2ème séjour suite 6

Octobre 1923

Lundi 1er Octobre

C’est avec grande impatience que j’attends la fin de la semaine qui commence. Icre doit s’embarquer samedi pour Buenos Aires… si toutefois d’ici là il a pu faire mettre en règle ses passe ports, chose qui aurait dû être faite à Paris, et qu’il a négligée. Alors, pour faire tourner les règlements, courses de tous côtés, de l’Ambassade de France à l’Ambassade d’Argentine, des Chargeurs Réunis aux divers consulats. Et avec sa promptitude à s’irriter, et sa manie de toujours faire valoir la « personnalité qu’il est, le colonel ne simplifie pas les démarches.

Ses deux grandes caisses de prospectus sont toujours en souffrance et à tout instant il me dit : « Je vous en prie, Morize, occupez-vous en ». Je ne fais que cela, et, avant le dîner, je vais encore aller voir Buchalet, que je commence à horripiler, et qui, malgré toute son influence à l’Intendance de Guerre, ne peut déplacer la montagne administrative. Le colonel ne peut se rendre compte que si les choses allaient ordinairement plus vite au Brésil, je ne serais pas moi-même ici depuis trois ans et demi sans avoir abouti à rien. Mais il s’est mis en tête que tout cela n’est que malveillance des Brésiliens à son égard ; je t’assure que les Brésiliens se f… pas mal de lui.

Mardi 2 Octobre

Un mot en hâte, ma chérie, avant de courir aux agitations qui m’attendent. Un baiser, tout d’abord, en souvenir d’aujourd’hui : ah ! ma vie était alors moins compliquée et moins dure qu’à présent.

Le colonel est un guignard : tout marche de travers pour lui. Il a asticoté les gens de plusieurs côtés différents pour être reçu par le Ministre de la Marine et à nouveau par le Ministre de la Guerre ; et, naturellement, il a obtenu ses deux rendez-vous pour la même heure aujourd’hui. Alors, il faut que j’aille le tirer de ce cas embarrassant qui le met dans la posture de l’âne de Buridan, et faire changer les heures, si possible. De mon côté, je lui ai obtenu une nouvelle entrevue avec le général Tasso Fragoso, à 9 heures ce soir. La journée est complète.

Mercredi 3 Octobre

La chose la plus ordinaire du monde (tout au moins en limitant le monde au Brésil) s’est passée hier. Malgré les rendez-vous fixés, aucun des deux ministres n’a reçu le colonel Icre. Moi, j’ai bien l’habitude de cela ; mais lui… ah ! quelle musique il m’a faite ! Il me disait que le commandant Rego Barros, gendre et officier d’ordonnance du Ministre de la Guerre, avait été à deux doigts de recevoir son pied au derrière quand il est venu dire placidement que le Ministre n’était pas là et ne viendrait pas. Evidemment, voilà bien une manière nouvelle de faire des affaires… à coups de botte quelque part, est-ce pour m’enseigner cela qu’on m’a envoyé ce bouillant méridional ? Tu comprends que j’aurais préféré dîner ailleurs qu’avec lui au Palace ; voici ce qu’il me disait : « Je n’ai jamais fait antichambre chez le Ministre à Paris, je ne commencerai pas à Rio. Je ne retournerai plus au Ministère, mais vous prendrez vos dispositions pour que l’officier d’ordonnance du Ministre vienne au rapport chez nous. Il faut que Mr de Castro e Silva, que vous me dites être ami du commandant Rego Barros, obtienne cela, sinon nous lui couperons les vivres ».

Le père Icre, simple et obscur capitaine d’artillerie avant la guerre, et qui a pris un peu de lustre depuis, d’abord au cabinet du Ministre Painlevé pendant la guerre et ensuite comme faisant partie de la commission chargée d’étudier la mobilisation civile au cas d’un nouveau conflit, me paraît s’en croire beaucoup trop. Assurément, il ne me traite pas en simple employé n’ayant aucun droit à user d’initiative : le premier peut-être à la Compagnie, il semble attacher quelque importance à ma personne. Mais nos politiques sont destinées à entrer en conflit : lui, s’oriente vers une politique intransigeante et inflexible, dans la note de celle qui fut chère à Patart et qui ne l’a conduit qu’à des insuccès au Creusot, avec, comme aggravation, la manière forte, suivant sa propre expression, c'est-à-dire une brutalité qu’il ne dissimulera pas sous des dehors cauteleux comme Patart.

Si donc je n’ai obtenu aucun succès avant son retour ici, en mars sans doute, et comme il compte faire alors à Rio un séjour de quatre à six mois, je ne resterai pas, et lui abandonnerai le terrain.

Les fameuses caisses ont fini par arriver au Palace Hôtel, un peu disloquées par le voyage. « Vous m’enverrez votre monteur demain, avec des planches, une scie, un marteau et des clous » a commandé le colonel. Tu comprends qu’on ne va pas laisser pénétrer Barailler avec tout ce fourbi à l’heure élégante du thé ; et il faut que je prenne des dispositions un plus compliquées.

Ta lettre 75 m’a été remise et comme je pense qu’en cet instant vous êtes tous autour de la table du dîner, célébrant la Saint-François, en la lisant il va me paraître que je suis encore bien plus près de vous.

Jeudi 4 Octobre

Saint-François ! Bonne fête à tous ceux qui portent son nom. D’abord à toi, Manon, merci de tes chers vœux enfermés dans ta lettre lue hier ; merci ensuite à Pierre et Cri-cri dont les pages me sont arrivées aujourd’hui. Egalement reçu une lettre de Charlotte et une de Jean, qui semble plus que jamais en affectueuse confiance avec son oncle Henri. Tu vois, mon Amie chérie, que je n’ai pas été oublié. Et pourtant, tout cela ne m’enlève pas la sensation qui se fait plus intense chaque jour que, pour ceux de France, je ne suis plus qu’un « fait historique ». Je me doute même que j’ai déjà mes statues, immobiles et in changeantes comme le marbre, dans plusieurs cœurs.

J’ai peur de l’hiver qui va vers vous ; pour beaucoup je crains que les beaux jours n’aient pas assez fortifié des organismes trop ébranlés. Quels vides vont encore se produire ? Et je ne parle pas seulement des plus âgées ; mais il y en a de plus jeunes aussi dont les santés m’inquiètent.

Ma Manon, je t’en prie, ne recommence pas à te laisser entièrement agripper par Marguerite. Tiens, je te copie des phrases de ce livre dont je t’ai parlé : « Faiseurs de peines et Faiseurs de joie ». Il y est question de l’enfer que créent les neurasthéniques. « Une certaine réaction contre l’importance excessive donnée aux désordres nerveux commence à se manifester dans le monde médical, et d’autres moyens de cure que la complaisance, dont les spécialistes ont usé jusqu’ici, sont préconisés… Mais, après avoir persuadé aux gens qu’ils ont un système nerveux détraqué, il devient excessivement difficile de les convaincre que la guérison dépend d’eux-mêmes. Leur amour-propre se met de la partie, car ils sont devenus intéressants à leurs propres yeux, regrettent leur situation de sujets pathologiques, et n’éprouvent aucun désir de redevenir responsables de leurs propres actes ».

Les Horigoutchy, dont tu te préoccupes dans ta lettre, ont échappé au cataclysme du Japon… pour l’excellente raison qu’ils n’y étaient plus. Ils sont en Hollande. Iwa a écrit récemment à son ami Petibon… lequel me paraît d’ailleurs posséder un cœur d’artichaut : il avait adopté Plum-pudding (miss Edith Savil) et il eut à verser de nouvelles larmes car celle-ci aussi vient de quitter le Brésil pour l’Angleterre.

Vendredi 5 Octobre

Tu te doutes, Manon, que Icre s’en allant demain, je suis assez tenu près de lui. Mais je supporte maintenant avec patience et avec le sourire cette captivité. Je lui ai échappé un instant pour rentrer chez moi, avant de retourner au Palace où le colonel a convié à dîner Monsieur Cauchy et les Buchalet (enfin ! car Buchalet s’est donné assez de tourment avec les fameuses caisses).

Hier soir, étant libre, j’ai accepté de Gloria de dîner avec lui à l’Assyrio, puis nous sommes allés à la revue de Velasco (La Tierra de Carmen » ; j’étais d’ailleurs un peu tenu d’y paraître : c’était la soirée artistique de Rosita Rodrigo, et elle m’avait envoyé une invitation… à m’y payer des places, en même temps que sa photo signée en remerciement pour la poupée bahianaise que j’ai donnée à sa fille. Soirée très empreinte de couleur espagnole (toutes les provinces d’Espagne défilent dans la Revue) et terminée par un acte de Thaïs chanté par Rosita Rodrigo.

Dimanche 7 Octobre

Le colonel Icre s’est éloigné hier soir pour Buenos Aires. Ouf ! il créait autour de moi une atmosphère à cafard. Il est parti, mais son passage m’a complètement désorienté et mis en désarroi ; j’ai acquis le sens très net de deux choses : d’abord, la Compagnie envisage ma permanence ici jusqu’à ce qu’un résultat soit obtenu (étant donné la situation financière du pays, il est plus que probable que ce ne sera pas encore dans l’année qui vient) ; ensuite, que j’obtienne un succès ou non, il n’y aura pas pour moi-même récompense pécuniaire qui puisse être considérée comme une augmentation de fortune. Donc, temps gâché au loin, et misère dans quelques années si, quand la Compagnie me remerciera, je ne trouve pas un emploi quelconque.

Le colonel Icre est brutal de manières et de discours, mais au moins il ne vous dore pas la pilule : il est de l’avis de monsieur Laurent, le personnel de la Compagnie est trop largement payé. Il peut parler pour lui, dont la situation vient en supplément d’une retraite lui permettant déjà de vivre et qui, sans enfants, voyageant avec sa femme aux frais de la princesse, trouvera au retour ses appointements capitalisés.

Tout cela est bien lourd sur la pensée aujourd’hui, et j’ai hâte de monter cette semaine à Thérézapolis : la forêt me remettra les idées en ordre, et je jugerai ensuite la situation. Un très gentil dîner hier soir chez les de Burlet, gens charmants, en compagnie des Buchalet et de l’architecte Marmorat et sa femme, n’a pas réussi à me remettre dans le train. Après la messe, je suis invité avec Gloria à déjeuner au Palace par le général Durandin pour discuter de notre excursion à Thérésapolis.

Pour cet après-midi, j’ai été sollicité par madame Polo et sa fille d’aller les rejoindre au thé du Palace de Copacabana nouvellement inauguré : il y aura Rego Barros, gendre du Ministre de la Guerre et sa femme, le rapporteur du Budget de la Guerre, Celso Baïma et sa femme, et Rosa Rodrigo ; et on dansera. Eh bien ! j’aime mieux m’en aller de l’autre côté de la baie, avec Gloria que cela tente ; et nous dînerons en tête-à-tête à Saô Francisco.

Lundi 8 Octobre

Des lettres de France se sont essaimées tout le long de ces derniers jours : lettre de Franz, lettre de madame Morize qui me semble redevenue vaillante, et aujourd’hui lettre de Manon (son numéro 76). Vos vacances heureuses me font du bien ; tu as repris de l’allant, les enfants font bonne chasse, il n’y a ni accident ni accroc de santé : je suis tout content. Navré seulement qu’une de mes lettres soit en retard, perdue peut-être. L’ai-je confiée à quelqu’un ? je ne me souviens plus. A ce propos, je ne t’ai jamais dit ce qui arriva à Houdaille : tout un paquet de lettres qu’on lui avait confiées oublié quatre mois dans une valise qu’il n’ouvrit qu’au bout de ce temps, il y en avait une, très importante, relative à un mouvement d’argent que faisait Buchalet : celui-ci était furieux. Houdaille ! que devient-il ? jamais un mot. Il sait pourtant que j’ai compté sur lui pour me renseigner sur ce qui se passe à la Compagnie : il avait une belle occasion de me donner ses impressions sur Icre, de ne pas me le laisser tomber ici comme un inconnu.

Hier, bon après-midi de soleil au milieu de toutes ces journées déplorablement ruisselantes de pluie et fouettées de vent que nous avons presque sans interruption depuis plus d’un mois. Sur la plage d’une crique solitaire, où la végétation descend jusqu’au sable, me rappelant Beg-Meil, nous avons passé deux grandes heures, Gloria et moi, en bras de chemise, couchés sur le dos dans deux bons fauteuils que nous nous étions fabriqués en creusant le sable avec nos mains. Bientôt les vautours sont venus décrire de grands cercles au-dessus de nous, de plus en plus bas, croyant sans doute à des corps rejetés par la mer. Ayant reconnu leur erreur, ils sont partis, et sur la monotonie du ciel bleu il n’y eut plus de temps à autre que l’élégante silhouette d’une frégate en plein vol. Puis, quand le jour s’est éteint après un rapide éclaboussement de pourpres, de sinoples, de violets, de chromes et d’ors, nous avons gagné Saô Francisco et nous avons dîné au plein air, dans la nuit calme.

Mardi 9 Octobre

Je prendrai cet après-midi la barque de 4 h pour Thérésapolis, et j’ai pas mal à faire auparavant. Il faut absolument que je coure jusqu’à Copacabana porter à .Mr Spindola les renseignements que De Dion vient de me télégraphier pour la poursuite de notre affaire d’auto-mitrailleuses. Je dois gagner 4 700 francs par voiture et tu comprends que je me décarcasse pour tâcher d’obtenir une commande. Souhaitons que le Mexique, qui m’a jusqu’ici mieux réussi que le Brésil, me soit encore favorable.

Ces lignes t’arrivent peut-être vers le début de Novembre, si attristé maintenant par le douloureux anniversaire du départ de papa : nous serons tous très unis de prières. Tendres baisers, Manon.

                                                                                                             Ri.

Lundi 15 Octobre

Un bon séjour à Thérézapolis et me voici revenu à mon hôtel Bello-Horizonte. En mon absence, Gloria en est parti pour s’installer à l’hôtel Tijuca : c’est raisonnable de sa part, l’Ecole d’Etat-Major où il commence son travail à 7 h chaque matin n’étant pas à plus de dix minutes de sa nouvelle demeure.

Bon repos, dont j’avais grand besoin, à Thérézapolis, mais chasse absolument infructueuse. Les grands orages de ces temps derniers ont troublé les bêtes de la forêt, ont modifié leurs habitudes, les ont fait émigrer loin des fonds transformés en marigots. Et puis, dans cette humidité, le flair des chiens est en défaut. Enfin, pendant notre séjour là-haut, un violent orage pendant toute une nuit à détraqué tous nos projets d’aller, à très grande distance, poursuivre une troupe de porcs sauvages dont nos guides-chasseurs savaient la retraite, deux de leurs chiens ayant été mis très à mal par ces animaux féroces peu de jours avant.

Mais j’ai aimé courir la forêt ; j’ai respiré, j’ai calmé mon énervement et mon cafard ; j’ai clos sur un rustique mais succulent déjeuner chez le père Norbert.

Mon compagnon, général Durandin, a dû renoncer à partager toutes mes courses ; il n’allait pas, il devait traîner une sorte de grippe. Un gros accès de fièvre dans la nuit du samedi au dimanche l’acheva ; il prit de l’inquiétude (il est remarquable qu’ici les Européens s’inquiètent beaucoup dès qu’ils se sentent malades). Il n’eut plus qu’une idée : redescendre aussitôt que possible. Mais ce voyage de durée l’effrayait à accomplir tout seul : il me demanda de ne pas l’abandonner. C’était naturel, et nous sommes rentrés hier soir au lieu de prolonger jusqu’à aujourd’hui. Cet après-midi j’ai été passer un bon moment près de lui dans sa chambre : ce doit être un accès de fièvre dengue. Marlaud, revenu ces jours-ci de sa permission en France, le soigne.

Marlaud nous a rapporté la nouvelle que madame Bresard avait eu son quatrième bébé, une fille, et que l’opération avait été laborieuse et inquiétante.

Mardi 16 Octobre

Comme de coutume, mon absence de quelques jours se paie au retour par un surcroît d’occupations. En ce moment, j’ai à pousser très fort mon affaire Mexique : souhaitons qu’il en sorte quelque chose. Spindola, que je viens de voir, me dit combien il est malheureux que Saint-Chamond n’ait voulu tenter aucun effort au Mexique ces mois derniers, car une grosse commande d’artillerie vient d’être donnée aux Etats-Unis. Ce n’est pourtant pas faute que j’aie prévenu ma Direction ; il m’a été répondu que nous avions là-bas un représentant, Hernandez, qui avait l’œil.

Lentement, toute la Mission Française se renouvelle et prend une physionomie différente. Les nouveaux semblent vouloir vivre à l’écart des mondanités : après les grandes agitations ohé ! ohé ! cela va être le calme plat ; après l’excès dans un sens, ce sera l’excès dans l’autre. Peut-être est-ce le reflet de l’état d’esprit de la vieille Europe ; je le croirais assez d’après ce que tu m’as dit se passer dans notre entourage : juste après la Guerre, un impérieux besoin de réaction vitale, les nerfs des femmes surexcités et le sang des hommes fouetté par de longs mois d’incertitude anxieuse ou de vie brutale, et puis, le cal se refait.

Un nouveau cavalier, le commandant Collin, est arrivé hier soir et Pichon l’a amené sous mon égide. Gentil garçon, complètement rasé, portant une perruque admirablement faite. Un grand flegme qui semble aller jusqu’au fatalisme résigné ; une merveilleuse bravoure froide en plusieurs occasions de la Guerre, m’a-t-on dit : on ne blague pas sa perruque, depuis qu’on l’a vu s’assurer qu’elle était bien en ordre avant de marcher contre la Mort. Tout à l’heure, je vais aller dîner avec lui et Pichon à l’hôtel Tijuca.

Je suis passé voir le général Durandin, bien solitaire dans sa chambre. Son coup de fièvre l’a assez fortement touché. Mais la disparition du mal sera aussi brutale que sa venue : d’après Marlaud, il faudra que le général recommence à circuler dans l’hôtel demain, qu’il fasse une sortie après-demain, et vendredi il pourra reprendre son service.

Mercredi 17 Octobre

Je viens de navrer deux jeunes filles : une Espagnole, señorita Emilia Polo et une Mexicaine, señorita Heloïsa, native de Mérida (Yucatan) et sœur de madame Torre Diaz, ambassadrice du Mexique à Rio. Toutes deux avaient une folle envie que je les invite à un des dîners dansants du samedi au Jockey-Club. Mais tu comprends que je ne peux les emmener ainsi, avec mes camarades, sans chaperon. C’était le ménage Spindola qui devait jouer ce rôle, et celui-ci a des engagements pour les deux premiers samedis qui viennent. Le samedi suivant est l’anniversaire de papa, donc guère le jour. Ensuite, c’est la saison d’été, et les dîners dansants n’auront sans doute plus lieu. Je le regrette aussi, car c’était pour moi un moyen de rendre les amabilités que m’ont faites les familles. Or, je ne puis me permettre d’inviter l’Ambassadeur du Mexique et sa femme. Et quant à madame Polo, bien que petite fille d’un gouverneur de Cordoue qui avait épousé une Italienne fille du compte Bianchi, sa situation en marge de la société la fait se condamner à vivre très à l’écart.

J’ai rendez-vous en ville avec Gloria pour voir un film dans nos goûts : « Le pays où vivent les lions ». Je l’emmènerai ensuite dîner à l’Assyrio.

Rencontré madame Carli-Astier (Danitza) retour de France, qui m’a engagé à reprendre quelques leçons de danse au cours qu’elle vient de rouvrir. Je ne dis pas non ; il ne faut pas que je sois inférieur à Collin… qui d’ailleurs a brusquement disparu de Rio. Je me demande s’il n’est pas allé à Buenos Aires, voir ce qu’y fait le colonel Icre.

Jeudi 18 Octobre

Un mot, d’ailleurs aimable, du colonel Icre m’arrive de Buenos Aires, et m’apporte un paquet de notes écrites par lui pendant sa traversée, avec mission de les lui taper en 5 exemplaires chacune à la machine. Je suis ingénieur et non pas dactylo et si je me mets sur le pied de faire des copies à la machine à écrire je serai considéré à la Compagnie comme ayant encore moins de prestige que je n’en ai. Je me rappelle les mots maladroits du colonel Rimailho : « Vous êtes un Maître Jacques et on vous a trop vu à toutes les sauces ».

Pour rendre service à Icre, quand il était ici, je lui ai parfois recopié des lettres officielles avec la machine que m’a laissée le colonel Rimailho et dont il n’avait jamais tenté même de se servir. Pendant mes loisirs, je me suis habitué à en apprendre l’usage ; mais ce fut pour moi personnellement, et non pour le service. D’ailleurs, c’est une petite machine de voyage, très simplifiée et qui ne peut effectuer des travaux importants comme ceux que demande Icre à présent. Je vais m’adresser en ville à une dactylo professionnelle que je paierai ; quand madame Icre aura rejoint son mari, elle apprendra à taper comme y compte bien le colonel (« ma femme est bonne pianiste, dit-il ; elle apprendra vite à dactylographier ce que je lui dicterai, car je n’ai plus l’habitude d’écrire »).

Vois-tu, Manon, plus nous irons, et plus la mission ne sera qu’un prolongement du bureau de Paris, avec même organisation, même règlement, même mentalité et même genre de travail. Et cela, parce que les dirigeants actuels de la Compagnie sont trop imbus de fonctionnarisme ; ils considèrent que tout mouvement qui n’est pas actionné par les rouages de leur administration, n’est qu’un travail d’amateur. Longtemps, il y a eu malentendu, je le comprends maintenant, entre Paris et moi : je continuais à agir comme au temps Montgolfier – Darmancier, et je cherchais en vain la signification des paroles de Rimailho, que me rapportait Berthier : « Morize fait du roman là-bas ».

On ne conçoit pas que le « missionnaire » soit un indépendant dont l’action personnelle fait tout ; ce ne doit pas être un cerveau, mais simplement un œil chargé de renseigner et d’avertir ; d’après ses rapports, Paris juge et ordonne ce qu’il faut faire : le missionnaire n’a plus qu’à exécuter, rendre compte que les instructions ont été ponctuellement suivies, puis s’en laver les mains. Il n’a qu’à envoyer des renseignements et à recevoir des ordres : la transformation du renseignement en un ordre se fait à Paris et non plus dans son propre cerveau. Seulement, voilà : quand l’ordre arrive, avec toutes ses signatures, ses visas, son numéro d’enregistrement, comme il est prescrit, il n’est généralement plus exécutable. En revanche, cette façon de faire a un avantage inappréciable : monsieur Laurent est en droit de ne pas payer ses missionnaires mieux que ses employés de Paris ; strictement, il n’a qu’à tenir compte du travail et non des ennuis personnels, des séparations, des dangers du climat. Sa conscience est en règle avec l’équité : à travail égal, salaire égal.

Vendredi 19 Octobre

Ton numéro 77 clôt vos vacances heureuses, et dont vous semblez tous avoir bien profité cette année. Et cela va être la reprise de la vie laborieuse. J’espère bien que les enfants arrondiront leurs angles et poliront leurs aspérités ; dis leur que la politesse n’est pas tant une forme de manières, que de la bonté du cœur ; et Cyrano, qu’ils peuvent garder pour modèle, était bon et serviable. N’ont-ils donc pas besoin d’indulgence pour eux-mêmes, qu’ils se montrent aussi brutaux que tu me dis pour les torts des autres ?

Il faut faire bien attention quand on entreprend une guerre de puritanisme. Ainsi, puisque tu me parles du père Cauchy, il arriva un beau soir que, le général Durandin, les Buchalet, Gloria et moi, ayant dîné ensemble, nous terminâmes la soirée en entrant au Phénix pour nous rafraîchir ; et voilà qu’à une table Cauchy était installé avec Collin et Derougemont. Bien que ce bar-dancing-music-hall soit un rendez-vous de grues, et que les numéros au programme soient parfois assez complètement déshabillés, il ne nous est jamais venu à l’idée d’être choqué d’y rencontrer un camarade ou un ménage ; et pourtant, d’y voir Cauchy, après toutes ses vitupérations contre les spectacles de music-hall, fit dire simultanément au général et à Gloria : « Le vieux saligaud ! »

Et très maladroitement et peu noblement, Cauchy crut utile de venir près de nous, s’excuser en bafouillant d’avoir été entraîné là par Collin et Derougemont. Et il eût été drôle, m’a dit ensuite Collin, que nous soyons arrivés cinq minutes plus tard, car nous aurions trouvé deux petites danseuses assises à leur table, Cauchy ayant déjà pris toutes ses dispositions pour leur offrir une coupe de champagne. Comme nous sommes survenus avec madame Buchalet, par déférence, ces demoiselles se tinrent à l’écart. « Aucun mal, bien sûr, monsieur Cauchy. Mais on fut anormalement sévère pour vous, parce que vous l’êtes brutalement pour les autres ».

Dimanche 21 Octobre

Hier, un samedi plein d’imprévu. La dactylo que je vais travailler en ce moment, puis Barailler, venaient de me quitter, quand je vis entrer chez moi le commandant Collin, le dernier arrivé de la Mission Française, me disant qu’il se sentait très malade. Depuis quatre jours seulement au Brésil, n’ayant jamais été aux colonies, ignorant la langue, ne sachant pas comment aviser ses chefs, et de plus désigné pour partir le soir même en manœuvres dans le Saô Paulo, ce grand garçon s’inquiétait fort de ne pouvoir agir réglementairement et se tourmentait d’avoir été si rapidement touché par la fièvre. Je lui ai donné de la quinine, lui ai dit de se coucher et de ne pas s’en faire, et me suis mis à la poursuite de Marlaud et de Lelong. J’ai fini par les joindre à 1 h de l’après-midi, au moment où ils se mettaient à table chez de Paul, en compagnie de Petibon, Dumay et Dumont. Naturellement, après avoir rassuré par téléphone le commandant Collin, j’ai pris ma part des amicales agapes. La fin de l’après-midi s’est passée, Petibon collé à moi et m’accompagnant dans mes courses. Puis il m’a emmené chez ses cousins Corbé, qui viennent d’emménager dans une villa particulière et chez qui nous fûmes retenus à dîner. Le lieutenant-colonel Corbé partant en manœuvres à 9 h ½ du soir, nous restâmes un peu pour tenir compagnie à sa femme. Et l’heure était bien avancée quand je suis rentré, éreinté.

Je ne sais pourquoi les Corbé ont été accueillis avec quelque froideur à Rio : je les trouve très affables et gentils. Ils me font songer aux Blomart, avec leurs deux filles turbulentes, et madame Corbé est bien le type de la femme d’officier, habituée à faire beaucoup avec peu : j’y pensais en la voyant festonner des rideaux de grosse toile grise avec des graines qu’elle a achetées au marché.

Lundi 22 octobre

Hier, messe de midi, où j’ai rencontré Pichon ; je l’ai emmené déjeuner avec moi, puis j’ai été achever ma journée à l’hôtel Tijuca.

Aujourd’hui, Rosa Rodrigo s’embarquait pour l’Espagne. J’aurais dû aller la saluer à bord, mais, retardé par la confection d’un rapport à la Compagnie, je n’ai pu me procurer l’autorisation nécessaire pour monter sur le bateau. Tant pis !

Le passage du colonel Icre a éclairé pour moi d’un jour nouveau la situation que me crée la façon dont la Compagnie entend agir dans l’Amérique du Sud ; et je ne parle pas de ma situation pécuniaire : cela, c’est une autre histoire, comme dirait Kipling… une histoire dont nous parlerons aussi, une autre fois. Aujourd’hui, j’ai écrit qu’on m’autorise à être seul juge des périodes où je puis abandonner mon éternelle faction.

Mardi 23 Octobre

Eh bien ! voilà. Tu sais, Manon, que maintenant le colonel Icre se promène dans l’Amérique du Sud. Quel est son titre, quelle est sa fonction, quels liens hiérarchiques me rattachent à lui, quelle est sa mission ? Je n’en sais rien. Est-il au-dessus de moi, est-il à côté ? On a négligé de jamais me le dire. Un jour, le colonel Icre m’a dit qu’il avait toujours recherché des situations imprécises, un peu en marge, qui lui permettent de ne pas être cristallisé d’une façon nette et définie. Toujours adjoint un peu in partibus à quelque laboratoire, quelque établissement de la Guerre, quelque cabinet ministériel, ayant accompagné le général Mangin dans sa tournée d’Amérique du Sud au lieu et place d’un autre camarade officiellement désigné, je crains que le colonel ne continue à Saint-Chamond selon la même méthode.

Il n’a pu me préciser la durée de son séjour à Buenos Aires et Santiago du Chili ; il est incertain s’il ira au Pérou. Il reviendra à Rio vers mars, croit-il, et compte y séjourner quatre à six mois. Ne parlons pas de la conduite qui lui sera dictée par le plus ou moins de certitude de récolter des lauriers, mais pensons à ce qui en résulte pour moi. J’ai entendu le colonel s’intituler, à plusieurs reprises « Chef de la représentation de Saint-Chamond à l’étranger » me désignant en même temps comme « Agent permanent à Rio ». Tu vois comme, en douce, sans qu’on y prenne garde, la physionomie des situations se modifie et comme on passe aisément du provisoire au définitif. Cela, je le règlerai plus tard. D’une façon plus immédiate, je ne vois pas de terme à ma mission, c’est-à-dire pas de retour avec séjour de quelque durée en France.

Je dois donc inaugurer un régime de bonds très courts (quinze jours, par exemple) exécutables dès que l’occasion s’en présente, c’est-à-dire sans possibilité d’échanger des palabres avec la Direction. Des bonds si courts sont surtout intéressants aux époques des vacances des enfants : Noël, Pâques, les grandes vacances. Pour Noël prochain, il faudrait que je m’embarque sur l’Aurigny, le 23 Novembre, pour être au Havre le 14 Décembre. Deux conditions sont nécessaires pour cela : d’abord, que monsieur Laurent admette que je sois seul juge de la possibilité de quitter ma faction deux mois sans compromettre les intérêts de Saint-Chamond ; ensuite, que cette possibilité se présente réellement… ce qui n’est pas encore prouvé. Si je pars le 23 Novembre, seule date possible, je te le câblerai au moment de m’embarquer.

Mercredi 24 Octobre

Mon départ fin Novembre doit tenir compte aussi de la question Mexique, qui m’est personnelle. J’ai été voir Spindola hier et nos affaires n’avancent guère.

En revenant du Mexique, je suis allé à l’Angleterre (c’était le jour de réception de madame Stewart) ; y ayant rencontré Gloria, je l’ai emmené dîner en ville.

Aujourd’hui, j’ai couru pas mal pour commencer à me faire une opinion sur l’influence que pourrait avoir mon absence sur nos affaires et je ne suis pas plus avancé qu’hier. L’heure m’appelle à une réunion des Centraux et je dois te quitter.

Jeudi 25 Octobre

Je viens de déjeuner avec Cauchy qui m’avait invité avec le général Durandin : et je rentre tout ému de ce que j’ai appris au cours du déjeuner. Madame Stewart, que j’ai vue avant-hier toute pleine de vie, est en ce moment disputée à la mort : hier, à Ipanema, elle s’est noyée, imprudence de nageuse. La mer a rejeté presque un cadavre, chez lequel on a eu toutes les peines du monde à ramener la respiration. Couchée dans le lit de l’Ambassadeur de France, elle est intransportable. Il faut que j’aille aux nouvelles ; mais donne cet exemple aux enfants, car j’ai aussitôt pensé à leur témérité.

Grandes tendresses de Ri.

Novembre 1923

Lundi 5 Novembre

L’anniversaire de notre cher papa vous aura, je prévois, fait reporter la célébration de la Saint-Charles à hier dimanche. J’y pensais, tandis que je dînais à Tijuca, dans le soir d’une journée qui avait été torride et lourde.

Le brave commandant Collin, dont l’indisposition n’avait duré que trois jours malgré sa forme assez violente (sans doute en coup de fièvre dengue) et qui avait pu rejoindre ses camarades, s’est cru obligé à me faire une longue visite, hier, à son retour des manœuvres, pour me remercier des bien simples et bien naturels services que je lui avais rendus. Tous ces cavaliers demeurent toujours corrects hommes du monde et pourtant je n’ai pas encore rencontré chez eux de ces poseurs cassants dont beaucoup de gens leur font la réputation. Ah ! par exemple, la tête près du bonnet, cela oui ; et assez chatouilleux.

Sais-tu, Manon, ce qui me venait à l’idée, hier, en me remémorant le passage de madame Icre ? C’est que je ne t’aurais guère vue ici obligée de jouer le rôle de lieutenant de cette petite jeune femme qui, malgré son manque évident d’usages, semble désireuse de s’agiter dans le monde. Toi, lui céder le pas ? c’eût été prodigieusement anormal. Et voilà pourtant ce qui nous menace à tout instant avec ce recrutement de grosses légumes, à tort et à travers.

C’est la femme qui situe le ménage dans l’échelle sociale, pensait La Bruyère. Et bien ! s’il est des cas où un homme a intérêt à faire passer une illégitime pour sa légitime, je crois, depuis samedi, qu’il est aussi d’autres cas où un homme ferait mieux de laisser croire que sa légitime n’est qu’une illégitime : le monde, surtout dans ces pays, lui en voudrait bien moins.

Il paraît cependant que madame Icre est une cantatrice remarquable : le général Durandin tient ce renseignement d’un passager du bateau. Elle eut même un tel succès à bord, dans ce genre, que madame Klauss, femme du Ministre de France à Buenos Aires, qui voyageait sur le « Massilia » et à la réputation d’avoir une fort belle voix, se refusa absolument à chanter. Puisse-t-il n’en pas naître un de ces jalousies féminines qui, étant donné la situation des personnages, pourrait ne pas nous être très avantageuse en Argentine.

Mardi 6 Novembre

Ayant à parler d’affaires avec Thyss, je l’ai emmené hier déjeuner. Et, au cours de la conversation, voilà qu’il m’a confié qu’il étudiait la création d’une affaire au Brésil et qu’il pensait à moi pour en être le directeur technique, lui en étant le directeur financier. Thyss n’est pas un garçon à abandonner, sans certitude, sa situation actuelle qui lui vaut au moins 350 000 francs par an. Il n’y aurait donc pas à traiter par le mépris ses propositions, que d’ailleurs il ne peut encore formuler puisque l’affaire n’est qu’à un début d’études.

Tu penses bien, mon Amie chérie, que je n’envisage plus de terminer ma carrière à Saint-Chamond qui me permettre tout juste de joindre les deux bouts pendant encore une dizaine d’années, puis me renverra à ma pauvreté. Je ne me laisse monter le coup par personne, sois-en sûre ; mais tout le monde tombe à la renverse quand on apprend que je suis ici sans plus d’avantages que si j’étais resté à Paris. Les uns ne me croient pas, et les autres me considèrent comme une bonne poire. Je sais bien que la situation a lentement changé depuis 1920 : un voyage de cinq ou six mois, un an même, n’est pas assimilable à une fixation de résidence à l’étranger, surtout dans les pays tropicaux. Et un séjour de 3 ans ½ déjà peut bien s’appeler une fixation de résidence. Mr Laurent croit-il que les gens acceptent indifféremment et pour le même prix une situation chez eux ou au loin ?

Voici mes prétentions ; et je doute que ma Compagnie puisse jamais les satisfaire. Il faut qu’en dix ans j’ai mis de côté au moins cinq cent mille francs : ne trouve pas cela exagéré, et réfléchis que pour vivre maintenant, sans splendeur mais sans restrictions de tous les instants, il faut 30 000 francs par an. Et 30 000 francs est la rente de 500 000 francs. Tu m’objecteras peut-être que toi et moi posséderons déjà personnellement quelque chose : mais il faut compter que ce quelque chose servira à aider les enfants à leurs débuts. Sais-tu ce que les jeunes gens d’aujourd’hui estiment qu’il faut à un jeune ménage ? 25 000 francs par an. C’est juste : nous dépensions 8 000 francs, rappelle-toi ; eh bien ! multiplie par 3, ainsi qu’il convient maintenant. Ces chiffres, qui caractérisent le niveau de ceux qui nous entourent, sont un indice que, sans nous en rendre compte, nous avons continué à vivre à notre niveau social initial, ni plus haut, ni plus bas. C’est intéressant à constater, tout d’un coup.

La Compagnie, au contraire, du moins j’en ai l’impression, a tendance à me ramener à un niveau inférieur : entre le niveau des Delépine et celui des commandants Roy, elle ne voit rien… que des gens à solde exagérée (c’est l’opinion de monsieur Laurent). C’est donc en moi une réaction vitale naturelle, même instinctive, de fuir l’immersion, de tendre à venir respirer à mon niveau.

Voilà pourquoi mes prétentions pécuniaires ne sont pas anormales, ni irréfléchies. Je n’accepterai qu’une situation de 80 000 francs par an, tous frais de voyages, de bureau, de représentation, de séjour à l’étranger, étant payés en plus. Sur ces 80 000 francs, 50 000 devront être mis de côté.

Oh ! J’aurais peut-être déjà plusieurs fois trouvé. Mais voilà : je n’ai pas voulu entendre parler d’expatriation… et pourtant l’expatriation est actuellement ma situation de fait, sans aucune compensation.

Mercredi 7 Novembre

Nous avons eu hier soir notre banquet annuel des anciens Centraux. Ce banquet doit réglementairement, par toute la terre, avoir lieu le 3 Novembre. En raison du triste anniversaire de ce jour pour moi, j’avais fait savoir que je m’abstiendrais du banquet. Par bonne camaraderie, il fut décidé que la réunion serait reportée au 6 Novembre ; ce qui n’empêcha pas que le 3 un télégramme fût envoyé au Président à Paris, comme si nous étions assemblés ce jour-là (président, tu comprends, c’est président de l’Association amicale dont il s’agit).

A Rio, nous sommes neuf, y compris les deux « de passage » Collin et moi. Au dîner, qui eut lieu à l’Assyrio, nous nous sommes retrouvés six : Bernstein, sorti en 1873 (c’était le cinquantenaire de sa sortie) Moreira et da Cunha sortis en 1889, moi sorti en 1899, les deux frères Latif, sortis en 1920 et 1921. Quelles réflexions peuvent suggérer des rapprochements d’hommes partis de la même source avec la même orientation intellectuelle, les mêmes illusions, les mêmes buts, et que la vie à triturés durement, au loin, chacun à part. Les vieux redevenaient les plus enfants : rire et dire quelques bêtises, remuer d’anciens souvenirs, s’amuser à d’ineptes insanités de l’Ecole, voilà ce qu’ils attendaient de cette réunion. Les deux jeunes, au contraire, paraissaient des pontifes, mélangeant des formules scientifiques à des questions industrielles et commerciales, posant aux hommes sévères et rassis.

A côté de moi, notre doyen, Bernstein, croquait avec un appétit d’enfer. Pauvre vieux camarade ! il voulait en avoir pour son argent. Quelle misère ! il avait mis son complet qui sent la longévité à force de soins, de circonspection pour s’asseoir, pour ne pas frotter ses coudes, de pliages méthodiques ; et les effilochures de ses manchettes avaient été coupées de près aux ciseaux. Il avait été décidé qu’on tricherait un peu, pour lui faire payer une part plus modeste, et que nous nous arrangerions entre nous quand il serait parti ; mais il a vu l’addition et il a été préférable qu’il se saigne à blanc en donnant ses 25 milreis, que d’avoir sa fierté blessée. Il cherche toujours une situation, mais il est trop vieux pour qu’il lui en survienne une ; alors, il fait des tas de petits métiers variés. Il est polyglotte et il donne des leçons de français, d’anglais, d’allemand, de russe ; et encore, la majorité de ses élèves est-elle constituée, je crois, par les « p’tites dames à côté » qui ont besoin de savoir dire « Je t’aime » en différents idiomes, mais qui ne sont généralement pas enclines à faire de grosses dépenses pour leur instruction. Enfin, à New-York, ses enfants sont casés et sa femme est à l’abri de la misère ; lui, poursuit encore la chimère. Cela lui permet une philosophie souriante et douce.

Jeudi 8 Novembre

Le pauvre Barailler, mon monteur, a perdu son père, et, tout désemparé, il est venu pleurer dans ma chambre. Il a appris cette perte, qui remonte au 11 Octobre, par une lettre de sa femme. Comment, à la Compagnie, n’a-t-on pas eu l’idée de me câbler ? On ne pouvait ignorer cette mort : le père de Barailler était an des plus vieux contremaîtres de l’usine, et, bien qu’il ait dû cesser tout travail depuis six mois pour raisons de santé, il continuait à habiter Saint-Chamond. On est devenu chez nous, d’une sécheresse brutale incroyable et on semble ignorer que les missions lointaines comportent, pour ceux qu’on envoie, des sacrifices que les chefs devraient être toujours prêts à adoucir de leur mieux. On ne nous demande pas que notre travail, on nous demande notre renoncement.

Reçu hier soir une lettre de Icre. Encore un joli scribouillard : du 10 Octobre, date de son arrivée à Buenos Aires, au 28 Octobre, date de sa dernière lettre, il m’a écrit quatre fois ! Et il m’envoie à nouveau un paquet de notes à taper en 5 exemplaires chacune, bien plus volumineux que l’autre fois. Il doit passer son temps à noircir du papier blanc, ce n’est pas possible. Je m’en fiche : cela graisse un peu les épinards de mademoiselle Armande Guérin, dactylo française : chacun son métier.

Une autre lettre de Buenos Aires m’annonce que madame Georget (ex Raphaëla Algrain) va passer par Rio la semaine prochaine, se rendant en séjour en Europe avec son mari et sa fille née en Argentine. Tous les gens qui ont quitté la France après moi commencent leur migration régulière : Nicolettis est reparti, les Buchalet partent par l’Rigny du 23 Novembre, le général Durandin et Petibon s’embarquent le 16 Décembre, Dumay part en Décembre ainsi que Lelong, voici les Georget qui passent. Il n’y aurait donc rien d’anormal à ce que je prenne mon vol au milieu de toute cette bande de canards migrateurs.

Vendredi 9 Novembre

En hâte, ma chérie, car je vais, je crois, me trouver bientôt dans les ténèbres. Un orage effrayant est déchaîné sur Rio, après une journée où on eût pu se croire dans un four. C’est plus qu’un orage, c’est une tornade et un moment j’ai craint le vrai cyclone. C’est curieux de regarder par ma fenêtre qui s’ouvre à l’opposé du vent : on se croirait dans le jet violent d’une lance d’arrosage ; ce n’est plus de la pluie, c’est de la cascade et l’épaisseur d’eau empêche de voir à 10 mètres. Les portes, les fenêtres, tout est secoué ; je crois bien que je m’imagine être en bateau infiniment plus qu’à Roch’veur.

Est-ce la foudre, est-ce quelque chose d’énorme, qui est tombé sur le câble électrique ? Je ne sais : mais le câble a grésillé avec un bruit monstrueux, il y a eu une lueur éblouissante… et la lumière électrique ne fonctionne plus.

Et je suis invité à dîner chez les Thyss à Copacabana, à 8 heures ! Impossible d’y aller s’il ne se produit pas une accalmie d’ici une heure.

Samedi 10 Novembre

L’accalmie souhaitée s’est produite à temps hier soir, je me suis habillé à la lueur d’une chandelle dont la flamme vacillait aux coups de vent à l’intérieur de ma chambre. En sortant, j’ai trouvé la rue barrée par un gigantesque palmier royal tombé du jardin, l’ouragan l’ayant brisé au ras du sol : c’est lui qui, dans sa chute, avait rompu le câble électrique et il interdisait la circulation.

En auto, j’ai pu arriver chez les Thyss, sans être trop trempé. Réunion accoutumée, avec général Durandin, Lelong, Gloria et moi. Le monde est bien amusant, vraiment, avec ses exagérations : on ne croit plus possible de m’inviter sans Gloria ; bien mieux, on n’invite même plus Gloria, on m’invite en me disant : « Naturellement vous amènerez Gloria, prévenez-le, n’est-ce pas ». Ce sont les femmes surtout qui font mine de croire que mon camarade habite dans ma poche : un peu de jalousie, peut-être.

Gloria, d’ailleurs, me faisait rire, il y a quelque temps, car les Stewart l’avaient invité, sans moi, et qu’il ne cessait de répéter : « Vous êtes bien sûr, Morize, que vous n’êtes pas invité ? Mais comment cela se fait-il ? ». Il y a huit jours, il m’attendit au bar du Palace de 6 h ½ à 8 h du soir, persuadé que je lui avais donné rendez-vous (certainement je ne lui avais pas donné rendez-vous ce soir là, qui était l’anniversaire de la mort de papa) ; ne me voyant pas, il fut inquiet et frappé : il me réclama aux garçons du bar, aux petites poules qui le fréquentent, à deux camarades qui le traversaient ; finalement, il me téléphona, s’imaginant que j’étais malade. Résultat, dès le lendemain le général Durandin et Pichon me blaguaient « d’avoir mis tout Rio sens dessus dessous par ma disparition » et madame Buchalet me chantait dans le téléphone « Gloria et moi… »

Voilà à quoi on s’amuse dans cette toute, toute petite ville de province coloniale qu’est Rio.

Dimanche 11 Novembre

Allons ! ma Manon chérie, est-ce que ton exemple me gagnerait ; est-ce que la « bête qui ronge » se mettrait à s’agiter à chaque jour de fête ou d’anniversaire ? Notre Franz prend sa majorité aujourd’hui ; notre premier petit sort de l’enfance… légalement. Et pourtant, j’entends encore sa petite respiration, près de moi, pendant sa première nuit, comme si c’était hier. Et à part cela, je n’ai pas eu grand-chose de son enfance.

Autre anniversaire : l’Armistice. Il y a cinq ans (déjà !) les trois batteries du groupe cheminaient comme un long serpent sur une route, dans le Nord, sous un soleil pâlot, dans la matinée très frisquette. Sur mon cheval, j’allais en tête. Un cycliste militaire nous a dépassés et nous a jeté la nouvelle. Et le groupe a continué son cheminement, sans que rien ne décèle ce qui se passait dans l’âme des hommes, joie ou indifférence.

Moi, j’ai senti aussitôt qu’une grande idée avec laquelle j’étais bercé depuis mes premières années s’en allait au passé, que le rideau tombait à la fin d’un acte de ma vie que je préparais et qui me préoccupait depuis vingt ans. Tout à coup, j’ai compris que ma place et celle tous mes compagnons était désormais aux Invalides, autour d’un grand tombeau où étaient déjà couchés une multitude de camarades, les yeux maintenant fixés sur nos anciennes visions de mort, d’enthousiasme et de foi ; j’ai compris que nous étions irrémédiablement figés dans une gloire qui bientôt semblerait vieillotte, que nous n’aurions plus la sensation que nous allons vers l’avenir, que les destinées futures ne seront plus forgées que par les nouveaux. Et les batteries s’enfonçaient de plus en plus dans la brume ténue de l’automne, mi-terne et mi-dorée, semblant gagner un cantonnement d’éternel repos.

La matinée fut remplie par une cérémonie de style assez païen, comme les adorent ce peuple pourtant très religieux mais à travers lequel souffle violemment le positivisme d’Auguste Comte : commémoration aux Morts de la Guerre. Au milieu du grand stade du Fluminense football Club, un monument en bois avait été élevé ; les boy-scouts montaient la garde autour ; les girls scouts, tout en blanc, se sont avancées sur le rythme lent d’une musique militaire funèbre et ont effeuillé des roses au pied du monument ; les délégués de toutes les nations alliées ont lâché des colombes portant chacune une banderole aux couleurs de cette nation. Un Brésilien, très excité a fait deux discours enflammés accompagnés de gestes violents. Les élèves de l’Ecole Militaire et de l’Ecole Navale ont défilé. La musique a joué les hymnes de toutes les nations alliées. Le Président de la République, les Ministres, le corps diplomatique, la Mission Française, les anciens combattants assistaient à la cérémonie.

J’eus tout juste le temps, ensuite, d’avoir la messe de midi ; et le commandant Salatz et son frère m’y ayant rejoint m’emmenèrent ensuite déjeuner chez eux.

Lundi 12 Novembre

C’est bien le cas de dire que je me suis éveillé ce matin avec très mal aux cheveux. C’aurait été assez naturel, puisque le bal donné par la colonie française me fit coucher assez tard ; mais la cause est tout autre : mon crâne ressemble à une carapace d’écrevisse cardinalisée, il a reçu un violent coup de soleil pendant qu’il fallait rester découvert au cours de la cérémonie du matin.

Mon Dieu ! que les gens sont donc difficiles à vivre ! Profitant de ce que les Corbé sortaient hier soir pour le bal, j’eus l’idée de leur rendre leurs amabilités à mon égard en leur demandant de venir dîner au Jockey Club. J’invitai en même temps les Buchalet, Lelong et Petibon. Et voilà que Buchalet me refusa brutalement, me disant qu’il avait l’intention d’être désagréable envers le colonel Corbé et sa femme ; motif : à leur arrivée, les Corbé n’ont pas mis assez d’empressement à faire visite aux Buchalet, plus élevés en grade.

Mardi 13 Novembre

Voilà le retour des atmosphères torrides, et aussitôt voilà des gens qui recommencent à piquer une tête du haut en bas du Pain de Sucre : ceux-là sont dans un état plus avancé que ceux qui se contentent de faire grise mine aux camarades.

Par les soins du Général Durandin, qui dispose d’une place dans une valise diplomatique, je te fais parvenir un certain nombre de brins d’aigrette que j’ai amassés au cours de mon séjour. Il y en a exactement 500, en cinq paquets de cent ; ils sont réputés fort beaux, ayant tous été choisis, et leur longueur étant de 50 à 60 centimètres. Cela représente une valeur de 600 milreis, soit environ 1000 francs. Mais c’est de l’aigrette vierge, c’est-à-dire non nettoyée et madame Thyss me fait craindre qu’elle ne s’abîme si elle reste trop longtemps sans être dégraissée. Comme mon opération n’est avantageuse que si je ne paie pas les droits de douane sur les plumes, je profite de l’offre du Général ; je t’indiquerai plus tard le moment où tu pourras aller prendre le paquet chez Madame Durandin, pour le porter au spécialiste passage Choiseul.

Mercredi 14 Novembre

Avant d’aller déjeuner chez les Buchalet avec notre Ambassadeur et les Hautecloque, je vais clore cette lettre. Quand elle t’arrivera, tu seras déjà prévenue par dépêche si je vais ou ne vais pas passer en France les fêtes de Noël. Un télégramme de monsieur Laurent m’autorise à être seul juge de la possibilité de m’absenter. Le séjour du Ministre de la Guerre chez les révolutionnaires gauchos s’éternisant, et toute négociation étant suspendue en son absence, je crois bien que l’occasion sera rarement aussi belle de quitter un moment mon inutile faction. Donc, peut-être, à bientôt, ma Manon.

Grandes tendresses à toi, et affections aux enfants.

Ri.