Innsbruck - Bâle

Au moment où le train allait partir, Monsieur Mayer vint nous dire de regarder à droite de telle à telle station, puis à gauche de telle à telle autre et il regagna en courant le wagon où il avait élu domicile en compagnie de jeunes Français très gais. Le chef de gare donna le signal du départ ; la locomotive répondit par un coup de sifflet à déchirer les tympans des touristes et en route. Les premières montagnes que nous traversâmes, emportés par la vapeur, ne présentent rien de bien extraordinaire mais, peu à peu, le paysage devint d’une beauté surprenante.

Ce qui m’a étonnée dans l’Arlberg, c’est la variété des aspects. A côté de rochers escarpés et arides, couronnés de neiges éternelles, on voit de hautes montagnes couvertes de forêt d’un vert sombre : forêt de pins, de sapins ou de cèdres. Des murailles de granit, brûlées par les ardeurs du soleil, servent de fond à une vallée radieusement verte ; les torrents furieux, qui roulent dans les gorges noires et profondes, deviennent, dans la plaine, de paisibles ruisseaux qui serpentent entre les prairies derrière un rideau de peupliers. Plusieurs endroits semblent n’avoir jamais été foulés par le pied de l’homme ; d’autres, au contraire, sont habités comme le prouvent les chalets suspendus sur les flancs de la montagne jusqu’à une grande hauteur. J’y retrouvais l’encadrement de la vallée suisse de Lauterbrunnen[1], avec quelque chose de plus sévère et de plus grandiose. Aux montagnes couvertes de pâturages et de forêts, je préférais les rocs dénudés, aux couleurs vives et à l’aspect sauvage. Rien de plus beau que ces pics anguleux qui s’enfoncent dans l’azur profond des cieux, que ces crêtes de glace, que les déchirures inégales de ces pentes rapides, que les précipices effrayants qui séparent les sommets les uns des autres ! L’admiration produite par la terreur, voilà le sentiment que l’on éprouve, en contemplant cette fière nature de l’Arlberg.

Puis on rencontre des montagnes moins hautes, des petits villages dont les maisons blanches brillent joyeusement sous les rayons du soleil et dont les clochers, peuplés d’oiseaux gazouillants, semblent inviter à la prière. Les clochers ont quelque fois des formes bizarres dans ces montagnes du Tyrol ; ils sont lourds et terminés par de gros dômes rouges, un peu à la manière byzantine.

Profitant d’un arrêt plus long que les autres, nous sortîmes nos paquets du filet et nous commençâmes notre repas. On s’était montré généreux à l’hôtel et je dus m’y reprendre à quatre fois pour avoir raison des sept tranches de viande froide et de jambon que je trouvai. J’avais en outre trois pêches, deux poires et deux énormes grappes de raisin ; une demi-bouteille d’excellent vin blanc et deux petits pains complétaient ma portion. Monsieur Mayer m’ayant entendu dire, quelques jours auparavant, que j’aimais beaucoup les fruits qui avaient tenté la Mère "Eve" m’apporta, à une station, une petite pomme ravissante à regarder et délicieuse à manger. Ah ! Si Prévotine avait encore été avec nous, elle n’aurait pas pu se plaindre de manquer de nourriture.

Nous avions voyagé jusqu’à midi avec un jeune ménage français ; plus heureux que nous, ils parlaient l’allemand de manière à se faire comprendre de tout le monde. Ils prirent la peine d’expliquer à l’employé que notre coupon devait rester entre nos mains, n’ayant pas été utilisé dans tout le parcours inscrit. La journée s’écoula assez rapidement entre la contemplation d’un paysage merveilleux, quatre repas, la conversation et la lecture d’un bout de journal qui m’avait été permise.

Nous passâmes dans le tunnel de l’Arlberg, un des plus longs de l’Europe ; il a dix kilomètres trois cent cinquante deux mètres de long, quatre kilomètres de moins seulement que celui du Gothard[2]. Il n’a demandé que trois années de travail et n’a coûté que trente millions à l’état autrichien. J’ai lu dans mon guide que sa traversée exigeait de dix huit à vingt minutes ; montre en main, nous n’en avons mis que quatorze. C’est déjà beaucoup quatorze minutes sans voir la lumière du jour ! Je ne sais si cela vint de l’obscurité ou si ce fut un effet de mon imagination, il me sembla que j’étouffais. De plus, un éboulement aurait pu se produire et cela n’aurait pas été drôle du tout d’être mis en cage sous l’Arlberg.

Nous passâmes la douane à Buchs ; dès lors nous étions sur le territoire suisse et nous avions quitté définitivement la terre autrichienne. J’en partais plus riche que je n’y étais entrée ; j’emportais dans ma tête une multitude de souvenirs. Heureusement, les souvenirs ne paient aucun droit d’entrée. Nous longeâmes la rive sud du pittoresque lac de Wallenstadt[3] dont les eaux ont en plus foncé la nuance délicieuse des grandes masses de glace. C’est un bleu vert exquisément tendre. Un aimable monsieur, qui était notre compagnon de route, voyant que nous regardions attentivement ce lac, nous en dit le nom que nous ignorions.

Pendant la journée, il nous arriva une petite aventure. A une station, Papa était descendu sur le quai, me laissant seul dans le compartiment. Il n’était pas encore remonté avec moi lorsqu’un coup de sifflet annonça le départ du train. Quelle fut mon angoisse ! Mon cœur faisait « toc, toc » dans ma poitrine avec violence, comme s’il avait voulu la briser. Je me promenais anxieuse dans le couloir me demandant ce que je ferai toute seule avec Mayer, lorsqu’en regardant dans le wagon voisin, je reconnus la tête de mon très cher père qui s’était trompé et qui me faisait signe de prendre patience. J’allais me rasseoir dans notre compartiment pour attendre la première station quand un bon jeune homme français eut pitié de moi. « Laissez-moi faire, dit-il, je connais le système. Votre mari va pouvoir vous rejoindre ! » et, enfonçant son ongle dans la serrure, il la fit jouer. Je remerciai le Monsieur qui ajouta: « Dans ce pays-ci, on vous enferme comme si vous étiez des bêtes féroces ! » Papa me rejoignit.

Un peu plus loin, je rendis à mon tour service au jeune homme complaisant. Il m’avait pris pour une Allemande sachant un peu parler français et il me pria de demander au chef de train combien nous avions de minutes d’arrêt à une station et, lorsque je lui eus rendu la réponse, il me dit, croyant sans doute me faire un grand compliment: « Ah ! Vous parlez très bien français, Madame, vous vous exprimez fort correctement ». Je le remerciai par un sourire sans lui avouer ma nationalité. Ce monsieur prenait des notes, il tira son calepin et traça quelques lignes. Peut-être écrivait-il : « Les Autrichiennes parlent le français presque aussi bien que les Françaises ; elles n’ont pas beaucoup d’accent ». Cela me rappela l’histoire de cet anglais, débarquant à Calais et apercevant sur le port une personne rousse, puis une autre, rousse également ; cet homme, sans pousser plus loin l’observation, tira ses tablettes et inscrivit « En France, toutes les femmes sont rousses. »

Nous arrivâmes vers 6 heures du soir à Zurich, après avoir longé le lac qui porte ce nom. Ce lac de Zurich me rappela beaucoup celui de Constance. Les petites villes, qui s’élèvent en amphithéâtre sur ses bords, lui donnent encore plus d’animation. Nous avions trente cinq minutes d’arrêt. C’était plus de temps qu’il ne nous en fallait pour dîner ; ce n’était pas suffisant pour permettre à Papa d’aller réclamer son guide Joanne à l’hôtel Bernerhof. D’ailleurs, nous n’en avions plus besoin avant notre retour à Paris et là Papa en acheta un autre.

Monsieur Mayer commanda notre dîner au buffet de la gare. Il fut simple et pourtant bien meilleur que celui de la gare de Belfort. Je ne sais pourquoi ce dîner de Belfort me revint à l’esprit pendant que j’étais assise dans le buffet de Zurich entre Papa et Monsieur Maurice. C’était, comme alors, à la fin d’un voyage ; notre troupe était déjà diminuée. Nous étions encore nombreux cependant et bien gais. Je me souviens de Caracao demandant deux assiettes de potage et une série de bouteilles supplémentaires, pour oublier les taquineries de ces messieurs qui le plaisantaient sur sa fameuse casquette de soie noire. Je me rappelais aussi que Monsieur Moisy, passant la main sous le voile de tulle vert qui recouvrait les fruits, avait habilement substitué de magnifiques reines-claudes aux affreuses petites prunes vert- hygiénique que l’on nous avait servies d’abord.

J’étais bien contente d’entendre, dans la gare de Zurich, presque autant de voix française que de voix allemande. On sent en soi une sympathie irréfléchie pour tous ceux qui parlent la langue maternelle quand on en a été sevré quelques temps. D’ailleurs le français est une langue merveilleuse ; comme elle est harmonieuse et douce, c’est presque une musique auprès de l’allemand si dur à l’oreille.

Nous nous promenâmes sur le quai avant de remonter dans nos compartiments. Monsieur Maurice nous raconta qu’il voyageait depuis le matin avec deux petits enfants hongrois que leur mère emmenait à Marseille pour les mettre en pension. Ces pauvres petits qui voyageaient déjà depuis un jour et demi, avaient l’air légèrement fatigués ; je crois bien qu’à chaque station ils devaient demander : « Maman, est-ce Marseille ? », avec la même impatience que la malheureuse troupe de Pierre l’Hermite demandait Jérusalem ! Il avait aussi avec lui l’inventeur d’une certaine griffe qui lui promit de faire la sienne. Il est peu probable qu’il ait tenu sa promesse. En voyage, on s’enthousiasme facilement les uns pour les autres, et puis, dès que l’on est rentré dans ses foyers, on s’oublie aussi promptement que l’on s’était lié.

Quelquefois, un souvenir vous traverse l’esprit ; on se demande ce qu’est devenue telle personne avec laquelle on a fait une ascension ou une traversée. On se dit qu’elle peut bien être morte puisqu’elle n’a pas donné de ses nouvelles et on pense à autre chose. Il en est de moi comme du commun des mortels, si j’ai connu les gens sans les aimer mais j’ai la mémoire du cœur beaucoup plus longue que celle de l’esprit : jamais une sympathie ne meure complètement en moi. Il suffit d’un rien pour la réveiller et souvent plus vive qu’autrefois. Je m’entoure de tout ce qui me rappelle les anciens amis et les lieux où j’ai passé ont aussi une part de mon culte.


[1] Lauterbrunnen, village suisse, dans l’Oberland bernois, la vallée est drainée par la Lütschine Blanche.

[2] Le tunnel du Saint Gothard a été construit de 1872 à 1882 a une longueur de 14.997 mètres

[3] Lac suisse de 12 km sur 3.

Bâle

Nous arrivâmes à Bâle à 9 heures 10. Un omnibus de l’hôtel Métropolitain nous attendait à la gare. Pendant le trajet, Monsieur Mayer nous demanda si nous avions besoin de lui le lendemain. Papa, qui était venu à Bâle plus de quatre ou cinq fois, connaissait suffisamment la ville pour se passer de guide. J’en avais conservé également un souvenir bien net. Il lui fut donc répondu que nous n’avions nul besoin de lui et que, s’il avait des affaires à Paris, nous l’autorisions pleinement à nous quitter. Il résolut donc de partir le lendemain vers 9 heures du matin.

Lorsque nous fûmes installés dans nos chambres, je fis part à Papa d’une idée qui m’avait tourmentée pendant le trajet en omnibus : « Si Monsieur Mayer part demain matin, comment lui donnerons-nous son médaillon puisque nous ne l’avons pas encore ? ». Papa me rassura: « Soit tranquille, dit-il, les bijoutiers ouvrent à 7 heures et il ne nous faut pas un siècle pour choisir un médaillon. » J’aurais voulu écrire à Maman. Cela me semblait dur de me coucher sans lui envoyer un petit bonsoir. Papa me fit observer avec raison que ma lettre ne partirait que le matin et ne serait pas avant nous à Boulogne.

Je me retirai dans ma chambre. J’allais passer ma dernière nuit de voyage, ma dernière nuit à l’étranger. J’étais à la fois heureuse et contrariée ; heureuse à la pensée de revoir et d’embrasser ceux que j’avais laissés à Boulogne ; contrariée à l’idée des merveilles auxquelles j’allais tourner le dos sans pouvoir peut-être revenir jamais les saluer. Mon voyage de Vienne, attendu et rêvé pendant trois ans, était fini, bien fini ; désormais, mes espérances étaient changées en souvenirs. J’ai souvent réfléchi sur ce sujet, me demandant lequel vaut le mieux et je n’ai pas encore trouvé de solutions certaines. Les espérances sont bien vagues et le souvenir n’est pas exempt de regrets.

Je me couchai après avoir fait une bonne toilette rendue indispensable par douze heures de chemin de fer. Mes cheveux étaient parsemés de petites poussières de charbon et j’eus quelque peine à les démêler. Lorsque je fus couchée, Papa demanda s’il pouvait entrer chez moi ; il avait trouvé sa fenêtre ouverte et, connaissant ma tête de linotte, il voulait s’assurer de l’état de la mienne. J’avais vérifié les choses, rendue prudente par mon aventure de Munich.

Jeudi, 20 Août

Le lendemain matin, j’étais réveillée depuis plus d’une heure lorsque j’entendis Papa remuer dans sa chambre. J’avais si peur de n’avoir pas le temps d’acheter le cadeau de Monsieur Mayer que je fis ma toilette à la hâte, quitte à la recommencer après. « Te voilà déjà prête ! » dit Papa, en me voyant rentrer dans sa chambre à 6 heures et demie, mon chapeau sur la tête.

Nous attendîmes un quart d’heure avant de sortir. Il tombait une petite pluie fine. Nous n’allâmes pas loin et, après avoir regardé à deux ou trois devantures, nous entrâmes chez un bijoutier où nous avions déjà acheté, il y a deux ans, de petites cuillères d’argent pour Maman et pour Grand’Mère. Les médaillons en or atteignaient des prix trop élevés ; je me rabattis sur un charmant médaillon de vieil argent dont la forme me plaisait beaucoup. Papa, ayant approuvé mon choix, je sortis de mon portefeuille l’un de mes trèfles à quatre feuilles et je priai le bijoutier de vouloir bien enfermer le petit porte-bonheur dans le médaillon. Malheureusement, le trèfle était trop grand et il fut obligé de le casser pour le faire entrer sous le verre. Il en mit tous les morceaux et je pense que le talisman subsiste toujours.

Nous choisîmes ensuite deux jolies broches, destinées à mes sœurs. Pour Marguerite, nous prîmes une pâquerette ; comme il nous fut impossible de trouver la pareille pour sa jumelle, nous achetâmes un ravissant petit papillon d’argent. Nous regagnâmes l’hôtel et nous montâmes dans nos chambres. Papa glissa son cadeau sous le mien puis nous refermâmes l’écrin et nous descendîmes déjeuner. Sur le palier, nous rencontrâmes Monsieur Mayer et je me sentis très embarrassée pour lui offrir nos souvenirs. A la fin de notre voyage en Suisse, c’était Madame Charot qui avait été chargée de donner à Monsieur Junot la longue-vue pour laquelle nous nous étions cotisés ; les messieurs lui avaient préparé des discours mais, au moment suprême, elle les oublia tous, balbutia deux ou trois mots et se mit à rire.

Moi aussi, deux ans plus tard, j’étais bien intimidée ; je me demandais ce qu’il fallait dire, en tournant nerveusement la petite boite entre mes doigts. Enfin, je pris mon courage à deux mains ; je fis un pas en avant et je tendis l’écrin à notre guide avec une phrase polie. Ma timidité disparût en voyant que Monsieur Mayer était presque aussi embarrassé pour me remercier que je l’avais été pour lui offrir mon médaillon. Nous descendîmes dans la salle à manger. Cinq minutes après Monsieur Maurice vint nous rejoindre. Il avait regardé dans la boite et il se montra reconnaissant. Lorsque je lui eus dit que son médaillon contenait un trèfle à quatre feuilles, destiné à lui porter bonheur, il me promit de le porter toujours à la chaîne de sa montre. Je voudrais bien savoir s’il a tenu sa promesse. Je dois avouer que j’en doute un peu, beaucoup. Monsieur Mayer nous quitta pour gagner la gare. Le train qu’il prenait était assez rapide car il devait arriver le soir à 6 heures à Paris.

Le musée des Antiquités à Bâle

Comme il pleuvait assez fort, nous allâmes passer notre matinée au musée des Antiquités Historiques qui est juste en face de l’hôtel Métropolitain, de l’autre côté de la place. Nous connaissions déjà bien ce musée, l’ayant visité il y a deux ans. Papa, qui aime énormément les vieilles choses, y retourna avec grand plaisir ; pour moi, j’aurais préféré une promenade sur les bords du Rhin. La pluie rendant mon désir irréalisable, je fus très heureuse d’aller dans l’ancienne église admirer les "antiquailles" pour lesquelles je n’ai cependant pas un goût aussi vif que Papa et surtout que le Docteur Tucker.

Le musée n’a guère changé depuis deux ans ; c’est à peine si quelques petits objets ont été ajoutés dans les vitrines. Les chambres et les salons, Moyen-Age et Renaissance, qui sont à l’étage inférieur de l’édifice, contiennent réellement des meubles fort curieux. Je ne parlerai pas des fragments de la Danse des Morts, dus aux puissants pinceaux de Hans Holbein[1] ; je les avais regardés avec grand intérêt lors de mon premier voyage à Bâle. Cette année, j’avais vu tant de chef-d’œuvres, dans les musées de Munich et de Vienne, que cet ouvrage incomplet ne me produisit pas le même effet. D’ailleurs je parlerai plus loin d’Holbein, dans ma visite au Musée Moderne.

Nous entrâmes dans une salle contenant des objets d’église dont plusieurs sont fort riches et ont une grande valeur artistique. Au premier étage, après avoir examiné attentivement les bas, les gants, les robes et les chapeaux des temps passés, nous arrivâmes devant une vitrine renfermant des boites anciennes, de vieux émaux, des plaques de bronze ou de cuivre travaillé. Un merveilleux ivoire sculpté nous retint quelques temps : c’était un petit panneau représentant un Saint Sébastien. Le martyr est attaché à un tronc d’arbre dans une pose idéale de grâce et d’abandon. La tête inclinée sur la poitrine a une expression douloureuse et sereine à la fois. Sur une petite carte, je dessinai les principales lignes de ce corps d’une beauté si pure pensant que Louis pourrait s’en servir.



[1] Jean Holbein, peintre, 1498-1543, on lui attribue « la Danse macabre », peinte à fresque sur les murs d’un cimetière de Bâle.

Bâle

Nous rentrâmes à l’hôtel et, comme nous avions encore une bonne demi-heure devant nous avant le déjeuner, nous montâmes nous reposer un peu dans nos chambres. Nous vîmes la sortie des écoles ; tous les étudiants, garçons ou filles, traversèrent la place sur laquelle donnaient nos fenêtres. Ils n’ont donc pas de vacances, les enfants de ce pays! Nous n’étions qu’au 20 août et les classes semblaient bien organisées. A la table d’hôte, je fus la seule femme. Cela me semblait bizarre de représenter, à moi seule, la moitié de l’humanité. Il y avait plusieurs Français autour de la table, bien que la nation allemande en occupât la plus grande partie. Nous étions retombés définitivement en pays civilisé. Plus de compote avec la viande, plus de ces mélanges affreux auxquels je n’étais point habituée mais une bonne cuisine, simple et, ce qui est encore mieux pour moi, française.

Il pleuvait toujours. Cependant, nous ne restions pas à Bâle une journée pour la passer entre les quatre murs d’une chambre d’hôtel ; nous sortîmes, armés de nos parapluies, bien entendu. Nous gagnâmes le Rhin. Après avoir regardé pendant quelques minutes le fleuve majestueux qui coulait rapidement sous le pont d’où nous le contemplions, nous nous dirigeâmes vers la cathédrale. La cathédrale de Bâle ne présente rien d’extraordinaire à l’intérieur et, comme nous la connaissions déjà, nous jugeâmes inutile de faire une seconde visite à ce temple protestant, sévère et simple. L’extérieur est assez bien découpé, sans valoir celui de la cathédrale de Berne dont le portique est d’une richesse merveilleuse.

Passant sous les voûtes de l’ancien monastère, nous allâmes nous asseoir quelques instants sur un banc de la terrasse d’où l’on domine le cours du Rhin. Lorsque le temps est clair, on y jouit d’une belle vue sur les campagnes qui avoisinent la ville ; par une pluie comme celle qui tombait ce jour là, on voit seulement quelques cimes d’arbres se détacher d’un épais brouillard.

Le musée moderne à Bâle

Nous cherchâmes ensuite le Musée Moderne que nous ne connaissions ni l’un, ni l’autre, et qui nous avait été signalé comme possédant plusieurs toiles d’un haut intérêt. Nous tournions autour de la cathédrale, cherchant, sans la trouver, l’entrée de ce fameux musée, lorsque trois prêtres venant à passer, j’eus l’idée de me renseigner auprès d’eux. Je tombais bien : ces messieurs se rendaient aussi au musée et ils nous dirent de les accompagner. Le trajet ne fut pas long. Une vingtaine de pas plus loin, nous sonnions à une grande porte cochère au-dessus de laquelle était gravée une inscription latine que tout le monde comprit, excepté la petite ignorante qui écrit ces pages.

La première salle de peinture que je visitai n’offre rien de remarquable. On y voit des tableaux de l’Ecole moderne, avec ses qualités moins nombreuses que ses défauts. Ayant traversé un peu rapidement une salle de dessins et de gravures, nous franchîmes le seuil d’un grand salon. Cette pièce, la plus importante du musée, contient beaucoup de chefs-d’œuvre.

Nous remarquâmes tout particulièrement, près de la porte, un tableau de la Sainte Famille. Je ne sais à quel peintre de l’Ecole Italienne il est attribué ; il rappelle un peu les Raphaël. On éprouve, en regardant cette vierge idéalement pure, la même impression que devant la "Madona del Verde" du Musée de Vienne. Nous regardâmes aussi une tête d’étudiant par Amerbach ; c’est certainement un des plus beaux, si ce n’est le plus beau, portrait d’homme que j’ai jamais vu. Le fond bleu-vert, assez clair, fait ressortir merveilleusement le costume noir du jeune-homme qui a un béret, posé cavalièrement sur le côté de la tête. Les traits sont très fins, le regard profond, les lèvres un peu contractées. Mais le peintre, pour lequel semble avoir été élevé l’édifice, est Holbein qui n’est représenté nulle part comme il l’est à Bâle, sa ville natale.

Passant sous silence une dizaine de toiles remarquables, je n’essayerai d’en décrire qu’une seule, celle qui brille d’un éclat incomparable entre toutes les autres. Le " Christ mort", peint par Hans Holbein est une oeuvre saisissante. Qu’on s’imagine une grande toile dont la hauteur est peut-être le quart de la largeur et, sur cette toile, la remplissant presque entièrement, un seul personnage étendu. Que dis-je? Un personnage, un cadavre dans la position rigide qui caractérise ceux que la mort a frappés. Un fond très sombre, brossé vigoureusement, fait ressortir la transparence livide des chaires meurtries. Certainement, je verrai encore pendant longtemps ce visage divin tout couvert de plaies et beau cependant, d’une splendeur surnaturelle. Il y a une telle majesté grave et douce dans l’expression de ces traits, dont la vie s’est retirée, que l’on ne peut douter de la Divinité du Crucifié. En même temps, ce corps brisé révèle, dans sa pose abandonnée, une telle intensité de souffrance que l’Humanité du Fils de Dieu est réellement inscrite en lettres de sang sur ses membres déchirés.

Oh! La tendresse inexprimable du regard éteint et voilé par les larmes que l’on aperçoit, se glissant encore à travers les paupières mi-closes. Oh ! Ces lèvres décolorées sur lesquelles semblent encore trembler des paroles de vie et d’amour, noyées dans un sourire plein de promesses mystérieuses. Et ce front labouré par les épines ; et ces cheveux soyeux emmêlés par la douleur et englués par le sang et les sueurs de l’agonie ; et l’affaiblissement douloureux de ces mains transpercées, lasses de se tendre vers nous ; et ces pieds fatigués qui ont parcouru les sentiers de la Galilée à la recherche des âmes égarées.

Il faut être un grand maître, il faut avoir du génie pour reproduire tout cela comme l’a fait Hans Holbein. Il faut parfois être un chrétien convaincu ; jamais un incrédule n’aurait rempli sa toile du divin rayonnement qui plane sur ce Christ mort et qui vous attire avec une force pleine de douceur. Qu’il est beau l’art qui peut vous inspirer des émotions semblables ! Le Christ est seul mais on devine la douleur de Marie, les larmes des Saintes Femmes, l’effarement des bourreaux qui fuient dans le lointain, terrifiés de leur oeuvre. Voilà le génie ! Le plus beau calvaire que je n’ai jamais vu, c’est le tableau d’Holbein quoi qu’il n’y ait ni croix, ni larrons, ni soldats romains, ni insulteurs juifs, ni disciples éplorés. L’imagination évoque tout cela dans le fond sombre tendu derrière le Christ.

J’aurais voulu que Louis pût admirer comme moi le dessin exquis de ces mains livides, la couleur merveilleuse des chaires et  ce qu’il appelle "les qualités du métier". J’étais tellement empoignée par ce chef-d’œuvre que nous essayâmes de nous en procurer la photographie. Malheureusement, celle que la gardienne du musée pouvait nous offrir était énorme, beaucoup trop grande pour être emportée dans notre valise ; de plus, elle n’était pas nette et coûtait dix huit francs pièce. Nous y renonçâmes, espérant les trouver en ville à de meilleures conditions.

Nous allions sortir du musée et nous descendions l’escalier où on a placé un tableau de notre peintre français Benner, lorsque nous vîmes à l’entresol l’entrée d’un musée d’Histoire Naturelle. On entendait la pluie battre les vitres. Qu’aurions-nous fait dehors à patauger dans la boue ? J’entraînai Papa vers ce lieu qui m’intéressait. La première salle est consacrée à la minéralogie. Nous y vîmes de merveilleux échantillons d’Eisenglimmer où toutes les nuances se trouvent mêlées, d’Acabit, de Kalkspath, de Kobaltblütfe, d’Aragonit et de Keipferlasur.

Je serais restée longtemps dans cette salle si je n’avais aperçu, par la porte ouverte, les bêtes empaillées du Musée de Zoologie. Je vis pour la première fois des oeufs d’Epgornis d’une grosseur prodigieuse. Il faudrait cinq ou six oeufs d’autruche pour égaler l’un de ces oeufs jaune-orange. Ils ont été donnés par un oiseau dont la race est éteinte aujourd’hui et qui habitait les solitudes rocheuses des hautes montagnes de l’île de Madagascar. Nous remarquâmes aussi les squelettes d’un ours, d’une girafe et celui d’une tête de Dinothérium Giganteum. Je ne dois pas oublier la mâchoire formidable d’un mastodonte. Je m’arrêtai longuement devant la vitrine où se trouvent réunies plus de cent espèces de quadrumanes empaillés. J’ai toujours eu une grande prédilection pour ces animaux auxquels je cherche des ressemblances avec des personnes de ma connaissance ; il est certain que les singes ont des jeux de physionomie qui rappellent ceux de nos figures humaines. Je remarquai particulièrement une "Madeleine" repentante accroupie sur ses genoux, avec de grands cheveux lui tombant dans le dos et un amour de petit bébé singe qui avait une jolie figure un peu vieillotte. Je passerai rapidement sur les autruches qui semblent vous regarder dédaigneusement, sur les tigres, les hyènes et les panthères qui roulent de grands yeux féroces et vous montrent de formidables rangées de crocs, sur les cerfs, sur les antilopes et les chamois timides et aussi sur les grosses pelotes de graisse que l’on nomme veaux marins.

L’espèce des oiseaux est la plus merveilleusement représentée dans ce musée de zoologie. J’ai pu retenir quelques noms qui ne disent rien à l’ignorant et qui représentent les plus admirables bêtes de la création :

  • Le Calurus Resplendens et le Trogonidae sont remarquables par la richesse de leur plumage.
  • Les Rumphastes se signalent à l’attention par les dimensions extraordinaires de leur bec.
  • Le Rubicaula Aurante est doué d’une couleur orange étincelante comme celle des bandes que l’on voit dans le ciel au moment du coucher du soleil.
  • Le Pitta Maxima Forst a le corps noir avec des raies bleu de ciel et le ventre blanc.
  • L’oiseau lyre et l’oiseau du Paradis passent avec raison pour être de magnifiques bipèdes, le Paradisin particulièrement. La légèreté de ses plumes, admirables comme coloris, a longtemps fait croire que cet oiseau vivait entre le ciel et la terre, flottant dans l’atmosphère et poussé par les zéphyrs. Ce qui a contribué à cette erreur, c’est que les naturels du pays où il vit, coupent toujours ses pattes avant de l’envoyer en Europe.
  • Le Sopholina possède deux paires d’ailes : la première est d’un noir bleu foncé et la seconde, qui forme une sorte de bouclier sur la poitrine, possède une couleur impossible à décrire, qui va du saphir à l’émeraude.

La vitrine qui m’a le plus charmée est celle qui renferme les colibris et les oiseaux-mouches dont quelques-uns sont à peine plus gros qu’une abeille. Je voudrais voir, ne serait-ce qu’un jour, ces délicieux petits êtres au milieu de leur forêt natale. Couverts des plus brillantes couleurs, doués des formes les plus gracieuses dans leur petitesse, ils se nourrissent du nectar des fleurs sur lesquelles ils voltigent comme des papillons. La liane la plus flexible tremble à peine sous leur poids minuscule. Ils s’endorment dans le calice des fleurs, bercés par la brise du soir. Le Mellisuga surpasse en éclat toutes les pierres précieuses ; son corps est une émeraude et sa queue : un rubis.

Il y avait encore de belles collections de coquillages que nous regardâmes à peine car il se faisait déjà tard.

Soirée à Bâle

Nous rentrâmes à l’hôtel où nous fîmes notre valise pour la dernière fois. La pluie ayant cessé, le soleil nous envoya quelques rayons pâles comme il daigne quelques fois le faire le soir d’un jour de pluie. Nous n’eûmes pas le courage de rester enfermés chez nous et nous sortîmes pour la quatrième fois.

Chez un pâtissier confiseur, nous mangeâmes des gâteaux et nous achetâmes quelques bonbons anglais pour nous désaltérer pendant la nuit du voyage. Nous entrions chez tous les libraires, graveurs ou photographes pour demander les reproductions du Christ d’Holbein et du Jeune-Homme d’Ammerlach. Nous ne pûmes les trouver. A la fin, cependant, nous vîmes, chez un marchand de vieilles gravures, ce que nous désirions. Malheureusement, ces photographies étaient aussi peu claires que celles du musée et elles coûtaient le même prix fabuleusement élevé. Pour ne pas avoir dérangé inutilement le marchand, Papa fouilla dans les cartons de gravures anciennes et il en prit trois. Comme il était déjà 7 heures moins un quart et que nous devions être à l’hôtel à 7 heures pour le dîner, Papa ne pût, malgré son désir, continuer sa recherche. Il promit au graveur de venir le voir à son prochain voyage à Bâle.

Le dîner terminé, nous nous promenâmes une demi-heure, de long en large, devant l’hôtel Métropolitain puis nous montâmes dans l’omnibus qui se mit à rouler dans la direction de la gare.

Bâle - Paris

Le train pour Paris ne se mit en route qu’une heure après notre arrivée. C’était un rapide. Jusqu’à la frontière, Papa m’empêcha de dormir et ce fut seulement après la douane française qu’il me laissa me livrer au sommeil. J’étais si fatiguée que je ne dormis pas trop mal. J’entendis comme un rêve crier : « Belfort ! » - « Vesoul ! » etc. ...  Lorsque je me réveillai complètement le lendemain matin, il commençait à faire jour et, à mille petits détails, on s’apercevait que l’on s’approchait de Paris où nous arrivâmes enfin, un peu engourdis, à 6 heures et demie.

Il est certain que l’on éprouve un regret en quittant le marchepied du train qui vous ramène d’un beau voyage mais, aussi, que l’on est heureux à la pensée de revoir bientôt et de pouvoir embrasser ceux que l’on aime et dont on a été séparé pendant quinze grands jours !

Adieu Munich ! Adieu Vienne ! Adieu Salzbourg, beau Konigssée, Arlberg, Innsbruck ! Si, comme il est probable, je ne vous revois jamais, vos noms me rappelleront le souvenir bien doux de quelques beaux jours passés en courses vagabondes.