Carnet de guerre

CARNETS DE GUERRE

1914 - 1918

  • mission de maintenance des canons fournis par Saint-Chamond (Juin-Juillet 1916)
  • pré départ au front
    • camp de Mailly (Mai 1917)
    • fort Vincennes (Août 1917)
    • camp d’Avrod (Septembre-Novembre 1917)

Extraits de la correspondance

d’Henri MORIZE à son épouse, Madeleine, née Prat

entre le 2 Juin 1916  et le 29 Novembre 1917

réalisation commencée par Madeleine Prat, épouse H. Morize, et

poursuivie par Philippe Morize, leur petit-fils.

Les récits qui vont suivre sont tous extraits de la très importante correspondance de mon grand-père Henri Morize à ma grand’mère, son épouse, née Madeleine Prat.

Ce travail, que je n’ai fait que reprendre et poursuivre dans le même état d’esprit, a été commencé par ma grand’mère maternelle, à laquelle était donc adressée personnellement ces si riches courriers, sur un cahier manuscrit conservé en archive. Elle répondait là à un désir de son beau-père Julien Morize formulé bien des années plus tôt, à l’époque où son jeune Henri, son mari, se trouvait aux Amériques et lui adressait déjà un volumineux courrier, quoique moins volumineux par contre que celui qu’il recevait d’elle en échange.

Dans ce travail, comme dans celui que nous réaliserons concernant les voyages au Brésil et au Mexique, récits qui seront extraits des mêmes sources toujours conservées en archive entre des mains sûres et que je remercie, conformément aux désirs exprimés par écrit par mes chers grands-parents, nous avons l’un comme l’autre respecté l’intimité de l’auteur tout en ne négligeant pas ses états d’âmes d’homme de guerre et d’officier mais aussi de père de famille et d’époux attentionné.

Malheureusement, une petite partie de ce volumineux courrier a été volontairement détruit par des mains innocentes et injustes et ainsi nous noterons des trous au milieu de ces divers récits. Cette correspondance, si précieusement conservée par notre grand’mère à Boulogne tout d’abord puis, au moment du déménagement sur la rue Las-Cases, transférée à sa demande propre dans les greniers du Mesgouëz et dont elle ne cessait de s’enquérir, représentait à ses yeux un véritable trésor de famille pour toute sa descendance. Je demande donc qu’il en soit pris grand soin.

Je tiens ici à remercier plus particulièrement Olivier et Annie Morize qui m’ont permis, au cours d’un long séjour chez eux au Mesgouëz, en Juin /Juillet 2003 d’avoir eu accès à cette correspondance que je leur suis gré d’avoir su sauvegarder.

Je remercie aussi Madame Jocelyne Caumes qui a contribué à cette oeuvre par la reprise d’une grande partie de l’intégralité de cette volumineuse correspondance sur mon ordinateur.

Philippe Morize

Mission de maintenance des canons de Saint Chamond

Paris, 2 Juin 1916.

J’ai passé ma journée à me débrouiller à peu près seul au Ministère où m’attendait un ordre de mission du Général commandant en chef m’envoyant au quartier général de la IIIème armée. Saint-Dizier n’est que la gare régulatrice de cette armée, je n’y resterai donc pas ; mais de là le commissaire régulateur me dirigera sur le Parc du 15ème Corps dont la position n’est connue que du Q.G.G. et non pas du Ministère. Je quitte Paris demain à midi, en qualité officielle de lieutenant. Mais hélas ! ignorant ma destination ; j’ai bien peur de rester longtemps sans nouvelles de tous.

Décidément la notoriété me poursuit partout, bien malgré moi. « C’est vous sans doute le lieutenant Morize », m’a dit le capitaine commissaire de gare quand je suis entré dans son bureau. Hier, Toucan et Casier m’avaient fait connaître... en risquant d’être écrabouillés dans un tamponnement dont ils se sont heureusement tirés sans une égratignure.

St Dizier, 3 Juin

Il est plus de 11 heures, et demain mon réveil sonnera à 4hrs ½ ; je vais franchir la limite qui sépare le monde de l’Avant du monde de l’Arrière.

Je suis arrivé à Saint-Dizier ce soir à 5hrs ½ (au lieu de 4hrs 55). Le Q.G.G. qui, invisible et de loin, veille sur moi comme une deuxième Providence, avait adressé un télégramme au Commissaire Régulateur lui prescrivant de me diriger sur Souilly, quartier général de la IIème Armée ; là, je recevrai des instructions pour rejoindre l’Equipe de réparations du 15ème Corps. Le chemin de fer me conduira jusqu’à Bar le Duc, de là jusqu’à Souilly, j’ignore quel moyen de locomotion sera mis à ma disposition. En tout cas, dès maintenant, je fais faire des économies à la Compagnie : je voyage gratuitement, moi et mes caisses, sur ordre de transport que le commissaire régulateur m’a fait établir par le Commissaire de gare.

Ici, je suis dans une autre atmosphère que celle de l’usine. Le général Sainte Claire Deville pense que ma mission prendra fin vers le début de la semaine de la Pentecôte.

5 Juin

Mes pérégrinations, hier, dans ces ays, en grand branle-bas, m’ont privé de tout loisir pour écrire. J’avais quitté Saint-Dizier à 6hrs 10 du matin ; je ne suis arrivé à destination qu’à 7hrs du soir, après d’interminables parcours sur le vieil autobus parisien qui villégiature par ici. Enfin, dans un hameau, à 17kms au sud de Bethincourt, à l’extrême limite des pays non évacués, j’ai trouvé des camarades accueillants, une popote qui exige le bel appétit d’ici, et un lit.

Aujourd’hui, travail intense toute la journée (16 canons Saint-Chamond paralysés sur 36). Vers le Nord, canonnade sans interruption, nuit et jour. Ici, on a la réelle sensation du gigantesque effort de part et d’autre à Verdun. C’est inimaginable ; et qu’est-ce que ça doit être aux lignes des fantassins !

On m’appelle pour dîner.

IIème Armée – 15ème Corps E.M.R. 75, 6 Juin

Ma mission ici avance, et je dois repartir après-demain pour l’arrière,... juste au moment où cela va devenir plus diabolique que jamais ; c’est dommage pour moi. Les obus boches n’arrivent pas jusqu’ici, ils tombent encore à 3 kilomètres plus au Nord, et dans le cantonnement cela ne chauffe que comme travail.

C’est inouï la quantité de canons malades qu’on ramène à toute heure des batteries ; on les répare en hâte en plein air, malheureusement sous la pluie, en écoutant la canonnade ininterrompue et infernale. Les batteries « Saint-Chamond » sont en position à 7kms d’ici et sont sous le feu ennemi.

La seule chose dure dans ma mission est de voir arriver le vaguemestre sans qu’il ait rien pour moi.

Lundi 20 Juin

Fin d’une radieuse journée dans un bien joli pays, à 20 kilomètres des lignes ! Avant d’aller dîner chez mes très aimables hôtes (un colonel commandant un Grand Parc d’armée et ses officiers adjoints), il me reste suffisamment de temps pour oser sortir cette grande feuille de papier, et écrire un peu plus amplement que je n’ai pu le faire depuis mon départ.

Hier soir, j’ai atteint le premier endroit qu’indique mon ordre de mission ; j’étais attendu, et je n’ai eu qu’à me laisser conduire pour mon billet de logement et pour la popote. Levé à 6 heures ce matin, j’ai été à quelques kilomètres d’ici essayer mes petits talents, qui ont surtout consisté à faire deux conférences à l’une desquelles assistaient trois généraux : salle immense, le plein air, comme verre d’eau du conférencier la Meurthe, et très haut dans le ciel l’avion boche qui rôdait et que de temps à autre une batterie encerclait des petits nuages blancs de ses projectiles.

Demain, autre programme : avec le capitaine, sous-inspecteur du matériel, il me faut aller où j’étais il y a peu de temps (secteur 127) ; cent vingt kilomètres en auto, et autant pour revenir, avec un ordre bien en règle en poche et un casque sur la tête (il parait que c’est prudent). De retour le soir, et s’il n’est pas commandé quelque autre réjouissance impromptu, j’irai demeurer trois jours un peu plus vers l’Est afin d’être plus à proximité des batteries à modifier. Ensuite en route pour la troisième étape.

Aujourd’hui, parmi les officiers convoqués à la conférence de l’après-midi, j’ai rencontré avec plaisir Dubertret.

Quelle agitation pour moi, ces deux jours passés à prendre des ordres ! Emploi de ma seconde journée : lever à 6hrs ½ à Boulogne ; retirer ma cantine (qui n’avait pu être embarquée à Lyon dans le train que j’ai failli moi-même manquer) de la consigne de la gare de Lyon, la porter rue Las Cases ; aller à Saint-Thomas d’Aquin, puis rue de la Victoire ; là, un coup de téléphone me rappelle d’urgence à Saint-Thomas d’Aquin pour modifications aux ordres reçus ; déjeuner chez papa ; retour rue de la Victoire, puis je profite d’un instant pour aller me confesser et me commander une vareuse bleue horizon ; repasser rue de la Victoire puis à Saint Thomas d’Aquin ; revenir chez papa, écrire un mot en hâte ; aller porter ma cantine gare de l’Est, où le commissaire militaire ne peut établir mes ordres de transport pour moi, mes deux bonhommes et mes caisses ; courir faire établir des ordres à l’intendance, boulevard de la Tour-Maubourg ; en sortant plus de tramway pour aller à Boulogne. Enfin je suis arrivé à 9hrs ¼ chez ma belle-mère qui achevait de dîner en compagnie des dames Ledoyen.

Mercredi 21 Juin

Tandis que je suis encore convenablement installé dans ce pays, siège d’un Quartier Général, j’en profite pour écrire un peu plus longuement. Demain je dois aller cantonner un peu plus en avant, pour trois ou quatre jours, et je serai l’hôte du Colonel commandant une artillerie divisionnaire, très aimablement reçu, logé et nourri, dans son poste de commandement composé de baraques en planches et feuillages.

Mon travail se fait lentement, les batteries étant en position et les allées et venues de matériel n’étant possibles que la nuit. C’est pour l’accélérer qu’il me faut me rapprocher des positions. Mon rôle, naturellement, consiste à organiser le travail et à le vérifier, ce qui me permet entre temps de voir des choses fort intéressantes.

Hier, au retour de cette randonnée de 250 kilomètres, l’heure était tardive et j’étais un peu moulu. Dans le secteur où je suis allé, la lutte semblait un peu moins acharnée qu’il y a quelque temps ; pourtant le capitaine avec lequel j’étais a trouvé qu’à côté des secteurs où il a assisté à des combats depuis deux ans, cela « sentait rudement la guerre ».

Nos casques cependant n’ont pas eu à jouer leur rôle protecteur, bien qu’il nous ait fallu aller à un poste de commandement à 100 m devant lequel des obus tombaient la nuit précédente.

Ce matin, grâce à l’amabilité du même capitaine, je me suis rendu où ma mission m’appelait en faisant un détour qui m’a permis de visiter un gros bourg, que la célèbre sœur Julie a illustré, et qui ressemble à Pompéi ; mines, chaos, solitude ; seule une guinguette en bois s’est édifiée « le café des ruines ».

Cet après-midi, n’ayant rien à faire, j’ai accompagné le capitaine dans sa tournée, et d’une coupe où est installé un canon contre avion, j’ai vu les tranchées boches à 4.500 mètres de moi, puis, tout au loin, estompé dans la brume, Metz.

Vendredi 23 Juin

Ma mission, je le prévois, n’est guère sur le point de se terminer.

J’ai une installation très convenable chez de braves paysans, à 10 kilomètres en arrière des batteries. Tous les matins je me rends à cheval, grâce à l’amabilité d’un officier adjoint au Colonel, à l’Equipe Mobile.

Samedi 24 Juin

Il est très tard, une grande lettre à la Compagnie m’a conduit jusqu’à 11 heures. Il est vrai qu’avec des camarades je m’étais auparavant attardé à suivre dans le ciel très pur les évolutions d’une demi-douzaine d’avions boches auxquels nos canons essayaient de barrer la route, sans y réussir, et des bombes ont dû tomber pas très loin d’ici.

Ma mission est terminé ici et j’ai pu ce soir aller aux batteries voir tirer les canons Saint-Chamond ; j’étais à 1.500 mètres des lignes, mais en arrière d’une crête qui bornait ma vue. Le secteur est d’ailleurs très calme.

Demain matin, je pars pour le deuxième gîte d’étape où je pense demeurer jusqu’à vendredi.

Dimanche 25 Juin

Quel incessant défilé de choses, jamais les mêmes. Ce matin, messe dans l’église du petit village où je villégiaturais, promenade à cheval dans les bois départ vers un nouvel inconnu, déjeuner à Nancy, passage rapide à Toul pour prendre des instructions. De là, le commandant sous-inspecteur du matériel me conduit en auto jusqu’en un lieu où il ne manque que la meilleure des madeleines et où j’ai un billet de logement pour quatre jours. Dans ce secteur, il va falloir aller travailler aux batteries mêmes, car il n’est pas possible de ramener en arrière les canons sans s’exposer aux vues de l’ennemi. Dans ces conditions, le travail est d’une lenteur extraordinaire et mon absence se prolongera quelques temps encore.

Lundi 2­6 Juin

On fêtera notre Pierrot sans que je sois de retour. Ce matin, dans un coin du bureau du chef d’escadron commandant le Parc, je lui ai écrit quelques lignes sur une carte, pas même illustrée puisque ici cela est interdit ; j’espère qu’elle arrivera à temps.

Cet après-midi, j’ai été en automobile reconnaître les batteries Saint-Chamond avec le commandant Bouillac ; ces trois jours-ci nous aurons à travailler sur les positions mêmes pour ne pas immobiliser trop longtemps les canons dont on n’a pas une trop grande abondance.

Que de villages abandonnés et réduits en ruines nous avons traversés ; le cœur en est tout serré. Et il faut faire des détours immenses ; à tout instant, une pancarte vous arrête : « Chemin non défilé, à ne pas suivre le jour. »

Mercredi 28 Juin

Ma lampe pigeon ne semble plus avoir une longue durée de vie ; puisse-t-elle me permettre de tracer encore quelques lignes.

Je continue à mener une vie très active. Lever à 6 heures chaque matin, et départ aussitôt pour toute la journée. Les batteries que j’ai à voir sont assez disséminées sur le front, et chaque jour je vais en mettre une en état ; je passe ma journée sur la position, dans un joli pays, très boisé, très pittoresquement accidenté, et je ne rentre « en ville » que pour dîner ; le commandant Bouillac qui m’accompagne partout, préfère avaler trente kilomètres d’auto pour retrouver un lit ici plutôt que de coucher dans les gourbis.

Hier, déjeuner dans les bois, en arrière des pièces ; après le bœuf classique et les patates, succulent dessert constitué par des fraises sauvages. Le Boche était bon enfant, et les quelques coups qu’il a envoyés étaient destinés à des fantassins posant des réseaux à 800 mètres sur notre droite. Vers la fin de l’après-midi, c’est nous qui l’avons accosté par un tir assez précis sur ses tranchées, histoire pour le capitaine de la batterie de voir comment se comportait après modification le canon Saint-Chamond. Le Boche n’a pas daigné répondre.

Aujourd’hui, séance de travail, non plus en plein  air, mais dans une grange d’un village évacué et mort. Là, il faut se glisser le long des murs pour ne pas éveillé l’attention de la « saucisse » boche qui épie. Deux batteries sont à quelques cent mètres, mais pas assez défilées pour que nous puissions y travailler sans souci ; on nous a amené les pièces pendant la nuit.

Demain, nouvelle séance au même endroit. Après demain je change de zone et je vais avec le commandant Bouillac là où pour la première fois j’ai pris conscience de la bataille. Je ne pense pas y rester longtemps, et je crois que le lendemain je reviendrai à mon premier gîte d’étapes de ce voyage. Simple vérification, très courte et ensuite j’agirai selon les instructions du Grand Quartier Général. J’espère en tout cas, pouvoir rentrer à Saint-Chamond aux environs du dimanche en huit.

Je commence à avoir l’impression qu’il y a une infranchissable barrière entre moi et les vivants de l’arrière. Il est bon d’avoir un solide fond d’optimisme pour ne pas s’apeurer de tout l’inconnu qu’il y a derrière soi.

Vendredi 30 Juin

Je suis arrivé ici un jour plus tôt que je ne pensais ; grâce à l’auto, j’ai pu hier après-midi aller me rendre compte de l’inutilité d’un nouveau séjour dans la région de Verdun. Ce matin, en allant au Quartier Général du 8ème Corps chercher les ordres du Grand Quartier Général pour la continuation de ma mission, j’ai trouvé à l’Etat-major, Gras qui, depuis le début de la campagne, meurt d’ennui dans ses fonctions d’officier d’état-major ; il m’a bien abrégé mes démarches.

Samedi 1er Juillet

Il semble vraiment que pour moi le dimanche soit la journée des interminables trajets en chemin de fer. Demain sera pareil aux précédents dimanches ; je pars à 7hrs 40 du matin pour Belfort, d’où je serai dirigé à l’endroit que j’ignore. Vendredi prochain, je serai à nouveau ici (secteur 185) pour un jour ou deux.

Il y a quinze ans, Madeleine Prat était officiellement à cette heure Madame Henri Morize.

Dimanche 2 Juillet

Me voici pour trois ou quatre jours dans une grande ville sur laquelle veille un lion célèbre ; pour trois ou quatre soirs plutôt, car mes journées entières se passeront au-delà de l’ancienne frontière sur la terre d’Alsace. Je ne crois cependant pas aller jusqu’aux batteries ; le commandant Barbichon, sous-inspecteur du matériel dans cette armée-ci, ne paraissant pas se soucier de passer ses journées, casque en tête, sur les positions. On ramènera successivement les canons un peu en arrière.

Ce matin, au petit jour, les habitants d’ici ont été réveillés par la « grosse Bertha » qui s’est mise à tousser à six reprises au point d’en casser pas mal de carreaux. Dormirons-nous paisiblement dans cette ville qui chaque soir cherche à se faire oublier en s’enveloppant de ténèbres : pas un bec de gaz, et les rideaux sont clos à 8 heures. Quelle perspective d’aller achever sa nuit dans les caves !

Mercredi 5 Juillet

Le temps n’était guère fameux depuis plusieurs jours ; aujourd’hui il a été exécrable. Rien n’est imperméable à cette pluie fine, sans trêve, pulvérisée par le vent ; et à courir depuis ce matin dans l’eau et dans la boue, je suis ce soir très attiré par mon lit dans lequel je pourrai me sécher et me réchauffer. Demain et après-demain je me prévois très attaché par le Général que je dois retrouver en Lorraine demain soir. Ce n’est guère de chance, ce temps d’aujourd’hui ; le commandant Barbichon m’a emmené déjeuner dans un coin qu’il tenait à me montrer, et qui doit en effet être bien pittoresque par une belle journée d’été. La pluie, tout de même, ne mouille pas la poudre et n’empêche pas le canon de donner de la voix.

Vendredi 7 Juillet

Le capitaine Roux vient de me faire savoir qu’une lettre est arrivée pour moi à son bureau ; mais comme la tournée que je fais aujourd’hui avec le Général Sainte-Claire Deville me tient ce soir éloigné de..., je n’aurai que demain la joie d’être relié avec la chère colonie du Coin.

Demain soir, je m’éloigne de cette région et me rapproche beaucoup de Paris ; mon séjour aux environs de Reims sera, je pense, de courte durée et je présume rentrer à Paris dans la nuit de lundi ou de mardi. J’espère que le Général ne m’y arrêtera pas trop longtemps.

Mardi 11 Juillet

Triste anniversaire aujourd’hui

Jeudi 13 Juillet

J’avais laissé prévoir mon retour comme assez prochain ; me voici retenu dans ce secteur pour plus de jours que je ne comptais.

Vendredi 14 Juillet

Ma journée débute dans l’incertitude des heures qui vont suivre : je ne reçois qu’ordres et contre-ordres ; il faudrait un grand calme et une profonde sérénité d’âme pour se laisser ballotter ainsi avec indifférence.

Camp de Mailly

le 10 Mai 1917

Après les chaleurs lourdes d’hier et d’aujourd’hui, la pluie s’est mise à tomber, et tambourine sur ma tente sous laquelle je me suis retiré pour écrire, plus seul à seul qu’à la bibliothèque du mess, absolument envahie à cette heure.

Cette pluie que je déteste, misère du camp, a fait rentrer mon capitaine qui me tenait une longue conversation en se promenant avec moi. Le pauvre homme me parlait de sa famille, de ses enfants, et surtout de sa femme morte en décembre dernier, et les larmes sortaient de ses yeux. Ah comme nous sommes heureux, nous, malgré les séparations ; je courrai à Boulogne, j’y retrouverai ma Manon, amoureuse et aimée ; et lui quittera le camp pour regagner son chez lui, aussi désert que sa tente. Il m’a tout attristé.

Je n’ai pas eu grand mal à me refaire à la vie d’ici, on n’y a d’ailleurs pas été par quatre chemins pour me ré acclimater, et dès le lendemain de mon arrivée il fallait agir et marcher comme si jamais je n’avais interrompu le métier. Lever à 4 heures, plutôt avant qu’après, départ à 5 heures moins le quart pour l’autre bout du camp ; manœuvres et tirs qui ne nous font rentrer qu’à 10 heures ½ ; déjeuner à 11 heures moins le quart, départ à midi pour suivre le tir des autres batteries ; retour vers 4 heures, et service intérieur varié et de durée indéterminée. Enfin, vers 6 heures, on est généralement libre, les musiciens de la brigade nous donnent la sérénade en plein air. Nous dînons à 7 heures ; après dîner quelques artistes de la musique (élève du Conservatoire ou autres faisant leurs deux ans de service) nous donnent un concert de chambre au cercle. Et après une journée si bien remplie tu peux être sûre que je tombe dans des profondeurs de sommeil absolument inconnues dans mes nuits civiles.

Quant à mon cheval, c’est un grand bébé de cheval, de 1m70 au garrot, et sur lequel il faudrait presque une échelle pour grimper. Il pourrait dire comme, dans la chanson :

« Tant que je serai sur la machine ronde

« Ce que je ne pardonnerai pas à papa,

« C’est de m’avoir mis au monde

« Avec des pieds comme çà. »

Des pieds énormes, ses sabots sont des monuments. Curieux comme tous les enfants, il faut toujours qu’il tourne la tête à droite et à gauche, renifle au vent qui passe, montre sa gaîté par des hennissements, et s’en aille tout de travers. Mais bonne bête.

Mon ordonnance, Morache, est aussi un brave garçon, qui a une grande passion pour l’astiquage ; il n’a pas laisser rouiller les parties du harnachement que nous avons eu tant de mal à faire briller... Et je reluis au grand soleil de Mailly.

Vincennes

Mercredi 15 Août 1917

Je suis rentré de Vincennes bien plus tôt que je ne pensais, et je puis me mettre un instant à écrire.

Hier, mes adieux au capitaine Roy se sont faits sans récriminations de sa part ; il est vrai que mon cas n’est plus exceptionnel, et d’autres ordres de rappel sont arrivés à la Compagnie ; des quatre officiers du service de l’artillerie deux repartent à l’heure actuelle, et les deux autres sont toujours dans l’attente. Mais le dessinateur qui est rappelé n’en a pas encore pu prendre bravement son parti ; il est immédiatement tombé malade. Rimailho étant en vacances de trois ou quatre jours, je sais seulement qu’il a dit en apprenant la nouvelle : « Morize, mais je l’aurai ; le temps seulement que le régiment lui calme sa neurasthénie, et on me le rendra. »

Je n’ai pas eu à Vincennes la sensation des temps héroïques du début où il fallait faire tout avec rien ; je me suis plutôt rappelé mes périodes militaires du temps de paix. Fontenay, Montreuil, ne sont plus ; le dépôt a réintégré le quartier de Fort-Neuf, et je n’y connais plus personne. On m’a affecté à la 66ème batterie, qui ne possédait que deux officiers pour 950 hommes, mon capitaine s’appelle monsieur de Saint-Vaubry, il a deux ans et demi de front.

C’est à Vincennes que j’ai assisté ce matin à la messe de l’Assomption et j’y ai entendu une belle allocution de l’évêque de Verdun, et s’il m’avait fallu du courage pour reprendre la vie militaire j’affirme que ses paroles m’en auraient donné.

Vendredi 17 Août

J’ai à faire un service normal, intéressant, pas très fatigant, et en dehors de l’aide que j’apporte à mon capitaine dans l’administration de sa batterie, je n’ai qu’à travailler pour refaire le plus vite possible mon instruction personnelle. A cela s’ajoutera, dans quelques jours, le service de Place, assez chargé étant donné la pénurie d’officiers ; mais tout cela n’est pas tuant, et les gens auxquels sont tous aimables et de bonne compagnie. Le capitaine de Saint-Vaubry est un central, de la promotion de Chalon qu’il estimait beaucoup ; son frère est ingénieur directeur des mines de l’Horme ; je ne suis donc nullement dépaysé avec lui. J’ai revu l’ex-capitaine Burger, aujourd’hui chef d’escadron et sous-directeur administratif de la cartoucherie de Vincennes ; il m’a presque serré dans ses bras, et j’ai été ému de la véritable affection qu’il m’a gardée ; il m’a appris que Gauteux, notre maréchal des logis chef, avait été cassé pour avoir fait des bêtises : détournement de solde et oubli de se rentrer de permission ; il m’a dit que Gaveau avait défilé à Paris pour le 14 Juillet. J’ai revu aussi Madame Chapotel, et demain je rentrerai enfin en possession de mon harnachement.

Un point noir : la vie est chère. Il faut se loger à ses frais, les chambres meublées n’abondent pas et ne sont pas pour rien. Les popotes n’existent plus, et nous retombons aux tarifs des restaurants,... et avec cela j’ai un appétit d’ogre !

Hier, j’étais en camp volant, sans cantine, sans papier à lettre, et toujours en allées et venues.

Je tâcherai d’aller chez papa, ce soir. Mais ce n’est qu’une tolérance qu’on nous accorde de nous rendre à Paris sans permission régulière, et nous devons en tout cas être présents à Vincennes la nuit.

Lundi 20 Août

Je ne crois pas un départ très prochain ; mon capitaine demande un congé, et je prends le commandement de la batterie ; pendant ce temps il me faudra sans doute conduire la batterie aux Ecoles à Feu. D’autre part, si je partais, j’aurais une permission de 24 heures pour Boulogne, ou de 48 heures pour Saint-Chamond.

Vendredi 24 Août

Emploi de mes journées : lever 6 heures ; à cheval à 7 heures pour la manœuvre ; bureau à 10 heures ; déjeuner à 11hrs ½. L’après-midi, bureau ou manœuvre, études personnelles pour me mettre au courant. A 5 heures, liberté... théorique, car hier je devais assister à un cours sur les gaz asphyxiants de 5hrs à 6hrs ½, demain et lundi je suis de service au bureau du colonel de 5hrs à 8hrs.

Il y a des quantités de connaissances nouvelles qu’il me faut acquérir ; ainsi tout officier doit maintenant pouvoir envoyer ou recevoir des télégrammes par télégraphie électrique ou optique ou sans fil ; il faut donc bien lire ou écrire couramment avec l’alphabet Morse, tandis que je vois mon capitaine recevoir chaque jour à 4 heures le communiqué envoyé par T.S.F. du Grand Quartier Général à la Tour Eiffel. En plus de tout cela, j’ai le commandement de la batterie pour sept jours depuis avant-hier.

Je suis sans aucune nouvelle du Colonel Bonnan ; j’ai appris hier, par le commandant Tillier, qu’il ne commande plus le 267ème et a changé de régiment. Aussi, n’y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pas eu le temps de s’occuper de moi. Mais ce départ me fixe au Dépôt pour longtemps peut-être.

Samedi 25 Août

Il y a aujourd’hui quinze jours je me mettais en route pour Saint-Chamond ; il me semble cependant que cela se passait il y a une éternité. Et pourtant mes occupations nombreuses et variées ne laissent aucune place à l’ennui ni à la sensation pesante du temps. Mais l’attente toujours déçue de nouvelles du Coin crée une immensité dans laquelle la pensée finit par se perdre. Les heures coulent-elles paisibles là-bas, le calme règne-t-il, les santés physiques et morales sont-elles bonnes ? Je me pose toutes ces interrogations dès mon réveil, et la journée finie je m’endors sans réponse. Alors cela semble très long.

Je n’ai pas encore présenté la trinité nouvelle du lieutenant, du cheval et de l’ordonnance, qui s’est formée il y a huit jours. Le lieutenant est le nerveux méchant monsieur que vous connaissez. Le cheval est une jument de 9 ans, Flote, anglo-normande de demi-sang, démesurément haute ; mademoiselle a ses nerfs et ses caprices que je ne comprends pas toujours. L’ordonnance, le canonnier Godin, est un homme posé et rassis de 48 ans, très soigneux et très propre, toujours complètement rasé de frais, l’air du domestique de bonne maison ; avent la guerre il était valet de chambre chez un agent de change de Paris ; malheureusement, à cause de son âge, je ne pourrai l’emmener en campagne que s’il en fait la demande. Et jusqu’ici, entre ces trois personnages, il n’y a eu ni heurt, ni accroc.

Mardi 28 Août

Les envolées fréquentes hors de Vincennes ne me sont guères possibles à cause des difficultés que l’on éprouve à rentrer le soir. Aussi ma vie se trouve-t-elle limitée à la vie de garnison, et bien souvent mes horizons sont-ils bornés au quartier et au polygone. Les occupations variées, les études intéressantes ne laissent pourtant aucune place à l’ennui ; mais ne peuvent me fournir de sujets palpitants de causerie.

Mercredi 29 Août

J’entre dans une période de service assez chargé pour moi, et mes loisirs déjà rares vont se trouver encore diminués.

Demain, prise d’armes mensuelles pour la remise des décorations, médailles, croix de guerre, aux soldats présents dans la garnison de Vincennes ou aux familles de ceux qui sont disparus. Ensuite conférence au bureau du colonel. Puis je suis de service au quartier jusqu’à 8 heures du soir. Vendredi, école à feu à Blanc-Mesnil, du côté de Sevran-Livry : départ à 5hrs ½ du matin, et retour sans doute fort tard. Dimanche, de service au quartier jusqu’à 8 heures du soir. Mercredi, même chose que dimanche. Jeudi, nouvelle école à feu.

Quoiqu’on en dise parfois, les officiers n’ont pas à bailler et à se demander comment ils pourront tuer le temps. Ajoutez à cela une désagréable corvée qui s’annonce pour un de ces jours et qui m’écoeure par avance : c’est un de ces matins, au petit jour, que l’on fusillera au polygone une espionne condamnée à mort, la danseuse Mata-Hari, et toutes les troupes devront être présentes. Je crois que j’aurais moins d’appréhension d’assister à l’exécution d’un homme. Enfin il faut se rappeler : « Servitude et Grandeur Militaire. »

Je suis heureux de pouvoir m’échapper ce soir et d’aller dîner chez papa. Je ne sais si je pourrai recommencer cette fugue avant la semaine prochaine.

Jeudi 30 Août

Tout à l’heure, à la prise d’armes, je commande une batterie attelée à la revue et au défilé, et il faut auparavant que je m’assure que tout est bien en ordre. Pourvu que nous ne soyons pas douchés, et que Flotte ne m’emmène pas toit droit embrassé le Général !

J’ai reçu une très aimable lettre du colonel Bonnan ; il me dit qu’il serait content de m’avoir, mais qu’il ne peut me réclamer et me conseille de faire une demande régulière pour passer au 260ème.

Mardi 18 Septembre 1917

Un baraquement, très pauvre, au milieu d’autres baraquements régulièrement alignés dans une campagne assez plate, mais boisée ; sur tout cela heureusement une atmosphère lumineuse et un gai soleil. Voilà, mon nouveau chez moi et mon nouvel horizon.

Dans cette solitude, beaucoup moins de service, je crois, qu’à Vincennes ; beaucoup moins de dépenses aussi (logement 14frs par mois, nourriture 4frs par jour).

Très peu d’officiers ; aussi, naturellement, le chef d’escadron major m’a déclaré qu’il ne me ferait partir aux Armées que lorsqu’il y serait forcé. Et me voilà commandant la 69ème batterie de dépôt pendant des jours et des jours ! Alors, un de ces matins, viendra un ordre de m’envoyer d’urgence sur telle ou telle formation, qui ne sera pas le 260ème.

Mercredi 19 Septembre

Le camp est déjà endormi, il n’est pas 9 heures, mais dans cet éloignement de tout les veillées ne se prolongent pas. Je n’entends plus que le renâclement des chevaux sous leurs hangars, de l’autre côté du chemin, et comme lumières il n’y a plus que les falots des gardes d’écurie qui piquent la nuit çà et là. C’est un avant-goût des soirées du front.

Jeudi 20 Septembre

Je sais avec certitude, que j’aurai des heures dures, et des jours de travail, de fatigue, et peut-être de souffrance physique et morale.

J’essaye demain un nouveau cheval d’armes, une jument américaine de sept ans, qui se nomme « Puebla » ; inutile de dire que ce nom, m’a séduit mais il faut être raisonnable car la bête que j’adopterai maintenant sera ma compagne au front. J’en ai vu une autre à la remonte, plus affectueuse, plus jolie de tête et plus nerveuse, ... et j’aurais bien voulu qu’elle s’appelât « Puebla » ! Tout cela ne m’empêche pas de regretter « Flotte », de vieille authentique noblesse normande... chevaline ; un de mes élèves brigadiers m’envoie sa photo.

Vendredi 21 Septembre

Eh bien ! Malgré ma merveilleuse volonté, cela n’a pas du tout marché entre « Puebla » et moi ; peut-être l’éternelle histoire, garder d’épouser une étrangère. Elle n’en veut faire qu’à sa tête, elle se révolte dès que j’essaie doucement de montrer ma volonté ; saute de mouton pour chercher à se débarrasser de moi, et des cabres perpétuels que je considère comme une préméditation de m’occire un jour. Elle n’est pas vilaine pourtant, dans sa robe foncée, avec son œil ardent, et son toupet dru et gamin sur son front, mais c’est une sauvage !

Samedi 22 Septembre

Je croyais ma journée terminée, hier soir, tandis que j’écrivais en attendant le dîner. Mais le commandant m’a brusquement fait appeler pour régler diverses questions. Nous vivons tellement les uns près des autres qu’il est admis que nos heures de service sont continuelles. Aujourd’hui, occupé toute la matinée depuis 7 heures, je dois être présent cet après-midi à 1 heure ½ à une convocation des trois commandants de batteries chez le chef d’escadron major.

Ce matin, en faisant une grande randonnée à travers le pays pour essayer un nouveau cheval (Toucan », un américain, alezan) je pensais acheter à un paysan un lièvre que j’aurais envoyé à ma famille ; bredouille aujourd’hui, je réussirai peut-être mieux un de ces prochains jours.

Dimanche 23 Septembre

A la messe entendue à 10 heures ½ dans la chapelle du camp, j’ai rencontré Daniel Laurent ; il se perfectionne comme pilote aviateur à l’importante école d’aviation militaire créée ici. Il est revenu me prendre cet après-midi pour me faire visiter tout le camp d’aviation, et a obtenu de ses instructeurs l’autorisation que j’assiste à ses vols. Et ainsi mon dimanche s’est trouvé largement occupé jusqu’à cette heure où il est temps de me diriger vers le mess.

Lundi 24 Septembre

Jamais depuis trois ans, nous ne nous sommes sentis étrangers à ceux que la guerre a frappés, plus directement pourtant maintenant j’ai une sensation plus vive que nous et nos enfants sommes entrés plus intimement dans la famille des soldats ; nous prierons mieux pour ceux qui sont tombés, et eux nous seront là haut d’un secours plus efficace. Ici, nous sommes bien avec eux, chaque rue du camp porte le nom d’un officier du régiment mort pour la France ; et l’idée du sacrifice finit par vous entrer dans la moelle, comme la théorie et la manœuvre, et ce n’est pas triste pourtant.

Mardi 25 Septembre

Au cas où je partirais au 260ème, il m’est plus aisé maintenant de donner les indications sur sa position que lorsque je serai là-bas. Le 260ème est le régiment d’artillerie de campagne de la 153ème Division qui comprend trois régiments d’Infanterie : le 1er mixte Zouaves – Tirailleurs, le 9ème Zouaves, et le 418ème d’Infanterie. La 153ème Division forme la troisième des quatre divisions qui constituent le 20ème corps d’armée lequel fait actuellement partie de la VIII ème armée. Le 260ème d’artillerie est en ce moment en position dans la région entre Pont-à-Mousson et Flirey.

Je m’aperçois maintenant qu’il y a beaucoup plus à faire à la batterie que je ne le croyais aux dires du sous-lieutenant qui en avait le commandement avant mon arrivée, et qui maintenant est mon second. Il est vrai qu’il ne semble pas avoir de goût pour le métier : c’est un de ces nouveaux officiers qui ne se sont décidés à faire un effort pour avoir le galon que lorsqu’ils ont vu que la guerre s’éternisait, et il avait réduit son service à une heure de présence par jour au bureau de la batterie. Le voilà en permission, et son absence ne me donne aucun surcroît de travail, il a déjà fait le projet à son retour de se faire évacuer sur l’hôpital de Bourges pour nouveau traitement d’une blessure qu’il  a reçu à l’épaule, puis d’obtenir un congé de convalescence. Je ne puis guère compter sur lui ; mais le chef d’escadron major se démêle pour qu’on lui donne un capitaine qui reprendrait le commandement de la batterie, et alors j’aurais un peu plus de loisirs pour mon instruction personnelle.

Mercredi 26 Septembre

En mon absence ce matin, Daniel Laurent est venu m’apporter un lièvre qu’il  a tué, et sur le mot qu’il m’a laissé il accepte l’invitation à dîner un de ces jours que je lui avais faite dimanche, me fixant vendredi soir ; je vais donc réserver le capitaine pour ce soir-là. Hier matin, après la manœuvre, j’ai poussé à cheval jusqu’à Savigny, je n’y ai trouvé aucun gibier à acheter, mais le maître d’école m’a promis de m’en fournir dès qu’il en aurait abattu. Je l’enverrai, suivant l’époque de son arrivée, rue Las-Cases pour la réunion de la Saint Michel.

Jeudi 27 Septembre

Je me sens une vague appréhension ce matin : deux aviateurs se sont tués à une heure d’intervalle, un troisième s’est mis en fort mauvais état ; il y a cependant en moyenne une mort par jour au camp d’aviation. J’ai pensé à Daniel Laurent et j’ai réfléchi que dans cet éloignement je suis le seul être qui le relie aux siens... et j’ai la frousse qu’il lui arrive malheur.

Vendredi 28 Septembre

Décidément hier fut ici jour néfaste pour l’aviation : deux appareils s’incendiaient à leur atterrissage, des blessés mais heureusement pas de morts.

Samedi 29 Septembre

Dieu merci ! je me sens du courage et de l’allant.

Le pauvre « Toto des tranchées » me fait une impression pénible mais qu’on ne peut définir. Je crois cependant qu’il ne peut être en meilleures mains qu’en celles de ses grands-parents de St Dizier qui l’élèvent peut-être rustiquement mais se dévouent tout entier à lui. A-t-il de la sensibilité de cœur ! je ne sais, mais je le sens toujours demeurer un peu étranger à tout ! Et cependant je l’ai vu bien entouré d’affection à Boulogne comme à Saint Dizier. J’espère que son angine ne sera pas grand’chose, et ne lui fera pas perdre le résultat de ses deux mois à la mer dont il avait tant besoin. Je pense qu’on a vu le médecin pour lui.

Dimanche 30 Septembre

M’apercevant tout à coup de la marche de l’heure, j’ai arrêté brusquement ces lignes hier. J’avais à recevoir Daniel Laurent qui, au dernier moment, était venu me demander vendredi de l’excuser et de remettre notre dîner au lendemain. Comme le civet était parfait, nous en avons tout de même mangé la moitié et le reste a fait le début de notre dîner hier soir, complété par trois perdreaux rôtis que Laurent m’avait envoyé le matin. C’est un gentil garçon, avec lequel on ne sent aucune gêne, et qui se met vite à l’aise ; sans crier gare, il nous a amené un de ses camarades de l’aviation, me demandant tout bonnement de le recevoir.

Je suis tout désappointé d’avoir annoncé un lièvre... avant qu’il ne soit tué ! Quels garçons que tous ces Newsods ! Il faut que j’aille relancer mon maître d’école à Savigny. On m’avait tellement raconté que le gibier pullulait dans la région et qu’on l’avait à bas prix, que je rêvais d’expéditions de bourriches à toute la famille.

Mardi 2 Octobre

Saints Anges Gardiens ! Que le mien dise aux miens combien je les aime, et que les leurs veillent sur la paix de leur coeur.

Depuis ce matin, j’ai changé de batterie, et j’ai pris le commandement de la 68ème en l’absence du capitaine Legris parti aujourd’hui en convalescence de trois semaines à l’hôpital thermal de Vichy. Mon sous-lieutenant, revenu hier de permission, a repris le commandement de la 69ème. Le chef d’escadron major m’a annoncé à cette occasion qu’il m’employait au dépôt à boucher les trous, sachant que mon séjour ne pouvait y être de longue durée. Il ne s’est pas expliqué très clairement mais j’ai cru comprendre que le colonel Bonnan lui avait écrit directement pour me réclamer, et que lui, dans sa réponse, le priait d’attendre encore quelque temps.

Jeudi 4 Octobre

Depuis avant-hier, c’est une avalanche, oh ! très légère et surtout très douce, de lettres ; je suis tout enveloppé de chaudes affections, et j’en suis très sincèrement touché. Il me semble même que cette année tous ces mots, tous ces vœux, sont exprimés d’une façon plus tendre... peut-être, comme me le dit Albert, parce qu’ils s’adressent à un poilu (bien qu’encore en apprentissage), peut-être aussi parce que cette vie que nous sentons si proche du grand drame du front met à vif la sensibilité.

J’ai déjà commencé à répondre ; mon cœur n’appréhende pas cette tâche très douce, mais je suis effrayé du peu de temps que j’ai,... et pourtant je ne puis guère écrire dans la bousculade. Déjà, ce soir, l’heure du courrier militaire est passée, et je vais faire partir ces lettres par le postal civil. Tout mon dimanche va être consacré à écrire... à moins que je ne puisse moi-même aller remercier les uns et les autres. Aucun officier n’a l’intention de demander 24 heures ce jour-là, et comme dimanche dernier j’ai assuré le service de deux batteries pour permettre à un camarade de s’absenter, on pourra peut-être me rendre la pareille.

Un orage violent l’avant dernière nuit a gâté le temps, et d’un seul coup l’automne est là. Je souhaite que pour vous les beaux jours se poursuivent le plus possible.

Les jours raccourcissent et devant ma fenêtre je commence à écrire avec les yeux de la foi. Mais il ne faut pas tant de lumière pour poursuivre.

Mardi 9 Octobre

Aucun incident important dans ma vie. Le Métro fonctionnait dimanche soir, et m’a permis d’arriver à l’heure chez papa ; j’ai été heureux de pouvoir passer un instant avec tous les nôtres. Ensuite, il s’en est fallu d’un quart de seconde que je manque mon train à Austerlitz. Depuis Orléans, seul dans mon compartiment avec un capitaine du 8ème de l’armée en garnison à Avord, nous avons pu dormir si profondément chacun sur notre banquette que, malgré l’arrêt de ¼ d’heure du train à Vierzon où il nous faut changer nous n’avons été réveillés qu’un moment avant le départ par le contrôleur des billets ; nous allions filer tout droit sur Châteauroux ! Enfin ma bonne étoile a tout de même fini par me ramener à Avord à l’heure voulue. Mais le commandement d’une batterie est assez lourd, un jour et demi d’absence marqué, le général était passé, j’avais à prendre le deuil d’un de mes chevaux enlevé en mon absence par une entérite chronique ; et la journée s’est éteinte dans la tristesse lugubre de la nuit noire et pluvieuse.

Mercredi 10 Octobre

Dans quel état j’ai retrouvé le camp, après ces quelques jours de mauvais temps ! C’est un cloaque ; une pluie glaciale fouette drue sous les rafales de vent ; l’humidité se glisse partout ; la chair grelotte, et l’âme a bien de la peine à ne pas se laisser couler à pic dans le marasme. Avec le changement d’heure la nuit vient bien tôt ; le service fini, le temps coule avec une lenteur désespérante en attendant le dîner entre les quatre murs nus de la baraque. Un camarade heureusement m’a gentiment prêté une lampe à pétrole et c’est moins attristant que ma bougie. J’entends la pluie dégouliner monotonement dans la nuit, la nuit si opaque qu’on craint toujours de se heurter dans quelqu’un ou quelque chose et où l’on s’éclabousse jusqu’à mi-corps dans les flaques. J’ai hâte d’avoir dîné, et que neuf heures aient sonné pour me glisser dans mon lit où il fait si bon sous ma peau de chèvre. Et dire qu’il est des gens persuadés que je m’estime au Paradis !

Jeudi 11 Octobre

Hier, après avoir écrit, je me suis remis à l’étude, bien que depuis 7 heures du matin la journée ait été fort employée mais je sentais tout de même le noir me gagner ; alors j’ai été me réfugier chez un camarade qui m’est sympathique (car ici aussi il naît des sympathiques qui sélectionnent les gens), le vétérinaire Réjalot, brave homme et cadet de Gascogne. Mais par déveine, le voilà qui nous quitte ; il a reçu ce matin l’ordre de partir aux Armées, et doit se diriger demain sur Dunkerque.

Vendredi 12 Octobre

Ces pages de chaque jour ne peuvent sans cesse refléter de la gaîté ; malgré tout mon désir de ne jamais y mettre une note attristée, je ne puis taire toute la mélancolie de l’heure aujourd’hui. Oh ! c’est passager, je l’espère !

Nous venons d’embarquer notre brave camarade Réjalot, qui me faisait tant penser au pauvre Châlon, par son physique et sa tournure d’esprit. Comme la sensibilité est à fleur de peau chez ces gens du Midi ! En quittant le camp, en nous disant adieu à nous qu’il ne connaît que depuis quelques semaines, il sanglotait comme un enfant et de grosse larmes tombaient sur ses épaisses moustaches ; il nous a laissés tout émotionnés... mais lui, aussitôt dans la voiture qui le descendait à la gare et où se trouvaient des officiers de l’aviation, il liait conversation avec ses nouveaux compagnons de route, s’enquérait de leur destination, et ne pensait déjà plus à son chagrin.

Pourtant nous gardons une impression pénible de ces larmes, et le temps n’est guère fait pour nous consoler ; aujourd’hui, c’est le bouquet, depuis hier soir il n’y a pas eu la moindre interruption dans l’averse glaciale, le camp et les routes ne forment plus qu’un immense marécage ; impossible d’emmener les hommes sur le terrain sans risquer des chutes de cheval, et il faut faire des instructions dans les chambrées.

Mon ordonnance vient d’être mis en sursis, et m’a quitté hier ; j’en ai choisi un nouveau qui a dix huit mois de front, et qui pourra me suivre aux Armées ; il s’appelle Duban, et son prénom est Ambroise Thomas (c’est toute l’école des Beaux-arts) ; c’est un vigneron qui, miracle ! ne se pique jamais le nez. Tout change ici avec rapidité ; le chef d’escadron major a été remplacé par un nouveau qui semble beaucoup compter sur moi pour faire l’instruction des hommes. Mais j’ai enfin pu voir la lettre du colonel Bonnan, et la réponse qui fut faite ; je suis affecté comme lieutenant à une des batteries sous les ordres du colonel, et je dois être mis à sa disposition entre le 20 et le 25 Octobre ; j’imagine cependant que mon départ à cette date n’est pas encore chose faite, et qu’il faudra sans doute que je sois réclamé à nouveau.

Samedi 13 Octobre

Avec le temps que nous avons la grippe rôde sournoisement. Je n’ai aucune nouvelle de la mienne ; elle est morte avant de naître, mais jusqu’à hier elle tentait bien de venir au monde. On vient de m’installer un poêle, et le commandant vétérinaire ayant partagé avec moi quelques brindilles de sapin et un seau de charbon, ma chambre est en train de sécher, dans une douce chaleur ; cette humidité aurait été la ruine de tous mes vêtements.

Cet après-midi nous avons enfin aperçu par delà les nuages quelques carrés d’azur ; j’ai vu deux hirondelles ; des aviateurs ont pu sortir ; l’esprit n’est pas long à se rasséréner quand le marasme vient de l’extérieur et que ce n’est pas du fond de notre âme qu’il monte.

Le capitaine Rey m’a écrit pour me demander des renseignements sur des affaires de la Compagnie, je veux bien quoique j’aie déjà pas mal à faire ici, mais en retour qu’il prenne en main mes intérêts.

Dimanche 14 Octobre

Les dimanches se suivent et malheureusement tous ne sont pas jours de congé et de fêtes intenses.

Ce matin, prise d’armes au camp pour remise de croix de guerre et de médailles militaires. Les quatre régiments d’artillerie fournissaient chacun une batterie pour la revue et le défilé ; c’était moi, le plus jeune arrivé au 60ème, qui avait le commandement de la nôtre. J’ai eu ensuite tout juste le temps d’attraper la messe de 10 heures ½, puis ce fut le déjeuner auquel étaient conviés tous les hommes décorés ce matin.

En rentrant dan ma chambre j’ai trouvé un mot de Daniel Laurent m’annonçant qu’il a terminé son entraînement à Saint Avord, et qu’il part à Pau demain ou après-demain à la grande école de prouesses et de mort. Depuis quinze jours je n’ai pu le rejoindre, malgré plusieurs tentatives de visites infructueuses. J’irai tout à l’heure le chercher pour partager à dîner notre très vulgaire menu.

En allant aujourd’hui aux cuisines goûter le ragoût d’oie que j’ai commandé pour ma batterie ce soir j’ai rencontré Dédé, le Dédé d’Ambroisine, cuisinier du peloton du 60ème, embusqué depuis longtemps à l’ombre des marmites (pas dangereuses celles-là !) et dans la tiédeur des fourneaux. J’espère qu’il a hérité d’autres qualités culinaires que celles de sa mère.

Mes bottes sont arrivées. Hélas ! malgré des efforts herculéens, impossible de les entrer plus haut que mon mollet. Alors, je les renvoie.

Lundi 15 Octobre

Mon ordonnance me préoccupe : il n’a pas un entrain fou pour aller aux Armées et une fois là-bas je crains qu’il ne se démène pour se faire évacuer ; il m’a déjà dit qu’il aurait eu de m’ostéite tuberculeuse et qu’avec le mauvais actuel son poignet droit lui refaisait mal. Ce matin Dédé est venu me dire que son rêve serait d’être ordonnance et qu’il me suivrait volontiers au front. Mais comme il a été versé dans le service auxiliaire, il faudrait d’abord qu’il se fasse reverser dans le service armé.

Le commandant m’a prévenu ce matin qu’il ne pourrait me laisser partir aux Armées qu’après le retour définitif du capitaine Legris.

Mardi 16 Octobre

L’heure m’a surpris avant le dîner et maintenant je viens de rentrer du mess sous les étoiles dans une nuit limpide qui clôt une journée qui s’est faite radieuse sans crier gare. Mais le froid est vif, et ma chambre est à la glace.

Mercredi 17 Octobre

Journée fort chargée aujourd’hui ; outre le service et les manœuvres de chaque jour, le régiment avait une nouvelle prise d’armes pour la remise de la fourragère à l’étendard. Le 60ème a eu en effet ses deux citations, et l’étendard doit porter la fourragère comme les hommes ; le 260ème, trop récemment venu au monde, n’a encore aucune distinction ; il m’attend sans doute.

C’est le colonel Thionville, camarade d’Ecole de Guerre du colonel Bonnan, qui présidait la cérémonie, et comme je suis toujours de toutes les sauces, je commandais une des deux batteries présentes à la revue. Mais ce qui m’a fait plaisir c’est que c’est moi qui ai été désigné pour rendre les honneurs à l’étendard et être le chef de son escorte. Ce fut une bonne occasion pour moi d’arborer mon baudrier ; quelle joie j’ai eu à en sentir presser la courroie sur mon cœur ; mais, hélas ! on dit qu’un règlement va interdire le port du baudrier à l’arrière, j’en ai été tout attristé.

Je ne compte plus guère sur un lièvre avec le mauvais temps que nous avons eu ; je regrette bien fort que ce lièvre soit devenu un lapin !

Jeudi 18 Octobre

Le temps est redevenu déplorable avec la même brutalité qu’il semblait s’être remis au beau.

Vendredi 19 Octobre

A cette époque où tous se sont tellement éparpillés, c’est bien souvent une lettre bordée de noir qui vient tout à coup vous remettre plus vive devant les yeux et dans le souvenir du cœur une amitié. Pauvre monsieur Normand ; depuis combien d’années me paraît-il avoir glissé dans l’ombre. Le mot du pauvre Georges a fait revivre dans ma pensée tout un temps très lointain : Ville d’Avray ; et des parents de trois familles au complet il ne reste plus que papa et madame Normand. Est-ce que l’adresse de Georges indiquée à sa signature est suffisante ? Est-ce que son enveloppe n’aurait pas portée une indication plus complète ? Lieutenant, mais dans quelle arme ou service ?

J’expédie sur Boulogne aujourd’hui un « capucin » qui me semble digne d’une famille nombreuse. Je désespérais de pouvoir en faire figurer un sur la table familiale lorsque ce matin mon adjudant, grand chasseur, m’a remis celui-ci tué d’hier. Je pense qu’il arrivera vite et en bon port, malgré son emballage sommaire ; et à votre santé messeigneurs et gentilles dames !

Samedi 20 Octobre

Nous voici entrés dans cette période du 20 au 25 Octobre qui devait marquer mon départ à l’artillerie de la 153ème Division, et pourtant me voici paisiblement dans ma chambre où j’ai mes habitudes, assis à ma table comme chaque soir après mon service sans pouvoir satisfaire ma curiosité de ce que sera demain.

J’ignore si je serai ici demain, mais j’ignore tout autant si j’y serai encore dans trois mois ; alors j’améliore mon installation, en posant comme principe que mon séjour se prolongera. Demain, je quitte ma chambre pour reprendre, dans le même baraquement, celle du commandant vétérinaire, un peu plus grande que la mienne et surtout plus ensoleillée et plus claire avec ses trois fenêtres ; ce n’est pas la dépense des rideaux qui m’aurait fait reculer devant cette orgie de fenêtres, car ici j’en ignore l’usage.

Mon ameublement s’est complété de quelques objets hétéroclites recueillis de ci de là auprès des camarades : je possède même un fauteuil crapaud, hérité d’un médecin aide major. Malgré tout, mon déménagement demandera bien un bon quart d’heure. Je m’occupe aussi, tout comme un bon bourgeois, de ma provision de charbon ; j’en ai fait une commande à l’intendance, et j’espère avoir bientôt derrière la baraque un tas de cent kilos, ce ne sera pas un luxe superflu, car les flambées que me fait Duban avec les brindilles de bois qu’il va glaner un peu partout n’arrivent que bien juste à réchauffer le poêle.

Et maintenant j’aspire à ne pas être déplacé avant une huitaine de jours car il me faut avouer que le méchant « rhube de cerbeau » a tout de même réussi à s’installer, et bien qu’avec la vie saine d’ici il ne me démolisse pas, il me coupe cependant pas mal aujourd’hui mon allant.

Dimanche 21 Octobre

Tandis que je me faisais une fête de faire goûter du lièvre du camp d’Avord à ma petite famille, notre bon commandant vétérinaire s’en faisait une autre de nous offrir du cheval du 60ème d’artillerie. Une bête de la 70ème batterie ayant eu la jambe brisée, on l’avait abattue, et depuis trois jours les camarades, en se frottant les mains, ne parlaient plus que beefsteaks de cheval et filets marins.

Il faut dire de plus que j’avais recueilli un des derniers regards de détresse du pauvre animal quand il était couché sur la route juste devant ma fenêtre, puis qu’ensuite j’avais vu les « morceaux de roi » tout pantelants, apportés triomphalement par le vétérinaire. Eh bien ! j’ai déjà mangé mon beefsteak,... et même la moitié d’un autre (ne soyez pas incrédule), et je déclare que cela ne ressemblait en rien à ce que nous donnait ma belle-mère ; la cuisine est un bel art et connaissant maintenant les virtuoses du mess, j’attends sans appréhension le filet mariné.

Nous avons eu hier une belle cérémonie au camp d’aviation en l’honneur de Guynemer ; les régiments d’artillerie stationnés ici y participaient avec leurs étendards et le sous secrétaire d’état à l’aéronautique passait la revue. Cérémonie émouvante de simplicité et qui faisait songer à l’appel de Latour d’Auvergne devant les troupes tandis qu’un avion se livrait dans le ciel aux évolutions les plus hardies. Mais pourquoi faut-il que le ministre se soit-il cru obligé de faire un discours où intervenaient sans cesse la République et les représentants du peuple !

Lundi 22 Octobre

Rendu flemmard par mon rhume, j’ai laissé mon maréchal des logis instructeur se charger seul de la manœuvre à cheval, et je ne me suis levé qu’à 7 heures ½. Après mon café au lait, j’ai été dire au revoir à mon adjudant Monier qui est envoyé dans un camp aux environs de Bordeaux (son lièvre pouvait bien être payé d’une cordiale poignée de mains). Passé au bureau de la batterie ; été au magasin de l’intendance pour surveiller la remise du fourrage et de l’avoine aux batteries et protester, mais en vain, contrer la mauvaise qualité du foin. Assisté à la visite des chevaux malades à l’infirmerie vétérinaire, où j’ai dû faire panser Toucan blessé sur le dos par la selle.

J’ai ensuite inspecté les aménagements d’hiver que je fais faire dans mes écuries réduites pour l’instant à de simples auvents ; dans ces travaux, l’officier est à la fois l’architecte et l’entrepreneur, et les canonniers sont maçons, paveurs, charpentiers, menuisiers, serruriers ; pour avoir les matériaux nécessaires à la continuation du travail, il m’a fallu alors organiser des corvées avec voitures pour aller faucher des roseaux dans des terrains marécageux du côté de Savigny, et charger des pierres destinées à faire un macadam sous les pieds des chevaux ; pour avoir des bandes de fer, j’ai envoyé deux hommes ramasser des cercles de vieux tonneaux dans le champ d’ordures à l’extrémité du camp ; et ainsi, de bric et de broc, j’arriverai à préserver mes chevaux de la neige et du froid.

A 1 heure, je me suis installé au chaud au bureau, et jusqu’à 3 heures ½ j’ai étudié dans les nouveaux règlements comment l’infanterie restait en communication avec son artillerie, par téléphone, signaux et autres procédés. Puis j’ai revisité mes écuries, ai vérifié le remplissage des mangeoires et la répartition de la litière, me suis assuré que les hommes pansaient les chevaux avec énergie. Je suis revenu au bureau signer les pièces du rapport, établir les demandes de permissions agricoles ou de détente, vérifier les achats et dépenses du brigadier aux cuisines.

Et maintenant que j’ai narré ma journée, à peu près semblable aux autres, il est l’heure du dîner.

Mardi 23 Octobre

Il y a eu ce matin cinq semaines que je suis arrivé à Avord, cinq semaines pleines passées au camp à l’exception du dimanche où j’ai pu m’envoler jusqu’à Boulogne. Il me semble que cela fait une éternité que je suis ici.

Mercredi 24 Octobre

Je complète mon dessert du déjeuner par quelques lignes. Il me faut aujourd’hui profiter du premier instant de liberté qui se présente, dans l’incertitude d’en avoir d’autres avant le dîner. Grande agitation et branle bas de combat en effet : le général commandant les dépôts de l’artillerie du 20ème corps est arrivé hier soir sans tambours ni trompettes, et il inspecte aujourd’hui : tout passe sous son œil, manœuvres à cheval, manœuvre d’artillerie, écuries, casernements, cuisines, comptes des batteries, que sais-je encore. Et il n’est pas commode ce général ! Enfin, il n’a rien trouvé à reprendre à mon service, il n’a eu que ce mot bourru quand je me suis présenté à lui à 7 heures ce matin : « Vous avez l’air gelé, pourquoi ne mettez-vous pas de manteau ?

Jeudi 25 Octobre

Combien j’aime les petits, tous les tout petits, et je suis presque ému à les tenir, très frêles, dans mes bras ; pourquoi les miens feraient-ils exception ? Et quand maintenant je dis : « mes louveteaux », sous cet enfantillage il y a quelque chose qui fait prisonnier mon âme et ma chair. J’ai des inquiétudes pour eux, j’ai aussi des regrets de les voir déjà si loin de leurs berceaux ; à quoi servirait-il de crier tout cela ! Et parce que je n’en parle pas, on s’imagine que je suis indifférent. Mais s’ils savaient combien l’éloignement augmente mes craintes pour eux : jeux, santés ne me satisfont pas, je les voudrais à l’abri de tout ce que la vie peut avoir de méchant ou d’amer, je les voudrais aussi sans égoïsme, de jugement sain et de savoir solide.

Vendredi 26 Octobre

C’est si nécessaire d’être soutenu par l’amitié dans cet isolement devant l’incertitude de vie ou de mort de l’heure qui passe. Le chef est bien solidement uni à ses hommes, mais toute une partie de lui-même en émerge, et c’est cette partie qui plonge dans la solitude.

Samedi 27 Octobre

Le commandant m’a retenu très tard après mon service de batterie. Il tenait à composer en ma présence, avant de la faire signer au colonel Thionville, la lettre qu’il adresse au colonel Bonnan pour l’informer que le capitaine Legris ne revenant pas encore, il est de toute nécessité que je sois maintenu au camp tant qu’il n’y aura pas un autre officier pour prendre le commandement de la 68ème batterie. Et me voici bien collé à la boue du camp !

Je suis assez intrigué de savoir si ce monsieur Guillaume Desouches, avoué, dont l’arrestation pour commerce avec l’ennemi fait tant de bruits ces jours-ci, n’est pas un très proche parent de Philippe Desouches ; mais si cela est, la pauvre Charlotte doit en être toute à l’envers. Mieux vaut encore rester dans l’ignorance que de faire de la peine à notre sœur.

Dimanche 28 Octobre

Le poste de commandant de batterie, surtout quand aucun autre officier ne lui est adjoint, est loin d’être une sinécure. Quelles occupations multiples ! Il est frai que cela empêche l’ennui monotone de vous assaillir. Ce matin encore un ordre vient de nous inviter, chacun pour sa batterie, à faire mettre en état pour la Toussaint les tombes de ses hommes qui reposent dans les petits cimetières des deux villages voisins du camp d’Avrod et Forges. La 68ème batterie n’a qu’un homme à Avrod, mais il faut que je trouve le temps d’aller au village avec un brigadier, de voir la tombe du cimetière et de décider ce qu’il y a lieu de faire... sans dépenser un sou, car je n’ai pas de crédit pour cela.

La cuisine entre dans mes préoccupations journalières ; si je n’y ai pas l’œil, le menu de mes hommes est immuable : bœuf bouilli ou ragoût de bœuf. Aujourd’hui dimanche il a fallu me gendarmer pour qu’ils aient ce soir  du navarin de mouton et du riz au lait. Pour que le beefsteak de cheval soit mangeable il ne doit pas être découpé en tranches trop épaisses, et il faut de plus qu’il soit  cuit à la poêle ; la sauce doit être assez épicée et le beefsteak doit être abondamment recouvert d’oignon haché menu. Essayez donc à la première occasion, de le préparer dans ce goût là ; vous me direz si cela passe mieux.

Lundi 29 Octobre

Ordre qui m’a été transmis ce matin : « le lieutenant Morize est désigné pour suivre le prochain cours sur l’emploi des gaz ». Ce stage de cinq jours a lieu dans la région parisienne : école de pharmacie, établissement de chimie militaire d’Aubervilliers, camp de Satory, et école de Fontainebleau. Soyons philosophes et reconnaissants au ciel d’où nous tombent à l’improviste ces quelques heures de rapprochement : on m’envoie au cours et pas du tout en vacances.

Je n’ai pas encore d’ordres de détail ; je sais seulement qu’il faut que je sois à Paris le jour de la Toussaint. Des camarades m’ont dit que la séance à Fontainebleau avait toujours lieu le dimanche, et qu’on en revient qu’à 10 ou 11 heures du soir. C’est fâcheux, car je ne pourrai être des fraternelles agapes de la rue Las Cases.

Je n’ai ici qu’à compter que sur les ressources du camp, de ses habitants, ou de ses voisins immédiats. J’en suis arrivé à me faire couper les cheveux par un canonnier de ma batterie !

Mercredi 7 Novembre

(Copie de la lettre adressée à Madeleine)

« Ma très chérie, tu dois sentir que je ne suis pas éloigné de toi, que je reste de toute mon âme à tes côtés, qu’un même chagrin nous serre l’un contre l’autre ; pas un instant en ces heures douloureuses, ma pensée attachée à toi de toute ma tendresse n’a pu s’écarter de toi. Et si ce n’est pas de tout près que mes lèvres peuvent te dire : « Manon, je voudrais être assez puissant pour alléger ta peine et pour sécher tes pleurs » et si mes bras ne peuvent attirer ta tête contre ma poitrine, je sens bien cependant que je t’enveloppe de tout moi.

« Ma tristesse de ce brusque départ de notre pauvre petite Viève s’est augmentée de toute celle que j’ai eue à m’en aller sans pouvoir te défendre contre le chagrin. Ma Manon, tu n’es pas seule pourtant, et souvent ces deux jours-ci une prière rapide de mon cœur pour Geneviève s’est mêlée certainement à l’une des tiennes.

« J’ai écrit hier soir à Normand comme je te l’avais promis, et il m’a semblé que Geneviève en était heureuse ; c’était un peu comme ma part de veillée. J’ai mis aussi un mot à Paul, me souvenant qu’il avait demandé l’aide de notre sœur dans un moment pénible, et qu’il lui doit bien un souvenir et une prière.

« Ces lignes ne t’arriveront donc que peu d’instant avant qu’on ne conduise Geneviève à l’église et qu’elle n’aille reposer près de grand’mère Bocquet. Tu penseras, bien que je ne sois pas présent, combien vraiment je serai près de toi, te soutenant de toute ma tendresse. Je dois t’avoue qu’il m’est très pénible de rester au loin ce jour-là, menant une vie normale au milieu d’indifférents ; tu sais  que je le fais pour Paul mais que cela me coûte beaucoup.

« Je prie avec toi, chère Aimée, et je t’embrasse de toute mon âme. »

Jeudi 8 Novembre

(Copie de la lettre adressée à Madeleine)

 « Malgré toutes mes occupations, ma chérie, ma pensée ne s’éloigne pas de Boulogne, et à cette heure du soir je suis, avec toi sans doute, près de notre petite sœur dans ce chez elle qui l’a rendue si heureuse et qu’elle quittera demain.

« A ma tristesse s’ajoute un eu d’inquiétude pour toi ; je voudrais bien que tu ne te sois pas trop fatiguée, et que les pénibles émotions de tous ces jours-ci n’aient pas brisé ton ressort. Promets-moi de te reposer très raisonnablement à partir de demain.

« Avec ma pensée si loin d’ici, la vie qui m’entoure ne me semble, au soir de ces dernières journées, n’avoir présenté rien d’intéressant à te dire. Mes lignes sont courtes, mais je prie pour Viève, et je t’aime. »

Vendredi 9 Novembre

(Copie de la lettre adressée à Madeleine)

« J’ai pu achever d’assurer mon service de la matinée assez tôt pour aller prier dans la chapelle du camp  la même heure où tous vous étiez réunis dans l’église de Boulogne, et notre sœur ne m’en aura pas voulu d’être demeuré aujourd’hui loin du cercle de famille. Avant de retourner à mes occupations de l’après-midi, j’achève ces lignes, ma chérie, tandis que là-bas les tristes cérémonies doivent prendre fin.

« La pauvre petite Geneviève ne tenait pas beaucoup de place dans notre vie matérielle, mais sa disparition m’a fait comprendre que je l’aimais beaucoup plus que je n’y pensais moi-même ; elle n’a jamais été méchante pour moi, et me gardait une sincère affection... l’affection d’un enfant qu’elle était restée pour un frère beaucoup plus grand. Et dans mon souvenir tout se rapproche : la Geneviève si jolie que j’ai d’abord connue, lamine lente qui m’a souvent tellement peiné, et la belle statue si blanche et si pure que j’ai laissée allongée sur son lit.

« Chère petite Manon, je voudrais que tu aies bien senti que je ne t’ai pas laissé