Si je vous le disais pourtant que je vous aime,
Qui sait brune aux yeux bleus ce que vous en diriez.
L’amour vous le savez cause une peine extrême,
C’est un mal sans pitié que vous plaignez vous-même.
Peut-être cependant que vous m’en puniriez ?

Si je vous le disais que six mois de souffrance
Cachent de longs tourments et des vœux insensés.
Minon, vous êtres fine et votre insouciance
Se plait comme une fée à deviner d’avance.
Vous me répondriez peut-être : « Je le sais. »

Si je vous le disais qu’une douce folie
A fait de moi votre ombre et m’attache à vos pas.
Un petit air de doute et de mélancolie
Vous le savez, Minon, vous rend bien plus jolie.
Peut-être diriez-vous que vous n’y croyez pas ?

Si je vous le disais que j’emporte dans l’âme
Jusqu’aux moindres mots de nos propos du soir.
Un regard offensé, vous le savez, Madame,
Change deux yeux d’azur en deux éclairs de flamme.
Vous me défendriez peut-être de vous voir.

Si je vous le disais que chaque nuit je veille,
Que chaque jour je pleure et je prie à genoux.
Minon, quand vous riez, vous savez qu’une abeille
Prendrait pour une fleur votre bouche vermeille.
Si je vous le disais, peut-être en ririez-vous.

Mais vous n’en savez rien, je viens sans rien en dire
M’asseoir sur votre lampe et causer avec vous.
Votre voix je l’entends, votre air je le respire
Et vous pouvez douter, deviner et sourire.
Vos yeux ne verront pas de quoi m’être moins doux

Je récolte en secret des fleurs mystérieuses
Le soir, derrière vous, j’écoute au piano
Chanter sur le clavier vos mains harmonieuses.
Et dans les tourbillons de nos valses joyeuses
Je vous sens dans mes bras plier comme un roseau.

La nuit, quand de si loin le monde nous sépare
Quand je rentre chez moi pour tirer mes verrous
De mille souvenirs en jaloux je m’empare
Et là, seul devant Dieu, plein d’une joie avare
J’ouvre comme un trésor mon cœur tout plein de vous.

J’aime et je sais répondre avec indifférence,
J’aime et rien ne le dit, j’aime et seuil je le sais.
Et mon secret m’est cher et chère est ma souffrance
Et j’ai fait ce serment d’aimer sans espérance
Mais non pas sans, bonheur. Je vous voie c’est assez.

Non, je n’étais pas né pour ce bonheur suprême
De mourir dans vos bras et de vivre à vos pieds
Tout me le prouve hélas, jusqu’à ma douleur même
Si je vous le disais pourtant que je vous aime,
Qui sait, brune aux yeux bleus, ce que vous en diriez.

A. de Musset