Buenos Aires : Juin 1908

A la suite d’un "carrégador" qui porte notre sac de nuit, seul bagage dont nous nous sommes chargés ce soir, nous enfonçons dans une boue pâteuse et nous errons à travers des rues qui me paraissent sombres et étroites. Enfin, nous échouons à l’hôtel de Provence. On nous donne une vilaine chambre, sans air, ni lumière, nous la prenons avec l’idée de n’y passer qu’une nuit.

Lundi 15 Juin

Un bon sommeil réparateur nous a fait oublier, pendant quelques heures, la réalité. Elle se dresse à nouveau devant nous et, à présent, il faut bien l’envisager courageusement. Nous sommes en hiver, dans une grande ville où la vie est hors de prix ; nous n’en connaissons ni les usages, ni la langue ; nous arrivons avec des vêtements d’été tout usés ; nous grelottons comme de pauvres ouistitis dépaysés ; nous ne connaissons personne qui puisse nous aider.

Et pourtant, il ne faut pas perdre une minute… A la première heure, Henri se rend à la douane pour délivrer nos bagages qui resteront en dépôt jusqu’à ce que nous ayons trouvé un gîte plus confortable. Ensuite, il se présente chez Monsieur de Bonneville, représentant de la Compagnie.

Pendant cette visite, je fais une reconnaissance du quartier que nous habitons ; il est assez central, très animé ; il me rappelle la rue Saint-Honoré, entre la Concorde et le Louvre. Seulement, la ville est construite mathématiquement, les rues se coupent à angle droit, à des distances régulières.

Henri me rapporte des lettres des chers nôtres, lettres qui, depuis Rio, ont voyagé avec nous sur le "Danube". Nous les lisons ensemble et nous sommes tout heureux de n’y trouver rien de grave. Naturellement, elles ne nous apportent pas que de bonnes nouvelles ; elles nous mettent au courant d’ennuis, de complications, de petites misères que je ressens vivement. Toutefois, j’avais été si malheureuse de certaines idées que je prenais pour des pressentiments qu’il me semble avoir une âme moins lourde.

Les lettres de la Compagnie chargent Henri de trois missions. Il doit à la fois s’occuper de l’Argentine, de l’Uruguay et du Chili et mon rêve de retour s’embrume à nouveau.

Après le déjeuner, nous allons au Splendide Hôtel pour voir Monsieur Paquet qui est passé ce matin à l’hôtel de Provence pendant notre absence. Nous le trouvons et en profitons pour demander les conditions de son hôtel ; elles ne nous plaisent pas. Inutile de payer beaucoup plus cher que là où nous sommes pour ne pas être sensiblement mieux.

Monsieur de Bonneville ayant parlé à Henri de Belgrano, nous nous y rendons. L’endroit est assez joli, quoique très "banlieue", on y trouve de très belles propriétés, des maisons à louer mais ni hôtel, ni pension de famille convenable, du moins nous n’en découvrons pas et rentrons à Buenos Aires un peu déçus. Nous allons à l’hôtel Impérial ; ce qu’on nous offre est mieux mais ne serait encore que du provisoire.

Mardi 16 Juin

Quelques acquisitions de la plus stricte nécessité commencent notre journée. Henri se rend ensuite chez Monsieur de Bonneville et ne rentre qu’à 1 heure pour déjeuner. En l’attendant, je m’ennuie ferme dans mon trou sombre et je rêve, triste.

Dans l’après-midi, nous nous échappons de Buenos Aires pour aspirer quelques bouffées d’air pur, pour nous sentir entouré d’espace libre et surtout pour voir si nous ne pourrions pas nous installer à Bella Vista.

Par contre, pour gagner la station du Retiro, il faut descendre vers le port, traverser un quartier des plus mal fréquentés ! Il ne faut pas trop se fier aux apparences ; d’honnêtes gens peuvent avoir une vilaine mine. Cependant, je crois que là il n’y a pas de doute à avoir. On se trouve au milieu d’un ramassis de brigands venus de toutes les parties du monde. L’Italie et l’Espagne en fournissent beaucoup ; chaque semaine, les émigrants débarquent par milliers. Le "Danube" en a apporté seulement trois cents mais le "Ré d’Italia", rencontré à Santos, en avait trois mille à bord. Beaucoup sont dirigés dans l’intérieur du pays pour s’occuper d’agriculture mais il y en a qui restent s’imaginant faire fortune dans la grande ville. Ils vivent comme ils peuvent… Nous passons devant une foule de petits cabarets louches au seuil desquels de vilaines femmes cherchent à attirer la clientèle.

Mais ce qui me paraît plus affreux que tout, ce sont des vendeuses de mercerie, de "dulus", de papier à lettre ou simplement des flâneuses qui ont la figure tatouée. Le menton est entièrement couvert de dessins bleus, serrés de manière à former un véritable réseau ; sur le nez, il y a aussi quelques lignes et, au-dessus des sourcils, un autre dessin. Et ce ne sont pas des sauvages mais des blanches, probablement étrangères. Est-ce une mode ? Est-ce un stigmate ? Je suis intriguée mais encore plus péniblement impressionnée. J’ai franchement peur et l’idée qu’il faudra traverser cet affreux quartier pour aller et venir si nous nous établissons à Belle Vista me refroidit à l’avance pour cette localité.

Trois quarts d’heure de chemin de fer. Nous descendons dans une petite station presque isolée au milieu des champs. C’est vraiment la campagne, la plaine immense où paissent de grands troupeaux ; quelques bouquets d’arbres rompent la monotonie des prés verts. Les chemins sont de véritables marécages ; nous nous y embourbons et, après avoir inutilement lutté, nous sommes obligés de prendre une voiture pour gagner l’hôtel Herriot.

Certes, en été, cette demeure perdue dans la verdure doit être absolument ravissante. En cette saison, elle l’est moins ; elle me paraît sombre et humide. Le jardin nous enchante ; il est très grand et suffisamment sauvage pour nos goûts. Si nous devions faire un long stage à Buenos Aires, nous irions presque certainement nous fixer là. Dans l’incertitude où nous sommes, ce serait fou.

Nous nous promenons dans une huerta, la propriétaire nous offre des violettes et des mandarines qu’elle cueille devant nous. Nous rentrons contents de ce petit voyage, mais hélas ! pas plus fixés qu’avant sur notre installation.

Mercredi 17 Juin

Nos billets mexicains ne sont acceptés nulle part, ni dans les banques, ni chez les changeurs. Henri a recours à l’obligeance du Représentant pour avoir l’argent nécessaire à notre vie des premiers jours. Il en est très contrarié mais c’est la seule manière de nous en tirer.

Nous nous décidons à faire venir nos bagages à l’hôtel de Provence et Henri se résout à partir pour Montevideo dès ce soir avec Monsieur de Bonneville pour entamer au plus vite les affaires.

An l’attendant, je patienterai. Je demande seulement qu’on me donne une chambre claire ; j’obtiens un changement ; un peu de lumière entre dans mon pauvre domicile par une étroite fenêtre. Je me sens découragée. Nous dépensons quarante francs par jour avec cette misérable installation.

Jeudi 18 Juin

Henri m’a quitté hier vers 6 heures. L’ouvrage ne me manque pas mais je n’ai pas grand courage. Enfin, je fais ce que je peux.

Vers 11 heures, j’ai la visite de Monsieur Paquet qui a pris un rhume carabiné pour son début à Buenos Aires. Les affaires qu’il est venu traiter vont mal ; la ville ne lui plaît pas ; il est aussi un peu désorienté et soupire après l’heure du départ qu’il pense arriver dans une quinzaine de jours. Heureux Paquet !

A 4 heures, je sors avec Franz qui, peu habitué à cette vie sédentaire, fait un train d’enfer dans notre chambre. Nous rencontrons le Suisse dans l’"Avenida de Mayo", un Suisse transformé, en grand manteau flottant, une badine à la main, qui fait son tour de boulevard, sans souci. Je lui demande s’il a trouvé une situation ; il me répond qu’il n’en a même pas cherché, qu’il se trouve mieux ainsi, entièrement libre, qu’il est chez des parents et que rien ne presse. Il a l’air d’un homme qui vient de faire un gros héritage. Je ne puis lui refuser la permission de m’accompagner mais, malgré ses insistances, je n’accepte ni les gâteaux ni les boissons qu’il m’offre, je ne prends que des violettes. Il m’annonce sa visite pour le lendemain ; je crois à la pureté de ses intentions ; néanmoins, je lui réponds que je ne serai pas là de la journée et qu’il est inutile qu’il se dérange.

Vendredi 19 Juin

Une carte de Montevideo m’annonce la bonne arrivée d’Henri dans ce port et m’apporte sa pensée et ses baisers. Le soleil se montre un peu, l’air est plus tiède. J’entre prier dans une église et je me sens moins lasse. Peut-être m’habituerais-je à Buenos Aires si notre installation était moins rudimentaire. Je prends des renseignements dans deux hôtels-pensions de l’"Avenida de Mayo" sans que mon indécision cesse.

Après-midi de travail.

Samedi 20 Juin

Il y a juste six mois, à cette heure-ci, que j’ai embrassé mon Pierrot et ma Cri Cri pour la dernière fois ! Pauvres petits ; ils ne sentent pas les chagrins des séparations mais, quand même, je suis sûre que je leur manque. Les enfants ont besoin de vivre dans la tendresse des mères.

Henri n’est pas là. Depuis trois jours, ma vie à Buenos Aires n’a aucune raison d’être ; elle est insipide. Je travaille avec rage pour ne pas trop penser. Il pleut toute la journée et je tremble que le brouillard retienne Henri prisonnier à Montevideo.

Dimanche 21 Juin

Une grande déception commence ma journée. Au lieu de voir arriver Henri, je ne reçois qu’une carte ; ses affaires, qui, dit-il, ont mauvaise tournure, le retiennent à Montevideo. De plus, je suis souffrante ; mon entérite de Mexico me tourmente de nouveau. A cela se joint un rhumatisme assez douloureux dans le bras gauche. Le corps et l’âme sont donc à l’unisson.

Messe de 9 heures à l’église voisine dont je peux, toute la journée, contempler le dôme à travers ma porte vitrée. Correspondance. Déjeuner. Expédition de mon courrier pour la France.

Nous passons l’après-midi au jardin zoologique. Franz est dans le ravissement de voir tant de bêtes. Moi, je m’intéresse aux grands fauves, je m’amuse aux grimaces des singes. Ce jardin mérite d’être vu ; ce n’est pas comme celui de Mexico qui n’est qu’une farce où quelques lapins, quelques poules et quelques chiens représentent, à eux seuls, le règne animal. Je n’ai plus assez présent à la mémoire, notre jardin d’acclimatation et notre jardin des plantes pour les comparer au jardin zoologique de Buenos Aires. Il me semble cependant qu’ils ne lui sont pas supérieurs. Il y a de beaux pavillons ; la demeure des ours, style forteresse, a grande allure.

Nous rentrons à la tombée de la nuit et l’heure se traîne languissante en attendant le moment de descendre dîner.

Lundi 22Juin

Bonne surprise ! Henri, que je n’attendais pas aujourd’hui, nous surprend à 7 heures au saut du lit. Il revient avec l’idée qu’il n’y a rien à faire en Uruguay pour l’instant, que les commandes sont déjà données à Krupp et que, si les essais comparatifs continuent, c’est seulement pour qu’il y ait un simulacre de justice.

Les lettres que nous recevons de nos familles nous causent d’autres soucis. Les santés sont bonnes mais il y a des heurts, des froissements qui ne s’apaiseront qu’avec ma présence, je le crains bien. L’indécision où nous sommes, quant aux affaires d’Henri, m’empêche de prendre un parti pour ce qui nous concerne personnellement. Si mon mari repart en Europe d’ici un mois, il vaut mieux que nous fassions le voyage ensemble. S’il est retenu ici, je serai sans doute obligée de m’embarquer seule. Et à la seule pensée de cette séparation possible, je me sens le cœur serré.

Nous changeons encore de chambre ; c’est la troisième que nous habitons dans ce même hôtel de Provence. Cette fois, nous sommes bien, avec deux grandes fenêtres sur la rue. De nos balcons, on voit le Rio de la Plata qui semble être la mer. Plus près, c’est le port avec son enchevêtrement de mâts. Nous avons de l’espace, de l’air, de la lumière mais cela coûte si cher que je ne peux pas encore considérer cette installation comme définitive. Néanmoins, je défais mes malles bouclées depuis six semaines et deux jours ; tout est en piteux état.

Mardi 23Juin

Journée de ballade. Henri ne pouvant rien faire, nous en profitons pour circuler le matin dans la ville, pour passer l’après-midi au jardin zoologique et pour faire, entre 6 et 7, notre tour en "Florida", la rue rendez-vous des élégances argentines.

Mercredi 24 Juin

Jour férié ! La nativité de saint Jean est une grande solennité catholique. Nous assistons à la messe de 11 heures.

La Compagnie nous annonce que nos enfants sont à Lion sur Mer. Nous sommes très surpris mais bien contents. Confection des lettres et des cartes postales hebdomadaires. Promenade sur l’"Avenida de Mayo".

Jeudi 25 Juin

Henri écrit toute la journée ; je couds près de lui ; le temps passe. S’il faisait seulement un peu moins froid, nous ne serions pas trop à plaindre. Toutefois, nous continuons à désirer le départ de toute notre âme et à nous irriter des lenteurs que nous sentons e tout côté.

Henri, qui est allé à la Légation, n’a pas trouvé le Ministre ; Monsieur de Bonneville n’a pas été reçu par le personnage influent qu’il espérait voir aujourd’hui. Demain, l’un et l’autre recommenceront leurs démarches. Espérons que ce sera avec plus de succès.

Vendredi 26 Juin

Le courrier de France nous apporte l’annonce de la venue au monde de notre neveu Roger, débarqué le 3 de ce mois, d’une manière assez originale. Ce jeune-homme, qui n’est ni gros, ni grand, dit-on, est un brun, très vivace, dont les traits rappellent ceux de René. Les parents sont naturellement en admiration et très, très heureux. Grâces soient rendues au Ciel ! Ce m’est un grand soulagement de savoir la chose terminée.

Henri est reçu le matin par le Ministre de France auprès duquel la recommandation de Monsieur Dumaine produit en excellent effet.

L’après-midi, nous allons jusqu’au Consulat qui s’est logé au diable. De retour dans la ville, je fais des emplettes au grand magasin : "la Cité de Londres". Mon cœur et ma bourse saignent.

Samedi 27 Juin

Il fait beaucoup moins froid. Un brillant soleil nous invitant à la promenade, nous descendons vers le port. Un grand passeo promenade s’étend en arrière des nombreux bassins, nous le suivons. Les palmiers, les aloès restent en pleine terre en toute saison. Les mimosas sont en fleurs.

Le climat de Buenos Aires est relativement très doux et doit rappeler celui de la Côte d’Azur. Seulement la mer est remplacée ici par l’immense Rio jaunâtre que l’on n’aperçoit que par de très rares et courtes échappées entre les bâtiments et les magasins qui encombrent les rives. Que de bateaux ! C’est un fouillis de cheminées et de mâts au sommet desquels flottent des pavillons de toutes nations.

Dans l’après-midi, Henri est présenté à divers personnages, tous sont très aimables, prodigues en bonnes paroles. Nous savons ce que vaut cette monnaie là. A 5 heures, nous faisons visite ensemble à Monsieur et à Madame de Bonneville. Ce sont des gens très simples qui poursuivent, avec intelligence et une activité énergique, l’acquisition d’une grosse fortune.

Après le dîner, l’ami Paquet vient nous annoncer son départ fixé à lundi prochain. Il passera par Paris et nous demande nos commissions. Ah ! que je l’envie ! Il est accompagné d’un ami dont les parents habitent l’Entre-Rios depuis vingt ans et qui nous donne des renseignements intéressants sur l’intérieur du pays. Quel dommage de résider dans une grande ville quand il y a, à quelques heures de route seulement, la nature la plus splendide et la plus sauvage qu’on puisse rêver. Pourtant, je ne suis pas comme Henri qui ne pense que chevauchées, rencontres de fauves et d’anthropophages.

Je n’aime pas Buenos Aires qui n’a aucune couleur locale et n’a même pas le cachet et l’originalité de Mexico à qui nous reprochions déjà d’être une ville trop européenne. Ce que je voudrais avoir, c’est de l’espace, de l’air, de la verdure, des fleurs, du calme. Et j’aimerais mieux qu’il n’y ait aucun danger à mener cette existence libre au milieu de la nature. Les rugissements des bêtes féroces ne me seraient pas une harmonie bien agréable.

Dimanche 28 Juin

Voilà quinze jours que nous habitons Buenos Aires. Les affaires ont été doucettement et rien encore ne nous permet d’envisager le bienheureux embarquement de retour. Jusqu’à 3 heures de l’après-midi, mon pauvre mari est occupé mais ensuite nous nous dédommageons amplement de ce commencement si terne de dimanche. Nous gagnons en tramway l’entrée de Palermo par la place d’Italie et nous faisons, dans le parc, une ravissante promenade.

Il y a, dans les avenues principales, une animation extraordinaire. Entre 4 et 5 heures, c’est un va et vient étourdissant de voitures, d’automobiles, de cavaliers. Même à paris, un jour de grand prix ou de fête des fleurs, il n’y a pas cette foule ni ce mouvement. Malgré la protection des "Vigilents" à cheval, il est presque impossible de traverser les avenues.

Mais ce défilé brillant est éphémère ; à la tombée du jour, le parc est déserté. Et puis, en s’écartant un peu des routes consacrées à la parade, on trouve des coins charmants. L’air est tiède, le ciel est limpide ; les gazons sont d’une fraîcheur extraordinaire ; les eucalyptus et les mimosas mettent, dans l’atmosphère, des arômes troublants.

Nous suivons une grand-route plantée d’une quadruple rangée de palmiers qui nous conduit jusqu’à la mer de le Plata. Ce soir, elle est presque bleue. Quelques barques à voile glissent lentement sur ses eaux câlines ; de grands roseaux ornent la rive et des vieux de l’eau aux troncs étrangement contournés et aux feuillages légers se détachent sur le couchant de pourpre et d’or. Rarement, j’ai joui d’un semblable coucher de soleil. Celui-ci est d’une splendeur inouïe, presque invraisemblable ; puis les teintes éclatantes s’atténuent, se fondent, expirent en nuances d’une douceur saisissante. Une sorte de langueur m’envahit ; je voudrais pouvoir rester là, me laisser engourdir, bercer puis m’endormir tout à fait quand s’éteindra la dernière lueur…

Héla ! il faut s’arracher à l’extase et revenir vers la ville étouffée. Un autre spectacle nous y attend : celui de Florida entre 6 et 7. Ce soir, par le beau temps, c’est réellement curieux à voir. Il n’y a aucun espace entre les équipages qui font une procession ininterrompue sur deux files, l’une montante, l’autre descendante.

Les chevaux vont au pas aussi solennellement que s’ils traînaient des chars funèbres. Dans les voitures, il n’y a que des femmes. Certainement il y a beaucoup d’honnêtes personnes qui leur tour de Florida mais elles étalent des toilettes luxueuses et excentriques qui, souvent, les font confondre avec des femmes de mœurs plus que légères. Ces dernières se signalent par leur nombre ; elles ne manquent pas une si bonne occasion de se faire de la réclame.

A droite et à gauche, les trottoirs sont bordés d’une rangée de messieurs qui, le cigare aux lèvres, regardent avec complaisance ce défilé.

La rencontre de quelques très jolies dames, de toilettes de haute élégance et l’amusement provoqué par certaines caricatures ne m’empêchèrent pas d’être choquée de cette exhibition de la femme. Si j’étais confesseur à Buenos Aires, j’interdirais à mes pénitentes de se montrer en Florida ; je perdrais ainsi, sans doute, ma clientèle par cette défense.

A 7 heures, Monsieur Paquet vient dîner avec nous. Il emporte la robe de ma Cri Cri. Nous lui faisons des adieux peut-être éternels ; malgré la bonne volonté des uns et des autres, les connaissances de voyages ont si peu de chance de durée !

Lundi 29 Juin

Messe à 9 heures. Ici, la Saint Pierre et la Saint Paul sont jour férié ! Nous nous souvenons des chers absents pour lesquels ce jour est ou était la fête, nous prions pour eux du fond du cœur. Ma matinée se passe en couture ; ce n’est qu’à midi que je pense que le travail est peut-être interdit.

A 4 heures, visite à la Légation. Madame Thiébaut, une très charmante femme, nous reçoit avec beaucoup d’affabilité. Elle porte une ravissante toilette de satin liberty gris argent avec un collier de perles au cou. En même temps que nous, il n’y a qu’un visiteur : le Ministre d’Espagne, un gros bonhomme qui doit être assez gavroche et qui parle français d’une manière très amusante.

Mardi 30 Juin

Henri est présenté, par Monsieur de Bonneville, à toutes sortes de gens : militaires et journalistes surtout. Dîner à la Légation : seize convives ; réunion charmante dans l’ensemble, très panachée. Il y a le Ministre de Suède et sa femme, gentil ménage très simple et distingué, Madame Moréno, de la Comédie-Française, et son mari : l’acteur Jean d’Aragon, le Commandant Lidin, de l’"Amazone", un Inspecteur Général des Ponts et Chaussées, le docteur Simon, des commerçants, des ingénieurs. Causerie très animée, sans morgue ; nous nous sentons tout à fait à l’aise.

Henri, l’homme des Légations, est dans son élément ; quant à moi, ce qui me donne un aplomb inaccoutumé, c’est que je sens ma toilette et ma coiffure réussies ; les glaces me montrent une Manon que je ne reconnais presque pas, je devine qu’on me trouve agréable et un certain sentiment de coquetterie me donne de l’entrain, presque de l’esprit. Mais ce n’est pas mal cela puisque j’avais dit une prière avant, précisément pour obtenir ces grâces d’état et que je pense tout le temps à Henri, que je ne veux faire de conquêtes que pour lui être utile.

Je suis placée entre le Ministre de Suède et le Commandant Lidin, deux agréables causeurs. Je ne puis raconter nos conversations, elles ont effleuré tant de sujets ; à noter seulement un tout petit détail : il paraît que la harpie que nous avons contemplée au jardin zoologique est un échantillon très rare d’une race presque disparue, c’est une véritable curiosité. En effet, nous avions trouvé cet oiseau très impressionnant et nous avions fait une longue station devant sa prison. Il a été pris en Bolivie dans la Cordillère des Andes.

Après le dîner, Madame Moreno récite une fable et deux poésies. C’est du classique, du La Fontaine, du Victor Hugo, du Musset. A la prière du docteur Simon, elle nous dit encore "l’âne" par Paul Bilhaud, petit monologue drôlet à l’usage des petits jeunes-filles.

Monsieur Thiébaut remet à Henri tout un paquet de lettres à notre adresse qu’il a reçues de Mexico. Bien que cette correspondance soit vieille de deux mois, nous la dévorons en rentrant nous coucher. Nous avons la joie de trouver des photographies de nos deux bébés. Elles mes produisent une impression bizarre, mélange de bonheur et de regret. Qu’ils ont changé !

J’aime ces enfants là de tout mon cœur mais il y a en moi quelque chose qui pleure le Pierrot et la Cri Cri que j’ai quittés le 20 décembre et que je ne verrai jamais plus.

Bienos Aires : Julllet 1908

Mercredi 1er Juillet

Terne journée de pluie qui me porte à la mélancolie et qui, le soir, est animée par la réception d’un télégramme de la Compagnie, hélas ! Les essais de Montevideo vont avoir lieu sans doute. Mon cœur se serre horriblement.

Jeudi 2 Juillet

Quelle date ! Les souvenirs me reviennent en foule, doux et troublants. Je devrais être heureuse ; la tendresse de mon mari m’entoure de gâteries et de caresses. Malgré cela, je pleure ; ma nostalgie de la France, de mes deux bébés, de tous les nôtres, de mon foyer me tourmente d’une manière aiguë et, depuis qu’Henri est parti à 6 heures pour Montevideo, il me semble que tout s’est effondré.

Mon petit Franz dort ; chose rare, il a été très sage ce soir. Lui, du moins, est près de moi ; c’est le seul parmi tous. Pour prendre courage, je regarde son visage calme, ses mèches blondes éparses sur l’oreiller mais je n’ose l’embrasser pour ne pas troubler son sommeil.

Vendredi 3 Juillet

L’absence d’Henri me pèse terriblement mais j’en profite pour travailler, ce qui m’est assez difficile à faire d’une manière un peu suivie quand il est là. Tout en cousant, je laisse ma pensée voyager ; elle est bien anxieuse des résultats des démarches faites à Montevideo et aussi du sort de notre pauvre caisse de souvenirs mexicains dont nous sommes toujours sans nouvelles.

Samedi 4 Juillet

Toute la journée, je tire l’aiguille et, le soir, ma garde robe se trouve augmentée d’une chemisette très simple mais bien nécessaire.

Dimanche 5 Juillet

La déception d’il y a quinze jours débute ma journée. Heureusement, une bonne lettre de mon Henri me réconforte un peu et m’empêche de sentir trop cruellement son absence. A la grande satisfaction de Franz, notre après-midi s’écoule au jardin zoologique. J’en reviens avec une forte migraine ; nous dînons de très bonne heure ; il est maintenant 7 heures et demie, Franz se déshabille et je vais en faire autant dans quelques minutes.

Lundi 6 Juillet

Rien à noter. Au cœur de la grande ville bruyante, notre chambre est ma Thébaïde ; j’y mène une vie d’ermite avec Franz, mon petit disciple qui, toute la journée, m’accable de questions souvent embarrassantes. Les choses de l’au-delà l’occupent beaucoup, particulièrement les rapports du Bon Dieu avec le Diable. Aujourd’hui, il m’a dit que : « Le Bon Dieu devait être très malheureux sans femme et que le Bon Dieu le savait bien puisqu’il avait fait Eve pour tenir compagnie à Adam ». Il a souvent des réflexions amusantes : « Maman, vous m’avez dit que je devais aimer tout le monde, même les méchants ; alors, il faut que j’aime le diable ! ». C’est la logique.

Mardi 7 Juillet

Retour d’Henri. Nous sommes bien heureux de nous retrouver ; même après quatre jours seulement de séparation, il nous semble que notre bonheur est tout nouveau. Le temps n’est guère souriant ; il tombe, du ciel gris, une petite pluie fine très désagréable.

Mercredi 8 Juillet

Mon pauvre petit mari est un peu découragé ; il court de tous côtés sans avancer ses affaires, se heurtant à l’apathie des uns et des autres. Il est probable maintenant que la Compagnie ne se présentera pas au concours de Montevideo. J’en serais ravie si Henri ne me montrait pas l’avenir du bureau de l’Artillerie sous des couleurs tellement sombres qu’il me fait peur.

Jeudi 9 Juillet

Fête nationale des Argentins. Henri, qui a  été cloué ici toute la journée par sa correspondance d’affaires, vient de sortir un instant après le dîner, avec Franz, pour voir les illuminations. Quant à moi, une fluxion carabinée m’interdit toute promenade et tout ce que j’ai vu de la fête nationale c’est le défilé d’un régiment de marins guêtrés de jaune, musique en tête, qui sont passés sous mes fenêtres. Je suis si fatiguée ce soir que je n’aurai sans doute pas le courage d’attendre le retour de mes deux petits hommes pour me jeter au lit.

Henri a reçu cet après-midi, une dépêche du Ministre de France à Santiago lui disant que le concours d’artillerie du Chili n’ouvrirait que le 1er avril 1909. Nous avons le temps de respirer.

Vendredi 10 Juillet

Courrier d’Europe. La joie que j’éprouve en apprenant que notre caisse est enfin retrouvée est bien éteinte par de mauvaises nouvelles de Marguerite. Sa santé purement physique est parfaite mais son état mental et nerveux fort inquiétant. J’espère que maman s’exagère les choses, n’étant pas habituée à Marguerite et à ses manies d’enfant gâtée. Aussi, j’aimerais avoir une lettre de René qui, certainement, se rend plus exactement compte de la situation.

Dans son mot, pour annoncer la naissance de Roger, il semblait pleinement heureux et ne manifestait pas le moindre souci. Il trouvait sans doute sa femme telle qu’il l’avait toujours connue, c’est à dire très nerveuse, atteinte de scrupules, de manies, ayant des crises d’enfantillage puis de soudaines tristesses. Ce qu’il faudrait à Kiki, ce sont deux mois de vacances au plein air, au bord de la mer, avec des bains, de longues promenades, des parties de tennis. René, Henri comme meneurs de la troupe et nous autres pour suivre l’élan donné par les deux grands diables et l’y entraîner, sa neurasthénie ne tiendrait pas à ce régime.

Ma fluxion est assez cruelle ; de plus, elle m’empêche de sortir et j’aurais eu précisément une acquisition à faire. Faute d’une petite fourniture, tout mon ouvrage pressé reste en souffrance. Et cependant je ne puis pas envoyer Ri me faire cette commission, elle l’ennuierait et puis je suis sûre qu’il s’en tirerait très mal… à chacun son métier. Celui de mon pauvre mari est dur ; les affaires vont si lentement ! …

Néanmoins j’espère, sans trop le dire à Ri ni à personne d’autre qu’à ces pages intimes, que nous pourrons nous embarquer à Montevideo d’aujourd’hui en quinze.

Samedi 11 Juillet

Après vingt quatre heures de souffrances réellement dures, mon abcès perce : j’éprouve un soulagement immédiat qui me fait trouver la vie meilleure. Il va falloir prendre des précautions pendant quelques jours, jusqu’à la désinflammation des glandes mais je vais pouvoir sortir de cette maussade chambre d’hôtel où j’ai moisi (c’est le cas de le dire) depuis dimanche dernier.

Triste anniversaire de la mort de la mère d’Henri ; demain, ce sera l’anniversaire de maman ; dans quelques jours, la Saint Henri puis la Sainte Marguerite, la Saint Victor, la Sainte Madeleine, les joyeuses fêtes d’autrefois. Il me semble qu’il plane sur toutes, même sur celles des encore vivants, un voile gris, un nuage de lourde mélancolie.

Dimanche 12 Juillet

Sale temps ! la pluie tombe sans trêve du matin jusqu’au soir. Je franchis en courant les vingt mètres qui séparent notre hôtel de l’église "N.D. de la Merced" où nous entendons la messe de 9 heures. Les rues sont des bourbiers ; il fait humide et froid.

Henri conduit Franz à une séance de cinématographe dont ils me reviennent avec des quantités d’histoires. En les écoutant, j’ai ma part de récréation.

Lundi 13 Juillet

Henri met ses notes au net ; son journal d’affaires avait un mois de retard ; il faut se creuser la cervelle et compulser des notes éparses pour retrouver l’emploi de chaque jour depuis notre arrivée à Buenos Aires. Que de démarches et quel mince résultat ! Enfin, nous ne sommes pas maîtres de diriger les évènements ! Par moments, quand Ri est énervé, il trouve que je me mêle trop de ses affaires, qu’une femme ne devrait pas s’occuper de cela ; ce qui ne l’empêche pas, un instant après, de me raconter ses entrevues avec tel ou tel bonhomme et de me demander conseil sans que je ne lui dise rien. Alors, je fais ma mauvaise tête, je refuse de répondre. Et tout finit toujours… par des baisers !

Ma première réelle sortie est pour Madame Thiébaut. Elle ne reçoit pas à cause de la réception officielle de demain 14 juillet. Nous reviendrons à pied d’Arenales, où se trouve la Légation ; il nous faut presque trois quarts d’heure sans flâner.

Nous nous apprêtons à dîner lorsqu’Henri est appelé par téléphone aux bureaux de la Prenza par le Commandant Sosa. Il rentre à 8 heures, mécontent de ce journaliste qu’il traite de « vieille baderne ».

Mon pauvre Henri se faut autant de bile ici qu’à Mexico ; son foie ne décongestionne pas ; il va prendre la jaunisse, si cela continue.

Mardi 14 Juillet

Henri, le matin, va boire à la Légation une coupe de champagne officielle à la santé de Marianne. La réunion le dégoûte mais pas le liquide.

Sortis un instant tous les trois à la recherche de cartes postales, Henri continue à courir, mais sans succès, après l’introuvable architecte Dujardin pour avoir les renseignements demandés par Albert.

Mercredi 15 Juillet

Henri apprend à la Section des Travaux Publics que son Monsieur Dujardin, aide de camp de Monsieur Bouvard, n’est qu’un mythe et déplore la perte du temps passé à sa poursuite.

Correspondance. Lettres de fêtes pour le 15 août. Le soir, un télégramme de la Compagnie nous fait entrevoir le départ de Buenos Aires à brève échéance.

Jeudi 16 Juillet

Les heures passent assez ternes, sans Henri qui est de plus en plus surchargé et qui veut faire en quelques jours la besogne de plusieurs mois. Le pauvre garçon prend réellement à cœur les intérêts de sa Compagnie ; ce soir, il est complètement navré à cause de deux articles de journaux qui annoncent une victoire phénoménale de Krupp au Brésil. J’essaie de le remonter.

Le temps est un peu moins triste ; je sors une demi-heure avec Franz que l’internement, auquel il a été condamné ces jours-ci, rend insupportable. Quelques achats à la "Cité de Londres", magasin que j’ai décidément adopté. C’est un "Bon Marché" en petit où l’on paie tout à peu près trois fois plus cher qu’à Paris mais qui est encore un des plus abordables de la ville. Naturellement, je ne prends que le strict nécessaire : quelques petites fournitures de mercerie qui sont épuisés dans ma provision de route et qui me font défaut.

Rio nous verra sous les mêmes vêtements que Mexico et Buenos Aires. Henri et moi ne grandissons plus ; quant à Franz, je crois que ses costumes le suivent dans sa croissance. Il faut croire qu’ils étaient trop grands et trop larges au départ de Paris car ils l’habillent encore bien malgré la transformation que ces sept mois de vie au grand air doivent opérer chez un enfant de cet âge.

Vendredi 17 Juillet

Maintenant que je pense quitter Buenos Aires dans une huitaine de jours, j’éprouve un certain plaisir à me promener dans les rues animées, à regarder les devantures de ses magasins qui réunissent un très grand choix d’objets de haut luxe et de goût. Il y a des bijoutiers et des marchands d’objets d’art qui valent, si ce n’est surpassent, ceux que possède Paris. Je crois que l’influence française est grande ici en ce qui concerne l’ameublement et le costume ; on lit sur les boutiques de nombreux noms français ; à chaque instant, on voit cette inscription : "Maison à Paris". Je porte différentes choses à nettoyer chez un teinturier qui s’appelle Adrien Prat.

A 6 heures, visite aux Bonneville pour leur porter notre acceptation au dîner de dimanche soir. On commence les libations Franz titubant, voyant tout tourner autour de lui, grâce à un demi-verre de porto que je n’avais pas pu refuser pour lui.

Monsieur de Bonneville nous donne des timbres que nous nous amusons à classer après le dîner. A côté de la collection du fils Lebe Gigun, nous nous en organisons une petite.

Depuis que je sais notre caisse retrouvée, je reprends goût à l’accumulation de souvenirs de voyages. Malheureusement, ici, il y a peu de choses ayant le cachet local. A moins d’emporter des gerbes de céréales ou des bestiaux, on ne trouve que des objets d’importation.

Samedi 18 Juillet

Pendant qu’Henri consacre sa matinée aux affaires sérieuses (courses chez Monsieur de Bonneville et à la Légation), j’emmène Franz prendre ses ébats sur le "Passeo de Jubio" ; la matinée est tiède et ensoleillée ; les grandes avenues sont presque désertes, nous pouvons courir, nous poursuivre.

Franz est heureux de cette liberté, il en profite en poulain sauvage. Je m’essouffle et regrette mes poumons et mes jambes de 10 ans. Ce serait si gentil de pouvoir jouer réellement avec mes enfants au lieu de le faire, comme cela, par condescendance.

Revu, en passant, la façade du Palais du Gouvernement qui produit réellement un bel effet sortant d’un piédestal de verdure. Un grand escalier descend dans les jardins ; on construit, en face, un bassin avec fontaine centrale. Tout cela est grandiose et assez harmonieux au milieu des pelouses très vertes et des palmiers touffus.

D’ailleurs je remarque, dans les statues qui décorent les places et les jardins publics, une recherche de la ligne élégante et jolie ; souvent, par contre, les détails ne doivent pas être examinés de trop près, comme dans cette gracieuse fontaine de marbre blanc qui se trouve sur le Passeo au bas de Cangallo.

De même, dans le Palais Gouvernemental, nos bons architectes français trouveraient certainement beaucoup à reprendre. Une ignorante de mon espèce ne peut qu’éprouver des impressions sans se mêler de critiques. Toutefois, je trouve le motif décoratif du sommet un peu trop lourd et je me permets de l’écrire, espérant que mon journal ne s’égarera pas en Argentine sous les yeux des artistes qui doivent être très fiers de cette grande œuvre.

Le courrier d’Europe ne nous apporte qu’une seule lettre, sortie de la plume de Tante Daloux. Nous n’avons rien de Boulogne, ce qui ne m’inquiète pas trop les dernières nouvelles, vieilles seulement de huit jours, étant excellentes. Je suis plus préoccupée de ceux de Paris qui, depuis notre arrivée ici (cinq semaines) ne nous ont pas donné signe de vie. Les aurions-nous fâchés bien involontairement ? J’espère que non ; Henri me dit qu’il ne faut attribuer ce silence qu’à leurs nombreuses occupations.

Henri est heureusement à peu près libre tout l’après-midi ; nous pouvons sortir ensemble, ce qui est devenu du fruit rare. Nous allons nous informer, dans différentes compagnies de navigation, des paquebots qui partiront la semaine prochaine à destination du Brésil. Nous sommes presque décidés pour celui de la "Royal Mail", un frère du "Danube" ; il quittera Buenos Aires vendredi prochain à 10 heures du matin. La vie errante va recommencer !

Nous achetons deux petits souvenirs de l’Argentine : un fruit travaillé par les Indiens du Chaco et un petit appareil à maté (réduction des grands modèles) à destination de vitrine ou d’étagère. J’ai presque envie d’acheter deux gourdes ordinaires et deux cuillers à mater pour goûter cette boisson indigène.

Bonne promenade par "Reconquista", "Charcas", la place du "Général San Martin". Nous arrivons dans un quartier très chic où quelques hôtels particuliers semblent des palais. Descente sur le port, retour par "Florida". Nous connaissons bien le centre de la ville maintenant, il nous est presque aussi familier que le cœur de Paris.

Nous voudrions profiter des derniers jours pour sortir de Buenos Aires, pour aller jusqu’à "Adrogué" ou au Tigre qu’on nous cite toujours comme des endroits charmants. Mais pour cela, il faudrait disposer d’au moins six heures et je ne crois pas qu’Henri puisse s’octroyer une aussi grande liberté d’ici jeudi soir.

Le Tigre

Mercredi 1er Juillet

Terne journée de pluie qui me porte à la mélancolie et qui, le soir, est animée par la réception d’un télégramme de la Compagnie, hélas ! Les essais de Montevideo vont avoir lieu sans doute. Mon cœur se serre horriblement.

Jeudi 2 Juillet

Quelle date ! Les souvenirs me reviennent en foule, doux et troublants. Je devrais être heureuse ; la tendresse de mon mari m’entoure de gâteries et de caresses. Malgré cela, je pleure ; ma nostalgie de la France, de mes deux bébés, de tous les nôtres, de mon foyer me tourmente d’une manière aiguë et, depuis qu’Henri est parti à 6 heures pour Montevideo, il me semble que tout s’est effondré.

Mon petit Franz dort ; chose rare, il a été très sage ce soir. Lui, du moins, est près de moi ; c’est le seul parmi tous. Pour prendre courage, je regarde son visage calme, ses mèches blondes éparses sur l’oreiller mais je n’ose l’embrasser pour ne pas troubler son sommeil.

Vendredi 3 Juillet

L’absence d’Henri me pèse terriblement mais j’en profite pour travailler, ce qui m’est assez difficile à faire d’une manière un peu suivie quand il est là. Tout en cousant, je laisse ma pensée voyager ; elle est bien anxieuse des résultats des démarches faites à Montevideo et aussi du sort de notre pauvre caisse de souvenirs mexicains dont nous sommes toujours sans nouvelles.

Samedi 4 Juillet

Toute la journée, je tire l’aiguille et, le soir, ma garde robe se trouve augmentée d’une chemisette très simple mais bien nécessaire.

Dimanche 5 Juillet

La déception d’il y a quinze jours débute ma journée. Heureusement, une bonne lettre de mon Henri me réconforte un peu et m’empêche de sentir trop cruellement son absence. A la grande satisfaction de Franz, notre après-midi s’écoule au jardin zoologique. J’en reviens avec une forte migraine ; nous dînons de très bonne heure ; il est maintenant 7 heures et demie, Franz se déshabille et je vais en faire autant dans quelques minutes.

Lundi 6 Juillet

Rien à noter. Au cœur de la grande ville bruyante, notre chambre est ma Thébaïde ; j’y mène une vie d’ermite avec Franz, mon petit disciple qui, toute la journée, m’accable de questions souvent embarrassantes. Les choses de l’au-delà l’occupent beaucoup, particulièrement les rapports du Bon Dieu avec le Diable. Aujourd’hui, il m’a dit que : « Le Bon Dieu devait être très malheureux sans femme et que le Bon Dieu le savait bien puisqu’il avait fait Eve pour tenir compagnie à Adam ». Il a souvent des réflexions amusantes : « Maman, vous m’avez dit que je devais aimer tout le monde, même les méchants ; alors, il faut que j’aime le diable ! ». C’est la logique.

Mardi 7 Juillet

Retour d’Henri. Nous sommes bien heureux de nous retrouver ; même après quatre jours seulement de séparation, il nous semble que notre bonheur est tout nouveau. Le temps n’est guère souriant ; il tombe, du ciel gris, une petite pluie fine très désagréable.

Mercredi 8 Juillet

Mon pauvre petit mari est un peu découragé ; il court de tous côtés sans avancer ses affaires, se heurtant à l’apathie des uns et des autres. Il est probable maintenant que la Compagnie ne se présentera pas au concours de Montevideo. J’en serais ravie si Henri ne me montrait pas l’avenir du bureau de l’Artillerie sous des couleurs tellement sombres qu’il me fait peur.

Jeudi 9 Juillet

Fête nationale des Argentins. Henri, qui a  été cloué ici toute la journée par sa correspondance d’affaires, vient de sortir un instant après le dîner, avec Franz, pour voir les illuminations. Quant à moi, une fluxion carabinée m’interdit toute promenade et tout ce que j’ai vu de la fête nationale c’est le défilé d’un régiment de marins guêtrés de jaune, musique en tête, qui sont passés sous mes fenêtres. Je suis si fatiguée ce soir que je n’aurai sans doute pas le courage d’attendre le retour de mes deux petits hommes pour me jeter au lit.

Henri a reçu cet après-midi, une dépêche du Ministre de France à Santiago lui disant que le concours d’artillerie du Chili n’ouvrirait que le 1er avril 1909. Nous avons le temps de respirer.

Vendredi 10 Juillet

Courrier d’Europe. La joie que j’éprouve en apprenant que notre caisse est enfin retrouvée est bien éteinte par de mauvaises nouvelles de Marguerite. Sa santé purement physique est parfaite mais son état mental et nerveux fort inquiétant. J’espère que maman s’exagère les choses, n’étant pas habituée à Marguerite et à ses manies d’enfant gâtée. Aussi, j’aimerais avoir une lettre de René qui, certainement, se rend plus exactement compte de la situation.

Dans son mot, pour annoncer la naissance de Roger, il semblait pleinement heureux et ne manifestait pas le moindre souci. Il trouvait sans doute sa femme telle qu’il l’avait toujours connue, c’est à dire très nerveuse, atteinte de scrupules, de manies, ayant des crises d’enfantillage puis de soudaines tristesses. Ce qu’il faudrait à Kiki, ce sont deux mois de vacances au plein air, au bord de la mer, avec des bains, de longues promenades, des parties de tennis. René, Henri comme meneurs de la troupe et nous autres pour suivre l’élan donné par les deux grands diables et l’y entraîner, sa neurasthénie ne tiendrait pas à ce régime.

Ma fluxion est assez cruelle ; de plus, elle m’empêche de sortir et j’aurais eu précisément une acquisition à faire. Faute d’une petite fourniture, tout mon ouvrage pressé reste en souffrance. Et cependant je ne puis pas envoyer Ri me faire cette commission, elle l’ennuierait et puis je suis sûre qu’il s’en tirerait très mal… à chacun son métier. Celui de mon pauvre mari est dur ; les affaires vont si lentement ! …

Néanmoins j’espère, sans trop le dire à Ri ni à personne d’autre qu’à ces pages intimes, que nous pourrons nous embarquer à Montevideo d’aujourd’hui en quinze.

Samedi 11 Juillet

Après vingt quatre heures de souffrances réellement dures, mon abcès perce : j’éprouve un soulagement immédiat qui me fait trouver la vie meilleure. Il va falloir prendre des précautions pendant quelques jours, jusqu’à la désinflammation des glandes mais je vais pouvoir sortir de cette maussade chambre d’hôtel où j’ai moisi (c’est le cas de le dire) depuis dimanche dernier.

Triste anniversaire de la mort de la mère d’Henri ; demain, ce sera l’anniversaire de maman ; dans quelques jours, la Saint Henri puis la Sainte Marguerite, la Saint Victor, la Sainte Madeleine, les joyeuses fêtes d’autrefois. Il me semble qu’il plane sur toutes, même sur celles des encore vivants, un voile gris, un nuage de lourde mélancolie.

Dimanche 12 Juillet

Sale temps ! la pluie tombe sans trêve du matin jusqu’au soir. Je franchis en courant les vingt mètres qui séparent notre hôtel de l’église "N.D. de la Merced" où nous entendons la messe de 9 heures. Les rues sont des bourbiers ; il fait humide et froid.

Henri conduit Franz à une séance de cinématographe dont ils me reviennent avec des quantités d’histoires. En les écoutant, j’ai ma part de récréation.

Lundi 13 Juillet

Henri met ses notes au net ; son journal d’affaires avait un mois de retard ; il faut se creuser la cervelle et compulser des notes éparses pour retrouver l’emploi de chaque jour depuis notre arrivée à Buenos Aires. Que de démarches et quel mince résultat ! Enfin, nous ne sommes pas maîtres de diriger les évènements ! Par moments, quand Ri est énervé, il trouve que je me mêle trop de ses affaires, qu’une femme ne devrait pas s’occuper de cela ; ce qui ne l’empêche pas, un instant après, de me raconter ses entrevues avec tel ou tel bonhomme et de me demander conseil sans que je ne lui dise rien. Alors, je fais ma mauvaise tête, je refuse de répondre. Et tout finit toujours… par des baisers !

Ma première réelle sortie est pour Madame Thiébaut. Elle ne reçoit pas à cause de la réception officielle de demain 14 juillet. Nous reviendrons à pied d’Arenales, où se trouve la Légation ; il nous faut presque trois quarts d’heure sans flâner.

Nous nous apprêtons à dîner lorsqu’Henri est appelé par téléphone aux bureaux de la Prenza par le Commandant Sosa. Il rentre à 8 heures, mécontent de ce journaliste qu’il traite de « vieille baderne ».

Mon pauvre Henri se faut autant de bile ici qu’à Mexico ; son foie ne décongestionne pas ; il va prendre la jaunisse, si cela continue.

Mardi 14 Juillet

Henri, le matin, va boire à la Légation une coupe de champagne officielle à la santé de Marianne. La réunion le dégoûte mais pas le liquide.

Sortis un instant tous les trois à la recherche de cartes postales, Henri continue à courir, mais sans succès, après l’introuvable architecte Dujardin pour avoir les renseignements demandés par Albert.

Mercredi 15 Juillet

Henri apprend à la Section des Travaux Publics que son Monsieur Dujardin, aide de camp de Monsieur Bouvard, n’est qu’un mythe et déplore la perte du temps passé à sa poursuite.

Correspondance. Lettres de fêtes pour le 15 août. Le soir, un télégramme de la Compagnie nous fait entrevoir le départ de Buenos Aires à brève échéance.

Jeudi 16 Juillet

Les heures passent assez ternes, sans Henri qui est de plus en plus surchargé et qui veut faire en quelques jours la besogne de plusieurs mois. Le pauvre garçon prend réellement à cœur les intérêts de sa Compagnie ; ce soir, il est complètement navré à cause de deux articles de journaux qui annoncent une victoire phénoménale de Krupp au Brésil. J’essaie de le remonter.

Le temps est un peu moins triste ; je sors une demi-heure avec Franz que l’internement, auquel il a été condamné ces jours-ci, rend insupportable. Quelques achats à la "Cité de Londres", magasin que j’ai décidément adopté. C’est un "Bon Marché" en petit où l’on paie tout à peu près trois fois plus cher qu’à Paris mais qui est encore un des plus abordables de la ville. Naturellement, je ne prends que le strict nécessaire : quelques petites fournitures de mercerie qui sont épuisés dans ma provision de route et qui me font défaut.

Rio nous verra sous les mêmes vêtements que Mexico et Buenos Aires. Henri et moi ne grandissons plus ; quant à Franz, je crois que ses costumes le suivent dans sa croissance. Il faut croire qu’ils étaient trop grands et trop larges au départ de Paris car ils l’habillent encore bien malgré la transformation que ces sept mois de vie au grand air doivent opérer chez un enfant de cet âge.

Vendredi 17 Juillet

Maintenant que je pense quitter Buenos Aires dans une huitaine de jours, j’éprouve un certain plaisir à me promener dans les rues animées, à regarder les devantures de ses magasins qui réunissent un très grand choix d’objets de haut luxe et de goût. Il y a des bijoutiers et des marchands d’objets d’art qui valent, si ce n’est surpassent, ceux que possède Paris. Je crois que l’influence française est grande ici en ce qui concerne l’ameublement et le costume ; on lit sur les boutiques de nombreux noms français ; à chaque instant, on voit cette inscription : "Maison à Paris". Je porte différentes choses à nettoyer chez un teinturier qui s’appelle Adrien Prat.

A 6 heures, visite aux Bonneville pour leur porter notre acceptation au dîner de dimanche soir. On commence les libations Franz titubant, voyant tout tourner autour de lui, grâce à un demi-verre de porto que je n’avais pas pu refuser pour lui.

Monsieur de Bonneville nous donne des timbres que nous nous amusons à classer après le dîner. A côté de la collection du fils Lebe Gigun, nous nous en organisons une petite.

Depuis que je sais notre caisse retrouvée, je reprends goût à l’accumulation de souvenirs de voyages. Malheureusement, ici, il y a peu de choses ayant le cachet local. A moins d’emporter des gerbes de céréales ou des bestiaux, on ne trouve que des objets d’importation.

Samedi 18 Juillet

Pendant qu’Henri consacre sa matinée aux affaires sérieuses (courses chez Monsieur de Bonneville et à la Légation), j’emmène Franz prendre ses ébats sur le "Passeo de Jubio" ; la matinée est tiède et ensoleillée ; les grandes avenues sont presque désertes, nous pouvons courir, nous poursuivre.

Franz est heureux de cette liberté, il en profite en poulain sauvage. Je m’essouffle et regrette mes poumons et mes jambes de 10 ans. Ce serait si gentil de pouvoir jouer réellement avec mes enfants au lieu de le faire, comme cela, par condescendance.

Revu, en passant, la façade du Palais du Gouvernement qui produit réellement un bel effet sortant d’un piédestal de verdure. Un grand escalier descend dans les jardins ; on construit, en face, un bassin avec fontaine centrale. Tout cela est grandiose et assez harmonieux au milieu des pelouses très vertes et des palmiers touffus.

D’ailleurs je remarque, dans les statues qui décorent les places et les jardins publics, une recherche de la ligne élégante et jolie ; souvent, par contre, les détails ne doivent pas être examinés de trop près, comme dans cette gracieuse fontaine de marbre blanc qui se trouve sur le Passeo au bas de Cangallo.

De même, dans le Palais Gouvernemental, nos bons architectes français trouveraient certainement beaucoup à reprendre. Une ignorante de mon espèce ne peut qu’éprouver des impressions sans se mêler de critiques. Toutefois, je trouve le motif décoratif du sommet un peu trop lourd et je me permets de l’écrire, espérant que mon journal ne s’égarera pas en Argentine sous les yeux des artistes qui doivent être très fiers de cette grande œuvre.

Le courrier d’Europe ne nous apporte qu’une seule lettre, sortie de la plume de Tante Daloux. Nous n’avons rien de Boulogne, ce qui ne m’inquiète pas trop les dernières nouvelles, vieilles seulement de huit jours, étant excellentes. Je suis plus préoccupée de ceux de Paris qui, depuis notre arrivée ici (cinq semaines) ne nous ont pas donné signe de vie. Les aurions-nous fâchés bien involontairement ? J’espère que non ; Henri me dit qu’il ne faut attribuer ce silence qu’à leurs nombreuses occupations.

Henri est heureusement à peu près libre tout l’après-midi ; nous pouvons sortir ensemble, ce qui est devenu du fruit rare. Nous allons nous informer, dans différentes compagnies de navigation, des paquebots qui partiront la semaine prochaine à destination du Brésil. Nous sommes presque décidés pour celui de la "Royal Mail", un frère du "Danube" ; il quittera Buenos Aires vendredi prochain à 10 heures du matin. La vie errante va recommencer !

Nous achetons deux petits souvenirs de l’Argentine : un fruit travaillé par les Indiens du Chaco et un petit appareil à maté (réduction des grands modèles) à destination de vitrine ou d’étagère. J’ai presque envie d’acheter deux gourdes ordinaires et deux cuillers à mater pour goûter cette boisson indigène.

Bonne promenade par "Reconquista", "Charcas", la place du "Général San Martin". Nous arrivons dans un quartier très chic où quelques hôtels particuliers semblent des palais. Descente sur le port, retour par "Florida". Nous connaissons bien le centre de la ville maintenant, il nous est presque aussi familier que le cœur de Paris.

Nous voudrions profiter des derniers jours pour sortir de Buenos Aires, pour aller jusqu’à "Adrogué" ou au Tigre qu’on nous cite toujours comme des endroits charmants. Mais pour cela, il faudrait disposer d’au moins six heures et je ne crois pas qu’Henri puisse s’octroyer une aussi grande liberté d’ici jeudi soir.


Le Tigre à Buenos Aires

Dimanche 19 Juillet

C’est souvent lorsque l’on désespère que les choses arrivent. Aucun coup de téléphone ne trouble notre matinée, nous pouvons déjeuner de bonne heure et prendre le train de 1 heure pour passer l’après-midi au Tigre.

La journée est délicieuse ; on se croirait à la fin de mai en France. Une heure de chemin de fer à travers la banlieue plate mais très fraîche. Arrivée à la station estivale chère aux Argentins par le grand soleil de 2 heures qui baigne toute chose d’une lumière dorée dans laquelle s’unissent la végétation tropicale et la végétation de nos pays de manière à produire un effet bizarre qui n’est ni celui de l’hiver, ni celui de l’été. Les gros palmiers d’un vert puissant voisinent avec les palmiers dénudés ; les futaies mauves se piquent, ça et là, d’un yucca, d’un aloès ; les orangers et les citronniers, aux feuilles foncées et aux fruits d’or, bordent les rives au milieu des roseaux gris.

Nous prenons une barque pour remonter le "Rio Loca". Le soleil cuit un peu mais l’air est d’une tiédeur exquise. Henri prend les rames pendant que notre vieux pilote se repose, nous glissons doucement ; on éprouve une sensation de repos qui détend les nerfs si violemment excités par la vie fiévreuse de la grande ville. Nous comprenons que les gens de Buenos Aires aiment venir passer leur dimanche dans ce coin gentil.

Pour nous, nous établissons des comparaisons avec ce que nous avons vu autre part et nous n’avons pas le même enthousiasme. La Loire au Pertuiset est infiniment supérieure au "Rio Loca". Ce qui manque ici ce sont les rives accidentées ; le pays est d’une platitude désespérante. En été cependant, tout doit être d’une fraîcheur merveilleuse, la végétation luxuriante ; c’est le seul véritable charme que je reconnais à cette station.

Avec la belle saison du Tigre, les promeneurs affluent et le pays doit, certainement, se transformer en une vaste guinguette. Partout des restaurants et des "Recreos" ; il y a un bel hôtel qui n’ouvre qu’au commencement de l’été.

Sur le Rio, il n’y a que quelques barques à cette époque de l’année mais il paraît que, dans la pleine saison, c’est à peine si on peut circuler, les canots se suivent à la queue leu-leu.

Nous tirons trois photos au fil de l’eau. L’une d’elles, si elle est réussie, représentera la petite église qui évoqua, dans nos souvenirs, la vision de la chapelle de Guillaume Tell sur le lac des "Quatre Cantons". En quittant notre embarcation, nous nous offrons un thé chaud avant de continuer notre exploration.

Nos pas sont dirigés en sens inverse de celui qu’avait suivi notre canot. Nous prenons une route bordée à gauche par le Rio et à droite par de belles propriétés. Les eucalyptus et les mimosas sont en pleine floraison, les uns avec leurs soyeux petits pompons blancs, les autres avec leurs grappes d’or. Ici, les mimosas sont de grands arbres de la taille des beaux acacias de France. Beaucoup de palmiers dans les jardins, quelques roses tardives, des camélias. Et partout, des orangers, des citronniers ployant sous leurs fruits.

Le jour baisse, le ciel se couvre ; le quai ombragé et herbeux est solitaire, une poésie mélancolique se dégage des choses tout à l’heure rayonnantes. Je trouve le Tigre triste ; nous pressons le pas car quelques gouttes de pluie et l’heure nous engagent à gagner la gare.

Buenos Aires : Juillet 1908

A 6 heures, nous sommes de retour à l’hôtel de Provence et nous n’avons que le temps de nous habiller pour aller dîner chez les Bonneville.

Nous arrivons militairement.

Festin plantureux, arrosé de vins variés, de champagne, de nombreuses liqueurs. Franz est de la noce ; il s’amuse beaucoup avec sa voisine de table, une petite espagnole répondant au nom peu commun de "Gumercinda". Son flirt avec "Gumercinda" ne l’empêche pas de manger comme un ogre. Madame de Bonneville me donne les renseignements nécessaires pour faire le maté à la vraie mode d’ici. Seulement, je ne me conformerai pas à l’usage qui veut que toutes les personnes auxquelles on offre cette boisson puisent à la même gourde, avec la même "bombilla". D’ailleurs, il paraît que le gouvernement argentin est en train d’élaborer une loi interdisant cette coutume, vieille comme la découverte du maté. Désormais chacun aura son appareil ; ce sera moins pittoresque mais infiniment plus hygiénique.

La vraie vieille chartreuse coule à flots. Dans tout Buenos Aires, il n’y en a que quelques litres qui sont venus échouer en Argentine (au retour d’un voyage en Egypte) chez un ami de Monsieur de Bonneville qui en a cédé à ce dernier quelques flacons au prix de cinquante francs le litre, une donnée paraît-il.

Lundi 20 Juillet

Le temps le plus épouvantable qu’on puisse imaginer dure toute la journée. Dès 5 heures, nous sommes réveillés par le fracas du tonnerre, le vent souffle avec rage, la pluie tombe à torrents ; on est heureux d’être à terre par semblable bourrasque. Il serait très agréable de pouvoir rester chez soi, auprès d’un bon feu, au milieu de tous les êtres chers avec un livre ou un ouvrage. Notre chambre d’hôtel nous est étrangère puis elle est dépourvue de cheminée et ne peut même pas s’égayer d’une chaude et claire flambée. Ensuite nous sommes trop près du départ pour nous octroyer une journée de repos ; Henri est occupé.

Dans la matinée, Monsieur Massart vient le chercher en automobile pour le présenter au Général Duclos (un aspirant au portefeuille de la Guerre). Henri revient enchanté de cette visite. Dans l’après-midi, autres courses. A 5 heures, nous nous rendons à la Légation ; aimable et souriante comme toujours, Madame Thiébaut, dans une toilette de crêpe de chine bleu pâle ; très enjôleur, le gros ministre d’Espagne que nous rencontrons de nouveau qui m’agrippe et m’amuse beaucoup par son étrange parler français.

Le soir, Henri me taquine avec mon ami "son Excellence" Luis de la Barrera y Riera. Je fais une autre connaissance plus importante pour nous, celle de Madame Patard, la très gentille jeune femme d’un ingénieur notable du Creusot. Demain, je dois lui rendre visite. Nous présenterons nos maris l’un à l’autre ; j’espère qu’ils ne se dévoreront pas et s’entendront aussi bien que leurs femmes qui ont de suite sympathisé.

Mardi 21 Juillet

Le grand événement du jour est notre visite aux Patard, très luxueusement installés dans un petit hôtel, 1919 calle Cangallo.

Pendant que la jeune femme et moi causons au salon, le capitaine emmène Henri dans son bureau où il retrouve Collin, un ingénieur rencontré autrefois sur la route du Brésil. Ces messieurs essaient de se "cuisiner" mutuellement, sans succès d’ailleurs.

« C’est un type rudement fort, ce Patard, me dit Henri en sortant, et puis le Creusot a un véritable bureau succursale ici : ingénieurs, dessinateurs, dactylographes. Je ne sais pas si c’est à notre intention mais j’ai cru sentir un peu de mise en scène ».

Le capitaine Patard n’a que quelques années de plus qu’Henri : grand, mince, très aimable mais d’une amabilité derrière laquelle on devine l’observation ; il me plait moins que sa femme.

Aperçu Madame Faure Dujarric, jeune, type étrange, par tiers : femme du monde – femme artiste – genre cocotte, sans doute très honnête au fond.

Nous rendons notre dîner de dimanche aux de Bonneville, nous les conduisons au "Sport Mann", le restaurant le plus en vogue de Buenos Aires. La cuisine n’y est pas fameuse malgré la renommée du lieu. C’est bon mais ce n’est pas excellent comme on aurait le droit de l’exiger, vu les prix. Naturellement la note est amère, Henri l’avale sans faire de grimace ; il faut faire le nécessaire : les de Bonneville nous ont mieux reçus que cela l’autre soir ; n’ayant pas de chez nous, il nous a été impossible de leur offrir mieux.

Le repas est égayé par un orchestre et une représentation de cinématographe. En sortant de table à 9 heures et demi, Monsieur de Bonneville nous entraîne dans un petit théâtre où nous avons alors une excellente représentation cinématographe ; les Argentins me semblent partager la passion des Mexicains pour ce genre de distractions. A 11 heures et demi, nous allons nous rafraîchir dans un bar qui, une demi-heure après, à la sortie des théâtres, se trouve envahi par les soupeurs et les soupeuses ; la vie se prolonge très tard à Buenos Aires.

A en croire Monsieur de Bonneville, c’est entre minuit et 4 heures du matin que les cafés ont leur coup de feu. Pendant que la triste jeunesse dorée du pays s’amuse ou, du moins, essaie de s’amuser les "Vigilents" veillent. Tout à coup, nous entendons des coups de sifflets, les tables sont désertées, on se précipite dans la rue et nous voyons sortir de la maison voisine deux agents maintenant trois jeunes cambrioleurs.

Il est une heure lorsque nous nous couchons, assez fatigués. Mon mari et mon fils n’ont pas oublié la Sainte Madeleine, ils m’ont comblée de fleurs : roses thé, violettes, muguet.

Mercredi 22 Juillet

Henri m’offre un service à maté. En allant le choisir avec lui, nous remarquons dans les rôtisseries des tatous cuits et préparés d’une manière spéciale. Je ne sais pas si ce mets a beaucoup d’amateurs mais, à la vue, il n’est guère séduisant.

Le tatou cuit avec sa carapace coûte un dollar quatre vingts ; sans écaille, il ne vaut que quarante centavos. Nous voudrions bien avoir le courage de goûter ce mets exotique, Henri me propose d’en acheter mais le cœur nous manque à tous deux ; les tatous nous semblent des rats logés dans des écailles de tortues.

Notre service à maté est simple mais original. On fait de jolies timbales d’argent ayant la forme de calebasses mais j’ai préféré le fruit lui-même sans beaucoup d’ornementation, c’est plus pittoresque et infiniment moins cher. Ce service est notre souvenir du 2 juillet que nous n’avions pas encore eu le temps de choisir.

Pour ma fête, Henri me donne un joli calendrier aztèque acheté à Mexico. Malheureusement, je ne peux pas en profiter de suite, il manque à ma chaîne un anneau pour suspendre ce médaillon.

Mon après-midi est consacré au commencement de nos nombreux bagages. A 6 heures, visite de Madame Patard.

Jeudi 23 Juillet

Il faut que l’express enlève nos colis tout à l’heure pour les porter au bateau. Je ferme ce cahier que pour ne le rouvrir que sur l’"Araguaya".

C’est sans le moindre regret que j’abandonne Buenos Aires, seulement, comme toujours, le dernier moment a ses ennuis. Fatiguée de tous ces changements, j’ai horreur de faire des malles. Cette fois, nous nous rapprochons un peu de France et j’ai plus de courage.