Songe donc ; j’avais fait une absence de cinq jours, dont trois étaient fériés ! Vraiment, les gens abusent ; je leur ai donné l’habitude d’être constamment à leur disposition pour un oui ou un non à l’époque où nous étions en pleine bataille et où la moindre négligence pouvait nous perdre ; cela a rendu leur initiative paresseuse. Il est vrai que tous ces Brésiliens ne sont pas intelligents, et ont besoin d’une surveillance constante ; je t’ai raconté que j’avais eu à leur fournir des articles de journaux, je les écrivais en français, ils n’avaient qu’à les traduire en portugais ; eh bien ! en mon absence, paraît-il, le dernier article avait un contre sens monstrueux qui me fait dire l’inverse de la thèse que je soutient : je suis très contrarié.
Toi aussi, petite Manon, tu as dû être assez sérieusement touchée ; j’espère que, après tes cinq jours de lit, tu auras pris des précautions ; fait-il chaud au moins dans la maison ?
Pauvre Suzanne me paraît en bien mauvais état, d’après tout ce que tu me dis. Son organisme est jeune et pourrait peut-être réagir et se réparer si elle se soignait comme il faut. Mais qu’est-ce que c’est que tous ces docteurs d’aventure qu’elle consulte ? Avant de s’embarquer dans tel ou tel traitement, on aurait dû avoir une grande consultation de maîtres.
Cela me peine cette façon qu’à Charlotte de toujours porter des jugements rigides et outrés sur les mobiles des actes, en particuliers les miens. Si je n’écris pas à Albert, c’est systématique ! v’lan, et Charlotte est infaillible. Elle juge, elle juge, ... et l’arrêt est sans appel. Mais quand son mari est bous culé et n’a pas une minute pour écrire pendant des mois et des mois, il ferait beau voir qu’on fasse mine d’en être surpris. De quel droit nie-t-elle l’affection, très grande, que j’ai pour Albert ? parce que je n’écris pas. Alors si j’étais blessé à la main et ne pouvais tenir la plume, du même coup je n’aimerai plus personne. Impossibilité matérielle, répliquera-t-on. Eh bien ! dans mon cas actuel, c’est ma même chose : impossibilité matérielle car je n’ai pas le temps de faire le tiers de tout ce que j’ai à faire. C’est bien, j’ai des quantités de lettres en retard ; pensant que la famille vous est plus indulgente, je les aurais faites avant d’écrire à Albert (auquel j’ai écrit pour sa fête), je ferai l’inverse.
Hier, après pas mal de courses, j’ai été faire visite aux Dalmassy pour répondre à un gentil petit mot m’invitant à dîner vendredi. Puis j’ai emmené Thyss, les Bresard, Marland et Bauer à Copacabana, dîner au Lido ; la petite Bresard recommence à ne plus être sortable : elle nous a fait le coup de se trouver mal après le dessert, il a fallu l’allonger par terre où elle s’et endormie, et tous les gens s’imaginaient naturellement que nous étions une bande de fêtards qui avions pochardé une femme.
Ce soir, dîner chez les Dalmassy avec le général Durandin, le jeune ménage Chabrol, et le commandant Monneville. Dimanche prochain, dîner chez les Bresard.
De même que les lucioles s’allument puis s’éteignent toutes ensemble, de même les gens allument leurs lampions, en même temps ; puis, pendant des semaines tout retombe dans l’obscurité et chacun vit chez soi.
Emmené déjeuner au Jockey-club Mr. Kérouas, un gros importateur français d’ici, qui a la représentation d’un tas de maison, depuis des chantiers maritimes jusqu’aux magasins du Louvre. Bien que le Ct Roy lui ait ici soutiré des renseignements et des rapports, ma Compagnie lui témoigne de l’hostilité ce qui est au moins fort peu diplomate, et je m’efforce de faire la contre partie car il est insensé de se créer bénévolement des ennemis, surtout dans la situation peu brillante où nous sommes.
Terminé mon après-midi par une visite d’affaires, puis par une séance au cinéma où l’on projetait un film très intéressant pris au milieu des régions les plus sauvages de l’Amazone.
Dîné ; ensuite cet instant de causerie avec toi ; puis je vais me coucher tôt pour assister à une messe de bonne heure demain matin.
Ce matin, à la messe de Communion, j’ai prié pour tous, mais plus spécialement pour Franz qui continue à me tourmenter. Il m’a fallu ensuite confectionner et faire partir un long câble pour ma Compagnie, et maintenant que j’en ai le temps, je vais te raconter un peu mon dernier séjour à Therezopolis.
Ces cinq jours de villégiature peuvent d’ailleurs tenir dans ces deux mots : pluie et Thyss.
Ah ! de la pluie, sans interruption. Le Samedi Saint, cependant, il y a eu un petit coin de ciel bleu, un tout petit coin ; mais ne l’ont vu que ceux qui se sont levés à 5 heures, comme moi pour se rendre compte si l’on pouvait se risquer à se glisser dans la forêt pour chasser. Les cloches sont parties dans l’eau, et elles sont revenues dans l’eau (et tu sais qu’ici ce ne sont pas seulement les cloches des églises qui s’en vont, mais aussi les sifflets des locomotives, les sirènes des autos, etc. ...) Enfin, solidement chaussé, solidement guêtré, bien abrité par mon imperméable, j’ai tout de même fait du footing à travers le pays transformé en un vaste marigot.
Ensuite, Thyss. Il m’attendait sous la véranda de sa villa dès avant 7hrs du matin ; il s’en remettait à moi du soin de faire des projets de randonnées, il a rendu sa parole après avoir accepté une invitation à un pique nique quand il a su que de mon côté j’avais refusé (le mauvais temps n’a d’ailleurs pas permis ce pique nique) ; avant de me lâcher pour rentrer déjeuner ou dîner à mon hôtel, il ne manquait jamais de demander à sa femme s’il n’y avait pas moyen de mettre à sa table un couvert de plus. Bref, il n’y a que lorsque j’entrais à l’église qu’il me lâchait, car, il est protestant et il n’est pas encore allé jusqu’à dire : « Morize vaut bien une messe ! » Au fond Thyss s’ennuie chez lui, il aime le mouvement et l’agitation, et je l’amusais ; il est assez égoïste, et cette amitié est pour son plaisir. Je ne m’y trompe pas, et Petitbon a parfaitement défini le fond de la chose en me disant, avec un accent gavroche, et dans un langage vertement imagé : « Alors, c’est le grand amour ! Fais attention seulement qu’i t’fasse pas un enfant, et qu’i t’plaque pas après ! »
Il y a eu aussi des personnages de second plan. D’abord Collin. En voilà un qui porte le diable en terre, et qui se plaint de tout. Et il passe au potentat, au puissant homme d’affaires ; et c’est le vieux garçon, douillet et maniaque. Eh bien ! lui aussi finissait par être une âme en peine quand je n’étais pas là, et notre hôtesse, la mère de Le Magouroux, affirme que je l’ai un peu déridé. Il s’est un peu ouvert à moi de ses affaires, il m’a donné ses impressions sur Patart (un tyran sectaire qui, pour dominer seul sa femme, lui a interdit toute pratique religieuse et toute relation avec sa mère). Le jour de Pâques, il m’a bien amusé ; comme nous revenions ensemble de la messe, on lui remit un télégramme : Monsieur Schneider le félicitait pour sa nomination au grade de chevalier de la Légion d’Honneur. Après avoir tourné et retourné la dépêche, l’avoir lue et relue avec et sans son monocle cerné de noir, l’avoir profondément médité, il me la passe en disant : « On aurait pu se dispenser de m’envoyer d’aussi mauvais œufs de Pâques. On se paye ma tête à Paris, et je vais eng... Monsieur Schneider de s’être mêlé de ce qui ne le regardait pas en me faisant décorer. » Alors, il en a profité pour m’énumérer tous ses titres et mérites à la Croix, en me faisant savoir qu’il aurait dû la recevoir, que maintenant il était trop tard et qu’il n’en voulait plus, qu’il la refusait, etc. ... Bref, l’homme désabusé de tout, que rien ne met plus en joie. J’ai terriblement regretté de n’avoir pas dans ma valise un bout de ruban rouge : je lui aurais fleuri sa boutonnière le premier, Saint-Chamond décorant le Creusot !
Et encore comme personnage de second plan, un quatuor de jolies femmes (ou réputées telles) et leurs maris. Madame Nodari, très blonde Polonaise, ex-première danseuse de la troupe de la Pawlowa, et son mari Nodari, un Italien qui ne tarit pas sur ses prouesses pendant la guerre, et qui se met ici, chaque année, un demi million de côté (ménage d’ailleurs très religieux : quand madame était danseuse, cela ne l’empêchait pas d’assister tous les matins à la messe de 7hrs, et ne permettait comme cour à son fiancé que de l’accompagner de la messe à chez elle. Lits séparés, car Nodari a l’originale habitude de ne pouvoir dormir que couché en travers du lit, et de deux heures en deux heures, il se réveille pour lire un peu ou faire de la gymnastique suédoise. C’est Madame Thyss qui m’a documenté)
Autre ménage : les Maurice Gudin. Elle, ancienne infime théâtreuse du théâtre des Termes ; bonne fille, toujours prête à rendre service, mais a conservé de son métier une grande préciosité de langage et de diction. Son mari, le docteur Gudin (Brésilien malgré son nom français), chirurgien des gens riches, s’applique à copier notre docteur Doyen, non par la science, mais pas ses prix exorbitants (il demande carrément 100 contos, soit 160 mille francs, pour une opération normale). En dépit de ses cheveux gris, il se sait beau garçon, ce qui le rend puant.
Ménage Eugène Gudin, frère du précédent. Elle, ancien mannequin des couturiers parisiens, très aimable, mais a raison de ne pas tenir de trop longues conversations, où se révèle vite qu’elle n’a pas dû moisir dans les classes du Sacré-Cœur ou des Oiseaux. Lui, très simple, très amateur de mouvement et de grand air, très affable, riche ingénieur.
Enfin le ménage Guimaraes, lié aux Gudin. Lui, Brésilien très quelconque ; elle, jolie Américaine désinvolte et sportive. Comme ni l’un, ni l’autre ne parle français et que les Thyss n’ont pas de tuyaux sur eux, il ne m’est pas possible de potiner à leur sujet.
... Malgré des torrents de pluie, l’analyse de ses semblables est une source de distractions qui vient en aide au sempiternel bridge ou poker.
A Tijuca, le père Dupont, qui me dit être enchaîné par ses accords, avec son nouvel associé, un Brésilien, me double, simplement, le prix que je payais l’an dernier, et pour une petite chambre dans son nouveau second étage. Impossible d’obtenir mon ancienne chambre, en plein milieu du jardin. L’hôtel est bien mais c’est un hôtel, ce n’est plus la vieille fazenda. Etant donné que mes affaires m’obligent encore à beaucoup d’allées et venues, et qu’à cause de la distance j’aurais pas mal de frais de taxis à ajouter au prix élevé de la pension, je vais voir ailleurs, à Bello Horizonte ou à l’hôtel Internacional, avant de donner une réponse au père Dupont.
Ce qui m’effraie quand je le contemple, c’est mon bazar à déménager. A chaque départ d’ici de quelqu’un de Saint-Chamond, un tas de choses rappliquent chez moi : le départ de Boquet a fait reparaître dans ma chambre le pavillon du phonographe et la corde de 10 mètres pour ascensions ; le départ de Houdaille m’a fait hérité d’une machine à écrire apportée jadis par Rimailho et m’a relis en possession de mon képi d’artilleur( !), etc. ...
Et je ne compte pas les innombrables paperasses et documents qui, maintenant, sont à ma seule garde.
Et puis, à côté de mes armes, je vois le fusil de chasse de Buchalet, la winchester de Buchalet, une carabine automatique appartenant à Thyss. Mon chez moi est le déversoir de ce qui gêne les autres. Mon déménagement va être une sale corvée !
Je n’avais pas prévu qu’en revenant de l’Arsenal de Sao-Christovao je rencontrerai Lelong et Petitbon, qu’ils m’escorteraient dans mes recherches d’un gîte, que j’offrirais à dîner à Lelong désoeuvré, et qu’ensuite il m’emmènerait au cinéma.
A l’hôtel Bello Horizonte, on m’offre une chambre avec vue merveilleuse sur la baie. Je n’ai pas pris d’engagement, je réfléchis. Je crois qu’au fond j’ai un regret de Tijuca, mais chose bizarre, je le regrette peut-être plus de loin que de près. Alors ? c’est peut-être simplement un vieux souvenir que je regrette, et sans doute vaudrait-il mieux ne pas le gâter par une désillusion.
Hôtel Bello Horizonte
1 rua Marinho
Rio de Janeiro.
Il est convenu que j’y aménagerai samedi soir. A mon hôtel des Estrangeiros, les domestiques sont navrés de me voir partir, et ils s’ingénuent à me dorloter pour que je reste, m’indiquant les chambres où, d’après eux, je serais comme un coq en pâte. En attendant, la mienne, complètement close, commence à sentir mauvais. En rentrant à l’hôtel, on trébuche dans les gravas. Je n’aurais pas un regret très grand de m’en aller.
Le Général Durandin m’attend à dîner au Palace Hôtel ; je ne suis pas très en avance.
Hier et ce matin, ont été employés à faire mes emballages, et je suis courbaturé et abruti.
Tendres baisers.
Ri.
Mes deux fenêtres ouvrent sur un espace merveilleux et immense. En dessous de moi, la ville doit être une fournaise ; aussi un coup de téléphone aux Buchalet m’a fait savoir que déjà ce soir ils viendraient dîner sur ma hauteur pour goûter un peu de fraîcheur ; le général Durandin les accompagnera. Je prévois que dans le site où je perche, je serai peu délaissé, il y aura des amateurs de brises et de beaux horizons.
L’hôtel est coquet et soigné, calme et tranquille ; une trentaine de chambres. Un rez-de-chaussée entouré d’une véranda sous laquelle on peut dîner quand des amis viennent se rafraîchir dans les brises du soir qui arrivent du large sous l’éclatant scintillement des constellations australes ; au-dessus, un seul étage (où se trouve ma chambre).
Et je t’assure, Manon, que plus jamais maintenant j’ai l’impression d’avoir vécu en an dans un tombeau.
Je dois cependant t’avouer qu’ayant du loisir entre mes deux courses au ministère, je suis allé au cinéma voir "Sangue à Area" (sang et sable) une adaptation de "Arènes sanglantes". Ayant lu le roman, j’ai eu grand plaisir à voir ce film bien agencé.
Reçu ta lettre n° 50. Je me tranquillise un peu pour la santé de Franz,... mais j’ai hâte de savoir les beaux jours solidement réinstallés en France ; que notre grand ne fasse pas d’imprudences. Merci de me prévenir du pied d’intimité de Houdaille avec les grands chefs : je serai circonspect.
La pauvre Suzanne Prat me fait peine, et m’inquiète. Elle qui aime tant la vie, doit paraître une pauvre chose cassée. Dernièrement, j’ai pensé à elle en voyant une image faite en papier noir découpée, une danseuse toute vivante, très ohé ! ohé ! Pour l’amuser dans sa chambre de malade, je vais la lui envoyer (5 milreis, ce n’est pas ruineux) Je la confierai aux Bresard qui partent le 25 Avril pour la France sans idée de retour ; ils te la feront parvenir, et tu la remettras à Suzanne si tu juges que ce souvenir de moi puisse l’amuser et non l’attrister.
Ce départ en villégiature m’a obligé à décliner une aimable invitation de Collin à dîner pour demain soir, chez lui, avec les Thyss. Car Collin, qui aime ses aises, a un chez-lui : un appartement immense, avec une cuisinière et une femme de chambre. Il a d’ailleurs un appartement à Buenos-Aires, un à New York, un à Paris, sa maison de famille à Belfort, et une propriété à Vaucresson. Que original ! Ici, il a pris pour cuisinière la Mère Marie, la Mère des Forçats, dont je t’ai parlé, et qui a dû fermer son cabaret pittoresque où l’on faisait des petits dîners succulents. Tu le vois Collin ne se refuse rien.
Le Général est un bon compagnon, aimant le mouvement et la gaîté. Ensemble nous avons pas mal pédestré ; mais le clou de notre courte villégiature fut notre chasse de samedi.
Partis à 6hrs, alors que dans l’atmosphère transparente et légère les premiers rayons du soleil s’accrochaient aux cimes ; nous étions guidés par trois chasseurs du pays escortés de leur "meutes" : une huitaine de cabots sans race, de tout poil, de toutes tailles, quelques uns éclopés mais marchant quand même.
Bientôt nous entrons dans la forêt, chose encore inconnue du Général ; glissement dans les trouées du fourré ; cheminement, la machette en main, dans l’inextricable enchevêtrement des branches et des lianes ; traversée des petits rios en rampant ou faisant de l’équilibre sur des troncs morts couchés en travers du lit.
Une première paca est levée par les chiens, mais, au lieu de revenir vers l’eau, où nous l’attendions, elle s’échappe vers les cimes. Nous reprenons notre cheminement à travers le bois vierge ; un violent bruit d’eau, une trouée dans le bloc épais de la végétation, un spectacle impressionnant : c’est la "Cascade Féroce", connue à peu près seulement par les chasseurs qui affrontent la forêt, et jusqu’à laquelle nous avions vainement essayé d’atteindre, avec Thyss, une imposante masse d’eau qui mugit et se brise au milieu des rochers dans l’éternelle solitude.
Les chiens lèvent une seconde paca qui revient se jeter à l’eau sans la grande vasque rocheuse qui précède la cascade ; la bête reste cachée quelque temps, museau au ras de l’eau, sous les branches feuillues qui retombent se baigner sur la nappe calme et transparente ; nos chiens ont peu de flair et ne la retrouve pas ; enfin je l’aperçois qui cherche à passer sur l’autre rive en filant entre deux eaux. Ma position m’empêche de tirer sans danger pour un autre chasseur, mais je signale la bête, qui est abattue de deux coups de feu.
C’est une paca de taille moyenne, pesant 10 kilos : bête courte sur pattes, à la tête rappelant celle de la loutre ou du castor, au pelage ras tacheté blanc et noir. Au Rio Doce, nous en avions tué de plus fortes.
Le lendemain, nous l’avons mangée rôti à l’hôtel : chair blanche et fine, rappelant celle du cochon de lait. Après cette chasse, nos estomacs criaient famine, et nos provisions furent dévorées au bord du torrent. Reprise de la chasse, sans résultat, mais hommes et chiens sentaient la lassitude. Après nous être dégagés de la forêt, en taillant, brisant, rampant, nous rentrions vers 5 heures du soir, les poumons dilatés et lavés, la peau fouettée, les muscles assouplis.
Hier soir, le comte Van der Bruck leur offrait un dîner d’adieu, et avait réuni autour d’eux leurs meilleurs amis : les Buchalet, le général Durandin, Lelong, Petitbon et moi. Aujourd’hui, je les ai eux à déjeuner au Jockey-club, avec les Buchalet, Lelong et Petitbon. Demain matin, nous leur faisons escorte sur l’Avon, et puis... la vie continuera à couler sans eux à Rio. C’étaient de bons amis et certainement leur départ va faire un vide.
Quant à ce toqué de Marland, il a refusé toutes les invitations des amis avant son départ, il vit retiré sous sa tente, il est complètement l’être craintif et sauvage ; je n’ose même pas lui parler d’aller le voir. Les Bresard en ont plein le dos, et la traversée en sa compagnie ne semble guère leur sourire. Avant que la petite Bresard ne soit indéplaçable, tu pourrais peut-être les avoir à déjeuner en même temps que les Delporte.
A propos de Delporte, un mot de Condamin m’apprend qu’il vient d’être nommé adjoint au Commandant Lebe-Gigun, dans le but de prendre sa place lorsque celui-ci se retirera.
Bons baisers aux enfants, et tendresses ma Manon.
Ri.
J’ai sans doute été un peu froissé, comme les autres ; mais il faut peut-être voir les choses avec plus d’indulgence. Avec leurs trois enfants, avec l’état déjà lourd de madame Bressard, la fatigue des préparatifs a dû être considérable ; et la satisfaction d’en avoir enfin terminé avec les tracas et les agitations des dernières heures a primé tout autre sentiment.
Le soir, c’était Barrouck qui partait en permission pour la France, sur des bateaux de sa Compagnie, naturellement. Nouvelle conduite, et Barrouck ma retenu à dîner avec quelques camarades à bord de l’Alsina.
Deux bateaux vers l’Europe le même jour ; et ensuite nous allons rester une éternité sans qu’il passe de longs courriers.
Pauvre Jean ! il a eu de la malchance. Je le plains, non de son entorse en elle-même, mais de la réclusion qu’elle lui a imposée, à lui qui sent si fort que la vie est franche et naturelle dans notre milieu, et qui s’y trouve si fortement attiré.
Hier soir, dîner chez les Buchalet en compagnie de Van der Bruck, Lelong et Kerrouas. Puis, tous ensemble, bonne course dans l’auto de Van der Bruck le long de l’Océan, au Leme, Copacabana et Ipanema, après une journée de chaleur lourde (la température ne veut pas baisser cette année).
Je te quitte pour aller déjeuner chez Collin, auquel j’ai déjà dû refuser plusieurs fois, mais qui ne se lasse pas de renouveler son invitation avec insistance.
Sa cuisinière, la mère Marie, nous avait fait un déjeuner très simple, mais digne de palais gourmets de vieux garçons. Sa femme de chambre, une silencieuse mulâtresse, est stylée comme je n’en ai jamais vue dans les ménages parisiens. Pas de flaflas, pas de snobisme, pas de rastaquouérisme, pas de tape à l’oeil : le maître de céans ne vit pas pour les autres, il vit pour lui-même, et son ordinaire exclut toute médiocrité.
Le soir, dîner chez les Thyss, en leur villa de Copacabana. C’était la reprise de leurs dîners bridges hebdomadaires. Encore des amateurs d’art et de bonne cuisine. Mais leur cuisinier annamite, ayant menacé de saigner la femme de chambre avec son couteau à découper, avait été mis à la porte, et une nouvelle cuisinière faisait ses débuts. Les amateurs d’absolument parfait étaient donc priés d’avoir un peu d’indulgence.
Les convives étaient Van der Bruck, Lelong, Collin et moi, en plus du maître et de la maîtresse de maison. Collin avait apporté les photos qu’il avait prises à Pâques à Therezopolis et très gentiment il en avait fait faire un tirage pour moi. Quand cette lettre partira, j’espère ne pas oublier d’y glisser ces deux épreuves.
Tout à l’heure, je revenais de la messe de midi à Sao José, quand j’ai rencontré Dumay, Petitbon, Le Méhauté et Isard, et comme je n’avais aucun prétexte pour refuser, je me suis joint à la bande pour aller déjeuner chez Dumay, à Santa-Thereza. On s’est mis à table à plus d’une heure et demie, la conversation s’est ensuite prolongée, je rentre au moment où le soleil est déjà tombé derrière les serras, dans un instant il fera nuit ; et il est trop tard pour que j’aille voir le colonel Pascal, alité depuis huit jours avec une très violente crise de paludisme. On lui fait de très fortes injections de quinine, injections très douloureuses. Pascal a été un ardent adversaire de Saint-Chamond, mais pas mon ennemi personnel ; il souffre et me paraît un peu abandonné. Avec sa femme, il vivait assez en dehors du groupe des camarades, et aujourd’hui il est couché à l’écart. Je trouve cela bien triste.
La guerre est déjà ouverte. « Elle est bien vieille Mistinguette, elle a 58 ans ! » a gentiment fait savoir la jeune Parisis, l’étoile du Casino. « Qu’importe, a répliqué Gabrielle Dorzcat (qui a 46 ans), elle a gardé les jambes les plus spirituelles de tout Paris ! » Et ces cancans de coulisses précèdent les compagnies qui ne sont pas encore ici : que sera-ce quand elles y seront ? Oh ! sans doute beaucoup plus mordant que ce qui se dit entre Creusot et St-Chamond,... ce qui n’empêche pas Collin et Morize d’arpenter côte à côte les avenues de Rio. « Fumistes ! » doivent en penser les journalistes qui nous croisent et qui nous connaissent.
Une dame insistait depuis quelque temps auprès de Petitbon pour que je lui sois présenté, caprice de femme. Hier soir donc, je me suis exécuté. J’ai emmené Petitbon dîner au Jockey-club, puis nous sommes allés faire notre visite. C’est la femme du secrétaire de l’Ambassade du Mexique à Rio, une Napolitaine, agréable sans être jolie. Je crois que je connais le Mexique pittoresque mieux qu’elle-même, et pendant deux heures je lui ai servi mon répertoire mexicain. Si elle n’est pas contente, il m’est impossible de faire mieux.
Mais, mon Amie chérie, il faut naturellement organiser vos grandes vacances, sans chercher à prévoir ce qu’il adviendra de moi à cette époque. J’ai mon lit Picot, je puis toujours m’installer en surnombre. Toi et les enfants avez besoin de repos et de changement d’air ; je souhaite fort que tu passes de meilleures vacances que l’an dernier. Donc prévois en conséquence, et par avance. Mais surtout que, par mesures d’économies, ta mère ne te laisse pas prendre une boîte à sardines, si elle a l’arrière pensée d’y envoyer s’empiler des bataillons. Sache bien sur quels hôtes tu dois compter, que ceux qui le peuvent participent à la location, et prends du logement en conséquence.
Comment veux-tu savoir, toi, moi, Houdaille, Roy, Rimailho, etc. ... ce que je ferai en Août et Septembre ? Certainement on me tiendra sur place tans que Collin sera à Rio ; et Collin ne veut pas partir tant que j’y serai : nous montons l’un devant l’autre une garde éternelle. Rimailho est un blagueur qui trompe tout le monde... à commencer par lui. Il m’écrit des craques tels que je suis obligé de tenir pour suspects tous les renseignements qu’il m’envoie.
Que de fois ne m’a-t-il pas parlé d’un rapport très favorable pour nous, accablant pour le Creusot, que le général de Castro avait adressé de Paris à son Ministre. Il a un mois, je télégraphie qu’on m’envoie enfin une copie de ce fameux rapport ; on me répond par télégramme que ce rapport n’a jamais existé !
Depuis cinq mois, Rimailho me dit que Saint-Chamond a un nouveau canon, très moderne, épatant, et que le Brésil ne peut passer la commande à Schneider avant de connaître notre nouveauté qui séduit beaucoup le Général de Castro. Ici, je travaille avec nos amis, avec des journalistes, à préparer le terrain, à intéresser le Gouvernement à nos nouveaux travaux (sur lesquels je n’ai d’ailleurs aucune donnée). Je réussis à obtenir du Ministre qu’il accueille de nouvelles propositions de ma Compagnie qui, je le lui affirme, seront accompagnées d’avis très favorables du Général de Castro. On me répond qu’on se réjouit de la tournure que prend l’affaire,... mais il y a un mois, et j’en suis toujours à attendre l’envoi que je demande. J’en conclus qu’ils n’ont rien d’étudié, que ce nouveau canon est dans les rêves de Rimailho, ou encore que le Général de Castro leur a refusé un avis favorable. Naturellement Collin a eu le temps d’intervenir et de mettre le Ministre en défiance : « Saint-Chamond n’a rien de neuf à vous présenter ; ils sont en train de vous bâcler une belle image. » Quand les propositions arriveront, il sera trop trad. Mais cela m’est égal ; je ne pourrai plus rien raccrocher, et ce sera la fin... enfin !
Tu vois donc, ma Manon, que personne ne peut pronostiquer mon retour puisque tout dépend encore de circonstances à venir.
Pauvre Pascal ne va pas du tout. Bonisson, médecin à quatre galons de la Mission Française, qui habite avec sa famille à l’hôtel Bello Horizonte, me disait que a forme de paludisme, n’est pas classique, et qu’on allait faire une analyse de sang. On l’a transporté ce matin à la maison de santé de Sao-Sebastiao.
Il y a trois mois que je suis en pourparlers pour cette réexpédition ; il faut que cette fois j’en termine ... – trou de souris - bousculade d‘ici le 10.
Voilà qu’on diagnostique pour le colonel Pascal une méningite cérébro-spinale, bien qu’il semble aller beaucoup mieux. Alors, on a simplement changé la nature des injections.
Je clos ces lignes par un grand baiser.
Ri.
Pascal vit toujours,... mais les médecins ont renoncé à le faire souffrir. Il n’a d’ailleurs plus aucune conscience de son existence.
Pauvre Pascal est mort à 11 heures ce matin. Aussitôt après dîner, j’irai faire une prière à la chapelle de la maison de santé, où il est exposé.
Mercredi soir, comme je te le disais, je suis allé rendre mes devoirs à Pascal. Dans la petite chapelle, grande ouverte sur la nuit tiède, le colonel, en grande tenue, embaumé, les mains jointes sur la poitrine, était couché sur une table simplement couverte d’une nappe blanche ; c’était assez impressionnant. Les officiers de la mission française montaient la garde près de lui, à tour de rôle. Détail horrifiant : les embaumeurs avaient été commandés à l’avance, par la maison de santé, et ont attendu trois heures, dans la pièce voisine, que Pascal ait rendu l’âme. Les morts vont vites, aux colonies ; et cela me remémore une histoire du capitaine Bouvet, artilleur colonial qui avait succédé à Blomart à St-Chamond. Il avait pris le tétanos au Sénégal, et, dans un demi coma, il entendait fabriquer son cercueil sous une tente voisine. On n’avait d’ailleurs pas eu besoin de s’en servir.
Les Brésiliens ont dignement fait une dernière escorte à Pascal. Le Ministre de la Guerre, les manitous de l’Etat-Major, tous les officiers élèves de Pascal, les attachés militaires étrangers, la mission navale américaine, plusieurs membres du corps diplomatique, etc. ... ont formé un cortège d’automobiles d’au moins 2 kilomètres de long pour accompagner Pascal depuis la maison de santé jusqu’à l’hôpital militaire, dans la chapelle duquel le corps restera déposé pendant un an, délai exigé par les règlements avant le transfert en France puisqu’il y a présomption de maladie contagieuse.
Une grande pitié s’est emparée de tous quand a paru Madame Pascal voulant à tout prix entrer dans la chapelle pour voir encore le cercueil de son mari. Jamais je n’ai vu pareille loque humaine : un paquet de crêpes montés sur deux jambes, refusant tout service, et qui ne s’avançait que porté par Madame de Dalmassy et Madame Buchalet. Le docteur Bonisson est très inquiet de son état : depuis dix-huit jours elle n’a pas dormi et n’a consenti à absorber que quelques œufs. Sans enfants, cette femme a vécu complètement anéantie en son mari, sans personnalité, sans volonté propre, sans religion autre que celle de Pascal : on la voyait parfois perdue d’extase devant son mari, comme une Carmélite devant le crucifix. On souriait de cette exagération un peu ridicule ; aujourd’hui, en la voyant, ce n’est pas de la pitié que l’on ressent, c’est de l’épouvante devant le gouffre béant devant cette femme : son seul Dieu est mort, pour elle il n’y a plus que le néant. Le docteur Bonisson, qui craint qu’elle ne fasse des hallucinations, et le général Durandin, ont obtenu qu’elle demeure quelques temps à l’hôpital militaire, bien situé en dehors de Rio, et où elle trouvera des sœurs de la Charité françaises. Et le Père Bachelli va s’occuper de lui refaire un peu de religion : ce n’est pas un mystique, lui, mais un homme d’énergie et d’action.
Presque toute la colonie française assistait aux obsèques, et Fessy-Moyse aussi. Son dîner intime du soir, donné en vue de son très prochain départ en France, fut dons un peu grave : les visions de la journée nous pesaient à tous sur l’âme.
Hier soir, dîner chez les Thyss, à Copacabana, avec Lelong et Petitbon. Après le dîner, le traditionnel bridge, où, décidément, je ne fais aucun progrès.
J’ai enfin obtenu du Ministre toutes les pièces nécessaires à l’embarquement de mon matériel,... qui vogue depuis quarante-huit heures ; cela n’a plus qu’un but, me permettre de récupérer mes débours. Ces pauvres bouts de papier représentent une semaine d’énervements et de bousculades, des kilomètres à pied et en voiture, des stationnements sans fin,... tandis que ma Compagnie s’évertue à proclamer qu’ici je n’ai rien à faire.
J’ai réussi ici à nous créer des amitiés, intéressées certainement, mais agissantes et nombreuses ; ce n’est pas en restant inactif que j’ai fait cela. Tous ces gens, tels une meute en chasse, doivent avoir leurs actions coordonnées et orientées : qui est le piqueux qui mène la chasse, sinon moi ? Et il ne faut pas s’endormir pour cela.
A Paris, on continue à ne pas voir les affaires suivant mes propres vues. J’avais préparé le terrain pour qu’une lettre de leur part au Ministre de la Guerre, lettre appuyé par un rapport favorable du Général de Castro, nous remette en bonne position ; on m’a répondu qu’on était satisfait de cette nouvelle, mais on n’a rien envoyé, et je vais encore télégraphier aujourd’hui. Rimailho s’imagine trop que le Ministre est à ses ordres. Ils vont encore manquer le coche ; je n’aurai plus qu’à rentrer.
Mes journées vont maintenant se trouver (je l’espère tout du moins) un peu décongestionnées par le départ de mes matériels. Mais mon monteur, Barailler, est tout désoeuvré, et le gros problème sera de lui trouver du travail. Pour moi, je vais pouvoir reprendre le côté diplomatique des affaires, et mettre à jour une énorme correspondance en souffrance. Et puis je fabrique à l’usage de Pierre une Introduction aux Sciences Mathématiques, puisqu’il m’a écrit qu’il s’y perdait un peu. Il lira avec soins et réflexions les pages que je lui enverrai pour ses grandes vacances ; en ce moment, il n’a qu’à travailler sa rhétorique. Et à ce propos, j’ai pensé que Franz, pendant ses vacances, ferait bien de prendre une teinture de Droit : Maudet aura bien l’amitié de lui prêter un cours de Droit civil et un cours de Droit romain ; aux vacances suivantes : Droit civil et Législations comparées ; aux vacances de troisième année : Droit administratif et Economie politique. Qu’il ne considère pas cela comme une étude approfondie, mais seulement comme une lecture sérieuse ; c’est intéressant et c’est utile.
Baner est venu déjeuner avec moi à mon hôtel. C’est un tout à fait gentil garçon, sérieux et d’âme fraîche. En m’en parlant l’autre jour Madame Buchalet me disait : « C’est un bel exemple à proposer à nos enfants. Fils d’un très riche banquier parisien, élevé avec rigidité peut-être mais certainement dans le luxe, le goût habitué aux choses délicates de l’art et de la pensée, les yeux ouverts sur une grosse fortune d’avenir, il est d’une très grande simplicité d’habitudes et de vie, sans pose, sans snobisme, les désirs modestes. » Je le trouve d’ailleurs d’une intelligence puissante et d’une grande profondeur de réflexion. Le seul reproche que je lui fais est qu’il est protestant.
Ah ! je ne suis pas désoeuvré, bien que la bousculade ait cessé. En courses toute la matinée ; rentré déjeuner à 1hr ; compulsé quelques dossiers ; et maintenant je pars chez les Buchalet que je voudrais saisir chez eux pour les inviter à dîner avec Baner et le jeune Lima e Silva. En sortant de chez eux, il faut que j’aille m’asseoir quelques instants près du lit du Capitaine Courant, couché par la fièvre, mais qui se frappe beaucoup au souvenir du Colonel Pascal.
Et maintenant, il faut que je m’habille pour aller recevoir mes invités au Jockey.
Hier soir, encore retenu à dîner par les Buchalet qui n’aiment pas vivre sans un tiers, ils l’avouent eux-mêmes. Ils m’avaient demandé, ainsi qu’à Baner, de venir prendre le thé à 5 heures, pour me retrouver avec deux ménages italiens connus à Therezopolis : les Giacommo et les Pareto.
Je viens d’être amené incidemment à parler avec le docteur Bonisson, des enfants "propres" et des enfants "sales", et en le faisant je pensais à Fafette, bien que tu m’écrives qu’il est converti depuis sa Première Communion. Eh bien ! sois contente : les enfants sales sont presque toujours des enfants très intelligents chez qui les réflexes sensibles sont atténués. La nuit, le besoin ne leur donne pas une sensation assez forte pour les réveiller, le jour, ils vagabondent en esprit loin des réalités, et leur attention n’est pas rappelée par le physique. ... A moins que, au contraire, l’enfant ne soit atteint de crétinisme, comme dans certaines vallées des Alpes, où on doit habiller les garçons en jupes jusqu’à 25 ans pour dissimuler leur petit fumier. En tous cas, d’après Bonisson, corrections et punitions sont inutiles, la volonté de l’enfant restant étrangère à ces... manifestations de génie. Est-ce donc intelligence ou crétinisme ? Bonisson te donne le moyen de reconnaître le crétinisme, plus aisé à déceler sans doute que l’intelligence : le regard semble mou comme celui d’un veau qui ne pense à rien, la lèvre inférieure est pendante et laisse dégouliner de la bave presque constamment, le langage est inarticulé « ba... ba... ba... », etc. ... Te voilà donc renseignée.
Tu me parles de l’absence de sentimentalisme des grands dans la question mariage. Je ne connais plus la mentalité de nos enfants de France que par les jeunes Français et Françaises que je vois ici ; et assurément, je ne les crois pas très enclin à l’idylle : le cœur est moins affiné, et ses battements sont plus brutaux. La pratique du sport a mis beaucoup de camaraderie entre garçons et filles, et ces dernières ne sont plus les fleurs mystérieuse aux parfums subtils ; on les voit plutôt hardis et dévoués compagnons que douces compagnes. Elles ont des personnalités trop marquées pour qu’il vienne à un garçon l’idée de fondre cette personnalité avec la sienne. Le flirt a remplacé l’idylle, la course vertigineuse en auto (où on ne peut parler, et où l’on pense à peine) s’est substituée à la lente promenade à pied.
Nous, nous regrettons l’autrefois romantique, parce que nous l’avons connu et trouvé bon ; mais les jeunes... si nous les plaignons, ils ne comprendront pas. Mais cela ne les empêche pas de témoigner de la galanterie aux femmes, jeunes ou vieilles. Le cœur n’est pour rien là dedans, ce n’est qu’une manifestation de bonne éducation.
Je t’embrasse très tendrement.
Ri.
Et parmi les présents, c’est la même chose : ils sont trop ! Hier, j’ai senti une vraie peine chez Madame de Dalmassy parce que j’étais invisible depuis plusieurs semaines : « Je n’avais plus qu’une seule illusion, m’a-t-elle dit : votre amitié. Je suis tout près de la perdre. »
Ajoute, à tout cet accaparement, que je voudrais achever un assez gros travail que j’ai entrepris pour Pierre, et qu’il importe qu’il le reçoive avant ses vacances. Tu ne m’en voudras donc pas, mon Amie chérie, si mon enveloppe n’est pas très lourde au prochain courrier.
J’avais avec moi les deux Dalmassy, le Général Durandin et Pichon. Menu soigné au Jockey-club. Pièce agréablement jouée par Gabrielle Dorziat et sa troupe, et très confortablement entendue de la loge que j’avais louée : les loges du Grand Théâtre de Rio ressemblent à un gentil petit salon précédé d’une pièce de repos. On donnait "La Veine" de Lavedan ; connais-tu ? Oh ! il ne faut rien y chercher, mais il faut avouer qu’à son répertoire il n’y a que des choses faciles, genre Capus, Lavedan etc. ..., qui se déroulent bien doucettement sans présenter jamais un point critique, vrai ou faux, un coup de théâtre où se reconnaît l’habile acteur, d’autant plus habile qu’il donne du naturel à une situation tout à fait anormale et factice que l’auteur n’a imaginé que pour les besoin de sa thèse.
Après le théâtre, suivant la règle, une coupe de champagne au Phénix, puis je remontai planer au-dessus du monde.
Ce n’est pas ce que mon monteur et moi dépensons par mois (depuis trois ans, un mois équivaut l’autre) qui fait une brèche dans la caisse de la Compagnie : c’est la politique que nous suivons ici. Cela nous coûte cher de nous cramponner : Rimailho et Patart ont eu foi dans des polémiques de presse ; j’ai résisté longtemps, sachant le prix, et le danger de ce moyen sans grande utilité, il a bien fallu que je cède. Alors nous sommes dans l’engrenage, et je sens le chantage tout autour de nous. Nos partisans ne m’apportent pas un renseignement, ne font pas une démarche, sans que cela soit accompagné d’une demande de subsides : et pas cent sous, le tarif est toujours le même : cinq contos (huit mille francs). Et ensuite, je perds un temps infini à courir après un reçu, car tu comprends que je veux mes justificatifs vis-à-vis de Mr Laurent ; tout est très bien en ce moment parce que à Paris ils nagent dans l’optimisme ; mais le jour de la catastrophe (la catastrophe sera la signature du contrat Schneider) je ne veux pas qu’on me soupçonne d’avoir fait mes affaires. Eh bien, c’est tout un travail de tenir ma comptabilité en règle. Je connais un petite Manon qui s’en ferait une bile noire.
Je suis content de vous savoir un gîte pour les vacances. Seulement, Manon je suis effrayé d’une chose que tu me dis, et je te cris aussitôt : « Si tu es sage, si tu ne veux pas d’imprévus, d’impromptus désagréables, organise-toi comme si tu devais avoir les trois petits Prat avec toi. » Cela reprend le même chemin que l’an dernier, et il faudrait bien que tu aies enfin ta part de bonnes vacances. Et je sais très bien que ce n’est pas d’avoir un supplément de neveux et nièce qui te gâche ta villégiature, mais l’énervement de l’indécision et de la carte forcée, et le manque de prévision et d’organisation. Or, sans absolument rien savoir, remarque-le, je parierai bien que tu hériteras les trois petits Prat. Avec quoi leur mère leur offrirait-elle une villégiature, ne gagnant guère beaucoup plus que ce qui lui est nécessaire pour vivre et faire vivre les deux petites ? Tu partiras sans eux, peut-être ; mais je ne donne pas quinze jours pour que tu les voies rappliquer.
Je suis attristé de voir nos enfants ne pas se soucier de causer de la peine à de bons amis en les laissant tomber pour courir à d’autres qui leur seront sans doute moins attachés parce qu’ils les auront connus moins enfants. Je me représentent les petites Corvol attendant à chaque courrier après Pâques une invitation qui n’est pas venue et qui, pour elles, pas gâtées, comptait beaucoup : désillusion et tristesse ! Alors, j’aime mieux ne pas penser à ton énorme bouquet de muguet. Mais, à ce propos, Franz peut se dispenser de promettre des animaux exotiques ; on fait maintenant toutes sortes de difficultés pour le transport, et si j’endossais tous ces ennuis, ce ne serait sans doute pas pour des gens qui défilent avec la même rapidité que dans un kaléidoscope.
Mon dimanche a bien été employé, hier. Après t’avoir écrit, messe de midi. Puis j’ai tenté de rencontrer les Buchalet pour leur proposer de m’offrir à déjeuner, en échange de quoi, je les aurais emmenés en matinée au théâtre. Ne les ayant pas trouvés, j’ai donc déjeuner seul au restaurant puis j’ai pris un fauteuil pour voir jouer "Les Sentiers de la Vertu" ; le père Collin, aussi seul que moi, était presque mon voisin. Eté passer ensuite un moment à côté du lit de Lelong qui souffre d’une angine. Puis je suis allé dîner à Santa-Thereza chez Dumay, avec Isard, Le Méhauté, et le commandant Manneville ; excellent dîner qui ne m’a pas réussi : j’ai été malade dans la nuit.
Revenu avec les Buchalet qui m’ont mener voir au cinéma un film français fort bien : "Les trois Mousquetaires" de Dumas, puis m’ont inviter à partager leur dîner. Quand il y a comme cela un départ qui fait un trou, il semble que les autres ont besoin de se sentir côte à côte.
Rien que cela était une victoire, et donc je t’affirme : nous étions raccrochés, et j’avais préparé les voies, je ne pouvais pas plus ; Paris devait agir. Or, le 8 avril, je câble que le Ministre est disposé à prêter l’oreille à nos propositions nouvelles, mais qu’il faut aller vite ; malgré mes rappels, on n’a encore rien envoyé à la date d’aujourd’hui... de ce que je croyais depuis la fin de l’année dernière être autre chose qu’un nouveau rêve de Rimailho. Et le courrier qui m’arrive en même temps que le tien de la Compagnie me renverse : au lieu de présenter un canon, le colonel Icre viendra faire une tournée de conférences, le colonel Rimailho me fera distribuer un livre qu’il est en train d’écrire, et je dois continuer) à guerroyer dans les journaux. Alors le Ministre aussi bien que nos partisans sont déçus et commencent à se demander si je ne suis pas un fumiste.
Mais il y a plus : aujourd’hui, un journaliste est venu me proposer de m’aider en publiant une fausse dépêche mettant en cause l’artillerie de l’armée française, dépêche sensationnelle, coûteuse,... et qui pouvait entraîner après enquête ma radiation de la Légion d’Honneur. Et tout cela, en même temps, me montre combien est périlleux le mauvais sentier sur lequel m’a engagé ma Compagnie (dont je commence à suspecter l’honnêteté)
Dalmassy vient de passer par ma chambre m’apportant
une invitation de sa femme à un thé pour demain ; et moi je n’ai qu’à me
hâter pour aller recevoir à dîner au Jockey Petitbon et le ménage mexicain
Espindala.
Et comme ces feuillets ferment le contenu d’une
enveloppe, je les charge de tendres baisers pour toi.
Ri.
Le samedi, j’avais reçu d’assez graves nouvelles sur
notre situation toujours pas très solide. Le Brésil est pressé de s’armer, et,
depuis deux mois que je le demande, Paris ne m’envoie que des phrases enthousiastes
et nullement les documents officiels et précis voulus. Le Ministre de la Guerre
perd patience, et réclame un télégramme du Général de Castro qui est à Paris
(et ne me semble pas jouer franc jeu auprès de Rimailho) pour savoir enfin si
oui ou non nous avons quelque chose de sensationnel à présenter ou si nous ne
faisons que du bluff ; après tout, moi-même, je serai bien aise de le
savoir. Hier, il a donc fallu de toute urgence que je rappelle ma Compagnie à
la réalité et la remette en présence de la situation au moyen d’un télégramme
long et coûteux qui m’a demandé plusieurs heures de travail, interrompues
seulement par la messe en ville, et la procession de la Fête-Dieu.
Procession plus pittoresque que grandiose, sur la
place du 15 Novembre, avec une multitude de clergés, de moines, de religieuses,
de confréries d’hommes et de femmes, de tiers ordres en froc de capucins ou de
pèlerines de capucines laissant voir les vêtements du monde, de simples
fidèles ; bannières rutilantes et clinquantes, musique des pompiers ;
et tous ces visages composaient une mosaïque étrange passant par tous les tons
du cirage, du chocolat, et de la crème à la vanille et à la framboise (les
femmes font une débauche de poudre et de fards)
De 5 à 7, j’avais à assister, à l’hôtel Gloria, au thé
d’adieu que donnaient les Dalmassy ; ils partent le 12 Juin,
définitivement, leur mission terminée, encore un vide sensible.
En sortant du thé, j’ai du courir lancer mon
télégramme ; puis, trop tard pour remonter dîner à mon hôtel, j’ai pris
quelque chose chez un bistrot quelconque.
Ma journée n’était pas achevée. Je venais d’apprendre
qu’un bateau italien partirait ce matin de bonne heure, se chargeant sans doute
de courrier pour la France. A 9hrs ½ du soir, je commençais mes
rapports à la Compagnie : un relatif à notre situation au Brésil, et un
autre concernant une commande que Espindola m’a indiqué pour le Mexique et
qu’il importait de ne pas laisser échapper.
A 3hrs du matin, courrier copié et cacheté,
je m’étendais sur mon lit, pour me relever à 7hrs du matin : il
était nécessaire que j’aie mis mon pli à la grande poste avant 8 heures.
Et voilà cette vie que l’on s’imagine être une
sinécure grassement rétribuée !
Il faut rapprocher cela d’un fait semblable auquel je
n’avais pas pris garde. Jeudi dernier, j’entre à plus de 8hrs à la
Brahma, je n’y avais pas vu Petitbon qui se lève de sa table et vient à moi en
disant : « Je t’attendais ; depuis 4hrs de
l’après-midi, j’étais sûr que je ne me coucherai pas sans t’avoir vu. » Tu
penses si tous ces passionnés de spiritisme jubilent : j’émane, je radie,
je m’incarne ! Toi, Manon, reste bien placide. Deux pures coïncidences,
sans doute, tout bonnement. Ou, en tout cas, simple phénomène d’ordre physique
et encore fort mal défini, et qui constitue le mécanisme de la pensée, la pensée
à cheval sur le matériel et l’immatériel ; et dans le domaine matériel
elle est accompagnée de violations donnant fatalement naissance à des ondes
analogues aux ondes lumineuses ou aux ondes hertziennes ; et certains
cerveaux, à certains moments, peuvent être des appareils en état de réceptivité
de ces ondes. Mais tout cela se passe dans ce qui est du domaine physique de la
pensée et aucunement dans ce qui est de son domaine psychique. Mais les hommes
sont des enfants qu’attire le merveilleux.
A ce propos, j’ai lu le "Fantôme de la rue
Michel-Ange" Il ne faut y voir qu’un petit tableau de mœurs
contemporaines, et non pas un essai de discussion du spiritisme
Il m’a appris qu’aux dernières nouvelles reçues de
Saint-Chamond, il y avait une grève absolument générale dans nos usines de
Saint-Chamond et d’Assailly ? Depuis que je suis à la Compagnie, c’est la
première fois que cela arrive. Je crains que notre Direction ne soit pas très
adroite, et cette grève générale ne me dit rien qui vaille. Barailler me dit
aussi que, depuis quelque temps, les commerçants de la ville sont inquiets,
qu’ils pressentent le déclin de l’usine et peut-être sa fermeture complète, et
que beaucoup cherchent à vendre leur fonds.
Pendant ce temps, le commandant Roy continue à se
plaire dans d’incessantes allées et venues à St-Chamond, ainsi que m’en
témoignent deux cartes postales de lui, datées de Valfleury les 14 et 15 Mai.
Le dimanche de Jeanne d’Arc, je comprends cette fugue, mais le lundi ?
Houdaille a glissé un mot, à la dérobée je pense, sur chacune des cartes ;
faute de moi, c’est lui qui fait l’officier d’ordonnance, et il semble très
disposé à ne pas me disputer ce rôle. Je le soupçonne de se demander à lui-même
ce qu’il fait à Valfleury, ayant à mieux employer son temps dans les endroits
chics de Paris.
A 10hrs du soir, nous arrivions tous à
l’Ambassade de France où nous étions invités au bal de la comtesse de
Hautecloque. Pour la première fois, j’ai vu une belle réception à notre
Ambassade ; le papa Conty s’en fichait un peu trop. Le corps diplomatique
y était au complet, et le Nonce lui-même, escorté de son secrétaire, voulut
bien y faire une apparition ; et dans le monde des Ambassades, on
considère qu’avoir le Nonce à une réception est tout ce qu’il y a de plus
select. D’ailleurs, Espindola m’a promis de me faire faire la connaissance plus
intime de Monseigneur Gaspari en l’invitant un de ces soirs à dîner avec moi. L’orchestre
était bon, le buffet était d’une belle ordonnance, la comtesse voulut bien me
donner sa première danse devant le Nonce même ; et quant c’est à minuit et
demi que part le dernier invité, il n’emporte pas la vilaine vision de choses
fripées, de lassitudes effondrées, d’inesthétiques coulures de fards, de
champagne renversé, de fauves odeurs.
J’ai reçu hier ta lettre 58. Je regrette que le dessin
qui t’est arrivé ait pu, un peu même seulement, te paraître destiné à toi, et
je ne voudrais pas que tu aies la peine d’une désillusion. Mais vraiment je
n’aurais jamais eu l’idée normale d’en faire l’acquisition pour toi. C’était
pour amuser un instant la pauvre Suzanne, comme on apporte un joujou à un petit
enfant malade dans son lit. Tu n’en aurais pas été intriguée si la poste
n’était pas complètement désordonnée : la lettre où il y avait toute
explication avait été mise à la boîte en temps voulu pour partir par le bateau
des Brésard auxquels je n’avais confié que la grande enveloppe (qu’ils t’ont
envoyée sans retard à ce que je vois).
Pour Pierrot, à condition que Franz ait des enfants
mâles pour continuer la famille, je ne ferai aucune objection à son entrée au
séminaire, si sa vocation est vraiment dictée par Dieu ; mais j’estime que
la vie est une pierre de touche nécessaire. Donc le séminaire à trente ans. En
attendant, le mieux serait Polytechnique, puis ingénieur de l’Etat (s’il est
bottier), ou les Eaux et Forêts, ou la Marine, ou l’Artillerie ; ce qui lui
permettra d’attendre l’heure d’entrer dans les ordres (plutôt séculiers que
réguliers, à moins qu’il ait un talent d’orateur sacré). Science développée et
connaissance des hommes, voilà ce qui manque trop aux jeunes prêtres séculiers,
et précisément ils en auraient bien plus besoin que les réguliers. Je ne vois
pas, ainsi que je le lui ai justement écrit l’autre jour, pourquoi il ne
débuterait pas ses études mathématiques à Notre Dame ; son meilleur
travail sera sa réflexion personnelle ; il n’a pas besoin pour cela d’un
professeur au Collège de France, ni d’être entouré de camarades qui soient des
puits de science, étant donné qu’il n’ira pas discuter avec eux des
spéculations scientifiques. Il suffit que son maître ne lui enseigne pas des
erreurs, et cela tout de même je ne le crois pas. Pourquoi trouve-t-il les
Mathématiques faibles à son collège ? sans doute parce les élèves de cette
classe n’y sont pas forts. Qu’est-ce que cela fait ? ce ne seront pas ses
camarades qui seront chargés de lui infliger la science : c’est lui-même
qui doit la pomper dans le cours du maître et dans les bouquins. Qu’il ne
s’inquiète donc pas de rester à Notre-Dame, mais qu’il s’assimile bien, pendant
ses vacances, le travail que je lui ai préparé afin qu’il soit apte à travailler
comme il convient.
D’autre part, j’ai vu que l’on avait reporté la limite
d’âge pour Polytechnique jusqu’à 23 ans.
Et voilà je n’ai plus que le temps d’endosser mon
smoking pour aller dîner chez les Hautecloque au fond d’Ipanema à 15 kilomètres
d’ici.
Hier soir, je recevais les Dalmassy à dîner au Jockey,
dîner d’adieux, avec le commandant Souza Réis et sa femme.
Ces temps-ci, me voici relancé vers le monde
diplomatique : les Stewart (chargé d’affaires d’Angleterre), d’anciens
grands amis de Houdaille, et les Millar qui m’ont gentiment ramené dans leur
auto jusqu’à mon hôtel haut perché et m’ont demandé d’aller les voir.
Tout cela est bien joli,... mais cela n’empêche pas
les affaires d’être très absorbantes et rudement compliquées. Une chose
pourtant m’a fait plaisir, si elle est vraie, Thyss que j’avais pris à sa
Banque en passant, à midi, pour l’emmener déjeuner chez son habituel bistrot,
m’a dit l’impression de Collin sur moi : un fort lutteur en train de
repêcher Saint-Chamond.
Pendant ce temps, Collin a dû enfourcher à nouveau son
habituel dada, que je ferais bien d’entrer au Creusot ; il a, je sais,
longuement parlé à Buchalet dimanche et hier soir Buchalet m’a
dit : « J’ai l’impression que, si tu voulais, Collin te ferait
une belle situation. Tu lui rendrais de grands services. » Etait-il un
porte parole autorisé ?
Grandes affections à tous les nôtres, et bons baisers
aux enfants. Je t’embrasse très tendrement, ma Manon.
Ri.
Mercredi
13 juin
Mon Amie chérie, les nouvelles que chacune de tes
lettres m’apportent de Suzanne sont loin d’être tranquillisantes, et ton numéro
59 arrivé aujourd’hui me laisse bien tourmenté à son sujet. Je commence à
craindre que cela ne se termine très mal. J’en ai parlé au docteur Bouisson,
que je considère comme un médecin honnête et consciencieux. « On ne se
décide pas assez souvent, m’a-t-il dit, à consulter de bons spécialistes, des
gens qui se sont fait une réputation méritée. Quelquefois, c’est parce qu’on ne
les connaît pas ; d’autre fois, c’est parce qu’on redoute des prix
inabordables. Mais ces maîtres sont la plupart du temps beaucoup plus
raisonnables que des médecins de beaucoup moins de savoir et
d’expérience ».
Comme je lui parlais de l’estomac de notre belle-sœur,
et de son traitement par le Kaolin, il me dit que ce procédé était assez
nouveau et permettrait, dans des cas pas trop graves, de se dispenser de
l’intervention chirurgicale. Du moment que l’on a eu recours à ce traitement,
cela indique nettement qu’il y a un ulcère à l’estomac. « Est-on fermement
assuré qu’on est en droit de ne pas envisager l’opération ? Qui a-t-on vu
pour prendre une décision aussi grave qui laisse la vie en péril ? La
science de l’estomac est difficile et compliquée : n’importe qui n’arrive
pas à y voir clair ». Et voici les noms que m’a donnés Bouisson, pour
Paris : en premier lieu Pauchet, puis sur un même plan Marcel Duval et de
Martel (un des fils de Gyp) ; mais c’est Pauchet qu’il semble préconiser.
Et on peut avoir confiance en tous trois : ce ne sont pas de systématiques
ouvreurs de ventres : s’ils décident l’intervention du bistouri, c’est
qu’en toute conscience ils auront jugé que c’est la seule chance de salvation.
Voilà les noms : à toi, Manon, à user d’influence et d’insinuation pour
qu’on ne reste pas aveugle.
Jeudi 14
Juin
Voici deux réponses à des questions que me pose ta
dernière lettre. D’abord, pour Franz : qu’avant toutes choses il acquière
sa science, sans se tourmenter pour son avenir ; nous avons le temps de
voir surgir les occasions, il n’y a qu’à y prêter attention. Quant au nom de
cet « éleveur dresseur de fauves », je ne vois que Monsieur Touchard,
administrateur du Jardin d’Acclimatation, qui était client de papa ;
vit-il encore ? Albert doit être au courant. Pour le renouvellement du
bail, il faut profiter des bonnes dispositions de ta mère, et faire ce
renouvellement très en règle ; je te rappelle qu’il serait très utile que
tu obtiennes une récente quittance de loyer, afin que, si ta mère venait à
disparaître, le liquidateur de la succession ne nous oblige pas à verser tous
les loyers depuis la dernière quittance (que nous ayons un bail ou que nous
n’en ayons pas). D’un seul coup, ce serait au moins 20 000 francs !
Vendredi
15 Juin
Les Dalmassy s’embarquent cet après-midi sur le
« Vasari », un bateau anglais qui leur fera faire en sens inverse la
même route que nous avons faite sur le « Iregliendeé Barbade et New-York.
Le « Vasari » est encore une sorte de navire fantôme que les Dalmassy
attendent depuis trois jours, toutes malles bouclées. Ils retournent en Europe,
définitivement et en profitent pour faire un crochet par les Etats-Unis.
Encore de bons amis qui disparaissent : le cadre
se vide, et bientôt j’y serai tout seul avec les célibataires qui sont les
derniers à se cramponner.
Les Dalmassy m’ont promis qu’ils iraient te voir après
la période des vacances où tout le monde est dispersé. Eux aussi ont des
domaines à faire valoir ; mais je ne crois pas que Franz puisse espérer y
trouver une bonne situation, ce ne doit pas être assez important pour qu’ils
songent à s’offrir un ingénieur agronome. Seulement, ils doivent être plus riches
en relations qu’en biens.
Samedi 16
Juin
Après-midi chargé, hir. Adieux aux Dalmassy à
bord ; retour avec les Buchalet, visite au comte et à la comtesse Van der
Burck chez lesquels je dois dîner ce soir (encore un dîner d’adieux car ils
repartent en Europe la semaine prochaine). Puis, le temps pressant car je
devais dîner chez les Stewart, Buchalet m’a prêté son auto pour que j’aille
m’acheter une chemise, mon linge commençant à sentir la misère et mes plastrons
n’étant plus dignes de l’habit. Car, quoique relativement dans l’intimité, on
était en habit chez les Stewart : la bonne société anglaise est
extrêmement à l’étiquette. Lui, je te l’ai dit, je crois, est le Chargé
d’Affaires Britanniques, en l’absence de son Ambassadeur, et il n’y a pas
quinze jours que je leur fus présenté. Outre Mr et Mrs Stewart et moi, il y
avait là une jeune miss, accompagnée par personne (c’est très anglais), le
consul britannique à Saô Paulo et deux vieux messieurs anglais, rigides, ne
disant pas un mot de français.
J’ai été très touché de la manière dont je fus
reçu : Stewart, sachant que je n’entendais pas l’anglais, s’est ingénié à
m’éviter toute impression d’isolement dans ce milieu où seuls Mrs Stewart et le
consul de Saô Paulo savaient un peu de français et, de 8 h à minuit, il ne
m’abandonna pas, laissant à sa femme le soin des autres hôtes. De sorte que
cette soirée, que je redoutais comme une corvée, se passa pour moi de façon
charmante et intéressante. Stewart est un érudit d’histoire ; Ecossais
d’origine, il me raconta une foule de détails sur les Stuart et me montra des
documents curieux ; et j’ai bien compris la délicatesse qui le guida dans
le choix de ce sujet : Marie Stuart fut reine de France et j’étais là le
seul Français.
J’ai ainsi appris que cette famille royale d’Ecosse,
que nous appelons Stuart, mais qui, en anglais, porte le nom de Stewart, est
d’origine bretonne : avant l’an 1000, les ancêtres étaient sénéchaux de
Dol, sous le nom de Tapifer. L’un deux, Alan Dapifer, vint en Ecosse où il fut
investi des fonctions de Grand Trésorier, (Stewart) dont l’emblème est un
échiquier, qui figure dans les blasons ; d’ailleurs, encore aujourd’hui,
en Angleterre le ministre des Finances porte le nom de Chancelier de
l’échiquier. Tu vois que les réunions mondaines de Rio ne sont pas toujours
uniquement réservées aux fariboles.
Dimanche
17 Juin
Mon existence devient complètement idiote : même
le dimanche, je n’ai plus le loisir de la moindre excursion, de la moindre
promenade ; ce jour-là, je dois profiter que je n’ai pas de rendez-vous
d’affaires, pour me boucler dans ma chambre et faire du travail de bureau.
Heureusement encore que maintenant je n’ai qu’à lever de temps à autre la tête
vers ma fenêtre ouverte pour voir de l’espace.
Hier soir, dîner chez les Van der Burck, qui s’en
vont. Des gens sympathiques. Lui, un an de moins que moi, je le connaissais
assez : de l’allant, du cran, de l’entrain, des vues intelligentes et
larges sur les affaires économiques et politiques : son Roi a eu la main
heureuse en le choisissant pour représenter la Belgique industrieuse et
commerçante à l’Exposition de Rio. Mais elle, je l’ai découverte un peu hier
soir. Type de la Flamande assez en chair, ses cheveux très blonds assemblés en
une coiffure quelque peu surannée, lente et flegmatique, on ne peut lui
assigner un âge précis : ce n’est plus une toute jeune femme, ce n’est pas
une vieille femme ; mais est-ce encore une jeune femme ou une femme encore
jeune ? on ne saurait le dire. Seul, le regard de ses yeux bleu de Delft
est enfant. C’est en parlant avec elle que, par bribes, au hasard de la
conversation, on est assez surpris d’apprendre que cette femme tranquille a
rudement bourlingué à travers le monde avant de se marier. Avec son frère et
une amie, elle a passé des années en voyage : Etats-Unis et Canada, Orient
et Extrême-Orient, toute l’Europe. Mais les voyages ne changent pas le
tempérament : pour cette fille d’un pays déjà brumeux, la féerie des
souvenirs la ramène aux paysages du Nord austères et mélancoliques, plutôt
qu’aux ruissellements de soleil du Tropique.
Elle m’a esquissé son voyage en Islande, sur un
inconfortable petit bateau ; ses randonnées à travers cette île âpre,
volcanique, sans un arbre à l’exception de… un groseillier ; son
existence de plusieurs mois, emmitouflée de peaux de bêtes, dans les cabanes
des habitants (car les hôtels ou les auberges n’existent pas). Et de ces
visions spleenétiques, elle a vogué vers d’autres visions non moins
spleenétiques : l Norvège. Elle ne souhaite pas revenir au Brésil, mais
elle a gardé la nostalgie de ces régions glacées, désolées, éclairées de
l’étrange lumière oblique d’un soleil pâle et elle aimerait profiter d’une
envolée de son mari vers les rivages torrides pour remonter elle-même vers les
rivages qui sentent le perpétuel hiver.
L’opposition de ces deux tempéraments se manifeste
encore dans le sentiment religieux : lui, écarté de l’Eglise qui lui
semble un instrument politique néfaste (voilà malheureusement où on en arrive
dans les pays où le clergé se jette avec passion dans les mêlées politiques,
comme en Belgique) ; elle, au contraire, très pratiquante (c’est Lelong
qui lui sert de cavalier à l’église). Eh bien ! ces deux antithèses se
sont harmonisées et paraissent bien vivre ensemble sans heurt. Et aucun
snobisme moderne dans ce ménage aux goûts peu sédentaires : s’en tenir aux
vieux usages chaque fois qu’on le peut, dit la comtesse. « Quelle mauvaise
habitude de faire trancher à l’office. Une pièce doit être partagée sur table
par les maîtres ». Et l’un en face de l’autre, le comte et la comtesse
découpaient chacun un succulent dindon pour répartir les morceaux aux
invités : les Hautecloque, les Buchalet, le Général Durandin, un colonel
italien, le Chargé d’Affaires de Tchécoslovaque, Kerouas, et moi (l’Amiral,
comme m’appelle toujours Van der Burck car je représente la Marine).
Lundi 18
Juin
Hier, ma solitude dominicale a brusquement pris fin à
6 h ½ du soir, le trio Buchalet étant venu me demander à partager l’ordinaire
de ma table. Et, ce matin, c’est la sensation de ta crise de neurasthénie
(comme tu dis) que m’apporte ton numéro 60. Voyons, mon petit Manon, ce n’est
pas le moment de te laisser submerger par le sombre et l’amer : tu
commandes le régiment.
Tiens, j’ai eu ces jours-ci des réflexions bien
capables de chasser le cafard et de souffler sur la neurasthénie : je lis
en ce moment un ouvrage que m’a prêté Collin, de l’abbé Moreux :
« Origine et formation des Mondes » (je ne te le recommande pas, car
toute l’étude se poursuit à grands coups de formules algébriques). Au bout de
quelques temps, on a une impression d’effroi en constatant ce moins que rien
qu’est la Terre comparée aux immensités sidérales ; et nous, dessus, cela
ne vaut pas la peine d’en parler, c’est pour ainsi dire zéro égaré et perdu dans
l’abîme. Et puis, tout d’un coup, l’effroi cesse : à force de vivre avec,
l’immensité vous semble à votre taille, on a réellement l’impression que, du
point de vue où l’on est, la Terre n’est presque rien à côté de soi ; on
sent que le « moi » est dilatable, qu’il se fait gigantesque, que
tout l’espace de l’Univers ne suffit plus à le loger. Tout est infime à côté du
« moi » qui pense ; l’espace et la durée. Je suis aussi bien,
dans le même instant à Rio qu’à Boulogne, exactement, j’imagine, comme nos
morts sont près de nous et partout à la fois. Et ma pensée enveloppe toute la
Voie Lactée.
Comment m’apparaît la Terre, alors, la Terre vivante
et frémissante ? pas même comme un globule de mon sang, un globule qui
serait malade. Il faut dilater sa pensée : le marasme ne rampe qu’en une
couche bien mince collée à la Terre de notre globe.
Mardi 19
Juin
J’ai écrit à Paul, aujourd’hui, une lettre qu’il lira
peut-être dans six mois. Le facteur qui l’emporte est Baner, que je viens
d’embarquer sur l’ »Alsina » à destination de Buenos Aires d’abord,
puis… du tour du monde. Mais comme il a du travail en route et qu’il doit
stationner un temps imprécis aux escales de la grande route ‘à Rio, sa première
escale, il s’est arrêté dix mois) j’ignore l’époque où il passera par Hué. Sois
d’ailleurs tranquille, j’ai déjà écrit aux Paul par des voies plus rapides.
Hier soir, jour de cinéma avec les Buchalet, j’ai dîné
chez eux en compagnie de Baner, puis nous allâmes faire une visite aux Van der
Burck qui partent demain.
Mercredi
20 Juin
Premier jour d’été en France, premier jour d’hiver
ici… et nous avons peut-être eu plus chaud que vous. Ma Compagnie et le général
de Castro se sont enfin décidés à suivre la voie que je leur ai ouverte à si
grand peine ; mais ils ont perdu un temps précieux à discutailler avant de
s’y engager. Saint-Chamond ne manque pas une occasion de produire mauvaise
impression : nous n’avons cependant pas de telles raisons de faire les
fiers et les malins. Je crois pourtant que nous allons être autorisés à produire
la dernière élucubration de Rimailho, que je ne connais que par les
descriptions enthousiastes qu’il m’en fait par lettres : je tremble que ce
soit une horreur sans nom, et alors nous n’aurions qu’à fuir sous les huées de
tous ; gouvernement brésilien qui pensera que nous nous sommes payés sa
tête, ambassade et mission française qui nous reprocheront d’avoir bien
inutilement compromis le succès du Creusot. Ce serait notre fin lamentable dans
toute l’Amérique du Sud.
Nous sommes allés aujourd’hui embarquer le comte et la
comtesse Van der Burck sur le « Gelria », un paquebot hollandais qui
touche à Anvers : réunion très sélect. Au retour, les Buchalet voulaient
m’emmener dîner chez eux ; mais j’ai du résister, j’avais à composer un câble
pour la Compagnie et c’est maintenant, 10 h ½ du soir, que je vais le porter en
ville.
Jeudi 21
Juin
Les partisans de St Chamond se reprennent à espérer
que, si notre nouveau matériel est bon, l’affaire se fera peut-être et… qu’ils
vont gagner de l’argent. Aujourd’hui donc, il m’a fallu aller discuter le
partage de la « peau de l’ours ». Castro e Silva m’a renouvelé qu’il
ne m’oublierait pas et m’abandonnerait une part de sa commission. Ma foi, en
toute conscience, je trouve que je ne l’aurai pas volée, bien que ma Compagnie
n’entendrait pas de cette oreille si elle le savait. Sais-tu qu’on n’y va pas
avec le dos de la cuiller, au Brésil : le total des commissions à verser
montera à environ 7 millions de francs si la commande a l’importance prévue de
100 millions. Or, les prix faits en conséquence ne tiennent compte que de 5
millions ; il va falloir, ou que la Compagnie change ses prix, ou que
certains, à la Compagnie même abandonnent des bribes de leurs bénéfices.
Vendredi
22 Juin
Est-ce bon, est-ce mauvais, de pouvoir fixer les
évènements non passés, dans le temps ? Je sais que notre Pierrot est sur
la sellette aujourd’hui. L’avantage, c’est que j’ai pu aller à l’église à son
intention… peut-être à l’heure où il passait son examen. (Mais, est-ce un tel
avantage cette coïncidence de la prière et de l’évènement ? Nous ne devons
pas oublier que pour Dieu c’est l’intention qui fait la coïncidence de la
prière dite demain avec l’évènement passé aujourd’hui à notre insu mais pour
lequel nous implorons). Par contre, le désavantage est manifeste : ça me
trifouille rudement le ventre. Et
justement, je n’ai rien à faire aujourd’hui : c’est la guigne !
Alors, je travaille à mes notes pour Pierre.
Un coup de téléphone de Buchalet m’a demandé d’aller
dîner ce coir avec eux, et Lelong qui revient d’une mission dans le Saô Paulo.
8 heures ici, il sera 11 heures du soir à Boulogne, quand nous nous mettrons à
table, je serai calme, le sort de Pierre sera fixé.
Samedi 23
Juin
Ce n’est vraiment pas la peine de payer double pour
accélérer un câblogramme. Ton différé, mis à 1 h 45 à Boulogne, heure de
France, est arrivé à 8 h 50 du soir à Rio, heure du Brésil ; ce qui avec
la différence horaire, fait 10 heures de voyage. Parfois, un télégramme à plein
tarif met plus de 24 heures. Je ne m’attendais pas à une telle rapidité.
Inutile, Manon, de te dire ma joie.
Je n’ai connu le résultat que tard dans la nuit… car
je suis rentré fort tard à mon hôtel : la faute en est à Collin. En
sortant de chez les Buchalet, avec Lelong, nous avons fait quelques cent pas
sur l’Avenida, puis, avant de rentrer
chacun chez nous, nous décidâmes de prendre un rafraîchissement au
Phénix. Là, nous sommes tombés sur monsieur Collin qui abreuvait de champagne
Salatez et le ménage Godehau. Collin prend des leçons de danse et maintenant il
a une frénésie pour le tango, la maxixe et le fox-trot ; on ne peut plus
le rentrer ; il ne perdait pas une danse avec la petite Godehau et, après
le Phénix, il fallut aller au Palace Club.
J’avais déjà entendu parler de ce ménage
Godehau : j’y flaire un couple de dangereux aventuriers. On ne sait pas ce
que fait le mari : on dit vaguement : il fait des affaires et on le
soupçonne d’être israélite. La femme, sans conversation est le vrai type de la
petite grue de bord de trottoir, grue de bas vol. Et l’homme a toutes les
allures du monsieur qui offre sa femme moyennant qu’il y trouve intérêt. Le
ménage cherche à se faufiler et à coller partout, mais ses allures n’en font
qu’un ménage accepté des célibataires… et encore : le général Durandin,
par exemple, très poursuivi, s’en gare comme il peut.
Collin et Salatz m’ont fait l’effet de deux grands
collégiens en passe de se faire engluer. Naturellement, le mari s’est jeté à ma
tête : mais il voit trop les choses identiquement comme moi, il affiche
trop les mêmes goûts, pour que je n’aie pas été mis en garde par cette
similitude trop voulue. Et voilà qu’il s’est offert comme compagnon d’une
randonnée dans les forêts du Rio Doce : Ah non ! Il peut être plus à
craindre que les tribus les plus sauvages et je ne trouverais aucun plaisir à
vivre des jours et des jours sur le qui-vive, prêt à abattre un compagnon qui
deviendrait menaçant. Ici, dans ces pays nouveaux, nous ne nous inquiétons pas
du passé des gens : derrière eux ils ont, connu une grande absolution,
l’océan et son mystère ; ils peuvent, comme beaucoup, avoir passé par les
bagnes : qu’importe, ils ont droit à une vie nouvelle. C’est même cette sorte d’indulgence
que les Européens qui ne sont jamais sortis de chez eux reprochent aux
coloniaux ; mais cette indulgence est avant tout une nécessité : trop
de gens parmi les meilleurs pionniers, seraient à mettre au banc de la société
si on tenait compte de leurs antécédents. Mais à partir de leur naissance à
cette vie nouvelle, on ne ferme plus les yeux : il y a des bandits (peu
importe s’ils étaient d’honnêtes gens en Europe), et il n’y a de braves gens
(peu importe s’ils étaient des bandits en Europe) Je tiens Godchan pour suspect
dans son présent, et je ne trouve personne qui me donne des preuves du contraire ;
je ne me lie pas avec lui, à fortiori n’irai-je pas me hasarder seul dans la
forêt avec lui ( c’est trop aisé, la signature d’un billet sous la menace d’un
revolver).
Ta lettre 61 m’est remise. Alors, toujours le cafard,
Manon ! mais tu es gentille de m’avoir tout de même condensé ta semaine.
Je pense d’ailleurs bien que le succès de Pierre t’aura remontée, si ce n’était
déjà fait.
Pauvre Madame Morize ! c’est émouvant ce
déplacement qu’elle veut faire, sous prétexte de faire plaisir à son filleul
Pierre ; cela me semble qu’avant de quitter la terre, elle tient à faire
ses visites d’adieu, et revoir Boulogne encore une fois.
Tu me parles de Pascal. On a fini par décider sa femme
à profiter du voyage de la famille Dieulouard (un des vétérinaire de la Mission
Française) pour retourner en France cette semaine sur le Groix. Il est grand
temps. Ici, elle vit dans la demi obscurité, tous volets clos, rappelant les
emmurés du Moyen Age. Et sais-tu ce que quelqu’un vient de me
dire : « Si, dans un an, j’apprenais qu’elle est remariée, je
n’en serais pas surpris. Ces changements qui confinent à la folie finissent
toujours comme cela ! »
Quand on croit que l’on va enfin pouvoir souffler un
peu, il vous tombe de nouvelles tuiles. Mon monteur Barailler est un brave
garçon, mais il n’est vraiment pas assez débrouillard : il lui faudrait
ici un petit train-train d’Europe, le moindre imprévu le désoriente et il vient
me trouver pour des niaiseries qu’il prend pour des catastrophes. On l’a prié,
à Deodoro, de ranger ses outils ailleurs, et de prendre un peu moins de
place ; il sort de ma chambre où il était venu m’annoncer que « rien
n’allait plus et qu’on en voulait à Saint-Chamond. » Il a simplement la prétention
que j’aille trouver le Général Directeur de l’Artillerie au Ministère pour
qu’il donne l’ordre qu’on laisse les marteaux, les limes de Barailler là où ils
sont. Huit jours de démarches et de correspondance pour que Barailler ne soit
pas dérangé dans ses petites habitudes.
Avant de passer aux feuillets suivants qui auront une
autre enveloppe, j’imprime sur ceux-ci un très tendre baiser pour ma Manon.
Ri.
Jeudi 28
juin
Une rencontre, hier soir, a évoqué des gens qui se
sont bien évanouis dans l’oubli : les Boquet. Un ingénieur de Saô Paulo
m’en a parlé, m’a dit qu’il en avait eu des nouvelles et que le « petit
père » était tout prêt à revenir pour son compte personnel. Comme tu ne
m’en as jamais écrit, je pense que les Boquet ne t’auront pas donné signe de
vie à leur retour, contrairement à l’intention qu’ils avaient manifestée ;
mais je crois qu’il ne faut pas s’en plaindre.
Le plus extraordinaire est que je n’ai rien su de
Boquet par la Compagnie : j’ignore s’il en fait encore partie, ni quel
accueil on lui a réservé. Et cela me fait songer qu’au fond j’ai très peu de
rapports avec ma Compagnie : on me laisse dans l’ignorance de tout ce qui
s’y passe ; par à-coups on me submerge de notes, et on a pris le genre de
m’envoyer comme renseignements confidentiels et de la dernière heure les
renseignements puisés dans mon précédent rapport. Mais à part cela, on ne
répond même pas à des demandes précises que j’adresse. Une chose fort
intéressante pour toi comme pour moi ne m’est pas connue : à la fin de
1922, quand on a distribué les gratifications, ne m’a-t-on pas oublié ?
Quand tu le pourras, informe t’en donc. Jadis, on nous le faisait savoir, même
quand nous étions à l’étranger… mais les mœurs du jour chez nous sont moins
affables et moins polies.
Vendredi
29 Juin
La fête de Pierre, à Boulogne ; celle de Paul, à
Hué, celle de ton père et de Pierre Delfour au ciel, celle de beaucoup que nous
connaissons ou avons connus. C’est un de ces jours où les pensées et les
prières doivent former une grande multitude affairée et remuante devant le
palais céleste des deux grands saints.
Hier soir, dîner chez les Thyss, à Copacabana. Des
difficultés avec ses domestiques ont obligé la maîtresse de maison à espacer
ces réunions qu’elle aurait voulu hebdomadaires. Les convives étaient les
habituels général Durandin, Lelong, Collin et moi. Voila que Collin a pris un
vice : da danse. Il y a deux mois, il ne savait pas ce que c’était, il en
a goûté, et il s’y est adonné tout entier, avec passion, avec frénésie. Il ne
peut plus voir une femme sans vouloir aussitôt l’entraîner dans un tango ;
hier soir, il nous a laissés bridger, tandis qu’au son du photographe il
secouait madame Thyss jusqu’à l’assassiner de fatigue.
Le fameux professeur Duque est revenu à Rio :
Collin est tous les jours à son cours. 50 milreis l’heure de leçon, ce qui fait
à Collin une dépense de 1 conto 500, soit environ 2500 francs ! Voyant un
si beau pigeon à plumer, Duque a monté une belle salle de danse, dont Collin
est actionnaire… peut-être bien le seul actionnaire qui ait financé. Tout le
monde reste un peu ahuri : Collin, le funèbre Collin, devenu l’opulant
Mécène de la danse !
Samedi 30
Juin
Je reviens d’un de ces déjeuners officiels que
Coatalem, l’agent général des Chargeurs Réunis, offre de temps à autre à bord
des bateaux de sa Compagnie, en escale à Rio. C’était aujourd’hui le
« Groix » qui passait.
Madame Pascal s’est enfin décidée à retourner en
France. Elle s’est embarquée aujourd’hui sur le « Groix » avec la
famille Dieulouard (Dieulouard est un vétérinaire militaire de la Mission
Française, qui part en congés). Comme je voulais aller la saluer, on m’en a
détourné : il paraît que dans sa cabine elle était dans un état
d’anéantissement complet.
Terpsichore n’empêche tout de même pas Collin de penser encore à Ste Barbe. Je viens d’être avisé d’une démarche énergique qu’il a tentée auprès du Gouvernement brésilien, et qu’il faut que je paie immédiatement. Je suis obligé, avant d’aller retrouver Lelong qui m’emmène dîner avec Petibon, de joindre mes partisans pour parler avec eux de ce qui se trame.