1er séjour suite 4

Juin 1921

Hôtel Tijuca, 1053 rua Conde de Bomfim, Rio de Janeiro

Mardi 28 Juin

Hier soir, j’ai réintégré Tijuca ; j’ai rangé mon accoutrement de coureur de "matto", j’ai rendossé mon banal costume civil, et ma chambre s’est un peu plus encombrée : deux peaux de gatos de matto, une peau de chevreuil, quatre arcs, quatorze flèches, un petit sac en fibres, un tout jeune capivara vivant (rongeur au pelage fauve, aux pieds palmés, à la tête rappelant celle d’un lièvre auquel on aurait coupé les oreilles, sans queue et qui, adulte, atteint la grandeur d’un cochon) capturé dans les îlots boisés au milieu des rapides du Rio Doce. J’ai de plus 70 clichés à développer, qui pourraient être intéressants, mais qui ont forcément été pris dans de mauvaises conditions.

Pour moi, dans ma mission ici je prévois une défensive acharnée, à moins que nous ne soyons déjà condamnés ; je ne pourrai peut-être pas laisser nager tout seul le jeune Houdaille, dont je n’ai d’ailleurs aucune nouvelle de l’arrivée ; on m’avait laissé espérer cette arrivée pour le début de Juillet ; si cela devait se confirmer, j’en serai prévenu déjà, je pense.

Mercredi 29 Juin

Pas mal d’occupations en perspective aujourd’hui, bien que ce soit une fête nationale, l’anniversaire du Maréchal Floriano Peixoto, un vieux birbe qui a contribué à la chute de l’empire.

D’aimables coups de téléphone m’obligent à aller montrer aux Boquet et aux Dalmassy que les Indiens n’ont pas scalpé mon reste de perruque. Je dois ensuite achever ma journée en dînant avec les Brésard,... ou mieux avec Brésard seul, car, depuis le 20 Juin, sa femme est alitée à côté d’un petit moïse où repose le jeune Jean : elle vous a fait fabriqué cela en une heure et demie, exactement.

Et, naturellement, avant tout, une prière dans une chapelle pour nos Pierre et nos Paul, vivants ou disparus.

Jeudi 30 Juin

Paul Fort, le Prince des Poètes, est attendu demain ou après-demain à Rio, par le Massilia. A part les trois petites de Dalmassy dont le père, grand admirateur du Poète, leur fait apprendre une ode pour le saluer à son arrivée, cette venue a l’air de laisser bien indifférent toute la société "carioca" ; et les conférences annoncées "olla podrida" de littérature, d’art, de musique, de mode et de cuisine, pourraient bien se donner devant des banquettes vides. Je souhaite qu’elles soient payées par avance à Paul Fort.

Juillet 1921

Samedi 2 Juillet

Le baptême de Jean Brésard a augmenté mes occupations aujourd’hui : cérémonie à l’église française de N.D. de la Salette ; parrain : Commandant Petitbon et marraine : Madame de Burbot ; puis coupe de champagne à la villa Gloria. J’ai donné une assiette à bouillie, en argent, avec cuiller, que la maman pourra utiliser sur sa table à d’autres fins.

Dimanche 3 Juillet

Un bon morceau libre de cette journée, avant d’aller saluer au Palace Madame Durandin revenue avant-hier à Rio, avec sa fille, sur le Massilia.

Vendredi 8 Juillet

Le Ministre de la Guerre m’a fait appeler aujourd’hui, ainsi que Collin. On recommencera un concours entre les deux maisons au début de l’année prochaine. Rimailho va-t-il enfin descendre de son rêve, convenir de toutes les fautes faites, et de se décider à établir un matériel... honorable ? Je vais lui écrire pour lui dire que je juge indispensable d’aller, avant la fin de l’année, lui causer en France.

Suis-je vaincu ? En tout cas, Collin est plus lugubre que jamais ; j’ai cru qu’il allait se trouver mal ; j’ai compris sa désillusion : il était sûr de m’avoir enfoncé.

 Samedi 9 Juillet

Demain, je commencerai à révéler mes six douzaines de clichés pris avec le Kodak que m’avait prêté les Brésard, appareil plus commode que le mien avec ses rouleaux de pellicules se chargeant en plein jour.

Lundi 11 Juillet

Aujourd’hui ma pensée s’incline là-bas vers la tombe de notre chère maman.

Vendredi 22 Juillet

J’ai voulu, tous des jours derniers, achever d’une traite le récit de mon voyage, sans désemparer, sans aucune digression. En accolant ces pages vous pourrez, j’en suis sûr, et avec un peu d’imagination, vivre vous-mêmes avec moi dans la forêt. Sachez aussi qu’à nouveau j’ai mangé du perroquet.

Mes photos ne sont pas extraordinaires, et ont besoin d’être travaillées.

Aujourd’hui, c’est la fête de ma petite Madeleine, et mon coeur est contre le sien. J’espère que les enfants ne l’auront pas oubliée. Je suis entré dans une chapelle dire une prière à sa spéciale intention.

Le voyage de Houdaille est encore retardé ; il ne doit s’embarquer qu’aujourd’hui. C’est donc par le plein hiver que je vais finir par rentrer en France. Et ici, la lutte continue, âpre et terrible.

Dimanche 24 Juillet

Les Boquet, qui viennent déjeuner avec moi à Tijuca, doivent, à la fin de la journée, me ramener dîner chez eux. Chez eux n’est plus l’hôtel Vista Allegre : ils ont trouvé une gentille maison meublée à Santa-Thereza, et viennent de s’y installer. Le petit-père est décidément un fin roublard, toujours à l’affût des bonnes occasions : il a dû embobiner la vieille dame à laquelle appartient la demeure, car il ne paye pas la moitié de ce que vaut cette location. De plus, il a trouvé moyen de coller son fils aîné, Alfred, à sa propriétaire, qui a emmené ce jeune et peu intéressant garçon, dans sa fazenda de Minas-Geraos pour lui faire faire l’apprentissage des choses de la terre : école qui ne va pas coûter un sou au papa.

Cela n’allait d’ailleurs plus entre le père et le fils ; je viens seulement d’apprendre, par mon monteur Schmidt, qu’en mon absence il y avait eu un drame : Boquet avait mis son fils à la porte de chez lui, et le jeune homme était venu chercher refuge chez Schmidt, pendant plusieurs jours.

Il y a toujours des esclandres dans cette famille d’aspect si popote. Alors Alfred, qui n’a voulu faire aucune étude, qui s’était d’abord orienté vers l’horlogerie à laquelle il n’a pas mordu, puis vers la grosse mécanique dont il vient de se dégoûter à l’Arsenal, se lance dans l’agriculture et l’élevage... où il voit surtout l’équitation et la chasse.

Hier soir, en sortant de la conférence Paul Fort, mon brave ami Lelong avait un si noir cafard, il était si désemparé, que je l’ai emmené dîner avec moi à la Rôtisserie Américaine.

Lundi 25 Juillet

Retour de Deodoro, où la bonne cuisson recommence à se faire sentir. Je n’en suis pas encore à me tourner les pouces.

Hier soir, chez Boquet bien installé pour la photographie, j’ai commencé à améliorer mes clichés.

Pour Petitbon, je suis un "type avec lequel il n’y a pas moyen de s’embêter," au lieu que pour Borel qui sacrifie la vérité à la phrase lapidaire, je suis "taciturne sans enthousiasme, qui doit traîner une blessure d’âme dans la vie." Pour Brésard, je suis un" timide", tandis que sa femme me note : "un garçon qui se penche avec une grande indulgence sur la vie, un ami sûr, mais à la garde duquel elle ne voudrait pas être préposée." Chacun juge avec sa propre mesure, par similitude ou par opposition.

Mardi 26 Juillet

Journée dont les heures seront dévorées par les obligations du monde : déjeuner au Palace Hôtel avec Sternfelf ; conférence de Paul Fort ; dîner chez les Brésard avec les Paul Fort, Lelong et Petitbon.

Mercredi 27 Juillet

Les Paul Fort sont de fort braves gens, qui font même l’effet de bons bourgeois de Paris un peu timorés et dépaysés, à côté des désinvoltes et loufoques coloniaux d’ici ; et cela malgré le grand chapeau à la montmartroise et la haute cravate noire du poète, qui lui donnent une allure désinvolte et surannée. Bien entendu, il ne faut pas le poser comme une divinité, sembler boire ses paroles, et le contempler avec des yeux chavirés d’admiration ; car alors il pense tout bonnement que ce n’est que le "Prince des Poètes" qu’on a voulu inviter, et très honnêtement il vous en donne pour notre argent du "Prince des Poètes". C’est ce qui arriva lorsque je l’invitai, il y a quelques jours, à l’Assyrio, avec sa femme, en compagnie des Dalmassy, des Brésard et de Petitbon.

« Mea Culpa ! » aussi : je servais Paul Fort  à mes amis, comme je leur aurais servi quelque rare homard à l’armoricaine ; j’étais dans mon rôle de haut et puissant Seigneur de Saint-Chamond, qui fait asseoir les trouvères à sa table. Mais voilà que Dalmassy, fervent et sincère admirateur du poète, et sa femme, sont tombés en extase avant que les laquais n’aient apporté le potage et ont empêché le "dieu" de descendre de son piédestal. Et tout le long de la soirée, Paul Fort s’est cru obligé à nous faire l’apocalypse de ses sentiments rythmés, d’une voix caverneuse. Il se dit le disciple de Villon que j’aime, de Verlaine que je connais peu, et de Hugo sur lequel je fais bien des réserves ; comme j’avais lancé Heredia dans la conversation, je me suis fait dire que ce n’était "qu’un faiseur de tableautins." Alors l’orchestre attaquant la jolie valse : "las tres de la manana", je fis tourbillonner la petite Brésard,... et Madame Dalmassy cria au sacrilège : j’avais perdu un peu de Paul Fort.

Hier soir, heureusement, dès le début du repas, Madame Brésard, avec son sans-gêne d’enfant gâté, déclara que Paul Fort devait en avoir assez des dîners littéraires et diplomatiques, et des causeries poétiques, et qu’on allait s’amuser. Alors je vis Madame Paul Fort cesser d’être "Madame Germaine d’Orfer, ma Muse", et redevenir une gamine parisienne de 23 ans. Elle avoua avec simplicité que dès que la conférence, qu’elle a pour rôle d’illustrer en récitant des ballades de son mari, est finie, elle se hâte vers l’hôtel où elle donne à téter à "Zoiseau", son fils de onze mois, et la fessée à "Bouboum", sa fille de deux ans et demi, dont le langage la choque, elle, ancienne élève du lycée Fénelon.

La bonne avait mené Bouboum au théâtre de marionnettes de la Praia de Botafogo, et Bouboum n’avait rien entendu au portugais de Guignol ; mais elle avait bien ri tout de même, parce que « Guignol avait reçu sur la gueule. » Et Paul Fort abhorre ces trivialités de langage, lui, ancien rhétoricien de Louis le Grand sous le Père Gidel, et licencié ès lettres comme Madame Villon.

Jeudi 28 Juillet

Obligé de m’arrêter court, hier, parce que j’avais une convocation au Ministère de la Guerre, je reprends mes petits potins sur les Paul Fort.

Quand je fus présenté à Paul Fort., le 14 Juillet, à l’Ambassade, je lui rappelai que nous avions des amis communs. « Maurice Boucher, ah ! oui, le professeur qu’est venu conquérir Paris. Je lui souhaite de réussir, car il est poète, musicographe, et surtout érudit. » Ces paroles ne témoignent pas d’un emballement fou.

Je ne crois pas que les cinq conférences que le poète fait à Rio, et celles qu’il va faire à Montevideo et Buenos-Aires ne l’enrichissent beaucoup ; et il n’a touché que trois mille francs du Gouvernement français, pour propagande à l’étranger ! Isard, le directeur de la librairie Garnier, qui s’est constitué bénévolement et charitablement son imprésario, me disait : « Il a de la chance d’avoir à ses côtés sa femme pour dire joliment ses œuvres ; sinon, à partir de la deuxième conférence, il courait le risque de parler devant des banquettes vides. » Et de fait, ses conférences sont plutôt des causeries humoristiques faites pour un petit cercle après dîner.

Paul Fort n’est pas "ohé ! ohé !" Il s’est fait tirer l’oreille pour nous accompagner dans les clubs, disant à sa femme que ce n’était pas raisonnable quand on a du travail sur la planche. Elle a ses remontrances, fait la moue par derrière, et vous glisse à l’oreille en aparté que son mari est horriblement jaloux. Il faut dire qu’il a une cinquantaine d’années, et que sa femme n’a que l’âge de ses premières filles.

Et quand le poète vous avoue : « J’ai écrit vingt cinq volumes, parce qu’il faut que ma plume me fasse vivre, mais mon anthologie ne garde que les morceaux auxquels je trouve de la valeur » vous connaîtrez entièrement le Paul Fort intime. A celui-la, si j’en avais un jour l’occasion, je ferais lire les vers de Madeleine.

Vendredi 29 Juillet

Houdaille est en route, enfin ! On m’a télégraphié qu’il s’est embarqué le 22 sur l’"Almanzora" de la Royal Mail. Il sera donc ici vers le 8 Août. En dehors de toutes considérations personnelles, il faut que je fasse un saut en France ; nous avons à nous préparer à un combat encore plus acharné que celui qui vient d’avoir lieu. Si, à la Compagnie, on n’est pas convaincu, il n’y a qu’à abandonner la lutte dès à présent. Mais avec l’arrivée tardive de Houdaille, ce ne sera certainement pas avant Octobre que je pourrai débarquer en France.

En ce moment c’est la Marne : l’ennemi est arrêté, au prix de quels efforts ! Mais il reste actif, et nous ne pouvons considérer que nous avons une trêve. La conclusion de cette première phase a montré à chacun des deux adversaires quels étaient ses partisans : chacun va s’efforcer d’enlever à l’autre ses alliés, avant l’assaut final qu’on peut prévoir vers mars, avril ou mai. Le Creusot est disposé à acheter le Ciel et l’Enfer ; Collin m’a précisé ses propositions en ces termes fort peu voilés: « Il me faut un agent général à Buenos-Aires ; je lui donnerai cent cinquante mille francs par an, plus des commission sur les affaires. Je veux que ce soit un ingénieur de Centrale, très au courant de l’artillerie, ayant déjà été chargé de missions... Mon vieux, si vous restez à faire de la balistique dans un bureau d’études, vous n’aurez jamais une situation. » Est-ce assez limpide ?

A tout hasard, je vais me remettre à faire de l’escrime : il faut être prêt à tout.

Samedi 30 Juillet

Hier soir, dîner entre camarades chez Dulmay, Le Méhauté et Paul, qui font popote ensemble. Aujourd’hui, beaucoup de travail avant la dernière conférence de Paul Fort, qui s’embarque lundi pour l’Uruguay.

Et voilà que le Mexique revient sur l’eau ; on va renouer les relations, et, à travers l’Océan, c’est à moi, naturellement, que s’adresse Mr Laurent, pour savoir ce qu’il convient de faire. Il paraît que Georges Pinson nous adresse des propositions pour nous représenter là-bas ; c’est un bon garçon, mais qui n’a pas la réputation d’être très fort en affaires. Quel avis vais-je donner, sans aller voir un peu ce qui se passe chez les aztèques ?

Dimanche 31 Juillet

Hier soir, en sortant de la conférence Paul Fort, j’ai emmené, impromptu, les Brésard et Madame Buchalet dîner à l’Assyrio. Un coup de téléphone à Buchalet pour lui demander la soirée de sa femme, puisque lui-même ne pouvait nous rejoindre ; et j’ai fait ainsi la paix avec Madame qui était froissée que je ne lui aie pas fait visite depuis son retour de Paineiras... qui se perd dans la nuit des temps.

En plus de mes occupations, ces dames désirent maintenant de moi que je les habille. J’ai eu le malheur de conseiller Madame Brésard, il y a quelques jours, sur la confection d’une toilette du soir avec de vieux éléments disparates, et elle a fabriqué quelque chose de sensationnel. Sur transparent de soie vieil or, jupe en tulle formant de longs pétales, et corsage fait d’une pièce de dentelle drapée agrafée sur les épaules par deux fleurs de glycine ; sur la jupe, semis de grappe de glycine formant guirlande. Mais Brésard, qui avait reçu mission de trouver les glycines, me disait : « Une autre fois, tâchez de proposer des fleurs plus courantes au Brésil, j’ai dû faire tous les magasins. »

Août 1921

Lundi 1er Août

Hier soir, dîner chez les Brésard avec les Paul Fort, Borel, et le médecin principal Marland de la Mission Française. J’ai eu plaisir à faire la connaissance d’un homme charmant, ce docteur Marland, auquel je n’avais pas encore été présenté. Je l’avais déjà coudoyé plusieurs fois dans le monde, et toujours on me disait : « Il vous ressemble comme un jumeau. » Blond, yeux bleus, moustache ardente, élégamment chauve, beaucoup d’entrain, d’intelligence et d’esprit ; parisien de famille et de naissance ; très Action Française ; les allures libres et franches que donne la vie roulée en tous les coins du monde ; modeste de sa science, et certainement d’une conscience passionnée dans sa profession. Je regrette de l’avoir connu si tard.

Mercredi 3 Août

Hier, voyage à Deodoro, visites au Ministère, dîner chez les Boquet...

A la tombée du jour, nous avons enterré notre camarade Tisserandot, doyen des Centraux de Rio, et président de notre petit groupe. Etabli au Brésil depuis trente cinq ans, il était professeur à l’Ecole Polytechnique de Rio.

Un enterrement ici a un aspect d’un autre âge ; il n’y a pas de porteurs, et les parents et amis se relayent pour placer le cercueil sur le char, puis pour le porter de l’entrée du cimetière à la tombe. J’ai eu mon tour, comme les autres, et comme le couvercle, orné d’étoffes et de galons, est simplement posé, et non fixé, à tout instant il menace de glisser, et laisse échapper un bord du blanc suaire et les palmes au milieu desquels est couché le corps. Ceci donne plus de recueillement que les obsèques en Europe.

On ne passe pas à l’église ; le prêtre va directement de la demeure à la tombe. Une messe de requiem n’est dite que quelques jours plus tard. Le Corcovado, déjà noir sur le ciel rouge, semblait dominer, impassible et muet, le cimetière de Botafogo ; les prières du prêtre dans l’atmosphère très douce, à la lueur d’une torche, deux discours d’adieux empreints du plus beau sentiment de l’au-delà, une petite cuillerée de cendre blanche jetée par chacun sur le cercueil en place d’eau bénite, et nous laissâmes ce vieux Français, volontaire de 70, en terre brésilienne.

Jeudi 4 Août

Demain, un bateau vers la France. Il emmène en congé de quatre mois le Colonel Barat et sa famille. Je n’ai jamais beaucoup fréquenté chez Madame Barat, j’y rencontrais trop Moreau.

Il est très tard, parce que j’ai oublié l’heure en lisant un beau roman de cape et d’épée, le "Capitaine Fracasse", que m’a donné une petite Madrilène.

Vendredi 5 Août

Qu’il est donc malheureux que les câblogrammes ne puissent servir de correspondance qu’aux milliardaires ou tout au moins à ceux qui, comme moi,ne  peuvent avoir des en-tête de papier à lettre annonçant une fortune de 70 millions. Alors, depuis longtemps,  j’aurais su que nous avions pondu un bachelier.

Mais il n’y a pas que notre grand fils que je félicite, il y a aussi ma petite femme. Les circonstances d’une vie vagabonde et d’une époque tourmentée ont fait que la direction immédiate des enfants lui revient tout entière : elle en a le fardeau, il est donc juste de ne pas oublier qu’elle a une part dans la réussite de ceux qu’elle conduit.

Samedi 6 Août

Anniversaire de Madeleine. Je n’ai pu que prier pour elle.

L’ami Collin s’embarque aujourd’hui pour l’Argentine,... avant l’arrivée de Houdaille que je lui ai soigneusement cachée ; il eut été capable de retarder encore son départ, et Collin est un adversaire qui me donne du mal. Je l’ai eu à déjeuner hier, et cela me dispense aujourd’hui, au retour de Deodoro, d’aller lui donner l’abraço sur le quai d’embarquement. D’ailleurs j’ai pas mal à faire ; je viens de traduire une dépêche de la Compagnie, qui m’oblige à une réponse télégraphique immédiate, et la journée est déjà bien avancée.

Dimanche 7 Août

L’"Almenzora", qui amène mon Chef d’Etat-major général, est annoncé pour cet après-midi. Je n’ai donc que peu de loisirs, car il faut que je m’occupe de faire préparer l’installation du camarade. Plus tard, il se logera où il voudra ; mais pour débuter je veux l’avoir sous la main, et il aura une chambre voisine de la mienne à l’Hôtel Tijuca. En dehors du service, il sera parfaitement libre et indépendant : c’est la meilleure façon de rester bons amis.

Comme je n’ai plus du tout en mémoire la figure de Houdaille, que j’ignore même si c’est lui ou son frère, j’ai convoqué le camarade Nicolettis, ingénieur des poudres à quatre galons de la Mission Française, qui le connaît bien ; nous irons attendre l’"Almenzora" ensemble, et tous trois nous dînerons à l’Assyrio.

Lundi 8 Août

Eh bien ! ce n’est pas lui, c’est son frère. Nous attendions un grand blond, et nous avons trouvé un petit brun, si bien qu’à nous deux, Nicolettis et moi, nous avons failli le laisser passer.

Très "smart", mon lieutenant !... un peu tape-à-l’œil, je crois même. Le monocle à l’orbite, ganté de clair, guêtré de fauve, il ne semble pas s’embarrasser facilement, et serait assez porté à poser pour le type qui a vécu déjà. Pas mauvais tout cela, s’il n’exagère pas : c’est ce que nous verrons.

Je viens de travailler avec lui pour le mettre au courant. Nous allons déjeuner puis il faudra sortir ses bagages de la douane. Ensuite, les visites commenceront, et notre journée s’achèvera en dînant chez les Boquet, à Santa-Thereza.

Jeudi 11 Août

Les débuts de Houdaille ne me laissent pas grand loisirs : il faut vite le mettre au courant, et le répandre dans la société bariolée où j’évolue. Je sens qu’il adore le monde, et ces sauts perpétuels de visite en visite l’amusent.

Hier, pas une minute de répit : le matin, visite à notre ambassadeur, déjeuner au Sol America, visite au Général Tasso au Ministère, visite à Madame Brésard dont c’était le jour. Puis, j’ai laissé Houdaille remonter seul dîner à Tijuca, étant invité moi-même chez les Dalmassy avec Ernest de Montgolfier. Dans ce milieu très lettré, j’ai posé la question : « Le Père Porée, sa vie, ses œuvres », et c’est avec regret que j’ai dû mettre zéro à chacun.

Nous sommes conviés à déjeuner au Jockey par l’Ambassadeur et les Hautecloque. Puis, dans l’après-midi, au Palace, five o’clock tea de Madame Durandin, auquel j’ai eu le temps de faire convier mon lieutenant.

Vendredi 12 Août

Je continue à présenter et à lancer Houdaille, tout en le mettant au courant du travail et des idées ici ; et en me faisant moi-même mettre au courant des idées nouvelles de la Compagnie. Et toutes ces journées sont fort occupées.

Houdaille est gentil, mais il faut le connaître, et je crains qu’envers lui la sympathie ne soit pas immédiate. J’ai peur aussi qu’il ait un gros défaut, le jeu. Hier soir, en sortant du thé dansant de Madame Durandin, nous avons dîner au restaurant de la Brahma avec le Capitaine de Paul, qui, ensuite, s’est fait plaisir de montrer à Houdaille le Palace-Club : les danseuses n’ont pas intéressées mon camarade, mais le tapis vert l’a aussitôt attiré, et... sa première opération n’a pas été heureuse. Une de ses premières questions ici fut d’ailleurs : « Chez quelqu’un de nos amis à Rio, trouverai-je une table de bridge organisée ? » Pour le tennis, je l’ai fait inscrire avec moi, au Fluminense-Football-Club ; pour l’escrime, je n’ai trouvé aucune salle ; je vais lui faire donner des leçons de danse : en dansant, on causer, on potine, on entend bien des choses, ce qui est primordial dans notre métier, tandis qu’en restant hypnotisé sur les cartes on en arriverait à ignorer la fin du monde.

A propos de potins, hier, au thé dansant, toutes les jeunes femmes s’attendaient à l’annonce des fiançailles de Suzon Durandin avec un petit juif suisse qui, dit-on l’a complètement compromise tout en la guérissant de son amourette de l’an dernier avec un Argentin. Déception : rien ne fut annoncé, et l’une des bonnes petites amies m’a glissé à l’oreille : « A quoi, pensent donc les parents Durandin ! car, vous savez, il paraît qu’il y a un enfant en route. » Ah ! Suzon n’a pas la cote.

Au déjeuner, notre excellent ambassadeur fut plein de verve, et nous sortit quelques spirituelles histoires... assez pimentées, ce qui faisait dire à sa fille : « Papa, vas doucement, je te prie. » Exemple : un châtelain héberge pendant quelques jours un de ses amis ; un matin, tous deux partent à la chasse, et l’ami s’aperçoit soudain qu’il a oublié ses gants, ce qui le gêne pour tirer. « C’est bien simple, dit le châtelain, mon chien a un flair prodigieux ; faites-lui sentir vos mains, et il ira lui-même reconnaître vos gants, imprégnés de cette odeur, et vous les rapportera. » Le chien flaira les mains, court au château, et en rapporte ce qui est le plus imprégné de l’odeur des mains de l’ami : le pantalon de la châtelaine ! Tête des deux chasseurs.

Samedi 13 Août

J’ai mené Houdaille à Deodoro, aujourd’hui. La chaleur commence à revenir, et il a pu se rendre compte que toutes les journées de mission ne sont pas précisément agréables. La semaine prochaine, nous devons avoir quelques expériences de tir à Gericino, et il aura un avant-goût de ces séances où il faut être blindé pour sortir indemne de la fournaise.

Dimanche 14 Août

Messe de 9 heures, où je constate avec plaisir qu’Houdaille va m’accompagner spontanément.

Nous allons avoir une journée complètement occupée.

Lundi 15 Août

Assomption ! fête de la Vierge, et aussi des filles de France, comme nous disait Paul Fort. Ici, un vrai temps des 15 Août de chez nous : journée lumineuse et doucement tiède.

Hier, beaucoup d’occupations, pas trop désagréables, tout le long de la journée. Après la messe, il m’a fallu courir à une réunion des Centraux (nous ne sommes plus que sept) chez le camarade Voullemier, pour élire un président en remplacement du pauvre Tisserandot. Puis, j’ai retrouvé Houdaille chez les Brésard, où nous étions invités à déjeuner avec Borel. Dans l’après-midi, visite à notre consul Eymerat et à sa femme, à Santa-Thereza. Nous avons ensuite emmené les Brésard et Borel dîner à Tijuca ; soirée dansante entre nous aux sons du phonographe ; puis, nos hôtes étant remontés, ce fut la tournée classique Assyrio, Palace-Club, et Democratico-Club où la petite Brésard tenait absolument nous montrer une danse apache... apache de Montmartre et non du Far West. Donc retour assez tard dans la nuit, et mon camarade semble un peu vaseux aujourd’hui. Il resterait volontiers à respirer la fraîcheur de la forêt,... et moi aussi. Mais nous n’avons pas le temps de lézarder, et il nous faut reprendre notre course : visite au Général Bonifacio et à sa femme, visite à Lelong et Petitbon, et, pour moi seul, dîner chez les Boquet (Houdaille ne tient pas à m’y accompagner).

Mardi 16 Août

Ayant maintenant un adjoint, je devrais disposer maintenant d’une liberté deux fois plus grande. Eh bien ! chose incompréhensible, je dispose au contraire de deux fois moins de temps. J’ai peut-être le tort d’estimer que je dois faire les choses moi-même pour qu’elles soient comme je le veux : manies de vieux garçons, déjà. Alors j’ai tout autant de travail que par le passé. Ayant fait ma tâche, je montre à Houdaille comme je l’ai faite, ce qui est un supplément d’occupations, puis nous continuons nos visites, et tout d’un coup je m’aperçois combien les relations que j’ai pu faire ici sont étendues. Et dans l’immensité de cette ville, les gens semblent demeurer aux antipodes les uns de autres.

Mercredi 17 Août

Le brave ami Houdaille me semble assez assoiffé de la vie. La journée ne lui suffît pas, il prend une partie de ses nuits. Plus souvent qu’autrefois, je me couche à des heures indues ; mais j’ai bien l’intention de laisser mon lieutenant sortir de plus en plus tout seul. D’ailleurs les Clubs sont amusants une fois de temps à autre, et quand on est dans la société de ménages amis ; mais, tous les deux jours, seul avec Houdaille, lui assis au tapis vert, et moi solitaire devant ma bouteille de bière à regarder danser les petites poules, c’est absolument rasant.

J’ai presque la conviction que, dès mon départ du Brésil, Houdaille ne continuera pas à habiter Tijuca ; pour lui, c’est trop mort, et trop éloigné pour les sorties et les rentrées nocturnes. Cela ne m’empêchera pas d’y revenir à mon retour à Rio : une matinée de travail devant la fenêtre largement ouverte sur la forêt-jardin devient un plaisir, et les soirées à l’écart de la civilisation, dans l’ombre silencieuse où dorment les singes, vous permettent de rester un original qui ne se façonne pas sur la banalité uniforme du monde.

Jeudi 18 Août

Ce matin  tir à Gericino, heureusement achevés très tôt. Nous ne sommes donc pas bousculés pour nous mettre en tenue du soir, et nous rendre à l’invitation à dîner de Lelong et Petitbon : cela, c’est une sortie utile, tout en étant amusante.

Vendredi 19 Août

Nous avons reçu ce matin nos lettres d’admission au Fluminense Foot Ball Club, le plus élégant club sportif de Rio. Houdaille, qui fut champion de tennis de France, n’a pu tenir en place, et vient de partir pour acquitter immédiatement nos droits et transporter tout son attirail de joueur de tennis. Ce club que j’ai déjà visité, fréquenté par le high-life d’ici, est admirablement situé près du palais de Guanabara, au bout de la rue Paysandú. Très luxueusement aménagé, il comporte une grande arène de football, une dizaine de courts de tennis, un stand de tir, une immense piscine, des salles de jeu d’échecs, une salle de danse, un restaurant et un bar, un pavillon de thé. Malheureusement, il ne possède pas de salle d’escrime, comme je l’aurais souhaité pour moi. Mon camarade est dans la joie.

Il me donnera des leçons de tennis, mais il est une chose que je trouve indispensable qu’il apprenne et pratique : c’est la danse. Malgré ses protestations, je vais lui faire donner des leçons chorégraphiques. Dans notre métier, il est nécessaire de savoir danser : cela nous oblige à fréquenter assidûment le monde ; on cause et on apprend, on se tient au courant de bien des nouvelles utiles. Notre service à nous n’est jamais fini, et nos distractions même doivent être orientées dans un but de service. Voilà ce que Houdaille n’a pas encore bien compris.

Hier soir, réunion amusante, comme de coutume, chez Lelong et Petitbon. Etaient là : le ménage Reichmann, chargé d’affaires de Pologne depuis le départ d’Orlowski, les Sparrow, attaché naval américain, les Brésard, bien connus.

Un vide va se produire dans notre petit univers, figures sympathiques qui disparaissent pour toujours de Rio : les de Mareuil repartent en France, sans pensée de retour ici, et lui va avoir un remplaçant dans ses fonctions. Depuis quelques mois, nos relations étaient moins constantes que dans les premiers temps de mon séjour au Brésil : ils s’étaient fixés à Copacabana, et se tenaient assez à l’écart de la Mission Française ; nous n’évoluions plus dans les mêmes sphères, mais nous nous retrouvions toujours avec plaisir. Il y a trois jours, je les ai réunis à dîner à l’Assyrio, avec les Buchalet, les Brésard, et le docteur Marland, réunion d’adieux.

Dimanche 21 Août

Il me faut aller dîner chez les Buchalet, là-bas, près du Largo des Leoês, au pied du Corcovado. Ils n’ont pas considéré Houdaille comme mon frère siamois, et ils ne l’ont pas invité.

Dans ce milieu gai et enjoué, je vais me désabrutir d’une grande journée de travail. Demain, nous avons une importante séance de tir à Gericino, et il m’a fallu m’y préparer en ramenant des morceaux de paperasses sous lesquelles ma petite chambre commence à être submergée. Et j’y étais trop pressé pour m’occuper de mon adjoint : il est allé passer l’après-midi au Fluminense où se dispute, paraît-il, un passionnant match de football. Je ne suis pas un chef bien méchant, et Houdaille fait son apprentissage en douceur.

Mardi 23 Août

Hier encore, une de ces longues et fatigantes journées de tir à Gericino ; avec lever à 5hrs après être revenu à plus de minuit de chez les Buchalet. Ainsi, quelle bonne nuit commencée tôt hier soir !

Je prévois aujourd’hui pas mal d’occupations : élaborer un télégramme à ma Compagnie pour lui rendre compte du tir d’hier qui n’a pas donné de brillants résultats ; aller au Ministère causer de ce tir avec le Général Tasso ; aller ensuite en discuter avec le Commandant Brésard.

Bien qu’il y ait une sérieuse détente dans ma mission, il survient encore des rafales de travail, indépendamment de cette tâche constante qui consiste à avoir l’œil ouvert, l’oreille aux aguets, et la pensée tendue. Et je croyais en être devenu tout vieux, lorsque j’ai été surpris de la surprise de Marland apprenant mon âge : il ne me donnait pas encore quarante ans !

Mercredi 24 Août

C’est décidé : Houdaille va apprendre à danser, et je vais en profiter moi-même pour perfectionner ma science chorégraphique. J’ai été m’entendre aujourd’hui avec Madame Carli-Astier, une Française de Nîmes, qui pratique les danses anciennes, depuis le mode assyrien et les danses modernes jusqu’au tout dernier genre de Buenos-Aires et de Rio, sous le pseudonyme de Danitza. Elle est également escrimeuse et amazone.

Comme référence sur sa parfaite tenue, elle a toute la sympathie de Madame Boquet qui a fait la traversée avec elle. Elle parle sans trêve avec un bon accent de Provence, a un jeune fils à Janson de Sailly, un mari avec lequel j’ai compris qu’elle était en instance de divorce, un père qui habite Paris, et une mère qui est une des grandes modistes de l’Avenida Rio Branco. Au physique, elle est grande, mince, yeux noirs, et cheveux acajou.

Les deux Brésard ont l’intention de prendre des leçons en même temps que nous, ainsi que Madame Buchalet, Borel et de Paul. Mais pour débuter, première séance demain et tout le monde a déjà renâclé devant ce minime effort : je n’étais pas en droit de tenir bon que pour Houdaille qui aspirait aussi à se défiler.

Vendredi 26 Août

Voici l’emploi de ma journée d’hier, comme un exemple de la façon dont mes heures sont remplies, divertissement, mais dans un enchaînement vertigineux.

Départ à 9hrs du matin. Visite à l’ambassadeur, avec lequel j’avais à converser d’affaires assez longuement. Visite au Lieutenant-Colonel Lelong auquel j’avais à parler. Déjeuner au restaurant avec Borel et Houdaille. Eté aux bureaux de l’Amérique Latine voir son directeur, Paul Barbeyon, qui m’est recommandé par Mr Laurent, président du Conseil d’Administration. Pris ma leçon de danse de 4hrs à 5hrs ½. Eté dîner chez les Boquet et fait un peu de photos avec ce dernier (Houdaille dînait de son côté en féminine compagnie).

Et ce matin, je suis allé à Deodoro, laissant dormir mon camarade qui avait du rentrer fort tard dans la nuit. Puis, cet après-midi, à peine rentré, il m’a fallu repartir : il m’était venu en mon absence un coup de téléphone de Madame Brésard, me faisant dire que son mari n’allait pas bien. En arrivant près de Brésard, j’ai immédiatement diagnostiqué une violente crise de foie avec jaunisse carabinée ; je l’ai forcé à se mettre au lit et ai appelé Marland ; j’ai assisté à la consultation, identique à celle que je venais de donner ; je suis passer chez le pharmacien commander le calomel classique. Je suis revenu déjeuner à Tijuca, et, ouf !

Demain matin, je pars pour passer deux jours dans la serra de Gericino, où je vais tirer des pécaris en compagnie du Général Celestino, chef d’Etat-major Général de l’armée brésilienne, et du Colonel Rego Monteiro.

Lundi 29 Août

Si la grande forêt ne me paraît pas être une abondante source de gibier, elle reste toujours du moins une source d’impressions puissantes. Les lieux où nous venons de vivre ces deux derniers jours ne sont pas vierges et inexplorés comme la rive nord du Rio Doce : il y a quelques sentiers ouverts par les noirs qui fabriquent sur place le charbon de bois, il y a même sur place une vieille case qui tombe en ruines mais qui est la bienvenue pour abriter les coureurs de matto.

Quatre heures de cheval pour conduire jusqu’à cette case notre caravane composée du Général Celestino, du Colonel Rego Monteiro, d’un capitaine brésilien qui a passé une partie de son existence dans le Matto-Grosso, et de moi, escortés de trois "vaqueiros" conduisant une mule de charge et une demi-douzaine de chiens.

Le chemin est étroit, tortueux, accidentés, entre les troncs et les lianes enchevêtrées ; on s’élève à environ six cents mètres dans la serra boisée, en longeant des précipices dont les flancs abrupts sont cachés par l’épaisseur du fourré mais au fond duquel en entend mugir les torrents. Puis c’est l’arrivée au gîte, l’allumage des feux en plein air, l’approvisionnement en bois, la recherche de l’eau ; les animaux sont dessellés et débâtés, et bientôt monte près de nous l’odeur du café et le parfum du "chorasco", un mouton entier étalé sur des piquets et présenté à la langue des flammes.

La nuit vient vite et brutalement ; la couche est dure, mais le sommeil est bon dans nos couvertures. A 5hrs du matin, avant qu’il ne fasse jour, nous sommes debout, le café est pris, et dans la première clarté indécise nous partons vers les postes d’affût. Et là les heures passent dans la végétation qui nous submerge, le soleil monte, la chaleur se fait lourde,... et rien ne bouge, rien ne s’entend, rien ne se passe. Nous n’avons pas tiré un seul coup de fusil. Seul, au loin, invisible à la cime d’un arbre, un toucan nous poursuit de son bêlement ironique.

Cependant je suis content de cette échappée dans la nature : je me suis imprégné de sauvagerie, j’ai respiré largement, j’ai causé avec un important personnage de l’armée grâce auquel je sais que nos canons vont défiler devant le peuple le 7 Septembre, renseignement qui va me permettre de les faire préparer pour éviter tout incident regrettable.

Mardi 30 Août

Le brave ami Brésard me mange toutes les heures que je puis avoir disponibles. Hier, après le cours de danse, je suis allé le voir un instant ; il est levé, mais est de plus en plus citron et il paraît se frapper beaucoup. En le quittant en même temps que Petitbon, Dumay, de Paul et Le Méhauté que j’avais trouvés lui tenant compagnie, comme il était tard, nous avons tous été dînés ensemble en ville puis sommes allés assister au match Carpentier - Dempsey... au cinéma

Ce matin, coup de téléphone de Madame Brésard : son mari ne va pas, et elle souhaiterait que j’aille lui remonter le moral. Cet après-midi, après être allé voir le Ministre de la Guerre, je prévois donc toute la fin de journée à côté du vieux camarade, tandis que Houdaille tombera Santos–Dumont au tennis

Septembre 1921

Jeudi 1er Septembre

Il ne faut pas croire que l’astre Houdaille se levant, l’astre Morize n’a plus qu’à disparaître ; mon retour en France est bien plutôt une partie de ma mission qu’un congé réel, et son époque exacte ne dépend pas de mon bon plaisir ou de mes préférences de saison.

D’ailleurs ici on continue à ne considérer que moi, et si j’envoie mon lieutenant tout seul pour traiter une question même sans importance on réclame ma présence. D’autre part, la mission du Général Mangin va passer prochainement au Brésil ; Petitbon m’a déjà dit (et il faut le considérer comme porte-parole du Général Gamelin) que j’aurais tort d’être absent de Rio à ce moment. Voilà donc mes incertitudes : je renonce à envisager mon embarquement sur la "Désirade", le 24 Septembre, bien que ce bateau soit à mon goût ; le 8 Octobre passe le "Massilia" que je souhaite pouvoir prendre bien que ce palace flottant ne me séduise guère. Mais comme je prévois devoir me réembarquer dans la première quinzaine de Janvier, je ne puis trop maintenant retarder mon départ d’ici.

Que peuvent penser mes chefs de la tournure des évènements ? Voici ce que Houdaille m’a rapporté. D’après l’ensemble de mes lettres, tout le monde s’attendait à un nouveau concours, excepté Rimailho qui pensait que je me faisais des idées à moi. Un câble que j’expédiai le 13 Juillet fut un coup de massue pour le colonel ; il pensa aussitôt arrêter le départ de Houdaille et renoncer à toute suite de l’affaire, assurant que « les Brésiliens s’étaient payés sa tête ». C’est Monsieur Laurent qui intervint alors énergiquement, et décida que l’on poursuivrait coûte que coûte. Et depuis lors les dépêches que je reçois sont signées "Th. Laurent". Pas un instant, on ne songea à incriminer ma façon d’agir et de travailler, et si on m’avait jeter la pierre cela aurait fait vilain.

Mais il y a à Paris quelqu’un à qui il faut que je prenne garde : c’est le colonel brésilien Leito de Castro par lequel jure Rimailho, qui nous a, au début, mal orientés et influencés, et qui a déjà insinuer que j’avais dû manquer de cran pour enlever l’affaire. Il insistait pour que Rimailho parte immédiatement avec Houdaille, afin de rattraper ce que j’avais perdu ; mais Rimailho, échaudé une première fois ici, a nettement refusé de reparaître à Rio, et, par lettre, il s’en remet entièrement à moi du soin d’agir au mieux.

D’ailleurs il ne laisse pas percer sa désillusion, et dit du ton le plus naturel : « La séance continue. » Mais je sens bien qu’il ne considère plus la réussite comme chose acquise, et qu’on est décidé à tenter le plus violent effort. Quant au Creusot, il est un peu démonté en ce moment, après avoir été de son côté aussi certain que Rimailho d’enlever la commande : son offensive contre nous, en dehors des frais normaux de mission, lui a coûté deux millions de francs !

Vendredi 2 Septembre

C’est avec plaisir que je m’aperçois que mon camarade Houdaille s’attire des sympathies. Dans mon entourage, on s’était d’abord tenu sur la réserve devant ses allures un peu dandy et son esprit sceptique ; mais il ne peut constamment garder ce masque, et le potache gamin reparaît souvent à l’improviste. Cette teinte de mauvais sujet sur une nature façonnée par une vieille et solide éducation n’est pas pour déplaire aux femmes, et peu à peu on se met à coter favorablement mon alter ego.

Samedi 3 Septembre

Encore un coup de téléphone de la petite Brésard pour me dire que son mari est beaucoup plus souffrant ce matin : je lui avais prédit, encore un qui ne sait pas se soigner. Alors il faut que je remette à demain dimanche l’achèvement de mon rapport à Saint-Chamond pour aller tenir compagnie à un malade qui va aujourd’hui tout voir en noir ; mais sur les terres lointaines, on se doit encore plus aide et soutien, et il est surprenant de voir combien une sincère camaraderie est pratiquée aux mauvaises heures par ceux-mêmes qui ont paru les plus acharnés à mordre dans le cours ordinaire des jours.

Dimanche 4 Septembre

C’est une journée très occupée qui s’achève : messe, achèvement d’un rapport urgent à la Compagnie, visite à Madame Tasso Fragoso, un instant passé chez Brésard. Et la nuit dernière je n’avais pas eu grand temps de sommeil : après une longue visite à Brésard et une plus courte aux Dalmassy, j’allais dîner à l’Assyrio avec Houdaille, invités par Marland. Réunion de gentils camarades en l’honneur du prochain départ en permission du Colonel de Rougemont ; il y avait là Lelong, Petitbon, Salatz et... Moreau ; le Creusot et Saint-Chamond sur un territoire neutre !

Lundi 5 Septembre

Je me tourmente de la crise d’appendicite d’Albert : est-ce grave ? est-il menacé d’une opération ? a-t-il été atteint au cours d’une villégiature dans les alpes, ou bien étant seul à Paris ?

On n’entend parler que d’appendicite en ce moment : ici, c’est Madame Créqui qui en endure un vrai martyre depuis plusieurs jours ; c’est aussi un jeune Belge, pris de violents douleurs à 3hrs de l’après-midi et opéré avant 7hrs du soir sous menace de mort.

La disparition de l’excellent homme qu’était Monsieur Lacau me peine beaucoup, et je vais mettre un mot d’affection à ma marraine. Comme on a la sensation que la vie passe !

Mardi 6 Septembre

Hier était le lundi de Madame Hourigoutchy ; il y avait longtemps que je n’avais revu mes bons amis japonais, et la maîtresse de céans eut l’amabilité de se plaindre de ma rareté. Le cinq à sept était dansant, et j’eus le loisir d’appliquer les nouveaux principes que m’inculque Madame Danitza ; je ne sais si on danse à Paris, mais je puis maintenant constater ici combien de gens ont la folie du trémoussement mais combien peu possède l’art de la danse.

A cette réunion, j’ai encore été pris pour Marland : Benites, le presque gâteux ministre d’Espagne, est venu me demander une consultation pour sa syphilis ; ne voulant pas encourir une condamnation pour exercice illégal de la médecine, j’ai dû lui faire reconnaître son erreur, ce dont il n’a nullement paru gêné.

De plus en plus universellement remarqué le nouveau béguin de Lelong : une grosse fortune qui s’exhibe dans toutes les réunions mondaines sous les apparences d’une très laide fille dont l’âge est indécis, entre trente et quarante, Mademoiselle de Mesquita. On assure que l’éternel regret de Lelong sera de ne pouvoir épouser du même coup l’autre sœur, la baroneza de Bomfim, pour faire converger vers lui seul les héritages futurs ; Madame Buchalet m’a assuré aussi qu’il voulait rompre avec Lilia, la sombre et jalouse gitane, et elle tient cela de Borel, qui le tient de qui ? Et tous ces cancans se chuchotent à deux pas de Lelong qui n’en a cure, ne décolle pas de Mademoiselle de Mesquita, mais n’a jamais mis qui que ce soit dans la confidence de ses pensées.

J’ai pourtant fait un pari : mariage entre le 15 mars et le 1er Avril, annoncé peu de jours avant pour diminuer les commentaires, et aussitôt après départ en France pour la permission qui servira de voyage de noces ; oubli et indifférence ; et au retour, fait acquis et emballement pour l’opulence du nouveau ménage. Pour ma part, je souhaite qu’il y ait au moins dans la corbeille des fazendas où je puisse aller chasser.

Et comme il était 7hrs ½ quand je suis sorti du Japon, Lelong et Petitbon m’ont emmené dîner chez eux, à la fortune de leur excellent pot.

Jeudi 8 Septembre

Hier, fête nationale, et, partis à 8hrs du matin de Tijuca, Houdaille et moi, nous n’y sommes rentrés qu’à 1hr du matin.

D’abord, il nous a fallu assister à la revue militaire qui a duré toute la matinée au Campo de Sao Christovaô ; le Général Tasso nous avait envoyé des cartes de tribune et nous étions ainsi dans l’impossibilité de nous dispenser de cette corvée. J’attendais anxieusement le défilé des deux canons Saint-Chamond : il ne leur est survenu aucun accroc, et ils ont eu belle tenue.

Après le déjeuner très tardif en ville, Houdaille est parti à son tennis, tandis que j’étais longuement accroché par Salatz, puis par mes deux monteurs auxquels j’offrais le cinéma en récompense de l’effort qu’ils avaient eu à fournir depuis plusieurs jours pour mettre les batteries en parfait état. A 7hrs du soir, je retrouvais Houdaille chez les Boquet, où nous étions attendus à dîner.

Et tandis qu’à Santa-Thereza nous causions sérieusement des affaires ardues, une bande joyeuse réveillait à 11hrs du soir le vieil hôtel Tijuca endormi : Borel et Vzrchalovsky, secrétaire de la Légation de Pologne, escortés de Madame Buchalet et de Suzon Durandin, venaient m’enlever pour une promenade nocturne en automobile... mais hélas ! ils ont trouvé une chambre déserte !

Vendredi 9 Septembre

Le ménage Pascal est parti en permission en France. Naturellement j’ai envoyé des fleurs à Madame et je suis allé les saluer à leur embarquement ; le néfaste Colonel m’a fait part de son intention d’aller voir Rimailho ; pourvu que celui-ci, peu diplomate, ne lui témoigne pas de la mauvaise humeur ; il faudrait au contraire chercher à l’amadouer.

Aperçu aussi le même jour, s’embarquant pour une permission en France le ménage Pichon ; autour de lui, c’était la solitude, le commandant ayant demandé qu’on ne vienne pas dire au revoir à sa femme. Je m’étais contenté d’envoyer une gerbe à bord, avec ma carte, mais les circonstances ont voulu que je passe près de Madame Pichon. Cette jolie jeune femme avec laquelle j’ai souvent causé, ri, dîné, dansé, a répondu à mon salut par un regard vide, lointain, triste, sans souvenir, et mon pas vers elle est resté en suspens ; c’est une âme partie, et cela fait peine à voir. Les domestiques prétendent qu’elle ne reconnaît plus que son mari, et qu’encore c’est pour le rosser.

Samedi 10 Septembre

Mon retour en France est maintenant à peu près certain par le "Massilia", des Chargeurs Réunis. L’arrivée à Rio du Général Mangin est toujours trop imprécise pour que je continue à l’attendre, et ma compagnie a absolument besoin que je l’oriente sans tarder. Le passage ici du Massilia est indiqué pour le 8 Octobre, et son arrivée à Bordeaux pour le 22, mais ces dates peuvent ne pas être absolument fixes.

Je vais me trouver assez dépaysé, dans les brumes et les frimas, après un an et demi de vie dans la lumière, la chaleur, l’indépendance, la largeur de l’existence, l’autorité du commandement. Et pourtant j’ai hâte de rentrer, de revoir les enfants, de retrouver tous ceux que j’aime. Qu’on se prépare donc à accueillir le sauvage, tel qu’il est, mélange de grand seigneur et de vaqueiros, mais pas anthropophage ni au propre ni au figuré.

Dimanche 11 Septembre

Ma rentrée en France n’est à prévoir qu’en fin Octobre.

Lundi 12 Septembre

Hier a débarqué ici le successeur de de Mareuil, Commandant Gippon, avec sa femme. Est arrivée également par le même bateau Madame de Vazelhes, femme de notre attaché naval. J’ai cependant beaucoup trop à faire avant mon départ pour étendre encore mes relations, et mon Chef d’Etat-major restera chargée de me préparer l’entrée en salon pour mon retour à Rio... si je reviens car mon intention est de refuser d’accompagner un matériel qui ne soit pas exécuté d’une façon parfaite : j’ai été trop honteux cette fois-ci.

Voilà que Houdaille inocule à notre entourage la passion du jeu, surtout aux femmes. Madame de Dalmassy ne cesse d’implorer de son mari 300 milreis pour aller "se faire une fortune" aux tapis verts que fréquente mon camarade, mais Dalmassy refuse énergiquement de marcher dans la combine. Chaque fois que nous dînons chez les Brésard, il y a maintenant séance de baccarat ou de poker, manœuvres préparatoires aux luttes dorées que la petite maîtresse de céans ne doute naïvement pas que Brésard va lui permettre d’entreprendre.

Le sage Marland lui-même, entraîné par Houdaille, a vu la chance lui sourire : 3.000 milreis de gain en une soirée ; et ce coup heureux n’est pas fait pour diminuer l’enthousiasme de ces dames. Mon adjoint a maintenant une réputation de joueur aussi universellement connue que sa réputation de tennisman ; mais il a l’honnêteté de ne pas hasarder l’argent de la Compagnie, et de faire venir de France des sommes personnelles ; je n’ai donc rien à dire.

Mardi 13 Septembre

Hier, jour de Madame Durandin qui se plaint de la rareté de mes visites ; il est curieux combien les femmes sont flattées que les hommes fréquentent leur salon. Elle n’a pas eu à se plaindre ; j’ai amené avec moi Houdaille, Marland et Dumay.

Voilà Suzon Durandin emballée par l’ascension de la Gavea à l’instigation d’Iwa Hourigoutchy : mais elle n’a jamais mis le pied dans la montagne, et cette course est sérieuse. Cependant je ne demande pas mieux que d’arracher cette enfant trop précoce à l’atmosphère rastaquonérisme malsain qu’elle ne quitte pas et qui la pourrit ; mais en aurai-je le temps avant mon départ ?

Le soir, Bal au japon, où j’ai tanguoté, maxixé, valsé, rag-timé, fox-trotté, avec Mesdames de Dalmassy, Buchalet, Sparrow, et Mesdemoiselles Grandmasson, Iwa et Suzon. Réunion très cosmopolite où l’ambassadeur de Belgique conduisait au buffet une fille du Céleste Empire, où le premier secrétaire britannique dansait avec une poupée japonaise, où Lelong flirtait avec sa Brésilienne, où l’attaché naval Yankee s’empressait près d’une très brune Uruguayenne. Et d’ailleurs les maîtres du logis ne forment-ils pas déjà un mélange cosmopolite ? Elle, grande Belge à longs nez ; lui, petit Japonais à nez écrasé ; le fils aîné, Nikko, issu d’une Japonaise, dont la très raffinée politesse orientale évoque les attitudes des bonshommes jaunes peints sur les écrans ; la fille, Iwa, balancée entre le caractère ouvert des Belges et l’âme mystérieuse des enfants de l’Empire du Soleil Levant.

Mais dans aucun milieu ici on ne se sent peut-être plus à l’aise, plus chez soi : les Hourigoutchy s’effacent, ne s’inquiètent que de vous ménager une hospitalité sans reproches, observent que vous ne manquiez de rien ; et les petits domestiques sont à vos ordres avec promptitude et déférence. C’est bien un coin du Japon, à tel point que je m’étonne que des mousmés ne vous donnent pas le bain de bienvenue à l’entrée.

Mercredi 14 Septembre

Pour changer un peu d’air, j’ai pénétré ces deux jours-ci, guidé par Monsieur Sternfeld, dans un coin du Mexique : visite à Monsieur Torre Diaz, le ministre, et à Monsieur Guzman, le consul. L’évocation  de personnages connus, l’accent espagnol, le salut d’accueil du maître du logis qui s’efface humblement en vous priant de vous sentir dans votre maison, le petit verre de Cognac qu’on vous offre quelle que soit l’heure, ont revivifié mes souvenirs d’un pays et d’une civilisation auxquels on reste attaché. Monsieur Torre Diaz est d’avis que Saint-Chamond peut reprendre sa place au Mexique, et il me conseille, à l’époque où je reviendrai ici, de faire passer mon itinéraire par le pays aztèque : c’est tentant mais sans doute irréalisable,... et pourtant, je sens que je n’aimerais pas qu’un autre soit désigné pour cette mission.

Jeudi 15 Septembre

Il y a des gens vraiment surprenants. Depuis dix huit mois que nous luttons âprement ici, un monsieur quelconque s’avise tout à coup qu’il pourrait bien gratter quelque chose sur notre dos. Il me propose un appui très vague, avec prière de me bander les yeux pour ignorer ses agissements, et me demande péremptoirement de lui signer une lettre lui assurant une forte redevance au cas où j’enlèverai la commande.

Il n’y a plus qu’à faire semblable chose avec Moreau, et voilà un homme assuré de gagner à coup sûr quelque soit le concurrent victorieux : c’est d’une simplicité enfantine. Non mais, Monsieur Watteau, je suis vexé que vous m’attribuiez une telle dose de naïveté !

Je suis appelé d’urgence au bureau de ce monsieur et je trouve un aréopage composé de lui, son frère, son fils, son neveu, et on me présente immédiatement ce papier à signer sous prétexte qu’il n’y a pas de temps à perdre ; il ne manquait à la scène que quatre révolvers braqués sur moi. Naturellement je n’ai rien signé, et Monsieur Watteau a gémi sur cette façon de faire des Français « qui ne se soutiennent pas entre eux, et préfèrent faire gagner de l’argent aux étrangers. Mais je le sens collant, et j’ai peur qu’il ne me lâche pas comme cela. Et voilà une de ces nombreuses choses par laquelle mon temps se gaspille ; comme si j’en avais à revendre.

Vendredi 16 Septembre

Il ne me semblerait pas gentil que je gémisse sur la fuite du temps. Et pourtant c’est étrange : ce n’est que la pensée réfléchie qu’en donne la notion, mais on n’a pas cette sensation presque physique de la pesanteur de l’heure qui passe ; c’est sans doute l’effet d’un climat où les gens peuvent être paresseux sans ennui. Pour moi, qui suis resté aussi actif, je crois, que le permet l’existence prolongée sous cette latitude, mes journées sont trop courtes pour tout ce qu’il me faut accomplir ; et puis surtout, depuis que mon départ est décidé, je sens une nouvelle crise d’effarante bousculade.

Je veux m’en aller tranquille, avec les questions de service parfaitement réglées, et la certitude que Houdaille continuera ma politique sans errer dans des voies nouvelles ; il me faut, par de nombreuses visites, bien asseoir mon adjoint dans la société d’ici ; enfin, je viens d’établir le plan de sept dîners que j’ai à donner au cours des trois semaines qui me séparent de mon embarquement. Et ne crois pas que tous ces dîners vont être amusants : trois au moins sont de pures corvées, avec des officiers brésiliens dont la conversation est pénible et sans intérêt. Et pour les autres, l’assemblage des convives est un travail ardu : attention à ne mettre ensemble que des gens qui sympathisent sincèrement, et, suivant l’expression de Schompré : "ne pas mélanger les serviettes avec les torchons".

Samedi 17 Septembre

Depuis qu’hier matin j’ai posé ma plume, voici tout ce que j’ai fait : visites d’affaires au Ministère de la Guerre ; présentation de Houdaille à tous les manitous de la Banque franco-italienne ; cours de danse, où Brésard, rétabli, accompagnait sa femme pour la première fois ; visite au Général Bonifacio da Costa, qui habite au diable à Sao Christovaô, et qu’on n’a de chance de trouver qu’à 7hrs du soir ; dîner à la Brahma, à 8hrs ½, où nous avions trouvé Sternfeld. Rentré aussitôt après, malgré l’insistance de Houdaille pour l’accompagner au cinéma puis dans les clubs.

Ce matin, course à Deodoro, tandis que mon camarade allait au tennis où chaque jour il s’entraîne avec Madame Buchalet pour former avec elle une équipe pour le championnat mixte de Pétropolis. Rentré à Tijuca seulement maintenant, après déjeuner tardif à Rio.

Et tout à l’heure, il faudra que j’endosse l’habit pour aller dîner chez les Brésard et me rendre ensuite à la soirée que donne le Cercle des Darios, pour une œuvre de charité présidée par le femme du Président de la République.

Dimanche 18 Septembre

Tandis que Houdaille s’offre une très grasse matinée dominicale, j’ai été à la messe ; j’ai reçu ensuite la visite de Monsieur Watteau qui veut m’aider à tout prix et vient me relancer jusque dans la paix de Tijuca, et enfin j’ai eu un coup de téléphone de Madame Buchalet me suppliant de ne pas lui enlever demain matin son partenaire au tennis comme j’en avais décidé pour l’envoyer à Deodoro où c’était bien son tour ; naturellement je n’ai pas su refuser, et c’est encore moi qui vais m’appuyer la corvée. Je suis d’ailleurs récompensé : Madame Buchalet m’a embrassé... par téléphone, et je sais que Houdaille répète de tous côtés qu’il est enchanté d’être avec moi. Eh bien ! moi aussi, je suis heureux de l’avoir pour adjoint ; nous sympathisons parfaitement, et, quand j’en aurai besoin, il me sera un aide précieux et intelligent.

Hier soir, belle réunion aux Diarios, mais un peu trop de monde pour pouvoir danser agréablement. L’ami Borel avait écrit une revuette pour laquelle il ne s’était pas abîmé les méninges, et qui était plutôt prétexte à faire défiler les plus jolies filles de la haute société carioca dans des costumes d’une agréable fantaisie : dans "Les Armes de la Femme" l’une représentait la poudre de riz, une autre le rouge, une autre le peigne, etc. ... ; il était facile de donner un rôle à qui brûlait du désir de s’exhiber.

Le souper par petites tables était servi par des jeunes filles en uniforme : costume rose avec tablier de dentelles, et petit bonnet style hollandais ; Lelong nous avait convié à sa table servie, naturellement, par Mesquita, ce qui obligea Petitbon à faire des infidélités à Iwa ; et je crois que la bourse de Lelong à saigner abondamment au passage de l’addition.

Cet après-midi, visites assommantes au Colonel Castro E Silva et à sa femme et aux Souza Réis.

Mardi 20 Septembre

Aujourd’hui, fête municipale : Saint Sébastien est le patron de Rio, et tout le monde chôme. Cela compense pour moi la journée d’hier, où, parti à 7hrs du matin de Tijuca, je ne suis rentré qu’à minuit ; le matin : Deodoro et l’après-midi : séance chez mon tailleur, cours de danse, puis dîner chez les Boquet.

Ma mission aura été une bousculade jusqu’au dernier jour. Je suis effrayé de tout ce que j’ai à faire avant mon embarquement le 8 Octobre. Je n’ai pas encore le moindre souvenir à rapporter et ici on ne trouve absolument rien que des bibelots venant d’Europe. Je me rabattrai sur les éternels oiseaux-mouches. L’autre jour, chez un marchand que je connais, j’avise une antique poterie indienne : « Vous n’êtes pas un Américain, me dit-il, alors j’aurai du remord de ne pas vous dire qu’elle est fausse. » Bien aimable mais tout cela ne me tire pas d’embarras.

Mercredi 21 Septembre

Hier soir, premier de mes dîners d’adieux : Général Bonifacio da Costa, sa femme, sa fille, Colonel Castro e Silva et sa femme, ingénieur des Poudres Nicolettis, et nous deux. « Madame ne sympathise pas avec l’Assyrio, » m’avait dit le vieux Bonifacio ; j’avais compris que ces dames étaient très collé-monté, et la réunion eut lieu au Palace-Hôtel. Pas très amusant ce dîner mais je garde les ohé ! ohé !pour la fin.

Jeudi 22 Septembre

En Europe, l’automne ; ici, le grand été de plus en plus proche.

J’ai choisi ma place sur le Massilia : cabine 207, où Coatalem m’a promis que je serai très bien. La date du passage du bateau à Rio est toujours fixé au 8 Octobre ; traversée rapide, sans escale de Rio à Lisbonne ; arrivée prévue à Bordeaux pour le 22. Il est probable que j’aurai pour compagnons de bord les Paul Fort, le professeur Labbé de la Faculté de Médecine de Paris, et toute la troupe théâtrale Rosenberg.

Samedi 24 Septembre 1921

Quinze jours me séparant de mon embarquement, et que de chose à faire, en dehors des heures de service ! Je décide qu’à partir du 1er Octobre, je passe entièrement la main à Houdaille ; j’aurai terminé en achetant la conscience d’un des plus puissants soutiens du Creusot, et cette délicate affaire est en bonne voie,... mais j’en ai des nausées !

Je n’ai plus qu’à compter sur la traversée pour me reposer. A partir de maintenant, chaque soir, dîner en ville,... même le samedi 8 Octobre où Marland veut réunir autour de moi tous les meilleurs mis : il compte que Coatalem ne lui refusera pas de retenir le Massilia à quai quelques heures de plus si c’est nécessaire.

Hier, dîner à l’Assyrio avec les Boquet, Madame Carli-Astier, et le Capitaine Lafay ; ce soir, dîner chez les Brésard ; demain, dîner chez les de Dalmassy, puis, avec eux, soirée dansante à l’Hôtel des Etrangers ; etc. ... etc. ... C’en devient affolant !