Mission au Brésil

du 16 décembre 1903 au 28 juin 1904

Récits extraits de la correspondance

d’Henri MORIZE à son épouse, Madeleine, née Prat,

travail finalisé pour mise en forme et censure par Philippe Morize, leur petit-fils

Les récits qui vont suivre sont tous extraits de la très importante correspondance de mon grand-père Henri Morize à sa jeune épouse, ma grand’mère, née Madeleine Prat.

Ce travail ne fait que répondre au vœu émis par mon arrière-grand-père, Julien Morize, émis dans ses courriers, auprès de sa belle-fille : Madeleine Prat.

Dans ce travail, comme dans tous les récits que nous réaliserons concernant ces deux personnages : Henri et Madeleine Morize, récits qui seront extraits des mêmes sources toujours conservées en archive entre des mains sûres et que je remercie, nous respecterons, conformément aux désirs exprimés par mes chers grands-parents, l’intimité personnelle de leurs auteurs sans pour autant négliger leurs états d’âmes d’homme et de femme, de père et de mère de famille.

Cette correspondance, si précieusement conservée par notre grand’mère à Boulogne tout d’abord puis, au moment du déménagement sur la rue Las-Cases, transférée à sa demande propre dans les greniers du Mesgouëz et dont elle ne cessait de s’enquérir, représentait à ses yeux un véritable trésor de famille pour toute sa descendance. Je demande donc qu’il en soit pris grand soin.

Je tiens ici à remercier plus particulièrement Olivier et Annie Morize qui m’ont permis, au cours d’un long séjour chez eux au Mesgouëz, en Juin /Juillet 2003 d’avoir eu accès à cette correspondance que je leur suis gré d’avoir su sauvegarder.

Je remercie aussi Madame Jocelyne Caumes qui a contribué à cette oeuvre par la reprise de l’intégralité de toute cette volumineuse correspondance sur ordinateur.

Philippe Morize

L'attente : 16 décembre 1903 - 14 février 1904

Pétropolis, Mercredi 16  décembre 1903

Fini, le grand balancement du large et le long bercement du bord ! A 8hrs et demie du matin, nous avons mouillé en rade de Rio. Invité par le commandant, j’étais monté à 6hrs sur sa passerelle où il m’avait offert le thé matinal. Tout était ruisselant de pluie devant nous, la côte, dans les déchirures des nuages bas, me rappelait quelque coin du Lac des Quatre Cantons par un jour pluvieux. Ce qu’on en voyait laissait soupçonner un amoncellement de montagnes déchiquetées de rochers tourmentés, surgis de l’Océan, quelque chose de grandiose que le soleil doit rendre féerique.

Nous pénétrons en rade après avoir doublé un roc que sa forme a fait nommer « Pain de sucre ». Nous ralentissons l’allure, nous stoppons et l’ancre est filée. Après les formalités d’usage, les passagers à destination de Rio débarquent dans les canots qui sont accourus vers le navire, les autres resteront à bord. La terre leur est consignée afin d’éviter une quarantaine à Buenos-Aires. Le quai est encore loin, il nous faut vingt minutes pour l’atteindre. J’avise un nègre et je lui commande de me conduire dans un restaurant français. Il m’emmène dans un sale boui-boui.

Après déjeuner, je me mets en quête de Rau. A l’usine, on m’avait indiqué, comme étant son domicile : Cairn de Correct, 742. Or, ce domicile est une petite case, où tiendrait à peine un ouistiti. Cairn de Correct veut dire boîte aux lettres. On m’avait donné le numéro de sa case à la poste (car ici, on va chercher son courrier soi-même, le service du facteur étant tout à fait rudimentaire) Enfin, je finis par avoir l’adresse de la Banque dont Rogné est directeur, il était absent pour plusieurs jours. Par la Banque, j’ai l’adresse de Rau : il était absent et nullement prévenu de mon arrivée. Jusqu’à 4hrs j’erre dans Rio, sous le soleil qui me verse d’aplomb la chaleur, la migraine et l’ennui.

A 4hrs, je prends la barque (grand bateau à vapeur, plus grand que les vapeurs des lacs suisses) à 5hrs à l’autre bout de la rade, je monte dans le train qui me dépose à 6hrs à Pétropolis J’avise un hôtel allemand face la gare,  Hôtel Central, et je tombe à pic sur l’hôtel le plus cossu de Pétropolis.

Jeudi 17 décembre

A 7hrs et demie je descends à Rio. Je trouve Rau et toute la journée je cours avec lui. Les « Andes » viennent d’arriver : Massotier descend en bon état, quoique ayant eu le mal de mer tout le temps. A 4hrs nous remontons tous à Pétropolis.

Vendredi 18 décembre

Aujourd’hui, je ne suis pas descendu. Rau m’a présenté de tous côtés, à des officiers, au consul, à l’ambassadeur, aux attachés d’ambassade, au médecin de l’ambassade. Puis j’ai dîné chez lui. Il m’accapare trop, il voudrait que je lui donne toutes mes soirées.

Samedi 19 décembre

11hrs et demie du soir. La première minute de liberté dont je jouisse ! A Rio, il m’a fallu continuer à courir de ministères en directions, en consulats, en agences etc… Messieurs Rau et Reugnet sont venus dîner avec moi à l’Hôtel Central. Puis nous avons été passer la soirée chez le médecin de l’ambassade, docteur Brissay, chevalier de la Légion d’Honneur, qui nous avait priés.

Encore quelques jours de ce métier de forçat… et vive la liberté.

Dimanche 20 décembre

Ce ne fut pas un jour de repos. A part la messe ce matin, rien n’a différencié ce jour des précédents. Déjeuner chez messieurs Rau et Reugnet, visites à Pétropolis tout l’après-midi. C’étaient les dames qu’il fallait voir. Notre représentant Rau, voit tout en grand… en trop grand peut-être pour notre Compagnie de Saint-Chamond. Il m’introduit partout, me présente partout, a annoncé mon arrivée dans tous les journaux. J’ai rencontré le nonce du Pape chez l’ambassadrice de France, Madame Decrais. Rau m’a emmené chez l’ambassadrice des Etats-Unis (je ne sais pas pourquoi, par exemple, sous prétexte que c’est une charmante femme. Je le soupçonne de se faire de la réclame en arborant Saint-Chamond)

J’ai été présenté au chargé d’affaires du Japon qui a épousé une Belge. J’y ai vu Madame de La Bordère, femme du consul de France. Et un quart d’heure après, les Messieurs venaient poser leur carte à mon hôtel. Toutes ces dames souhaitent voir Madeleine à Pétropolis. C’est tout à fait grand genre ! Mais c’est bien fatigant.

Je me suis rendu libre ce soir et j’ai dîné seul… enfin ! Il faut (je l’ai appris tout à l’heure) que mon courrier soit mis demain à la première heure pour partir sur le « Danube ».

Lundi 21 décembre

Encore une journée fatigante et largement remplie à Rio, par un temps lourd et orageux. J’ai été présenté au ministre de la Guerre, qui n’ouvre pas la bouche en français et ne semble guère non plus l’ouvrir en portugais. J’ai vu le Général directeur de l’Artillerie, président de la commission d’expériences et presque tous les membres de cette commission. Et maintenant, je vais avoir un peu de répit et le loisir de goûter les charmes de Pétropolis et de ses environs.

Un bateau a quitté Bahia et vogue à grande vitesse vers Rio. Il apporte le courrier d’Europe et sera en rade demain. Cette nouvelle a suffi à faire tomber quelque chose de lourd, d’accablant, qui m’écrasait tout entier depuis mon débarquement, quelque chose d’imprécis mais de noir tristesse du cœur, spleen de l’âme. Oh ! Je sens bien qu’il arrive une enveloppe toute petite dans l’amoncellement des lettres, mais si lourde de tendresse, une enveloppe avec mon nom dessus.

Mardi 22 décembre

Après avoir déjeuné chez Reugnet, resté seul à Pétropolis aujourd’hui, j’ai payé mon écot en passant une partie de l’après-midi à l’aider à installer son laboratoire de photographie. En attendant qu’il vienne avec Rau dîner chez moi (c’est-à-dire à l’Hôtel Central) je vais vous raconter ma course de la matinée.

Levé de bonne heure, j’ai erré à l’aventure à travers Pétropolis. Une merveille ! Je ne dirai pas un bijou, ce qui évoquerait une idée de petitesse, car dans ces pays tout est grand, gigantesque, immense. Des avenues larges, soignées, ombragées d’arbres touffus qui s’égayent de grosses fleurs jaunes ou violettes semblent s’enfoncer à perte de vue dans la verdure, s’allongent dans les replis d’une région tourmentée, d’un terrain houleux dont les hautes ondes figées sont couvertes d’une végétation sauvage et puissante. Une rivière, rectifiée comme un canal, sert d’axe à un grand nombre de ces avenues, déroulant une mince nappe d’eau frigide, muette et limpide. Des villas, de style tropical, composées le plus souvent d’un seul rez-de-chaussée ouvrant leur façade sur une véranda de bois envahie de plantes et de fleurs, s’éparpillent au hasard sur les pentes, se noient dans les forêts ou s’égrènent le long des avenues, donnant à Pétropolis un aspect du quartier du Bois de Boulogne, mais d’un Bois de Boulogne tropical, gigantesque, capricieux où l’on se demanderait à tout instant si l’allée bien peignée que l’on suit ne va pas brusquement à un détour s’arrêter sur la nature vierge, sur la forêt inextricable.

Une silhouette de cavalier dans l’ombre des arbres, un équipage, des balayeurs nègres et polis. Et sur toute cette fraîcheur le soleil jette son or, et les jardins par bouffées vous envoient au passage des arômes étranges et violents, et de toutes choses monte un parfum de richesse et de luxe, de ce luxe exotique et inouï qui, dans ce décor, ne semble aucunement criard.

Mercredi 23 décembre

9hrs du soir : dans ces pays où tout sent le sauvage, même la civilisation, je me sens devenir cannibale à l’égard de Darmancier.

Jeudi 24 décembre

La nuit est tombée, lourde, orageuse, au ciel pas une étoile. Des éclairs silhouettent les cimes. Des lucioles, par intermittence, mettent un point de feu dans les bosquets. Et c’est la veillée de Noël !

La pluie s’abat en trombe, je n’irai pas à la messe de minuit. Et je n’aurai même pas la puérile illusion de mettre mes souliers devant le foyer, dans ma chambre il n’y a pas de cheminée où puisse descendre le petit Jésus !

Vendredi 25 décembre

Noël !

Je ne retrouve aucune des sensations familières de cette fête, il me faut faire effort pour me souvenir que nous sommes au 25 décembre. Dehors, tout est blanc, mais ce n’est pas de neige, c’est de lumière éblouissante. Il ne gèle pas… nous avons déjà 28° à l’ombre ce matin, pas de souliers devant des cendres encore chaudes, pas un sourire où je puisse lire la joie de ce jour de fête. C’est bien le dépaysement absolu.

Je prends ma douche, je m’habille, je vais à la messe de 10hrs. Dans l’église, église de ville d’eaux, les visages font une étrange mosaïque : crème, vanille, café, caramel, chocolat. Un évêque officie, un dominicain monte en chaire. Il prêche en portugais et pendant ce temps ma pensée vagabonde vers le dernier Noël. J’en revois tous les détails, notre lever matinal, dans la nuit, la découverte d’un thermomètre dans ma chaussure, la lecture d’un album assis côte à côte sur le bord du grand lit, notre déjeuner et puis toute notre gaîté brisée par une dépêche de deuil, ma course en ville dans le brouillard glacé, mes préparatifs de départ et j’ai prié pour la chère grand-mère. Le prédicateur s’est tu, la messe continue. Oh ! Que tout est long ici, L’office a duré deux heures un quart !

Une toute petite fleur du tropique, c’est mon souvenir de Noël : elle est toute trempée de soleil.

Samedi 26 décembre

Encore une journée à Rio, journée fatigante et chaude. Je me suis occupé de trouver au monteur une pension moins chère qu’à Pétropolis. Malgré tout, je vais être obligé d’écrire à l’usine que sa solde est insuffisante. Voilà un homme qui a le spleen et qui ne réagit pas. J’espère que lorsque nous aurons le matériel (qui est toujours en douane) ses occupations le distrairont.

Je viens d’être invité à dîner avec Rau et Reugnet lundi soir, chez le docteur et Madame Brissay. Il faut y aller en habit. Il paraît cependant que les réceptions ne sont pas très fréquentes ici.

J’ai retrouvé quelques-uns des menus de la « Cordillère » qu’un garçon m’avait mis de côté.

Il est 10hrs, à Paris, c’est déjà 1hr du matin.

Dimanche 27 décembre

Ici, il n’y a pas d’appartements meublés. On ne trouve que des villas, beaucoup trop grandes pour un corps sans âme. Je me suis donc logé à l’Hôtel Central, un hôtel allemand en face la gare, où, pour 15000 reis par jour (environ 18 francs 75) j’ai la table et le logement. Je paye en outre 500 reis par jour de lumière électrique.

La table se compose du petit déjeuner, servi de 7hrs à 9hrs, du grand déjeuner à 11rs ½, du dîner à 7hrs A chaque repas, une entrée, deux plats de viande avec légumes, un entremet, le dessert et le café. La cuisine rappelle la cuisine des hôtels suisses, seulement, sur les compotiers du dessert apparaissent toujours les ananas, les bananes ou les oranges brésiliennes, oranges à peau verte. Le café, dans ce pays de production est excellent, si fort qu’il en est presque amer. Mais les tasses sont minuscules et le sucre en morceaux est inconnu : on emploie du sucre en poudre sentant le miel.

Mon logement, une vaste chambre, haute de cinq mètres, deux grandes fenêtres par où s’envolent mes rêves. A gauche, en entrant, une armoire, puis une table de toilette. A droite, une commode, mon lit large et peu moelleux, mon secrétaire. Entre les fenêtres : une table, dans un coin : un guéridon. Une chaise à bascule, deux chaises volantes complètent l’ameublement. Les murs sont peints de motifs variés et disparates. Au-dessus de mon secrétaire : des ruines en Grèce, dans le coin de mon lit : une gerbe de perdrix et de faisans, liés par les pattes, la tête pendant vers mon oreiller. Et, répandues un peu partout, animant tout de leur joli sourire, les photographies de mon aimée mettent un charme et une consolation dans ce campement de hasard et d’aventure, mettent une âme au milieu de toutes ces choses d’exil.

Lundi 28 décembre

Resté à Pétropolis aujourd’hui, j’ai passé ma journée à écrire, des cartes, des lettres. J’étais terriblement en retard pour ma correspondance du nouvel an et je ne pourrai finir pour ce courrier.

Minuit : je reviens de ce fameux dîner.

Mardi 29 décembre

Hier soir, à 7hrs et demie, irréprochable mannequin, je me suis rendu à l’invitation des Brissay.

Réception sans intimité, sentant le parvenu et le rastaquouère, brillant de cet éblouissement intense qui est incertain de ne pas être éphémère.

Salle à manger trop étroite pour les neuf personnes étouffant autour de la table, si serrées que j’étais presque assis, à droite et à gauche sur un des genoux des deux japonais qui m’encadraient.

Convives : le docteur et Madame Brissay, Maurice Trubert, premier secrétaire de la légation de France, peintre, poète et musicien, dont je n’ai pu admirer les talents artistiques, mais dont j’ai remarqué l’incroyable fatuité (c’est le monsieur qui se croit irrésistible), Rau, Reugnet et moi, et la légation du Japon : Monsieur et Madame Horigoutchy et le premier secrétaire. Madame Horigoutchy est une Belge.

Table surchargée, cinq verres devant chaque convive. Menu également surchargé : potage, poisson de la baie, bouchées, filet aux petits pois, pintades habillées littéralement de truffes, foie gras, salade, asperges (je commence à me demander avec terreur si on en verrait la fin avant l’aurore) bombe glacée, ou soi-disant telle, car la température avait défié les talents de la cuisinière, desserts variés.

Conversations argotiques et lancées donnant à ce repas l’aspect de quelque partie fine équivoque dans un restaurant de nuit. Trubert s’est mis à narrer ses galantes aventures à travers l’ancien et le nouveau monde, Horigoutchy autant que j’ai pu comprendre dans ses aboiements nasillards regrettait le temps ou la polygamie était légale au Japon.

Pour achever, après le dîner, ces deux dames se sont mi en tête, un simple châle sur leurs épaules nues, d’aller visiter la garçonnière de Rau et Reugnet !

La soirée s’achève sur des romances chantées d’une voix épaisse et mal timbrée par la maîtresse de céans. Chacun se retire et s’empresse de médire des hôtes qu’on vient de quitter (on me glisse à l’oreille qu’il est presque certain que les Brissay ne sont pas mariés !)

Et les feux de la fête s’éteignent derrière nous. Et la grande nuit pure et calme tout embaumée des magnolias, toute semée d’étoiles, zébrée du vol phosphorescent des lucioles, me semble reposante et amie, me fait oublier tout ce faux luxe, ce convenu fictif et hypocrite.

Mercredi 30 décembre

Après les épreuves de tir, nous aurons sans doute un grand intervalle d’inaction avant les épreuves de roulement. Je ne sais encore si l’on me rappellera en Europe ou si je resterai en station au Brésil. En ce derniers cas, si Madeleine veut bien m’apporter le rayonnement de sa chère présence, je lui télégraphierai de venir.

Mais, en mars, avril, mai, la température à Pétropolis est assez douce, mais assez variable. Il lui faudra donc des robes d’été et des robes de demi-saison, car tout est relatif et si le thermomètre marque 18 ou 20° on grelotte. En juin, juillet et août, les journées sont douces, mais on a parfois vu la température descendre à 5° la nuit. Il faut donc un vêtement plus chaud pour les matinées. Il faut se souvenir qu’ici nous sommes en pleine montagne : à Rio, le thermomètre ne marque généralement pas moins de 14° les nuits d’hiver.

Il lui faudra une garde robe contenant des robes d’été et de demi-saison, elle pourra apporter son écharpe de plumes et son manteau de soie. Les dames sont très élégantes ici : il lui faudrait des corsages-chemisettes ordinaires et habillés, un corsage décolleté pour parer à tout événement (inutile donc qu’il soit très riche), sa robe en crêpe de Chine qui serait surtout sa robe de cérémonie. Les toilettes ici sont généralement très claires, mais nous sommes en deuil.

Resterions-nous à l’hôtel ? Ce serait plus simple. Avoir une minuscule villa dans les plantes et les fleurs, un nid d’oiseaux-mouches ou d’amoureux, me tenterait et serait moins cher mais c’est toujours mal meublé : il n’y a ni draps, ni couvertures, ni argenterie (pas même en étain) et puis, il nous faudrait une bonne : brrr !… et notre tranquillité ?

Nous visiterons les escales au retour : lui dire de ne pas descendre à terre, on n’aborde pas à quai et il est dangereux d’embarquer seule dans les canots plus ou moins légers qui viennent chercher les passagers (noyade ou agression)

Pour le voyage, il faudra qu’elle se fasse recommander au commandant, afin qu’à bord on ne la prenne pas pour n’importe qui. Qu’en arrivant elle demande au maître d’hôtel de la placer à  une table de gens convenables.

Jeudi 31 décembre

10hrs du soir à Pétropolis : près de moi, ma montre bat vite, vite, les dernières pulsations de l’année qui meurt dans la tiède nuit du tropique. Une heure du matin à Paris, et sur la terre de France endormie 1904 a semé ses premières minutes.

1er Janvier  1904

Malgré la splendeur de ce jour d’été, plein d’azur et de lumière, j’ai le spleen. Je sens peser lourdement sur moi l’exil, la séparation. Et pourtant, j’ai conscience de mon bonheur.

Cet ingénieur du Creusot rencontré à bord, Rau, Reugnet et d’autres, chacun envisageant l’union à son point de vue, mais tous sentant près d’eux un vide indéfini, tous suivant leur vie avec la hantise de la femme, avec le regret vague de dissiper leurs affections et pourtant d’être seuls, de marcher sans douleur mais sans joie.

Et dans ma tristesse, dans ma solitude, j’écoute, moi, sans cesse cette petite âme douce qui chante dans mon âme.

Samedi 2 janvier

J’ai fait quelques visites hier, avant le dîner ; je n’ai d’ailleurs trouvé personne, sauf Madame Decrais. Le soir, j’ai dû aller dîner chez les Brissay, sans cérémonie : impossible de me défiler, Rau et Reugnet avaient accepté pour moi. Ce n’est d’ailleurs pas cette maison qui m’a beaucoup donné l’illusion d’un toit et d’un foyer en cette soirée de Jour de l’An. Ces invitations m’ont coûté une corbeille d’orchidées ou plutôt deux, car le fleuriste s’était trompé et avait porté les fleurs destinées à Madame Brissay à Madame Decrais à laquelle je n’avais nulle intention d’en offrir. Il a donc fallu recommencer : coût 60000 reis de fleurs ! A Rau et Reugnet, deux bouteilles de champagne 46000 reis. J’ai eu une journée carabinée.

Je me rends d’ailleurs maintenant beaucoup plus indépendant. Rau et son ami sont accueillants, hospitaliers, mais nous n’avons pas du tout les mêmes idées, la même éducation. Et puis, ils m’introduisent dans une société que je n’aime pas beaucoup, dans un cercle où Madeleine ne pourrait entrer si elle venait ici.

Je me demande ce que je suis venu faire si longtemps d’avance au Brésil. Nous avons reçu ce soir une réponse télégraphique à la troisième dépêche envoyée à Saint-Chamond : on pense que les munitions ont dû prendre un bateau à Marseille le 31 décembre. Voici donc encore un grand mois sans pouvoir agir.

Dimanche 3 janvier

Dès ce matin, j’ai été dérangé à 8hrs et demie. On m’annonce que le consul, Monsieur de La Bordère, m’attendait au salon. Il venait me rendre ma visite du Jour de l’An, en voisin, de bon matin.

Ce sont du reste, ce me semble, des gens à pouvoir fréquenter, très bien, très gentils. A lui, je ne reproche qu’une chose : on jurerait voir Monsieur Champion à ses gestes, à sa physionomie, au son de sa voix.

Après la messe, je me suis rendu à un déjeuner à la légation de France : quatorze couverts, tous des Français, tous des hommes, sauf Madame Decrais qui faisait les honneurs. Réception semi-officielle d’ailleurs : on mangeait dans des assiettes à l’écusson de la R. F. avec coq déployant ses ailes. Et tandis que l’ennui morne tombait sur cette banalité, la journée resplendissait au dehors, chaude et lumineuse. Et tout à coup, comme il arrive presque tous les jours, un orage subit éclata dans ce ciel si radieux et si prometteur, une trombe, un déluge.

Mardi 5 janvier

Ma journée d’hier s’est passée à Rio. Le matin, il me fallait écrire à la Compagnie, pour le courrier d’Europe. Après le déjeuner je tenais à accompagner mon monteur à Tijuca, où il a trouvé une pension plus à portée de sa bourse que les hôtels de Pétropolis.

Toutes ces journées à Rio se ressemblent, ne différant à peu près que par la pluie ou le beau temps.

6hrs ½, je m’éveille dans la fraîcheur du matin, il fait grand jour. Je me lève pour prendre le train de 7hrs ½ (il n’y en a d’ailleurs plus d’autre avant 5hrs du soir) A 8hrs ½ j’arrive à la barque qui traverse la rade. A 9hrs ½, j’accoste à Rio. La ville commence à s’animer : les bureaux et les banques s’ouvrent, les magasins s’emplissent, des tramways que tirent des mules, bondés, courent dans les rues étroites et mal pavées, tout un monde multicolore circule : des noirs, des mulâtres, des métis, des blancs. Les modes d’Europe côtoient la presque nudité des gens du peuple. De ci, de là, l’uniforme d’un soldat de police, le madras en turban d’une négresse, une tête noire et crépue au-dessus d’une chemise rose et d’un pantalon blanc.

Des camions encombrent la chaussée où zigzaguent aux heurts des pavés défoncés les tilburys, fiacres de Rio. On entrevoit dans la demi-obscurité des rez-de-chaussée, des amoncellements de marchandises variées. Et sur tout cela flotte une senteur étrange, faite de mille senteurs diverses, où domine l’odeur un peu écœurante du café vert, où passent des bouffées de cette odeur spéciale déjà sentie à Dakar.

L’heure s’avance, la chaleur monte : 38° à l’ombre et l’ombre est chose rare ! Midi, les restaurants s’emplissent. Les gens sont pressés, les garçons affolés, les déjeuners vite expédiés. Maintenant, l’averse de soleil tombe d’aplomb ; l’immense lumière ruisselle sur les choses, les imprègne, en ressort colorée de teintes vives et multiples. Les toilettes compliquées et voyantes des femmes s’harmonisent dans le décor des façades rouges, jaunes, vertes et sur le bleu du ciel se fond le bleu des clochers et des tours qui semblent ainsi ajourés.

3hrs ½ : l’activité européenne, la vie des affaires touche à sa fin : Rio va retomber dans l’engourdissement, dans la nonchalance indigène. Les tramways sont pris d’assaut. Des gens, n’y trouvant pas de place, s’y cramponnent comme ils peuvent et cela semble des grappes humaines attelées de deux mules.

4hrs : un coup de sirène. La barque s’éloigne de toute la vitesse de ses deux roues et glisse sur la rade immobile et unie avec la rapidité d’un torpilleur. Une brise déjà plus fraîche fouette le visage. Des marsouins prennent leurs ébats tout autour du bateau. Nous longeons des îles encore assoupies sous l’ombre humide et tiède de leur flore tropicale, des rochers où se posent des mouettes blanches ou grises.

En arrière, géant rêveur, isolé, le Pain de Sucre semble regarder, indéfiniment vers le mystère lointain de l’Océan que nous apercevons un instant par la déchirure qui ouvre la baie, tandis que devant nous, tout embuée de chaleur, la « serra dos Orgaos » lance très haut ses pointes effilées.

5hrs : nous abordons à l’estacade sur laquelle attend le train spécial qui nous emporte vers Pétropolis. Nous courons dans une végétation intense, semée d’énormes fleurs, à travers des forêts poussées sur d’immenses marécages. Un arrêt : le train est tronçonné en fragments de deux voitures, à chacun desquels s’attelle une locomotive de montagne. Nous grimpons, en serpentant le long de la crémaillère, dans une vallée resserrée entre la serra dos Orgaos et la serra da Estrella, aux pentes touffues, inextricables.

Par une grande échappée, à un détour, nous apercevons bien loin en bas, en arrière, la rade : et la lumière plus rouge, cuivre les eaux, et la ceinture de montagnes prend déjà des teintes de soir. Puis un contrefort  jette son écran sur le spectacle rapide, et nous ne voyons plus que les parois de la tranchée ouverte dans le roc.

6hrs du soir : nous entrons en gare de Pétropolis. Sur le quai, un bouquet de toilettes claires. Les dames attendent leurs maris, les filles viennent au-devant de leurs pères. C’est l’heure élégante, le rendez-vous chic.

Des senteurs montent des jardins, une reposante fraîcheur tombe des pentes boisées. Un instant de brouhaha, des salutations, des éclats de rire, puis les voitures accourues en foule devant la gare se dispersent, s’éloignent dans les avenues, disparaissent et un grand calme, un grand repos, s’étendent sur toutes choses, tandis que je rentre dans ma chambre.

Vendredi 8 janvier

Voici notre matériel déballé, monté, installé et bien enfermé sous sa serrure de sûreté à Santa Cruz.

Afin d’avoir à ma disposition plusieurs heures pour me retourner à Santa Cruz, j’étais allé coucher à Tijuca, mercredi, jour des Rois, jour férié dans ce pays où jamais on ne manque une occasion de chômer.

Descendu le matin à Rio, j’aurais voulu employer mon après-midi à visiter la Tijuca et ses environs, ce faubourg éloigné de Rio (il faut une heure de tramway pour y aller), bâti à mi-côte dans la verdure d’une des nombreuses serras qui dominent Rio. Malheureusement, tout le pays était noyé de brouillard et de pluie : un de ces temps à spleen, comme il en fait parfois dans les montagnes !

Hier, réveil à 3hrs ½, réveil pénible, dans la nuit où tombe une ondée fine en poussière d’eau. Le tramway de 4hrs nous amène à la gare centrale de Rio où nous prenons le train de 5hrs 20. Il fait jour, le temps s’élève, nous courons à travers des rizières qui couvrent les plaines, entre des chaînes de montagnes boisées, pendant deux heures, jusqu’à Santa Cruz.

Santa Cruz, ancienne résidence impériale, aujourd’hui déchue de son ancienne splendeur, regarde, triste et délabrée, l’immense plaine marécageuse, morne à perte de vue, jusqu’à la ligne bleuâtre qui signale de nouvelles hauteurs à l’horizon, où paissent des troupeaux sauvages, où galopent des bouviers à cheval, le lasso à la selle. Quelques maisons se pressent derrière la gare. Sur un tertre, une grande bâtisse carrée, à deux étages, peinte en bleu, surmontée d’une tour, a clos ses volets et ses portes sur les fantômes de la monarchie : c’est l’ancien palais. Une grande salle du rez-de-chaussée abrite un poste d’une trentaine d’hommes, une autre sert de remise à notre matériel. On m’a offert de me tailler un appartement dans cet immense sépulcre où les pas résonnent en un écho d’outre-tombe. J’hésite à inviter Charles-quint.

Quelques soldats nous aident à ouvrir nos caisses sur place, nous montons le matériel en plein air devant la gare, puis nous le remisons. Une ferme, servant d’auberge, nous offre ses maigres ressources pour déjeuner.

A 1h après midi, nous reprenons le train, à 8hrs du soir j’arrivais à Pétropolis.

Quand j’aurai à me rendre trois ou quatre fois par semaine à Santa Cruz, il me faudra renoncer à Pétropolis. Je m’installerai à la Tijuca ou à Guaratiba à deux heures de cheval ou à Sepetiba sur le bord de l’Océan ou peut-être à Santa Cruz.

Mais j’ai tout le temps de songer à cette nouvelle installation : nos tirs sont encore remis. En rentrant, hier soir, j’ai lu une dépêche de la Compagnie, adressée à Rau, disant que les munitions n’étaient pas parties de Marseille le 31 décembre, qu’elles arriveraient par le paquebot Algérie, le 25 janvier… à Santos ( !) Monsieur Rau était prié de faire le nécessaire pour assurer la réexpédition à Rio.

Darmancier est complètement fou. Santos est un port situé à 500Kms de Rio, distance considérable dans un pays où les communications sont rudimentaires. Enfin !

Resté à Pétropolis aujourd’hui, j’ai développé mes photos prises sur la Cordillère. Elles ne sont pas fameuses.

Paul Reugnet avait déjeuné avec moi à l’hôtel car leur cuisinière les a brusquement lâchés. Comme il avait à visiter une villa meublée pour un docteur qui doit venir habiter Pétropolis, je l’ai accompagné. Eh bien ! Comme mobilier c’est primitif. Il faut tout apporter : sommier, matelas, garnitures de toilette, batterie de cuisine, vaisselle, rideaux etc… et même tous les meubles si l’on veut avoir dans son salon autre chose que cinq ou six chaises de cuisine. L’hôtel me semble préférable. Je me suis d’ailleurs informé des prix pour un ménage. Ma pension étant de 15500 reis nous payerions pour nous deux 24000 reis en été et 20000 en hiver (c’est-à-dire depuis mai) et ici, c’est l’hôtel le plus cher.

Samedi 9 janvier

Il n’y a pas de grèves qu’en Europe. En voici déjà deux ici depuis mon arrivée. Et de cette population hétéroclite où l’on rencontre de tout, des aventuriers sans aveu, des gens au passé mystérieux, des noirs brutaux et bestiaux, d’anciens esclaves, il n’y a rien de très bon à attendre.

Ce fut d’abord la grève des chauffeurs de bateaux. Dans ce pays où le service obligatoire n’existe pas, on décréta brusquement que ces hommes devraient faire un certain temps de service à bord de bâtiments de l’Etat. Grève immédiate, réquisition des chauffeurs de la marine pour les services indispensables, ce qui provoque l’exaspération des grévistes : ils menacent de dynamiter les bateaux des compagnies qui feraient appel aux chauffeurs de l’Etat.

Pendant quatre jour, la barque de Pétropolis n’a pu marcher, il fallait faire le tour de la rade en chemin de fer : voyage mortel. Quand on a pu organiser un service provisoire, nous naviguions avec des soldats, fusils chargés, baïonnette au canon.

Cette grève est à peine terminée qu’aujourd’hui en éclate une nouvelle : grève des voituriers, des cochers de fiacres et de tramways. Les dépêches qui arrivent à Pétropolis annoncent qu’on tire des coups de feu dans les rues de Rio, le cheval d’un garde de police a été tué.

Tout comme les autres, je dois moi-même lutter pour mes libertés et mes privilèges. Rau et Reugnet voudraient absolument que je me mette en ménage avec eux. Je ne le veux pas, pour bien des raisons. Ce serait fini de mon indépendance, car Rau est un autoritaire qui veut tout voir, tout savoir et dont l’opinion ne souffre pas d’être discutée.

Je m’entendrais mieux avec Reugnet que je continue d’ailleurs à estimer autrement que son juif de camarade. De plus, nous n’avons pas les mêmes idées : hier soir déjà, nous nous serions disputés si j’avais continué la discussion. Tous deux me soutenaient que l’agent des Messageries Maritimes à Rio, Monsieur Fauvel, avait une mauvaise éducation. Or j’en juge tout autrement, c’est le fils d’un ancien officier de la marine française ayant lui-même un fort joli poste et des missions souvent délicates, de sentiments élevés et de parfaite courtoisie. Et leur demandant sur quoi ils basaient leur jugement, Rau m’a fait cette réponse stupéfiante : « Un homme de bonne éducation s’habille autrement que lui. Avez-vous jamais remarqué ses chaussures ? Etc… » Comme nous étions à table, j’aime encore croire qu’il était sous l’influence du dîner.

Ce Monsieur Fauvel, évidemment, n’est pas l’arbitre des élégances. Mais peu de temps auparavant, il m’avait dit ne pouvoir souffrir Rau (et malheureusement il englobait Reugnet dans son appréciation) parce qu’il était mal élevé. Et le fait est qu’on a beau se mettre en smoking pour dîner et être du dernier poseur, quand on ne peut voir une femme sans tenir très haut sur son compte certains propos très… déshabillés, l’appréciation de Monsieur Fauvel est assez exacte.

Habitant avec eux, je serais inféodé à la société qu’ils fréquentent et qui n’est pas la mienne. Ainsi ces Brissay : de tous côtés on me met en garde contre eux. Il n’est pas sûr qu’ils soient mariés, en tous cas cette femme a été la maîtresse du docteur du vivant de sa première femme. Je sentais quelque chose de louche, à tout et à rien, à ses manières, ses conversations, sa fausse modestie. Quand on a vu une de ces femmes, on les a toutes vues. Elles sont toutes du même modèle et bien reconnaissables même (et peut-être surtout) quand elles veulent jouer les femmes vertueuses.

Quelle différence avec la femme du consul de France, la comtesse de La Borderie ! Eh  bien ! Rau cherche à me détourner de cette famille, très simple mais très bien, des amis précisément de Monsieur Fauvel.

Comme je me rongerais si j’aliénais ma liberté !

Dimanche 10 janvier

Une belle journée, après ces jours de brumes et de déluges, une gaie journée pleine de beau soleil et de ciel bleu.

Quelle humidité ces jours passés ! J’arborais un complet neuf aujourd’hui : 200frs, ce n’est pas donné ! et il n’a pas le chic parisien.

Mardi 12 janvier

Je rentre tard et bien fatigué d’une absence de deux jours. J’ai dû aller visiter mon matériel à Santa Cruz.

Décidément, il est écrit que j’aurai toujours des surprises en revenant de ces expéditions. J’ai lu un nouveau télégramme adressé à Monsieur Rau : les munitions sont toujours à Marseille et partiront le 24 courant par le vapeur « Les Andes » Or, les Andes sont sur rade de Rio aujourd’hui : ce paquebot ne quittera donc certainement pas Marseille le 24, dans douze jours. Que croire ?

Toujours est-il que je ne sais plus comment me présenter devant la commission, ni que lui raconter : on va me prendre pour un fameux gascon.

Mercredi 13 janvier

J’apprends que le vapeur pour l’Europe partira demain dans la matinée. J’espère que mon courrier pourra encore le rejoindre.

La dépêche des Aciéries, adressée à notre représentant, se terminait ainsi : « Veuillez dire à Morize d’employer son temps au mieux ».  C’est charmant ! Et ils ont empêchée Madeleine de m’accompagner !

Pour « employer mon temps au mieux » je voudrais organiser avec Reugnet une petite expédition de chasse dans l’intérieur, du côté des Indiens. Malheureusement, il est blasé par ses grandes chasses de l’Afrique.

Je ne crois pas pouvoir revenir en Europe avant l’automne.

Mercredi 10hrs, soir.

On m’a remis une lettre de Darmancier. Il me dit que j’ai bien fait de réclamer : je suis augmenté de 600frs… plus de belles promesses. Mais la phrase de la fin, écrite sans transition, me laisse rêveur : je la transcris fidèlement, avec ses mots soulignés :

« Il reste bien entendu que je ne suis pour rien dans le non départ de Madame Morize. J’ai donné le conseil - que je maintiens - à Madame Morize de rester. Mais je n’ai pas eu d’autre intervention. Si l’on vous disait le contraire, je vous prierais de m’en informer, afin que je puisse demander des explications là où elles pourraient m’être donnée. Bonne année etc… »

Quez aco ?

Jeudi 14 janvier

La branche d’orchidées que j’ai placée devant la photo de Madeleine le 1er Janvier y est encore, fleurs pâlies en mauve très tendre, sœurs de sa beauté douce et lumineuse, tous les matins je plonge l’extrémité de la tige un instant dans l’eau fraîche… et elles ne veulent pas mourir.

J’en avais détachée une et je ne l’ai envoyée qu’hier, telle qu’elle était, alanguie et déformée de l’écrasement que je lui ai fait subir, mais pas encore desséchée. Dans quel état arrivera-t-elle, mignonne ! … J’ai peur.

A tout hasard, je lui garderai une de ses sœurs, pour la remplacer

Vendredi 15 janvier

Il m’a fallu remplir hier à Rio une mission peu agréable, c’était d’aller annoncer au président de la Commission, Général Mendès de Moraes, que nos munitions étaient encore à Marseille. Comme je m’y attendais un peu, cette nouvelle n’a pas semblé lui causer une joie délirante : il a même été plutôt de glace au début de ma visite. Enfin, il s’est rendu compte que je n’y étais pour rien et que si tous ces retards l’ennuyaient fort, ils ne m’amusaient guère non plus et nous nous sommes quittés bons amis.

Il m’a confirmé de nouveau que les essais de roulement n’auraient pas lieu avant juillet. Comme nous ne tirerons qu’en mars, je ne crois pas revenir en Europe entre les deux séries d’essais. En dehors du temps passé en mer, j’aurais à peu près un mois à terre. Je suis donc de plus en plus assuré qu’il faudra à Madeleine (si tel est son bon plaisir !) venir goûter les charmes du Brésil. Je lui rendrai le séjour près de moi aussi enchanteur que je pourrai.

Je pense être libre à partir des premiers jours d’avril. À cette époque, la forte chaleur est passée. Je pourrai me consacrer tout à elle.

Et en revenant hier soir, tandis que dans la forêt toute en fleurs le train semblait courir dans du mauve, j’ai pensé que cette longueur des essais nous serait peut-être le moyen de nous revoir plus tôt, et tout en me sentant triste à l’idée de rester si longtemps loin de papa, loin de ta famille, loin de nos frères et sœurs et de nos amis, je me suis senti un peu consolé.

P.S. Aujourd’hui, jour de repos… et d’Hunyadi Janos.

Samedi 16 janvier

Il y a aujourd’hui un mois la Cordillère mouillait en rade de Rio et je posais le pied sur la terre d’Amérique.

Je suis effrayé en songeant qu’il n’y a que trente jours que je suis ici. Il me semble pourtant que j’y suis depuis une éternité !

Je voulais aller à Rio aujourd’hui et ce matin, je me suis senti paresseux, paresse causée surtout par ma médication d’hier. Alors, je suis resté. Je n’avais d’ailleurs pas grand chose à faire : le principal était d’essayer un complet en toile kaki que je me suis commandé pour circuler un peu dans l’intérieur du pays. Reugnet attend que je sois équipé pour partir dans l’état de Minas où il doit visiter des mines de manganèse du côté de la ville de Bello-Horizonte.

Ce n’est pas un pays complètement perdu, il n’y a pas de sauvages et le climat est salubre. Nous n’emporterons même pas nos gros revolvers, et d’ailleurs, ce n’est pas la première fois que Reugnet va dans cette région.

Ce soir, par contre, je vais nager en plein raffinement de civilisation. Hier soir, j’ai reçu une lettre de Monsieur Trubert, premier secrétaire de la Légation de France, m’invitant à dîner pour aujourd’hui. C’est en habit. Il y aura je crois, Monsieur et Madame de La Bordère, Monsieur Fauvel, inspecteur des Messageries et la famille Chatenay dont le père est aveugle et sourd. Je doute que Rau soit invité et je crains qu’il me fasse grise mine. Ma foi ! Tant pis !

Dimanche 17 janvier

La soirée d’hier, chez Monsieur Trubert, fût intime et agréable, sans faste et sans ostentation. Quoique vieux célibataire, le maître de la maison sait apporter en tout son goût délicat et son dilettantisme d’amateur : table ornée de fleurs semées sur la nappe, menu simple mais soigné. Les convives étaient ceux que je prévoyais : la famille Châtenay se composait de Madame et de sa sœur et de la fillette, élève des dames de Sion à Pétropolis. Au champagne, Monsieur Trubert, en levant son verre a eu un souvenir pour Madeleine et la comtesse de La Bordère, assise à côté de moi, a porté, en a aparté, à la santé de notre bout d’homme de Franz.

Rau a été bon garçon, il ne m’a nullement fait grise mine, pas plus d’ailleurs qu’en apprenant ce matin que je devais dîner demain soir chez les La Borderie.

Mardi 19 janvier

J’ai reçu deux lettres à la fois de Madeleine, ses lettres 4 et 5, et je trouve qu’elle a eu une excellente idée de numéroter sa correspondance.

Je prévois  que l’avenir reste gris du côté de papa, après la disparition du gros orage noir qui nous a tant fait trembler tous. Je n’ai pas du tout confiance qu’il ne se remariera pas. Après avoir fait ce que nous aurons pu, nous boirons cette amertume. Mais efforçons-nous toujours, et quoi qu’il arrive, de sauvegarder les lambeaux d’harmonie qui pourront subsister entre la tête de la famille et nous tous, et de les réunir tant qu’il nous sera possible.

Mardi 20 janvier

Aujourd’hui, fête de saint Sébastien et, je ne sais pourquoi, jour férié ici, jour de repos.

Reugnet est venu me chercher en voiture et m’a emmené par mont et par vaux pour photographier des sites pittoresques. Nous avons déjeuné tous deux à ma pension et nous avons passé notre après-midi au laboratoire. Malheureusement, ni pour l’un ni pour l’autre, le résultat n’a compensé nos efforts.

Rio de Janiero, Jeudi 21 Janvier  

Je suis sur le point de partir avec Reugnet dans la province de Minas. Nous allons voir des mines de manganèse. Nous partons ce soir, en sleeping (nous ne sommes pas chez les sauvages) mais nous n’avons pas de plan bien arrêté.

Belle Horizonte, Vendredi 23 Janvier

Me voici dans la récente capitale de l’Etat de minas, une ville toute neuve, toute déserte, toute blanche de soleil, à 660 kilomètres de Rio. Nuit fatigante et poussiéreuse, le sleeping n’est guère plus confortable que nos secondes en France.

Réveil à 5hrs du matin. A 6hrs, nous prenons à Lafayette (encore appelé Queluz) un petit train à voie étroite qui, longeant un rio fort sinueux, dans des vallées pittoresques, nous amène à 11hrs du matin à Belle Horizonte.

Descendu au grand hôtel de la localité, je suis ce soir dans ma chambrette, vraie cellule de couvent, des murs blanchis à la chaux, un lit brésilien (c’est-à-dire fort dur, un matelas bourré de foin, sur un treillis métallique) une table, une chaise, un lavabo et nous n’avons qu’un mauvais encrier pour deux. La nuit est pleine d’étoiles.

Gage (Etat de Minas), Samedi 23 Janvier

Longue journée de voyage.

Les express ne vont pas vite ici. Après une visite au président de l’Etat de Minas, nous avons pris le train de 1 heure, qui nous a ramenés sur nos pas vers Queluz.

A 6hrs ½, nous descendions à Gage, ville toute neuve ou plutôt village, créé de toutes pièces par Monsieur Gerspacker qui va nous donner l’hospitalité. Notre hôte est un Suisse, établi au Brésil depuis de longues années : il me fait  un peu l’effet d’un chef de tribu, d’un caïque, et vraiment demain dimanche, je ne m’étonnerais qu’à demi de le voir endosser la grande tenue des chefs indiens, plumes en tête et tomahawk au côté.

Dans son cottage (j’allais dire wigwam) nous habitons avec Reugnet la même chambre à deux lits.

Gage, Dimanche 24 Janvier

Tout dort chez le grand chef. On nous a dit que le paquebot pour l’Europe partirait sans doute mercredi de Rio et il nous faudra mettre demain notre correspondance à la poste. Côte à côte avec Reugnet, j’écris sur un bout de table.

Je me suis senti mal à l’aise tout aujourd’hui, je n’ai pas eu de messe. Il y a bien une petite église ici, mais elle n’est pas encore inaugurée et on n’y célèbre aucun office.

C’est Monsieur Gerspacker qui a fait construire cette église, comme toutes les maisons d’ailleurs, comme la gare elle-même. Et, chose renversante ! C’est Rau, l’israélite, qui lui en a fourni les plans, c’est lui qui doit lui livrer des statues de saints. « Une bedide gommission » est toujours bonne à prendre !

Le chef n’avait pas mis ses plumes, aujourd’hui : il portait un complet veston à la mode (je ne dirais pas la dernière) de Paris. J’avais revêtu un accoutrement de cow-boy. Eveillés à 6hrs, nous avons passé notre journée à chasser (j’ai tué une libellule), à pêcher et à godiller dans une pirogue sur un petit lac rempli de jeunes crocodiles, à nous exercer sur cible au revolver et au fusil. Et je me sentais bien petit au milieu de tous ces hommes habitués à vivre dans la pleine nature et qui vous cueillent une rose à cinquante mètres en tranchant la tige d’un coup de pistolet.

Mais quelle bizarre civilisation, étrange, insoupçonnée, qui charme par certains côtés, qui heurte par beaucoup d’autres, qui rappelle à la fois les contes arabes et les récits de Fenimore Cooper !

Gage, Lundi 25 Janvier

6hrs du matin. Nous partons pour visiter une mine à Tripouhy, à 150 kilomètres d’ici et nous coucherons à Ouro Preto, ancienne capitale de l’état de Minas.

Tijuca, Jeudi 4 Février

J’éprouve un invincible besoin de compenser un peu ma dernière nuit qui a pris fin à 3hrs du matin : il fallait aller à Santa Cruz pour m’exercer avec Massotier à la manœuvre du canon, les membres de la commission préférant nous voir nous-mêmes occuper les postes importants pour le service de la pièce.

Comme délassement, à l’heure de la forte chaleur, nous sommes allés à Sepetiba, que l’on m’avait dit être une villégiature de bains de mer. Pendant une heure, le tramway court à travers l’immense plaine de Santa Cruz, dans des forêts de bananiers, de bambous et de palmiers, végétation tropicale et puissante, jetant une fraîcheur et une ombre dans cet océan de lumière chaude. Par places, à l’ombre d’un manguier, une case de terre, couverte de roseaux séchés, devant laquelle sommeillent des nègres, jouent des enfants entièrement nus, fait penser à quelque coin d’Afrique.

Une brise s’élève, une odeur de marée nous arrive : voici la grande étendue calme et verte. Quelques cases de pêcheurs, des porcs qui barbotent sur la plage vaseuse, une auberge abandonnée, le merveilleux décor des amoncellements lointains de hauteurs déchiquetées, le vert brillant des forêts qui, des cimes, tombent jusque dans la mer, la ligne nette d’horizon que franchit le rêve emporté vers le large : c’est Sepetiba. Mais des baigneurs… il n’y en a pas, il ne peut y en avoir.

Ainsi que je le prévoyais, je n’ai pu remonter à Pétropolis et, ce soir, c’est le toit de la pension où loge Massotier qui m’abrite à Tijuca.

Pétropolis, Vendredi 5 Février

Me voici de nouveau dans le calme et la douceur de Pétropolis. A mon retour, tout à l’heure, j’ai appris que nos munitions étaient parties, enfin ! Je les attends ici pour le 15 et j’espère pouvoir accélérer la marche de cette première série d’expériences et la terminer le 15 mars à peu près.

Je suis heureux ce soir car je craignais encore de nouveaux retards. Et pourtant, cette arrivée des munitions va me priver d’une belle partie de chasse que nous avions combinée avec Reugnet du côté du Rio Doce : huit jours en forêt, avec une escorte, des mules, des chevaux. J’avais nettoyé mes armes, j’avais fait ample provision de cartouches, j’avais même acheté une pipe, plus commode en route que la cigarette. Mais je n’en prendrai pas l’habitude, c’est mal porté ici et laissé aux négresses.

Eh bien ! Je renonce volontiers à ce plaisir, pensant être libre plus tôt et espérant qu’on laissera Madeleine venir près de moi pendant la longue période d’inaction où je serai, car il n’y a pas à dire : le programme des essais est formel et l’usine en a un exemplaire, on fera des essais de route et on effectuera des tirs dans la montagne pendant cette expédition à Juiz de Fora.

Dimanche 7 Février

Après la messe de 10hrs, j’ai rejoint Reugnet pour aller ensemble déjeuner chez Monsieur Trubert : partie carrée de quatre hommes, sans aucun faste.

Profitant de ce que nous étions en tenue, nous avons ensuite été rendre visite au docteur Simond, au docteur et à Madame Marchoux, au docteur Brissay (mal m’en prit car, malgré mes énergiques résolutions, je n’ai pu décliner une invitation pour jeudi prochain) à Madame Decrais, à Madame de La Bordère.

Les Decrais partent demain ou après pour la France où ils vont passer un congé de huit mois, et nous allions leur faire nos adieux. Reugnet étant seul aujourd’hui, va dîner ensuite avec moi à l’hôtel. Et maintenant, seul dans ma chambre… et c’est le meilleur moment de mon dimanche.

Lundi 8 Février

Aujourd’hui, ma journée à Rio a été un peu plus intéressante que d’habitude. Avant d’aller voir le Général président de la commission, les docteurs Simond et Marchoux m’avaient demandé de les accompagner à l’hôpital Saint Sébastien, sur la rade, pour faire fonctionner leur installation électrique qui laissait à désirer : peu de chose à faire, du reste, pour tout mettre en état, ce qui pourrait me permettre d’acquérir à bon compte le titre d’ingénieur en chef de la mission Pasteur à Rio.

J’en ai profité pour examiner leurs cultures de moustiques et j’ai pu considérer de près le fameux stegomya, dont la piqûre inocule la fièvre jaune. Ces Messieurs m’ont  ensuite retenu à déjeuner, déjeuner de carabins, dans une salle d’hôpital, où je sentais l’appétit me manquer.

Mardi 9 Février

Je viens d’aller saluer, sur le quai de la gare, Monsieur et Madame Decrais qui partent en France pour un congé de huit mois. Ils vont prendre le « Chili » des Messageries Maritimes.

Voici certainement une des femmes les plus aimables et les plus agréables de la colonie française, qui quitte Pétropolis. Sous ses cheveux gris cendrés, d’une élégance franche qui ne cherchait pas à tromper sur son âge, Madame Decrais avait le charme reposant et calme d’une douceur un peu mélancolique, d’une belle journée d’arrière-saison. C’est une de ces femmes pour lesquelles, comme pour certains pays, l’automne est sans doute la plus belle saison : on n’est même pas tenté de se demander si elles ont été jolies ou si elles le sont encore. Elles sont harmonieuses et cela suffit. Et peut-être à cet âge présentent-elles le mieux le type de la grâce féminine, dans son absolue vérité, parce que dégagée de toute autre idée, de tout autre sentiment.

Mercredi 10 Février

Journée de spleen aujourd’hui et de spleen carabiné, ce spleen lourd qui vous terrasse, qui vous coupe bras et jambes, qui vous empêche d’ajouter deux idées bout à bout. C’est trop long aussi, à la fin, cette dure séparation, et puis, il pleut trop, il y a trop de nuages et les brouillards semblent m’enfermer dans ces montagnes comme dans une prison. Je voudrais un coin de ciel bleu, un rayon de soleil et j’ai froid, réellement froid.

J’ai été dîner avec Rau et Reugnet et, s’ils sont serviables, ils sont vraiment trop grossiers. Ils sont, de plus, rapidement devenus avec moi d’une excessive familiarité, jusqu’à faire des remarques que je n’aime guère.

Jeudi 11 Février

Mon spleen d’hier a disparu et il ne pleut plus. Il faisait relativement beau ce matin, la matinée était douce : j’ai fait alors une longue promenade pour me secouer, pour empêcher tout retour de spleen. promenade au hasard, faite de morceaux décousus, car ici, quand on suit une route, sauf le chemin qui mène à Rio et celui qui, pendant des kilomètres, s’enfonce dans l’intérieur, on la voit bientôt s’arrêter brusquement devant l’impénétrable rideau de la forêt, l’infranchissable barrière des gigantesques lianes enchevêtrées. J’ai cueilli des fleurs… toujours avec la pensée d’en faire sécher. Malheureusement, ces fleurs splendides, si pleines de sève et de vie qu’on les croirait faites de chair jeune, sont juteuses et leurs pétales, laissant couler leur suc comme leur sang, se flétrissent et noircissent.

J’abandonne ma plume pour passer ma jaquette : je dîne ce soir chez les Brissay et, bien sincèrement, je voudrais que ce dîner soit déjà une chose passée.

Samedi 13 Février

Vilain temps, hier, à Santa Cruz où j’ai du me rendre hier et d’où je n’ai pu rentrer à Pétropolis : sur l’immense plaine marécageuse, d’un ciel bas et lourd tombait une pluie fine et serrée, une de ces pluies qui semblent durer depuis une éternité, qui semblent ne devoir jamais prendre fin. Et c’était l’infinie monotonie, la grise uniformité ; seuls, les grands bœufs, aux cornes énormes, mettaient au loin quelques points mouvants… et leurs rêves, lentement promenés, étaient soudain interrompus par le galop d’un bouvier à cheval qui les chassait vers Matadouro, vers l’abattoir, vers la fin de toute cette vision mystérieuse et ignorée qu’ils contemplaient de leurs gros yeux étonnés.

Aujourd’hui, à Rio, à Pétropolis encore, toujours la pluie.

Jeudi soir : dîner des Brissay, dîner d’hommes, gravement ennuyeux. Le docteur était souffrant et maussade. Madame Brissay était mal teinte et quelques touffes de cheveux gris transparaissaient. Rau et Reugnet faisaient les gavroches ; le docteur Simond se tenait bien… et je ne disais rien, ayant l’âme à Paris. On a parlé médecine, politique, finances, guerre, philosophie… et la maîtresse de maison baillait.

Le menu était simple et soigné, la table était étincelante de cristaux… trop de cristaux, car il n’y avait pas assez de variétés de vins pour remplir tous les verres dont le bataillon se massait devant nous. A 10hrs ½, cette pseudo fête prenait fin.

Dimanche 14 Février

Ah ! Il y en a une boue ce matin à Pétropolis, autant que dans notre chemin à Saint-Chamond, pendant la mauvaise saison. Mais pour aller à l’église, j’étais seule à patauger… et c’était plus triste.

Les tirs : 24 février - 30 mars 1904

Santa Cruz, Mercredi 24 Février, fête nationale.

Je prends le train de 11hrs 15 et à 1h je suis au champ de tir. Il faut déballer les caisses de munitions, charger les obus, préparer les cartouches, pour le tir du lendemain. Le soir, je rentre à Tijuca et je me couche à 11hrs. Un jeune officier, le lieutenant Propicio da Silva, était tombé frappé d’insolation en se rendant à notre magasin à munitions : une victime de Saint-Chamond ! Aujourd’hui il va mieux. Sous mon large feutre je ne crains rien, ne te tourmente pas.

Jeudi 25 Février

A 3hrs, mon réveil carillonne, je suis nerveux comme autrefois un jour d’examen. J’ai mal dormi. Je vais prendre à Rio le train de 5hrs 20, tandis que le jour se lève dans un brouillard intense. A Realengo, le capitaine Affonso de Carvalho, secrétaire de la commission, monte dans le train. A 7hrs, nous sommes à Santa Cruz. Le brouillard est tombé, la matinée est splendide. J’endosse ma tenue kaki, le capitaine vérifie les poids des obus et des charges, on fait la dernière toilette du canon.

A 10hrs 20, la commission arrive, nous déjeunons. Rau se demandait s’il allait porter un toast à l’heure du champagne. Le Général m’ayant mis à sa droite (au léger désappointement de notre représentant qui se croyait grand manitou) c’est moi qui ai porté la santé de l’armée brésilienne.

11hrs ½ : je fais la démonstration du matériel : Massotier, bon « terre-neuve » toujours prêt à donner un coup de dent à Rau s’il fait mine de marcher sur les pieds de son ingénieur, exulte.

Midi et demi : premier coup de canon, enfin ! Le résultat dépasse mon attente. Je ne suis plus nerveux ; je fais mes cibles à la foire. La commission semble avoir une impression très favorable. Mais j’ai déjà tiré douze coups de plus qu’il n’était prévu. Il me faut télégraphier à l’usine pour qu’on renvoie des munitions.

Il est 9hrs quand je rentre à Tijuca. Je dîne et je me couche.

Vendredi 26 Février

Lever à 6hrs. A 11hrs, je suis à Pétropolis pour télégraphier et écrire à l’usine et pour causer au chargé d’affaires de France, Trubert. A 6hrs, je redescends à Rio et je retourne coucher à Tijuca. A 11hrs ½, je suis au lit.

Samedi 27 Février

Je me lève à 3hrs et je recommence comme jeudi. Il y a tirs de précision à 2000 et 3000 mètres. Le Général me félicite tout haut de la façon dont j’ai pointé, et Rau, pour me récompenser ( !) m’emmène dîner à Rio. Mais je ne tiens plus debout et j’ai hâte de remonter à Tijuca.

Pétropolis, Dimanche 28 février

Je n’ai guère eu un moment de loisir pendant ces premiers jours d’expériences et en dehors des heures très occupées de Santa Cruz, j’en ai passé beaucoup en chemin de fer, et bien peu au lit. Maintenant que le roulement est établi, maintenant surtout que rien ne me rappelant à Pétropolis, je vais me fixer au « château » de Santa Cruz, je pense avoir plus de liberté.

Aujourd’hui, je suis resté à Tijuca, à me reposer, à flâner dans la lumineuse et tiède journée. Nous venons de jouer, à l’ombre des bambous, aux petits jeux calmes : adverbes, proverbes etc…

Pétropolis, Lundi 29 février

Voici ma dernière nuit à Pétropolis : demain, je donne congé de ma chambre pour un mois environ. Je vais m’installer à Santa Cruz, dans une grande pièce du palais, qui a servi de chambre à la comtesse Cariatti, ambassadrice d’Italie, quand le capitaine Von Retzdorf, envoyé de Krupp, donna un gala.

Je n’ai encore que mon lit de camp et ma moustiquaire et une table, que j’ai fait faire par les soldats.

Le courrier part demain. La Cordillère, c’est déjà son deuxième voyage depuis mon arrivée !

Mardi 1er mars

Les jours qui viennent de passer ont été endeuillés par le souvenir de mon pauvre beau-père qui n’est plus là. J’ai bien prié pour lui, que j’aimais tant mais je n’ai pas eu un instant pour assister à une messe.

Fazenda de Santa Cruz, Jeudi 3 mars

Une vaste chambre, haute et délabrée, dont la nudité enfle la voix d’échos : un lit de camp, un lit de sangles, sur lequel d’une potence, descend une moustiquaire, met dans l’ombre d’un coin une tâche blanche, comme un berceau d’enfant. Le long d’un mur, une malle, en guise de divan. Le long d’un autre mur, une longue, longue table, que les soldats ont découverte dans un coin du palais et qu’ils ont péniblement montée. L’image de Madeleine sourit, comme un portrait de fiancée, au milieu des choses diverses accumulées sur cette unique table, mettant du renouveau, du printemps et de la vie dans la mélancolie de cette pièce où les araignées tissent leurs toiles sur les splendeurs mortes. C’est là que je viens de m’installer.

Cinq grandes fenêtres, aux vitres souvent absentes, ouvrent sur l’immense plaine où paissent des troupeaux de bœufs, où d’impalpables vapeurs au ras des marécages mettent une vibration dans l’écrasante chaleur, et le regard au loin semble traverser les montagnes, pâles et diaphanes sous l’immense lumière.

Massotier est installé dans une chambre voisine et nous sommes les seuls hôtes du vieux palais. Il y a quelques mois, le capitaine Von Retzdorf, l’envoyé de Krupp, l’avait peuplé, lui avait redonné un peu de vie : les ambassadeurs et ambassadrices d’Allemagne, d’Italie et de Belgique, la comtesse Cavalcanti, de nombreux invités y venaient goûter pendant quelques semaines les charmes de la vie large et libres, et c’étaient des chevauchées, des parties de chasse, des parties de tennis. Mais moi, je tire le diable par la queue ! Saint-Chamond est bien pauvret devant le faste de Krupp !

Hier, mercredi, nous avons eu tir. Nous avons écrasé l’Allemand par la supériorité de notre canon. Je doute que cela suffise, hélas ! Pour le succès de notre cause.

J’avais couché à Tijuca et m’étais levé à 3hrs du matin. La nuit était chaude. Tandis que je traversais le grand silence du jardin, j’entendis derrière mois : « psscht ! psscht ! » La maison dormait dans l’ombre des volets clos, les bananiers étaient immobiles dans le clair de lune : je me retournais, rien ne bougeait, pas une feuille ne tremblait. Et tandis que je reprenais ma marche, la même voix toujours, voix curieuse, amie ou moqueuse, me poursuivait, me faisant courir à fleur de peau un frisson de vague effroi : voix de l’inconnu, du fantastique, du mystérieux de la nuit ou de la lune… voix d’un ouistiti sans dent, tout simplement !

Vendredi 4 mars

Nous venons de tirer devant la commission. J’ai laissé ces messieurs partir seuls et je suis remonté au palais.

J’étais ennuyé tout à l’heure. Je sentais la puissance occulte de Krupp qui m’écrasait malgré la supériorité de notre canon, malgré que cette supériorité ait été reconnue publiquement par le Général, malgré les éloges personnels qu’il m’a adressés pour la façon dont je manœuvre ma pièce. Mais certains officiers nous sont hostiles à cause de cette supériorité même qu’ils ne peuvent méconnaître, et qui les forcerait à briser la chaîne très dorée qui les lie à Krupp. Et le Général m’a dit tout à l’heure : « Nous n’achèverons sans doute pas les essais : je vais présenter au Ministre un rapport concluant à la trop faible puissance des matériels présentés, et à la nécessité de reprendre les essais avec de nouveaux canons ! »

Or nous n’avons été, pour notre part, soumis à aucune épreuve sur l’efficacité de nos obus : c’est donc l’étouffement sans protestation.

Mais rien n’est perdu encore : le capitaine Von Retzdorf, l’acharné lutteur, est parti au Chili : la commission va échapper à son influence.

Et puis, bah ! J’aurai fait ce que j’aurai pu. Oh ! Oui, je fais ce que je peux et même plus que je ne devrais : car Rau ne fait pas grand chose, sinon bluffer avec un infernal toupet !

Samedi 5 mars

Il me semble être au temps des Ecoles à feu, quand, le samedi, on quittait le camp pour faire un bond à Paris. Mais aujourd’hui, je ne vais ni vers une femme, ni vers une fiancée. Je pars seulement pour Rio et Pétropolis, où je dois dîner ce soir chez les Marchoux

Samedi 7 mars

L’immense palais est empli de nuit. Toute minuscule sur ma table, ma bougie met un point lumineux au milieu des lourdes fenêtres qu’elle ne peut soulever. En revenant de dîner, mes pas ont résonné indéfiniment dans l’éloignement des longs corridors, et maintenant c’est le silence du tombeau. Un peu de vie dans toute cette mort, beaucoup d’amour : le sourire de Madeleine devant moi.

Massotier était un peu fatigué et je l’ai fait rester à Tijuca. J’avais un important courrier pour Saint-Chamond et j’ai dû venir le faire ici où j’ai transporté tous mes documents.

Samedi soir, dîner chez les Marchoux, très simple. Monsieur et Madame Marchoux, Rau et moi. Tenue : le veston. Reugnet étant dans l’Etat d’Espirito Santo, n’avait pu se trouver parmi nous.

Hier dimanche, après la messe du matin, j’ai longuement conféré avec le chargé d’affaires de France, M. Trubert, puis j’ai été déjeuner chez Rau. J’étais assez mécontent en arrivant : avec ses associés il avait trouvé bon d’inviter une jeune personne « pour égayer » le festin, sans même s’informer si cela pouvait m’agréer ou pas.

Et dire que Rau doit aller en juin en Europe pour se marier ! Je plains d’avance sa femme !

Mardi 8 mars

Eh bien ! Ce fût un vrai sabbat cette nuit et capable de glacer le sang des plus braves : sur le plancher, des trottinements de lézards ; à travers ma chambre, la poursuite de deux chauves-souris qui, de temps à autre venaient s’abattre sur ma moustiquaire, et j’entendais autour de moi le bruit de leurs ailes, semblable au bruissement d’un suaire de fantôme. Au loin, dans le palais, le vent faisait battre une porte.

Mon revolver était près de moi, mais que pouvait-il contre les spectres, le fantastique et l’insaisissable !

Malgré ces horreurs, j’ai pu dormir quand même et ce matin, dans la douceur du premier soleil, je vais aller à Rio porter au Consulat mon courrier pour l’usine.

Ce soir, je coucherai à Tijuca.

Tijuca, Mercredi 9 mars

Comme vous le remarquez sans doute par la description sommaire de l’emploi de mon temps, nous ne tirons pas souvent. Depuis vendredi nous avons complète liberté jusqu’à demain jeudi et je ne vois pas bien en quoi la présence de Madeleine près de moi m’aurait été nuisible. Nous aurions même pu continuer à habiter Pétropolis ou Tijuca.

Mais comme maintenant rien ne me retient à Pétropolis, je l’ai complètement quitté, et je me suis installé à Santa Cruz.

De temps à autre, je retourne à Tijuca, moins éloigné que Pétropolis, et cela fait diversion à la vie sauvage de Santa Cruz. Car c’est bien la vie sauvage. Le soir, à 6hrs, à l’heure douce où autrefois l’existence, la véritable existence commençait, je descends maintenant du palais pour aller dîner à l’auberge. Sur la table, la cuisine brésilienne, dehors, la nuit qui tombe brutalement.

Des hommes entrent, bottés et éperonnés, grands corps nerveux, yeux ardents dans des figures brûlées, barbes broussailleuses, parlers forts, âmes de sauvages. Ce sont des cow-boys, ces propriétaires d’immenses troupeaux de bœufs, plusieurs apparentés avec des officiers de la commission, des hommes dont on peut dire, comme de leurs frères les Gauchos, qu’ils viennent au monde sur un petit cheval, qu’ils grandissent avec le poulain, qu’ils meurent avec leur monture. Leur voix sonne rude, ils se versent de larges rasades de mon vin, fument mes cigares, intriguent pour que je leur fasse don de mes restes de poudre. A 8hrs, ils se lèvent brusquement, s’en vont dormir, car demain, à 4hrs, ils galoperont déjà vers les troupeaux écartés. Et je remonte vers le palais, une lanterne à la main, dans la nuit pleine d’étoiles.

Fazenda de Santa Cruz, Jeudi 10 mars

Nous venons de terminer une séance de tir. Les membres de la commission ont repris le train, le soir tombe, j’écris dans ma solitude de vieux hibou, et le brave Massotier a déjà pris sa petite « paille » (suivant son expression) parce que les expériences d’aujourd’hui ont bien marché. C’est sa manière de célébrer sa joie, à cet homme, manière d’ailleurs que je n’ai jamais pu comprendre. Le matin, il me l’annonce : « Allons ! Tout marchera bien aujourd’hui, et si la commission est épatée de notre tir, il faudra que je prenne ma petite paille ce soir ! » Oh ! Cela ne va jamais bien loin, il est seulement un peu… pompette.

Que voulez-vous que j’y fasse : j’ai essayé doucement de lui dire que c’était dangereux sous ce climat foudroyant, il a des réponses à la mère Ambroise. Il trouve que je bois trop d’eau, qu’au lieu de prendre des cachets de quinine je ferai mieux de boire un peu d’absinthe ou d’eau de vie de canne !

C’est comme pour les douches : impossible de l’amener à en prendre. Et c’est pourtant délicieux, à 6hrs le matin, une douche en plein air, sous le petit auvent rustiquement installé derrière le palais, au milieu des taillis. Eh ! Bien, Massotier trouve que la douche ne lui vaut rien « parce que tout son peloton de nerfs s’enroule dans son estomac et que ça fait pression ! »

Après tout, je le laisse tranquille, il n’est pas malade, a la mine colorée, est robuste et son dévouement est à toute épreuve. Et puis, nous sommes seuls ici et son petit défaut n’a pas grande importance, ne gênant que moi. Mais tout à l’heure, à table, cela va tonner les jurons !

Pour me distraire, heureusement, je vais voir s’ébattre ma bande de cow-boys, comme un vol de vautours sur le Mata douro. Ils m’ont déclaré bon tireur et bon cavalier : et cela (avec mes cigares et mon vin) suffit pour que je sois leur ami. Il vaut mieux être leur ami que leur ennemi. Hier soir, leur maître, un Suisse français qui habite Pétropolis avec sa famille et qui était venu visiter sa Fazenda et ses troupeaux, me disait que dans sa bande il avait plusieurs « assassins », ce sont des gens qui sont inconscients de la valeur d’une vie humaine et qui tuent si le maître dit : « Tue ! » comme le terre-neuve mord si le maître lui dit « Mord ! »

Et ces hommes vont chercher des bœufs dans le Matto Grosso et chevauchent deux mois sous la conduite d’un chef qui porte parfois jusqu’à cent mille francs sur lui, et jamais l’idée ne leur viendrait de le tuer pour le dépouiller.

Voyez d’ici votre Henri tout petit au milieu de ces sauvages ! Ne tremblez pas, car il ne craint rien, même avec le grand Benevento qui l’emmènera pêcher le Jacarey  et chasser le canard !

Vendredi 11 mars

A 5hrs ½ ce matin, c’est-à-dire à la pointe du jour, un soldat est venu m’éveiller. Vite une douche, mes prières, puis à cheval. Avec le lieutenant Paes Lemme, suivis d’un cavalier, nous allons jusqu’à Sepetiba, au bord de la mer. A cheval, dans ces sentiers sableux, au milieu de ces arbres à travers lesquels filtre la douceur du matin, la promenade est délicieuse, et comme Paes Lemme parle peu, j’avais tout loisir de rêver au charme d’une chevauchée dans ce coin de Tropique. Et le songe s’envolait, tout bleu dans la verdure fraîche, jusqu’à ce que brutalement le souvenir des espaces me rappelle à la réalité.

Cette promenade de seize kilomètres n’étant plus dans mes habitudes journalières, j’ai trouvé, après déjeuner, que mon lit de camp avait un certain moelleux et c’est à 4hrs seulement que je viens de m’éveiller. Devant mes fenêtres, l’immense plaine semble écrasée, anéantie. Rien ne bouge sous la lourde averse de soleil : Au loin les bois sont immobiles. Les fonds s’effacent dans une buée chaude… et à travers le silence où crient les stridences monotones de quelques sauterelles, un long mugissement de bœuf semble un appel furieux et sauvage au réveil des choses.

Samedi 12 mars

Derrière moi, un grand mulâtre de soldat astique mes effets, cire mes chaussures, brosse mes vêtements. C’est une cérémonie qui n’a guère lieu ici qu’une fois par semaine. Tout à l’heure, nous allons déjeuner, puis prendre le train de 11hrs pour Rio. Rau et Reugnet n’étant pas à Pétropolis demain, je passerai mon dimanche à Tijuca.

Hier soir, après dîner, je suis monté avec Massotier et Paes Leme à la petite église de Santa Cruz qui, sur un tertre, domine le pays. Je voulais voir le curé pour l’inviter à venir assister à une de nos expériences, comme il l’a fait pour Krupp. Comme c’était vendredi, c’était l’exercice du chemin de croix.

Une profusion de lumières sur les peintures aux tons éclatants et heurtés, un chatoiement de jupes et de corsages aux nuances claires et vives sur lequel tranchait brutalement de ci de là la noirceur d’une négresse au turban blanc. Des femmes, la plupart les cheveux sur les épaules, accroupies à terre, agitant leurs éventails ; des hommes affalés le long des murs ; des bébés endormis ; des chiens poussant de temps à autre de petits gémissements plaintifs qui me rappelaient les frayeurs de Loki à la messe du collège ; le Stabat Mater chanté sans harmonie par des voix aigres.

Naturellement, je n’ai pas oublié mes cinq Pater et Ave.

Lundi 14 mars

Je pensais ne rentrer qu’aujourd’hui à Santa Cruz. Mais samedi, en arrivant au bureau de Rau, je me suis trouvé en présence d’un individu sordide, aux allures mystérieuses et louches, que Rau m’a présenté comme devant nous être fort utile pour contrebattre l’influence de Krupp. Vraiment, il ne m’a inspiré aucune confiance ! Il fallait composer un dossier pour ce monsieur, pour faire, paraît-il, un article dans un journal. Au fond, c’était l’affaire de Rau bien plus que la mienne. Mais avec les mille choses qu’il entreprend, le byrrhe, les peaux de lapins, les cuirs, les mines, les instruments de musique, les corsets etc… il n’a jamais le temps de rien. Je ne veux pas qu’il m’accuse de manquer de complaisance et puis, en composant le dossier moi-même, je suis sûr qu’il n’y a rien de compromettant.

Je suis revenu hier soir et j’ai travaillé toute la matinée pour faire expédier ce dossier à Rio par un soldat.

Samedi soir, en montant à Tijuca, j’ai rencontré dans le tramway un ingénieur du gaz de Rio, Monsieur Pierre, qui va prochainement retourner en Europe, et qui, demeurant dans un hôtel à Tijuca, donnait ce soir là son dîner d’adieu. Il a fortement insisté pour que j’y assiste, si fortement que j’ai accepté, quoique étant en veston.

Dîner excellent et réunion très simple. Convives : le directeur du Gaz (ancien polytechnicien), le docteur de la Compagnie, Monsieur Pierre, (le surveillant Général et sa femme), Monsieur  et Madame Loureiro, Monsieur Coutten (l’ami de Jules Bordeaux) et moi.

Après dîner, Monsieur Pierre s’est mis au piano : on a essayé deux valses, mais il faisait trop chaud. Alors, pour payer son écot en monnaie de singe, j’ai dit deux monologues. Puis chacun s’en fut coucher.

Madame Bailly, notre hôtesse, de Tijuca, et Madame Loureiro, sa fille vont partir pour Paris, par « l’Atlantique » vers le 25 de ce mois.

Mardi 15 mars

Ce matin, nous avons une séance de tir.

Le soldat que j’avais envoyé hier à Rio m’a rapporté le soir, à ma grande surprise et à ma grande joie, un volumineux courrier, un courrier intime et doux : rien que des lettres de la famille. Je voudrais leur écrire plus souvent, en particulier à papa  mais la pensée et la tendresse sont vives… et la plume est paresseuse.

J’ai été voir le beau-frère de Monsieur Lambert, un bon vieux commerçant, très affable.

Date de mon retour : mystère des temps à venir !

Mercredi 16 mars

Hier, nous avons eu séance de tir. La prochaine expérience sera peut-être la dernière. Pourtant ce ne sera pas fini : nous ferons un tir de guerre devant le Président de la République, suivant un thème tactique que j’aurai à composer. Les journaux, grands indiscrets, l’ont annoncé : j’ai demandé des instructions à la Compagnie : tout cela me retardera d’au moins un mois.

Je vis au jour le jour. Demain c’est le mystère, l’inconnu. Serai-je en Europe dans deux mois ? Serai-je au Brésil dans quatre mois ? Qui peut prévoir les événements dans ce pays vierge et sauvage où tout est imprévu, où tout est aventure et nature, où la notion de temps se perd sur les étendues sans mesure.

La Commission est indécise et incertaine : ses idées d’hier ne seront peut-être pas celles de demain. Nos essais admirablement réussis ne pouvaient la laisser indifférente : et la voilà hésitante sur la suite ou sur la conclusion. Et il ne faut pas croire que je reste des jours et des jours à voir passer les événements, comme on reste des heures et des heures à voir rouler le torrent. Il ne faut pas seulement faire fonctionner le canon, il faut intéresser tous ces gens mous et primitifs. Il ne faut pas seulement être ingénieur il faut être officier d’artillerie, et chaque expérience doit être une petite attaque simulée. Et malgré tout, je m’impatiente de trouver la commission si lourde à remuer…

Jeudi 17 mars

Quelque chose de lourd, de triste, pèse sur moi aujourd’hui : c’est sans doute le désenchantement vague et imprécis des choses sous ce menaçant ciel d’orage qui me pénètre.

Ce matin, dans la fraîcheur câline des premières heures, nous sommes montés à cheval, le lieutenant Paez Lemme, le neveu du superintendant (sorte de percepteur) et moi, pour nous promener jusqu’à Sepetiba. Et voilà qu’en passant devant le Mata douro, ils ont eu la bizarre idée d’y entrer pour me faire admirer le fonctionnement de ce vaste « égorgeoir », où chaque jour, on massacre cinq cents bœufs. Eh bien ! Vraiment ce n’est pas un spectacle : j’en ai été écœuré et il m’a fallu vite sortir.

A Sepetiba, pas de bruit, pas de mouvement. La mer était immobile et attristée et seule, sur la grève, la petite lame de la marée montante gémissait une plainte monotone. La rangée des cases s’alignait au bord du sable, silencieuse, endeuillée. Et dans une maison grande ouverte, un lit, un linceul blanc, des lumières et en saluant la mort, j’ai dû baisser les yeux pour ne pas voir la femme qui venait de mourir. Il y a quelques jours, j’étais justement entré dans cette pièce, avec Paez Lemme, pour boire une tasse de café ! Cette femme était morte à 2hrs du matin : on n’avait pu mettre son enfant au monde : elle pesait cent vingt kilos et souffrait du cœur. On l’a enterrée à 4hrs du soir, et à midi, l’auberge de Santa Cruz était pleine de gens en noir qui apportaient des couronnes et se rendaient à la cérémonie funèbre.

Maintenant, le ciel est bas, sombre, sinistre. Quelques éclairs zigzaguent au loin sur les crêtes. Et ce pays, qui n’est fait que pour le soleil et la clarté, est effrayant sous l’orage. Le soir tombe, je suis seul dans l’immensité déserte du palais. J’ai envoyé Massotier à Tijuca pour se reposer et se soigner : il est indisposé et prétend que c’est sa première promenade à cheval d’hier, et qu’il ne remontera pas (il a fait une heure au pas !). Je crois bien plutôt que ce sont ses petites « pailles » qui l’ont détraqué : à Tijuca on va le purger et on ne le laissera boire que du lait !

Je suis seul : Oh ! Je n’ai pas peur, mais j’ai une appréhension vague : c’est l’énigme des vieilles demeures, le mystère des longs corridors solitaires, les craquements dans l’ombre, les froufroutements imprécis dans le noir, les fantômes de la nuit qui ne sont peut-être que des évocations de l’âme d’un pays, l’âme de ce Brésil qui m’est encore étrange et peu familière !

Je mettrai le portrait de Madeleine sous mon oreiller, avec mon revolver. Elle sera mon talisman contre les vilaines choses du noir !

Vendredi 18 mars

Encore aucune nouvelle de la Commission et toujours la même incertitude de l’avenir. N’aurons-nous plus qu’une expérience, en aurons-nous plusieurs ? Je ne sais. Cela me fait quelque chose de penser que bientôt je n’entendrai plus tirer ma petite pièce. Oh ! Bien sûr, si je revenais de suite en Europe, cela me laisserait bien froid. Mais s’il me faut rester ici, il me semble que c’est une amie d’exil qui va rester muette.

C’est qu’elle a une âme, ma petite pièce, et bien des fois, penché sur mon siège de pointeur, j’ai entendu sa chanson. Au premier coup, c’était un chant de vaillance et d’entraînement, puis sa chanson se faisait alerte et joyeuse, joyeuse de tirer dans l’espace clair, sous le ciel merveilleux. Et de l’écouter, cela me donnait de la gaîté et du courage. Et dans les silences de sa chanson, tandis qu’elle suivait peut-être je ne sais quel vague rêve de chose, je songeais à ma petite amie de France, à l’amoureuse qui serait fière de ma victoire et récompenserait ma lutte. Puis le tir touchait à sa fin et la chanson devenait triomphante et glorieuse… et j’étais content de mon petit canon, et la commission aurait pu dire ce qu’elle aurait voulu : j’étais consolé par avance.

 « J’aime bien mon petit canon

etc…

Mais j’aime mieux qu’mon petit canon… »

Lui, n’a qu’une âme de chose et elle, elle a une âme de femme, la plus douce chose qu’ait faite le Bon Dieu, la plus jolie fleur qu’il ait parfumée.

8hrs du soir, avant de m’étendre sous mon voile de gaze, je ne puis résister au désir de  cette perle de la poésie brésilienne, que je viens de lire à table dans la chronique littéraire d’un journal. Fragment d’un sonnet  « à senhora amada » :

« … de tes cheveux couleur de châtaigne,

je voudrais être le placide habitant »

Voilà qui donne à rêver sur la propreté de tête de la dame !

Samedi 19 mars (St Joseph)

Je rentre de la chasse au marais. Malgré l’heure encore matinale, j’avais tellement chaud, ma veste et mon pantalon de toile étaient tellement trempés, qu’on aurait pu croire que j’avais dû me mettre à la nage pour traverser le rio Ita. Je ne rapporte pas grand'chose car je ne tire pas à tort et à travers. Mais j’aime surtout m’en aller, aux premières dorures du jour, par la plaine et les bois, le fusil sur l’épaule. Et j’ai abattu ce matin cet oiseau aux reflets chatoyants ; je vais faire préparer sa peau, et il ornera notre salon japonais.

Lundi 21 mars

Recommencement de la semaine de travail, reprise de la vie sauvage. Le dimanche semble un jour moins rude et moins brutal, une oasis plus douce.

Samedi, en arrivant à Rio, je suis entré un instant dans une chapelle, prier St Joseph pour nous tous. Puis j’ai été serrer la main à Rau et Reugnet. Reugnet voudrait organiser avec moi une partie de chasse en territoire indien… au mois de juin ! Et tout-à-coup j’ai eu peur, en songeant qu’il se pourrait qu’à ce moment je sois encore au Brésil !

J’ai fait ensuite route avec le Général Mendès qui habite Tijuca en été. Là, j’ai retrouvé Massotier en bonne santé.

Hier, dimanche, après la messe, j’ai fait connaissance d’un Espagnol qui possède une fazenda à deux heures de Santa Cruz, et m’a invité à aller chasser le jaguar. Puis, l’après-midi fût pénible : un officier d’ordonnance du Général Mendès est venu me rendre visite ; il ne cause pas français, et moi, pas portugais. Quel travail pour arriver à converser ! Heureusement, il est fanatique de billard et ce noble jeu sauva la situation… jusqu’au dîner.

Mardi 22 mars

Un paquebot part demain pour l’Europe et il me faudra mettre aujourd’hui de bonne heure mon courrier à la gare de Santa Cruz. Aussi, j’ai dû refuser ce matin une partie de chasse que me proposait Paez Lemme, chasse à courre… chasse à l’homme. Six déserteurs se sont réfugiés dans la brousse et ont commis quelques attaques à main armée. Le poste de cavaliers de Santa Cruz devait les poursuivre. Mais j’ai trop à écrire aujourd’hui, et puis, Massotier va rentrer de Tijuca, et j’ai des instructions à lui donner pour le tir de jeudi prochain.

Rio de Janeiro, Lundi 28 mars

Avant de partir à Santa Cruz où (quoique théoriquement les expériences y soient terminées) nous avons séance après demain, j’apprends qu’un courrier anglais emportera demain les lettres pour l’Europe. L’Atlantique est parti cette nuit.

Hier, je me suis rendu à bord du paquebot français et de mettre le pied sur ce morceau de France, d’entendre de tous côtés l’accent bordelais, de revoir en circulation nos gros sous, me donnaient une furieuse envie de ne plus quitter le bord. Jacques Couten intriqua auprès du commissaire pour obtenir l’autorisation de me garder à dîner à bord, et ce n’est qu’à 9hrs que le canot à vapeur ramena à terre les infortunés qui ne partaient pas.

Ce Jacques Couten s’est vraiment lié d’affection avec moi ces derniers temps, temps très courts cependant. En nous quittant, il m’a embrassé, m’a demandé de lui écrire. Il me semble que c’est un peu Mimi Strybos, et mon amitié pour lui, je crois, est loin de valoir la sienne.

En arrivant à bord, j’apprends que Madame Horigoutchy, femme du ministre japonais, venait de s’embarquer pour l’Europe. Je lui devais une visite depuis deux mois et j’avais appris par Madame Brissay qu’elle demandait sans cesse pour quelle raison je ne fréquentais pas son salon : toutes ces femmes sur lesquelles courent de vagues papotages sont susceptibles et soupçonneuses. Aussi lui ai-je fait plaisir par un petit mensonge, en lui disant que j’étais venu sur l’Atlantique dans le but de lui rendre visite : c’est pardonnable, n’est-ce pas ?

De tous côtés, j’ai dû prendre le champagne : Monsieur Pierre, l’ingénieur du Gaz, Couten, la famille Bailly. Le soir, ces dames m’avaient prié de ne pas quitter Monsieur Loureiro et de remonter avec lui à Tijuca.

Santa Cruz, Mardi 29 mars

Il est vrai qu’on ne peut voir une vieille tour sans qu’aussitôt l’envie vous prenne de la gravir. Comme sœur Anne, qu’attendons-nous donc ? Et quel espoir inconscient berce nos âmes toujours tendues vers l’inconnu ? Par delà les limites de notre horizon que va-t-il poindre : la gloire, la fortune… l’aimée peut-être.

Tout à l’heure, en montant à la vieille tour du palais, c’était vers le rêve bleu que j’allais, vers le songe sans limite qui va se caresser amoureusement, et vaguement sans doute, dans la douceur du soir immense, c’était l’apparition de Madeleine, ma charmeuse, que j’attendais… Mais je n’ai vu que l’infini tranquille de la plaine, où les mares, les rios débordés, mettaient des plaques d’argent, où les grands bœufs mugissaient leur inconscient effroi du jour qui fuyait, où sur le vert intense des bois quelques arbres rose pâle faisaient penser au Japon. Et mon regard s’en allait là-bas, dans l’échancrure des serras bleues, vers un coin d’Océan, lande grise, qui nous envoyait son souffle frais, cet Océan qui nous a séparés et qui nous rapprochera.

Est-ce l’âme paisible des choses, est-ce l’une de ses caresses qui m’aura effleuré là haut ? J’ai oublié les soucis de la journée, les inquiétudes que m’a causées cette note d’un journal : « Les essais de roulement auront lieu en avril ». Et moi qui n’ai presque plus de projectiles ! Bah ! Qu’importe après tout : le clair de lune est délicieux ce soir et ces rayons de lumière blonde m’unissent à elle.

Mercredi 30 mars

J’ai la grippe mais c’est si peu de chose qu’après le départ de la commission, ayant une heure avant le dîner, je suis parti me promener avec Massotier, le fusil sur l’épaule. Il faut bien cependant que quelque chose aussi me prouve que nous ne sommes plus en été et sans ce petit accès, je ne m’en serais pas douté : le calendrier marquait bien l’autre jour « commencement de l’automne » mais la température est tout aussi chaude.

La commission est venue ici aujourd’hui pour assister au démontage du canon : tout a bien marché. Le Général m’a tranquillisé au sujet des essais de roulement : ils ne sont pas encore décidés et je serai prévenu à temps s’il y a lieu.

L'incertitude : 31 Mars - 31 Mai 1904

Tijuca, Jeudi 31 mars

Il ne faut jamais avoir de plan arrêté d’avance quand on voyage : ce matin, j’ai quitté Santa Cruz avec l’idée bien ferme de monter à Pétropolis, et ce soir pourtant c’est à Tijuca que je me trouve.

J’ai dû changer d’itinéraire pour échapper à Rau et Reugnet qui voulaient à toutes forces m’emmener à Sapucaia avec eux : comme j’ai prévu qu’alors je n’aurais pas la messe le jour de Pâques, et que je ne tenais pas du tout à aller les voir profiter de ce jour de fête pour faire travailler leurs nègres… comme des nègres, je me suis abstenu de remonter ce soir avec eux. Dimanche, d’ailleurs, j’ai promis au Général d’aller lui rendre visite à Boa Vista da Tijuca, où il habite en ce moment, et où doit avoir lieu le baptême de sa dernière nièce. Et puis, il me faut faire des économies. Ah ! quelle purée en ce moment ! Nos purées des fins de mois ne sont rien en comparaison !

Je suis parti avec deux mille francs de l’usine. En fin de février seulement j’ai reçu trois mille francs qui ont presque entièrement servi à éteindre mes dettes, ce qui m’a forcé à un appel pressé de fonds. Je viens de recevoir à nouveau trois mille francs… et ce mois ci, avec le champ de tir, m’a coûté cinq mille francs ! J’ai connu déjà la dure nécessité de rester huit jours, à dix mille kilomètres de France, avec cinquante francs en poche, obligé de représenter convenablement : Ah ! Il n’aurait pas fallu d’imprévu ! Et je ne puis guère m’adresser à Rau : une fois je lui ai demandé mille francs, il a juste pu m’avancer cent cinquante francs ! Je suis plus que serré, c’est la misère ! Mais par le courrier je vais faire un appel sérieux à la caisse de la Compagnie.

Aujourd’hui Jeudi Saint, de même que demain, les Brésiliens qui ont déjà eu une fête nationale mardi pour l’inauguration de la construction du port de Rio, ne pouvaient manquer une si belle occasion de ne rien faire. J’ai trouvé la ville déserte et morte, les magasins fermés, les tramways vides et le soleil tombait sur la solitude et le silence des rues. Je suis entré dans une église pour prier devant le tombeau : il n’y avait pas de reposoir, mais au fond de la chapelle, le tableau classique de la Cène était reconstitué par des personnages en cire de grandeur naturelle. Cela n’avait pas grand caractère religieux : on se serait un peu cru au Musée Grévin, sans les fidèles agenouillés de toutes parts sur les dalles.

Ce soir, je viens de faire pénitence et je ne m’en plains pas, puisque je n’ai pas fait Carême : j’ai mangé la morue traditionnelle et ce mets ne m’est pas cher. Je puis affirmer qu’au Brésil ce n’est pas meilleur qu’en France !

L’heure s’avance : à Paris, les vieux clochers ont déjà sonné une heure de la nuit.

L'incertitude : 31 mars - 10 juin 1904

Tijuca, Jeudi 31 mars

Il ne faut jamais avoir de plan arrêté d’avance quand on voyage : ce matin, j’ai quitté Santa Cruz avec l’idée bien ferme de monter à Pétropolis, et ce soir pourtant c’est à Tijuca que je me trouve.

J’ai dû changer d’itinéraire pour échapper à Rau et Reugnet qui voulaient à toutes forces m’emmener à Sapucaia avec eux : comme j’ai prévu qu’alors je n’aurais pas la messe le jour de Pâques, et que je ne tenais pas du tout à aller les voir profiter de ce jour de fête pour faire travailler leurs nègres… comme des nègres, je me suis abstenu de remonter ce soir avec eux. Dimanche, d’ailleurs, j’ai promis au Général d’aller lui rendre visite à Boa Vista da Tijuca, où il habite en ce moment, et où doit avoir lieu le baptême de sa dernière nièce. Et puis, il me faut faire des économies. Ah ! quelle purée en ce moment ! Nos purées des fins de mois ne sont rien en comparaison !

Je suis parti avec deux mille francs de l’usine. En fin de février seulement j’ai reçu trois mille francs qui ont presque entièrement servi à éteindre mes dettes, ce qui m’a forcé à un appel pressé de fonds. Je viens de recevoir à nouveau trois mille francs… et ce mois ci, avec le champ de tir, m’a coûté cinq mille francs ! J’ai connu déjà la dure nécessité de rester huit jours, à dix mille kilomètres de France, avec cinquante francs en poche, obligé de représenter convenablement : Ah ! Il n’aurait pas fallu d’imprévu ! Et je ne puis guère m’adresser à Rau : une fois je lui ai demandé mille francs, il a juste pu m’avancer cent cinquante francs ! Je suis plus que serré, c’est la misère ! Mais par le courrier je vais faire un appel sérieux à la caisse de la Compagnie.

Aujourd’hui Jeudi Saint, de même que demain, les Brésiliens qui ont déjà eu une fête nationale mardi pour l’inauguration de la construction du port de Rio, ne pouvaient manquer une si belle occasion de ne rien faire. J’ai trouvé la ville déserte et morte, les magasins fermés, les tramways vides et le soleil tombait sur la solitude et le silence des rues. Je suis entré dans une église pour prier devant le tombeau : il n’y avait pas de reposoir, mais au fond de la chapelle, le tableau classique de la Cène était reconstitué par des personnages en cire de grandeur naturelle. Cela n’avait pas grand caractère religieux : on se serait un peu cru au Musée Grévin, sans les fidèles agenouillés de toutes parts sur les dalles.

Ce soir, je viens de faire pénitence et je ne m’en plains pas, puisque je n’ai pas fait Carême : j’ai mangé la morue traditionnelle et ce mets ne m’est pas cher. Je puis affirmer qu’au Brésil ce n’est pas meilleur qu’en France !

L’heure s’avance : à Paris, les vieux clochers ont déjà sonné une heure de la nuit.

Vendredi Saint, 1er avril

Aujourd’hui, continuation de la morue, ce doit être le poisson d’avril.

Je disais hier qu’il ne fallait pas avoir de plan arrêté d’avance, aussi, je vis au jour le jour, en ce moment, sans vouloir me donner l’inquiétude du lendemain. Maintenant que nos expériences sont terminées à Santa Cruz, momentanément tout au moins, que vais-je faire en attendant les événements, les décisions de la commission ? Comment vais-je m’organiser ?

Au fond, mes moyens actuels me permettraient à peu près tout juste d’habiter sous les ponts… s’il y en avait. Comme il n’y en a pas, il me faut chercher une autre solution. Je resterai sans doute encore une quinzaine de jours à Santa Cruz, à chasser, à faire des collections de papillons, de serpents, d’animaux de toutes sortes. Ensuite les événements d’eux-mêmes me fourniront peut-être une solution, en attendant le tir devant le Président de la République.

Mais c’est curieux, je n’ai aucune envie de retourner me fixer à Pétropolis, peut-être à Santa Cruz suis-je devenu un sauvage et la vie dans la  «  Nice du Brésil » ne me semble-t-elle pas avoir assez de couleur locale, me paraît-elle trop artificielle. Sauvage : oui, j’en ai la teinte caramel, les goûts de plein air et de grande nature, mais, hélas ! je n’en ai pas la chevelure et le climat qui fait ici pousser si vigoureusement les bambous a dédaigné de s’occuper de mes cheveux. Ces pauvres cheveux, c’est mon désespoir !

Samedi 2 avril

Je reviens de Rio. Le courrier de lundi n’avait décidément rien pour moi. Mais je ne m’affole pas : c’était peut-être un paquebot qui n’a pas touché Lisbonne en temps opportun, et puis, il est si facile à une petite lettre de manquer le bateau.

En revanche, j’ai reçu aujourd’hui un câblogramme du grand patron. Les munitions que j’avais demandées pour tirer devant le Président ne pourront arriver que fin juin. Trois mois ! C’est renversant ! Voilà qui ne va pas être d’un effet réussi.

Monsieur de Montgolfier est d’avis que ce tir n’ait pas lieu, cependant il me demande mon opinion. Il faut d’abord que je vois un peu l’impression de la commission et je câblerai vers le milieu de la semaine prochaine.

Dimanche 3 avril – Pâques

Pâques ! Malgré l’éloignement, malgré l’exil, il me semble qu’il flotte dans l’air quelque chose de plus familier, de plus connu. Tout le charme de ce matin qui entre par ma fenêtre me paraît plus tendre, plus délicat, plus sensible et il me passe dans l’être des impressions semblables à celles d’autres matins de Pâques.

Pâques ! Ce fut toujours pour moi la fête de la lumière, la fête de la couleur, la fête du printemps et de la jeunesse, un jour de joie, de gaieté, de légèreté. Et dans les alléluias lointains des cloches, j’écoute aujourd’hui l’espérance et l’amour. Ne trouvez-vous pas aussi que c’est bien la fête des amants, ce jour de la résurrection, pleins de promesses, de parfums, de tiédeur, de soleil ? Et ne pensez-vous pas qu’aujourd’hui nos âmes enlacées s’en vont lentement dans la douce lumière verte de la nature ou dans l’azur splendide des cieux, âmes de fiancés tout jeunes, grisées de leurs premières étreintes !

Je reviens de la messe, où le père Massotier avait décidé de m’accompagner, me disant qu’il y allait le jour de Pâques. J’aurais voulu communier, mais je ne m’y suis pas pris assez tôt pour me mettre en quête d’un prêtre français et ce sera pour cette semaine. Le spectacle de la communion était joli et gracieux. Ici les dames ne portent que très rarement des chapeaux : elles vont même à la messe en cheveux : mais avant de monter à l’autel pour communier, elles jettent sur leur tête une mantille légère et cette vague ondulante de dentelles, de voiles de mousselines aux couleurs éclatantes et diverses était d’un effet merveilleux.

Lundi 4 avril

Hier, j’ai passé l’après-midi chez le Général Mendès de Moraes, à Boa Vista da Tijuca, et j’ai vraiment goûté le charme exotique de l’intérieur brésilien.

Dehors, l’heure chaude et morte. Le soleil qui tombe lourd, écrasant, l’ombre des jardins, lumineuse et paresseuse. La maison s’ouvre sur une véranda, fraîche dan la demi-obscurité de ses persiennes closes : quelques chaises très simples, quelques fauteuils de paille dans cette grande pièce nue qui sert de salon. Les toilettes féminines meublent l’ombre de points de clarté douce ; les dentelles et les mousselines qui frissonnent aux courants d’air donnent une impression de légèreté ; les nonchalances des femmes sont reposantes à voir. Il y a là la Générale, forte, aux cheveux gris, grande et distinguée, sa fille qui attend un deuxième bébé, sa belle-sœur dont on a baptisé ce matin la dernière fille, et des fillettes, depuis quinze ans jusqu’à deux mois.

Le Général est souriant et bienveillant, son beau-frère, un médecin, est causeur spirituel et instruit. On sert à goûter : un doigt de champagne glacé et des sucreries, des confiseries multicolores, grignoteries qui suffisent à nourrir ce peuple d’oiseaux-mouches. Puis, c’est une promenade en forêt, vers la fraîcheur humide d’une cascade et autour des fillettes qui vont devant nous, c’est un vol de grands papillons qui semblent assortis à leurs robes blanches, roses, bleues. Nous revenons vers le jardin de Boa Vista : le col da Tijuca découpe son échancrure sur la nappe d’or du couchant et, très hauts, deux palmiers silhouettent leurs panaches sur le fond clair. Un seul point éclairé au milieu du jardin : c’est le kiosque de la musique, qui semble ainsi un décor d’opéra comique, et dans le crépuscule, dans l’harmonie du soir et de la musique, des formes un peu effacées se promènent lentement, des silhouettes se devinent, plus lumineuses sur les massifs sombres.

Et pour me rappeler brusquement à la banalité de notre civilisation, c’est le tramway électrique qui déraille en redescendant, c’est la panne d’une demi-heure dans le noir !

Santa Cruz, Mardi 5 avril

Quoique je ne sois ni astre, ni juif, il me fallait écrire longuement à la compagnie aujourd’hui et j’avais besoin de mes documents.

La nuit est venue, tout dort à Santa Cruz et je suis un peu garde malade. Le lieutenant Paes Lemme avait aujourd’hui un accès de paludisme, il n’était pas bien ce soir et au lieu de lui laisser regagner sa chambre isolée dans un vieux bâtiment, je lui ai offert celle de Massotier… car mon brave monteur ne semble pas enthousiaste de la vie sauvage, et il reste à Tijuca autant qu’il peut.

Je suis très fatigué : ce soir à 4hrs, pour me délasser de ma correspondance, je suis parti à la chasse, et pendant deux heures, avec le neveu du superintendant, nous avons barboté dans l’eau jusqu’aux cuisses. Heureusement, j’avais avalé un cachet de quinine avant de partir.

Mercredi 6 avril

Un volumineux courrier m’est arrivé aujourd’hui à Rio. Quel bonheur !

Pétropolis, Jeudi 7 avril

Me voici remonté à Pétropolis. Oh ! Pas pour très longtemps : pour jusqu’à lundi, si toutefois l’imprévu ne m’oblige pas à redescendre avant. J’ai quelques visites à faire : aux personnes qui m’ont invité à dîner et avec lesquelles je suis très en retard, à Madame de La Bordère qui vient d’être assez souffrante, au chargé d’affaires de France, Trubert, dont je voudrais un peu remuer la trop grande indifférence. J’ai en plus quelques plaques photographiques à révéler. Et, enfin surtout, je suis monté pour faire plaisir à Rau et Reugnet. Tout en plaisantant, tout en m’accusant en riant d’ingratitude, je sentais que Reugnet (j’ignore pourquoi) était un peu vexé de ne plus me revoir à Pétropolis. Je viens donc de dîner chez eux. Après dîner, Rau prend un livre, Reugnet fait un courrier, je baille sur une brochure quelconque pour tuer le temps et, pendant une heure, ce n’est, dans le silence de la pièce, que le bruit monotone de la machine à écrire.

J’ai retrouvé ce soir cette même sensation de vague ennui, de temps perdu, que j’ai déjà plusieurs fois éprouvée chez eux. J’ai regagné ensuite la Pension Centrale : les nuages traînaient bas, jusque sur le sol des avenues, et je tremblais de froid. J’ai fait mettre sur mon lit une couverture de laine épaisse et une de coton, avec mes vêtements en couvre-pieds, j’aurai assez chaud. Je comprends bien maintenant qu’on conseille de ne regagner l’Europe que pendant l’été !

Vendredi 8 avril

Je ne sais comment cela se fait : mais ce matin, quand j’ai ouvert les yeux pour la première fois, il était 9hrs ¼. Le ciel avait repris toute sa limpidité, le soleil était presque chaud. J’ai été à travers les avenues ombreuses et parfumées, reprendre un peu cet air de luxe et de cosmopolitisme que je n’avais pas respiré depuis longtemps. J’ai déjeuné ensuite avec Reugnet et ce tête-à-tête était plus agréable.

J’ai hâte de composer, à Santa Cruz et un peu partout où je passe, une collection originale. A Santa Cruz, ma chambre est déjà pleine de serpents de tout petits, mortels, de longs et gros, pas méchants : ils sont dans des bouteilles d’alcool. La semaine prochaine, si le temps le permet, je compte chasser pas mal.

Il me semble avoir le pressentiment que mon retour approche : peut-être encore un mois ! Mais ce n’est qu’un pressentiment. Mercredi, je suis allé voir le Général : il m’a dit que le Ministre de la Guerre était malade et de méchante humeur, qu’il trouvait que depuis deux ans et demi les expériences avaient assez duré et que peut-être on s’en tiendrait là, que la semaine prochaine on sera fixé sans doute. Dans ces conditions, s’il n’y a plus de commission, je ne pense pas qu’on tire devant le Président de la République. Mais quand, le soir, j’ai mis Rau au courant de tout cela, il est entré en colère et a immédiatement télégraphié à la Compagnie qu’il fallait organiser un tir officiel en mai, sans même vouloir attendre quelques jours pour savoir si ce serait possible. Je lui ai nettement déclaré que j’étais en désaccord avec lui. Mais nous ne nous sommes pas brouillés.

Le soir, nous sommes montés à l’Hôtel International, à Santa Thereza, un des faubourgs élevés et sains de la ville. Nous avons dîné et y avons couché : il n’y avait qu’un lit, et un matelas par terre dans la pièce voisine. Au moment de nous coucher, voilà Rau qui se plaint de violents maux de ventre… alors je lui ai offert le lit et j’ai pris le matelas. Bah ! Je n’étais pas plus à la dure que sur un lit brésilien… mais j’ai des doutes et je crois que Rau m’a joué la comédie.

En descendant de Santa Thereza, j’ai été voir à Tijuca comment Massotier s’était à nouveau installé. Car sa pension va fermer ! Nous assistons en ce moment à une déconfiture lamentable de la famille Bailly – Loureiro. Pas un meuble ne leur appartenait, tout était loué. Les dames ont emporté toute la « galette » disponible en France et ne reviendront sans doute jamais. Le mari ira les rejoindre. Les domestiques ne sont pas payés. Il y a peut-être beaucoup d’exagération de la part du père Massotier qui aime bien ainsi échafauder des drames d’Ambigu.

Samedi 9 avril

Nous restons parfois plus de huit jours sans voir partir de courrier pour l’Europe et parfois nous en avons deux, coup sur coup. L’ « Oruba » est parti jeudi. Le « Chili » part demain. Reugnet va descendre ma correspondance.

Je vais aller ce matin me confesser chez les Pères Lazaristes, où j’espère retrouver un Père qui arriva sur la « Cordillère » avec moi.

Dimanche 10 avril

Ce matin, à 7hrs, j’ai été faire mes Pâques et le meilleur de mes intentions fût pour notre petit ménage et pour nos deux familles.

A 10hrs, je retournai à la messe, chargé par Rau d’y conduire Madame Gerspacher et sa nièce. Madame Gerspacher est la femme du « cacique » de Gagé : depuis que j’ai été reçu chez son mari, pendant mon voyage à Minas avec Reugnet, elle a eu un bébé, né à 7 mois et qui n’a pas vécu.

A midi, j’étais invité à déjeuner chez Monsieur Trubert, le dilettante : ses réceptions me sont agréables : plats de choix, bons vins, cigares exquis, conversation élégante. Nous étions seuls en tête-à-tête.

Alors commença la corvée des visites. Non, un après-midi comme celui-ci ne me donne aucunement l’envie de remonter me fixer longuement ici. On parle des villes de province, des potins, des cancans, de la méchanceté : ce n’est rien à côté de Pétropolis. Ici la méchanceté est plus que venimeuse, elle est mortelle. On n’entend que cette phrase : « Monsieur X est l’amant de Madame Z » Et comme souvent il y a à peine l’ombre d’une apparence, qu’il est impossible de préciser, pour se venger par avance d’avoir pu se tromper, les gens ajoutent : « Ou s’il ne l’est pas, c’est qu’il est un rude imbécile » Ce n’est pas propre, n’est-ce pas ?

Chez les Brissay, où je trouve Horigoutchy, on tombe à bras raccourcis sur les Marchoux où je vais ensuite, on dit pis que pendre de Madame Horigoutchy et on jase sur les Brissay.

Enfin pour terminer, pour me reposer un peu, je me suis rendu chez les de La Bordère qui vivent dans un air plus calme, plus simple, plus retiré, à l’abri de la médisance et ne s’occupant guère de la vie des autres. On a chez eux l’impression d’un milieu heureux, sûr, honnête et leur meilleur cachet de garantie est que Rau n’aime pas les fréquenter… Mais soyons charitables ce soir.

Tijuca, Lundi 11 avril

Je ne sais ce que j’ai aujourd’hui, c’est du spleen, de l’énervement, de la lassitude. C’est trop long aussi cette attente indéfinie, cette incertitude qui se prolonge : c’est anémiant, cela enlève tout courage. Je préfèrerais apprendre que j’en ai encore pour six mois, plutôt que de douter, de ne rien savoir, de ne voir que le noir devant soi. Au moins je reprendrais mon élan, je repiquerais une tête dans une période grise mais au moins connue.

Je suis méchant, aujourd’hui. Et puis j’ai peur de tout : peur d’ignorer et peur de savoir. Peur de rester et peur de revenir. Oui, presque peur de revenir : si j’allais trouver la vie méchante. Alors, je sais bien, je repartirais tout de suite, dans des pays qui vous tuent.

Je ne devrais pas dire toutes ces vilaines idées qui me passent en tête et qui me font mal : mais c’est trop mauvais de souffrir tout !

Mardi 12 avril

Je viens de me lever très tard : j’ai eu, je crois, cette nuit un petit accès de grippe. Il n’y en a plus traces ce matin, je me sens dispos et plus vaillant qu’hier.

Il ne faut pas faire attention à ce que j’ai dit hier : c’est un peu la faute à ce climat qui vous mange les cheveux et vous brûle les idées. Et puis tout était contre moi : une visite au Ministère où je n’avais rien appris, une course à la Direction d’Artillerie où j’ai trouvé tout fermé, une dispute avec Rau qui envoie à la Compagnie des télégrammes à cheval en disant qu’il apprendra à ces gens-là à faire des affaires.

Les lettres que j’ai reçues hier de Paris et de Boulogne ont adouci un peu l’amertume de la journée. Papa me dit que Darmancier est en Serbie : a-t-il emmené une de ses filles ? A mon prochain voyage, j’emmènerai aussi Franz : ce sera mon petit camarade.

Santa Cruz, Mercredi 13 avril

J’ai eu beaucoup de chagrin hier quand j’ai vu le bateau s’éloigner sans pouvoir lui confier mon courrier. Ce vilain paquebot anglais levait l’ancre plus tôt   que je ne pensais : j’ai vite couru faire timbrer ma lettre à la poste, car le courrier était déjà à bord, je l’ai portée tout de suite après à l’agence maritime : il était trop tard. Si j’avais trouvé un canot à vapeur, peut-être aurais-je pu accoster encore le bateau avant son départ : il n’y avait que des barques à rames qui auraient mis une demi-heure à faire le trajet.

Hier, en descendant à Rio, et pensant avoir le temps, je me suis pour la deuxième fois rendu à la direction de l’artillerie : même insuccès que la veille, le Général n’y était pas. Alors, sans me lasser (ici il faut avoir une ténacité patiente !) je suis revenu de Santa Cruz aujourd’hui pour une nouvelle tentative. Enfin, j’ai vu le Général : mais hélas ! il ne sait rien de neuf. Le Ministre n’a donné aucune réponse au sujet de la continuation des essais, et maintenant il a bien autre chose à faire !

La guerre est inévitable entre le Brésil et le Pérou, et tandis qu’à Rio les politiciens discutent à perte de vue sur la plus ou moins grande nécessité d’envoyer des troupes, les Péruviens se taillent de larges morceaux de territoire dans les Amazonas, rançonnent les habitants, modifient la frontière à leur guise et établissent des douanes. Mais pour les gens du gouvernement c’est si loin de Rio les Amazonas ! Il n’y a guère de chances que je joue ici le même rôle que le fameux Léon, l’ingénieur du Creusot, pendant la guerre du Transvaal.

Mais dans ce Brésil, que d’événements inopinés, que d’imprévu, que de flottements dans les idées des gens, quelle obscurité du lendemain !

Jeudi 14 avril

J’ai été rendre visite cet après-midi, au colonel Barbedo, membre de la commission, qui commande à Campinho le 5ème régiment (artillerie) Campinho est à peu près à mi-chemin entre Rio et Santa Cruz. La famille du colonel, à laquelle je fus présentée, semble presque une famille française, ayant habité quatre ans la Belgique, où le père avait à surveiller la fabrication de matériel de guerre.

La conversation aborde le sujet de la guerre du Pérou, et Madame Barbedo me dit aussitôt : « Oh ! Monsieur, croyez-vous que nous aurons la guerre ? C’est que savez-vous, mon mari partirait un des premiers : c’est toujours son régiment qui fait les expéditions » Il me semblait à ce moment revoir Madame Juge, le soir où, pendant le dîner, elle apprit que son fils s’embarquait pour l’Extrême-Orient, c’était la même douceur résignée, le même fatalisme. Mais est-ce parce que je comprends mieux ces choses en ce moment, est-ce parce que c’est la différence du fils au mari, le seul et le vieux compagnon avec lequel elle a partagé la vie, j’ai senti aujourd’hui sous ce calme apparent une détresse immense, et qui faisait mal. Et pourtant, le colonel a déjà fait plusieurs fois campagne. Mais je crois maintenant qu’il est faux de penser qu’on s’habitue à ces choses : les séparations sont de plus en plus dures à mesure qu’elles se font plus nombreuses, et maintenant que je sais, je n’aurai peut-être pas le courage de jamais repartir.

Et puis ici, c’est vers l’inconnu que part son mari, vers ces mystérieuses régions du haut Amazone, ignorées et inexplorées, aux immenses forêts vierges qu’on traverse lentement, à l’aventure, avec la hache, régions où l’on sait seulement que sous le feuillage, dans l’humidité chaude, volent des myriades de ces moustiques brésiliens qui vous inoculent le terrible béribéri, où l’on prévoit que l’armée, mal ravitaillée, n’aura guère pour se nourrir que des racines et le produit de la chasse.

J’avais passé la matinée à Santa Cruz, à chasser avec Massotier. Reugnet m’a prêté une excellente carabine à répétition pour la chasse aux fauves : mais comme ici, aux environs immédiats, il n’y a pas de gros animaux sauvages, je me suis amusé à tirer des canards avec des balles dum-dum… et naturellement, je suis revenu bredouille. J’ai seulement regretté de n’avoir pu atteindre un « jamburu » magnifique échassier de 1m50 de haut, dont j’ai pu admirer un instant la gracieuse démarche avant son envolée.

Tout à l’heure, en revenant de Campinho, le grand Benevento, un cow-boy, m’a apporté vingt bécassines qu’il avait abattues l’après-midi. Demain je ferai porter ces bécassines à Madame Barbedo.

Tijuca, Samedi 16 avril

Je suis horriblement las ce soir : las de corps, j’ai une migraine épouvantable, et las d’esprit. Je ne prévois même plus maintenant l’heure à laquelle je pourrai rentrer en France. Et Rau me fait faire un mauvais sang inouï, un sang plus noir que mon encre. Rau est une canaille : je l’ai compris aujourd’hui. Comment ! La Compagnie m’écrit dernièrement qu’elle entend que si nous faisons ici des articles dans les journaux, il n’y soit pas même prononcé le nom des usines concurrentes ; je le dis à Rau, et aujourd’hui il me montre un article, écrit par lui, imprimé dans un journal, et non signé. Je lui fais des observations, car Krupp était violemment pris à parti. Il me répond : « Personne ne saura que c’est moi qui l’ai écrit ; c’est rédigé de telle sorte qu’on pensera que c’est le Creusot ». Et j’ai compris alors que si je me plaignais à la Compagnie, il me désavouerait, il renierait sa signature.

Mon opinion est bien faite sur notre représentant : c’est un paresseux et un orgueilleux. Paresseux : depuis un mois, il n’a vu aucun membre  de la commission. Orgueilleux : il souffre de l’autorité personnelle que je garde et qu’a toujours reconnue la commission.

Ah ! Oui, il peut bien écrire que je suis un rude collaborateur pour lui, quand je lui dis que je vais repartir, car je lui en évite des démarches et des fatigues !  Mais alors qu’il ne fasse pas le méchant ou je le ferai casser raide comme verre.

Oh ! Je me sens mauvais ce soir.

Dimanche 17 avril

Je n’aurai guère de temps libre aujourd’hui : il me faut déjeuner à 10hrs ½ et partir à Campinho où le colonel Barbedo m’a invité à faire cet après-midi une excursion.

Le temps est lourd et accablant et je crains un peu d’orage pour notre promenade. Il ne reste presque plus trace de ma migraine d’hier et je suis calmé contre Rau. Bah ! Il n’a pas dû recevoir une éducation très scrupuleuse et il ne sera demandé compte à chacun que de ce qu’il aura reçu. Soyons donc indulgents… et cuirassés !

Lundi 18 avril

Hier soir, je ne suis rentré qu’à minuit. Les Barbedo m’avaient retenu à dîner et je ne pouvais guère les quitter avant 9hrs ½ : les communications ne sont pas extra-rapides.

J’ai passé hier un après-midi aussi doux que peut le souhaiter un exilé, un orphelin : j’ai vécu quelques heures dans l’atmosphère plus intime, plus apaisante d’une famille charmante et, involontairement, je pensais qu’il y en avait un peu pour moi dans cette douceur, dans ce calme tiède, épandus tout autour.

Il y avait là les grands-parents, très vieux, les parents, très affables, les enfants, échelonnés de vingt ans à huit ans. Le colonel avait un accès de fièvre et ne pouvait sortir. J’ai fait seul l’excursion de Jacarepagua avec un jeune sous-lieutenant tout frais galonné et qui avait quelquefois assisté à nos expériences, encore élève de l’école militaire. Le tramway court pendant une heure au milieu de bois sauvages : on arrive au pied d’un rocher élevé, isolé dans la vallée. Une église est au sommet. L’heure se faisait tardive et le panorama déjà m’apparaissait plus sous le ciel sombre et menaçant, que par masses, par paquets d’ombres et de demi-teintes. L’Océan, tout gris, allait se perdre confusément au loin dans le gris du ciel, tandis qu’à l’opposé, sous les nuages noirs sillonnés d’éclairs, les serras avaient un aspect sinistre, mauvais, inhospitalier. Un épouvantable orage, le soir, m’obligea à échanger chez les Barbedo ma canne… contre un parapluie.

Vous devez me trouver très nomade en ce moment et que vous devez vous demander si j’ai fait l’acquisition d’une roulotte. Non : je ne suis même pas propriétaire d’une maison mobile, auto ou non. Je suis le vulgaire chemineau et souvent on me voit, la besace noire en sautoir contenant ma chemise de nuit et mes objets de toilette. Pour l’instant, je n’ai pas de domicile bien fixe : avant de me choisir un nouveau repaire, j’attendais un peu les événements. Pour rester à Santa Cruz, je n’ai plus d’autre motif que la chasse ; mais le placide Massotier préfère une autre villégiature, moins sauvage et cela ne me tente guère d’habiter seul un vieux château délabré, à la lisière d’une pampa.

Le lieutenant Paes Lemme est parti. Le poste de cavaliers a été rappelé. Le climat est trop incertain pour que je demande à mon monteur, qui refuse de prendre de la quinine, d’y rester.

Quand je monte à Tijuca, je descends maintenant à l’hôtel Tijuca, tenu par un Bordelais. Le service est français et soigné.

Massotier s’est trouvé une pension chez un prêtre suisse : il hésitait peut-être  bien un peu. Mais la soudaine déconfiture de son ancienne pension l’a forcé à prendre un parti rapide : il ne s’en repent d’ailleurs pas, mais que la langue le démange. Il ne peut s’empêcher de jurer à tout instant. Heureusement, ses hôtes sont bons enfants !

Que vais-je faire de lui pendant les six semaines, deux mois peut-être, qui nous séparent du tir du Président ? Il n’aime pas se remuer et dans l’inaction les accès de spleen sont terribles. Il me faut être vaillant des mois et des mois encore, peut-être !

Pétropolis, Mercredi 20 avril

Pétropolis ! Des nuages pluvieux, de la boue, du froid !

Il avait bien raison ce journaliste qui l’autre jour disait : « Il est bien difficile d’être prophète de beau temps à Pétropolis ! » Quant à moi, depuis quelques voyages ici, je n’ai vraiment pas de chance : j’y trouve toujours un temps affreux, un de ces épouvantables mauvais temps de la montagne.

Ce n’est pas pour mon seul plaisir que je suis remonté. Nous avons fait demander par Monsieur Trubert une audience au Président de la République, afin de l’inviter à une séance à Santa Cruz : et c’est à Pétropolis qu’il nous recevra. Quand ? Je l’ignore. Mais bientôt sans doute. Aujourd’hui, nous devions être présentés au Ministre des Affaires Etrangères, le baron de Rio Branco. Rau, sous prétexte qu’il avait fort à faire, s’est défilé et m’a laissé y aller seul avec Trubert. Il est vraiment étrange, notre représentant : je ne sais quelles nouvelles il a pu recevoir aujourd’hui, mais le voilà qui, après avoir lancé la compagnie un peu trop vite à mon gré dans ce tir présidentiel, me laisse faire seul les démarches nécessaires et me dit qu’il voudrait bien que cette séance n’ait pas lieu. Je sais que Monsieur Rau désire partir en France le 1er juin. Le tir présidentiel n’aura pas encore eu lieu à cette époque. Je me demande s’il n’aurait pas l’intention de me tirer sa révérence. Ce serait trop fort !

C’est hier soir, en descendant de Tijuca mon courrier à Rio, que j’ai appris qu’il me fallait monter le plus tôt possible à Pétropolis. Et ce matin, je me suis levé à3hrs ½ pour prendre la première barque. Il m’était difficile de le faire hier soir. Je tenais à saluer le docteur Simond, de la mission Pasteur, qui s’embarquait pour l’Europe. Encore une figure familière et amie qui s’en va, brusquement rappelée. Madame Simond, souffrante quand son mari est parti, il y a trois mois, n’avait pu l’accompagner cette année au Brésil. Deux télégrammes, inquiétants sur la santé de sa femme, ont fait prendre au docteur le premier bateau.

Jeudi 21 avril

Bientôt je vais m’endormir, tout seul, et je me réveillerai avec vingt neuf ans. Comme c’est vieux et comme c’est triste ! Mais mon cœur est bien toujours aussi jeune et surtout aussi amoureux, aussi passionné. J’ai maintenant le corps d’un homme, mais j’ai l’âme d’un enfant, et les beaux discours de Rau et de Reugnet qui cherchent à me prouver que je vois la vie de travers, n’y peuvent rien. Il y a bien des choses que je sais, mais que je ne puis comprendre.

J’aurai bien voulu avoir Madeleine à moi, le 25 avril, je l’aurais voulu, confusément, je sais pourquoi. Mais il y a longtemps que je sens que nos parents sont opposés à son départ

Je m’aperçois que ce que j’écris n’est pas empreint d’une folle gaieté. Il ne me semblait pourtant pas avoir l’âme par trop triste aujourd’hui : alors, c’est le vilain temps qui met de la mélancolie dans mon encrier.

Vendredi 22 avril

Il pleut : il pleut toujours, une pluie fine, grise, froide, inexorable, qui met de la mélancolie dans l’âme, sur le front, dans l’encre partout. Le Tropique lui-même a de bien vilains jours ! Le front appuyé aux vitres, je puis bien un instant regarder tristement gicler les gouttes d’eau.

Dimanche 24 avril

Hier matin, en me levant, je ne me doutais pas que j’étais au début d’une journée si chargée, suivie peut-être de plusieurs autres aussi agitées.

On est ici en pleins préparatifs de guerre : le baron de Rio Branco, Ministre des Affaires Etrangères, a reçu  pleins pouvoirs pour la guerre, la marine, les finances, l’intérieur, on vient d’acheter deux canonnières. On met en état (ou du moins on essaye de mettre en état) les navires de guerre stationnés en rade de Rio. On est en pourparlers pour la commande de deux cuirassés chez Ansaldo, en Italie.

J’ai donc été prévenu ce matin, par quelqu’un qui a de nombreuses attaches dans le gouvernement, qu’on allait sans doute faire télégraphiquement, dans les cinq jours, une commande de canons et qu’il y avait de grandes probabilités pour que l’on s’adresse à Krupp. Je suis aussitôt descendu à Rio prévenir Rau : le malheureux ne savait rien. Il se contente de payer un journaliste en qui il a toute confiance, celui-ci empoche l’argent de la compagnie et ne donne que des renseignements sans importance.

Mais, tous deux, nous nous sommes bien démenés toute la journée. Il a fallu en plus que je monte à Tijuca, envoyer Massotier me chercher à Santa Cruz diverses choses dont je pourrais brusquement avoir besoin, et lui dire de ne pas s’absenter jusqu’à nouvel ordre. En remontant à Pétropolis, il nous a fallu aller causer de ces graves choses avec Monsieur Trubert, et notre journée fût si bien remplie que, devant aller dîner avec Rau chez les Marchoux, j’ai été obligé de demander à la maîtresse de maison de bien vouloir retarder le dîner d’une demi-heure.

Hier, au cours d’une conversation, on m’a laissé entendre que le cas échéant on pourrait me demander si je consentirais à accompagner les opérations de l’artillerie. Propos très vague, auquel cependant je n’ai pu répondre. En tous cas, je me suis renseigné : il suffit de prendre des précautions contre les moustiques.

Je pars dîner chez les de La Bordère, en compagnie de Trubert et de la famille Rouchon.

Lundi 25 avril

25 avril ! Le deuxième de mon existence que je passe tout seul. Au moins aujourd’hui il y a de la gaîté dans l’air, il y a du soleil et du ciel bleu : je renais sous de bons auspices. J’ai été faire mes prières à l’église ce matin : j’ai prié pour Madeleine, pour Franz. J’ai  aussi prié pour papa et pour notre pauvre petite maman, car ces anniversaires ne sont-ils pas un peu des fêtes pour nos parents ?

Il est bien loin, le jour de ma naissance. Il me semble que mon corps avance en âge et que mon âme oublie de grandir. J’ai vingt neuf ans, avec un cœur de seize ans ! Parfois je me demande si réellement je ne suis pas ridicule, comme si j’avais un grand corps avec une petite tête de bébé !

Vingt neuf ans ! Aujourd’hui je trouve cela vieux, plus tard je regretterai cet âge de jeunesse.

Mardi 26 avril

Le paquebot part aujourd’hui, la « Magdalena ».

Ici, c’est toujours la même chose : on ne sait jamais sur quoi compter : on parle déjà moins aujourd’hui de l’éventualité d’une guerre avec le Pérou. En tous cas, j’ai de sérieuses raisons de penser que Krupp aura la commande, que ce soit maintenant ou un peu plus tard. Après tout, j’ai fait ce que j’ai pu et même plus.

Je m’estimerai heureux si je ne reçois pas un savon de la compagnie, aussitôt après le reçu des derniers 3000 francs, totalement insuffisants. J’ai redemandé 10000 Francs par télégraphe, et la lettre a dû parvenir ces jours ci. J’ignorais encore que ce rond de cuir de caissier se fût plaint : et puis, je l’aurais su, ç’aurait été tout comme… Rau n’a plus d’argent et il me reste ce soir 105 Francs. Je n’ai d’ailleurs pas compris pourquoi le caissier a tant dépensé : il est vrai qu’il m’a annoncé l’envoi des fonds par une dépêche d’au moins 150  Francs.

Mercredi 27 avril

Je suis toujours à Pétropolis, je ne prévois même pas quand je pourrai descendre. J’attends toujours que le Président de la République nous donne l’audience que nous lui avons demandée, il n’a guère l’air d’être pressé. En revanche, j’ai bien hâte de retourner vers la chaleur, vers le soleil ; nous avons déjà ici des nuits glaciales et la serra est enveloppée de brumes.

Et puis, je m’ennuie. J’étais monté pour trois ou quatre jours, voilà plus d’une semaine que je suis ici, passant mon temps à attendre le lendemain. La plupart de mes affaires sont à Santa Cruz. Je n’ai ni livres, ni fusil, ni appareil photographique, je n’ai pas même de documents pour rédiger un rapport détaillé que je dois à la Compagnie.

Comme il ne fait plus très chaud, je puis au moins faire quelques longues courses. Ce matin, je me suis enfoncé très loin dans la montagne, par un mauvais sentier découvert au milieu des forêts, un sentier désert et sans fin, fait pour les onces… ou les amoureux sauvages. Cet après-midi, en allant aux informations chez Trubert, j’ai fait plus ample connaissance avec un jeune vice-consul faisant fonction d’attaché d’ambassade, Monsieur Ledoux, me rappelant absolument Normand, et on m’a présenté un normalien faisant un rapide voyage autour du monde.

Tous trois, nous avons loué des bicyclettes et pendant trois heures nous avons pédalé sur l’unique grand route. J’ai ainsi découvert un coin charmant, un Pré Catelan tropical où nous avons bu une tasse de lait au bord d’un lac de rêve. Nous avons ensuite dîné à l’hôtel de Monsieur Ledoux, en compagnie d’Horigoutchy et je viens de rentrer par la nuit emplie d’une buée froide et bleue sous le clair de lune.

Jeudi 28 avril

Le temps s’enfuit toujours bêtement. Les jours passent sans apporter aucune solution, aucune nouvelle. Tout à l’heure, à Alto da Serra, d’un point de vue merveilleux, je regardais l’immense soir étendre sa douceur infinie sur la rade, sur les montagnes, sur les forêts, sur Rio tout minuscule au loin.

Vendredi 29 avril

Je remonte de Rio. Je n’avais guère envie de descendre aujourd’hui, mais la Compagnie m’ayant envoyé la forte somme, Rau, qui est un peu à court en ce moment, m’a prié de lui rembourser l’argent que j’avais dû lui emprunter.

Je ne sais vraiment pas si le caissier de la Compagnie se plaindra encore cette fois ci. S’il dépense beaucoup d’argent pour ces envois, il peut s’en prendre à lui-même. Au lieu de m’annoncer dix mille francs d’un seul coup, dans une laconique dépêche, il m’annonce deux fois cinq mille francs, à vingt quatre heures d’intervalle, par deux télégrammes coûtant chacun cent dix francs !

J’ai reçu une autre longue dépêche de la Compagnie. On m’annonce qu’on ne pourra m’envoyer de nouvelles munitions pour le tir présidentiel, ce qui me met en fâcheuse position pour mon invitation au chef de l’Etat. On me demande ensuite si je puis retourner le matériel en Europe et renvoyer Massotier. Et, dans le cas où je retournerais le matériel, on m’autorise à rentrer, si je ne juge plus ma présence utile ici. Cette dernière partie du télégramme n’est malheureusement destinée qu’à me prouver qu’on s’est aperçu que les cinq mois, durée maximum de mon absence, sont passés. Maintenant, on pourra se laver les mains d’une prolongation de mon séjour au Brésil. Pourtant, j’ai couru à Sao Christovao, à la direction de l’artillerie, pour savoir si enfin le Ministre avait décidé de s’en tenir là ou de continuer les essais : toujours aucune nouvelle et on m’a prié de garder mon canon avec moi jusqu’à nouvel ordre.

Je dois me maintenant d’aller dîner chez les Brissay, où Monsieur Ledoux, en mon absence, m’a fait inviter avec le normalien, Monsieur Tonnelat. Ces Brissay doivent s’ennuyer tous seuls : il leur faut sans cesse du monde avec eux et ils se jettent au cou des gens. Je vais donc endosser ma jaquette de corvée.

Samedi 30 avril

C’est à croire que nous sommes décidément devenus trois inséparables : Monsieur Ledoux, Monsieur Tonnelat et moi. Je rentre d’une longue promenade à bicyclette que nous avons faite ensemble.

Hier soir, nous avons dîné chez les Brissay : c’est incroyable comme je m’ennuie chez ces gens là et comme ils seraient capables de me faire prendre Pétropolis en horreur. Mais aussi ils sont trop méchantes langues et s’entendent merveilleusement à dire des abominations sur le compte des autres et à raser complètement, en l’espace d’un dîner, cinq ou six réputations. Moi, je ne suis que de passage. Je n’ai aucune raison de prendre parti pour ou contre les uns ou les autres. Je ne tiens à n’avoir que de bonnes relations avec tous et leurs potins m’indiffèrent parce que d’abord ils sont invraisemblables et faux. Hier soir, pourtant, j’étais tellement outré d’entendre malmener Trubert, de le voir attaqué dans sa vie publique et calomnié dans sa vie privée, surtout devant un représentant étranger, Horigoutchy, que j’ai pris sa défense. Puis, était-ce méchante humeur, était-ce d’avoir pris goût à la contradiction, j’ai défendu toutes les personnes mises sur la sellette, des dames que je ne connais à peu près que de vue et de nom, et qu’on affublait chacune de surnoms irrévérencieux.

Ce qui me fit traiter de grand naïf par la maîtresse de céans. Mais elle a voulu se venger d’une façon plus sensible d’avoir combattu ses médisances et tout-à-coup elle m’interpelle : « Dites donc, il paraît que vous ne détestez pas la compagnie de Frasquette ? – Frasquette ? Qui est ce ?- Mais c’est Madame Marchoux. Le dimanche, vous revenez de la messe ensemble. L’autre jour, vous attendiez tous deux le train à la gare, vous dînez chez les Marchoux. etc… » Et alors des cancans, des calomnies, des horreurs, sur l’origine de Madame Marchoux.

Ah ! J’en ai soupçonné hier soir, des jalousies de femmes et des haines, à Pétropolis. J’ai compris que dans ce petit cercle où Rau m’a introduit, il y a deux camps nettement opposés, divisés par une seule femme, qui, elle, me fait bien mauvaise impression, Madame Horigoutchy. Il y a ses détracteurs, il y a ses défenseurs (qui eux peut-être, savent encore mieux à quoi s’en tenir). Elle est en Europe maintenant, et les guerres qu’elle a allumées ne sont pas éteintes.

Et beaucoup s’étonnent que je préfère vivre à Tijuca où je ne connais personne, ou que je sois tenté de retourner au milieu de mes sauvages, à Santa Cruz !

Dimanche 1er mai

Ce soir, première nuit de mai, une nuit pleine de lune et d’étoiles, une de ces nuits, si douces par delà l’équateur, où dans les veines le sang paraît couler plus tiède, où il fait bon s’en aller, écoutant voltiger de petites âmes de fleurs, frôlés par des souffles de jeunesse et de vie. Ce soir, des enfants sont venus chanter la joie du printemps.

Ici, ce ne sont plus les mêmes sensations, à Pétropolis : c’est déjà l’hiver, par cette nuit de fraîcheur piquante, hiver du Tropique sans doute, avec l’éternelle verdure, les fleurs, la lumière mais enfin l’hiver.

Je reviens de dîner chez Trubert. Le secrétaire de la légation de Russie ayant décliné l’invitation, nous n’étions que tous deux : cuisine très fine, cave de choix, intérieur calme et coquet de vieux garçon, amphitryon aimable et intéressant.

Ici, comme chez les de La Bordère, on s’occupe bien peu des habitants de Pétropolis : nous n’avons dit du mal de personne… sauf de notre bon gouvernement. Nous avons causé famille, art, littérature, science, politique, philosophie et même mariage… mais notre chargé d’affaires de France est un célibataire endurci.

Trubert est un fin dilettante, qui aime l’harmonie, le calme, la tranquillité. Il est bien doué pour toutes choses, mais ce n’est pas, je crois, un aigle en diplomatie. Il fait de jolis vers, compose un peu de musique, peint à son idée. Il n’a qu’un léger défaut, celui de se croire un réel artiste et de le dire.  Combien me fait plaisir sa naïveté d’enfant quand il se met au piano ! disant : « Ecoutez une jolie phrase musicale que j’ai composée sur telle idée », et, après l’avoir jouée, se retournant : « C’est charmant, n’est ce pas ? »

Ce soir, il m’a prêté son livre de vers, me disant : « Lisez surtout mon petit acte sur Napoléon, vous verrez comme c’est charmant ».

C’est charmant, n’est-ce pas ?

Lundi 2 mai

Ce soir, je vais dîner chez les Marchoux, avec Rau, Reugnet… et encore Messieurs Ledoux et Tonnelat. Vraiment, on aura festoyé à Pétropolis pour le passage du normalien ! Mais toutes ces soirées me donnent un arriéré de sommeil que je serai heureux de pouvoir rattraper.

Mardi 3 mai

La rua da Quitanda coupe perpendiculairement la rua da Alfandega, en plein centre du Commerce. C’est dans cette rue que je déjeune presque toujours quand je vais à Rio.

Comme emploi de ma journée : grande promenade solitaire ce matin, grande promenade cet après-midi avec Monsieur Ledoux… du côté de Cascatinha, dans une gorge merveilleuse. Tout à l’heure, soirée musicale chez Trubert (entre hommes seulement).

Mercredi 4 mai

Rien, toujours rien, aucune réponse, ni du Ministre de la Guerre, ni du Président de la République.

Il est déjà tard, ma journée a été fort occupée. D’abord elle fut écourtée par la tête, car, étant rentré tard de chez Trubert, je ne me suis levé qu’à 9hrs. J’ai déjeuné ensuite chez le chargé d’affaires de France qui m’avait invité hier avec Monsieur Ladigensky, secrétaire de l’ambassade de Russie. Puis, j’ai eu du courrier à faire pour l’usine et quelques cartes postales à expédier. Je viens finalement de dîner chez Rau et Reugnet avec Monsieur Ledoux.

Ce malheureux Reugnet subit terriblement l’influence de son associé. Agréable quand il est seul, il devient affreusement mal élevé quand il est en présence de Rau. Aussi, depuis trois ou quatre dîners, ai-je pris la résolution de ne plus être leur convive que le moins possible quand ils seront là tous deux. Ils me servent avec leurs doigts, lancent leurs cure-dents dans mon verre et autres facéties du même genre : une fois ce n’est pas agréable, mais chaque fois cela devient odieux. Un fait plus grave est que Rau, ayant aujourd’hui reçu une lettre de la Compagnie, n’a pas daigné me mettre au courant de son contenu, malgré ma demande. Il m’a seulement fait savoir qu’on lui accusait réception, avec traduction, de télégrammes par moi adressés à l’usine. Cette incorrection est de nature à me mettre sous sa dépendance complète et il n’y a déjà que trop tendance. J’en fais d’ailleurs sévèrement mais respectueusement la remarque à la Compagnie. Monsieur Ledoux a trouvé si choquante la conduite de Rau à mon égard, qu’en revenant il m’a dit : « Voici une chose tout à fait confidentielle : Monsieur Trubert a écrit dernièrement au Ministère des Affaires étrangères qu’à son avis, Monsieur Rau était beaucoup trop léger pour être le représentant d’une grande compagnie française ».

Comme c’est agréable, d’avoir un représentant qui s’attire officiellement un pareil blâme !

Jeudi 5 mai

La nuit est bonne conseillère. J’ai jugé ce matin qu’il était peu important, et sans doute même téméraire, d’envoyer à l’usine ma plainte et la remarque de l’incorrection commise envers moi. J’ai gardé ma prose pour des faits plus graves.

J’ai passé ma journée à Rio. Après les presque frimas de Pétropolis, il faisait bon vivre quelques heures dans un climat plus tiède. J’avais d’ailleurs à faire et ce n’est pas uniquement pour réchauffer mon sang que je suis descendu. Il me fallait renouveler le contenu du porte-monnaie de Massotier, tout à fait plat, et veiller à la transformation de quelques obus en vases à fleurs : ces petits cadeaux peuvent peut-être enhardir les complaisances. Ce sera de plus une façon peu coûteuse de reconnaître les affables réceptions de Madame la Générale Mendès et de la Colonelle Barbedo.

Une forte tempête sévissant au large de Rio, notre normalien est toujours ici où il commence, je crois, à prendre racine. Aussi, ce soir, je dîne encore dehors : Monsieur Ledoux nous a tous invités.

Vendredi 6 mai

Je rentre d’une longue promenade dans les serras boisées qui ondulent à l’infini en arrière de Pétropolis. Course accidentée et sauvage. Pendant cinq heures  nous n’avons fait que monter pour redescendre, et que descendre pour remonter ensuite. Le secrétaire de la légation du japon nous servait de guide, et devant nous, dans la lumière verte du bois, ce vilain petit homme jaune, semblait quelque grand singe aux jambes torses, à l’allure infatigable, bondissant de pierre en pierre, prêt peut-être à s’élancer dans les branches et à disparaître dans le feuillage épais.

Le sentier n’était qu’une trace dans la forêt, au milieu des bambous, des palmiers, des fougères géantes, des arbres entre lesquels s’étend le filet des lianes. Et d’autres traces le croisaient, allant se perdre dans le mystère et l’inconnu, en s’arrêtant bientôt brusquement dans l’inextricable fouillis du « Matto ». 

Ombre éclairée d’une lumière tamisée, quand le bois, entre deux « morros » s’étranglait dans un défilé et d’où nous surgissions soudain en plein soleil, en plein espace, quand les hauteurs s’écartaient en cirque tout autour, étrangement éclairées par la lumière crue : alors, un instant, nous apercevions une succession de cimes, de crêtes accidentées, de gorges d’un bleu sombre. Nous sentions toute l’immensité de la solitude. Puis le sentier rentrait dans le mystère de la forêt et l’étroitesse bornée des sous-bois me paraissait plus hospitalière et moins désolante que l’étendue déserte.

En allant ainsi pendant quelques heures encore, nous aurions atteint la région où les onces laissent leurs traces sur le bord des torrents et où des bandes de singes crient et gambadent dans les branches au matin. Mais quand j’en ai parlé à Reugnet, il prétend que ce n’est pas vrai et ne veut se déplacer pour aller chasser que si l’on s’écarte d’au moins cinq cents kilomètres de Rio.

Monsieur Ledoux vient me chercher pour dîner, avec Reugnet et le normalien, chez Horigoutchy qui nous reçoit ce soir, assisté de son secrétaire Ichibachy (cela devrait être interdit d’avoir de si vilains noms !)

Samedi 7 avril

Sans être surchargé de travail, ni bousculé par les affaires, on ne peut jamais être assuré d’une parfaite tranquillité. Hier, on dit à Rau qu’une commende d’artillerie vient d’être passée à Krupp. Monsieur Trubert lui annonce le soir que le Président ne nous donnera pas audience, au moins pour l’instant. Il s’emballe, s’emporte contre le chargé d’affaires de France et comme la politesse n’est pas sa qualité dominante, je me suis crû obligé d’aller aujourd’hui l’excuser. Monsieur Trubert m’a d’ailleurs dit qu’il ne lui en tiendrait pas rigueur, et quant à moi, il m’a montré une lettre assez élogieuse qu’il envoyait au Ministère des Affaires Etrangères. Malgré tout, Rau veut écrire à la Compagnie, qu’il rend responsable le chargé d’Affaires, si nous n’avons pas de commande. Je ne sais si je pourrai l’en empêcher. Il ne se demande pas, lui, s’il a toujours fait ce qu’il aurait dû en cette affaire, et s’il n’espérait pas que Trubert ferait son métier à lui.

Toujours est-il que ce n’est pas lui qui a couru tout Rio aujourd’hui à la recherche de nouvelles et qui est allé voir la Commission : il m’en avait chargé, parce qu’il avait autre chose à faire.

D’ailleurs pour le tranquilliser, j’ai appris qu’il n’y avait rien de fait et que personne, fort probablement, n’aurait de commande.

Dimanche 8 mai

Aujourd’hui, par une journée merveilleuse, nous sommes allés au Retiro, magnifique gorge en arrière de Pétropolis. Là, habite un horticulteur français, Monsieur Binot, auquel nous voulions faire une commande d’orchidées pour l’Europe.

Je désirais pour ma part en envoyer une collection variée d’une douzaine à chacune des vicomtesses de Matharel et de Saint Genys. Je désirais surtout envoyer à Madeleine quelques-unes de ces plantes merveilleuses qui portent en leurs fibres toute la sève du Tropique et dont les fleurs semblent refléter toute la transparence lumineuse, tout le luxe de couleurs et de rayons de ce climat. Et je rêvais pour sa beauté cette parure d’amour et de soleil.

Mais nous n’avons rien pu choisir. Comme tous les ans, Monsieur Binot est parti pour Bruxelles, emportant sa moisson de plantes, patiemment récoltées dans les forêts de septembre à avril, et c’est par lettre que je lui ferai ma commande.

Je viens de dîner chez Trubert. Il m’avait invité avec Collin, l’ingénieur du Creusot, mais celui-ci indisposé, s’était excusé. Mon hôte a passé la soirée à me raconter (en termes convenables d’ailleurs) ses aventures féminines à travers le monde. Elles sont nombreuses, étranges souvent, et pourtant il a un grand regret : il n’a jamais pu aimer, il ne sait pas ce que c’est que l’amour. Il a vu trop de choses, il a frôlé trop d’infidélités, pour avoir encore confiance dans la femme, et vraiment, ses histoires commençaient déjà à me faire froid au cœur. Ah ! la confiance est bien la plus belle chose, car enfin, Trubert a raison, les paroles peuvent être mensongères, les faits douteux, les protestations incertaines. Et tandis que nous causions sous la lampe, le petit salon s’emplissait de la fumée bleue de nos cigares et de mélancolie et les photographies, accrochées et posées partout, de grandes dames ou d’actrices semblaient tomber d’effrayants sourires de sphinx. Et les jolis paysages, témoins de ces aventures, me paraissaient baignés d’une sèche atmosphère de désenchantement.

Lundi 9 mai

Vous devez souvent vous étonner combien mes idées sont diverses et changeantes d’une page à l’autre. Parfois, si je me relis, je m’en étonne moi-même. Mais songez que l’heure a varié d’une page à l’autre, que j’écris ma vie lointaine, morceau par morceau, que j’y dis tout ce que je sens, tout ce qui m’égaye, me préoccupe ou m’attriste. Et la minute qui suit n’est jamais semblable à celle qui vient de mourir : il faut si peu de chose, le nuage qui passe me jette une ombre. Je me sens petit, seul, écrasé.

Mercredi 11 mai

Hier, il m’a fallu aller à Santa Cruz chercher les renseignements demandés par la commission et relever quelques mesures sur mon canon. Ce travail léger m’a bien prouvé malheureusement que je n’avais pas encore le droit de m’éloigner du Brésil, puisque seul je puis répondre.

Papa me conseillait, par le dernier courrier, de revenir aussitôt que les tirs seraient finis. Voilà près de six semaines que nous avons tiré le dernier coup de canon : depuis ce temps, j’attends de jour en jour la possibilité de prendre mon envolée, mais avec le perpétuel espoir que mon exil prendra bientôt fin, je me sens toujours attaché ici.

J’ai pourtant revu Santa Cruz avec plaisir : la grande nature sauvage et libre sous l’immense ciel bleu, la plaine où paissent les bœufs sous le flamboiement du soleil, les serras qui bornent l’horizon effacées dans l’éloignement. Le soir, je suis remonté à Tijuca, et la nuit tiède et lumineuse, si différente des nuits froides et embuées de Pétropolis, m’a donné un violent désir de redescendre passer mes derniers jours (les derniers je l’espère bien) ailleurs que dans les mélancolies et les grisailles de ces sommets nuageux où s’est nichée Pétropolis.

Aujourd’hui, je suis allé à Rio, puis j’ai fait une longue station à Sao Christavao, à la direction d’artillerie. Après avoir aidé le capitaine Affonso de Carvalho à compléter son rapport, il m’a dit : « Je crois que vous devez être poète, écrivez donc une poésie que je vous ferai publier dans la revue Kosmos ». Ces gens là me prêtent tous les talents. Ce serait une fameuse réclame que de dédier un sonnet au Général, mais je ne suis pas un artiste, le Général n’est pas une muse qui m’inspire.

Jeudi 12 mai

Ascension ! Encore une de ces belles journées de liberté.

A 9hrs, j’ai été photographier le petit Jean de La Bordère, qui commence à monter à cheval. A 10hrs, j’ai assisté à la messe avec Monsieur Ledoux. Nous étions donc deux aujourd’hui pour faire, à la sortie, escorte à Madame Marchoux... Qu’en diront les mauvaises langues ?

A midi, tous deux, nous avons été déjeuner chez les La Bordère, nous, errants et exilés, dans cet intérieur calme, doux, familial.

A 3hrs, nous avons fait une longue course à bicyclette. A 7hrs, nous avons dîné ensemble.

Vendredi 13 mai

C’est peut-être la coïncidence de ce jour fatidique avec ce chiffre néfaste qui nous a valu toute la journée un temps épouvantable : pluie sans trêve, rafales de vent, boue épaisse, humidité froide et pénétrante, mélancolie des choses et des âmes. J’en ai profité pour avancer mon rapport sur nos expériences.

La rareté actuelle du beau temps à Pétropolis rend tout le monde malade : on n’entend parler que d’angines, de rhumatismes, de fièvres palustres, de maux d’estomac. Et les médecins eux-mêmes, qui ont fait la vogue de cette villégiature, sont atteints et déclarent maintenant que le climat de Rio est infiniment meilleur… à la fièvre jaune près. Mais je possède une merveilleuse santé.

Tijuca, Samedi 14 mai

Pour quatre ou cinq jours, j’ai abandonné Pétropolis. Rau est absent, je juge utile d’être plus à proximité du théâtre des événements… qui d’ailleurs ne se hâtent guère de se dessiner. Combien de temps durera encore cette incertitude, qui déjà depuis si longtemps nous tient en suspens ? Je ne puis le prévoir : c’est terrible. Il en faut une dose de patience pour ne pas se consommer à petit feu.

Le temps aujourd’hui ne fut guère plus fameux à Rio qu’à Pétropolis, le froid en moins. Nous avons ce matin été pas mal secoués sur la rade, ce qui présage une forte tempête au large.

Les nouvelles de France, les chères nouvelles vers lesquelles se tend sans cesse mon âme assoiffée et insatiable, sont attendues demain par « l’Atlantique » Je crains fort que la mauvaise mer ne veuille les garder plus longtemps pour elle.

Dimanche 15 mai

Ils ont, au Brésil, certaines habitudes bizarres, comme de dîner à 5hrs du soir. Cela m’a procuré l’avantage de me heurter à portes closes en allant rendre visite à deux officiers de la Commission : le colonel Quatimozim et le capitaine Rocha Lima, après m’être fait secouer deux heures, cahin-caha, en tramway. Il est juste d’avouer qu’avant de me mettre en route, je m’étais attardé à faire de la photographie dans le laboratoire de l’abbé chez lequel habite Massotier.

Mais pour l’instant, je me contente de développer mes clichés pour voir de suite ceux que je pourrai utiliser et c’est tout. Je ne suis pas installé, je ne reçois hospitalité que dans des laboratoires de rencontre et ce n’est pas pratique pour produire des œuvres artistiques

Lundi 16 mai

Comme je le prévoyais, ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai reçu une lourde provision de souvenirs et de tendresses.

Le grand patron est vraiment bien gentil de pousser l’affabilité jusqu’à écrire des blagues sur mon retour. En tous cas, il en sait là-dessus encore moins que moi et, à part la dépêche d’il y a quelque temps, jamais encore on ne m’a parlé de retour ni de laisser ici mon matériel aux soins de Rau (qui n’y entend rien du tout). La dépêche me semblait au contraire signifier que je ne dois quitter le Brésil qu’après avoir assuré l’embarquement du canon.

Mardi 17 mai

Je comptais remonter à Pétropolis ce soir, mais j’avais encore compté sans l’imprévu. Il faut que demain j’aille rendre visite à la Commission, Rau se disant trop affairé pour l’instant.

Pétropolis, Mercredi 18 mai

Je viens de remonter à Pétropolis, toujours très errant sur ce petit coin de terre brésilienne, toujours incertain de ce qu’apporteront les heures qui suivent l’heure présente.

Croyant utile d’aller aujourd’hui aux nouvelles à la direction d’artillerie, je n’étais pas remonté à Pétropolis hier soir.

Comme je savais que Reugnet, après cinq ou six jours de voyage dans l’Espirito Santo, était à l’Hôtel International, harassé, j’y suis monté pour la nuit. Au dîner, dans la grande salle à manger, nous nous sommes trouvés trois artilleurs rivaux : le colonel de Callemberg, de l’usine Ehrart (qui a amené sa femme au Brésil) Collin, du Creusot, et moi…Et nous ne nous sommes pas fusillés les uns les autres !

Ce matin, avant de redescendre en ville, j’ai eu une idée du merveilleux coup d’œil dont on peut jouir du haut de la colline de Santa Thereza : dans une buée matinale qui atténuait les contours, effaçait les lointains, tout un coin de l’immense baie miroitait sous un soleil adouci, le Pain de Sucre semblait moins mélancolique, et au-delà l’immense Océan, où pointaient des quantités d’îlots, semblait m’appeler en souriant.

Hélas ! après ma visite d’aujourd’hui au Général, je ne sais encore quand je pourrai reprendre le large : toujours la même apathie au ministère. J’ai appris de plus avec inquiétude, qu’en ce moment, Rio n’étant pas escale de Tête, il faut retenir sa place sur le bateau dix ou quinze jours à l’avance, si l’on veut être sûr d’embarquer. « L’Atlantique » passe ici le 31 : il est donc fort probable que je ne le prendrai pas. Le paquebot suivant n’est que le 14 juin.

Et pendant cette longue attente, il m’est impossible de rien faire d’intéressant. Je n’ose m’absenter pour quelque temps, je n’ose projeter aucune grande excursion, craignant de m’attarder, de reculer mon retour. Aussi Reugnet n’est pas content : il voulait faire, à la fin de mai, une partie de chasse avec moi, pendant une quinzaine. A ce moment-là, pensant être depuis longtemps en Europe, j’ai refusé, l’empêchant ainsi de donner suite à ses projets (car on ne peut partir seul)… et il me voit toujours ici. Alors l’ennui me prend et l’exil me pèse plus lourdement.

Jeudi 19 mai  (jour du remariage de son père : Julien Morize)

Je rentre de l’église. Il était 9hrs pendant que je priais, c’est-à-dire midi à Paris. Papa ayant omis de me dire l’heure de la cérémonie à l’Assomption, j’ai présumé que midi devait être le moment irrémédiable.

J’étais triste en m’éveillant. Je ne pouvais m’empêcher de songer douloureusement à notre pauvre maman, moi son enfant, qui, en dépit de tout, reste un indestructible lien entre elle et papa. Et à l’église, mes prières s’élevant pour tous les deux, faisaient une chaîne qui les unissait encore, malgré tout. Je priais pour maman, afin que par là-haut elle ne souffre pas aujourd’hui, et pour papa, afin que ce qui arrive ne soit que la volonté du bon Dieu.

Eh  bien ! en sortant de la chapelle, je n’étais presque plus peiné et si une mélancolie me revenait, il me semblait aussitôt que quelque chose comme un baiser passait sur mon front, une caresse sur mon âme. Je revois bien la pauvre tombe où dort notre chère maman, mais il me paraît que des rayons de lumière tombent dessus. La journée à Paris est peut-être pluvieuse et ce ne sont alors que nos souvenirs très intenses qui viennent ainsi égayer le lieu du repos.

Quant à papa et à Madame Beauvais, il m’est impossible de me les imaginer.

Je pense aussi à Paul et je me sens beaucoup d’affection pour lui. Qu’il ne se tourmente pas, qu’il soit convenable et raisonnable, et que mes prières soient exaucées pour sa réussite à Saint-Cyr, lui, la dernière joie de la maternité de maman.

Quoique ce ne soit pas pour moi un jour d’allégresse, j’ai accepté à dîner ce soir, sans cérémonie chez Madame de La Bordère.

Vendredi 20 mai  

J’ai attrapé un fort mal de tête aujourd’hui en travaillant toute la journée à mon rapport. C’est long et ennuyeux : il faut compulser un tas de notes et écrire peu de choses tout en relatant jusqu’aux moindres détails qui souvent ne sont consignés que dans ma mémoire.

Il faut encore, avant de me coucher, que je fasse ma malle. Pétropolis étant assez frais pendant la saison d’hiver, cette villégiature est moins fréquentée et les hôtels se réduisent. On va fermer, à la Pension Centrale, le pavillon où je suis seul maintenant à occuper une chambre. Comme il me faut forcément endosser les tracas d’un déménagement, je vais en profiter pour laisser simplement ma malle en garde à la Pension Centrale, jusqu’à mon prochain retour et descendre à l’Hôtel Tijuca. Ainsi, la semaine prochaine, je pourrai agréablement et facilement couper la fabrication de mon rapport par des excursions aux environs de Rio où il y a de magnifiques choses que je ne connais pas.

Hier soir, réunion simple et familiale chez le consul. Invités : Monsieur et Madame Carrique, Monsieur Deloux et moi. Monsieur Carrique est l’agent des Messageries à Rio, il m’a appris avec terreur qu’il n’y a déjà plus aucune place sur le bateau du 31 mai et presque plus sur celui du 14 juin. Et moi qui suis encore dans l’impossibilité de fixer la date de mon retour !

Tijuca, Samedi 21 mai

Croyez-vous qu’il soit facile ou même possible de savoir quelque chose quand on a à faire à ces oiseaux de Brésiliens ? Aujourd’hui encore j’ai fait une longue station à la direction d’artillerie. Le Général m’a dit n’avoir toujours aucune réponse du ministère, mais j’ai compris à sa conversation qu’il souhaitait qu’on ne continue pas les expériences avec les matériels présentés, que personne n’aurait la commande maintenant et qu’on reprendrait vraisemblablement avec des canons plus puissants et sur un nouveau programme. En revenant, comme j’étais avec Rau, nous sommes entrés au ministère. Le ministre était absent, suivant son habitude, son secrétaire nous a répondu qu’il avait déjà fait savoir au Général Mendès de Moraes que les essais étaient terminés.

Alors, qui croire ? Et comment être certain, tant que je n’aurai pas en mains un papier bien en règle et signé ?

Mais, si la réponse n’est pas officielle, ces deux conversations d’aujourd’hui me donnent la certitude que les expériences sont achevées, certitude suffisante pour que je pusse fixer mon départ par le paquebot du 14 juin ou celui du 28 juin.

Le père Massotier, qui s’enlise de plus en plus dans une douce flemme, voulait, quand je l’ai prévenu tout à l’heure, partir dès demain à Santa Cruz pour emballer le matériel, espérant, disait-il, quitter le Brésil avant la fin de mai. D’abord je n’ai pas encore le droit de le laisser faire, et puis tu vois comme cette mise en caisse serait faite en si peu de temps et dans quel pitoyable état arriverait le matériel à Saint-Chamond. Il faut, malgré tout, être sérieux !

Dimanche 22 mai

Pentecôte ! La fête brillante, bien terne dans l’exil, et aujourd’hui aussi la fête de maman, la Ste Julie, fête mélancolique.

J’étais debout à 5hrs ce matin pour pouvoir assister à la messe avant de m’embarquer à Rio pour aller visiter une forteresse à l’entrée de la rade. Le rendez-vous était à 8hrs. A 8hrs ½, las de faire les cent pas depuis une demi-heure, j’ai trouvé la pose assez longue, et j’ai disposé autrement de mon dimanche. Au lieu de le passer dans l’obscurité et l’étouffement des tourelles cuirassées et des batteries sous béton, je l’ai passé au grand soleil, en pleine lumière, dans la chaleur d’une splendide journée.

Que faire d’une matinée de fête à Rio, la ville morte et inanimée dès que les affaires cessent, dès que les magasins sont hermétiquement clos, sinon passer pieusement les heures ? J’ai visité trois églises, dont la Candelaria, le sanctuaire réputé le plus magnifique de l’Amérique du Sud, mais que laissent bien loin en arrière nos belles églises de France.

Après déjeuner, j’ai profité de ma liberté pour rendre visite au colonel Guatimozim et au capitaine Rocha Lima, à Botafogo, le quartier riche et luxueux, et pour me promener dans ce coin de Rio qui correspondrait assez à notre Neuilly. Ce sont de longues avenues ensoleillées, bordées de ces maisons brésiliennes, brillamment peintes, à un seul rez-de-chaussée, largement ouvertes à l’air et à la lumière, au milieu des jardins, pleins de fraîcheur et d’ombre, touffus d’arbres exotiques, d’énormes fleurs qui semblent si pulpeuses qu’elles donnent l’idée d’être savoureuses comme des fruits. Ce sont des toilettes claires et légères qui ondulent paresseusement ou qui étendent une tâche lumineuse sur les chaises longues des vérandas.

Puis le quartier s’amincit, resserré entre les lagunes et la montagne, s’allonge indéfiniment vers Gavea. Les pentes sont couvertes d’une riche végétation d’où émergent, très haut, des bouquets de palmiers et leurs grandes feuilles, frissonnant dans l’air, semblent de jolies plumes bien frisées. Et droits dans le ciel bleu montent des sommets pointus et dénudés, dont les colorations se dégradent et se fondent dans les brumes chaudes, si harmonieusement que la pointe s’efface dans les grandes bandes de vapeurs violacées qui strient l’azur.

Enfin, les villas se font plus rares, le quartier devient plus désert, la forêt descend jusqu’au bord de la route. Et taillé en plein fouillis de la végétation, le merveilleux jardin botanique, où je compte retourner prendre des photos, semble presque Bois de Boulogne.

Mais, malgré toute cette splendeur et cette fête de la nature, ce ne fut qu’un banal dimanche de garçon et d’orphelin.

Lundi 23 mai

Un paquebot d’Europe est arrivé aujourd’hui, mais tout le courrier n’a pu encore être distribué, et pour ma part je n’ai eu qu’une lettre de l’usine. J’ai bien fait d’empêcher Massotier de commencer l’emballage du matériel : la compagnie me demande de tirer les obus qui restent avant de partir et même d’essayer à cette occasion de faire une grande séance. Voilà donc encore du travail et du retard.

La Compagnie semble me réclamer le monteur de suite, disant que je ne dois plus en avoir besoin : je me demande alors qui servirait la pièce dans le tir dont on me parle et qui ferait l’emballage.

A Saint-Chamond, malgré mes lettres, on a l’air d’ignorer les conditions vraiment primitives et rudimentaires dans lesquelles nous nous trouvons à Santa Cruz. Massotier a même reçu une lettre de sa femme lui disant que Darmancier lui avait affirmé que son mari devait se mettre très prochainement en route. Quel blagueur !

En revanche, on a l’air moins pressé de mon retour : « … il nous paraît, en effet, prudent que le matériel soit embarqué au moment où vous quitterez le Brésil. Vous pourriez, bien entendu, prolonger, le cas échéant, votre séjour à Rio, si vous le croyiez utile pour l’affaire des 12 batteries dont nous a saisis Monsieur Rau. »

Mais comment donc, patron ! Et je soupçonne Monsieur Rau d’avoir déjà, sans en rien dire, retenu sa place sur l’un des paquebots du 14 ou du 28, pressé d’aller en France pour cette affaire de sables qu’il a entreprise avec Reugnet.

Et bien ! Je vais simplement faire comme lui.

Mardi 24 mai

Au lieu d’excursionner comme j’en avais l’intention, il me faut tous les jours aller aux informations à Rio.

Jeudi 26 mai

J’étais surtout venu habiter Tijuca pour être plus à proximité des excursions aux environs de Rio. Eh bien ! Jusqu’ici, je n’ai pas encore eu la liberté d’une promenade. Tous les jours, il me faut aller à Rio, courir de tous côtés, chercher des informations (car à nouveau le bruit court d’une commande secrètement passée à Krupp) obtenir le plus vite possible l’autorisation de ré embarquer mon matériel.

Rau continue toujours à m’annoncer son départ pour l’Europe pour le 14. Je crains fort qu’en agissant ainsi il ne laisse notre affaire en plan. Après tout, cela ne regarde plus que lui : quand mon canon aura pris le large, je n’aurai plus à mon tour qu’à filer. Je ne demande qu’une chose : c’est qu’avant son départ Rau me restitue les 2500frs qu’il m’a empruntés ce matin. J’ai bien peur que le malheureux ne fasse pas de brillantes affaires. Je ne sais pourquoi il ne s’adresse pas à Reugnet, pourquoi même il avait l’air de ne pas trop tenir à ce que Reugnet apprenne cet emprunt. Bah !  J’ai la conviction de rentrer dans mon argent, cela me suffit.

Samedi 28 mai

Hier, en arrivant à Rio, Reugnet m’a prié avec beaucoup d’insistance de remonter le soir à Pétropolis.

Il me faisait monter pour aller demander à Monsieur Trubert une permission de quinze jours pour Ledoux, chancelier de la légation, permission que personne n’osait demander. J’ai obtenu juste six jours : Trubert est, à ce point de vue, moins large que Darmancier. Le pauvre Reugnet brûle de l’envie de faire une partie de chasse et comme il voit qu’il ne peut compter sur moi quoique je ne puisse m’embarquer probablement (presque sûrement) que le 28 juin, il avait espéré trouver un autre compagnon dans Ledoux. Mais six jours, c’est complètement insuffisant.

Il est à peu près sûr maintenant que je ne pourrai partir le 14. Pour m’embarquer à cette date, il faudrait que le matériel puisse prendre le Transport indiqué pour le 8 à direction de Marseille. Il y a fort à parier qu’il ne prendra que le Transport suivant, indiqué pour le 23. J’aurais au moins voulu que la mise en caisses à Santa Cruz fut terminée le 8, afin de permettre à Massotier de partir pour Marseille par ce bateau. Je crains que même cet emballage ne soit pas achevé.

Hier, j’étais allé trouver le Général Mendès, lui demandant l’autorisation de tirer mes quarante obus restants et le priant en outre de provoquer les ordres nécessaires pour le ré embarquement rapide du canon. Il m’a répondu qu’il ne le pouvait pas, que c’était au Ministre à décider.

Ce matin, nous allons au Ministère avec Rau et, pendant près d’une heure, nous traînons sur les chaises de l’antichambre. Le Ministre était fort affairé avec son chef d’Etat Major, essayant de retrouver les endroits où il pouvait bien y avoir des garnisons brésiliennes aux environs du Pérou : on ne sait plus où l’on a mis les soldats !

Enfin, nous faisons passer nos cartes : un colonel vient s’informer du but de notre visite, va en référer au Ministre qui nous fait répondre qu’il faut lui adresser de pareilles demandes par écrit, sur feuille timbrée. Eh bien ! Si nous voilà lancés dans les paperasseries, cela n’est pas fini !

J’étais absolument désolé, me voyant définitivement  cloué ici jusqu’à la fin de juin, me rongeant de spleen, d’ennui et d’énervement, ne pouvant même avoir la liberté de me secouer un peu. Rau est furieux, se demandant si avec tout cela il pourra décemment s’éloigner dans quinze jours. Massotier a fait son deuil de son départ le 8 : j’ai vu aujourd’hui ses bagages déjà prêts.

Enfin, Rau a l’air de vouloir s’agiter. Il est vrai qu’il est directement intéressé à une prompte solution. Il ne me faut pas dire de mal de lui aujourd’hui : il a absolument tenu à me faire un cadeau, « pour me récompenser » dit-il, une carabine de cavalerie. J’étais fort ennuyé, mais j’ai dû accepter et j’en serai quitte pour lui faire un autre cadeau. La Compagnie paiera sans doute les deux objets !

Dimanche 29 mai

Je n’ai pas passé un dimanche d’une gaîté folle. Mais au moins j’avais la consolation de penser que si je ne m’amusais pas, c’était pour hâter le retour de ces beaux dimanches à deux, pleins de joie, de douceur et d’amour. Nous sommes allés, Rau et moi, chez le Général Mendès, afin de le prier de faire hâter un peu les autorisations ministérielles. J’ai ensuite accompagné Rau jusqu’à la barque de Pétropolis, j’ai dîné de bonne heure à Rio et voilà mon après-midi d’aujourd’hui.

Je me suis cependant payé une forte bosse de rire, mais de rire intérieur et silencieux. Rau était venu déjeuner avec moi. Le garçon a la manie de fureter partout où il est, de tout regarder et lire. Enfin, il trouve un livre de Gyp que je lis en ce moment : « Les Froussards » œuvre tout à fait antisémite. Il l’ouvre sans permission, commence à le parcourir et tombe sur cette phrase : « … la table où le comte était assis avec un Juif et un Français ». Si vous aviez vu sa colère, c’était tordant, il criait qu’il fallait que Gyp prenne garde, qu’elle se ferait jeter hors de France etc… Et sans que je l’aie provoqué, c’était en une fois la douce vengeance des mille pointes qu’il me lance sans cesse : « Sale catholique, jésuite, sale nationaliste » pensant que cela ne me fait rien parce qu’il n’est pas sérieux et que je ne prends pas l’air offensé.

Lundi 30 mai

Je rentre de Rio, un peu las, comme tous ces jours passés, de mes courses et galopades de tous côtés.

Le docteur Marchoux trouvait l’autre jour que je m’étais fait beaucoup de bile tous ces temps ci, et que je devrais me purger fortement. Je lui obéirai demain matin : ma bouteille est préparée sur ma table de nuit.

Mardi 31 mai

Hier, je vais à la direction d’artillerie pour demander au Général si le Ministre a accordé les autorisations. Il me répond qu’il ira à 2hrs conférer avec le Ministre. Je l’accompagne et l’attend dans l’antichambre du Ministère où je retrouve Rau.

Quand il sort, il nous dit : « Vous pouvez entrer chez le Ministre. On vous dira ce que vous devez faire ». Nous entrons… le Ministre avait filé et son secrétaire nous dit : « Revenez demain ». Comme tour de passe-passe, c’est plus fort que chez Robert Houdin !

Mais aujourd’hui, je ne redescends plus. S’il y a une réponse enfin (ce que j’ose espérer !) Rau me télégraphiera. En attendant, je vois qu’il me faut renoncer à prendre le bateau du 14 et languir jusqu’au 28, près d’un mois !

Faits divers : il y a eu samedi à Rio un vaste incendie où un pompier fut tué, et jeudi éclata une petite émeute en faveur du rétablissement de la monarchie.

Ouro Preto (Minas), Jeudi 9 juin

Les préparatifs de notre départ, hier, ne m’ont pas laissé une minute et c’est assez fatigué par une longue journée de courses dans Rio que je suis monté avec Reugnet dans le train de 6hrs ½ du soir. La moitié de nos bagages n’étant pas arrivée à temps à la gare, nous devons les attendre jusqu’à demain matin, ici, à Ouro.

Vendredi 10 juin

Hier, j’ai brusquement été interrompu par Reugnet. Il nous fallait faire des quantités de démarches pour accélérer l’arrivée de nos bagages en retard et malgré tout, nous ne pourrons nous enfoncer que demain matin vers l’intérieur, loin de toute vie civilisée. Ce contre-temps nous enlève un jour entier de notre période d’excursion car il me faut absolument être revenu à temps pour vérifier l’embarquement de mon matériel et causer avec Massotier avant son départ. Il me faut aussi le temps, avant le 28, de faire quelques visites, officielles et non.

L’autre soir, notre départ pour la chasse avait l’air de bien faire envie au pauvre Rau. Cependant, je ne le trouve pas trop à plaindre puisqu’il a en revanche la possibilité d’arriver en France avant moi.

En quittant Rau avant hier, il m’a semblé que mon départ du Brésil commençait déjà, en voilà un à qui j’ai fait mes adieux complets. Pourvu qu’à mon retour, il n’ait pas retardé son embarquement jusqu’au 28 : une longue traversée avec lui… brrr !

Dans dix-huit jours, je prendrai le large ! Cette pensée ne me quitte plus, malgré les distractions de notre petite expédition. J’appréhende maintenant parfois des empêchements de la dernière heure à mon départ : mais ce sont de vilains rêves.