1er séjour suite 3

Echappée en forêt amazonienne

Sans doute ce qui se passe chez Mounguhi, le chef indien, vous offrira-t-il, au moins pour changer, un intérêt plus grand que les faits et gestes si banalement civilisés des camarades hommes ou femmes que je côtoie à Rio.

La région que nous voulions excursionner est cette région inexplorée, couverte d’une immense forêt vierge, qui s’étend depuis la rive nord du Rio Doce jusque dans l’état de Bahia, à cheval vers la Serra des Aymores. Les cartes lui assignent une typographie de pure imagination, aucun relevé n’en ayant été fait ; le cours des affluents nord, le cours du haut Sao Mattens et du haut Mercury sont inconnus ; le tracé de la serra des Aymores est absolument fanfaisiste. Comme sur les anciennes cartes du centre africain, tout cela devrait encore être marqué en pointillé.

En 1907, on décida de percer, à travers la forêt de la rive sud du Rio Doce, une voie ferrée pour relier Victoria à l’Etat de Minas Geraes. Aujourd’hui, ce petit chemin de fer a déjà 444 kilomètres de long, jusqu’à S. Esvura, et sa construction continue à progresser à travers la forêt ; naturellement voie rudimentaire, unique, étroite, sans grands travaux d’art, avec trafic minime et irrégulier ; mais quelques centres se sont formés le long du chemin de fer : Collatina, Natividade, Resplendor, Lagaô, etc. ... des cases groupées autour d’une "Venda" grand bazar où se débite tout ce qui est de première nécessité pour les défricheurs du "matto" qui commencent à venir se tailler des domaines gratuits dans cette région désertique où la terre n’est encore à personne ; et au long comptoir de la Venda, des hommes à physionomie de bandits, large feutre sur la tête, pistolets et couteaux nus à la ceinture, vident un verre de jus de canne, tandis que les chevaux sellés et les mules de charge attendent sur la place.

Gens calmes et lents, mais énergiques et décidés à tout, fuyant peut-être des passés lamentables, et qui seront sans doute les ancêtres de famille opulentes et riches. J’ai vu parmi eux deux ménages allemands, un ingénieur et un docteur, récemment arrivés ; ils ont choisi leur morceau de forêt, ils s’abritent encore sous un toit de palmes séchées reposant sur quatre pieux, et les deux hommes abattent les arbres à tour de bras pour semer, entre les troncs renversés qui pourrissent sur le sol des foijaô, du manioc, des batates, et y planter de la canne et des bananiers. Et ils m’ont dit : « Déjà, nous pouvons manger, et même bien car le chevreuil est abondant et la rivière est poissonneuse. C’est qu’on a eu faim en Allemagne, pendant la guerre ; et souvent encore maintenant on y a faim. »

Et tous ces gens de courage et d’aventures chez lesquels se pratique la plus franche et large hospitalité, cette vertu nécessaire aux pays sans ressources, seraient sans doute aussi intéressants à étudier que les sauvages Indiens.

C’est pendant l’ouverture de la ligne que les ingénieurs (je le tiens de l’un d’eux, Ceciliano) se sont trouvés en contact, pour la première fois, avec les Indiens ; et ceux-ci, à coups de flèches, leur ont interdit la traversée du Rio Doce ; il y a environ cinq ans de cela. Le Service de la Protection des Indiens, du Ministère de l’Agriculture, est alors entré en contact avec les tribus, cherchant à les apprivoiser en leur apportant des cadeaux.

Monsieur Silveira Lobo, directeur du service à Victoria pour les Etats d’Espirito Santo, de Minas Geraes, et de Bahia, m’a expliqué les quatre phases suivies pour amener les Indiens à la civilisation :

1°) on leur dit : « Nous ne venons pas en ennemis, mais en amis. Nous avons un grand Gouvernement qui nous nourrit tous. Il vous aime et fera la même chose pour vous. » Et alors grande distribution d’étoffes, de couteaux, de haches, de foijaô, de batates, de canne à sucre, et même de quelques rudimentaires fusils de chasse. Mais alors l’Indien se fait du "Governo" l’idée d’une mystérieuse et fantastique vache à lait ; ceux que j’ai vus en sont là,... et mon Dieu ! bien des ultras civilisés ne leur sont pas supérieurs à ce point de vue.

2°) on cherche à faire comprendre à l’Indien qu’il faut un peu aider la vache à lait, que le riz, le foijaô, la canne à sucre ne poussent pas tout seuls ; on leur montre à cultiver, à travailler. Mais ce nomade répugne à se stabiliser ; il établit dans les espaces découverts de la forêt, des quantités de petites plantations, distantes de plusieurs heures les unes des autres, et toute la tribu se transporte successivement de l’une à l’autre. Difficile de leur faire pratiquer l’élevage ; on leur donne cinquante poules pondeuses : le soir même la tribu est en fête, toutes les poules mijotent sur le feu.

3°) on leur fait planter du cacao, dont ils ne comprennent pas l’usage n’en voyant pas la consommation immédiate ; mais on leur dit : « Le Governo en a besoin. Pour dix gousses que vous lui donnerez, vous recevrez tel ou tel objet. » C’est la première notion d’échange qui, chose curieuse, n’est pas innée chez l’homme ; je l’ai remarqué chez les Indiens que j’ai vus et qui, bien que commençant la deuxième phase, n’en sont en réalité qu’à la première : « Il y a là-bas, vers le Sud, quelque part, un Governo, c'est-à-dire une monstrueuse vache à lait. » Ils font des cadeaux spontanés, ils en réclament de votre part, mais ne comprennent pas qu’on leur dise : « Donne-moi ton arc, je te donnerai mon couteau. »

4°) au lieu d’échanger leurs produits contre des objets, on les échange contre de l’argent, après avoir établi dans leur "aldeamento" (camp) une Venda pourvue de tout ce qui peut leur être nécessaire. Beaucoup de tribus du Matto-Grosso (Indiens Bororos) en sont là ; et la première chose qu’ils vont réclamer à la Venda c’est une moustiquaire.

Les Indiens du bassin du Rio Doce ont coutume de venir s’établir sur la rive nord du fleuve chaque année pendant l’époque où la sécheresse tarit l’eau à l’intérieur de la forêt, et ce séjour dure environ deux mois. C’est ainsi qu’on a identifié trois tribus : les Paneracs en face de Collatina, les Cranacs et les Membroucs en face de Resplendor. Mais cette année, les Membroucs ne sont pas descendus, et les Cranacs ont fait savoir qu’eux-mêmes étaient entrés en guerre avec les Membroucs et les avaient exterminés dans la forêt.

A mon sens, il peut y avoir d’autres tribus tout à fait inconnues et qui, d’après l’orientation des montagnes de la région où elles chassent, descendent sur les rios Sao Mattens ou Mercury, et non sur le Rio Doce.

Les Paneracs, déjà plus avancés en civilisation, sont à peu près stabilisés sur le Rio Panorac, affluent nord du Rio Doce, à une soixantaine de kilomètres dans la forêt. Nous décidâmes d’aller voir les Cranacs, chasseurs nomades dans la vallée du Rio do M, autre affluent nord du Rio Doce. Bien nous pris de ce choix, sans doute, car, pendant notre visite aux Cranacs, les Paneracs se sont révoltés et ont tués cinq hommes du Service de la Protection.

Très aimablement Mr Gillman, un Anglais, directeur technique de la Leopoldina Railway, nous monte toute une expédition de chasse dans la région de Rio Doce ; mais, hélas ! il croit bien que nous devons renoncer à rencontrer des tribus sauvages trop loin dans les forêts pour que nous songions à les atteindre. Les Indiens qui ne sont pas reculés trop loin sont, quant à eux, maintenant à demi civilisés, s’habillent et travaillent la terre ; ce seront sans doute les seuls que nous rencontrerons.

Mes compagnons sont Borel et mon monteur Laroche. C’est moi le chef de l’expédition, et je n’ai à être entraîné par personne. Nous sommes bien outillés, bien approvisionnés, et bien armés : chacun un fusil de chasse, une carabine "Winchester" à répétition, deux révolvers, et un couteau de chasse.

Vendredi 3 Juin 1921

A 8hrs à Rio, je retrouvais à la barque de Nichteroy mes deux compagnons de voyage : Borel et Laroche. A 9hrs, le train nous emportait de Nichteroy vers Victoria.

Samedi 4 Juin

Sommeil en pullman jusqu’à Campos, 7hrs du matin. De Campos à Victoria, où nous sommes arrivés à 6hrs ½ du soir après un trajet de 600 kilomètres, région accidentée et souvent pittoresque.

A Victoria, nous sommes reçus par le fils de Mr Gillman, directeur technique de la ligne Victoria Minas, et nous sommes hébergés chez lui.

Dimanche – Lundi 5 et 6 Juin

Deux jours à Victoria dont un dimanche, pour nos derniers préparatifs. Mr Gillman met à notre disposition un train spécial pour nous conduire à Resplendor, guidés par l’ingénieur Mario, une grande toile de tente, et trois lits pliants avec moustiquaires ; de plus il s’est arrangé pour qu’à Resplendor nous prenions avec nous Joaquim Munio, le vieux savetier bavard de Resplendor, qui préfère l’espingole et la carabine à l’alène et qui, avec ses huit chiens (qui sont devenus quatorze en route, une des chiennes ayant mis bas dans la forêt), nous accompagnera dans notre randonnée.

Mr Silveira Lobo, que nous allons voir, nous apprend que les Indiens ont quitté le Rio Doce il y a trois semaines, et sont rentrés dans la profondeur de la forêt. Nous trouverons à notre disposition, au Posto-Guia, Marliero, un guide interprète, trois hommes du Poste, et des mules.

Victoria : jolie vieille petite ville de15.000 âmes, nichée au flanc d’une île montagneuse ; on y respire largement l’ancienne province coloniale. J’ai une lettre de présentation pour le Président de l’Etat, Monsieur Nestor Gomez, et, depuis la visite que je lui fais, je ne suis pas plus libre qu’un souverain en visite : Nestor, malgré mes supplications, attache à ma personne son officier d’ordonnance, le Capitaine Barbetta, qui ne me quittera qu’à Natividade, frontière de l’Etat d’Espirito Santo avec l’Etat de Minas. Même mes cheveux, que je n’avais pas eu le temps de faire couper à Rio, ont été tondus gratuitement et officiellement à Victoria : le "cabeleireiro" a refusé mon argent et sera payé sur le Trésor de l’Etat. Que ne suis-je Absalon, pour que cela en ait valu la peine !

Mardi 7 Juin

A 7hrs du matin, nous montons dans notre wagon spécial, où prennent également place le Capitaine Barbetta en uniforme blanc et l’ingénieur Mario. Déjeuner à Joao de Neiva, à 10hrs ½,... aux frais de l’Etat. Traversée de la Serra du Paô Gigantesco ; à 1hr, nous atteignons le Rio Doce dont le train ne s’écartera plus. A la chute du jour, nous sommes à la Natividade où nous dînons... aux frais de l’Etat, puis nous rentrons dormir dans notre wagon immobile, les trains ne circulant pas la nuit, par mesure de précaution (à noter que Natividade possède un pharmacien, dont j’ai été heureux de faire la connaissance, ayant un léger rhume de cerveau).

Mercredi 8 Juin

A 6hrs, notre train se remet en marche, et à 9hrs nous nous arrêtons en pleine vois à 15 kilomètres au-delà de Resplendor : c’est notre terminus. Joaquim Christino, le vieux guide interprète (portugais et indien) nous attend ; nos bagages sont descendus ; nous traversons le Rio Doce en pirogue : sur la rive nord du fleuve, nous atteignons les trois cases qui, au milieu d’une bananeraie, constitue le Posto-Guia.

Là, je juge tout de suite Christino un brave homme : malgré sa très nombreuse famille, il a adopté deux enfants indiens dont les parents ont été récemment emportés par le "sarampo", cette rougeole qui, actuellement, fauche largement dans les rangs des derniers Aymores. Ce sont : un petit garçon de deux ans qui, devant un brasier, agonise en gémissant sans trêve, touché du mal, au milieu de chiens, poules et cochons qui viennent lui disputer le morceau de banane qu’il serre dans sa main, et une jolie petite fille de quatre ans, vivante et un peu farouche. Je suis tenté de m’arranger, au retour, avec Christino, pour emmener cette enfant avec moi ; quand je suis revenue, quatorze jours plus tard, j’ai vu dans le sentier quatre hommes qui emportaient un petit cercueil rose : le "sarampo" avait pris la petite Indienne, après son petit camarade.

Du Jeudi 9 Juin au Mardi 14 Juin

Nous entrons dans l’immense forêt qui vient se baigner jusqu’à la rive du Rio Doce, et nous marchons sur la trace des Indiens que nous avons le projet de rejoindre. La tribu a ouvert une piste qui ne s’écarte jamais beaucoup du Rio do M ; mais, pour nos mules chargées, il faut agrandir le passage, à la hache, à la foïce, au facaô. La marche est lente et pénible : parfois l’étape d’une journée ne peut dépasser huit kilomètres. Borel s’en irrite au début, assure que nous n’arriverons jamais ; il est jeune, ignore la forêt, ne sait pas prévoir ; il ne calcule pas la fatigue de nos hommes qui ne font pas un pas sans tailler et couper, ni celle des bêtes pesamment chargées ; il ne réfléchit pas qu’il faut camper à un point d’eau, et qu’il faut que tout soit installé avant qu’il fasse noir, et que l’organisation du campement, l’approvisionnement d’eau, l’amoncellement du bois pour les feux de la nuit demandent deux heures.

Je le laisse dire et m’entends avec Christino. Peu à peu, Borel s’y fera, connaîtra la forêt, apprendra la direction des hommes ; ce voyage lui sera profitable. Mais nos rudes hommes du "matto", cœurs de braves gens sous des allures de bandits, ne l’apprécient pas.

Aux environs de 3hrs ½, il faut arrêter la marche : la nuit, à 5hrs ½, est complète sous la voûte des arbres. La cuisine est simple : riz et faijaô, et café. Parfois, si l’un de nous  a eu un coup de fusil heureux, le menu s’enrichit d’un canard sauvage, ou d’un macheir (sorte de faisan) ou d’un quartier de chevreuil, ou d’une paca (petit porc sauvage) ; à défaut, je fabrique un potage Maggi. La forêt baigne sans trêve dans une humidité, chaude le jour et le soir, mais très fraîche vers la fin de la nuit.

A 4hrs du matin, sur nos lits, sous nos couvertures, le froid nous réveille : alors, il fait bon aller s’accroupir près des feux qu’ont ranimés nos hommes, et sur lesquels déjà commence à bouillir l’eau pour le perpétuel café.

A 5hrs ½, une lueur laiteuse éclaire l’inextricable fouillis de végétation qui nous enserre, à travers la buée dans laquelle trempe toute la forêt. La tente et les lits sont repliés, tandis que cuisent, pour le premier repas, le riz et les haricots. Nous déjeunons, les bêtes sont chargées, et à 9hrs la marche reprend, dans la lumière d’émeraude, dans l’enchevêtrement des troncs, des lierres, des bambous, des plantes gonflées de sève. Et il faut prendre garde à ne pas se perdre de vue : la forêt mystérieuse ne rendrait pas celui qui s’égarerait.

Peu à peu, on se sent étreint, écrasé ; on n’est plus rien qu’un point infime qui n’a que sa volonté pour ne pas être absorbé par toutes ces sèves triomphantes. Les mots n’ont plus de valeur, l’action est tout. On devient silencieux, laconique, sans gaîté, comme ces hommes des "matto" qui nous accompagnent. Quatorze jours dans la forêt ! c’est la première fois que j’y vis aussi longtemps, sans trêve.

La forêt semble encore plus compacte, plus mystérieuse. Je marche en tête avec Christino qui me montre, sur des parties fangeuses, des empreintes de pieds nus ; nous trouvons quelques foyers éteints dont les cendres sont intactes, et un abri en feuilles pas encore fanées de bananiers sauvages : il n’y a pas longtemps que les Indiens sont passés, un jour ou deux au plus. Une liane barre la route, volontairement attachée à un arbuste de chaque côté : je sais que les Indiens ont coutume de signifier ainsi qu’ils entendent que leur territoire soit respecté : Christino donne un coup de facaô, la frontière est violée, le cœur me bat.

Mercredi 15  Juin

A 2hrs ½, nous trouvons une baguette fichée droite en terre, garnie d’arrêtes de poisson : un repère des Indiens pour marquer une place de pêche sur le Rio du M, tout proche. Christino estime que la tribu est bien plus près qu’il ne croyait ; il faut nous arrêter ici et y demeurer pendant les deux jours et demi dont nous disposons avant de rebrousser chemin ; il ne serait pas prudent d’établir notre campement trop au contact des Indiens que nos bagages et nos provisions tenteraient. Nous commençons donc notre installation, nous sommes à environ 55 kilomètres au Nord du Posto-Guia.

Pas une feuille n’a remué, pas une branche n’a craqué ; et pourtant, sortant de l’inextricable fouillis des plantes et des lianes, deux Indiens sont devant nous, belles chairs de bronze nues sur le fond vert des feuilles : ce sont des jeunes hommes d’une vingtaine d’années, cheveux noirs et raides, yeux brillants emplis d’inquiétude à notre vue, nudité complète à part un pagne très réduit, un petit sac en fibre tressée porté en sautoir sur la hanche.

L’un tient deux tisons rouges, car ces peuplades ne se déplacent jamais sans emporter le feu, "joumpec" ; l’autre, armé d’un grand arc et de deux longues flèches, s’est mis en position hostile : il a raison qui sommes-nous qui venons vivre sur son domaine ? Mais ils ont vu Christino, qui est leur ami quand la tribu va s’établir sur la rive du Rio Doce ; l’arc se détend, ils disent quelques mots dans leur langue à l’accent lent et plaintif, ils prennent notre guide à pleins bras et le soulèvent de terre. Celui-ci leur explique que nous ne venons pas en ennemis, et alors chacun de nous reçoit l’embrassement des deux Indiens, dont l’un, celui qui est armé, s’appelle Aratiguhi. Nous apprenons par eux que la tribu est à 5 kilomètres plus loin, et qu’il y a, dans nos environs très proches, d’autres guerriers en quête de gibier, comme eux.

Comme de grands enfants, ils nous examinent en détail, touchent toutes les parties de notre équipement, s’extasient surtout sur nos armes et nos couteaux avec des mots admiratifs mais toujours plaintifs. Nous étions venus pour les voir, et ce sont plutôt eux qui nous voient. Il faut donc leur prêter nos winchesters et nos revolvers, les faire tirer avec. Immédiatement, aux détonations, d’autres Indiens surgissent, amicaux, mais aussi touche-à-tout, et avec la même convoitise de nos armes dont ils réclament que nous leur en fassions cadeau.

L’hospitalité est une vertu instinctive pour l’homme qui est aux prises avec la pleine nature et la vie rude : c’est la civilisation qui, la rendant moins nécessaire, en efface le sens en nous. Ces sauvages, qui pourtant non jamais occasion de la pratiquer puisque leur tribu, isolée, ne reçoit jamais aucune visite, n’ont pas tardé à nous en donner les preuves ; leur première curiosité calmée, spontanément, ignorant la prévoyance de l’homme blanc qui voyage, et croyant à un dénuement semblable au leur, ils nous ont offert d’énormes batates qu’ils avaient dans leurs sacs, sont allés nous pêcher deux grands poissons, nous ont abattu le bois nécessaire à nos feux, ont fait nos provisions d’eau.

Puis, à l’heure où le soleil n’accrochait plus sa lumière cuivrée qu’à la cime des serras qui se profilaient dans les échancrures du feuillage, le Crakégnatiguhi (en indien, la montagne du carapate qui s’amène) et le Crakéta à l’extraordinaire dentelure, tous les Indiens se sont retirés dans l’épaisse forêt, vers le chef, à part nos deux premiers amis qui ont passé la nuit auprès de nos feux.

Jeudi 16 Juin

6hrs, le soleil filtre péniblement jusqu’à la cime des grands arbres à travers l’épaisse couche laiteuse du brouillard qui couvre la forêt. Tout baigne dans l’humidité, et les feuilles s’égouttent sur nous. Le riz, les feijaôs et le café sont déjà prêts ; nous déjeunons. Le campement reste à la garde d’un seul homme, et, guidés par nos deux Indiens, nous allons vers la tribu Cranac.

Cranac était le vieux chef, mort à 130 ans il y a de cela quatre années. Son fils Mounguhi alors a continué à guider ses "compagnons et ses femmes". Maintenant il connaît notre approche : pour la troisième fois, les "Portugais" viennent rendre visite à la tribu dans son mystérieux domaine ; "Portugais", nous le sommes pour Mounguhi, fidèle dépositaire de la tradition historique qu’il a reçue de ses pères et qui l’enseigne à Brokmam, son jeune fils : deux races se partagent le monde, les Aymores, la race noble et bronzée, à laquelle appartient toute la grande forêt, et les Portugais, qui s’abritent dans les cases, et qui arrivèrent de très loin un jour, il y a déjà plusieurs générations de chefs, et prirent aux ancêtres des morceaux immenses de leurs forêts.

Quand les Cranacs furent découverts, la première visite qu’ils reçurent fut celle de Mr Aranjado Lisboa, aujourd’hui Directeur des Sécheresses au Ministère des Travaux Publics, accompagné d’ingénieurs de la voie ferrée ; la seconde fut celle de Mr Silveira Lobo, directeur du service local de la protection des Indiens ; la troisième est la nôtre.

Une grande heure et demie de cheminement sous bois, et nous atteignons une grande clairière où la tribu est arrêtée sur les bords du Rio do M. Une partie de la clairière est une plantation désordonnée et pêle-mêle de canne à sucre, de bananiers, de batates, de haricots noirs. Quand la plantation sera épuisée, en attendant que le Bon Dieu y remette des fruits, la tribu ira épuiser une autre plantation qui est présentement soignée par le Bon Dieu tout seul à plusieurs lieues d’ici. Puis une troisième, dans les mêmes conditions, alimentera encore la tribu avant son retour à la première. Et en même temps, les territoires de chasse et les places de pêche se repeuplent pour ces grands mangeurs de gibier et de poisson.

La tribu nous attend : Mounguhi a revêtu une chemise et un pantalon de toile, et a fait couvrir le tour de sa bouche en rouge et noir ; les jeunes femmes se sont passées une légère couche de rouge sur tout le visage ; Mactan, le plus ancien de la tribu, qui, de ses propres mains, a envoyé au Paradis deux "Portugais" et l’oncle de José, un noir de notre escorte, a endossé l’unique chemise qu’il possède, chemise qui maintenant descend à peine à la ceinture, tout effrangée par les flammes des brasiers près desquels il se couche. Seuls, les enfants, aux gros ventres ballonnés, n’ont pas fait toilette.

Christino est revu avec joie par tous ses sauvages amis, et me désigne comme le chef blanc, le "capitâo" ; Mounguhi vient à moi et m’enlève dans ses bras. C’est un robuste garçon d’une quarantaine d’années, à l’œil intelligent, au regard droit et acéré. Ses lobes d’oreilles sont démesurément déformés par de gros morceaux de bois qui les traversent : coutume de ces peuplades, ignorantes de tout bijou, et dont cette hideur est la seule coquetterie ; quelques femmes se font subir la même déformation à la lèvre inférieure, et je vois une vieille chez qui cette lèvre forme un grand plateau au niveau de la bouche.

Nous passons entre les bras de tous les indigènes. Mounguhi s’extasie devant ma carabine, la prend, s’amuse à tirer. En un tour de main, je suis dépouillé de mon foulard de soie bleue, et je ne le reverrai plus. Les femmes et les enfants fouillent à mes poches, s’approprient mon mouchoir, trouvent mes cigarettes qu’ils fument aussitôt, découvrent des pièces de menu monnaie qu’ils réclament de leur dolent : « Capitan, gringu – gringu ! » D’ailleurs ils mendient tout : mon couteau, mon sac, ma ceinture, mes épingles de sûreté,... ma chemise ! Je donne, je donne, jusqu’aux extrêmes limites ; et tous disent à Christino qu’ils m’aiment beaucoup.

Il n’y a pas d’étiquette, à la "cour" de Mounguhi. La langue aymoré est pauvre, car il n’y a que les civilisés qui ont besoin de mentir. Donc pas de discours, et pas de démonstrations suivant un rite protocolaire : on est bienvenu, on vous apporte de l’eau fraîche et de la nourriture, ou on est malvenu et on vous le fait savoir à coups de flèches. Les mots n’ont aucun sens dans la forêt silencieuse, il n’y a que l’action qui compte pour quelque chose.

Les compagnons de Mounguhi ne témoignent à leur chef aucune marque extérieure de respect : mais sa pensée est la leur, et son âme les anime. Sans discussion, pour eux, le chef voit juste, le chef pense droit, le chef décide ce qui est meilleur, le chef est sacré. Au Posto-Guia, un jour, la porte d’une case heurta Mounguhi au front et lui fit mal : aussitôt toute la tribu, y compris femmes et enfants, tint à honneur de châtier cette mauvaise porte, et chacun contribua à la hacher en menus morceaux. Christino, auquel cette démonstration allait donner un travail supplémentaire, fit reconstruire par les indigènes, avec beaucoup de diplomatie, une porte "pas méchante".

Mounguhi, c’est visible, est un superbe, qui croit à sa grandeur et à celle de sa race. Il ne chasse pas et ne pêche pas, et ses femmes n’entretiennent pas le feu et ne font pas cuire les aliments. Il est orgueilleux de conduire à travers la forêt la destinée des derniers Aymores, la race noble et sans mélange, qui maintenant meurt de consanguinités trop concentrées qui la rendent inapte à la génération.

Pas un muscle de son visage ne bouge, mais ses yeux s’emplissent d’une immense tristesse, quand il compte "ses compagnons et ses femmes" emportés depuis trois mois par le sarampo ; il y a trois mois, ils étaient cent trois à descendre au Rio Doce, aujourd’hui ils ne sont plus que quarante sept !

Mounguhi n’est pas monogame comme le sont les autres de la tribu. Une seule femme compte en réalité, Toun, au chant harmonieux ; mais il recueille les femmes de ses guerriers morts, et, en hommage au loyal compagnon disparu, il fait participer l’épouse à son essence et à sa gloire. La dernière, une très jeune femme, dont le mari est mort pendant le récent séjour de la tribu sur le Rio Doce, ne voulait pas le suivre "parce qu’elle ne l’aime pas", et voulait rester au Posto-Guia dans la famille de Christino. Mounguhi lui a fait comprendre le sacrilège : une fille aymoré ne peut passer sa vie dans la promiscuité des "Portugais" ; elle a compris, et, triste, elle est rentrée dans la forêt.

Il y a quelqu’un, cependant, au-dessus de Mounguhi, plus grand et plus puissant que lui : un Dieu, unique, être suprême, esprit. Et la langue aymorée a un mot pour l’appeler. Mais de même que les Cranacs ne rendent aucun honneur au chef, de même ils ne rendent aucun culte à Dieu, ils n’ont aucune pratique religieuse.

Faut-il les croire superstitieux. Quand ils doivent séjourner à un endroit, ils peignent en noir, sur la face décortiquée d’un arbre, une figure qu’ils disent représenter un homme ou un animal, figure protectrice tournée comme une muette supplication vers le soleil levant, gardienne vigilante qui empêche de passer les maléfices de la forêt, le danger qui rôde partout, l’effroi qui sort des trous d’ombre, les mystères tapis dans les fourrés, l’invisible qui s’émane du noir. Mais ces sauvages ne sont pas seuls à avoir le sentiment apeuré de toutes ces choses, à partir de l’heure surtout où le dernier rayon du jour quitte la cime des grands arbres.

Comme au Posto-Guia la mort fauchait large dans la tribu ; un "padre" est venu, qui a baptisé tous les enfants. La timide Téchouki, l’épouse du splendide Crimbac, entendant un peu de portugais, a pu recevoir le baptême en même temps que ces deux petits qui allaient mourir, et depuis lors elle s’appelle aussi Maria. J’ai été tenté de demander au chef de me laisser emmener ce ménage. On aurait peut-être obtenu de Crimbac qu’il ajoute un autre vêtement à son pagne, au moins dans les rues de Boulogne et de Paris, et il m’aurait accompagné comme officier d’ordonnance et porte-respect. Maria Téchouki aurait peut-être perdu l’habitude de cacher son visage au creux de son coude quand on lui parle ou seulement qu’on la regarde, et elle aurait fait l’intendante de la maison. Mais les circonstances qui ont entouré notre départ m’ont obligé à renoncer à ce projet ; c’est dommage, je n’en retrouverai peut-être jamais l’occasion.

C’est donc la première fois que je frôle ce qu’on peut réellement appelés des hommes des bois, les plus primitifs des sauvages. Eh bien ! un infini les sépare de la bête, des nuances seules les différentient de nous. Ils sont maîtres de leur pensée, de leur réflexion, de leur volonté, et, parce que leur raisonnement n’est pas compliqué, leur logique est inflexible. On les dit "sauvages" parce qu’ils ont échappé à nos conventions et que la vie de chacun d’eux n’est pas, comme celle d’un civilisé, un morceau à formes déterminées d’un grand puzzle, et surtout parce que, n’ayant à satisfaire aucun besoin artificiel, leur existence matérielle est la plus rudimentaire qui se puisse concevoir.

Les indigènes de nos colonies africaines ont des huttes, s’ornent de bijoux, ont des industries, pratiquent l’échange. Les Cranacs vivent sous les arbres, dans l’humus moite de la forêt, entourés de brasiers ; leurs récipients sont des écorces de fruits, leurs rares outils sont en pierre ; ils se bornent à fabriquer des arcs et des flèches, et à filer des fibres pour en faire des cordelettes avec lesquelles ils tressent le petit sac qu’ils portent toujours.

Depuis qu’on s’occupe d’eux, on a tenté au Poste-Guide, de leur faire habiter des cases : ils y étouffent et préfèrent coucher dehors, sur le sol, près des feux ; on leur a donné quelques vêtements, des couvertures : ils les ont fait flamber ; ils n’ont gardé que quelques couteaux, qu’ils apprécient fort, et quatre mauvais fusils de chasse, à baguette, pour lesquels ils ont reçu de nous, avec joie, de la poudre et des amorces. C’est la détonation, "poum - poum" comme ils disent, qui les séduit surtout, car ils font de meilleure besogne avec leurs flèches : quels merveilleux tireurs à l’arc ! à cent pas, Mounguhi ne manque jamais son but.

Nous voulons photographier ces Indiens, mais nous nous heurtons à leur crainte "qu’on leur retire leur âme". Il faut ruser, leur faire des promesses alléchantes ; et encore ils se cachent les yeux, baissent la tête. Nos clichés sont pris dans de déplorables conditions.

Nos chiens partent soudain à travers la forêt, en aboyant : un veado (chevreuil) ne doit pas être loin. Indiens et Blancs s’égayent à travers les fourrés, vont se poster, immobiles et silencieux, près des ruisseaux où la bête poursuivie ne manquera pas de venir. J’accompagne Mounguhi qui, gracieusement, me prend sur son dos pour passer l’eau. Mounguhi s’est fait escorter de Tiondjoun, son "interprète" : il a remarqué que les chefs blancs avaient toujours un interprète, alors, pour lui aussi, il en faut un. Malheureusement, le Saint-Esprit n’est pas descendu, comme cela tout d’un coup, sur Tiondjoun : il ne parle que l’indien, il n’est interprète que de titre. (Quelle jolie piécette pour Tristan Bernard !)

Deux chevreuils sont abattus. Les femmes les dépouillent et les dépècent sous la direction de Mactan. "Taroun" s’incline vers le couchant, il faut regagner notre campement avant l’épaisse nuit de la forêt : nous disons à demain à nos amis sauvages, en emportant un cuissot de veado, une peau, le "massacre" du brocard comme trophée, un régime de bananes à rôtir, et des batates.

Et le soir j’étais déjà allongé sur mon lit, quand des appels prolongés se firent entendre près de nous. La voix paraissait si humaine que je criais à Borel, veillant encore près d’un feu : « Mais répondez donc, on  nous hèle ! » Il appela et se tut. Nos compagnons nous dirent alors que c’était la grande onça pintada qui s’était approchée du campement.

Vendredi 17 Juin

Il ne fait pas encore jour quand nous sortons de dessous nos couvertures, nous devons nous trouver de bonne heure chez les Indiens qui nous conduiront chasser l’anta (tapir). Un café pour nous réchauffer, et en route dès qu’il fait clair sous bois ; notre déjeuner nous sera apporté plus tard dans la matinée.

C’est dans la forêt la plus impénétrable, la plus épaisse et la plus farouche qu’il faut nous couler à la suite des Indiens. Avec l’agilité et la souplesse de lézards, ils glissent sous les branches et les lianes, entre les feuilles, sans cesse accrochés par nos vêtements nous avons du mal à les suivre. Une heure de cheminement pénible et fatiguant, et nous sommes au bord d’un bourbier fangeux où la bête, qui doit être de grande taille, s’est vautrée, a labouré profondément des pieds et du groin. Aux alentours, par groupes, nous prenons nos postes d’affût, tandis que les chiens quêtent l’anta. On m’a prévenu qu’il faut tirer avec sang-froid : l’animal blessé est terrible, brutal et puissant. Cette pensée me met un léger frisson à l’épiderme : j’en serai pour ce frisson car l’anta a fui très loin devant les chiens et n’est pas revenu vers nous.

Mais chez ces Indiens, quelle patience et quelle impassibilité dans cette attente de cinq heures, l’attention tendue, l’oreille en éveil, près d’un petit feu qu’ils entretiennent silencieusement pour se préserver de l’humidité enveloppante. Les chiens reviennent, haletants, saignants, éreintés, en défaut ; nous abandonnons la place et revenons vers la tribu. Notre repas nous y attend depuis longtemps, et nous dévorons nos tranches de chevreuils accompagnées de feijaôs et de riz.

Que se passe-t-il tout d’un coup ? Mounguhi a pris le chien de José : un chien remarquable pour chasser le chevreuil, l’attache avec une longue fibre, et l’emmène. José discute avec lui, et l’œil de Mounguhi est mauvais. L’interprète intervient, il semble inquiet, préoccupé. J’apprends que le chien plaît au chef Cranac et que, sans autre forme, il se l’approprie. « J’ai besoin d’un chien, dit-il à Christino, qu’importe à José qui va retourner au Posto-Guia où le "governo" lui en donnera un autre. » Christino essaye de discuter, lentement, froidement, mais aussi froidement Mounguhi lui répond que, si on essaye de reprendre le chien, il va nous faire tous massacrer.

Notre interprète est pâle, il me dit : « Mounguhi a bien changé ; lui qui est si "manso" (apprivoisé) quand je le vois au Posto-Guia, est redevenu tout à fait "bravo" (farouche, sauvage) dans la forêt. » Le mieux est de se plier à la mentalité des Cranacs, mais le nègre José est têtu, obstiné, il veut son chien. Et voilà que les vieilles haines remontent : « Et puis, ils m’ont déjà tué mon oncle, » dit-il. Je pense : « Mon garçon, ce n’est pas une raison parce que ce brave nègre d’oncle est au Paradis, pour que nous allions tous lui tenir compagnie ce soir. »

Les choses menacent de se gâter, Borel s’inquiète et parle de s’assurer que toutes nos armes sont approvisionnées ; je lui fais remarquer combien ce geste serait maladroit et dangereux. Il faut nous en aller, et je décide José à revenir sans son chien.

Nous cheminons vers notre campement, quand je vois soudain une grande partie de la tribu, arcs et flèches en main, dévaler derrière nous. J’en suis bien tourmenté, et quelque chose de froid me coule le long de l’épine dorsale. Borel aussi s’inquiète ; je tente de le rassurer en lui montrant que des femmes et des enfants sont avec les guerriers. Et voilà Mounguhi qui dépasse ses compagnons et vient m’embrasser. Ce doit être simplement une politesse qu’il nous fait. Mais, à notre campement, quelles convoitises ne va pas allumer chez tous ces Indiens la vue de nos bagages et de nos provisions ?

Les Cranacs arrivent avec nous, à la nuit, près de notre tente, et s’accroupissent auprès des feux. Mounguhi voudrait bien qu’on lui ouvre toutes les caisses, tous les sacs, je m’y oppose pour certaines, comme la caisse qui contient encore deux bouteilles d’eau de vie, et Mounguhi respecte ma volonté, sans insister. Il n’est pas méchant ; le danger est que sa mentalité est étrangère à la nôtre, d’où pourraient naître des malentendus.

Je fais préparer du riz et des haricots, et du café, pour tout le monde. Puis peu à peu le camp s’endort, les bébés vivaces et potelés allongés, nus, à même le sol, près des mères. Seul, longtemps encore, la voix plaintive de Mounguhi conte à Christina les récents malheurs de la tribu. Tout se tait enfin. Mais nous avons décidé que cette nuit, par prudence, nous établirons un tour de veille : Borel de 8hrs à 11hrs, Laroche de 11hrs à 2hrs, et moi de 2hrs au lever du jour. La pâle "moniac" (la lune) filtre un rayon à travers les hautes feuilles sur toute cette tranquillité, et parmi les déchirures du couvert on voit scintiller, très pures, les étoiles. Je m’endors.

Nuit paisible ; à 11hrs pas d’incident.

Du Samedi 18  au Mardi 21 Juin

A 2hrs je reste les yeux ouverts, roulé dans mes couvertures avec ma Winchester ; à 4hrs, je suis transi par la fraîcheur de la nuit, et je vais m’accroupir entre les feux, où il fait tiède, à côté du jeune Brokmam ; l’enfant s’éveille en instant, en pleurant, fait ramper son petit corps, plus près des tisons qui meurent, et se rendort. A 5hrs, Toun se redresse, vient s’adosser devant moi, et se met à chanter dans la nuit, et sa longue, longue mélopée douce et plaintive épand une paix immense sur le camp silencieux.

Les corps de bronze sortent lentement du sommeil, reprennent vie ; les brasiers sont ranimés ; une première lueur de jour silhouette les êtres et les choses. Le chant de Toun s’arrête.

Nous déjeunons, le campement est replié. Mactan, qui n’a pas passé la nuit près de nous, a franchi ses cinq kilomètres pour venir nous embrasser ce matin, puis il repart avec les femmes, auxquelles nous donnons une de nos marmites. Téchouki s’approche de moi, met le doigt sur l’épingle de sûreté qui ferme l’échancrure de ma chemise, et ses yeux implorent l’objet ; puis, timide, elle cache son visage au creux de son coude ; je lui donne l’épingle, je l’embrasse, elle suit ses compagnes. Bientôt Mounguhi reste seul près d’un feu, entouré de quelques guerriers. Les mules sont bâtées et chargées ; il est 9hrs, il faut partir. Derniers embrassements ; nous nous engageons dans la trouée faite à l’aller et que n’a pas encore refermée la puissante végétation. Et derrière nous, la tribu retourne au mystère de la forêt profonde, où elle va achever de mourir dans sa sauvage noblesse et son farouche isolement.

Le chemin étant pratiqué, le retour se fera assez vite. Un accident nous retarde au passage d’un cours d’eau : une mule tombe dans l’eau avec tout son chargement. Il faut une grande heure pour l’en tirer, essuyer et sécher un peu tout ce que l’eau peut gâter, nous remettre en route. Décidément cet endroit est hanté par le malheur : c’est là qu’il y a un an les Membrouks ont été anéantis par les Cranacs ; peut-être que leurs mânes, encore nomades entre les troncs et les lierres, nous sont inclémentes pour l’amitié que nous avons témoignée à ceux qui n’ont eu pitié ni des femmes ni des enfants.

Mardi 21 Juin au soir

Le soir tombe quand nous arrivons à la plantation de Manoël Pereira. Quelle histoire sans doute serait celle de ce petit vieux, sec et tordu comme un arbre vétuste, s’il voulait parler ! Mais Manoël est peu loquace sur sa vie. La peau cuite est tannée, la moustache grise, un œil à demi clos ; il est vêtu d’une chemise et d’un pantalon de toile en loques, pieds nus, couteau et pistolet à deux coups à la ceinture, un mouchoir noué sur la tête ; il évoque un paysan basque... ou un brigand calabrais. Il est originaire du Céara, l’Etat aux déserts arides, aux sécheresses désolantes.

Il y a des années, il est entré dans la forêt, s’est arrêté avec sa femme, ses quatre fils et sa fille, a jeté sur le sol les grands arbres, a semé et planté entre les troncs couchés, s’est taillé un domaine aussi grand que lui et ses garçons pouvaient le travailler. Puis il est allé à Resplendor chercher des femmes pour ses fils et un mari pour sa fille, et la famille, maintenant nombreuse, vit de la plantation et tente d’essaimer autour dans la forêt.

Et le vieux Manoël est fier, quand il dit l’énergie qu’il lui a fallu pour vivre, isolé, au contact des Indiens hostiles et jaloux de leur forêt, exposé aux surprises des bêtes fauves. Et il pense que sa famille sera riche, le jour d’avenir où un chemin de fer percera la forêt.

Il nous compose notre menu en nous faisant cuire une poule et des œufs ; et cette nuit, nous n’avons pas à dresser la tente, nous nous serrons tous dans la case de Manoël, en bambous et terre séchée avec un tout en écorces, simplement meublée d’un grand coffre et de quelques ustensiles de cuisine, un foyer en terre battu dans un angle, un pilon à maïs dans un autre.

Mercredi 22 Juin

Des vols criards de perroquets et d’aras nous réveillent au premier rayon du jour. Après un nouveau repas confortable, nous reprenons notre route de bonne heure, et nous faisons une forte étape.

Vers une heure de l’après-midi, nous rentrons au Posto-Guia, et il nous semble soudain nous dilater au sortir de l’oppressante forêt, devant l’espace découvert où coule large le Rio Doce.

Borel doit repartir le soir même ; il faut qu’il soit à Rio en temps voulu pour l’arrivée de son nouveau patron, le baron Fallon, ambassadeur de Belgique.

Du Jeudi 23 au Dimanche 26 Juin

Je reste deux jours encore au Posto-Guia, avec Laroche, pour chasser en compagnie du vieux Joaquim Munis. Puis je passe un jour et demi à Victoria, où j’ai à remercier  tous ceux qui se sont entremis pour faciliter notre expédition.

Lundi 27 Juin 1921

Je suis de retour à Rio, sale et bistre, un peu maigri mais bonne mine pour soigner mes terribles et innombrables morsures de carapates et autres insectes.

En forêt amazonienne

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Du 3 au 27 Juin

le Rio Doce

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la forêt

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la forêt

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le Rio Doce

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le Rio Doce

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le Posto Guia

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Borel au Posto Guia

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Morize au Posto Guia

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la petite indienne au Posto Guia (celle qui va mourir)

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la petite indienne au Posto Guia (celle qui va mourir)

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le personnel du Posto Guia

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le personnel du Posto Guia

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le personnel du Posto Guia

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le personnel du Posto Guia

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le personnel du Posto Guia

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progression en forêt

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progression en forêt

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progression en forêt

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le campement du matin. Au 1er plan : Borel assis et deux Indiens (celui de gauche est Chatiguhi) ; au fond : Laroche examinant son fusil, Mr Pereira avec un mouchoir sur la tête ; à côté de lui, Munion ; plus en avant, assis, Christino

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