oùveut-il en venir ? M’acheter ? Je ne suis pas à vendre. Si mon intérêtest d’aller au Creusot, je n’irai certainement pas au milieu d’une missioninachevée. Comme un soldat mercenaire, j’ai le droit de changer de drapeau,mais pas celui de trahir.
Pourquoi Collinm’a-t-il dit que des gens comme moi, ayant une longue pratique des paysétrangers et en même temps de l’artillerie, étaient précieux ? Et aussitôtaprès, que les cadres du Creusot étaient bien démolis et qu’il importait de lesreconstituer ? Que Moreau n’était aucunement à sa place pour diriger lesaffaires dans l’Amérique du Sud, et aurait dû être maintenu dans un bureaud’études. Que lui, Collin, se fatiguait et n’avait plus l’intention d’abattre àlui seul toute la besogne qu’il avait abattue jusqu’ici ?
Il m’a vanté lajolie situation pécuniaire qu’il avait : directeur d’une filiale duCreusot à New York, il a eu sa dernière "gratification" de 200.000frs.Pourquoi me dire tout cela, sinon pour m’amorcer ? Et il avait bienl’intention de me dire tout cela, car j’ai volontairement détourné laconversation et il y revenait toujours.
Jeudi 7 Avril
Deux journéesfortement occupées. Nous n’en finirons jamais avec les expériences ; aprèsune interruption d’activité qui me faisait présager que nous arrivions auterme, voici la reprise qui est annoncée : encore 2.000 coups à tirer.Dans un rapport que m’a fait lire hier, le Général Tasso Fragoso, j’ai vu quela période de tâtonnements et d’essais pour l’artillerie brésilienne a commencéen 1886, et qu’elle dure encore sans que jamais on n’ait pris une décisionferme : on s’est contenté d’acheter quelques pièces par-ci par-là, ce quifait qu’aujourd’hui le Brésil ne possède que 144 canons de modèleshétéroclites. J’ai bien peur, au train dont vont les choses, que cette périodene se terminera pas de si tôt, et que mes petits-enfants aient encore de beauxjours pour présenter des canons au Brésil et chasser le "tigre" dansles intervalles des séances. C’est le tempérament des gens d’ici qui veutcela : personne ne pourra y remédier.
J’avais reçu cesderniers temps le courant social et mondain ; on ne peut freinerinstantanément ; il y a des engagements pris, un télégramme de servicearrive, il faut que tout marche de front. Alors ce sont les nuits quis’écourtent, et les loisirs pour la correspondance qui font défaut.
Hier, réunionamicale des anciens Centraux à la sorbèterie Colombo, comme chaque premiermercredi du mois, et j’avais promis de m’y rendre. C’était aussi la reprise desmercredi de Madame Brésard, et elle avait ma promesse que j’irai. Il étaitd’ailleurs 6hrs ½ quand je suis arrivé, et il n’y avait plus queBorel au salon,... qui s’ingéniait à déterminer, par les oscillations d’unebague suspendue à un fil au-dessus du ventre de la maîtresse de céans, le sexedu futur rejeton : petit jeu de société. Quand Brésard est rentré, il nousa naturellement retenus à dîner, Borel et moi.
Quand j’eusregagné mon domicile, j’ai trouvé une dépêche sur ma table me prévenant qu’il yaurait aujourd’hui tir à Gericino,... et j’avais vu le Général Tasso deuxheures avant que ce télégramme me soit lancé ; et il m’avait riendit !
Aujourd’huidonc, lever avant le jour, tir à Gericino heureusement rapidement enlevé ;ce qui m’a permis de ne pas poser un lapin à Mesdames Brésard et Planque quim’avaient donné rendez-vous à 5hrs heures à la sorbèterie Alvea.Comme nous y rencontrâmes Lelong, j’en profitai pour laisser ces dames aller aucinéma avec ce cavalleiro, et je pus rentrer à Tijuca pas trop tard.
Vendredi 8 Avril
Fin d’unematinée où j’ai pu travailler au calme dans ma chambre. Maintenant, course enville : aller au Ministère, monter à Santa-Thereza pour avoir desnouvelles de Boquet, dîner à la Rôtisserie Américaine avec Lelong, Petitbon etBorel, pour combiner notre ascension de dimanche prochain à la Pedra da Gavea.Hélas ! chaque fois que nous parlons de cette course, le ciel nous répondpar des torrents d’eau. Nous avons aujourd’hui une véritable tempête, et letemps semble bien pris pour plusieurs jours.
Samedi 9 Avril
Comment ongaspille son temps, ici ? J’avais rendez-vous avec le Général Tasso à 1hrau Ministère ; j’y étais à l’heure dite et ce n’est qu’à 3hrs ½que j’ai pu le voir.
Hier j’ai trouvéBoquet avec une bien mauvaise mine, bien que ses douleurs soient calmées (ilest vrai que pour cela son médecin le bourre d’opium).Il est au régime le plussévère : lait et un peu de pain rôti. Il aurait aimé que je dîne à côté delui dans sa chambre, mais étant attendu à la Rôtisserie je ne le pouvais pas.Je l’ai rencontré tout à l’heure en ville, se traînant chez le radiographe ;il paraît qu’après mon départ il a eu une nouvelle crise et s’est tordu toutela nuit et une partie de la matinée ; puis un brusque soulagement, qui luifait penser qu’il a dû expulser un calcul hépatique : c’est pourquoi sonmédecin l’envoyait se faire radiographier.
Je ne crois pasque le pauvre garçon soit taillé pour séjourner longtemps ici ; d’ailleursil me dit sa hâte d’aller faire une cure à Vichy.
La pluie ayantcontinué sans interruption toute la journée, nous avons décidé, bien forcés, deremettre à des temps meilleurs notre course à la Gavea.
Dimanche 10 Avril
En rentrant dela messe, j’ai reçu un coup de téléphone de Madame Brésard me priant à déjeuneravec le Capitaine Courant qui vient de débarquer ici comme adjoint de Brésard,et me chargeant en même temps de lui rendre le service de lui apporter desfruits pour dresser son dessert. Et ce soir j’ai promis à Boquet d’aller dîneravec lui.
Lundi 11 Avril
Décidément il mefaut aller faire une station au Ministère tous les jours que le Bon Dieu faitluire. Le Général Tasso semble ne plus pouvoir se passer de me voirquotidiennement, et quand j’arrive il ne sait généralement pas ce qu’il avait àme dire.
Hier donc, j’aifait la connaissance du très jeune et gentil Capitaine Courant, arrivé de laveille. Brésard et moi voulons l’avoir dans notre manche avant qu’il ne sefasse pas cuisiner par Moreau. Madame Brésard craignant de s’agiter (ce qui nelui est pas habituel : deux élancements caractéristiques dans la nuitl’avaient mises en alerte), elle nous a dans l’après-midi envoyé tous trois aucinéma, tandis qu’elle restait allongée.
En quittantBrésard et Courant, je suis monté à Vista Allegre pour dîner avec les Boquet.Dieu ! que cette pauvre Madame Boquet est donc "peuple" dans sonlangage et dans sa façon de voir les choses. Elle meracontait : « La patronne de l’hôtel bisque parce que j’emportetoujours avec moi la clef de l’appartement. Elle dit que cela gêne leservice ; mais c’est qu’elle voudrait mettre son nez dans mes affaires.Poser ma clef au bureau ! oui, de la crotte ! » Et elle meraconte les niches qu’elle fait à sa propriétaire, comme de s’en aller avec laclef dans sa poche en laissant toute l’électricité allumée dans sonappartement. Les niches dont doit être victime Madame Pipelet dans une maisonouvrière.
Et toutes cespetites choses constituent le fond de sa conversation, beaucoup plus que labeauté des sites où les côtés pittoresques des gens et des choses. J’en suisarrivé à être très heureux qu’elle continue à se tenir à l’écart de la sociétéque je fréquente.
Quant au jeuneJeannot, il a eu gain de cause : il ne va pas à l’école. On a trouvé, àl’hôtel même, une dame qui se charge de lui donner une demi-heure de leçontrois fois par semaine.
En rentrant lesoir chez moi, je suis encore tombé sur Collin qui a repris sa conversationtentatrice de l’autre jour... sans plus de succès !
Mardi 12 Avril
L’abbé Passérieuregagne la France aujourd’hui, son Comité Baudrillard ayant fait faillite.
Les Brésardm’avaient donné rendez-vous hier soir, à 5hrs, chez Alvea, à lasortie du Ministère, et m’ont emmené au cinéma. Contrairement à l’habitude, lefilm était superbe et intéressant : un épisode de la conquête du Mexiquepar Fernand Cortez.
Aujourd’hui, jevais avoir une journée occupée. Déjeuner chez Boquet, auquel j’ai à porter unvolumineux pli de Rimailho arrivé pour lui à la Mission Française. Puisrecherches pour une caisse égarée contenant des appareils de pointage. Enfindîner chez une vieille amie de mon agent secret, Snr de Castro e Silva ;elle, sa fille et sa nièce, trois Madrilènes, sont fort aimables pour moi, et,pour me donner l’occasion de parler du Mexique, elle m’invitent avec EsperanzaIris, la célèbre actrice mexicaine, qui fait actuellement une tournéed’opérettes dans le Sud Amérique.
Mercredi 13 Avril
Hier soir, pourla première fois depuis que je suis ici, j’ai été au théâtre. L’opérette"A Duqueza de Bal Tabarin" était jouée en Espagnol, mais la musiquen’a pas besoin de traduction, et offre certains passages gentils. Je doisd’ailleurs avouer que c’est un peu par obligation que je m’étais offert unfauteuil d’orchestre au théâtre Lyrique : ayant dîner avec Esperanza Iris,directrice de la compagnie d’opérettes en tournée et premier rôle de cettecompagnie, je ne pouvais rien moins faire que de lui dire que j’allais allerl’applaudir.
C’est une fortsémillante actrice sur la scène, douée d’une voix très agréable, et dans lemonde ; de près, c’est une femme bien simple, sans tapage, et de mise quiparaît terne et sévère dans ces pays de toilettes ébouriffantes. Elle entend lefrançais, mais ne parle que l’espagnol ; Mexicaine de Yucatan, elle acommencé à jouer dès l’âge de onze ans, parcourant toutes les grandes villes duMexique avec des troupes de théâtre ; plus tard, elle fonda, à Mexicomême, un théâtre qui porte son nom, et qui fonctionnait lors de mon dernierséjour là-bas.
Mais larévolution mexicaine n’était pas favorable à ses affaires, marié à un Espagnol,un gentil garçon qui dînait avec nous, elle vint jouer en Espagne, puiss’aperçut que les tournées à l’étranger étaient plus rémunératrices ; elleconstitua une compagnie d’une soixantaine de personnes, et c’est avec cettevéritable armée qui compte jusqu’à un chef d’orchestre et un chef électricienqu’elle parcourt Cuba, le Venezuela, le Brésil, l’Argentine, le Chili, lePérou, etc. ..., escortée de son mari, de ses deux petits garçons et de leurinstitutrice, gagnant de l’argent plus gros qu’elle... car elle est plutôtmenue.
Comme, à dîner,elle n’avait pris que deux œufs à la coque et une tasse de café, pour ne pas setroubler la voix, j’avais proposer d’emmener tout le monde souper après lethéâtre : elle a refusé, disant qu’elle ne prend jamais après lareprésentation qu’une assiette de "frijoles" à la mexicaine.
Jeudi 14 Avril
J’avais des"politesses" à faire hier soir, en revenant du tir à Copacabana. Unnouvel officier d’administration, Monsieur Fauvelet, est arrivé comme adjoint àla Mission, et, avec la désinvolture de l’homme qui croit pouvoir commander àtous, Rimailho avait encombré ses bagages de kilogrammes de documents pourBoquet et pour moi.
J’ai voulu luireconnaître ce désagrément en l’invitant à dîner, en compagnie de son collègue,Monsieur Saly, arrivé il y a trois mois avec un chargement analogue. Comme cesdeux personnages, qui sentent à plein nez l’ex-sous-off, ne sont pas desmondains raffinés, j’en ai profité pour demander aux Boquet de se joindre ànous ; et suivant la tradition établie, j’ai tenu mes assisses àl’Assyrio. Les "petit père" et les "hein, pas ?" deMadame Boquet n’ont pas été trop choquants dans cette réunion.
Je cours àCopacabana où nous avons tir tout l’après-midi.
Vendredi 15 Avril
Aujourd’huiencore, tir à Copacabana. Et, en Janvier dernier, Rimailho se flattait que nosexpériences allaient prendre fin avec le retour du Général Tasso ! On tiretous les jours et ce n’est pas fini !
Hier soir, enrentrant du tir, comme l’heure était tardive, j’ai emmené dîner avec moi, à laBrahmâ, le Colonel Bonifacio, vice-président de la Commission d’Expériences,qui, après bien des efforts de ma part, semble se mettre de mon côté. Et pourque Moreau ne raconte pas d’histoires, ne dise pas que j’achète les officiersbrésiliens ou que je dénigre le Creusot par derrière, je lui ai demandé dedîner aussi avec nous. C’est un sale type, qui est loin d’espérer de même avecmoi, et que je soupçonne de fournir toutes les armes nécessaires pour laviolente campagne de presse menée contre nous. Il a paru renversé que je neprofite pas de cette occasion pour chambrer le Colonel Bonifacio et de lechauffer en tête-à-tête, mais il a accepté mon invitation impromptue.
Et maintenant,il faut que je me mette à pondre une lettre à ma compagnie, une de ces lettresqui comptent de 10 à 20 grandes pages et qui ne doivent pas être suffisantesparce que Rimailho continue à se plaindre que je ne le mettre pas au courant.Mais Boquet m’a raconté que, lorsqu’un de mes rapports arrive, Rimailho leparcourt rapidement pour chercher quel accident à pu survenir au Creusot, et,n’en trouvant pas, dit : « Il n’y a rien dans ce rapport. »Je ne puis cependant pas inventer des accidents qui ne se produisent pas.
Mais cela aéclairé bien des choses pour moi ; les rapports de Berthier, de Bourges oud’ailleurs, étaient remplis du récit d’incidents survenus à notreconcurrent ; sans doute des riens, grossis pour faire plaisir au colonel,mais qui m’avaient mis en tête, comme à beaucoup d’autres peut-être, que lecanon Creusot ne valait pas grand’chose. Voilà le danger des courtisans.
Samedi 16 Avril
Lancé hier soirdans mon courrier à la compagnie, j’ai travaillé jusqu’à 2hrs dumatin. Et ce soir naturellement je ne me sens pas le courage de veiller tard,d’autant plus que, le temps paraissant favorable, nous avons décidé aujourd’huid’attaquer le Gavea demain. C’est donc pour moi le réveil à 4hrs dumatin afin de pouvoir entendre une messe matinale à Botafogo et me trouver à 6hrs½ au point de rassemblement : la Légation de Belgique.
Lundi 18 Avril
La Gavea s’estdéfendue ; à quelques mètres du sommet, il a fallu renoncer àpoursuivre ; nous reviendrons mieux outillés pour franchir le point où duts’arrêter également la précédente expédition composée de deux Anglais et uneAnglaise. C’est donc une première, du côté par lequel nous tentons l’ascension,bien que le sommet ait déjà été atteint, et même par une femme, une Américaine,par un autre côté. L’altitude, que nous ne connaissons pas de façon précise,doit être de 1.200 mètres environ.
A 6hrs½ du matin, nous étions donc réunis à la Légation de Belgique, à Botafogo.Lelong, ancien alpin, n’était pas content ; je l’avais déjà senti laveille à l’air dont il m’avait dit : « Vous savez que les poulesnous accompagnent. Borel le leur a fourré en tête et prétend que vous êtesconsentant. Eh bien ! je déclare qu’au lieu de faire une ascensionintéressante, cela va être barbant »
Les"poules" en question étaient Iwa Horigoutchy et Sofia Robyns. Et pourcomble, c’étaient des "poules" du monde, et il fallait s’encombrer deleurs chaperons : Monsieur Robyns et le jeune frère d’Iwa, Bobby, un petitJaponais de douze ans... Et sur la figure de Lelong étaient peints la plusparfaite résignation et le plus absolu renoncement à tout plaisir.
Nous ne devionspas tarder à reconnaître que nos compagnes étaient pour le moins des poules debruyère, ou plutôt ici de matto, et Lelong l’approuva en cestermes : « Vous avez de la chance d’avoir tenté la premièreescalade avec nous et de nous avoir montré ce que vous valez. Si nous l’avionsfaite seuls avec Morize, jamais ensuite nous n’aurions consenti à vous la fairerefaire. Il y a des passages plus périlleux que tout ce que j’ai vu dans lesAlpes. »
Les provisionsayant été préparées par les soins des jeunes filles, nous nous embarquâmes dansdeux autos qui nous menèrent au pied de la Gavea. Nous étions donc : MrRobyns et sa fille, Iwa et son jeune frère, Borel, un Hollandais du nom de VanGolder, Lelong et moi. Petitbon, au repos pour quelques jours à Therezopolis,ne nous accompagnait pas, et d’ailleurs ses blessures de guerre l’auraientobligé à rester en chemin.
Le temps estsplendide ; le bloc rocheux, à l’allure de ruines d’un énorme châteauféodal, qui couronne la Gavea se dresse en plein ciel bleu. Les provisions sontdéposées dans une petite fazenda au pied de la montagne, et le fazendeiro noussert de guide.
La montée estraide dès les premiers pas, dans l’ombre fraîche des bananiers. Au bout detrois quarts d’heure, la bananeraie cesse, et c’est la forêt à travers laquelleil faut se couler : pas de sentiers, des lits de torrents coupés de grosrochers qu’il faut gravir en s’aidant des pieds, des mains, du ventre. MrRobyns a des palpitations : il décide de s’arrêter et de redescendre seulnous attendre à la fazenda, il me passe la responsabilité des jeunes filles, àmoi le doyen d’âge.
Quelleresponsabilité ! Jamais je ne la reprendrai. Iwa que je n’avais vue quedans les salons, calmement mystérieuse, est, au grand air, une enfant remuanteet gaie, mais indépendante et n’ayant pas le sentiment qu’il puisse y avoir aumonde d’entraves étrangères à sa volonté : elle semblait un hardi garçonavec sa culotte et ses guêtres, et son grand sombrero. Sofia, très soumise àdes parents sévères, s’est émancipée dès qu’elle eut quitté son père ;j’avais reçu ordre à ce qu’elle ne fume pas plus de deux cigarettes, et commeje dus lui faire une observation à ce sujet, elle me répondit en éclatant derire : « Non, vous n’avez pas la prétention de jouer au vieuxmonsieur ! »
Après une montéepénible à travers la grande forêt, nous suivons une croupe plus douce couvertede brousse, mais la brume nous enveloppe, se fait de plus en plus épaisse, nousempêche de voir à dix pas ; le nuage, tenace, s’est accroché à lamontagne, et tout d’un coup, fantastique dans le brouillard, une muraillerocheuse et inabordable se dresse en surplomb devant nous. Nous nous arrêtonspour manger quelques œufs durs avec un peu de café froid, tandis que le guiderecherche le passage.
Maintenant nouscontournons la base de la muraille rocheuse sur une pente gazonnée,vertigineuse : entourés de brouillard, on sent l’abîme aux flancs duquelnous sommes cramponnés. Il a fallu abandonner les gourdes, les appareils dephoto, les cannes, et le jeune Bobby qui n’en pouvait plus. Le sol, sur lequelnous devons le plus souvent ramper, est couvert de gouttelettes d’eau, et noussommes trempés des pieds à la tête. Certains passages nous donnent, à Lelong età moi, des appréhensions pour la descente, tout-à-l’heure, surtout si lebrouillard est dissipé et laisse voir le précipice.
Nous atteignonsenfin une cheminée qui se creuse dans la paroi à pic du rocher, encombrée deblocs éboulés. Borel, que la guerre a laissé à demi estropié de la main droite,doit s’arrêter. La grimpée dans la cheminée est d’abord relativementfacile ; puis une énorme marche de plusieurs mètres de haut seraitinfranchissable si la précédente expédition n’y avait fixé un petit câble enfer ; au-dessus, c’est une succession d’étroits paliers qu’il fautfranchir par une gymnastique effrayante, par d’incessants rétablissements surles bras.
Le nuage a rendula roche très glissante, le guide craint la grosse pluie qui rendra le retourabsolument impossible. Lelong, Van Golder et moi, tenons conseil : bienque nous ne soyons plus guère qu’à un quart d’heure du sommet, comme nousmanquons de corde, nous décidons de redescendre. Mais les jeunes filles onttenu conseil de leur côté ; une seule femme a atteint la cime, être lessecondes les tente, elles décident de continuer même sans nous.
Lelong se fâche,mais Iwa se lance plus haut et ne s’arrête pas bien que je lui crie que cequ’elle fait n’est vraiment pas chic. Sofia la suit, mais tout à coup pousseune plainte : elle vient de se tordre quelque chose dans le genou. Lelongsaute sur l’étroit palier où elle se trouve. Je suis terrifié : si elles’évanouit, jamais mon camarade, mal en équilibre, ne pourra soutenir ce poids.Je passe en dessous, sur un seuil plus large, et le long du rocher de troismètres de haut il fait glisser la jeune fille dans mes bras et me rejoint.
Les bas sont enloques mais le genou ne semble rien présenter d’anormal. Nous craignonscependant l’enflure et avons hâte d’atteindre au moins la forêt où la descenteavec une éclopée sera certainement très pénible, mais pas impossible comme ici.Iwa consent enfin à nous rejoindre ; l’ascension est arrêtée, il est midimoins un quart.
Descente trèsdifficile jusqu’à la forêt ; le genou n’a pas enflé, et comme nous ne nousarrêtons pas, il n’y a pas d’ankylose. La Gavea est maintenant dégagée de sonénorme nuage : par les trouées entre les arbres, nous apercevons sa cimerocheuse dans une ironie radieuse. Voici la bananeraie, puis la fazenda où MrRobyns nous attend pour doyenner.
Au bord dutorrent, à 2hrs ½ nous pique-niquons avec bel appétit, enchantésmalgré tout de cette randonnée dans le grand espace, des difficultés vaincues,du jeu puissant des muscles. Nous sommes même fiers de notre repoussantesaleté.
Repos sur lagrève, devant la mer très bleue et les îles dorées de soleil. 6hrsdu soir, les autos viennent nous reprendre et nous ramènent en ville. J’aimission d’acheter 20 mètres de corde de manille pour une nouvelle tentative.
Mais mes jambesaujourd’hui avaient la raideur de deux béquilles quand je suis allé au tir àCopacabana.
Mardi 19 Avril
J’étais invité àdéjeuner chez Mr Trézel, directeur commercial de l’"Amérique Latine",qui habite à Botafogo en compagnie du Capitaine Dumont, de l’aviation, et d’undeux frères de Montgolfier qui sont à Rio (Je ne sais dans quel coin du mondeon ne trouve pas un Montgolfier). Il s’agissait de prendre toutes lesdispositions utiles pour une partie de chasse dans les lagunes d’Itaipudimanche prochain.
Après ledéjeuner, Mr Trézel m’a donc emmené, plus loin que Nichteroy, à la fabrique dematières colorantes qu’il possède sur les rives de la baie entre Icaraky et SaoFrancisco. C’est de cette fabrique, qui semble plutôt une jolie petite fazendatranquille sous les arbres, que partira notre expédition dans la nuit de samedià dimanche.
Jeudi 21 Avril
Aujourd’hui,repos, fête nationale en l’honneur de Tiradentes, un bonhomme qui souleva lepays contre la domination portugaise et fit proclamer l’indépendance du Brésil.Cela ne m’a pas empêché de faire venir Schmidt à Tijuca pour travailler aveclui ; je l’ai gardé à déjeuner, et me voici libre avant d’aller porter àLelong, Dumay et Borel les instructions pour dimanche.
Hier, de bonneheure, un coup de téléphone, et, au bout du fil, une femme furieuse :Madame Brésard se plaignait avec amertume que j’étais resté dix jours sansdonner signe de vie, qu’elle avait été très malade pendant ce temps, qu’ellepouvait mourir sans que j’y prenne seulement garde ; que je ne la trouvaisplus intéressante maintenant qu’elle était dans l’impossibilité de courir àdroite et à gauche ; que je devais avoir un grand béguin quelque part pouravoir ainsi disparu ; bref, cette véritable scène à distance, injuste etqui me déplaisait fort, s’est terminée parune invitation à déjeuner « pour aller lui remonter le moral. » Et defait le moral était bas chez une femme nerveuse qui n’osait pas plus se remuerqu’on n’ose secouer une bouteille de grand crû.
Déjeuner rapide,car il me fallait courir au tir à Copacabana. Ensuite, retour rapide, dîner àTijuca, passer mon smoking, et me rendre à Vista Allegre où les Boquet m’avaitinvité avec insistance à un bal que donnait un des hôtes de l’endroit. MadameBoquet et Madame Dufond qui désiraient danser mais ne savent pas, avaientbesoin d’un cavalier de bonne volonté : qu’est-ce que j’ai pris commeécrabouillement de mes pieds ! Et comme on avait négligé de me présenter àqui que ce soit, j’ai eu ces deux dames, qui se contorsionnaient à contretemps, alternativement dans les bras, sans interruption, jusqu’à 1hrdu matin. Elles voulaient me faire rester au cotillon, mais j’avais soupé de mefaire les biceps, et j’ai pris congé.
Vendredi 22 Avril
Tir àCopacabana... pour changer. En rentrant, j’ai fait un petit crochet par laGloria pour prendre des nouvelles de la petite Brésard ; elle était enville pour faire des courses et... aller au cinéma. J’ai laissé ma carte avecun mot pour dire combien j’étais heureux de constater qu’elle avait retrouvéson moral et ses jambes.
A peine rentrépour dîner, coup de téléphone : Madame Brésard estimait que mon"ironie" n’était pas de saison. Mais elle m’a invité pour demain soirà dîner et à attendre chez eux l’heure du départ pour Nichteroy. Brésard est dela partie, et m’a chargé de lui trouver un fusil.
Samedi 23 Avril
J’ai couru pasmal à la recherche d’un fusil pour Brésard et pour tous préparatifs, et je vaism’allonger une heure avant d’aller à la Gloria.
Lundi 25 Avril
J’ai 46 ans,cela ne me fait pas rire du tout. Et pourtant, j’aurais préféré que cette annéenouvelle me tombe sur la tête un jour plus tôt, là-bas, en pleine serra, dansun accoutrement de bandit, au lieu de la passer sur mon lit où j’étaisbourgeoisement en chemise de nuit.
Un tempsidéalement propice a favorisé notre expédition à Itaipu. Chasse nulle, mais randonnéesplendide.
Donc, samedisoir, guêtré de cuir fauve, chemise de gros tissu bouffant sur la culotte decheval, mouchoir bleu autour du coup, sombrero sur la tête, revolver et largecouteau à la ceinture, j’ai fait une apparition effarante chez les Brésard. LesCapitaines Courant et de Paul, nouvellement arrivés, et pour lesquels le Brésilse résume encore en l’Avenida ont failli se mettre en garde. Borel et Brésard,qui devaient partir avec moi, ont regretté de ne pouvoir s’équiper à ma façon.
Dîner puis, à 11hrs½, départ pour le point de rassemblement, l’embarcadère de la barque deNichteroy, où Brésard, Borel et moi retrouvions Trézel, Lelong et Dumay. Barquede minuit, tramway de Nichteroy à Sao Francisco qui nous amena à la fabriquevers 1hr ½ du matin. Monter les fusils qui avaient été transportéslà, seller les chevaux, placer les provisions sur la mule de charge, prendre lecafé, et 3hrs sonnaient quand la troupe, augmentée de Armand lecontremaître de la fabrique, et d’un nègre se mit en route.
La pleine lune,dans un ciel limpide, éclairait, faisait étinceler l’eau de la baie, accrochantaux montagnes des jeux fantastiques d’ombres et de lumières, mettait desreflets métalliques aux feuilles des palmiers.
Une bonne routelonge d’abord les grèves, puis tourne brusquement au pied de la serra, serpentesous les bambous et les bananiers, se ravine, s’encombre de pierres, monte parressauts inégaux vers le col, puis redescend de l’autre côté en longs lacetssur les flancs de cirques grandioses.
Tout dort ;dans l’immense silence on n’entend qu’une pierre qui crie parfois sous le ferd’un cheval, et de temps à autre un air de Carmen ou de Lakmé que lance Lelongqui va en tête. Nous sommes impressionnés nous-mêmes de voir notre défilé enfile indienne émerger d’une nappe d’ombre en pleine lumière lunaire, avec lescanons des fusils qui brillent sur nos dos ; nous doutons si nous sommesd’honnêtes chasseurs, ou si nous ne glissons pas dans la nuit pour quelquespronunciamiento, ou si nous ne sommes pas de hardis conquistadores.
Nous voici ànouveau au niveau de la mer, dans une épaisse brousse au sol sablonneux pénibleaux pieds des chevaux. Vers l’Orient, une imperceptible nuance plus claireannonce l’approche du jour. Et tout à coup la piste que nous suivons nous amènesur la grève, et nous oublions un instant que l’heure nous presse : nousnous immobilisons devant un décor des Mille et Une Nuits.
L’Océan est unlac paisible qui baigne doucement la base des montagnes qui nous entourent endemi cercle ; quelques îlots, masses d’ombre déchiquetée, enémergent ; au loin, à 30 kilomètres, l’horizon est barré par une serra,d’un bleu très pâli par la lune, que bossuent le Corcovado, le Cantagolfo(chante-coq), les Dois Irmaôs (deux frères), la Gavea, et dont le pied, avantde plonger dans l’eau, s’orne de ce merveilleux "Collier de Perles"qui étincelle durant toute la nuit.
Encore 1kmsur la grève, et voici quelques cabanes de pêcheurs et une chapelle éparsessous les arbres : c’est Itaipu. Il est 6hrs, et la lueur dujour se mêle déjà au clair de la lune.
Les chevaux sontlaissés aux soins du nègre, et nous nous hâtons vers la lagune, six fois grandecomme la Place de la Concorde. Des bandes de centaines de marecas (canardssauvages) passent sans discontinuer au-dessus de nos têtes, trop haut,hélas ! pour que les coups de feu dont nous les saluons leur fassent lemoindre mal. D’élégants garças, au plumage étincelant de blancheur sur le vertdes roseaux, sont déjà gracieusement en quête de leur vie : impossible deles approcher, des bourbiers où nous enfonçons à mi-jambe nous séparentd’elles.
Trézel abat enplein vol un grand martin-pêcheur qui tombe à l’eau, et Dick, le chien que nousavons emmené, n’est pas là pour aller le cueillir ; au bout d’un instant,l’oiseau qui a la vie dure, repart en criant.
Et pendant cetemps, c’est une soudaine inondation de rose : derrière les serras, lesoleil a dû émerger brusquement du sol. Au loin, la Gavea ruisselle de rosechair de sa cime à son pied. Pas une vapeur dans l’azur, l’heure estprodigieusement belle.
Il fait déjàchaud. Lelong abat un bel oiseau huppé, brun clair, qui ornerait joliment unchapeau féminin. Nous décidons que nous allons faire porter une pirogue sur lalagune, et que nous déjeunerons en attendant. Mais les pourparlers avec lespêcheurs sont interminables ; nous n’obtenons quelque chose que parce quenotre nègre est natif d’Itaipu.
Il est déjà 8hrs½ quand nous commençons à déjeuner : sardines, poulet froid, foie gras,fromage ; les "naturels" (du moins les hommes et les garçons,car l’élément féminin reste invisible) font cercle et s’intéressent énormémentà un repas de blancs.
A 9hrs½, nous gagnons, sur la rive de la lagune, la pirogue qu’on y a transportée àbras : long esquif taillé en plein tronc d’arbre, manié à la pagaie, etdont les oscillations sur l’eau nous causent des transes à tout instant. Nousaccostons un îlot où s’ébat une bande de deux à trois cents garces, etcherchons à les envelopper dans un grand et large déploiement ; mais leurvol blanc s’élève bien avant que nous ne soyons à portée. L’une d’ellecependant passe assez près de Borel, qui est à une extrémité de notre chaîne,pour que son coup de feu l’atteigne : elle tombe. Avant que la piroguesoit allée la chercher, Dick, à la nage, l’a déjà saisie... et complètementabîmée.
Borel et moidécidons de rester sur l’îlot, affalés dans les herbes et la vase, tandis quenos compagnons se font transportés en différents autres points. Un long serpentd’au moins 1m50 glisse entre les herbes tout près de nousdeux ; nous nous étions mis sur cette terre marécageuse sans penser qu’ilpût y avoir aucun danger, et la pirogue avait emporté nos souliers et nosguêtres.
Cette alertenous ramène au bord de l’eau que nous jugeons plus prudent de ne pas quitterbien que notre position très en vue doive écarter de nous tout gibier. Nouscuisons donc lentement au soleil et dans une buée chaude en attendant quel’embarcation vienne nous rechercher. Elle nous prend enfin.
Trois coups defeu régulièrement espacés ; c’est la demande de secours dont nous sommesconvenus ; ils viennent de la zone où ont été déposés Lelong et Brésard.Mais c’est loin, nous mettons plus de vingt minutes à atteindre ce point. Nosdeux camarades sont couchés dans l’herbe, exténués ; ils se sont enlisés,l’un jusqu’au ventre, l’autre jusqu’à mi-cuisse, et ne se sont dégagés que pardes efforts surhumains, ils n’en peuvent plus.
Il est 1hr½, le soleil est terrible ; sur la lagune, tout dort dans l’immensetorpeur. La pirogue nous ramène à Itaipu, et sous les arbres nousgoûtons : canard froid et fromage. En notre absence, Armand a descenduavec sa carabine deux jolis oiseaux tout bleus.
Lelong, Brésardet Dumay s’endorment dans un coin, tandis que Trézel, Borel et moi allonsencore tenter la chance, sans succès, pendant une heure sur les bords de lalagune. La chasse est finie. Borel, qui comprend bien le campo à ma façon, etmoi décidons qu’une autre fois nous nous habillerons en touffes deroseaux : c’est le seul moyen de faire du bon travail.
A 5hrs½, nous remontons à cheval et revenons par le même chemin ; les bêtes, auretour, marchent à rapide allure. Malgré cela, la nuit nous prend,splendidement étoilée, mais encore sans lune. A 8hrs nous étions àSao Francisco où nous dînions à l’auberge en dodelinant la tête lourde desommeil. A 11hrs, nous débarquions à Rio.
Et tout àl’heure j’ai tir à Copacabana, et je dois ensuite dîner chez les Boquet.
Mardi 26 Avril
Grosse émotiondans Rio : la Banque Française pour le Brésil a fermé hier ses portes etsuspendu ses paiements. Planque, le directeur général, et Créqui, le directeurde l’agence de Rio, sont d’une pâleur de mort ; la plupart des officiersde la Mission y laissent tout ce qu’ils avaient mis de côté depuis leur arrivée ;Moreau y perd toutes les économies de son séjour ici : huit contos, c’està dire environ 18.000 francs.
Ce dernier faitprouve, entre parenthèses, que les ingénieurs du Creusot, qui reçoivent un fixemensuel au lieu de vivre sur note de frais comme moi, trouvent leur compte à sedéplacer à l’étranger. Je n’ai donc rien à pleurer, la Compagnie m’évite toutecatastrophe en ne m’enrichissant pas ; les avances qu’elle me fait ne sontpas déposées à cette Banque. Mais Planque était un des deux conseils financiersdont j’étais pourvu par les soins et le flair de Rimailho : je ne puisplus beaucoup compter sur lui, c’est la seule perte que je fais de ce crack.
Mercredi 27 Avril
C’est lemercredi de Madame Brésard, et je vais aller faire une apparition dans sonsalon.
Jeudi 28 Avril
Cet après-midi,nous avons tiré pour la dernière fois à Copacabana. Les pièces vont êtreramenées à Gericino, où les tirs se continueront ; on ne pourra pas direque ces canons n’ont pas été essayés : déjà 3.500 coups chacun ! LeCommandant Vuillaume avait eu raison de prévoir une interruption, ou plutôt unralentissement dans les expériences il y a quelques temps ; mais je n’aipu en profiter, car la Commission nous a tenu sans cesse sur le qui-vive on ne faisait pas grand’chose mais nous sommesrestés sous la menace de faire quelquechose le lendemain. C’est ainsi qu’on gâche son temps.
J’éprouve uncontentement intime à ne plus tirer à Copacabana, bien que les séances deGericino soient plus pénibles et laissent beaucoup moins de loisirs. Mais lesbeaux souvenirs que j’ai gardés de Copacabana auraient fini par être étoufféssous les mauvais souvenirs de ces séances pleines d’énervement, d’appréhensionde l’accident imprévu. Ce n’était plus le lieu du calme et du repos, que l’onretrouve avec plaisir, mais le champ de lutte dont on fuit la pensée.
Rentrant enville à 6hrs, avant de remonter à Tijuca, je me suis offert uneheure de cinéma : il y avait un film mouvementé du Far West, avec WilliamHart qui joue avec ses yeux. Au premier entracte, quand on a redonné lalumière, je me suis retrouvé assis à côté des Brésard qui voulurent ensuite meramener chez eux pour dîner. Mais, ayant déjà dîner chez eux hier soir, j’aidécliné : je n’aurai plus qu’à prendre pension.
Le crack duBanco Francez touche les Brésard pour 15.000frs, mais ils portent lecoup allègrement. Petitbon le porte d’ailleurs aussi bien, quoiqu’il en soitpour 225.000frs : séduit par les opérations mirifiques que luiproposait cette banque, il avait fait venir de France une grosse partie de safortune. Les Pichon ont fait de même : 75.000frs leur semblentbien compromis, et Pichon doit renoncer pour l’instant à renvoyer sa femme enFrance ; d’ailleurs ce coup a secoué la neurasthénie de Madame, qui en aquitté son lit d’où elle se refusait énergiquement de sortir. Toute la MissionFrançaise est plus ou moins lésée ; il est bien vrai que les soldats etles ecclésiastiques sont les plus déplorables financiers du monde.
Lundi 2 Mai
Jeudi 02 Juin
Miracle ! les roulements sont terminés ; nous avons fait 380 kilomètres au lieu des 400 prévus. Nous avons roulé à mort pendant ces trois derniers jours. Mon matériel n’avait plus grand chose à semer sur la route,... à moins de se casser complètement ; c’est le Creusot qui a commencé à se disloquer.
Aujourd’hui, repos ; et demain, à Gericino, tirs de clôture. J’aurai donc juste le temps, en revenant du tir, de monter à Tijuca me changer et prendre mes affaires pour redescendre m’embarquer à 8hrs pour Nichteroy d’où part à 9hrs le train pour Victoria.
Ces derniers jours d’essais à outrance ont mis tout le monde sur le flanc : officiers de la Commission et personnel des deux maisons concurrentes. Aussi combien je suis heureux d’échapper à l’atmosphère de Rio et des affaires. Voilà huit mois de dur travail, de tracas, de soucis, d’énervement, sans jamais débrider ; j’ai bien gagné ces trois semaines d’échappée hors de la civilisation.
L’aînée des jeunes Boquet aurait absolument voulu venir avec moi ; combien je me souciais de prendre la responsabilité d’un moineau pareil ! Dans une semblable randonnée il faut de la discipline et de l’énergie, qualités dont je ne lui vois guère faire preuve.
Madame Brésard est toujours dans l’attente ; c’est incroyable, étant données les dimensions qu’elle affecte depuis longtemps déjà. Je lui dois de m’avoir bien aidé à constituer la pharmacie que j’emporte, et à m’avoir appris à faire cuire le riz comme il faut.
Borel a décidé : c’est à Resplendor que nous allons ; moins de chasse, mais Indiens plus intéressants, paraît-il. Alors j’emporte 72 pellicules pour photographier.
1921 |
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Rio030 |
Janvier |
les épreuves de roulement |
Rio031 |
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les épreuves de roulement |
Rio032 |
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les épreuves de roulement |
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les épreuves de roulement |
Rio034 |
24 avril, le Rio Grande do Sul |
de gauche à droite : Dumay et Trézel à cheval |
Rio035 |
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Trézel à cheval |
Rio036 |
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De gauche à droite : Cdt Guénot, capt. Pinto, cdt Pichon et ordonnances |
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De gauche à droite : Armand, un pécheur, Morize, Brésard, Borel, deux pécheurs, Dumay ; au premier plan, le chien Dick |
Rio038 |
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Sur la grève : Borel (à gauche) et Trézel tirant une frégate. |
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De gauche à droite : Borel, montrant un oiseau qu’il vient d’abattre, Dumay, Armand, Lelong, Morize (accroupi), Trézel |
Rio040 |
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Morize (assis, arrangeant ses guêtres), Brésard servant à boire ; derrière lui, Dumay |
Rio041 |
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De gauche à droite : le nègre, Borel, Morize, Lelong, Armand, Dumay, Trézel |
Rio042 |
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Une « fazendeira » des environs |
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Rio043
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Dans le massif de la Tijuca, à travers les échancrures de la forêt au fond la cascatinha de Tijuca |
Rio044 |
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Près d’atteindre le sommet, Lelong (chef de cabinet du Gl Gamelin |
Rio045 |
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Près d’atteindre le sommet, Henri Morize |
Rio046 |
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A la cime, Henri Morize |
Rio047 |
1 Mai |
Sur la route d’Alto Boa Vista à Paineiras, dans un tramway abandonné pour s’abriter de la pluie. Au 1er plan, de gauche à droite : Petitbon, Sofia Robyns, Iwa Horigoutchy, Van Gelder, S. Ex Horigoutchy ; au 2ème plan : Morize, Lelong, Robyns |
Rio048 |
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Sur la route d’Alto Boa Vista, en face de l’hôtel Itamaraty, au 1er plan, les Robyns ; groupe du fond : Van Gelder, Sofia Robyns, Petitbon, Morize, Borel, Iwa Horigoutchy |
Rio049 |
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Dans le jardin de l’hôtel Itamaraty, Iwa Horigoutchy tirant le groupe du déjeuner. |
Rio050 |
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Déjeuner à l’hôtel Itamaraty, de gauche à droite : Mr Horigoutchy, Sofia Robyns, Bobby Horigoutchy, Borel, Petitbon |
Rio051 |
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Déjeuner à l’hôtel Itamaraty, de gauche à droite : Lelong, Van Gelder, Robyns, Morize |
Rio052 |
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Au sommet du Bico de Papagaio, de gauche à droite : Sofia Robyns, à ses pieds Bobby Horigoutchy, Petritbon, Morize, Iwa Horigoutchy |