LArtillerie Française

Conférence d’Henri Morize

Mexique – 15 Mars 1913

M. Henri Morize, Ingénieur du Service de l’Artillerie aux Usines de Saint-Chamond, a fait, le samedi 15 au Cercle Français, sous les auspices de l’Alliance Française, une très intéressante conférence, qu’avec modestie il avait simplement voulu intituler causerie. Ce fut certainement une causerie pleine de charme, mais ce fut aussi une conférence très documentée et très savante, sans être cependant trop technique.

L’Artillerie Française, tel était le sujet choisi. Comme on le voit, la conférence ne devait pas manquer d’intérêt. C’est pourquoi le grand salon du Cercle était rempli comme nous l’avons vu bien rarement. La qualité ne nuisait pas à la qualité de l’auditoire, bien au contraire. M. le Ministre de France présidait, entouré de M. le Consul, de M. Emile Pinson, président de l’Alliance Française, à qui nous fûmes redevables de cette bonne soirée et de M. L. Kiel, Directeur de l’Enseignement Primaire et membre d’honneur du Comité de l’Alliance.

M. Henri Morize sut, du reste, faire passer dans sa parole, la passion du spécialiste qui parle de ce qu’il sait et de ce qu’il aime, cette passion qui force et retient mêmes profanes.

« La science de l’artillerie, commença M. Morize, est une science si complexe, si ardue qui soulève des questions si compliquées et fait appel à des problèmes aux solutions si difficiles, que j’aurais craint de lasser votre bienveillante attention si je ne m’étais convaincu de l’intérêt très vif que nous portons tous aux choses de la guerre, comme si la seule évocation de la guerre réveillait en nous quelques vieux ferments de notre sang, qui n’est certes point un ferment de pacifisme.

« D’autre part, les événements actuels de la vieille Europe et les évènements bien voisins dont vous venez d’être les spectateurs très bien placés donneront un goût d’actualité à cette causerie sur l’Artillerie Française en particulier. »

Entrant immédiatement de plein pied dans son sujet, M. Morize expose à quelles nécessités de la guerre répond l’artillerie :

« Tout acte de guerre suppose une action offensive d’une part, qui fait naître d’autre part une réaction défensive. Cette réaction se manifeste par les obstacles qu’oppose le défenseur à la marche en avant de l’assaillant. Par obstacles, bien entendu, nous ne voulons pas parler d’obstacles purement passifs, qui ne feraient que retarder cette marche sans aucun dommage ; mais d’obstacles actifs, redoutables, capables de produire des destructions. Ces obstacles présentent d’ailleurs une grande diversité, suivant le théâtre des opérations : tantôt c’est un fort arrêt, épaisses carapaces de béton d’où émergent seules les coupoles cuirassées qui abritent de puissants canons ; tantôt une tranchée-abri creusée en hâte et derrière laquelle de l’infanterie est à l’abri pour faire feu ; tantôt une muraille infranchissable d’éclats meurtriers créés par l’explosion de projectiles sur une zone déterminée ; ce sont encore une batterie de côte qui défend une rade, une ligne de torpilles dormantes qui s’opposent au franchissement d’une passe, etc., etc.

« Autrefois l’assaillant abordait l’obstacle intact et cherchait à s’en emparer sans aucun secours en le franchissant ou en y faisant une brèche. Aujourd’hui, à cause de l’emploi d’armes à longue portée, toute tentative de ce genre serait presque toujours vouée à un l’échec certain : ce serait une folie héroïque, le défenseur ayant tout l’immense avantage de l’abri. C’est donc à distance Qu’il faut briser l’obstacle, le détruire ou tout du moins l’affaiblir jusqu’à un point tel que les chances de l’attaque deviennent égales à celles de la défense. C’est à l’artilleries qu’est dévolu le rôle, du côté de l’attaque, d’envoyer à distance ce coup de masse destructeur. Du côté de la défense elle trouve également un emploi, soit en créant, par une pluie de balles et d’éclats un obstacle avancé qui arrêt l’assaillant, soit en cherchant à détruire ou tout du moins à neutraliser l’artillerie de l’attaque, placée le plus ordinairement hors d’atteinte des feux de l’infanterie. »

Puis il passe en revue les outils mis à la disposition de l’artillerie pour atteindre ce but : ces outils sont le canon, la poudre et les projectiles.

Chacun de ces outils est décrit avec une précision, un luxe de détails qui retiennent et fixent l’attention. Le conférencier a d’ailleurs devant lui divers obus, shrapnells, feuillets de poudre B qui lui facilitent sa tâche et parlent aux yeux.

Enfin, M. Morize parle du choix qu’il convient de faire entre ces divers outils pour obtenir le maximum d’efficacité suivant le but poursuivi.

« Après l’étude qui précède, continue-t-il, un peu sèche et aride, nous avons tous les éléments pour passer à l’étude d’un cas précis et plus concret, l’artillerie de campagne française.

« On peut dire qu’à l’heure actuelle, le monde, au point de vue artillerie, est partagé entre deux influences : la française et l’allemande.

« Vers la fin du 19ème siècle, nous possédions une artillerie qui longtemps avait répondu à toutes les nécessités des champs de bataille, l’artillerie de Bange. Mais un nouvel armement de l’infanterie, simultané chez nous et nos voisins, l’utilisation possible des feux rapides, les modifications tactiques qui en résultaient, mirent rapidement l’artillerie de campagne au-dessous de sa tâche, celle qui prépare la marche en avant de l’infanterie. En Allemagne déjà on parlait de la transformation du matériel d’artillerie, et aussitôt chez nous des oiseaux de mauvais augure commençaient à gémir, quand, brusquement, en 1897, les régiments furent dotés successivement d’une pièce nouvelle, le canon de 75 mm actuel. Sans bruit et travaillant en secret, le service de l’artillerie avait non pas apporté au matériel existant les modifications jugées nécessaires de l’autre côté du Rhin, mais créé de toutes pièces une artillerie nouvelle qu’on mettait immédiatement en service avec une hardiesse qui déconcertait beaucoup d’artilleurs eux-mêmes.

« Personnellement, si vous voulez me permettre ces souvenirs, en 1900, au cours de mon stage comme sous-lieutenant d’artillerie à Vincennes, j’ai entendu des officiers exprimer des craintes sur la délicatesse des organes au cours d’une campagne, trouver la manœuvre compliquée, etc. Quelques mois après, mon chef de groupe, ayant bien voulu me confier l’instruction des sous-officiers réservistes venus pour une période de 28 jours, je les avais mis en une semaine au point de participer à tous les exercices en commandant leur pièce. Quant à la fragilité du matériel, que pensez-vous de canons en service depuis quinze ans, qui ont roulé sur tous les chemins, ont fait des manœuvres multiples et des écoles à feu annuelles, se sont bravement comporté en Chine et au Maroc, et sont aussi valides que le jour de leur mise en service ? »

Le conférencier nous transporte ensuite sur un champ de bataille. Il nous montre l’artillerie en action, nous explique les diverses phases du combat, et ce fut vivant et palpitant, sonore et claironnant comme une véritable bataille.

Enfin, voici la très belle péroraison par quoi M. Morize termina sa très instructive conférence et souleva les applaudissements enthousiastes de son auditoire :

« Et maintenant, ne vous emble-t-il pas que nous venons de fa  ire, au-dessus de cet immense royaume qu’est l’artillerie, un voyage en aéroplane ? Nous en avons effleuré les plus hauts sommets ; nous avons aperçu d’autres cimes où nous n’avons pu nous poser, emportés par le tourbillon de l’heure ; nous avons laissé, dans l’inconnu, des profondeurs où sans doute nous aurions vu se dessiner d’intéressants détails ; nous avons volé plus vite que les siècles où il nous emble de loin, que la marche de l’idée est si lente. Mais j’aurais atteint mon but si chacun de vous pouvait, en sortant, se dire sincèrement au fond de lui-même : “Cette science de l’artilleur ? mais un enfant la comprendrait ! ”

« Et pourtant, je ne peux pas déprécier le mérite, le savoir et le génie de tous ceux qui, longuement et patiemment, ont apporté leur contribution à l’édifice, soldats, ingénieurs et savants : Gribeauval qui, sous l’ancienne monarchie, crée tout un système d’artillerie ; notre grand mathématicien Poisson, qui s’adonne aux problèmes ardus de la balistique ; de Lahitolle qui, dans les derniers jours du Troisième Empire, voulait nous doter d’un matériel qui nous eût peut-être donné la victoire si les évènements n’en avaient prématurément arrêté l’exécution ; et depuis la guerre, de Bange dont le matériel, soyez-en sûr, a forcé nos voisins au respect ; Deport et Sainte-Claire Deville qui ont révolutionné l’artillerie et toute la tactique ; Bacquet l’inventeur du 120 court, le premier canon de campagne à recul sur affût, et Rimailho et Tournier. Et à l’étranger, c’est Siacci, en Italie, qui contribue puissamment à l’étude de la balistique ; c’est Mondragon, au Mexique, qui dote sa patrie d’une artillerie comparable à celle de la France, comme matériel et comme tactique.

« Saluons aussi la foule obscure de tous ces officiers auxquels il n’est pas seulement demandé, au jour venu, de faire abnégation de leur vie, mais aussi de se tenir constamment prêts à apporter l’acquit de leurs connaissances dans les comités techniques, dans les usines, dans les commissions d’études. Tous peuvent avoir le sentiment qu’ils méritent la confiance que vous avez mise en eux ; tous ont le droit d’en être fiers, et de faire sonner leurs éperons sur le pavé,… quand même ce tintement offusqueraient quelques rares oreilles.

« A vous, Mesdames, qui êtes venues, ce soir, si nombreuses et qui m’avez prêté tant d’attention, merci très sincèrement. La guerre vous touche aussi, et votre place y est marquée : nous savons que, lorsque tombés sur les lignes de feu on nous ramènera en arrière, avec tout le chagrin d’être devenus des inutiles et des encombrants, nous vous trouverons là, plusieurs d’entre vous peut-être, et certainement beaucoup de vos sœurs de France, avec la grande blouse blanche à croix rouge. Et pour soulager notre misère physique et morale, nous aurons la douceur de vos mains, la clarté de vos yeux et toute la charité de votre cœur. »

Ce texte a été extrait intégralement du numéro 4715 du journal :

Le Courrier du Mexique

et de l’Europe

Ancien « TRAIT D’UNION ». Journal fondé en 1849

Numéro 4715   -   Lundi 17 Mars 1913

J’en possède l’original