2ème séjour suite 1

Juillet 1922

Samedi 1er Juillet

Après s’être bien gratté la tête, le capitaine a fini par décider de la date de son départ à Saô-Paulo. Ce n’est pas une équipée prodigieuse que ce voyage : on se met dans un train confortable le soir et on arrive le lendemain matin. Pourtant voilà huit jours qu’on en parle, qu’on hésite, qu’on remet au lendemain. Enfin, c’est fixé à lundi soir. Ouf ! quelques jours de paix.

Mais le capitaine a le désir d’adresser un rapport (le premier) à la Compagnie avant de s’embarquer pour Saô-Paulo ; j’ai été mobilisé près de lui toute la journée pour aider à ce laborieux accouchement, qui menace de s’éterniser encore toute la journée de demain, et peut-être celle d’après demain. C’est que voilà la façon d’espérer d’un homme qui a la hantise de se compromettre : on assemble des tas de mots creux, on examine ensuite soigneusement s’il peut se dégager une idée nette de ces phrases, et, s’il semble vraiment qu’on puisse en déduire quelque chose de trop précis, vite on barbouille la phrase pour en faire quelque chose d’informe, d’équivoque et de douteux. Quel labeur !

Dimanche 2 Juillet

C’est dans mon cœur et dans mon souvenir que je fête cet anniversaire au milieu de ma bousculade encore plus grande que les jours de semaine qui viennent de s’écouler. En plus de mon service habituel près du capitaine, j’ai eu la messe qui me rappela notre messe d’il y a 21 ans, et dans un instant je pars, très en retard, à un thé chez les Périgny qui symbolisera pour moi tout seul notre lunch d’alors.

Lundi 3 Juillet

J’ai encore été très tenu aujourd’hui. De bonne heure coup de téléphone du capitaine m’appelant près de lui parce qu’il voulait encore modifier son rapport, qui, après trois jours de laborieux efforts, n’a plus que deux pages qui ne signifient pas grand’chose. Il m’a gardé à déjeuner, tout en me faisant promettre de retourner dîner avec lui à 7hrs pour l’accompagner à son train de 9hrs 20. Son absence, hélas ! sera de courte durée ; il veut être de retour au plus tard samedi matin « pour ne pas manquer sa messe du dimanche à son église d’adoption », il apporte son caractère de fonctionnaire ponctuel jusque dans sa religion.

Entre deux stages au Palace près du capitaine puis je monte voir Boquet dont la santé ne va pas du tout.

Mardi 4 Juillet

Coup de théâtre, hier soir. En arrivant à 7hrs près du capitaine, que j’avais quitté à 4hrs, il m’annonce placidement qu’il ne part pas à Saô-Paulo, et qu’il a reporté son voyage au lendemain par le train de jour. Il a donc fallu me lever à 6hrs ce matin pour l’accompagner au train de 7hrs 20. C’est effrayant le temps que je dépense inutilement avec cet homme indécis.

Enfin, bien tranquille aujourd’hui, j’ai pu rester chez moi à faire à la Compagnie un rapport substantiel. Et ce soir je suis moins fatigué de ce travail utile, que de ces bains prolongés de gnangnantise qu’il me fallait prendre.

Révolution à Rio - Juillet 1922

Jeudi 6 Juillet

Hier, premier jour d’une révolution qui me semble devoir être étouffée rapidement, mais qui a naturellement bouleversé l’existence de tout le monde. La ville étant bombardé par le fort révolté de Copacabana, il m’a fallu circuler pas mal pour rester en relation avec Houdaille et mes trois monteurs, aller voir ce que devenait les Boquet, m’enquérir si Madame Brésart et Madame de Dalmassy, dont les maris étaient au Ministère de la Guerre où l’on signalait des tués et des blessés, n’étaient pas affolées, me tenir au courant des nouvelles. Et naturellement le téléphone était coupé.

Vers le soir, l’état de siège ayant été déclaré, nous nous sommes hâtés, Houdaille et moi, d’envoyer un câble à la Compagnie avant que la censure ne fonctionne. Si les familles des uns ou des autres, en France, sont inquiètes de nouvelles alarmantes publiées par les journaux, la Compagnie a maintenant de quoi les tranquilliser.

Cette révolution est tout simplement un petit pronunciamiento militaire à la tête duquel est le très vétuste maréchal Hermès da Fonseca, ancien ministre de la Guerre. Ce vieillard presque retombé en enfance est complètement gouverné par une femme ambitieuse et remuante, d’origine allemande, Dona Nayr Unholz de Teffé, dont le frère est ministre plénipotentiaire du Brésil en Autriche. Je l’ai vue l’autre soir, à une manifestation en l’honneur du maréchal, vêtue avec chic, chapeautée de rouge, enthousiaste, exaltée, serrant les mains qui se tendaient, puis venant entourer de ses deux bras le maréchal qui semblait abruti sur un fauteuil.

Voilà la tête de la rédition, et voici les exécutants : fort de Copacabana, commandé par le Capitaine Enclydos da Fonseca, fils du maréchal, seule forteresse révoltée ; quelques éléments de la Villa Militar, à Deodoro, où sert le Capitaine Leonidas da Fonseca, autre fils ; enfin les élèves officiers des trois armées de l’école militaire de Realengo. Les trois batteries de Saint-Chamond, de la Villa Militar, commandées par trois capitaines anciens élèves de Brésard, ont écrabouillé la batterie Krupp de l’école militaire, tuant raides trois élèves, et en blessant soixante dont plusieurs mortellement ; ensuite arrosage en règle du terrain par les mêmes batteries,... et la révolte de ce côté n’existait plus.

Mais il reste le fort de Copacabana qui vient encore de tirer sur la ville avec ses pièces de 190. Il y a des dégâts, et des victimes tant civiles que militaires (une cinquantaine de tués, avoue-t-on) Les forteresses de Santa Cruz et d’Imbuhy et un croiseur cuirassé ont déjà envoyé quelques coups sur Copacabana ; j’en suis très inquiet, car nos canons d’expériences sont sur les terre-pleins du fort. Si on les avarie, qu’arrivera-t-il de notre affaire déjà si longue et si pénible ?

Toute la civilisation civile est demeurée en paix, fataliste et désintéressée. Ce que je vois n’a rien de comparable avec la "decena tragica" du Mexique.

Vendredi 7 Juillet

Tout est rentré dans l’ordre. Seul l’état de siège va subsister trente jours et plus, dit-on, avec obligation de sauf-conduits, et censure sur les lettres et les télégrammes. Le Capitaine Enclydes da Fonseca ayant faussé compagnie à ces camarades, ceux-ci un peu plus tard ont abandonné le fort en se faufilant par la plage. Le canon St-Chamond est intact, le canon Creusot a été jeté à la mer et est hors d’usage. Quelle décision va-t-on prendre ?

Houdaille et les monteurs ayant tenté, le premier jour, d’aller voir ce qui se passait à Copacabana, je n’ai pas voulu être plus poltron qu’eux, et hier, avec Houdaille, je suis allé vers 2hrs jusqu’à la porte du fort. Les braves assiégeants se tenaient prudemment à au moins trois kilomètres, et le fort, n’était inquiétant que parce qu’on ignorait totalement où se cachaient les défenseurs.

Nous abordions la position par le côté sans danger d’Ipanema, où la route court dans les dunes de sable ; mais le chauffeur de notre auto, livide de terreur, nous a abandonnés au beau milieu du pays désert, nous obligeant à une longue course à pied sous un soleil torride. Houdaille était si furieux que, s’il avait été armé, je crois qu’il aurait obligé notre homme à continuer sous la menace de son révolver.

Vers le soir, nous allâmes rendre visite au Général Bonifacio, un ami de Saint-Chamond, gardé 24hrs prisonniers par les rebelles. Mais à sa maison, porte close. Après dîner, sachant tout terminé, nous frétâmes une auto qui nous conduisit, sous un clair de lune merveilleux, à Copacabana redevenu le rendez-vous chic. Mais alors, impossible d’arriver jusqu’au fort : comme il n’y avait plus aucun danger, les soldats faisaient les farauds.

Juillet 1922 (suite)

Samedi 8 Juillet

Ah ! bonnes gens ! j’avais complètement oublié le capitaine. Et voilà que, dès ce matin, j’entends au téléphone sa voix blanche m’annoncer qu’il vient de rentrer. Zut ! j’aime mieux tous les pronunciamientos que ce gros bonhomme ultra pacifique ! Il était content parce que son petit programme à Saô-Paulo s’était déroulé comme il l’avait prévu, et qu’il revenait à l’heure qu’il s’était fixé.

Naturellement, en dehors de ses trois courses d’affaires, il n’a rien vu de ce que je lui avais indiqué. : ni Santos, ni la Serra do Mar, ni Buitantan. Il m’a narré avec force détails comment il avait fait pour perdre son cache-nez. Il m’a donné toutes les températures relevées avec les trois thermomètres emportés : thermomètre de chambre et thermomètres médicaux, l’un à 5 minutes et l’autre à 1 minute. Il ne se relève jamais à lui-même que 36°9, inférieure à la normale : évidemment du sang de navet !

Ensuite de ses récits à la pâte de guimauve, il m’a fallu le conduire à l’essayage chez son tailleur. Et ce n’est qu’après qu’il a songé à me demander : « Qu’est-ce donc qui s’est passé à Rio ces jours-ci ? » J’avais envie de lui répondre : « Mais quelque chose d’intéressant peut-il se passer en votre absence, Excellence ! »

Dimanche 9 Juillet

Je me suis libéré de ma glu pour toute la journée, en prenant les devants et en invitant le capitaine à venir dîner à mon hôtel à 8hrs du soir. Smoking, il y a soirée dansante.

Lundi 10 Juillet

Hier, je suis allé voir Boquet. Il ne peut plus quitter son lit maintenant ; on lui fait chaque jour de douloureux lavages d’estomac, et son teint safran indique bien que la bile est répandue dans le sang.

Je viens d’avoir, tout à l’heure, un bon petit accès de fièvre qui m’a forcé à m’allonger sur mon lit malgré quantité d’affaires importantes aujourd’hui, comme un fait exprès. Mais la quinine est une chose efficace et précieuse.

Mardi 11 Juillet

Bien qu’il soit très tôt, je n’ai pas de temps à perdre : le Massilia part tout à l’heure, et il faut que je fasse un bout de rapport à la Compagnie. La censure s’exerce, et je dois profiter du départ de quelqu’un que je connais pour soustraire toute ma correspondance aux indiscrétions pénibles de la police.

Mercredi 12 Juillet

Comme il y avait à prendre quelques décisions au sujet de notre matériel et à donner des instructions importantes, il m’a fallu aller ce matin à Deodoro. Là, j’ai vu le canon du Creusot que les révoltés du fort de Copacabana ont jeté à la mer du haut des rochers. Il est certain qu’il est hors d’état de continuer les essais, brisé comme il est ; on l’a repêché, mais c’est nous qui sommes le bec dans l’eau. Que va décider le Gouvernement brésilien ? Avec sa lenteur habituelle, nous voici en suspens pour bien des semaines. Je suis assez préoccupé, car je sens que nous touchons au point critique.

Et ma Compagnie redevient horriblement nerveuse ; Rimailho doit être fou ; il m’arrive des câbles abracadabrants, disant blanc un jour et noir le lendemain, et, avec les capitaines, j’ai dû mal à n’en tenir aucun compte ! L’Administration parle. D’autre part la censure est très sévère depuis que nous sommes en état de  siège : nous devons lui traduire nos messages chiffrés, et on vient de m’en refuser un parce qu’on y a vu les mots "gouvernement brésilien" et  "artillerie". Comme je leur ai répondu : « je ne peux pourtant pas parler de barils de cognac, ce n’est pas ma partie », il m’est difficile de soigner les coliques de mes gens à l’autre bout du fil.

Naturellement, le pauvre capitaine s’est trouvé abandonné et perdu ce matin, et bien que je l’aie prévenu hier de ma course à Deodoro, il m’a téléphoné plusieurs fois en vain. De guerre lasse, il a fini par téléphoner à Houdaille qui rentrait juste à son hôtel. Mon camarade lui a conseillé de me laisser reposer un peu, parce que je sentais monter un accès de fièvre ; il n’en a tenu aucun compte, m’a fait avertir qu’il accourait et que je l’attende pour déjeuner,... et il m’a rasé jusqu’à 4hrs ; mes accès de fièvre sont en décroissance et je n’ai pas eu besoin de m’allonger sur mon lit.

Jeudi 13 Juillet

Ici, un scandale bien navrant, mais qui ne jure pas dans le cadre : résultat du désaxement, du déracinement, du vertige du soleil, du luxe, de la vie étincelante et enivrante. C’est ce pauvre officier d’administration de la Mission Française qui n’y a pas été de main morte dans ses malversations : en six mois, 60 contos (soit 100.000 francs) de détournements, faux, et dettes. Il s’était mis à jouer un jeu d’enfer, comptant toujours sur le coup qui lui permettrait de se libérer,... ce coup fabuleux qui ne vient jamais.

Quand Madame Gippon est revenue d’Europe, il lui a fait tenir une lettre confidentielle où il la priait de lui prêter d’urgence 50 contos (environ 80.000frs) pour le sauver, avec menace de se mettre une balle dans la tête si elle en parlait à son mari. Madame Gippon a beau être une grande et solide Alsacienne, très vivante et bien plantée, c’est une enfant de 21 ans, et cette lettre l’a mise fort mal à l’aise et tout à l’envers : quelque riche qu’on soit, il n’est pas facile d’escamoter 85.000frs à l’insu de son mari.

Elle a si bien lu, relu et retourné sa lettre, dans les petits coins, que Gippon l’a surprise la glissant hâtivement et furtivement dans son sac à main, et l’a priée, très gentiment d’ailleurs, de la lui communiquer. C’est un brave garçon, brutal et irréfléchi, mais serviable et cœur d’or : sans hésitation, il a décidé de mettre la somme à disposition de celui qui allait éviter ainsi le dépôt d’une plainte, le conseil de guerre, la dégradation militaire, la radiation de la Légion d’Honneur, et les travaux forcés pour faux en écritures publiques.

Petitbon et lui pouvaient avancer immédiatement le plus gros de la somme, et les camarades furent sollicités pour parfaire. Houdaille et moi y allions de bon cœur, quoique cela nous obligeât à nous réduire pendant au moins deux mois afin que ce prêt ne fasse pas monter nos notes de dépenses.

Et voilà que l’intéressé, bien maladroit, a dégoûté tout le monde : rompant les arrêts de rigueur auxquels l’a condamné le Général Gamelin, il est allé faire une bombe éblouissante, épatant les femmes par ses munificences et des flots de champagne avec le peu qu’il avait sauvé du désastre.

C’est un peu fort même pour tous les durs à cuire d’ici, et les bourses se sont refermées. Il va repartir en France, ne montrant qu’une préoccupation : qu’on lui choisisse une bonne cabine à bord. Et moi je pense au réveil de cet homme, halluciné sans doute par le Tropique, quand il va retrouver l’Europe aux réalités grises et sévères, et son foyer que je crois très modeste, et sa vie cassée pendant le rêve opulent dont il s’éveillera.

Samedi 15 Juillet

Saint Henri, mon patron. Lendemain d’une fête nationale célébrée, comme toujours aux colonies, par une suite ininterrompue de corvées.

A 10hrs du matin, réception à l’Ambassade, discours d’une banalité effarante à l’exception de celui de Monsieur de Conty, champagne de qualité médiocre. De 5 à 7, thé dansant, la partie la plus select du programme des réjouissances, car toute la fleur féminine du monde diplomatique s’y donne rendez-vous. A 10hrs du soir, bal au Cercle Français, réunion d’un abandon vraiment démocratique et de la plus franche égalité, où les sous-off de la Mission sont sur le même pied que le Général Gamelin, et où mon monteur Laroche, quelque peu parti, montait une telle garde près de l’aviatrice Madeleine Boland, semblant me dire, comme au Bal de l’Hôtel de Ville : « pardon , c’est moi qui l’ai retenue », que je ne me suis pas frotter à inviter celle-ci à danser.

Entre ces différents numéros du programme : déjeuner au Leme avec Houdaille et de Périgny sur invitation des Gippon, et visite aux Thys à Copacabana. Et le soir, je recevais à dîner, au Jockey, les ménages de Périgny et Brésard, avec Houdaille.

Et voilà une journée bien remplie.

Dimanche 16 Juillet

Le capitaine ne se rend pas très compte qu’étant ici à titre beaucoup moins transitoire que lui, j’ai forcément une existence différente, plus assise, plus encerclée de relations, que la sienne. Je suis d’ici, et lui est de passage. Il a donc paru légèrement étonné, avant-hier, que tant qu’à l’Ambassade qu’au Cercle Français, je ne le présente pas à quantité de gens que j’ai rencontrés ; et comme, hier, il m’en faisait quelques allusions pointues, j’ai dû lui expliquer que, lorsqu’on  a passé vingt-quatre mois dans un pays, il est fatal que, tout aussi bien qu’à Paris, on ait des relations purement mondaines qui n’ont rien à voir avec les affaires de la Compagnie. D’autre part, les gens ne tardent pas à le trouver rasant ; il ne rend aucune des amabilités qu’on lui fait ; sa qualité de confrère du tiers-ordre de Saint François en fait un causeur sévère du monde ; il a paru offusqué de me voir danser au thé de l’Ambassade.

Dans ces conditions, je ne puis l’imposer aux amis, et je suis condamné à l’avaler tout seul. Alors, hier par exemple, j’ai passé mon après-midi à le promener sur les plages du Leme et de Copacabana, résigné à voir couler bêtement les belles heures ensoleillées, mais comprenant qu’il fallait effacer l’impression de mondain qui l’avait choqué la veille. Ah, ce qu’il porte partout avec lui l’atmosphère du bureau !

Lundi 17 Juillet

J’ai passé toute ma matinée au fort de Copacabana avec Houdaille et mes monteurs, pour ne pas abandonner complètement à la rouille un de mes canons qui est resté là. Comme de coutume, le capitaine, pourtant prévenu de mon absence, m’avait téléphoné, puis était venu à mon hôtel. Aussitôt après déjeuner, je l’ai vu rappliquer pour me tenir une partie de l’après-midi. Il vient de me quitter mais il a fallu que je lui promette d’aller le voir encore une fois aujourd’hui, à 7hrs. Je voulais me rendre à la réception de Madame Hourigoutchy, impossible.

Les Boquet sont moins patients que moi. Comme le capitaine va à tout instant asticoter Boquet pour savoir ce qu’il fait à l’arsenal ou ailleurs, et que ses visites fatiguent un malade qui n’a pas quitté son lit depuis quinze jours, hier matin Madame Boquet a condamné la porte de son mari au capitaine. Dès son retour au Palace, celui-ci m’a appelé, et j’ai entendu ses doléances contre Boquet, contre sa femme, contre ses fils qui ne sont pas baptisés.

Arrivé à midi près du capitaine, je n’ai pu me décoller qu’à minuit. Il est vrai que j’ai cherché à varier le cadre tout du moins, et vers la fin de la journée, je l’ai emmené à Nichteroy et Saô-Francisco où nous avons dîné. Houdaille auquel j’avais fait passer un mot avant le départ afin qu’il vienne à mon aide si possible, nous a rejoints à 7hrs ½ seulement. Ah ! mes beaux dimanches !

Mardi 18 Juillet

Aujourd’hui, j’ai une paix royale. Comme un bateau part demain, mon homme est occupé à "faire de la littérature", comme il dit : un rapport à la Compagnie, qu’il pond tout seul, sans l’aide de mes lumières.

Mercredi 19 Juillet

Nous voici retombés dans le calme. Je me suis fait l’effet d’un voilier qui, après avoir été poussé vivement par bonne brise, voit tout à coup ses voiles se dégonfler, s’arrête et cherche en vain aux quatre points cardinaux le moindre souffle de vent. Depuis la révolution de l’autre jour, la Commission d’Expériences s’est évanouie, mon matériel reste en panne, je ne trouve plus personne à qui m’adresser, je suis dans l’ignorance absolue de ce qui va se passer.

J’avais fini hier soir par réussir à entendre la voix du Général Tasso Fragoso au bout du fil téléphonique : lui demandant à aller le voir, il m’a répondu qu’il avait pour l’instant bien autre chose à faire que de s’occuper de la question artillerie, et qu’il me priait de remettre ma visite à plus tard. L’élan si péniblement acquis par tous ces gens est brisé, et maintenant quand vont-ils se remettre à nouveau en mouvement ?

Au fond je crains bien qu’ils ne sont enchantés d’avoir des prétextes à ne prendre aucune décision, qu’ils ne passent aucune commande, et qu’ils recommandent des essais dans un, deux ou trois ans.

Ce serait vraiment l’occasion de partir en excursion, puisque tout est si calme. Mais j’ai un geôlier qui ne l’admet pas.

Jeudi 20 Juillet

Hier soir, j’ai dîné chez les Boquet qui, ayant quitté son lit depuis deux jours a aussitôt repris sa vie normale, et me paraît en train de faire des imprudences. Cette visite m’a naturellement empêché d’aller voir le capitaine vers les 6hrs ½ comme j’en ai un peu l’habitude (troisième entrevue de la journée). Aussi ce matin, il s’est précipité chez moi,... mais j’avais été obligé de sortir. Alors coup de téléphone sur coup de téléphone : il est 2hrs ½, et c’est le troisième qu’il m’envoie depuis midi et demi.

Je voulais écrire, classer des notes, établir mes comptes, et je lui avais répondu que je n’irai chez lui que ce soir ; « alors, a-t-il gémi dans l’appareil, je vais essayer de tuer le temps jusque là. » Tuer le temps ! Il est donc incapable de sortir quelque chose de son propre fonds ! Il ne peut ni lire, ni écrire, ni se promener, ni causer, ni regarder passer la vie. Les seules relations qu’il a trouvé à faire sont les gérants et portiers du Palace-Hôtel avec les quels il est toujours en papotages ; il a laissé tomber toutes les personnes auxquelles je l’ai présenté, et qu’il me dit le "dégoûter"... oh ! pour peu de chose : l’un, parce qu’il fait du genre avec un monocle ; l’autre, parce qu’il dévisage les femmes ; De Rougemont, parce qu’il a l’air de se croire quelque chose ; Madame Brésard, parce qu’il l’a trouvée pincée avec lui ; Filloux, parce qu’il est du Creusot, etc. ...

Allons, j’ai fini par lui promettre de partir tout de suite pour aller le voir. Je me sens assez patient aujourd’hui, et j’aurai à l’avaler tout l’après-midi.

Vendredi 21 Juillet

Comme je le prévoyais, j’ai été enchaîné de 3hrs ½ de l’après-midi à 11hrs du soir. Il est vrai que dans l’intervalle j’ai réussi à emmener mon homme au cinéma. Naturellement après une telle séance je ne me suis pas du tout senti en forme pour me lever à 6hrs ce matin et accompagner Houdaille à Deodoro : il y est allé seul tandis que je vais occuper ma matinée à faire le travail que j’aurais dû faire hier après-midi.

L’Almanzora, le bateau anglais par lequel est venu le capitaine passera ici à destination de l’Europe le 16 Août : il faut que je m’arrange pour qu’il le prenne ; comme il ne veut pas entendre parler d’un autre paquebot, s’il manque ce passage, nous risquons de l’avoir deux mois et demi de plus ; j’en deviendrais complètement gâteux ! Et lui-même finirait par se dégoûter de moi comme de tous les autres, y compris Houdaille et Boquet.

Dimanche 23 Juillet

Depuis bien des jours, je ne m’étais senti si léger et si gai que ce matin. Et c’est à l’influence de Petitbon que j’attribue cette sensation : il me semble en ce moment que je suis enfin hors du bureau, que je me suis évader de cette atmosphère de prison que crée le capitaine autour de moi. Hier soir, après avoir bien couru à ma recherche, mon excellent camarade a fini par me rencontrer comme je quittais le Palace, et il m’a d’autorité emmener dîner au Phénix avec Houdaille.

Dans ce milieu un peu fêtard, avec musique légère, orgie de lumières, couples dansants, où d’ailleurs se délassaient aussi à quelques tables de nous le trio Creusot (Collin, Filloux, Moreau), j’ai senti que je devenais moins terne, que je me reverdissais.

Donc, comme trois bons célibataires, nous parlions femmes, amour, mariage, quand, relevant une phrase de Houdaille, Petitbon dit : « J’en connais pourtant une qui paraît bien attachée à son mari et qui n’est pas pot-au-feu pour deux sous. » - « Ah ! j’en suis d’accord, répondit Houdaille » - « Tiens c’est justement sa fête aujourd’hui, repris-je » - « Quel malheur que nous n’ayons pas ce qu’il faut pour lui envoyer une carte collective ; ç’aurait été trop chic, dirent mes deux compagnons. » Et qui nous aurait entendu évoquer ainsi n’eût pu penser qu’il était question de la "légitime" de l’un de nous trois, mais bien plutôt d’une bonne copine dont on regrettait l’éloignement, et dont la présence, loin d’être une gêne, aurait encore augmenté l’entrain de notre réunion.

Lundi 24 Juillet

En plus de la douche matinale si agréable et si ravigotante dans ce pays de chaleur, j’en reçois quelque fois à l’improviste d’autres qui me cassent net de corps et d’âme. Hier matin, je me trouvais content et léger : ce ne fut pas de bien longue durée.

Je revenais de la messe un peu avant 11hrs, quand j’aperçus le capitaine qui montait la garde à la porte de mon hôtel. Il était désœuvré et me proposait, comme distraction dominicale, d’aller parler affaires avec Boquet, à Santa-Thereza. Le temps était splendide et invitait à autre chose qu’à aller se raser et raser les autres. Sans trop de peine, j’ai convaincu mon chef que nous pouvions mieux occuper notre dimanche, et je l’ai emmené déjeuner au bord de l’océan, au restaurant du Leme.

Au moins, dans un mortel tête à tête comme celui-là, de 11hrs du matin à 6hrs du soir, j’ai la distraction de la nature. A un certain moment, croyant intéresser le capitaine, j’ai voulu lui parler de ma soirée de la veille ; j’ai vu son visage devenir sévère, comme si j’avais commis quelque faute de service, et il m’a dit : « Je trouve vraiment regrettable que l’on vous voit avec Houdaille, sans moi, dîner avec un officier important de la Mission. Le Creusot l’a vu ; quel rôle va-t-il penser que je joue ici ? » J’ai fait observer que Petitbon était libre de faire les invitations qu’il voulait, et qu’il nous avait conviés en qualité de camarades en dehors de toute considération officielle. Le capitaine têtu s’en est tenu à sa conclusion : « C’est très regrettable, et vous devriez éviter pareilles choses. »

Voilà qui est gai. Et moi qui, pour lui consacrer mon temps, reste déjà à l’écart de tous les amis, qui s’en étonnent ! Il n’a qu’à inviter aussi lui ; depuis plus de deux mois qu’il est ici, il n’a pas même offert un cocktail, et quand je le sors, il me laisse toujours payer. Ca va bien : j’inviterai et j’accepterai des invitations, mais je ne lui en dirai rien.

Aussi, dimanche soir, ai-je pris congé à 6hrs, en lui disant simplement que j’étais obligé de rentrer, sans explications. J’étais invité par les Fessy-Moyse avec les de Burlet, les de Vazelhes, et Barthe vice-consul de France ; Houdaille était aussi invité, Roy non, naturellement, bien que je l’ai présenté à tous ces gens ; mais il ne continue aucune relation, et cherche plutôt à se dissimuler quand il aperçoit de loin un visage de connaissance.

Au fond, c’est un pauvre homme !

Mercredi 26 Juillet

Hier matin, à 7hrs ½, le capitaine me demandait par téléphone d’aller le trouver de suite. Et il m’a mobilisé, ainsi d’ailleurs que Boquet, jusqu’à 7hrs du soir. Il y a une malheureuse petite question sans importance que la Compagnie lui a demandé de résoudre, et il s’est si bien entortillé dedans qu’il a besoin de nous pour s’en sortir. A 7hrs du soir, énervé et éreinté, je claquais de fièvre ; et bien que le capitaine, qui voulait encore me garder à lui tenir compagnie, m’affirmait que « l’on croit souvent avoir la fièvre et qu’on n’en a pas », j’ai pris congé de lui. J’ai relevé ma température en rentrant, le fort de l’accès était passé, et j’avais encore 38°2. Un peu de quinine, et au lit. Aujourd’hui je suis frais et dispos.

Et la légende veut que je mène ici une existence ohé ! ohé !

Vendredi 28 Juillet

J’ai achevé hier une journée assez collante, en me laissant entraîner, ainsi d’ailleurs qu’il était convenu depuis quelques jours, à la popote Dumay - Le Méhauté à Santa-Thereza. Gentille réunion de camarades sympathiques ; en plus des deux maîtres de céans, Petitbon, Houdaille et moi ; et, pour qu’il y ait une note féminine, Mademoiselle Letourneau (ou Détourneau), propriétaire du magasin de modes de la rue Ouvidor "A l’Opéra". Elle approche certainement de l’âge canonique, la brave fille, mais elle est gaie, entrain et on peut dire "bon garçon". Dumay m’a dit qu’il ne voulait plus entendre parler de toutes ces femmes de camarades qui se jalouses, se mordent et se débinent ; il préfère de temps à autre faire plaisir à une bonne fille qui n’a pas de nombreuses occasions de sorties.

Menu de famille, vins de France, et soirée gaie et même bruyante. Dans l’idée de Petitbon, je figurais le "beau-père". Il avait commencé par faire le panégyrique de Cricri ; puis, avec sa verve endiablée, il m’avait lancé : « Mais, après tout, mon vieux, c’est peut-être pour me coller ta fille que tu m’as présenté chez toi. » De cet instant, et pour toute la soirée, je fus le "beau-père", le "beau-père" épatant, qui fait la ribouldingue avec son gendre ! Et ce fut le thème de la soirée.

Petitbon a même provoqué Houdaille en duel, en riant, parce que celui-ci trouvait aussi Cricri gentille : « Mais, Monsieur, seriez-vous aussi un prétendant ? Il faudrait voir alors ! » Quand j’étais petit, j’avais joué à cela, et après tant d’années, j’y rejoue encore, en m’amusant autant ! Quels gosses nous sommes !

Samedi 29 Juillet

Quand il n’y a pas de travail, il est bien triste d’être collé par un monsieur qui ne vous en sait aucun gré et considère simplement que vous lui devez cela, étant payé par la Compagnie. Alors, par une splendide matinée, à 7hrs ½, j’étais... au tennis, et j’en suis revenu à midi. Houdaille m’avait prêté une de ses raquettes, j’ai trouvé une partenaire ni plus faible, ni plus forte que moi, la fille aînée du Commandant Meyrier ; et pour ma rentrée sur le court, après plusieurs années d’abstention, j’ai battu ma partenaire à 6 jeux contre 0 d’abord, puis à 7 contre 5.

Un petit coup de téléphone en réponse aux appels désespérés de mon chef durant toute la matinée (il faut être poli), puis, ayant déjeuné d’un appétit que je ne me connaissais plus, je suis monté dire bonjour aux Boquet que je n’avais pas vus depuis assez longtemps, le capitaine étant un peu en froid avec eux. J’ai refusé de partager leur dîner, étant un peu las de ma matinée.

Lundi 31 Juillet

Hier dimanche, ma matinée fut entièrement absorbée par la messe et la visite que me firent mes monteurs Dury et Schmidt pour obtenir la permission d’aller passer quelques jours à Saô-Paulo ; je montai ensuite à Tijuca déjeuner chez Madame Polo avec des hommes politiques ; j’en redescendais en vitesse pour passer ma jaquette et aller au thé que les de Burlet donnaient pour la Première Communion de leur fils Jacques et leurs adieux à Rio. Il était grandement l’heure de dîner quand je suis rentré à mon hôtel puis, n’ayant aucun goût pour la calme soirée dansante de chaque dimanche qui rend même ma chambre inhabitable jusqu’à 11hrs ½, je me suis réfugié au cinéma, au milieu des aventures des cow-boys du Far West.

J’ai été très étonné des amers ou attristés reproches que je me suis entendu adresser au thé de Burlet : « Que vous arrive-t-il ? On ne vous voit plus. » La petite Brésard m’a dit : « Autrefois, vous étiez un amour, maintenant vous êtes une rosse. » « Morize, nous sommes assez camarades, je crois, pour que vous me disiez franchement ce que nous vous avons fait, ma femme ou moi. » Madame de Dalmassy m’a fait entendre qu’ayant été souffrante elle avait été touchée des visites affectueuses que tout le monde lui avait faites,... mais qu’elle avait vainement attendu la mienne, etc. … Et les petits sourires malins semblent sous-entendre quelque aventure. Eh ! parbleu, oui, j’ai un collage, monstrueux et hors nature, un crampon masculin plus agrippant que tous les crampons féminins : c’est le capitaine.

Août 1922

Mardi 1er Août

Ah ! que l’homme est un hérisson. Voici encore des gens qui se regardent en chiens de faïence, en attendant peut-être qu’ils se donnent des coups de crocs : ce sont mes monteurs. Laroche sort de chez moi, ayant profité du voyage à Saô-Paulo de ses deux compagnons pour venir m’expliquer ses doléances contre eux. Et en entendant toutes les petites vexations quotidiennes dont il est l’objet depuis trois mois, je lui trouve une patience angélique, mais peut-être pas indéfiniment à toute épreuve.

La dernière des deux autres a été de préparer leur voyage à Saô-Paulo dans le plus grand secret, et de filer mystérieusement sans rien dire à Laroche : c’est en voyant leurs places à table, que celui-ci a appris du garçon ce que devenaient Dury et Schmitt. Naturellement Laroche est furieux et peiné ; je le comprends, et il conclut en me demandant son rapatriement en France, ne pouvant plus vivre dans cette atmosphère d’hostilité où il prend le cafard.

Hier soir, après être allé me casser le nez au Japon (c’était un 5ème lundi et non pas un premier), je suis revenu prendre le capitaine pour l’emmener dîner au Sul-America. Je suis bon pour lui, mais ce qu’il est "rat" : jamais dans ces sorties, il ne met la main à la poche, et c’est moi qui fais tous les frais.

Et maintenant il faut absolument que je prépare une lettre à la Compagnie,... le capitaine ayant besoin de puiser chez moi des idées (et même des phrases entières) pour écrire de son côté.

Mercredi 2 Août

Un rapport devient maintenant pour moi quelque chose d’excessivement laborieux. Il faut d’abord que j’en fasse un brouillon, que je le soumette à mon chef pour qu’il accorde son rapport avec le mien, que je lui dicte des paragraphes entiers de son rapport, etc. ... Et le téléphone marche, et je cours au Palace-Hôtel ! Et, naturellement, ce qui m’occupait une journée jadis, m’en occupe trois à présent.

Vers le soir, j’ai dételé un instant pour faire visite à Madame Brésard, c’est son seul mercredi du mois d’Août, et si elle ne m’y avait pas vu, cela aurait été cette fois un froid sibérien entre nous. J’avais conseillé au capitaine de m’accompagner : depuis le dîner qu’il a pris chez les Brésard avant son mal de gorge, il n’y a pas remis les pieds ; c’est vraiment peu. Il a prétexté son rapport (qui partira je ne sais quand) pour ne pas y aller.

Il ne comprend pas le tort qu’il se fait, et par conséquent celui qu’il fait à la Compagnie. Mais il verra demain  qu’on peut tout mener de front : j’aurai fait ma visite et mon rapport,... il est vrai que j’ai tombé la veste, et que je vais m’appuyer une veillée jusqu’à 1hr ou 2 du matin, tandis qu’il se fait du lard.

Vendredi 4 Août

En voici une histoire que vient de me conter Madame de Vazelhes un de ces derniers soirs ! C’est à sa propre cousine qu’elle arrive, femme d’une famille rigide et pieuse. Elle s’est remariée, croyant son premier mari mort ; et voilà qu’il reparaît. Il faisait partie de ce petit groupe de blessés que le coup a abrutis, qui ont perdu la mémoire, sont demeurés des épaves de vie sans âmes. Et voici que la conscience commence à lui revenir, qu’il a pu ânonner quelques indications vagues mais suffisantes pour qu’on puisse retrouver sa famille. Bouleversement ! Sa femme aime son nouveau mari et ne veut pas entendre parler d’en être séparé, et il y a un enfant. Eh bien, le ressuscité a tort, on ne doit pas sortir de la mort. Et la conclusion de Madame de Vazelhes est simple : « L’union était banale. Il aurait mieux valu qu’il ne reparaisse pas. S’il est intelligent, il n’a qu’à disparaître sans bruit, sans traces, dans l’incertitude de la vie ou de la mort. » Madame de Vazelhes, fille et femme de marin, a roulé aux quatre coins du monde !

Dimanche 6 Août

J’ai une journée que je prévois assez chargée, et... j’ai bien mal aux cheveux ce matin ! Bombe hier soir jusqu’à 2hrs du matin !  J’ai voulu recommencer mes petites réunions que mes amis trouvent assez affriolantes ! J’avais eu l’idée de retenir une loge pour la première de la troupe de Ba-ta-clan, de Paris, et j’avais invité les Dalmassy, Petitbon, le Commandant Rosway, et le jeune Liona e Silva (le fils de Mistinguette). Dîner au Jockey ; théâtre où la revue est montée avec un luxe qui charme les yeux, puis coup de champagne au Phénix. Et je ne sais si j’ai jamais fait autant plaisir à mes bons amis.

Mais l’heure de la messe approche,... quittons les réminiscences mondaines.

Lundi 7 Août

Je ne me sens pas très loin du "cafard", aujourd’hui. Ces heures stupides que me fait vivre le pauvre capitaine sont plus déprimantes que les climats les plus malsains ; il faut absolument que je secoue ma chaîne, sinon je ne tiendrai pas. J’avais pris mon mal en patience, le croyant de durée limitée ; mais voilà que, tout en gémissant sur son exil, le capitaine ne se déplaît pas ici au fond et ne tient pas du tout à s’en aller. Voyant que nos affaires commencent à prendre meilleure tournure, il voudrait bien avoir sa part d’un succès ; je l’admettrais très volontiers, si quelques mots de sa dernière lettre à Mr Laurent ne m’avaient ouverts des horizons insoupçonnés : il semble résulter de son galimatias que je ne fais qu’agir sous son impulsion.

Si nous réussissons, je ne veux pas être le dindon de la farce, et voir mon nouveau chef grimper quelques échelons tandis que je reste en bas à tenir l’échelle. J’ai donc décidé de le laisser voler un peu plus de ses propres ailes, puisqu’il est si fort ; et pendant ce temps, je ne m’énerverai pas et recouvrerai quelque liberté.

Mardi 8 Août

A la fin de la journée d’hier, j’ai été faire évaporer mes pensées mélancoliques au Japon. J’aime ces réunions de quinzaine chez Madame Hourigoutchy,... et je ne semble pas être seul à apprécier cet intérieur aimable. J’y ai retrouvé les Dalmassy, les Brésard, les Sparrow, Petitbon, Dumay, le Général Durandin, Thétis pas vue depuis une éternité, l’ambassadeur mexicain Torre Diaz et sa très rousse belle-sœur, la petite Willet que tout le monde s’accorde à ne pas arracher à Houdaille même pour la durée d’un fox-trot, la petite Mac-Nill, ma meilleure danseuse, et qui m’amuse avec ses airs de "girl" étonnée et rieuse, et bien d’autres.

Mais il faut être sérieux quelque fois, et se rappeler que service du Roi passe avant service de la Reine. Sur la terrasse de la Légation la nuit était tombée si douce et si tiède, devant nous une palmeraie se découpant si fantastiquement sur la lune ronde, que l’étrange Iwa cherchait à nous tenter, Petitbon et moi, pour une course nocturne le long des plages et des corniches jusqu’au pied de la Gavea qui plonge dans le fouillis des bananiers. « C’est si simple, nous dînons rapidement, et je commande le chauffeur. » Et pourtant j’ai laissé fuir cette heure qui jamais peut-être ne sera si merveilleuse ou si tentante : il était utile, très utile que j’aille à 9hrs causer avec le Général Tasso Fragoso... Et le résultat est d’ailleurs que demain, après plus d’un mois d’arrêt, nous reprendrons nos tirs à Gericino.

Mercredi 9 Août

La vraiment fâcheuse coïncidence des reprises des essais et d’une petite gêne au fond de sa gorge a permis au capitaine de se défiler encore une fois de la corvée de Gericino. Estimant ma présence utile ce premier jour, j’ai accompagné Houdaille.

Comme nous étions de retour à Rio à 4hrs ½ de l’après-midi, nous avons profité de ce rabiot de temps inespéré pour aller prendre le thé chez les Gippon où nous avons rencontré les Mac-Nill et les Willet. J’ai donc fait la connaissance des deux maris, très sympathique : Willet, qui s’occupe de banque, Anglais à figure ronde et enfantine, cheveux frisottants blond cendré, m’a paru assez timide, peut-être parce qu’il n’entend pas un mot de français. Mac-Nill, Ecossais, grand, maigre, cheveux châtains, un œil de verre en remplacement de celui qu’il a perdu à la guerre, parlant assez couramment le français, est, m’assure-t-on, d’une vieille, riche et noble famille ; mais son mariage l’aurait obligé à venir se refaire une vie au Brésil ; il a monté une fabrique de cotonnade à Tijuca.

Jeudi 10 Août

J’ai laissé Houdaille aller seul au tir aujourd’hui. Après avoir fait, dans la fraîcheur du matin, deux parties de tennis avec Mademoiselle Meyrier et le vice-consul de France, je suis allé voir mon homme au Palace. S’estimant encore une fois sauvé des corvées de Gericino, il a un autre bonheur : ça ne le gratte plus dans la gorge. Il m’a demandé de l’emmener déjeuner au restaurant Cassate, dont on lui avait parlé, et qui est une gargote quelconque de la rua Ouvidor. Tandis que je payais l’addition, il m’a fait une sortie injuste et brutale, dont je ne suis pas encore revenu et qui m’avait mis de triste humeur.

Comme il insiste toujours pour savoir par le menu ce que je fais en dehors de lui, qui je vois, où je déjeune, où je dîne, etc. ... j’ai dû lui avouer que ce soir je suis invité par les Boquet à dîner en compagnie du ménage Teixera. Après tout, les Boquet sont bien libres, chez eux, avec leur argent, d’inviter qui bon leur semble.

Le capitaine Roy ne l’entend pas ainsi ; dans les choses les plus courantes de la vie, il voit toujours un côté service. Le Capitaine Teixera étant maintenant à l’Arsenal, et bien qu’il n’ait fait que l’entrevoir une fois, le capitaine Roy a estimé, en termes fort irrités, que Boquet était un malappris de le tenir en dehors de cette réunion, que j’aurais dû le comprendre moi-même et refuser son invitation.

Ce n’est tout de même pas Roy qui va m’apprendre le savoir vivre, lui que tout le monde ici considère comme un Paysan du Danube, et qu’on fuit comme une teigne qui colle, qui accepte les invitations mais n’en a encore jamais rendu aucune, même sous forme de visites malgré mes insinuations.

Il ne parlait de moins rien que de monter avec moi chez les Boquet à l’heure du dîner, et de demeurer cramponner à un fauteuil jusqu’à ce qu’on l’invite. Comme je m’attends toujours à des coups de ce genre avec lui, je l’avais fait inviter, en douce, à dîner ce soir par Houdaille et je lui ai rappelé qu’il ne pouvait lui faire faux-bond. En plus il m’a quitté en me chargeant pour Boquet de commissions très acides et venimeuses,... que je m’empresserai de ne pas faire.

Ce qui m’inquiète, c’est qu’il est convenu que le Général Durandin et les Brésard viendront dîner avec moi un soir de la semaine prochaine pour aller ensuite au Ba-ta-clan, et qu’ils m’ont dit : « Mais en camarades, hein ! sans votre type barbant. » A quoi j’ai acquiescé. S’il allait le savoir ! mes enfants !

Vendredi 11 Août

Ce matin, une bonne partie de tennis m’a remis des agapes de hier soir. Le menu Boquet était plantureux et soigné ; malheureusement, le maître de céans, souffrant du foie, n’aspirait qu’à une piqûre de morphine et n’a pu toucher à un seul plat. J’ai retrouvé les Teixera aimables comme je les avais connus : elle, se ressentant de son long séjour aux Etats-Unis, libre et enjouée ; lui, amateur de la brousse et de la forêt, intéressant avec ses histoires de chasses et d’Indiens.

Aujourd’hui, je laisse le capitaine cuire seul dans son jus : je serai malade rien que de le voir. Après le déjeuner, je suis allé à l’Hôtel Central retrouver Houdaille qui était avec les Willet et les Mac-Nill, et je les ai accompagnés au club de tennis de la rue Paysandru, un joli petit club anglais qui semble un jardin de cottage. Willet m’a ensuite ramené en ville dans son automobile ; il est curieux, ce garçon : bien que nous ne nous entendions que par signes et avec quelques mots de portugais, il semble d’emblée m’avoir adopté d’amitié...

Ah ! j’étais bien étonné que mon homme me laisse si longtemps goûter une paix royale. Un gentil petit coup de téléphone m’a apporté à l’instant une voix timide et adoucie : « Qu’est-ce que vous faites tout à l’heure. Cela va être l’heure de dîner. Au lieu de dîner aux Etrangers, vous ne préférez pas dîner au Palace ? » Alors,... j’ai promis. Et je vais achever ma journée sur un coup de rasoir !

Samedi 12 Août

Le capitaine est décidément l’homme des habitudes. Semblablement à hier, il m’a laissé aujourd’hui la liberté de toute ma journée, mais m’a téléphoné à l’heure du dîner pour que j’aille le retrouver au Palace,... où il ma d’ailleurs soufflé qu’il aimerait bien que je l’emmène au restaurant de la Brahma, ce que j’ai fait… il me coûte cher !

Ce matin, je suis parti de bonne heure à Saô-Christovâo, où Dalmassy m’invite depuis longtemps à venir voir jouer au Polo, jeu hippique qu’il essaye de faire goûter aux cavaliers brésiliens. Madame de Dalmassy, assise dans son auto, faisait toute l’assistance féminine. Mesdames Pinto et Portella, femmes de deux capitaines de la Commission d’Expériences que je voudrais voir favorables à Saint-Chamond, que j’avais invitées ne sont pas venues. La petite Willet, sur qui comptait Houdaille, était absente ainsi que la petite Mac-Nill.

Madame de Dalmassy, tout en badinant avec Houdaille et moi, ne nous a pas caché, avec son franc-parler que certains trouvent gaffeur, qu’on attend avec impatience et curiosité une prochaine petite scène de la comédie humaine : le retour de Madame Buchalet, lundi, qui va trouver sa place dans la vie d’Houdaille fortement occupée. Et comme une spectatrice pressée de savoir la fin : « Eh bien ! Houdaille, comment allez-vous vous en tirer ? » Et j’ai pensé que dans la vie nous servons tous à tour de rôle à donner la comédie aux autres.

Après une collation sur le terrain de Polo (sandwichs apportés par Madame de Dalmassy et porto offert par Houdaille), je rentrais à peine à mon hôtel qu’un coup de téléphone de Madame Brésard m’invitait à venir immédiatement déjeuner à la Gloria en compagnie de Petitbon.

Après déjeuner, tandis que les deux commandants allaient à leur service, j’ai couru tous les magasins de Rio pour rapporter à Madame Brésard du ruban de velours noir dont elle avait besoin pour transformer une robe,... et je n’ai pas trouvé ce qu’il fallait. Puis nous sommes repartis tous deux rejoindre Brésard au Fluminence-Club où nous avons pris le thé en compagnie de Ryder, secrétaire de Morgan, ambassadeur des Etats-Unis.

Et voilà une journée où je n’ai pas eu à me demander, comme le capitaine, comment j’arriverai à "tuer le temps".

Dimanche 13 Août

Aujourd’hui, repos. Pas de capitaine et pas de sorties mondaines : je fais la planche ! Messe, sieste après le déjeuner, balade vagabonde le long des praias de la baie pour moi tout seul. Et il se trompe, le camarade que j’ai rencontré, Commandant Guériot, me disant : « Mon cher, vous avez l’âme d’un passionné, vous faites tout avec exagération. Après s’être longtemps demandé si vous n’étiez pas mort, on n’a vu que vous dans le monde tous ces temps-ci. » C’est lui certainement qui exagère.

Lundi 14 Août

Hier soir, une idée lumineuse a brusquement traversée mon cerveau. Avec Houdaille, nous sommes tombés à l’improviste chez le capitaine, nous lui avons fait rapidement endosser son smoking, et... nous l’avons emmené à la Revue du Ba-ta-clan. Et même, il n’a pas fermé les yeux devant les petites danseuses ultra déshabillées. Il est vrai que pendant les entr’actes, il cherchait toujours à en revenir à la question Boquet ; ah ! quand il a quelque chose dans la tête !

Aujourd’hui s’est produite le grand "Event", l’arrivée du Lutetia... et de Madame Buchalet. Les spectateurs ont eu une déception. « Où est Houdaille ? venait-on s’inquiéter auprès de moi en attendant sur le quai l’accostage du bateau. » - « Ah ! j’ai dû l’envoyer au tir à Gericino. » je n’ai pas rajouté naturellement que Houdaille, qui est un homme bien élevé, m’avait prié de l’excuser discrètement auprès des Buchalet, auxquels du reste, dès qu’il a été libre, il est venu rendre visite à l’Hôtel des Etrangers, où ils sont descendus.

Mardi 15 Août

Ici, l’Assomption n’est que fête religieuse, et les affaires ne s’arrêtent pas. Après la messe, il faut que j’aille voir le Général Pessoa, frère du Président, pour le capitaine Roy.

Mercredi 16 Août

La société mondaine est un engrenage duquel il est difficile de se tirer une fois qu’on y a mis le bout du doigt. Ces jours derniers j’étais sorti de ma Thébaïde, et je m’étais répandu dans les salons ; eh bien ! je m’aperçois que cela ne se dose pas comme l’on veut, la vie mondaine : c’est tout ou rien. Si j’ai vu Madame X., Madame Y., qui le sait, attend ma visite ; il pleut sur ma tête des tas d’invitations écrites ou verbales ; je ne puis pas faire que ce soit tous les jours la "Première" de Ba-ta-clan, et on jalouse Madame de Dalmassy d’avoir pu, grâce à moi, assister à ce "great event" pour lequel les places étaient retenues quinze jours d’avance, mais on daignera tout de même me pardonner en s’asseyant sur le dessus de ma loge à une représentation plus tardive.

Il ne faut pas cependant être misanthrope : certainement j’ai eu de la vague parce que j’ai les moyens pécuniaires et le savoir d’amuser les gens, mais il y a aussi de la sympathie réelle et vraiment j’ai senti de la peine chez certains quand ils se sont imaginés que je m’écartais d’eux. Heureusement je m’amuse d’amuser les autres, mais parfois je sens un peu la corvée, quand par exemple ces trois soirs de suite il va me falloir avaler la même revue de Ba-ta-clan.

Les tirs reprennent aujourd’hui au fort de Copacabana et je dois déjeuner de bonne heure pour y être à 1hr de l’après-midi. A 7hrs du soir, je dîne chez Madame Polo et sa fille, en compagnie de Castro e Silva, et nous allons ensuite à Ba-ta-clan où se trouvera le frère du Président, Général Pessoa, auquel j’ai offert une loge (cela, c’est du bon travail pour ma Compagnie). Et, naturellement, je devrai trouver un instant pour voit le capitaine Roy... qui ne se soucie guère d’aller au tir.

Jeudi 17 Août

Quel jour à rôtir, le fort de Copacabana, hier, de un à cinq ! Le pauvre Colonel Filloux, amateur de froid, était devenu une loque étalée dans l’herbe brûlante du rempart. Ce divertissement recommence aujourd’hui, mais j’ai laissé Houdaille y aller seul : il est préférable, quand il n’y a pas nécessité, que toute la famille Saint-Chamond ne soit pas assemblée pour admirer les évolutions de son produit. Il faut reconnaître que le grand-père Roy, n’abuse pas : en trois mois, il a assisté une seule fois au tir !

Ce soir, je reçois à dîner, au Jockey, le Général Durandin, les Brésard et Houdaille, pour les mener ensuite à Ba-ta-clan.

Vendredi 18 Août

Dîner au Jockey, spectacle à Ba-ta-clan, coupe de champagne au Phénix,... et naturellement lit à 2hrs ½ du matin. Mes invités étaient satisfaits, et c’est l’essentiel.

Le Général Durandin n’a pas de bonnes nouvelles de sa fille : Suzon a eu une violente crise d’appendicite, et on examinera en Octobre s’il ne convient pas de l’opérer. Il est donc probable que la mère et la fille ne reparaîtront pas à Rio. Mais, comme on parle du retour assez prochain de Madame Barat, je me demande si ces mauvaises nouvelles ne sont pas dictées par la diplomatie.

La Commission a brusquement décidé, hier, que les tirs de Copacabana étaient terminés, et qu’on allait procédé aux épreuves de roulement. Navrement (au moins en apparence) du capitaine Roy qui m’a dit ce matin : « Justement je pensais assister au tir aujourd’hui. » C’est vraiment fâcheux : c’est toujours quand on ne tire pas qu’il a le désir d’aller au tir. Quel vilain oiseau ! tourte, vaniteux, et pas très droit ; sa seule aspiration est de faire le bien informé (avec mes tuyaux) dans ses lettres nombreuses au Directeur Général.

Samedi 19 Août

Hier soir, pour changer, troisième édition de Ba-ta-clan. Cette fois, j’étais l’invité de Sternfeld avec les Gippon et Houdaille. Et pour laisser toutes ses illusions à mon vieil ami, j’ai dû pousser des « ah ! » et des « oh ! » et des « hi ! » comme si je voyais pour la première fois la revue "Pour vous plaire". Sternfeld ayant limité ses largesses à l’offre d’une loge, j’ai vu arriver à 7hrs les Gippon et Houdaille qui venaient avec cérémonie s’inviter à ma table à l’Hôtel des Etrangers.

Après le spectacle, simple rafraîchissement à l’Assyrio où je fis deux tours de valse avec Alice (autrement dit Mme Gippon), et à 1hr du matin j’étais au lit.

Naturellement ce matin je ne m’en sentais guère pour me lever à 6hrs et aller au polo. Aussi cet après-midi, en mon absence, Madame de Dalmassy est-elle venue chez moi dans le but de me faire des reproches, qu’elle m’a d’ailleurs laissé sur un mot avec obligation, pour me faire pardonner, d’aller dîner chez eux mardi prochain. Ce soir-là, précisément, j’ai accepté chez les Gippon, bêtes noires des Dalmassy ; il faut me dégager.

Le temps était si merveilleux aujourd’hui, et si rarement limpide, que j’ai insinué au capitaine Roy de faire enfin une amabilité en proposant aux Brésard et à Marland le tour classique en auto par la Tijuca, Gavea, et les plages, tour que lui-même n’a d’ailleurs pas encore fait. Il a été si long à se décider, il a tellement tergiversé, que je n’ai pu joindre les Brésard, et que nous avons laissé échapper une jolie occasion.

Alors je profite de ma liberté pour monter, à la dérobée, dîner chez les Boquet que le capitaine tique toujours de me voir fréquenter, lui s’étant luis en froid avec eux.

Dimanche 20 Août

Tandis que je partageais paisiblement le pot-au-feu familial à Santa-Thereza, faisais une partie d’échecs et rentrais me coucher, on inaugurait au Palace-Hôtel de nouveaux aménagements par une brillante soirée dansante et un souper par petites tables. « Pends-toi, brave Morize, nous avons inauguré sans toi ! » C’est le leitmotiv de trois coups de téléphone que j’ai déjà reçus ce matin. Houdaille m’avait d’ailleurs chercher toute la soirée pour m’inviter à la table retenue par les Willet et les Mac-Nill. Je ne regrette rien : les raves du Mont Jean sont goûtées quand on est fatigué des civets à la Diane de Châteaumorand.

C’est l’heure de la messe. Ensuite, visite au capitaine, puis déjeuner chez les Brésard.

Lundi 21 Août

Comme le temps nous favorisait encore hier, j’ai obtenu du capitaine qu’il exécute la promenade projetée la veille et qu’il la fasse suivre d’une invitation à dîner. Il s’en est remis à moi de toute l’organisation, y compris le menu du soir et le choix des vins, et m’a même chargé d’invité en son nom « ne sachant pas comment s’y prendre. »

Fort belle promenade par le Jardin Botanico, la Vista Chinese, Alto Boa Vista da Tijuca, Gavea, avenida Niemayer, Ipanema, Copacabana. Ce circuit, tantôt dans l’épaisse forêt aux lianes fantastiques, tantôt sur un chemin accroché à des pentes abruptes et rocheuses, tantôt dans des vallées qui montrent  une immensité déserte, impressionnait étrangement le capitaine qui voyait cela pour la première fois : il était livide, et à chaque cahot ses traits se contractaient et ses yeux s’emplissaient d’épouvante.

Mais les froussards portent la guigne ; à un brusque tournant d’un lacet du chemin, nous sommes entrés en collision avec une auto qui grimpait. Seule, Madame Brésard a eu une grosse ecchymose à la main. L’avant de chacune des deux voitures a été fortement endommagé, mais elles sont restées en état de continuer leur route ; heureusement, car en cet endroit nous étions à plus de 20kms du point le plus proche où nous aurions pu trouver de l’aide.

Avec cet incident, il était assez tard quand nous avons dîné à l’Assyrio, où c’est moi-même qui aie dû assigner autour de la table les places des Brésard, de Marland, du capitaine et de moi. Vraiment notre amphitryon est incapable de recevoir !

Je venais d’accompagner Marland jusqu’à sa porte, par les praias qui bordent la baie, quand j’ai rencontré Melle Rozeray, danseuse-étoile de Ba-ta-clan, escortée de mon camarade le Capitaine Aviateur Dumont. Melle Rozeray était très encombrée d’un gros saucisson à pattes qu’elle venait d’acquérir 20 milreis, et m’a demandé ce que je pensais de ce jeune canin encore incapable de marcher seul. « Mademoiselle, permettez-moi de vous dire qu’on ne vient pas à Rio pour acheter un vilain chien sans race. On achète un ara, ou un singe. » On se repend de parler : « Un singe ! mais oui, je n’avais pas pensé. Je veux un singe. Mais comme je ne peux emporter un tas d’animaux, je vous fais cadeau de mon chien. » Et elle me le colla dans les bras. Et tandis que Dumont se tordait de l’aventure, j’ai eu toutes les peines du monde à refuser ce souvenir d’une danseuse-étoile.

Mardi 22 Août

J’ai déjeuné chez les Brésard avec Madame Willet et de Périgny, sa femme est actuellement dans une fazenda du Saô-Paulo. Ce soir, je dîne chez les Dalmassy. Mais en dehors de cela, j’ai été très occupé par une question nouvelle qui s’ajoute à nos autres travaux. La Compagnie a décidé de participer à l’exposition de Rio qui ouvre le 7 Septembre. Elle envoie ici pour la représenter à l’Exposition le Capitaine Delporte, ancien St Cyrien, capitaine de chasseurs à pied, qu’une grave blessure de guerre à la jambe a forcé de quitter l’armée et d’entrer rue de la Rochefoucauld. Il arrive par le Massilia à la fin du mois.

Mais 52 caisses sont déjà débarquées, et c’est naturellement à moi que les agents maritimes demandent ce qu’il faut en faire. Alors il faut que j’aille, que je vienne, que je cherche un hangar pour abriter cette marchandise, etc. ... Ah ! oui, je suis bien le Maître Jacques !

Mercredi 23 Août

Mes allées et venues pour affaires manquent d’intérêt à être narrées. Je parlerai plutôt de la réunion d’hier soir chez les Dalmassy. Dîner intime auquel assistaient le comte Van der Bruck, le Commandant Pichon, et notre attaché naval Commandant de Vazelhes. Pour la première fois, je me trouvais un peu longuement avec le comte Van der Bruck auquel j’avais déjà été présenté, envoyé spécial du Roi Albert et commissaire général de la Belgique pour l’Exposition de Rio. C’est un fort aimable homme d’une quarantaine d’années, qui cause avec pondération et réflexion et semble posséder une haute intelligence. Il a été chargé de missions de confiance à peu près dans toutes les parties du monde, et sous son apparence calme il a des goûts diamétralement opposés à ceux d’un pantouflard.

Il nous a exposées ses idées sur le mariage, lui qui s’est marié il y a environ trois ans et que sa femme, dans l’attente d’un second bébé n’a pas accompagné. A part de Dalmassy, nous étions entre hommes mariés, habitués aux longues séparations, et Madame de Dalmassy, curieusement, se demandait quelle mentalité cette existence pouvait créer chez nos femmes. C’est alors que Van der Bruck lui a exposé que ces ménages devaient bien se rendre compte qu’ils sont hors du cas général et ne pas se comparer à ceux qui les entourent, car alors ils se trouveraient malheureux.

Il y a entre eux et les ménages normaux une différence presque aussi grande qu’entre un homme célibataire et une personne mariée. La femme seule peut être et doit être la directrice effective, avec une initiative sans entraves, et en même temps elle doit être imbue encore plus fortement qu’une autre, car elle peut l’oublier plus aisément, de l’idée que le mari reste le grand chef. Les personnalités du mari et de la femme restent fatalement indépendantes, et croire à une fusion de ces deux personnalités est un leurre qui mène aux plus cruelles désillusions.

Mais ce qui a complètement ahurie Madame de Dalmassy, c’est d’entendre Van der Bruck lui avouer qu’il a une telle nécessité d’indépendance que, dans ses périodes de halte au foyer, s’il croit commencer à sortir la chaîne, il s’absente deux jours, sans nécessité et sans but, heureux de retrouver le campement passager de l’hôtel et la sensation de hasard et d’aventure.

Et le Commandant de Vazelhes semblait approuver cette originalité ; mais dans son ménage, comme lui-même est attaché par ses fonctions, c’est sa femme qui est toujours à vagabonder. Actuellement elle s’offre seule une randonnée dans le Minas Geraes.

Je reçois à dîner, tout à l’heure, au Jockey, les Buchalet, les Gippon, Barrouch et Houdaille, puis je les mène à Ba-ta-clan,... où le programme heureusement vient de changer.

Vendredi 25 Août

Pas une minute hier. Le capitaine, ayant rencontré la veille le Général Tasso Fragoso qui lui avait dit que, ne le voyant jamais, il le croyait disparu de nos horizons, a brusquement décidé d’assister à la séance de tir qui devait avoir lieu à Gericino avec notre deuxième canon. Mais il ne voulait pas y aller sans moi, et j’ai donc remplacé Houdaille.

En rentrant à 6hrs, il m’a fallu me changer en hâte pour aller faire acte de présence au thé que donnaient les Brésard et y arriver comme qui dirait à l’"Ite Missa Est". J’avais compris que mon abstention leur serait très sensible dans la situation tendue qui existe entre les divers ménages de la Mission, et qu’ils craignaient qu’on l’interprète contre eux et en faveur des Gippon qui m’attirent avec insistance.

En quittant les Brésard, retour au galop à mon hôtel pour mettre mon smoking et être à 8hrs à l’Hôtel Central où Houdaille m’attendait à dîner avec les Buchalet et les Gippon. A une table voisine, il y avait les Mac-Nill et les Willet. Qu’est-ce qui se passe en Madame Buchalet ? peine ou dépit ? en tout cas certainement jalousie. Elle avait du vague à l’âme, mais lançait des regards orageux à la petite Willet et est venue s’asseoir un instant près de moi pour déchirer à belles dents cette sombre Vénézuélienne. Madame Gippon m’a d’ailleurs raconté qu’en sa présence, le lendemain de son arrivée, Madame Buchalet avait fait à Houdaille une scène qui ne semblait pas du tout pour rire.

Samedi 26 Août

Le capitaine de réserve Roy a été promus commandant de réserve il y a peu de temps, non pas à cause de sa brillante conduite au feu, mais à cause de sa camaraderie avec l’actuel Directeur de l’Artillerie auquel il a fait valoir les injustices d’avancement commises à son égard. C’est de lui-même que je tiens ces confidences ; c’est sur sa demande expresse qu’il a été nommé à la Compagnie Ingénieur en Chef. Il y a des gens qui, sans avoir l’air d’y toucher, ne s’oublient pas.

Le commandant Roy est d’ailleurs très frappé de n’avoir reçu pour son quatrième galon, aucune félicitation de nos grands chefs ; seuls Delépine et Mr Thomas chargé de lire l’Officiel, l’ont complimenté : il trouve que c’est peu, mais attache une énorme importance à ce que, désormais, on le traite de : « Mon Commandant ».

Mais le commandant Roy est fort ennuyé. Dans le louable but d’utiliser son voyage, il a imaginé de chausser toute sa famille en achetant une cargaison de chaussures à Rio, et il s’est fait envoyer les pointures avec les croquis des formes les plus plaisantes de ces dames et demoiselles. Et comme il égare toutes ses affaires : lorgnon, stylo, papier, etc. ... il a perdu ces précieux documents familiaux ; il prétend d’ailleurs avoir dû les laisser dans ma chambre, où il m’a fait faire des recherches méticuleuses sans résultat.

Et je comprends maintenant pourquoi il est si dur à la détente quand il faut ouvrir sa bourse pour être grand seigneur, et pourquoi aussi il considère sa mission comme pas encore terminée.

Dimanche 27 Août

Aujourd’hui, je suis majordome et maître des cérémonies : le commandant Roy, enfin docile à mes insinuations, va recevoir. Nos invités sont Mr et Mme Boquet et Mr Soissons, ingénieur à Saô-Paulo, et chez qui le commandant a été hébergé pendant ses trois journées de séjour là-bas. J’aurais été vraiment honteux qu’il ne lui rende pas sa politesse. Houdaille a encore trouvé moyen d’y couper.

Donc, ce soir, dîner à l’Assyrio, puis spectacle à Ba-ta-clan. J’ai fait les invitations, j’ai ordonnancé le dîner, j’ai loué des fauteuils d’orchestre. Cela n’empêche pas la momie de s’agiter dans son sarcophage, et de compliquer le service. J’avais dit "tenue veston", il m’a fait retourner pour dire "tenue smoking" ; j’apprends que Soissons n’a pas de smoking, il est donc aimable de rester en veston, et il faut que je remonte à Santa-Thereza pour en informer Boquet.

Et pendant ce temps là, le "Cordoba" arrive avec Lelong, et je ne puis aller le recevoir à son débarquement.

Lundi 28 Août

Le capitaine n’en revient pas d’avoir si bien fait les choses hier soir. Pour plus de somptuosité encore, il avait arboré son smoking, contrairement à ce qui avait été convenu ; vivant à l’écart du monde, il a peu d’occasions d’endosser ce vêtement qui, à ses propres yeux, relève son lustre, et hier il n’a pas voulu se priver de ce plaisir.

Nos essais sont encore une fois en panne. Les roulements, déjà très en retard, devaient commencer ce matin. A 7hrs, nous étions à Saô-Christino... pour apprendre que le début de ces épreuves était remis à mercredi. Mais après une nuit écourtée, quand il faut se lever à 5hrs ½ pour rien, il y a lieu de maugréer. Et puis, je commence à croire sérieusement que tous ces retards sont voulus pour éviter au Gouvernement de prendre une décision avant son départ le 15 Novembre.

Mardi 29 Août

Etre le maître des cérémonies pour le capitaine Roy, passe encore. Mais voilà qu’hier soir ce brave gros bonhomme de Soissons, donnant un dîner, m’a prié de tout lui organiser, y compris l’ordre des places à table. Si je deviens l’André de Fouquières de la Colonie, je vais faire comme lui, j’aurai mon tarif.

Soissons a donc reçu à l’Assyrio les Boquet, le capitaine Escobar et sa femme, le capitaine Roy et moi. Drôle d’assemblage ce ménage Escobar : elle, petite Liégeoise boulotte sans distinction, et lui grand et fort caboche, c'est-à-dire métis d’Indien et de Blanc, avec, en plus, une goutte de sang noir ; il parle fort bien français, et connaît admirablement la brousse et le matto : il avait donc des histoires à mon usage.

Après dîner, la soirée s’est traînée un peu longuement et péniblement au Phénix, lieu que semble abhorrer le capitaine mais où Madame Boquet aime satisfaire sa curiosité d’honnête femme en se faisant énoncer les noms ou petits noms des "professional beauities"qui y fréquentent.

L’Exposition m’a donné encore pas mal de tracas toute la journée, et j’aspire à l’arrivée de Delporte.

Mercredi 30 Août

Je suis éreinté. Levé à 5hrs ½ pour être à 7hrs à Saô-Christino, j’ai vu cette fois démarrer les canons, mais Houdaille seul suit l’étape, j’avais trop à faire en ville. Il me fallait en effet trouver une chambre pour Delporte qui arrive demain, et de plus, à la demande qu’il m’a lancée par radio, une seconde pour un de ses amis du bord. J’ai fait les Etrangers, le Central, le Flamengo, l’America, le Palace, l’Hôtel Avenida, l’Hôtel de Londres à Copacabana : plus une seule place ; depuis quinze jours, les exposants de toutes nationalités ont tout accaparé. Rio va devenir une Babet. L’hôtel Tijuca n’est toujours pas habitable.

Enfin j’ai déniché deux chambres à l’hôtel Bello- Horizonte à Santa-Thereza. J’aurais préféré quelque chose de plus près pour Delporte que la guerre a estropié d’une jambe, mais je n’ai pu faire mieux. Naturellement, le capitaine a critiqué mon choix. Elle commence à m’horripiler, cette mouche du coche, qui ne "f— rien" et veut mettre son grain de sel partout pour se donner des airs de tout diriger !

La T.S.F. a apporté hier soir la nouvelle de la mort du bon comte d’Eu, qui venait, sur le Massilia, en compagnie de sa belle-fille, assister aux fêtes du Centenaire de l’Indépendance,... et mourir en terre brésilienne, avait-on dit. J’en ai été très émotionné. Pourvu qu’on ne le jette pas à la mer !

Jeudi 31 Août

Vous devez penser que j’ai pris Roy en grippe, et suis injuste envers lui. Eh bien ! écoutez. Hier soir, après une journée torride et éreintante, je m’étais couché à 10hrs et m’étais aussitôt endormi profondément. Tout à coup, la sonnerie persistante du téléphone me réveille : il était onze heures moins le quart. Le capitaine voulait simplement m’informer qu’il était allé au cinéma (tout seul, comme un grand garçon), que le film n’était pas amusant, que le Général Durandin était assis à quatre rangées derrière lui, et qu’à la sortie il l’avait attendu pour rentrer avec lui au Palace. Le capitaine a la manie du compte-rendu, mais lorsqu’il me fait des coups pareils je ne puis cependant pas avoir le sourire.

Le Massilia est arrivé ce matin. On avait gardé à bord la dépouille mortelle du comte d’Eu, et il reposera en terre bénite. Delporte, que je connaissais assez bien jusqu’ici, est un garç

Septembre 1922

Samedi 2 Septembre

J’ai été, ce matin, présenter Delporte à l’Ambassadeur. Naturellement, en l’apprenant, le capitaine Roy a été vexé : il a trouvé que je marchais sur ses brisées ; mais si nous avions attendu qu’il y pense lui-même, cela ne serait pas près d’être fait. Il me rappelle les enfants qui disent : « Moi tout seul », mais auxquels il faut guider la main.

Hier après-midi, au Palace, thé brillant donné par le Commandant Sparrow, attaché naval américain, et sa femme. J’y étais invité ainsi que Houdaille, et tout le monde diplomatique de Rio s’y trouvait réuni.

Ce soir, dîner chez les Buchalet, puis soirée à l’Ambassade de France.  

Dimanche 3 Septembre

Quelle drôle de génération, celle à laquelle ceux de notre temps ont donné le jour ! Et en lisant ces lignes, on va peut-être plaisamment les intituler : "Réflexions d’une soirée de bombe".

Nous dînions chez les Buchalet, Houdaille et moi, avec les Gippon, Sternfeld, Lelong, et Mr Olivier et sa fille ; Mr Olivier, commandant d’artillerie démissionnaire et actuellement représentant d’un groupement métallurgique français, vient passer un mois à Rio pour l’Exposition et pour ses affaires, et sa fille aînée (une vingtaine d’années) l’accompagne.

J’étais assis près d’elle pendant le dîner, je l’ai ensuite fait danser à l’Ambassade, puis à l’Assyrio où son père nous avait conduits en bande faire, au champagne, une fin à notre soirée. J’avais demandé à Mademoiselle Olivier si elle ne regrettait pas de ne pouvoir s’absenter de Rio qui ne donne plus une idée vraie du Brésil, de ne pas aller vers les grandes forêts, de ne pas voir d’Indiens, etc. ... « Nullement, m’a-t-elle répondu. Je n’aime que les villes. Les Indiens c’est bon dans les exhibitions. Quant à la forêt vierge, je l’admettrais peut-être s’il le fallait, trois jours au plus, et à condition d’être une vingtaine, de pouvoir danser et jouer au bridge. »

Et tout cela dit non par snobisme, mais avec une franchise brutale, parce qu’elle le pensait. Plus tard, je lui parlais du tango et lui expliquais combien cette musique et cette danse étaient incomprises à Paris. « Eh bien ! je ne trouverais aucun charme à cette mélancolie et cette tristesse. Les pas américains, voilà la base de la danse. Je crois que je n’aurais pas aimé la valse qu’on n’apprend plus guère d’ailleurs. Le fox-trot et le shimmy voilà les vraies danses. »

Et Mademoiselle Olivier n’est pas une mijaurée : elle donne l’impression d’une fille bien vivante et pas timide. A ce que j’ai cru comprendre, elle est bachelière et fait son Droit. Contrairement  l’usage, ce sont les jeunes les rassis, et nous, les anciens, nous sommes les fous.

Nous, nous nous serons enflammés pour les Robinsons et les Jules Verne ; nous aurons rêvé d’aventures ; nous aurons eu un cœur battant très fort, vibrant et souffrant, à bêtises et folies ; mais en passant sous l’Arc de Triomphe, nous serons entrés dans l’Histoire sous le nom de Géants. Et tous ces jeunes me semblent très petits.

Mais près de moi, Madame Gippon, riche de sève et de rudes atavismes d’Alsace, m’a dit : « Eh bien ! moi, j’aimerais que vous puissiez m’emmener dans la forêt, et voir les Indiens. » Elle est cependant à peine plus âgée que Mademoiselle Olivier ; mais dans la platitude des temps qui vont suivre, elle sera un des ares qui pourront encore mourir "du regret héroïque des palmes" selon le vers d’Albert Samain.

Lundi 4 Septembre

Il me semble que Rio a un peu changé de physionomie ces jours-ci ; il y flotte l’atmosphère d’Exposition Internationale. Il n’est pas possible que ce port exotique, cette escale sur une des grandes routes du monde, soit encore plus cosmopolite qu’à l’ordinaire. Mais les étrangers qui emplissent les hôtels, qui débordent dans les avenidas, qui encombrent les trottoirs et les tramways, ne sentent plus les coureurs du monde, les chercheurs de fortune, les aventuriers : ils font l’effet d’honnêtes touristes, un peu dépaysés, qui ne doivent pas rester longtemps et se hâtent d’avoir des journées bien remplies par les visites classiques à tout ce qu’il y a à voir.

Pour beaucoup, ce sont des industriels ou des commerçants qui viennent organiser leur stand ou leur vitrine, en ont profité pour se faire accompagner par quelque membre de leur famille, et donnent l’impression de regarder Rio comme un vaste Jardin d’Acclimatation. Les Français surtout sont typiques : plus dépaysés peut-être, ils se hâtent de se lier entre eux, forment des bandes inséparables, reprennent leur aplomb en se serrant les coudes, s’organisent en grandes tablées bruyantes dans les salles à manger des hôtels, frettent des autos en commun, font les zigotos pour égayer la compagnie, et finissent par rappeler une troupe de Parisiens en pique-nique à Robinson.

En les voyant, on ne peut s’empêcher de penser que ce sont bien les descendants de ce Gaulois qui, voulant montrer à ses camarades que rien ne l’épatait, et histoire de les faire rire, tirait la barbe des vieux sénateurs romains imposants.

Et cette invasion, cette cohue, va durer un bon mois : toutes les fêtes du Centenaire de l’Indépendance du Brésil.

Mardi 5 Septembre

Nous continuons à faire rouler le matériel par monts et par vaux. Je n’assiste pas en entier à ces expériences éreintantes ; ayant Houdaille pour m’aider, je le laisse suivre toute l’étape et je rentre de bonne heure. Cela ne m’empêche pas d’être sur le gril toute la journée. Cette année-ci, nous n’avons pas semé encore le matériel en petits morceaux : c’est tout l’affût, que nous avons perdu sur la route, l’anneau d’attelage de la crosse s’étant cassé. La cause est insignifiante, mais l’effet est désastreux sur l’esprit de la Commission, et je commence à perdre confiance.

Mercredi 6 Septembre

Le canon a été perdu encore une fois sur la route pendant le roulement d’aujourd’hui, c’est à donner sa démission. C’est la déveine ces accrocs constants ; et le Creusot, lui, n’a pas le moindre incident. Les roulements sont terminés : heureusement, car Houdaille vient de me rendre compte que les roues sont complètement disloquées et ne tiendraient plus que quelques kilomètres de plus.

Je pars rejoindre Delporte chez Banitza. En dépit de sa jambe raide par le soudage de l’articulation du genou, ce brave garçon, très mondain, voudrait danser ; je l’ai présenté à la maîtresse de l’art, et, après la première leçon d’aujourd’hui, elle doit déclarer si son élève est apte à exécuter le fox-trot et le tango. Je conduirai ensuite Delporte chez Madame Brésard dont c’est le jour de réception.

Jeudi 7 Septembre

Le commandant Roy, ayant trouvé en Delporte un nouveau crochet où se cramponner, m’avait laissé une paix royale les trois premiers jours de cette semaine. Cela ne pouvait pas durer, car mon camarade m’avait déjà déclaré qu’il en avait plein le dos et tomberait malade s’il lui fallait souvent être soumis à cette douche de mortel ennui. Or, ce matin, il n’était pas 7hrs quand un coup de téléphone est venu me tirer d’un profond sommeil ; je mettais en effet mis au lit à 2hrs du matin, ayant été emmené hier soir par Marland avec les Brésard et Delporte dîner à l’Assyrio puis passer la soirée au Phénix. Motif de ce coup de téléphone intempestif : le capitaine Roy tenait à me dire qu’il s’était levé tôt pour essayer d’aller faire de la photo, mais que le temps ne lui semblait pas favorable, et qu’il se demandait ce qu’il allait faire.

Combien il est odieux d’être réveillé un jour férié pour de pareilles inutilités. Pour avoir rapidement la paix, j’ai annoncé que j’irai déjeuner avec lui au Palace, et, le récepteur raccroché, j’ai repiqué une heure.

Férié aujourd’hui car il y a exactement cent ans le Brésil, colonie portugaise, s’est séparée de sa métropole et s’est constitué en empire indépendant sous Dom Pedro Ier. Pour célébrer cet anniversaire, nous avons une Exposition Internationale à Rio, que le Président est en train d’inaugurer bien qu’elle soit loin d’être prête ; il y a eu ce matin une revue militaire monstre ; il y aura pendant tout ce mois et à jet continu des fêtes de toutes sortes ; toutes les puissances, y compris la papauté, ont envoyé des ambassadeurs extraordinaires ; la baie est encombrée de bateaux de guerre de toutes nationalités.

Pour nous, Français, c’est à pleurer : pas même un petit croiseur pour arborer sur la rade notre pavillon à côté de tous les autres ; pas un soldat ou matelot de chez nous pour défiler ce matin à côté des détachements anglais, américains, japonais, argentins, mexicains, etc. ... En revanche, on a envoyé ici trois savants français qui feront chacun une conférence. Il paraît qu’il faut montrer au monde que nous ne sommes pas des impérialistes guerriers comme on nous en accuse, mais de bons papas pacifiques : et cela à l’heure où la force seule en impose !

Et il faut voir nos ambassadeurs extraordinaires : un terne député, Geo Gerald, et Crozier bien raplati depuis l’époque où il était chef du protocole à l’Elysée, barbes mal soignées et grosses bedaines. Et ces messieurs sont accompagnés de leurs épouses et de leurs filles (voyages à l’œil), et ces fortes mémères mal ficelées vont tuer le prestige de la Française que l’on rêve ici la plus idéale femme du monde, vêtue avec un chic qui est la renommée de nos couturiers, de nos modistes et de nos joailliers.

On devrait prendre garde ; d’ici, l’Europe ne paraît plus que comme une vieille petite chose, aussi ridée, aussi ratatinée, aussi patinée par les siècles que la vieille Asie. Le noyau du monde se déplace : du Canada à la Patagonie les peuples sont jeunes, orgueilleux de leur rêve et désireux d’essayer leurs forces naissantes ; ces rejetons de l’Europe commencent à trouver que la grand’mère a fait son temps. Qui aurait songé, il y a quelques années, que les grands congrès mondiaux se tiendraient quelque jour à Rio ? Eh bien ! nous allons y avoir le Congrès Eucharistique, le Congrès des Jurisconsultes, des Congrès de toutes espèces,... en dépit du voisinage de la grande forêt, de ses singes, de ses onces, et de ses Indiens. Les rastaguouères (mot espagnol qui signifie gratte-cuir, à cause des premiers colons argentins dont le principal métier était la préparation des peaux), les rastaquouères deviennent les néo-civilisés.

Samedi 9 Septembre

Hier, pas une minute à moi. Je m’habillais le matin, quand Brésard me demande par un coup de téléphone de passer chez lui. Sa femme désirait que je vienne le soir, avec Delporte, assister au feu d’artifice qui devait se tirer sur la baie, et que l’on pouvait admirablement voir de la terrasse de sa maison.

Après cette visite matinale, j’avais rendez-vous avec le capitaine Roy, et j’ai eu toutes les peines du monde à m’en décoller à plus de 5hrs du soir. A ce moment, je devais aller chercher Delporte à sa leçon de danse chez Banitza. Nous nous rendîmes alors ensemble chez les Brésard, que mon camarade voulait inviter à dîner, avec Marland, avant le feu d’artifice. Dîner à l’Assyrio ; à 10hrs, feu d’artifice complètement raté à cause d’un formidable aguaceiro ; chez les Brésard, coupe de champagne en compagnie des Dalmassy. En nous en retournant avec Delporte, nous sommes entrés quelques instants au High-Life Club puis au Palace-Club pour lui montrer ce que sont ces clubs de nuit dont on lui avait parlé.

ON n’entend plus souvent le nom de Houdaille ces temps-ci : je l’ai pourtant pas abandonné pour Delporte. Entre Houdaille et Marland, cela ne colle pas du tout, et Houdaille cherche à éviter le docteur ; il s’est donc complètement écarté des Brésard. D’autre part, son équatorial béguin va très prochainement quitter Rio ; c’est la désolation, et il ne perd plus une minute des dernières heures de présence de sa Vénézuélienne. S’il ne dort pas chez elle, je ne sais vraiment pas comment il peut résister à un régime de deux ou trois heures de sommeil par nuit.

Je pars dîner chez Boquet auquel j’ai à remettre une dépêche de la Compagnie.

Dimanche 10 Septembre

Le capitaine sait pourtant fort bien que le dimanche j’ai coutume d’assister à la messe de 10hrs. C’est précisément le moment qu’il a choisi ce matin pour me tenir un grand quart d’heure au téléphone afin de m’expliquer « qu’il se faisait l’effet d’une croûte de pain derrière une malle ». Il n’a rien à faire et ne fait rien, il s’ennuie, je ne sais pas ce qu’il attend pour s’en aller. Houdaille et Boquet m’insinuaient qu’il reste afin d’avoir prétexte à une demande de belle gratification... surtout si j’obtiens la commande pendant qu’il est là. Je lui ai promis d’aller dîner avec lui ce soir, parce que je n’ai rien de mieux à faire, pas même me coucher puisque tous les dimanches soirs on danse à mon hôtel de 9hrs ½ à 11hrs ½ et que l’orchestre détruit la paix de ma chambre.

Je pensais être tranquille tout l’après-midi. Mademoiselle Emilia Polo, fille de mon agent secret de Castro e Silva, m’a demandé, au téléphone, si je pouvais passer chez sa mère ; il va y avoir des quantités de bals officiels tous ces temps-ci ; en véritable Espagnole, elle est folle de la danse ; elle espérait qu’avec mes relations dans le monde diplomatique je pourrais lui obtenir des invitations. Or je n’ai même pas songé à en demander pour moi, et j’ai entendu dire qu’on avait déjà distribué toutes les invitations destinées aux personnages officiels. Je n’ai jusqu’ici que mon entrée au bal du Jockey, mardi soir, mais, par un père, aussi membre de ce club ; la petite Emilia a la sienne. C’est toujours ennuyeux de ne pouvoir rendre un service demandé.

Lundi 11 Septembre

Après quatre jours fériés, la vie normale reprend aujourd’hui et j’ai eu pas mal à circuler en plus de ma visite quotidienne et inutile au commandant Roy. Mais maintenant, je tâche de mettre cette visite à l’heure d’un repas.

Pendant ces quatre derniers jours, toutes les soulographies de la terre se sont promenées en zigzagant dans les avenues de Rio. Matelots anglais et japonais n’ont été dépassés dans l’ivresse que par les matelots américains qui se sont bien rattrapés ici de la privation d’alcool dans leur pays. Ce fut joli comme cris, tapages, poursuites de femmes, rixes. L’amiral américain vient de rendre public un ordre du jour où il flétrit la tenue de ses équipages et de leurs officiers,... car j’ai vu de mes yeux un "trois galons", effondré à l’entrée d’une maison et qu’un de ses camarades du même grade et dans un état un peu moins avancé essayait de faire se relever. Rio a semblé une ville conquise par des escadres alliées.

Mardi 12 Septembre

Toutes ces fêtes ont encore une fois arrêté les travaux de la Commission d’artillerie, et je me demande ce qu’on attend pour continuer. Il devient presque matériellement impossible que nous obtenions une décision dans ce délai de deux mois qui nous sépare du 15 Novembre, recommencement de tout sur de nouvelles bases. Je me suis encore démené toute la journée pour faire de la propagande en faveur de notre matériel : les opinions restent secrètes, les visages sont fermés, et je n’aboutis qu’à m’énerver.

Mercredi 13 Septembre

Hier soir, dîner chez les Gippon. Tous les mardi il est convenu que les bons amis ont leur couvert mis chez ce gentil ménage qui dépense largement sa fortune pour en faire profiter les autres. C’est Thys, le directeur de la banque franco-italienne, qui donne généralement l’idée du menu pour le mardi suivant ; hier, la pièce de résistance était simplement un gigot de mouton ; mardi prochain, nous aurons le pot-au-feu à l’Alsacienne. La cuisine est délicieuse, les vins sont de premier crû, le service est parfait, le petit verre de guonache d’après-dîner fleure la vieille Alsace ; Alice, la maîtresse de céans, est une bonne camarade sans façons, musicienne et chantant joliment ; son mari paraît s’être coiffé de moi ; tous les amis sont francs, sympathiques et gais. C’est un "home" qui attire comme le nôtre.

Comme je devais me retirer assez tôt après dîner pour aller au bal du Jockey, Gippon m’a dit que cela ferait plaisir à sa femme d’y aller et m’a demandé s’y je pouvais l’y conduire, mon invitation étant pour moi et mon "excellentissime senhora" ? J’avais donc une danseuse, sans compter toutes celles de connaissance que j’ai retrouvées là : Mesdames Brésard et de Dalmassy, dont les maris ayant eu des démêlés avec Gippon, m’ont un peu fait la tête en me voyant chevalier de Madame Gippon,... ce qui ne les a pas empêchées de fox trotter avec moi.

A 2hrs du matin, je ramenais Madame Gippon chez elle, où tous les amis étaient encore autour d’un poker : Lelong, Thys, Barrouch, Béraud, Delporte et Houdaille. Et le jeu allait très fort : Delporte sait déjà ce qu’il en coûte de toucher aux cartes à Rio.

Jeudi 14 Septembre

De Paul, qui réapparaît après s’être libéré d’une petite amie, et Houdaille ont dîné avec moi à mon hôtel et viennent de me quitter. Houdaille m’a confié qu’il avait un cafard monstre : la Vénézuélienne aux beaux yeux est partie.

Voici une journée de diversement mais bien remplie : lever à 5hrs ½ pour aller à Deodoro où la Commission s’était enfin décidée à venir examiner les matériels après leurs épreuves de roulement ; retour à1hr de l’après-midi à Rio, où j’emmenais Houdaille manger une choucroute à la Casa Heim ; nous habiller pour aller à la première réunion du Concours Hippique, où sous les yeux du Ministre de la Guerre, les Brésiliens ont été honteusement battus par les Chiliens et les Argentins : Gippon, président du jury, était furieux contre ses élèves qui montaient de splendides bêtes achetées en France, et qui avaient été dressées et entraînées par lui-même depuis un an ; Madame Gippon nous a ensuite ramener goûter chez elle, de Paul, Houdaille, le capitaine argentin Fontaine, et moi.

Et maintenant, c’est avec un certain plaisir que je vois arriver l’heure du dodo. Bonsoir, petite Manon.

Samedi 16 Septembre

Hier, il a fallu que je travaille toute la journée avec le commandant Roy sur son rapport avec lui ; comme il n’avait pas fini le soir, il est venu dîner avec moi à l’hôtel des Etrangers. Comme je trouvais inutile d’écrire de mon côté à la Compagnie, il a glissé dans son rapport que par même courrier j’envoyais quelque chose, me forçant ainsi la main.

Pour le finir, j’ai fait un rapport qui, à côté du sien, en montrera bien la nullité. Mais j’étais abruti de sommeil quand, à 3hrs du matin, j’ai été jeter ma lettre à la boîte pour la malle que l’on bouclait à 7hrs ce matin. C’est un vrai tyran que ce bonhomme là ! Et il faut que je mâche mon mors sans me mettre en colère ; déjà il s’est coincé avec Boquet, et veut faire un rapport contre lui, chose que j’ai retardé jusqu’ici, mais qui arrivera. Et, avec la même désinvolture, il ferait un rapport contre moi. Il est vrai qu’il serait bien embarrassé, puisqu’il ne peut pas écrire une ligne sans que je sois obligé de la lui mettre en français à peu près compréhensible.

Dimanche 17 Septembre

Un matinal coup de téléphone du commandant Roy m’a annoncé qu’il avait l’intention de faire une excursion aujourd’hui. Le temps est merveilleux ; je lui ai conseillé l’île de Paqueta, dans la baie : deux heures de bateau pour aller, autant pour revenir,... et ma journée est souriante. Je compte aller cet après-midi à l’hôtel Bello Horizonte chercher Delporte et son compagnon de voyage pour leur faire faire quelque jolie promenade ; et ils m’ont supplié d’éviter de leur amener Roy. Tout est pour le mieux !

Hier, j’avais été convié, seul civil, à une fête militaire donnée par le Général Pessôa, frère du Président, aux généraux étrangers venus ici pour les fêtes du Centenaire. La partie sportive, à pied et à cheval, fut très intéressante ; mais ce qui m’intéresse surtout c’est que le général, sur qui depuis longtemps je fonde mes meilleures espérances (elles sont d’ailleurs monnayées), fut avec moi d’une très particulière amabilité. Est-ce bon augure ? Souhaitons-le.

Lundi 18 Septembre

Allons, le temps nous emporte, et il faut vivre l’heure présente ; et pour moi cette heure est active et fiévreuse. Les réunions, les réceptions, les fêtes du Centenaire s’ajoutent à mon travail ; mes nuits sont courtes ; je ne sais même plus comment je trouve le temps d’écrire.

Hier, ma journée de dimanche fut saine : Delporte m’a emmené avec trois de ses amis faire en auto le tour splendide de la Gavea, Niemayer, Ipanema, par une radieuse fin de journée. Puis, dîner à son hôtel de Bello-Horizonte, en compagnie de Monsieur Olivier et sa fille. Je redescendais à 10hrs du soir, quand je suis tombé sur le commandant Roy qui arpentait les rues de Rio... en habit et cravate blanche.

Mon chef m’inquiète, il devient maboul : il s’était mis en tenue de soirée pour aller au bal de l’Ambassade de France,... qui n’a lieu que le soir : « L’invitation porte bien le 18, m’a-t-il dit ; mais je croyais à une erreur, car il me semble plus logique que l’on danse le dimanche, les gens ayant à travailler dans la semaine. » Il avait passé son après-midi de dimanche en s’embarquant non pour Paqueta, mais pour Nichteroy, n’était même pas descendu à Nicheteroy et était revenu par le même bateau, était allé au Palace faire un petit besoin dans son W.C. particulier, était retourné au bateau, s’était réembarqué pour Nichteroy, n’était pas descendu, était revenu par le même bateau.

Cet emploi du temps n’indique pas une grande richesse d’idée, mais il peint l’homme : le capitaine a collé au bateau comme il colle à moi, comme il colle aux gens, aux choses, au temps qui passe.

Mardi 19 Septembre

Hier après-midi, séance au Concours Hippique, à laquelle assistaient le Ministre de la Guerre, et un grand nombre de généraux. Les cavaliers brésiliens ont été lamentables, et, naturellement, eux et leurs chefs en rejettent la responsabilité sur les instructeurs de la Mission Française : voilà que déjà on réclame le rappel de Gippon en France. Le pauvre garçon, qui depuis un an se donne un mal inouï à dresser des chevaux pour ce concours international, pleurait hier soir d’amertume et d’énervement.

J’ai emmené dîner au Jockey-Club le Colonel de Séguin, de Paul, Delporte et Houdaille, puis nous sommes allés au bal que donnait l’Ambassadeur de France dans le Palais Français de l’Exposition, une bonne copie du petit Trianon. Réunion très officielle, avec buffet réellement misérable. Cela aurait été mortel, si je n’avais retrouvé tout le clan des bons amis.

Mercredi 20 Septembre

Il ne faut pas confondre les réunions intimes entre camarades sympathiques avec les corvées mondaines. Hier soir, le dîner habituel du mardi chez les Gippon fut un délassement d’une journée passée en visites d’affaires. Autour de la table, les convives bien connus : Lelong, Thys, Béraud, Barrouch, Delporte, Houdaille ; au menu, un succulent pot au feu à l’Alsacienne, suivi d’un canard. Après dîner, tandis que les joueurs enragés se lançaient dans le bridge et le poker, j’emmenais Madame Gippon et Thys au Palace-Théâtre, où la troupe française Signoret, en tournée, donnait : "L’école des Cocottes", gentille pièce, spirituelle et bien jouée, presque une pièce pour jeunes filles malgré son titre suggestif.

Aujourd’hui est férié, je ne sais plus trop pourquoi. Sur la piste du champ de courses il y a une réunion d’aviation française, avec Fenek, Fronval, et Lafay. Le clou est la descente de de Séguin, en parachute, d’une hauteur de 350 mètres. La petite Bolland voulait aussi voler, mais son appareil n’est pas en état.

Je dois aller déjeuner chez les Gippon, puis les officiers de la mission argentine envoyée à Rio pour les fêtes nous emmèneront à l’aviation dans leur auto. Au retour, je dîne avec Delporte chez les Brésard. Et ce jour "férié sera assez rempli.

Samedi 23 Septembre

Deux journées de tir à Gericino ; aussitôt après les salons, la brousse. Comme ces séances étaient tout à fait importantes, j’ai jugé indispensable d’accompagner Houdaille, tandis que le commandant Roy estimait préférable d’aller reprendre sa quotidienne position d’attente dans l’antichambre du Ministre. Voilà huit jours qu’il y va ainsi, bien que je lui dise : « Le Ministre sera à l’Hippique, le Ministre sera à l’Aviation. » Il attend inlassablement le miracle d’être reçu ! Il faut dire que, depuis son arrivée, il a vu une fois le Ministre, exactement 2 minutes et sans être convié à s’asseoir ; il estime que c’est peu pour répondre aux questions qu’on va lui poser à son retour à Paris, et il commence à avoir très peur.

Il faut que j’aille voir le Général Tasso Fragoso avant le déjeuner, et ma journée est ensuite très remplie.

Dimanche 24 Septembre

Delporte est sur le flanc, éreinté par le climat, par ses occupations, par les corvées officielles et mondaines ; il est plein d’admiration pour la résistance que nous montrons, Houdaille et moi. Mais, pour ma part, j’aspire au moment où toutes ces "fêtes" prendront fin. Pour comble, voici que je suis nommé membre du Jury de l’Exposition : mes journées sont comme un compartiment de Métro plus que complet, mais où de nouveaux arrivants doivent tout de même se débrouiller pour trouver à se caser.

Hier, après ma visite au Général Tasso, j’ai dû courir au rendez-vous que Delporte m’avait donné ainsi qu’à Houdaille pour déjeuner ensemble. Retour à mon hôtel pour me mettre en jaquette et assister au mariage du camarade Nicolettis, l’ingénieur des Poudres de la Mission Française : mariage protestant, dans la maison des parents de la fiancée, une Française. Là, Madame Boquet, très intimidée par le monde, s’est cramponnée à moi.

Les Boquet m’ont accompagné à mon hôtel, s’y sont rafraîchies, ont attendu que je passe mon smoking, m’ont ramené dîner chez eux, puis vont redescendre avec moi au bal du Cercle Français. Dis donc, le commandant Roy s’émancipe : il était encore au bal hier soir. Je ne désespère pas de le voir causer bientôt avec les dames, puis se lancer dans le maxixe.

Aujourd’hui, déjeuner chez Madame Polo, où de Castro e Silva me faisait rencontrer un très affable officier de la marine portugaise, le capitaine Pedroso, qui est une bonne relation si jamais nous nous présentons au Portugal. Puis, avec lui, visite du vaisseau portugais "Porto".

Et maintenant, appelé à cor et à cri par les coups de téléphone du commandant Roy, il faut que j’aille dîner avec lui au Palace : pas drôle !

Lundi 25 Septembre

On me dit à l’instant qu’un bateau part ce soir pour l’Europe. Je suis pris de court. J’ai toute une correspondance affreusement en retard ; c’est au Colonel Rimailho qu’il importe absolument que j’écrive par ce courrier : lui n’a pas l’indulgence de la famille ; et puis, il faut bien qu’il commence à descendre doucement de son rêve ; car faut-il l’avouer que je perds l’espérance, surtout depuis ma dernière visite au Général Tasso. Est-ce que je vois clair ? Le Brésil, depuis un an, a l’intention de ne rien commander à Saint-Chamond,... peut-être pas davantage au Creusot, et je sens que le Général Tasso est un faux ami. Pourtant je me bas jusqu’au bout, malgré que mes yeux se dessillent

Mardi 26 Septembre

« S’en ira, s’en ira pas, » les paris sont ouverts ! C’est de l’excellent commandant Roy qu’il s’agit ; à nouveau, il annonce son départ, et il a retenu une cabine sur le "Mandoza"... mais sans la payer encore. Il y a un peu de dépit dans sa résolution : la Compagnie ne lui écrit plus, et m’écrit comme s’il n’existait pas ; à sa fausse sortie de fin Août, il s’attendait à un télégramme le conjurant de rester,... et rien n’est venu ; cette fois-ci encore, il dissimule mal son envie d’être invité à demeurer sur place. Et dans son cas il n’y a pas que de l’inertie ou de la nostalgie de ce pays qui vous glisse dans les veines mais une morbidité dont on appréhende d’être privé ; il y a aussi la peur que, la victoire arrivant après son départ, il ne puisse s’en attribuer le mérite

Mais hélas ! la victoire est loin d’être prévue, et une grande conversation que j’ai eue hier avec le Général Durandin me le confirme encore.

Hier soir, le Président de la République du Portugal, José de Almeida, donnait un bal au Palais Guanabara où le Brésil lui donne actuellement l’hospitalité. J’avais été invité, et jamais je n’avais encore vu une soirée aussi gigantesque. Quatre mille personnes se pressant dans les salons, l’immense patio et les jardins ; quatre orchestres placés en des lieux différents de manière que l’on puisse danser partout, même dans les jardins où l’on avait établi deux planchers ; féerique décoration lumineuse dans les massifs, les parterres, les fontaines ; six buffets largement servis et où le champagne n’était pas mesuré. J’ai rapporté de cette réunion une impression babylonienne ; et dans la nuit tiède et où aucune brise n’agitait les hautes palmes, il faisait délicieux de danser dans les jardins.

Mercredi 27 Septembre

Je ne pouvais manquer d’aller au théâtre ce soir. A peine avais-je accepté d’aller dîner ce soir chez Houdaille avec les Buchalet et Delporte pour assister ensuite à la représentation de la tournée Signoret "Les nouveaux riches" que Hautecloque me téléphonait qu’il avait pour moi une place dans sa loge. Il faut faire plaisir à tous, et je me répartirai entre les deux loges, alternativement ; il serait bientôt utile que je sois démontable en plusieurs morceaux, et non seulement pour le plaisir mais aussi pour le travail.

Ce n’est ni à Roy, ni même à Houdaille, que l’on a toujours recours, mais bien à moi. Toute cette matinée encore, tandis que le capitaine par téléphone m’appelait désespérément près de lui, j’avais mon monteur Laroche dans ma chambre, embarrassé pour son travail et demandant des instructions urgentes. Et puis, cela va de moins en moins entre les trois monteurs, et j’ai réglé avec Laroche, auquel cette situation donne le cafard, son retour en France sur le Mendoza, dans le milieu d’Octobre.

Ma vie n’est pas une sinécure, mais quand le capitaine sera parti, je récupèrerai un peu de temps gaspillé pour lui sans aucune utilité.

Vendredi 29 Septembre

Pas une minute hier à moi : séance importante à Deodoro, si importante que mon commandant Roy s’est décidé au départ matinal habituel ; il s’agissait de démonter tous les matériels devant la Commission brésilienne, et d’en faire la description théorique ; jamais, en cinq mois, le commandant n’avait eu une si belle occasion de fonctionner.

Il n’a pas été très brillant, et les explications qu’il avait tenu à fournir lui-même ont été si macaroniques que l’impression de la Commission a été résumée par un de ses membres par ces trois mots : «  Qué cansa complicada ! » (Quelle chose compliquée !), c’est navrant.

Au retour il m’a fallu galoper avec Houdaille pour nous astiquer en hâte et arriver à 6hrs ½ au thé que donnait la baronne de Vazelhes, femme de l’attaché naval français. Thé d’adieux car les de Vazelhes s’en vont par le Mendoza, le poste étant supprimé ; la France réduit sa représentation à l’étranger, c’est bien maladroit. Les de Vazelhes sont sympathiques, surtout lui : je regrette leur disparition malgré que mes occupations m’ait privé d’entrer plus avant dans leur intimité. Revu à ce thé Mademoiselle Bolland qui m’a offert de m’enlever... pour une demi-heure seulement, dans son appareil.

Sortant de chez le de Vazelhes avec les Brésard et Marland, ceux-ci m’ont offert d’aller chercher Delporte pour assister à la pièce de la tournée Signoret "La pèlerine écossaise" ; j’ai offert auparavant le dîner à l’Assyrio, Delporte a payé le champagne au Phénix après le théâtre. Et voilà comment levé à 5hrs ½ du matin, je n’ai regagné mon lit qu’à 1hr du matin suivant.

Samedi 30 Septembre

Un nouveau ménage, nouveau, ni comme âge ni comme séjour à Rio, mais nouveau pour moi qui est pénétré hier, pour la première fois, dans leur intimité. Les Thys ont leur dîner du vendredi comme les Gippon ont leur dîner du mardi ; la table est ouverte, les amis accoutumés arrivent sans invitation. C’est gentil et hospitalier, et si nous étions riches, j’aimerais avoir notre jour comme cela.

Thys, 40 ans, très gosse d’allure et de caractère, est un bon compagnon qui n’a qu’un gros défaut : on ne peut rien lui dire, il bavarde à tort et à travers, et ferait battre les montagnes. Parisien, mais de famille alsacienne, la guerre lui a fait sa situation. Employé de banque à 700frs par mois avant 1914, il fut mis en sursis vers le milieu de la campagne, envoyé à Rio comme directeur de l’agence de la Banque française et italienne, et a aujourd’hui des appointements de 200 contos par an, soit entre 30.000 et 400.000frs, bien qu’il ait la réputation de ne pas être un aigle.

De sa femme, on peut surtout dire que c’est un mère de famille : elle vit au milieu de ses poussins, de leurs gouvernantes et de leurs nurses, et ne paraît que de loin en loin, son face à main éternellement sur son nez busqué, dans les réunions du monde ou des amis. C’est pourquoi je ne lui ai été présenté que très récemment, à la réunion de l’aviation.

Hier soir donc nous étions rassemblés dans leur villa de Copacabana, en bordure de l’océan, les Gippon, Béraud, Delporte, Houdaille et moi. Cuisine de famille, copieuse et soignée ; bons vins de France bien choisis, mais sans champagne. Le dîner à peine achevé, les passionnés bridgeurs se sont attablés devant les cartes sous la véranda, tandis que Delporte et moi, fumant nos cigares, avons été causer un peu avec les deux dames sur la grève enveloppée de nuit tiède.

Mais à 10hrs Madame Thys s’est définitivement éclipsée dans son gynécée, et Madame Gippon, Delporte et moi avons fait un petit bridge à trois, bien calme et sans violences de langage, en dégustant un rafraîchissement : cidre mousseux.

Et voilà une soirée reposante.

1922

Rio200

Mai

Senorita Emilia Polo

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