Ma journée, en ce jour de l’an, va être fort remplie : prière à l’église, visite à l‘ambassade, visite à Madame Brésard ; j’emmène ensuite mes deux monteurs déjeuner avec Delporte et Houdaille ; quelques cartons à déposer à droite et à gauche ; dîner chez les Dalmassy qui, avec très bon cœur, recueillent les solitaires : Pichon, Delporte et moi (ils ont dû penser que Houdaille n’a pas besoin d’être recueilli par eux).
La famille Naundorff s’est crue obligée de m’apporter un bouquet de fleurs ; je vais répondre par une boîte de bonbons. Et ce matin j’ai reçu un petit porte-carte de Houdaille accompagné d’un mot très affectueux. Ce sont des choses qui mettent de la douceur sur les amertumes.
Enfin, ces premiers jours de l’année sont toujours chargés de visites, de réunions, et le prochain départ de mes deux camarades est prétexte à déjeuners et dîners fréquents. Tout à l’heure c’était un déjeuner chez les Brésard ; il m’a d’ailleurs fallu partir en vitesse pour aller toucher au Ministère la somme qui m’était due. Enfin, j’ai de quoi pouvoir rapatrier en France tous les collaborateurs de Boquet qui commençaient à s’inquiéter et à s’agiter.
Delporte est un excellent camarade qui n’a qu’un défaut : croire dur comme fer en Rimailho, auquel il adresse à tout instant des lettres personnelles, dont il ne se cache pas d’ailleurs vis à vis de moi, mais dans lesquelles il javotte sur tout et sur tous.
Dès le début, j’ai eu l’intention de ne pas rester dans cet hôtel des Etrangers, et c’est pourquoi mes malles ne sont pas encore entièrement défaites ? La bousculade intense et sans répit dans laquelle je vis depuis neuf mois ne m’a pas encore laissé le temps de déménager.
J’ai maintenant à m’atteler à un volumineux rapport à la Compagnie, que Houdaille emportera et discutera. Il faut que je sache où nous voulons en venir, car en ce moment une fantaisie à la Marc Twain semble présider aux décisions stupéfiantes que l’on prend à Paris, le cœur léger et l’esprit inconscient.
Et en plus de tout ce travail, quelques dîners en l’honneur de mes deux camarades qui s’en vont ne me laisseront que peu de loisirs jusqu’à mardi.
Hier, il a fallu monter à Pétropolis, Delporte, Houdaille et moi. C’est la saison et bien des gens de connaissance sont là-haut. Visites d’adieux pour mes deux camarades, visites de nouvel an pour moi. Enfin j’avais à saluer Monsieur Conty qui part en congé six mois, laissant ici sa fille et sa petite fille, Nicole. Il ignorait le départ de Boquet : celui-ci ne l’en a même pas avisé.
Depuis samedi, je n’ai quitté ma table que pour aller dîner samedi soir avec les Dalmassy et les Brésard en l’honneur de Houdaille et de Delporte, aller à la messe dimanche matin, recevoir dimanche soir au Jockey le Général Durandin, Lelong, les Buchalet avec mes deux camarades sur leur départ. Delporte a encore une fille, Monique, née le 6 Janvier.
Il y a bientôt trois ans, ma chérie, que cette mission a débuté, brillante, enthousiaste, escomptant la victoire. J’en suis le vieux pilier ; j’y ai vu passer de Schompré, Rimailhio, Roy, Houdaille, Delporte, Boquet et sa troupe et mes quatre monteurs : Merger, Dury, Laroche et Schmitt. Comme figuration ce fut imposant. Et voila qu’aujourd’hui je me retrouve seul avec Schmitt, sans plus aucune illusion et faisant office d’une arrière-garde qui empêche une retraite de prendre l’aspect d’une déroute.
Je ne puis même pas dire que j’ai le cafard aujourd’hui ; je suis un peu hébété, ployé sous le destin, les méninges fatiguées, dégoûté des Brésiliens et espérant seulement à la réaction violente de la forêt.
Les Buchelet ont tenu très amicalement à me ramener dîner chez eux hier soir pour m’empêcher d’être seul. Elle avait un cafard monstre, et ma présence lui faisait plaisir. Sur le quai elle se serait laisser tremper jusqu’aux os pour regarder plus longtemps le bateau, sans écouter les objurgations de son mari qui finit par me dire : « Morize, sois raisonnable et emmène là. » Je ne la crois pas amoureuse ; mais pour elle c’est une bonne amitié partie aux incertitudes de l’avenir, une camaraderie mêlée à toutes les heures de ses journées qu’elle appréhende, maintenant, de sentir vides. Mais, en rentrant chez elle, elle a bien eu un geste de femme ; apercevant un livre qui traînait sur le divan, un livre qu’elle avait donné à Houdaille pour qu’il le conserve, elle le prit et le jeta nerveusement sur une table en murmurant : « Chameau ! il ne tient pas à ce que lui donne ! » Dépit en souffrance ?
Sur le Massilia partait aussi le jeune Lima e Silva, qui va faire sa visite annuelle à sa maman, Mistinguett, et reviendra pour le début d’Avril. Je crois que Houdaille et Delporte désirent le prendre à leur table.
Veux-tu une idée du savoir faire du Colonel ? Il y avait à Rio un aventurier, gros brasseur d’affaires, Geraldo Rocha, dont Collin s’était servi au début. Devenu suspect au Gouvernement précédent à cause de ses menées politiques, ennemi du nouveau gouvernement qu’il sapait ouvertement dès avant son arrivée au pouvoir, Geraldo Rocha, compromis dans la Révolution de Juillet fut sous le coup d’une arrestation pour complot contre la sûreté de l’Etat et dut s’enfuir en Europe. Collin s’empressa de rompre avec lui, naturellement, et la Compagnie savait tout cela par mes rapports. Rimailho fait à Paris, je ne sais comment, la connaissance de Geraldo Rocha, et, naturellement, le charge de nos intérêts au Brésil ; il vient de me télégraphier qu’il a fait ce coup de maître,... en ramassant ce laisser pour compte du Creusot ; et je dois m’en remettre à lui quand il arrivera ici.
Comment Geraldo Rocha va-t-il être accueilli à son retour, et quelle influence aura-il sur les hommes du Gouvernement avec lesquels il faut que nous traitions ? Eh bien ! imagine-toi, Manon, que je ne me fais pas de souci : l’optimisme de Rimailho tendait à prolonger vainement notre agonie ici, mais au prix de gros efforts de ma part ; la folie du Colonel, couverte par la nullité de Mr Laurent, nous ouvre les veines. Tant mieux, ce sera plus tôt fini, et il aura un autre personnage que moi auquel on pourra jeter la pierre. Seulement : « où allons-nous, mon Dieu ? » avec des têtes comme celles qui nous dirigent. Ma pauvre vieille Compagnie, la maison de Montgolfier, est le Temple dans lequel se sont installés les mercantis.
Hier après-midi, j’ai fait visite aux Bresard qui m’ont gardé à dîner. Sais-tu que depuis trois jours, la petite Bresard se doute qu’elle attend son quatrième bébé. Comme elle est toujours très régulière, affirme-t-elle, ce retard ne lui laisse aucune illusion. D’ailleurs les nausées la forcent à quitter brusquement la table. Mais tout cela ne cause aucun émoi dans la maison.
Tu as une drôle de façon de te soigner, ma petite Manon, en attendant que tu sois guérie pour te reposer. Tu devrais pourtant savoir qu’on ne peut prendre trop de précautions. Et en faisant comme tu as fait, si on n’arrive pas à un dénouement fatal, on se ruine du moins peu à peu la santé. Et avec cela tu m’annonces triomphalement que les grippes sont particulièrement dangereuses cette année. Crois-tu que tu donnes un bon exemple à ta mère qu’on a déjà tant de mal à faire se soigner ?
Malgré ce que tu me dis de l’amélioration de l’état de Madame Morize, je reste inquiet. Sait-on au juste quel est son mal et peut-on espérer sa guérison ? Je n’ai pas bonne opinion non plus de la santé de Marie-Louise ; comme toi je crains fort qu’elle ne soit profondément touchée. Paul, dans sa dernière lettre, me paraissait inquiet. Je pense à eux qui doivent être en mer aujourd’hui,... et je songe aussi que la tuberculose est le grand fléau des colonies. Pourvu qu’ils aient une bonne résidence. Vois-tu, Manon, nous avons blagué quelque fois, mais il y a des répugnances à des genres d’existence, qui ne sont peut-être pas des pressentiments mais tout du moins des sursauts de conservation. Enfin que Dieu les protège !
Merci des lettres de Normand et de Juge. Normand, en revenant ; les vieilles amitiés ne meurent donc jamais complètement, et le malheur les ranime.
Les nouvelles de France nous ont inquiétés, ces jours-ci. On se hâtait déjà de prédire une nouvelle guerre ; il est certain que l’atmosphère est orageuse, et que les Anglais et les Américains ne sont pas nos amis. J’ai éprouvé un sentiment bizarre : moi, je reprendrais avec entrain la tête d’une batterie ou d’un groupe ; mais c’est pour les garçons que je me fais du souci, et j’associe Jean aux deux nôtres : ce sont les trois Morize, les seuls et j’ai senti que, si la guerre éclatait quand ils auront des enfants mâles, je serai plus tranquille. Est-ce que tu comprends cela.
Il passe un long courrier demain, le Formose, sur lequel s’embarquent l’ambassadeur et le Général Gamelin. Bien que ma lettre soit légère, je la lance, car après nous serons peut-être quelque temps sans passages. J’ai déjà été pris comme cela.
Tendres baisers, ma Manon.
Ri.
Du coup mes projets de chasse dans la Forêt au nord du Rio Boce sont compromis. Le Général Durandin fait l’intérim du chef de mission et ne peut s’absenter. Il a besoin de Lelong près de lui. D’autre part, Van der Burch et Behagle n’ont plus aucun enthousiasme depuis qu’ils savent la vie pénible et sauvage que la Forêt impose : le premier me dit qu’il n’avait qu’un but, voir une agglomération de beaux arbres (il verra mieux dans le Bois de la Cambre) ; et le second craint l’humidité pour ses bronches, car il a été touché par les gaz pendant la guerre (alors il n’a qu’à rester chez lui).
Vois-tu, c’est comme l’an dernier : on est encombré de la multitude de Tartarins qui demandent à vous accompagner ; les préparatifs seuls les refroidissent : le lit pliant avec sa moustiquaire leur fait se gratter la tête ; la très sommaire batterie de cuisine, évocatrice de riz et de feijao, leur indispose l’estomac, avec la grosse seringue pour le sérum contre les morsures des serpents, ils blêmissent. Et finalement il n’y a plus personne. En attendant il faut que je reste ; je ne peux pas m’en aller tout seul, car je sortirais des limites de la prudence.
Après t’avoir écrit hier, j’étais sorti jusqu’à l’Avenida et je me disposais à reprendre le tramway pour rentrer, vers 6hrs ¼, quand j’aperçus, au-dessus des maisons de l’Avenida, un énorme panache d’intense fumée noire. Je me précipitai, et dans une rue toute voisine, un immeuble à deux étages sur rez-de-chaussée en boutique, crachait déjà le feu par toutes ses fenêtres ; et cela crépitait, je t’assure et cela allait si vite que, non seulement les planchers, mais le toit, étaient ouverts quand les pompiers sont arrivés. Ici on ignore ce que c’est qu’un service d’ordre ; seul la chaleur du foyer tient les curieux à distance. Le matériel d’incendie se faufile comme il peut à travers la foule, et les pompiers travaillent au milieu des gens qui regardent.
Les immeubles voisins se sont incendiés à leur tour ; l’un contenait un dépôt de benzène, on entendait exploser les bidons, et les flammes montaient à une hauteur prodigieuse. Bref, en deux heures à peine, il y a eu pour 6 millions de francs de pertes et dégâts et, chose plus triste, deux jeunes hommes, surpris par les premières flammes, complètement carbonisés.
Un incendie donne vraiment l’impression d’un terrible fléau qui fait le néant.
J’étais donc là avant les pompiers qui ont mis 12 minutes à arriver. Mais je n’ai pu rester jusqu’à la fin, car à 8hrs je dînais chez Van der Bruch avec les Buchalet, les Brésard, Lelong et Petitbon.
Dîner au Jockey-club avec Lelong et Petitbon, puis embarquement de Petitbon et j’ai une telle envie de me secouer les ailes que je l’aurais volontiers accompagné, même à Sao Paulo que je ne goûte pas beaucoup cependant.
Il faudra peut-être bien tout de même que j’y aille un de ces jours, pour chercher à l’intention de Franz des renseignements sur la culture du café. Mais auparavant, il m’est venu à l’idée d’aller visiter une fazenda, à 12hrs de chemin de fer au nord de Rio où le bosse Canteaux, dont je te parlais jadis et qui était rentré dans l’ombre et l’oubli, est chef d’exploitation : il y aurait peut-être là matière à une conférence pour Franz.
En me parlant de Franz, tu m’as cité le nom d’un de ses camarades, de Traz, et je crois me souvenir qu’en neuvième, à Condorcet, j’avais un petit camarade du même nom dont je revois bien la mère, une grande dame osseuse, au profile de vautour qui causait parfois avec maman en attendant sous le porche que leurs enfants sortent. Lui pourrait être le père ou l’oncle du camarade de Franz.
Maria Chapdelaine a fait revivre en moi une impression lointaine que j’avais eu en visitant, dans une Exposition, le pavillon du Canada (ne serait-ce pas à Liège avec toi ; ou même en 1900 ?) ; nécessité d’un labeur âpre et dure pour créer quelque chose dans ce pays austère et peu souriant, vie qui ne vous offre que le plaisir de la tâche remplie et de la victoire remportée à gros efforts. Il faut que tu fasses lire ce livre aux enfants, y compris Annie.
Ne t’inquiète pas si le compte du père Dupont se solde par un petit supplément en ta faveur ; je t’en fais cadeau, un homme d’affaires aurait évalué son temps et ses dérangements beaucoup plus cher. J’ai fait des comptes ronds et je n’ai nullement l’intention de refaire des calculs pour transformer des francs en milreis à un taux d’échange qui a varié depuis lors. Achète-toi un souvenir avec 25 francs, et fais dire une messe de 5 francs pour le sergent Larribet qui m’a fort l’air d’être évanoui dans l’anonymat de ceux qu’on n’a pas retrouvés.
Oui, je suis comme toi, j’admire l’abnégation des Paul dont l’héritage est diminué au profit de nos enfants. A ce propos je ne suis pas d’avis que l’on fasse avec leurs petits revenus ce que ta mère a fait avec les revenus de Manu ; ou bien ces revenus serviront pour une part de leurs frais d’instruction (comme a fait papa avec les revenus de Paul), ou bien, si nous pouvons nous en passer, les enfants les abandonneront à leur oncle Paul jusqu’à concurrence d’une somme totale de 10.000 francs (ce qui reviendra à les en priver pendant trois ans seulement) N’aies-tu pas d’accord, sauf impossibilité de joindre les deux bouts chez nous, bien entendu ? Quant à Delestre, il est remonté dans mon estime avec sa vraie conception du code : « La loi n’est faite que pour ceux qui ne s’entendent pas »
Tu me dis que Franz envisagerait de s’établir au Brésil. Ah ! non ; c’est assez d’un déraciné dans la famille. Et puis, s’attachant au sol, il serait encore plus perdu que moi, il deviendrait Brésilien d’habitudes, et ses enfants seraient Brésiliens de par la loi d’ici. On ne fait cela que quand on est réduit à s’expatrier de sa patrie : misère, fuite devant une révolution, rénovation d’une existence abîmée, etc. ..., mais pas par esprit d’un lucre plus fort. Et d’ailleurs la bonne terre déjà défrichée vaut ici aussi cher qu’en France, et l’exploitation exige des capitaux plus considérables (il est vrai qu’ensuite le revenu est plus fort) Je ne parle pas naturellement d’aller défricher le pays sauvage, où le travail rapporte juste de quoi se nourrir sur sa terre,... en attendant des temps lointains où passera une voie ferrée : cela évidemment ne coûte pas cher (1fr50 les mille mètres carrés) mais il faut voir l’endroit !
Quel malheur que je n’ai pas eu le temps de changer d’hôtel ? Aux Etrangers, j’ai vraiment des nuits trop chaudes, et quelques ennuyeux moustiques. Et puis, quand j’ai le rare loisir de demeurer dans ma chambre, il ferait meilleur dans un lieu plus campagne. Ainsi j’ai passé tout mon après-midi à lire (oui, madame, j’ai une passade de lecture) ; j’y étais du reste à demi nu. J’avais un bouquin ardu, mais intéressant, de l’abbé Moreux : "Pour comprendre Einstein". L’ouvrage est trop calé pour Franz, et je me contenterai de lui envoyer : "Que deviendrons-nous après la mort ?" qui lui permettra, avec réflexion, de rafraîchir ses théories de Métaphysique. Quant au livre dont je t’ai parlé : "Terre de Chanaan", il appartient à Lelong, et je n’ai pu le trouver en librairie ici pour te l’envoyer.
Maintenant, bonne nuit, chérie.
Laisse-moi te dire seulement que je n’en pleure pas, mais que je compte m’amuser prodigieusement : j’en ai assez de me faire du mauvais sang ! Prenons les choses du côté comique.
Je t’embrasse très tendrement
Ri.
Je l’ai emmené dîner avec moi hier soir, et je voulais le conduire chez la mère Marie, la tenancière de ce petit bistrot pas banal de la rue Dom Manoel. Couteaux m’a appris que la mère Marie et "la mère des forçats" n’était qu’une seule et même personne, et voilà qui va réjouir ces dames que j’y ai menées en dîner de "Veuves Joyeuses". D’ailleurs hier soir, l’établissement s’était enveloppé de mystère derrière ses portes déjà closes à 7hrs ½ : de la lumière filtrait, des voix s’entendaient à l’intérieur, mais nous eûmes beau heurter l’huis avec force et insistance, personne ne vint nous ouvrir, et nous dûmes nous rabattre sur le restaurant du Rio Minho.
Nous traversâmes ensuite la baie dans la nuit chaude, et à Nichteroy nous vîmes un pittoresque défilé de carnaval. Couteaux, qui a vécu plus d’un an dans l’intérieur, me donna des explications sur ces rites carnavalesques que nous en pouvons comprendre si on ne nous initie pas, pas plus que nous ne pouvons comprendre une corrida de toros. Tout cela est d’origine africaine, importé par les esclaves noirs, et chacun de ces cortèges, que l’on appelle cordons parce qu’il se déplace entouré d’une corde soutenue par des aides et qui l’isole de la foule, reproduit les mêmes pas, les mêmes airs, les mêmes figures. Airs tristes, et monotones scandés par des cuivres et des tam-tams, pas saccadé soutenu pendant des heures et des heures et dont les civilisés ont tiré le pas maxixe, figures invariablement réglées représentant en tête le cavalier et le bœuf, puis le porte étendard, ensuite le chef des danses, les danseurs et danseuses couverts d’oripeaux et figures gribouillées dansant et chantant, enfin les musiciens ; tout autour des porteurs de torches ; et autour encore, la corde qui forme une enceinte ambulante. Et tout cela se démène, se trémousse et s’agite avec des airs aussi sérieux que s’il s’agissait d’une procession de Fête-Dieu, ne prenant garde qu’à obéir au rythme.
Après cela, on ne peut s’empêcher de songer que le Brésil est bien vraiment nègre.
A mon avis, c’est plutôt cette dernière hypothèse qui est la vraie, il en est arrivé à l’extrême de cette théorie subjective qui mettait si fort papa en dehors de lui : il est l’être unique, dans un univers qui n’existe que dans son rêve. Comme aurait dit papa, il lui manque un bon coup de pied quelque part ; est-ce qu’il serait de rêve aussi, celui-là ?
Hier soir, dîner au Leme, avec les Buchalet ; à cette époque, le voisinage de l’eau est délicieux. Ce soir, dîner chez les Buchalet, avec Marland, Lelong et Van der Bruck.
Tu sais que pour nos affaires, nous avons besoin pour certaines négociations louches (pots de vin, achat de conscience, etc. ...), d’intermédiaires qui évidemment ne peuvent être la crème ; ils rentrent le plus souvent dans la catégories des "Bolo-Pacha". Mais, comme ils nous sont d’une grande utilité, nous prions le Bon Dieu d’en mettre sur notre chemin. Le "Bolo-Pacha" de Collin était ici un personnage appelé Geraldo Rocha, mulâtre natif de Bahia, arriviste fourbe, traître, sans scrupules, devenu en peu d’années un gros brasseur d’affaires de tout genre. Rimailho, qui à toujours envie de ce qu’à Le Creusot, m’avait dit à son passage ici, m’avait écrit depuis : « Tachez d’arracher cet homme à Collin, et de le faire travailler pour nous. » Geraldo était puissant et bien en cour ; je les fait tâter, je lui ai fais faire des propositions nettes ; le Creusot lui a semblé meilleur, il n’a pas marché avec nous.
Mais voilà que le personnage s’est lancé dans la politique, qu’il a conspiré contre le Gouvernement, qu’il a combattu ouvertement et énergiquement l’élection du Président actuel, tant et si bien que, décrété d’emprisonnement après la révolution de juillet dernier, il s’est enfui en France. « Bonne affaire, ai-je aussitôt écrit à Paris. Geraldo Rocha s’est coulé lui-même, il ne vaut plus rien, c’est un boulet de mauvais aloi que va traîner Collin. » Mais Collin, pas si bête, craignit de se compromettre, et laisse tomber Geraldo. Malheureusement, sur le pavé de Paris, Rimailho fit une dangereuse rencontre, celle de Geraldo qui lui fut présenté par deux messieurs qui me semblent des tripatouilleurs sans envergure, Chevalier et Vibratte, directeurs de la Banque de Paris et des Pays-Bas (Je sais, et notre ambassadeur aussi, des pots de vin qu’ils ont touchés de leur complice Geraldo Rocha).
Il y avait une bêtise à faire ; nous affubler de ce laissé pour compte du Creusot ; Rimailho l’a faite avec enthousiasme. Il a même fait mieux, confondant "représentant" qui doit être un homme honorablement connu, de réputation sérieuse, avec "intermédiaire" auquel on ne demande que de la dextérité, de la hardiesse, et souvent du cynisme ; il l’a aussitôt mis sur un pied de représentant officiel de Saint-Chamond, lui racontant toutes nos affaires, lui donnant notre code télégraphique et nos chiffres. Il a fait pour moi une lettre et une note qu’il a fait signer par Mr Laurent, et où je lis textuellement : « Me Geraldo Rocha a reçu mission de prendre complètement en mains au Brésil les intérêts de notre Compagnie » (C’est un peu vert pour moi qui, depuis trois ans, leur ai donné ce que personne leur donnera plus : mon dévouement) En outre, télégrammes enthousiasmes : « Nous avons conclu un arrangement qui nous assure le succès », lettre de Rimailho qui nage dans l’hyperespace, et qui me recommande bien de ne rien faire sans l’avis de Geraldo, jusqu’à « savoir s’il convient de renvoyer mes monteurs en France » Pour un peu, il devrait faire l’emploi de mon temps ! Voilà le côté Paris.
Changement de décor : côté Rio. Le personnage arrive incognito le 9 Janvier, et reste effacé, ne sachant comment le Gouvernement va prendre son retour. Il ne me donne pas signe de vie, et je ne puis arriver à le joindre ; il a pourtant du courrier pour moi. Le 18 Janvier, il lance un ballon d’essai dans un journal du soir, et... se pose en protecteur du Creusot ( !) (Je t’envoie la traduction des articles, avec le portrait du type qui a séduit Rimailho)
Journal A NOTICIA » du 18 Janvier 1923
(en 1e page) :
ARMEMENTS POUR L’ARMEE
Notre armée va-t-elle recevoir de l’armement ? Nous ne le savons pas encore d’une façon absolument certaine. Mais dans les sphères des grandes affaires le bruit court que Mr. Geraldo Rocha, pendant son récent séjour en Europe, eut l’occasion de visiter la maison Schneider, et qu’alors furent décidées des démarches pour aboutir à une grosse fourniture de matériel de guerre au Brésil. Ici l’illustre ingénieur eut déjà l’occasion de conférer avec le représentant des Creusots. Etant donnés ces indices et en raison des relations que l’actif ingénieur possède au ministère de la guerre, on tient pour certain que l’armée va se trouver dotée d’un important matériel.
(en page 2) :
GERALDO ROCHA
Mr. Geraldo Rocha, grand industriel et figure très en vedette dans notre milieu social se trouve de nouveau parmi nous.
Mr. Geraldo Rocha vient de faire une longue excursion à travers les pays les plus en progrès du Vieux Monde, afin de faire l’étude de visu des procédés les plus modernes de la culture du coton et de son application à des fins industrielles. Peu après son retour au Brésil, le distingué voyageur se rendit à sa fazenda, dans l’Etat de Rio ; il en revint, il y a peu de jours, dans notre capitale, où il fut très complimenté par ses innombrables amis et admirateurs, qui se réjouissent de le voir rendu à leur milieu.
Enfin, une semaine plus tard, il se décide à me téléphoner, me priant d’aller le voir, et c’est alors qu’il me tient ce langage stupéfiant : « Les affaires du Creusot sont en très bonne posture, et mes amis qui travaillent pour cette maison espèrent arriver très prochainement à la réussite. Je vous demande donc de casser toute action qui puisse nuire au succès du Creusot. D’ailleurs, voici la lettre de Mr Laurent qui vous prie de n’agir qu’en conformité de vues avec moi ! »
Comme trahison savante, qu’en penses-tu, ma chérie ? Eh bien ! je ne me suis pas stupéfié ; je ne me suis pas irrité, seulement, dans mes tréfonds, j’ai eu un rire homérique, je me suis senti un immense contentement de voir que mes "très petits" chefs n’avaient que ce qu’ils méritaient. Mais ne voir que la lettre des ordres reçus et non leur esprit, eût été me mettre aussi bas qu’eux, et pas un instant ne m’est venu à l’idée de me soumettre. J’ai fait le simple avec Geraldo, mais je veux l’amener à ce que j’ai décidé : je fais une lettre genre "bon enfant" à ma Compagnie, résumant nos entretiens, et il faut qu’il me la paraphe ; puis je l’enverrai à Mr Laurent
Ce soir, Marland m’a demandé d’aller dîner à l’Hôtel Gloria avec les Bresard, les Thyss, Van der Bruck, et Lelong. En smoking ! Avec la température que nous avons, c’est fou !
Cela me séduirait assez car, depuis mon retour à Rio, je n’ai pas eu le loisir de la plus petite fugue en dehors de la ville, et je sens très bien que tant que je ne m’arracherai pas brutalement du centre de nos affaires, je serai impuissant à ne pas me tracasser moi-même, et à m’échapper au branle-bas perpétuel des affaires.
Cela me fait penser que j’ai toujours des rouleaux de pellicules non développées de mon excursion de Juin dernier. Tu serais bien gentille de les faire développer ; pour cela tu pourrais demander au Commandant Roy l’adresse d’un opérateur consciencieux auquel tu pourrais avoir confiance : il doit en connaître.
Un mot de Houdaille et un de Rimailho m’arrivent de Lisbonne : ils ne se sont pas foulés la rate ni les méninges à bord.
Mon enveloppe est plus pesante que d’ordinaire, mais, sans supplément de poids, je puis y ajouter beaucoup de baisers pour ma petite Manon.
Ri.
Je t’ai plusieurs fois parlé de ce diplomate, très lancé dans la société d’ici, que je rencontrais partout, avec lequel j’ai plusieurs fois dîné, soit seuls, soit en compagnie de sa femme. C’était une physionomie typique : brun, quoique Polonais ; profil sémitique rappelant des origines juives, bien qu’il fut catholique ; inséparable de sa canne, même dans les salons, pour l’aider à se mouvoir sur sa jambe mécanique qui grinçait sans cesse avec ses ressorts toujours mal huilés. On avait pour ce grand garçon de 35 à 40 ans une sympathie un peu de commande ; marié et père de deux enfants, il s’était engagé pour la guerre dans notre Légion Etrangère, avait été blessé et amputé d’une jambe, portait la Croix de guerre et de la Médaille Militaire. Mais, depuis que sa femme avait dû repartir pour l’Europe pour y aller voir mourir sa mère et sa belle-mère, on le fuyait assez : il était joueur, fréquentait assidûment les tripots, et cherchait à taper largement les amis et connaissances.
On attribue son acte de ce matin aux culottes qu’il avait prises ces temps derniers au tapis vert. Mais le plus triste est que ses deux petits garçons (dans les 10, 12 ans), ordinairement en pension chez les Pères de Petrópolis, sont actuellement en vacances, et que Reichmann s’est suicidé dans la pièce voisine de la leur. Et la mère est au loin. C’est la femme du Ministre de Pologne qui les a aussitôt recueillis.
Reichmann n’est pas encore mort ; on l’a transporté dans une maison de santé dans un état désespéré. S’il en réchappe, c’est un homme fini tout de même ; ce doit être une situation ridicule que celle d’un suicidé vivant !
Quelle société bizarre, tout de même, que celle que forment tous ces déracinés, tous ces cosmopolites, groupés ici dans cette grande cuve surchauffée et en fermentation !
Un type, par exemple, dont je ne serais pas étonné outre mesure d’apprendre le suicide un de ces jours, c’est ce déséquilibré de Marland. En nous trouvant cet après-midi, Hautecloque et moi, il a pris son inquiétante contraction de physionomie ; il ne voulait d’ailleurs pas entrer, et nous l’entendions dire à Madame Bresard, qui était allée le chercher : « S’il y en a qui trouve correct de venir chez une femme en l’absence de son mari, je ne suis pas de ceux-là. » Et de fait, paraît-il, depuis le départ de Bresard, il vient chaque jour aux nouvelles mais reste à la grille, prend sa figure de torturé, et se refuse obstinément à franchir le seuil. « Il craint donc une séance de viol ? » a dit Hautecloque en riant.
Hélas ! toujours des morts ; à se demander vraiment qui va rester près de nous de ceux de l’ancien tableau. Cette fois, c’est ta tante Gabrielle, dont je n’ai pas oublié la physionomie... sans sourire. Et à ce propos je ne me rappelle plus si la tante Bonfils est encore de ce monde.
A côté des morts il y a des revenants : Georges Normand ! Quelle disparition inexplicable il a faite celui-là ! Pour moi c’est la pauvre Geneviève qui lui troublait la conscience ; ne crois-tu pas ?
L’éloignement des Paul, m’est comme à toi, plus sensible dans les circonstances présentes. Mais ce n’est pas une absence qui décimente le bloc de la famille ; on peut courir les océans et les continents, on a toujours son port d’attache.
Tu me dis qu’à la Compagnie le genre familier de Delépine t’a choquée. Voilà où on en arrive avec le genre démagogène inaugurée par notre Direction actuelle. Mais sache bien que c’est Delépine qui tire toutes les ficelles du Service de l’Artillerie, qu’il est familier avec le Colonel Rimailho auquel il fait ses petits rapports, et qu’il a certainement plus de poids que moi, et même sans doute que le Commandant Roy. Ce dernier a pu quitter son service cinq mois,... qu’importe puisque Delépine restait.
J’ai reçu une gentille lettre de Berthier, qui me dit avoir réussi mieux et plus vite qu’il ne pensait. Il compte revenir en Mars. En voilà un qui pourra reprendre du service à la Compagnie ; son absence d’un peu plus d’un an lui aura fait franchir des échelons qu’il n’aurait jamais franchis s’il était resté.
Un mot de Condamin (qui va quitter la Compagnie pour une situation de Directeur Commercial d’une Société qui fabrique un dispositif spécial pour le graissage des roues de wagons) m’annonce la mort, à Saint Sébastien, du Général Mondragon. Encore une figure de l’ancienne Compagnie qui s’efface. Il nous rendu des services celui-là.
Ce soir, je vais dîner chez Bresard qui revient passer le Carnaval à Rio.
Je te quitte, ma chérie, pour reprendre la barque de 4 heures.
Je suis bien ennuyé, mon Amie chérie, que ces lignes n’aient pu prendre le courrier de ce matin, mais à 1 heure du matin, mon premier loisir depuis que j’ai regagné Rio à 8 heures lundi soir, j’étais éreinté et abruti. Peut-être n’y aura-t-il pas grand mal à ce retard, car il passe un autre bateau après-demain. C’est d’ailleurs bien regrettable, tous ces bateaux qui passent par paquets, nous laissant ensuite un temps infini à attendre un nouveau passage.
Quand on prend du repos, il faut le payer au retour. Hier, en matinée, passé à Déodoro ; aussitôt après déjeuner, visite à Mr de Castro e Silva qu’il me fallait voir avant de faire mon rapport à la Compagnie puis, sans désemparer jusqu’à 1 heure du matin, sauf le temps du dîner, rapport. Et ce matin il n’a pas fallu que je traîne au lit, puisque la malle était bouclée à 8 heures à la poste. Tu vois donc ce que j’ai pu dormir ; d’ailleurs, après le calme frais de Therezopolis, la chaleur étouffante et le bruit des tramways toute la nuit étaient peu faits pour me plonger dans un sommeil profond.
Ta lettre 44 m’attendait sur ma table. Encore un gros chagrin : la mort de Pierre Delfour ; j’avais plus que de la sympathie pour lui, je l’aimais beaucoup : j’ai vraiment une grande peine, Manon.
Houdaille a été très gentil de ne pas tarder à aller te voir. Je suis content que lui, au moins, ait pris ici quinze mois de bonne vie, mais il n’a pas eu mes soucis ni mes responsabilités, et je ne te mens pas, ma chérie, en t’affirmant que Rio n’a guère été un Paradis pour moi au cours de ces dix derniers mois.
Madame Roy peut bien te faire ses doléances, mais son mari n’a pas su réagir contre le lent étranglement de son Service. Il y a trois ans que je sens revenir la disparition de l’Artillerie, et je n’avais pas hésité cet hiver à dire au Commandant Roy que je pensais bien à son sauvetage en me battant au Brésil. Il m’a pris sans doute pour un illuminé ou un excité, il n’a pas réagi contre toutes les mistoufles qu’on lui a faites. Et qu’arrive-t-il aujourd’hui : on a dû prendre à la Compagnie un homme nouveau, que Rimailho avait en tête, le Colonel Fère, et qui nous mettra sous le boisseau si le Service continue à vivre. Fère, ce sera le chef des missions d’artillerie, poste que je pensais devoir mettre réservé. Que l’artillerie vive ou qu’elle meure, tu vois que je n’ai guère à me leurrer sur les brillantes situations qui me sont réservées mais je ne m’inquiète pas trop : on continue à me sourire du côté Schneider. Alors Mr Laurent aura mérité que je lui dise, comme ce capitaine espagnol à Charles Quint : « Vous m’avez méconnu, vos agents m’ont molesté, je vous trahirai jusqu’à la mort. »
Therezopolis est beaucoup plus rustique que Petrópolis, dont il est distant de 55 kilomètres. C’est une agglomération bien moins étendue, nichée un peu pêle-mêle dans les gorges et les vallées en arrière de cette sierra très déchiquetée qui dresse comme des doigts vers le ciel, et que tu te rappelles certainement. Une heure de barque, deux heures de chemin de fer (dont une heure sur crémaillère). L’altitude est de 902 mètres tandis que celle de Petrópolis n’est que de 813 mètres. Cette altitude permet la culture de nos fruits de France, et j’ai fait une cure fameuse de raisins dans les treilles du Père Norbert, un vieux Français riche comme Crésus. A cause du pays très accidenté, des vallées coupées de moros, Therezopolis forme deux agglomérations à six kilomètres l’une de l’autre : Alto de Therezopolis et Varzea de Therezopolis. C’est à Varzea que se trouve l’hôtel appartenant au père Le Magouron, un vieux Breton ; et d’ailleurs son hôtel rappelle les hôtels neufs des petites plages de Bretagne, mais plus rudimentaire.
Il faut se lever de bonne heure, car les matinées sont pures et délicieuses ; l’après-midi des nuages montent et s’accumulent autour du Doigt de Dieu et l’orage, d’une violence inouïe (on est en plein dedans) éclate vers 3 ou 4 heures ; la soirée redevient belle mais très fraîche, et la nuit est la nuit splendidement lumineuse d’étoiles que l’on trouve sous les Tropiques aussitôt qu’on s’élève (nuit comparable à celle de Mexico). Quelques mauvais chemins et sentiers permettent des promenades, mais on est assez limité par la puissante forêt vierge impénétrable. L’eau coule partout, et les torrents forment de belles cascades comme celle d’Imbuhy dont la chute a 40 mètres de haut. Mais à mon avis, malgré tout, Therezopolis ne présente pas le pittoresque du Petrópolis, si spécial que tu connais et ne trouvais pas de comparaison.
L’heure s’avance, et Lelong m’attend pour dîner avec Petitbon. Il faut que je te quitte, ma chérie, sur un long baiser.
Ri.
J’ai quitté les hauteurs de Therezopolis pour venir à Rio élaborer un rapport pour ma boîte. Il y a un long courrier demain. Il est plus d’une heure du matin, et je viens seulement de terminer. Tu es sacrifiée, car je n’ai plus le courage de terminer ma lettre pour toi qui présente déjà une interruption de huit jours.
Mon camarade, l’intendant Buchalet, qui se repose aussi à Therezopolis, a deux lettres à expédier en France mais il craint que leur suscription n’attire les regards et ne les fasse passer au cabinet noir. Alors il a pensé que sans doute tu voudrais bien avoir la gentillesse de les lui mettre dans une boîte à Paris ou Boulogne.
Tendresses et baisers.
Ton Henri
Puisque les trois timbres émis à l’occasion du Centenaire de l’Indépendance sont appréciés de nos amateurs, je vais me hâter de te les envoyer, mais ils commencent à se raréfier : les rouges (200 reis) me paraissent complètement épuisés, car depuis quelques temps les bureaux de poste ne vendent plus que les anciens timbres ; quant aux verts (300 reis) et aux bleus (100 reis), les bureaux commencent aussi à vendre les anciens. Et je ne pense pas qu’on fasse un nouveau tirage si longtemps après la date du Centenaire. Ces trois timbres ont donc dès maintenant de la valeur.
Je suis content que tu aies fait la connaissance de Delporte, qui t’a été sympathique comme à moi. Je te rappellerai seulement que, si tu peux avoir ton franc parler avec Houdaille à l’égard de Rimailho, il n’en va pas de même avec Delporte qui a le fétichisme de ce surhomme... à moins que son voyage ici n’ait déjà commencé à lui ouvrir les yeux. J’ai pensé que les beaux jours revenant tu pourrais inviter à dîner, déjeuner, ou goûter, les Delporte et Houdaille. Ce serait gentil.
Il est bien que ce soit toi qui sois allée rendre les derniers devoirs au cher Pierre Delfour, car, de toute ta famille, c’est nous, il me semble qu’il affectionnait le mieux ; mais ton rapide voyage a dû être bien émotionné et bien fatiguant.
Et toute l’image de la vie passe dans ta lettre : naissance de la petite Vaussay, fiançailles de Jacques Dupuis, déclin ininterrompu de Madame Morize, mort de la tante Badenier (que je n’ai jamais vue).
Tu ne me dis pas si tu as répondu aux aimables avances de Madeleine Moreau ; je crois qu’il serait bien que tu le fasses.
Ici, deuil national aujourd’hui, demain et dimanche : les magasins sont fermés et tous les lieux de plaisir regorgent de ponde. Ray Barbosa est mort, et les journaux de Rio, dans des articles emphatiques, le proclament « le plus grand cerveau latin ». Je parie que tu n’en as jamais entendu parler ; pour moi, il était sorti de l’inconnu à la révolution de juillet dernier. C’était un avocat politicien d’ici, qui passait pour intègre... parce qu’il était très cher à acheter. Et tous les "Bandar-Log" de Brésiliens se demandent ce qu’il va advenir, car « le soleil s’est éteint sur le monde. » Ces orgueilleux sans cervelle sont bien grotesques !
Je n’ai aucun tableau sensationnel ou pittoresque à te tracer de ma vie à Therezopolis. Imagine une villégiature dans un petit trou de montagne, pendant une période généralement pluvieuse. Quelques-uns ont la flemme, comme le ménage Buchalet ; d’autres, bottés et enveloppés d’imperméables, sont venus pour circuler, et circulent coûte que coûte. Mais les pluies ont rendu les pistes et les chemins tellement impraticables souvent, qu’on en est réduit à circuler pour circuler, toujours dans les mêmes coins ; mais au moins on respire dans ces vallées qui rappellent absolument ... - trou de souris- . Tonkin m’a ... - trou de souris - Buchalet. En dehors de ces ... – trou de souris – nous avons cependant pu atteindre quelques buts intéressants, pendant les quatorze jours que j’ai passés là-haut en trois fois. Déjeuner à la fazenda de Boa-Fé, à 16 kilom. de Therezopolis, perdue dans le pays sauvage, difficile à ravitailler, ne pouvant vivre que par ses propres moyens. Le mari, Lynch, et son frère célibataire sont Anglais, la femme est Brésilienne ; une tripotés d’enfants s’agitent autour d’eux, et d’autres, les plus grands, font leurs études en Angleterre. On nous a fait rôtir un énorme cochon de lait, avec de la farine de manioc grillée et de la salade ; beaucoup d’entremets sucrés, du fromage et mes mangues. Le pain, cuit à la fazenda, vous est mesuré.
Promenade à ... – trou de souris – (1430 mètres d’altitude), le point le plus haut de la route de Therezopolis à Petrópolis, à 12 kilom. de Therezopolis. La route monte en lacets aux flancs souvent vertigineux de gorges boisées où l’on se sait ce qui vous étreint si fort : la solitude silencieuse, ou l’appréhension de quelques brusques rencontres infernale. Et d’en haut, la vue se perd immensément loin sur un continent si vieux, si vieux, que les intempéries, pendant des millénaires, ont ébréchés les arêtes, y ont taillé des pains de sucre et de monstrueux obélisques.
Promenade à la cascade d’Imbuhy, à 7 kilom. de Therezopolis. Chute de 40 mètres de haut et l’eau se reçoit en bas dans une longue entaille ... ... ... – trou de souris –
Cascade Féroce : celle-là, nous l’avons entendu rugir à travers la forêt, mais nous n’avons pas pu l’atteindre. Au bout de deux heures, nous étions complètement noyés dans le fouillis de la végétation, et le guide que nous avions emmené nous a avoué que, depuis la dernière fois qu’il était venu, « la forêt avait mangé la piste » (o nmatto camon a picada). Il faudra revenir avec des haches et des machettes. Nous étions d’ailleurs si bien empêtrés dans la forêt qu’il nous a fallu une grande demi heure ... ... ... – trou de souris –
Saberbo : le site dont je t’ai envoyé une carte postale (d’un pays à tant d’aspects splendides, on ne peut trouver aucune vue que la gare ou l’hôtel). De là on a une très belle échappée sur la rade de Rio tout entière, qui semble minuscule. Nous sommes allés voir, tout près de là, les résultats d’un terrible accident arrivé pendant mon séjour là-haut : une locomotive s’est mise à dévaler la voie très en pente sans qu’on puisse serrer les freins ; à un tournant brusque elle a sauté hors des rails et est tombée dans un gouffre ... ... ... – trou de souris – Le chauffeur avait pu sauter à temps mais le mécanicien est tué.
- Manque la fin de cet envoi et peut-être l’envoi suivant --
Hier j’ai passé toute ma journée de dimanche à Tijuca, dans la maison de campagne de Monsieur de Castro e Silva ; mais, hélas ! ce n’était que pour m’y reposer en aspirant avec insouciance les fortes effluves qui viennent des forêts. On avait convié avec moi le secrétaire du Ministre de la Guerre et un député influent. Et en revenant dans la nuit chaude pleine d’étoiles, je songeais que ces deux bonhommes n’étaient guère différents de ces athlètes forains qui vous annoncent qu’ils sont prêts à exécuter un tour mirifique... si, auparavant, on leur jette de la monnaie ; la monnaie tombe, ils la ramassent,... mais jamais on ne voit le tour promis. Je passe mon temps à repousser. De cyniques assauts contre le porte-monnaie de la Compagnie ; je veux voir le tour avant de payer. Ah ! tu serais écoeurée, Manon, si tu voyais les fripouilles sans envergure auxquelles j’ai quotidiennement à faire : politiciens rapaces, et journalistes de chantage. Voilà ce que c’est que d’avoir donné l’impression d’être une maison sans aucun sérieux.
Que va devenir Marland ? diras-tu. Marland est de plus en plus sombre, égaré, épineux. On le fuit, et d’ailleurs lui-même fuit tout le monde. Il s’est arrangé pour obtenir une permission et partir en France ; mais il lui faudra revenir dans quatre mois. Alors il a fait de violentes scènes dans le ménage aussi, qu’il critique de vouloir se fixer en France. Il s’est rendu tellement insupportable que la petite Bresard l’a nettement envoyé promener et le pauvre Marland fait maintenant chez eux une figure d’un lamentable morceau de glu.
Encore des conférences toute cette journée avec des hommes politiques. Nous avons fini par tomber d’accord sur ceci : nous allons tenter un dernier et violent effort pour remettre sur le tapis toute la question d’artillerie de campagne qui est actuellement décidés en faveur du Creusot ; si, dans trois mois au plus, notre campagne ne nous permet pas d’escompter des résultats favorables pour St-Chamond, nous n’aurons qu’à laisser courir les évènements, renonçant à tout effort et toute nouvelle dépense. Je trouve beaucoup de lassitude chez les amis qui appuient St-Chamond, et eux-mêmes, malgré les bénéfices qui leur sont promis, commencent à trouver que ce combat sans issue doit avoir un terme.
Au fond de moi-même, je n’ai aucun espoir ; au cas où je parviendrais à obtenir que ma Compagnie soit autorisée à présenter un nouveau matériel avant que la commande ne soit définitivement signée à Schneider, mon grand fou de Rimailho présentera des élucubrations de son crû, et qui ne nous serons certainement pas achetées. Nous aurons un peu plus profondément compromis notre cause.
Les grippes qui vous ont tous abattus doivent être loin, peut-être envolées jusqu’ici car on y parle beaucoup d’une véritable épidémie d’espagnole, que les gens d’ici semblent redouter à l’égal de la fièvre jaune. Quant à l’accident de Franz, il a de la chance de s’en être tiré à bon compte ; même sans se blesser sérieusement, il faut craindre le tétanos par les écorchures sur le sol des routes.
Pauvre Marguerite Nimsgern n’a vraiment pas eu une heureuse étoile. Je souhaite que son opération ait réussi et l’ait complètement délivrée du mal. Je songe toujours à lui écrire, mais je vis comme un forçat ; dis-le lui à l’occasion. Tu me parles de ma partie de chasse : ah ! j’ai bien le temps ! Elle se réduira sans doute à aller tirer quelques pigeons sauvages aux lisières des forêts de Therezopolis pendant les vacances que je vais me donner à Pâques,... et encore que je me donne parce que le jeudi et le vendredi saint sont absolument fériés au Brésil.
Je comprends que la disparition de Madame Marie ait été une grande peine pour Madame Morize qui a bien restreint son cercle d’amis. Quand les fidèles restent si peu nombreux, la mort d’un seul fait un vide sensible. Enfin tu me rassures un peu sur la santé de Madame Morize et j’ose maintenant espérer que tout danger immédiat est écarté. De même pour ta mère, mais avec celle-ci les imprudences sont toujours à redouter, et il n’y a que dans les périodes de crise qu’elle consent à se soigner.
Je vais t’envoyer "Marie Chapdelaine" par Schmitt qui repart bientôt pour la France. Le livre, auquel je tiens, est parfaitement net, et comme neuf ; je demande donc qu’on en ait soin. Pour le lire, il faudra lui remettre une couverture, ne l’ouvrir que sur une table, et ne pas laisser traîner les mains sur les pages en lisant : c’est ainsi qu’on garde les livres en bon état.
Quoique dimanche, du travail : un long télégramme à ma Compagnie. Et puis, je me suis lancé dans un petit travail destiné à Pierre ; il m’a écrit qu’il avait parfois la compréhension difficile des mathématiques ; je veux lui montrer qu’il n’y a pas à chercher midi à quatorze heures. Je lui enverrai ce travail à lire avec réflexion pendant ses vacances.
Tu t’étonnes que je n’aie pas encore changé d’hôtel. Deux raisons : à cause de l’éloignement, j’hésite à retourner à Tijuca qui me fera consommer beaucoup de temps en allées et venues, et j’attendrais toujours (ce qui ne m’est pas arrivé) que les affaires me laissent un peu plus de loisirs ; d’autre part, il me faudrait le temps de refaire mes malles, ce qui ne sera pas une petite affaire avec toutes les paperasses dont on m’a inondé. Or voici que ce matin le gérant m’a prévenu qu’on allait dresser des échafaudages pour refaire la façade, qu’on repeindrait les chambres, etc. ... et qu’on me transporterait dans un autre corps de bâtiment. Alors, comme il me faut me préparer à déménager, autant vaut mettre à exécution mon projet de grimper vers les hauteurs, Tijuca ou Santa-Thereza.
Maintenant, je cours à Copacabana dîner avec Thyss chez les Buchalet.
Ce changement dans mon personnel ne va pas alléger ma tâche. Schmitt est pressé de partir, et Barailler sera à peine au courant.
Mon rapport est sec ; je te quitte pour le passer au copie-lettre, puis je me coucherai ; car, tu ne t’en doutes pas, il est minuit passé.
Bons baisers aux enfants, et à tous les nôtres grandes affections. Ma Manon, je te presse tendrement contre moi.
Ri.
1923 | ||
Rio300 |
Pâques, Therezopolis |
Chez les Thys. Thys mes sert à boire ; entre nous deux au fond Nadari, Madame Thys en noir, Madame Nadari assise sur la balustrade |
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Chez les Thys, de droite à gauche : Nadari, Mme Nadari, Thys, Mme Thys versant à boire, Henri Morize |
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28 juillet, Therezopolis |
A gauche, Lelong ; à droite, Morize |
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Les trois chasseurs du pays et Henri Morize |
Rio304 |
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Les trois chasseurs du pays et leurs chiens |