Carnet de guerre - suite

Le poème inséré à cet instant des carnets de guerre a été choisi par ma grand’mère pour illustrer ce récit que nous n’avons fait que poursuivre en respectant au plus près les écrits et les pensées sur le terrain de mon grand-père tout en y soustrayant aussi, selon leur propre désir à tous deux, tout ce qui pouvait y avoir trait à leur intimité propre.

Pour le chant d'un Coq de Gaule

Que le matin soit gris, qu’il soit teinté d’or rose,

Il parvient sur l’aile du vent

Jusqu’au foyer désert, quelques mots d’une prose

Aussi vibrante qu’un beau chant.

C’est le claironnement d’un coq sur la frontière.

Comme son frère du clocher

Il appelle nos cœurs à l’ardente prière

Pour ceux que la Mort peut toucher.

Mais il nous dit aussi d’espérer la Victoire.

Et le retour des chers aimés ;

Il dessine à nos yeux des visions de Gloire

En traits puissants et animés.

Chante, mon beau Soldat et que ta voix lointaine

Dans l’air, ne se taise jamais,

Jusqu’à l’heure sacrée, où la horde germaine

Quittera notre sol français.

Exhale dans l’espace aussi bien ta souffrance

Que ton courage merveilleux

Fais-nous communier à la belle vaillance

Comme au calvaire douloureux.

Car, c’est de Toi surtout que vient ma part de guerre.

Ne l’écarte point par pitié

Et quand je voudrais tant la prendre toute entière

Au moins, donne m’en la moitié

A défaut de mon corps, laisse habiter mon âme

Au fond de ta cagna d’enfer.

Elle n’aura pas peur du bruit, ni de la flamme,

Ni du sinistre éclat du fer.

Mais elle se fera consolante et très douce

Quand pèsera sur toi l’ennui.

Il ne faut pas, vois-tu, que ton grand cœur repousse

L’humble cœur qui se tend vers lui.

Si ton esprit est lourd, l’aile de ma pensée

Pourra le relever parfois ;

Pour moi, je le sais bien, quoique triste et lasse,

Je redeviens forte à ta Voix.

Je te raconterai les soucis de l’arrière ;

Tu diras les dangers du Front ;

Par la correspondance, intime et journalière,

Nos êtres encore s’uniront.

Mais dois-je conserver pour moi seule ces pages

Qui te montrent si grand, si fort,

Et comme un paladin qui traverse les âges

Vainqueur du Temps et de la Mort.

Dépouillant tes feuillets de l’intime tendresse

Pour nos amis, pour nos enfants,

Je veux en mettre au jour toute la noble ivresse

Et les exemples palpitants.

Fin d'année 1917

Gare de Laroche, le 4 décembre.

Quatre heures d’attente à Laroche, qui n’est pas du tout gare régulatrice, pour gagner Is-sur-Tille avec arrêt de quatre heures à Dijon. Il gèle dur, et je vais bénir plus que jamais ma peau de chèvre.

Décidément la notoriété me poursuit partout, bien malgré moi. « C’est vous sans doute le lieutenant Morize », m’a dit le capitaine commissaire de gare quand je suis entré dans son bureau. Hier, Toucan et Casier m’avaient connaître... en risquant d’être écrabouillés dans un tamponnement dont ils se sont heureusement tirés sans une égratignure.

Je commence à douter d’arriver demain soir à mon cantonnement.

Vendredi 7  décembre

Ceux qui pensent à moi auraient en ce moment bien tort de se tourmenter à mon sujet ; très franchement, ils ne doivent avoir ces jours-ci aucun motif de crainte. Je ne sais ce que ce sera lorsque nous serons en secteur, mais au cantonnement de repos c’est une tranquillité plus grande qu’aux gîtes d’étapes des manœuvres du temps de paix. Et il est probable que notre séjour ici va se prolonger au moins tout le mois de décembre.

Je voudrais avoir le temps de raconter ce soir un peu de mes longues pérégrinations entre l’instant où j’ai quitté Paris et celui où j’ai mis ma main dans celle de « l’oncle ». J’ai déjà signalé par quelques lignes mon passage à Laroche mardi soir ; dîner au buffet, puis en route pour Dijon où je suis arrivé à 2hrs ½ du matin. Comme cela ne m’avançait pas plus de prendre le train pour Is sur Tille à 5hrs du matin qu’à 1hr de l’après-midi ; j’ai pris soin de ma santé en m’offrant un bon somme à l’hôtel jusqu’à 9 heures du matin.

Mercredi, belle journée limpide mais glacée. Après un réconfortant déjeuner, j’ai continué mon voyage. Is-sur-Tille, gare régulatrice, où j’ai connaissance du passage de ma maison militaire peu d’heures avant moi ; le colonel régulateur me demande si je ne suis pas de Bergerac qui, paraît-il, n’est pas seulement le berceau de Cyrano mais aussi celui de nombreux Morize : voilà peut-être l’origine du nez !

On me dirige sur Toul avec changement de train à Culmont-Chalindrey, puis à Langres. Pour dîner en wagon, je n’ai que la ressource d’acheter en gare de Neufchâteau cinq sous de pain et une chopine de vin, et j’envoie à ma belle-mère toute ma reconnaissance pour son excellent saucisson ; une tablette de chocolat fait mon dessert. Deux stations avant Toul, on éteint toutes les lumières du train : il paraît que les Boches sont en l’air. Je débarque donc à 11hrs du soir dans une ville que n’éclairaient plus que les étoiles. Dans l’obscurité de la gare, je me heurte à Casier, arrivé à bon port trois heures avant moi ; puis en route à la recherche d’un gîte dans une ville inconnue, déserte et noire : cela me fait revoir en imagination ce tableau qui illustre la vieille chanson « Compagnons de la Marjolaine ».

Dans une rue quelque chose me semble se balancer au-dessus d’une porte : ce doit être une enseigne d’hôtel ; je carillonne, une fenêtre s’ouvre, un  homme me crie d’aller chercher gîte ailleurs, mais en même temps une vieille femme m’ouvre la porte, me prend en pitié et me mène dans une mauvaise chambre ; au jour, j’ai vu que je ne m’étais pas trompé, et qu’à l’aveuglette j’étais tombé sur un hôtel... honnête.

Samedi 8  décembre

Le temps me manque ce soir pour une longue causerie et je remets à demain la suite du récit commencé hier. Après la manoeuvre quotidienne de ce matin, nous avons dû aller passer notre après-midi à Toul pour entendre la première des conférences organisées par le Corps d’Armée pendant cette période de repos. Le commandant Hauser (que j’ai connu autrefois) du 120ème d’artillerie lourde nous a parlé (non de musique quoiqu’il soit un violoniste de premier ordre) mais de réglage de réglage de tir.

Et maintenant je n’ai qu’un instant avant le dîner pour l’exactitude duquel les officiers ici sont féroces. Je dois avouer qu’hier je m’y suis fait attendre. Il ne faut pas recommencer !

Dimanche 9  décembre

Nos loisirs sont toujours hélas bien petits. Il est déjà six heures du soir et, à part le temps d’une messe à 10 heures ce matin, c’est le premier instant qui m’appartienne vraiment.

Le colonel m’a fait un accueil des plus aimables. Aujourd’hui encore j’ai déjeuné avec lui en compagnie du Commandant du 260ème et du capitaine qui me sert de mentor dans ma nouvelle existence. Voici le menu de ces agapes.

  • Huîtres
  • Poissons de Moselle (sauce bleue)
  • Poulet rôti au cresson
  • Flageolets
  • Salade
  • Fromage
  • Crème renversée
  • Desserts variés
  • Café                     Liqueurs

Ce n’est vraiment pas mal et on pourrait se contenter d’un semblable menu, même dans le civil.

Lundi 10  décembre

Ce n’est qu’à la nuit déjà tombée que nous avons regagné notre cantonnement après la manœuvre de toute la Division aujourd’hui. Je commence à désespérer de pouvoir exécuter mes projets épistolaires, à moins de confectionner des lettres par lambeaux quotidiens. Et chaque jour m’arrive un devoir nouveau. Aujourd’hui, c’est le vétérinaire connu au camp d’Avrod, Monsieur Pont, qui m’écrit gentiment. Et j’ai déjà tant de lettres de famille en retard ! Je vais me mettre à ma correspondance, espérant qu’on ne me troublera pas à tout instant en m’appelant au bureau (logé à la mairie).

Mardi 11 Décembre

Je voudrais cependant bien achever le récit de mon arrivée ici. Tant pis, j’ai une instruction sur le tir à étudier, je la lirai ce soir, au chaud, dans mon lit.

Donc, jeudi matin, après avoir confié ma cantine, mon sac et celui de Casier au Maréchal des Logis d’approvisionnement, venu se ravitailler à la gare de Toul, j’ai fait sortir Toucan de son wagon où il commençait à s’énerver ; je l’ai fait seller et, côte à côte avec Casier qui le tirait par la bride, nous nous sommes acheminés par la route vers le village de P... la T.... Il faisait un froid sec mais clair. Un peu avant midi, nous arrivons au but ; je m’informe du colonel commandant le régiment ; on m’apprend qu’il cantonne dans un autre patelin et que là je ne trouverai que le colonel commandant l’artillerie de la Division, c'est-à-dire « l’oncle ».

J’ai été bien content de tomber aussi juste sur lui. Dans le petit château où il s’est installé au bout du village, avec son Etat-major, il m’a accueilli véritablement « les bras ouverts », en ami et non en subordonné. Puis, tandis que Toucan allait manger une ration d’avoine et que Casier fraternisait avec les ordonnances de l’Etat-major, nous nous sommes mis à table, avec les officiers adjoints du colonel et l’aumônier, l’abbé Raffin. Le colonel s’est enquis avec intérêt de tous les miens. A ma grande satisfaction il m’a dit qu’il ne voulait pas me mettre au groupe Tr..., trouvant que c’était un genre spécial qui ne m’irait pas. Il a donc décidé de m’affecter à l’état-major du 2ème Groupe, commandant Cuny (dont le personnel compte administrativement à la 24ème batterie). Et, ayant annoncé mon arrivée par téléphone, il m’a envoyé dans son auto au village de B..., à 2kms ½ au sud-ouest de son cantonnement auprès du colonel Coleno faisant fonction de lieutenant-colonel commandant le régiment, lequel m’a accueilli très affablement, m’invitant à déjeuner pour le lendemain.

Je me suis ensuite rendu au 2ème Groupe dans ce même village de B et, pour l’instant on ne me demande que de pousser mon instruction la plus activement possible en étudiant les nouvelles méthodes et en participant à tous les exercices et à toutes les manœuvres.

Mercredi 12 Décembre

Il est déjà tard, je reviens d’une conférence d’artillerie à Toul. Demain je ne pourrai écrire ; les trois chefs de groupe du régiment partent en auto, à 35kms d’ici, reconnaître des positons de batterie que nous aurions à occuper rapidement en cas d’une offensive ennemie et chacun d’eux est accompagné d’un officier de son état-major ; je suis l’adjoint désigné pour le 2ème groupe.

Le temps est très beau depuis mon arrivée, je mange comme un ogre et je dors comme un loir...

J’ajoute un mot à mes lignes de tout à l’heure. Il m’a fallu faire une avance de fonds à la popote et m’acheter une couverture de laine (70frs en tout) ; ma bourse est bien à sec jusqu’à la fin du mois.

J’écris au milieu des conversations de la popote (17 langues bien pendues). Puis, avant de me coucher, il faut que j’étudie les instructions qui viennent de m’être communiquées pour la mission de demain.

Vendredi 14 Décembre

Je suis effrayé du temps qu’il faut à mes lettres pour parvenir à ceux de l’arrière, et en apprenant hier que le mardi on n’avait pas encore reçu mes premières lignes de vendredi, je me suis vraiment tourmenté de l’impatience inquiète qu’on a dû éprouver là-bas.

Grâce à tous mes tricots, j’ai bravé le froid cinglant en allant hier reconnaître nos positions éventuelles aux environs du village à 27 kilomètres à vol d’oiseau au nord de l’endroit où je suis. La canonnade était peu intense et nous avons pu remplir notre mission en toute liberté d’esprit. Mais, à cette journée assez fatigante, il a fallu après le dîner rédiger un compte-rendu et ce fut la partie la plus pénible du travail.

Là bas, j’ai appris que le lieutenant-colonel commandant un des régiments d’infanterie en position était Paul Detrie ; et comme je passais devant son PC (poste de commandement), j’ai demandé à mon chef de groupe la permission d’entrer lui serrer la main.

Si les nouvelles sont lentes par la poste, il en arrive cependant bien rapidement on ne sait pas par quel chemin. J’ai déjà appris par un des lieutenants adjoints au colonel Bonnan que la tante Banne avait rejoint son mari à Paris !

Samedi 15 Décembre

Ma causerie de chaque jour ne peut se traduire ce soir que par quelques mots bien courts. Ma journée a été très occupée : service en campagne toute la matinée comme chaque jour, déjeuner un peu plus long que de coutume, l’aumônier étant notre hôte aujourd’hui, conférence à Toul sur la télégraphie sans fil, visite d’un camarade que le major a évacué sur un hôpital de la ville.

Abondance de courriers d’un seul coup, qui me fera trouver plus dur les jours de jeûne, ceux que nous imposent les irrégularités de la poste. Et c’est incroyable ce que semble long ici un jour sans courrier.  Demain dimanche je reste de service au groupe, et je ne demande pas mieux ; presque tous les camarades s’envolent à Nancy, à une représentation de gala au bénéfice de la Croix Rouge ; l’état de mes fonds ne m’aurait pas permis cette journée coûteuse, et j’ai une volumineuse correspondance en retard. Ce dimanche sera cependant marqué par un petit extra : l’aumônier qui viendra dire la messe ici restera à déjeuner avec les trois ou quatre officiers qui seront à demeurer sagement au cantonnement ; et c’est un homme de charmante compagnie, de belle humeur et de grande culture, vicaire à Saint-Louis d’Antin... dans le civil.

Dimanche 16 Décembre

Il est 2 heures et le vaguemestre n’est pas encore revenu. Le courrier est donc en retard pour notre dimanche, peut-être même n’en aurons-nous pas.

La façon dont nous traite la Compagnie m’écoeure,... mais ne m’étonne pas. J’ai réfléchi que j’aurais pu être malade six mois, un an (cela se voit dans la vie d’un homme), on m’aurait donc coupé les vivres tout aussi bien ! J’avoue que cela me répugne de demander un secours de charité au capitaine Roy ; cependant pour mon épouse et pour les petits, j’irai lui causer quand je serai en permission,... bien que je sois sûr qu’avec sa pâle frousse habituelle il ne fera rien. Et pourtant tous ces gens donneront avec ostentation pour des œuvres de guerre !

En attendant, je ne veux pas que ma famille souffre aucunement, et qu’elle n’ait pas ce qu’il lui faut comme nourriture, comme soins de santé, comme toilette et comme instruction. Les misères de la guerre sont bonnes pour les hommes, mais les femmes et les enfants devraient en être protégés. Et je supporterai tout bien plus allègrement si je n’avais aucune préoccupation pour eux.

Je risque d’être envoyé à brûle pourpoint en permission, mon chef d’escadron semblant désireux de pouvoir dans quelques temps être assuré de la présence de tout son monde près de lui.

Lundi 17 Décembre

Le froid glacial de ma chambre ne me permet pas de tenir ma plume plus longtemps.

Mardi 18 Décembre

Aujourd’hui, jour de conférence à Toul, ne peut être propice à un long et bon bavardage.

Dimanche soir à dîner j’ai reçu les deux dernières lettres de mon épouse ainsi que son paquet composé avec amour (les cigares et les agendas me l’ont dit). Mais depuis c’est le silence et ni hier ni aujourd’hui je n’ai entendu aucune voix, pas même d’ailleurs de la famille ou des amis. Combien dans cette vie du front les lettres sont la seule douceur que l’on ait et si les autres savaient le bien qu’ils peuvent faire, sans doute n’hésiteraient-ils pas à un petit effort plus fréquent.

Après les conférences de cet après-midi, j’ai obtenu une demi-heure de liberté du commandant pour circuler dans Toul.

Mercredi 19 Décembre

Nos journées de « repos » sont  vraiment très occupées ; ces deux jours ci, nous travaillons avec un aviateur mis à la disposition du groupe pour l’étude du réglage de nos tirs. Et notre séance de l’après-midi a été honorée de la présence du colonel Bonnan. Il m’avait d’ailleurs auparavant fait appeler, dès son arrivée à notre cantonnement pour me donner des nouvelles de ma famille et m’apporter les affections de tous.

Il fait terriblement froid.

Jeudi 20 Décembre

Le colonel Bonnan a parlé de ma permission au commandant Coleno, je partirai après Noël, quand un lieutenant actuellement en permission sera rentré, et quand la série d’exercices qui me servent d’instruction sera terminée.

Vendredi 21 Décembre

Sans doute, la semaine prochaine, pourra-t-il y avoir une perturbation dans le service postal. Le colonel Bonnan, que j’ai rencontré tout à l’heure, m’a conseillé de tenir mon bagage tout près ; il venait d’être informé qu’il était plus que probable que nous recevions l’ordre, avant quatre jours, de changer d’air. Grâce à lui, je ne serai pas pris au dépourvu. Je ne crois pas que nous montions dans le secteur que nous sommes allés reconnaître l’autre jeudi. Le colonel m’a dit formellement que nous allions à ... (ville dont monsieur Regnaud est maire) ; peut-être rencontrerai-je René.

Mais toutes ces indécisions prouvent qu’en ce moment on est bien incertain de l’endroit où l’ennemi se dispose à porter son effort, et je n’aurais aucune surprise à ce qu’en fin de compte nous soyons dirigés vers une destination inconnue. Ma permission sera-t-elle retardée par ce départ ? Je l’ignore ; mais je me suis fait une telle fête de l’espoir de passer le Jour de l’An en famille, que j’aurais vraiment très gros cœur d’être obligé de rester au loin ce jour là.

Le colonel se montre en toute occasion prévenant pour moi. Hier soir, comme j’étais à la popote, il m’a fait passer un message téléphoné, lui demandant d’aller lui causer ce matin « pour affaire de service et non pour affaire de famille, afin que je ne m’inquiète pas ». Il voulait me faire savoir qu’il y avait un poste vacant à l’Etat-major de l’artillerie du Corps d’Armée, au cas où cela me plairait de l’occuper. J’ai d’ailleurs décliné l’offre, et le colonel m’a dit qu’il me comprenait : service entièrement administratif et de bureau (je sors d’en prendre !) et Général que j’aime mieux voir d’un peu loin. Avant de me laisser repartir pour mon cantonnement, le colonel m’a fait prendre le café au lait.

Nous avons de la neige ; mais c’est la belle neige de la campagne, qui fait les collines toutes blanches, et qui reflète de la clarté jusqu’au ciel ; mais aussi quel froid ! Ma main tremble en écrivant.

Samedi 22 Décembre

Nuit merveilleuse, hier, mais aussi nuit d’avions ; et brusquement, vers 10 heures, ce fut, à quelques kilomètres d’ici, un joli concert pendant un quart d’heure ; les obus de la défense donnaient la réplique aux bombes ennemies.

La journée s’achève sans que nous ayons rien appris de nouveau sur notre départ. Naturellement, au bout de quinze jours, on commence à se faire un semblant de chez soi et on ressent une petite contrariété à la quitter.

Dimanche 23 Décembre

Le vaguemestre n’est rentré que dans la nuit, et notre correspondance qui nous est généralement remise à midi ne nous est arrivée qu’à 9 heures du soir.

Ma permission a été envoyée à la signature aujourd’hui ; je suis donc assuré maintenant de ne pas être frustré. Quand pourrai-je utiliser mon titre ? Bientôt j’espère, quoique mon chef d’escadron m’ait demandé d’attendre quelques jours que la situation se précise ; mais je puis compter être dimanche au plus tard à Boulogne. Mais vraiment j’ai une bonne étoile d’avoir de grandes chances de pouvoir faire coïncider mon prochain congé avec le Jour de l’An. J’aurais aimé aussi y englober Noël, mais il ne faut pas se montrer trop gourmand.

Le colonel, qui ne perd rien de ce qu’on lui dit, avait raconté à l’abbé Raffin, en revenant de Paris, que Madame Morize lui avait parlé de lui. Aussitôt qu’il l’a pu, l’abbé est venu me faire une longue visite à mon cantonnement pour savoir de quelle Madame Morize il s’agissait. En y réfléchissant, il pensait qu’il devait s’agir de la nièce d’une certaine madame de Cantenson. Je n’ai pas été capable de démêler cet imbroglio.

Grande effervescence chez les officiers du 2ème groupe : nous aurons une femme à dîner. Cette jeune personne, trompant la vigilance de Pandore, est venue à l’improviste retrouver son mari, lieutenant au groupe Tribout, et... il est juste que tout le monde en profite (en tout bien, tout honneur, sois-en sûre)

Lundi 24 Décembre

Elles sont bien gentilles les mains qu’empruntent le Petit Jésus pour remplir mon soulier à Noël mais je n’ouvrirai que demain le paquet que j’ai reçu ce matin.

Je crois qu’hier soir nous nous sommes plus amusés que notre invitée. J’estime qu’on ne s’est pas assez mis à sa portée ; on a dépensé beaucoup d’esprit, mais trop obscur pour ceux qui ne sont pas mêlés au service ; on a beaucoup bu, et elle n’a pris que deux doigts de Château Margaux et un doigt de champagne. Chacun a chanté sa chanson sur les notes les plus fausses qui soulevaient notre hilarité mais blessaient ses oreilles de musicienne ; nous mourions de rire parce que trois camarades étaient un peu éméchés, le docteur, le vétérinaire, et le lieutenant de B... ; et, malgré que de B... fut impayable en répétant sans cesse : « Je sais toujours me tenir, je suis un homme du monde », elle qui n’est mariée que depuis cinq semaines, était dominée par une frousse intense de voir son mari se transformer soudain en « sac à vin ».

Cependant dans la nuit très claire, les avions boches circulaient.

Que cet extra ne nous fassent pas passer à vos yeux pour des bambocheurs ; songez qu’à côté de cela, le plat de viande hier à midi était remplacé par de la morue et que ce matin, dans nos chambres, il y avait des glaçons dans nos cuvettes, avec une température de 12° en dessous.

Noël

Que de gâteries, de lettres chères et de petits cadeaux ! Les absents ont cherché à m’envelopper de tiède affection et ils ont fait revivre en moi la joie limpide et profonde des enfants

Je ne me suis pas seulement laissé gâter ainsi ; j’ai eu plaisir à mettre un peu de joie dans des yeux d’enfants. J’ai ici une gentille petite amie, qui sent bon la santé et la campagne, qui a une figure comme une cerise, des cheveux ébouriffés, et une grosse voix franche et un peu éraillée ; je ne danse pas le tango avec elle, mais devant moi elle saute toujours d’un pied sur l’autre. C’est la nièce de la fermière qui me loge, et pour décharger sa mère qui a trois autres enfants (dont le dernier a deux mois) elle habite avec sa tante. Je lui avais acheté à Toul une livre de bonbons au chocolat pour elle et ses frères et sœurs.

Nous n’avons eu qu’une messe à 10hrs, dite par un prêtre brancardier de la Division. Ici le curé est absent, mobilisé ; et pour le service religieux il ne faut compter que sur l’aumônier des bonnes volontés.

Pas de messe de minuit mais en revanche un réveillon. Notre bon commandant Cuny avait décidé de nous offrir le champagne ; alors nous avions combiné de reporter notre repas du soir à minuit, en l’augmentant simplement d’un plat d’escargots, et notre dîner de 6hrs 1/2 s’était réduit à des nouilles. On se débrouille pour faire la fête, sans qu’il en coûte beaucoup pour l’estomac ni pour la bourse.

Je viens de m’offrir, n’étant pas retenu cet après midi par le service, la promenade pédestre de P. le T. Je voulais rendre visite au colonel et à l’aumônier. Je n’ai rencontré que ce dernier, « l’oncle » ayant été à l’Etat-major de la Division pour assister à la répétition générale d’une revue que jouent les poilus.

La neige vient de se mettre à tomber en abondance.

Mercredi 26 Décembre

Il n’y a toujours rien de nouveau pour notre mouvement ; l’infanterie de la Division a seule reçu l’ordre de se déplacer ces jours-ci. Mon chef d’escadron me laisse donc partir en permission après-demain.

----- Permission de dix jours  -----

Année 1918

Mercredi 9 Janvier

Nous restons un petit noyau d’officiers à attendre, dans un village abandonné, l’heure de rejoindre successivement la position ; ce sera mon tour dans la nuit de jeudi à vendredi. Quelle neige, quelle bise et quel froid ! J’écris après le dîner à l’unique table qui doit rester ici car elle sert de bureau aux secrétaires du groupe, aux fourriers de la batterie et aux adjoints du major de cantonnement ; c’est dire que je n’ai nullement mes aises ni ma tranquillité pour causer.

Et, dans un instant, je vais m’allonger tout habillé sur une des paillasses groupées dans un coin de la pièce pour les officiers. L’ordre de bataille mentionne que je sers comme lieutenant de tir à la 24ème batterie dont le capitaine est sur la positon depuis ce matin... à 8kms d’ici, au Nord de la ville aux dragées.

Vendredi 11 Janvier

Jusqu’ici, ce fut le manque de confort du camp d’Avrod, puis la pauvreté du cantonnement de B... ; depuis mardi soir, c’est la misère, que j’ai sentie plus grande encore hier parce qu’il m’a été impossible d’écrire. Mais pour cela tout me manque : le temps, l’installation, la tranquillité d’esprit, l’indulgence de la censure.

Cette existence est dure, bien dure ; hier, sur la grand’route, à cheval, fouetté par la tourmente de neige, douloureusement mordu par le froid aux pieds et aux mains, j’ai pensé au bureau et... j’en ai eu peur.

Aujourd’hui, dans le bois où sont les échelons de combat du régiment, à 4kms des lignes à l’Est, dans une étroite cagna enterrée qui nous sert de popote, je viens de bourrer le poêle, et sur une table aux pieds branlants, je voudrais narrer mes étapes jusqu’ici.

Mon train ne s’arrêtait pas à Savigny ; j’ai donc été jusqu’à Bar,... providentiellement, car c’était là qu’il fallait m’arrêter. On m’y a donné l’indication du lieu où je retrouverais mon régiment, dont les déplacements n’étaient pas terminés. Trajet de cinq heures dans un tortillard exploité par le Génie ; mes provisions me furent d’un grand secours, et je les partageai avec un sous-lieutenant du groupe Tribout, rentrant lui aussi de permission.

On m’a descendu à 11 heures du soir en pleins champs, devant un petit patelin qu’éclairait seulement la blancheur de la neige ; sous l’uniformité de l’épaisse couche qui recouvrait le sol, impossible de reconnaître un chemin ; nous avons erré une grande heure, mon camarade et moi, avant de rencontrer un être vivant, un motocycliste en panne, qui nous a indiqué une maison abandonnée où dormaient les officiers du colonel Bonnan et l’aumônier. Nous y avons étendu nos couvertures sur le sol, et nous sommes restés allongés, glacés et sans pouvoir fermer l’œil, jusqu’au matin.

J’ai alors été rendre visite au colonel qui avait pu trouver un lit dans une des rares maisons encore habitées (il reste 14 indigènes) ; il m’a offert un bon chocolat, à l’eau mais bien chaud, s’est informé des nouvelles de tous, et m’a donné toutes indications sur la situation. Momentanément, notre régiment passe à une autre division, et ainsi le colonel se trouve sans emploi pendant ce temps ; il en profite pour prendre sa permission. Il m’a ensuite conduit en auto, à 5kms de son cantonnement, rejoindre ma batterie qui occupait un petit village abandonné tout proche du Sud, de la cité de monsieur Regnaud. Mon chef d’escadron et mon capitaine venaient de monter aux positions de batterie d’où ils ne doivent plus redescendre, et d’où ils nous font parvenir leurs ordres.

J’ai pris aussitôt mon service. Dans la nuit, l’ordre arrive de transporter le lendemain tout le groupe sur la position qu’occuperont les échelons. Donc, hier matin, préparatifs de départ, déjeuner à 9hrs1/2 et en route ; l’état des chemins est affreux, il nous a fallu trois heures pour faire grimper une côte à tout le groupe ; heureusement nous sommes arrivés ici où il y a déjà quelques aménagements : des cagnas sous terre et des auvents pour les chevaux.

Dans la nuit les batteries de tir sont montées par moitié aux positions ; la nuit prochaine l’autre moitié montera. Quant à moi, j’ai reçu l’ordre de retarder mon arrivée de 24 heures, et de n’être sur la position que dimanche matin avant le lever du jour.

Je crains bien que désormais ma correspondance qui sera confiée aux hommes du ravitaillement entre la batterie et l’échelon, n’éprouve beaucoup de retard.

Samedi 12 Janvier

La nuit est venue, et quand le jour se lèvera à nouveau, je serai à mon poste, à la batterie de tir, non loin d’un fort célèbre (D...). A deux heures du matin je dois quitter les échelons où restent nos chevaux, nos voitures, notre réserve de munitions, notre ravitaillement... etc. ... et je serai sans doute des semaines avant de redescendre. C’est un peu émotionné que j’écris ces lignes mais je n’en ai nulle honte, ayant vu encore plus d’émotion chez les camarades qui sont montés la nuit dernière.

Hier au soir, au repas qui réunissait encore les officiers du Groupe, à l’exception du Commandant et des trois capitaines déjà sur la position, on parlait peu : c’était la séparation devant l’inconnu et chacun sentait qu’il allait vivre isolé dans son trou.

Dimanche 13 Janvier

Depuis deux heures du matin, je n’ai pas eu une minute pour souffler ; je veux pourtant, dès aujourd’hui, noter mon arrivée sans accident à la batterie.

Quelle étape dans un épais brouillard qui recouvrait tout le pays uniformisé sous la neige, désert et mort ! Je me suis souvenu plus d’une fois en marchant de mon ascension au Breithorn, mais c’était moins gai ! Le brigadier qui me servait de guide a d’ailleurs été si long à retrouver la position que nous nous sommes trouvés en plein jour, à découvert et qu’il a fallu nous coucher à six reprises sous le sifflement des obus.

Tout autour de moi le terrain est bouleversé ; pas un arbre bien que soyons sur l’emplacement d’un bois. Avec le capitaine je me suis serré dans une sape étroite, à 5 mètres sous terre et il va me falloir quelques jours pour m’habituer à cette vie de troglodyte. La guerre n’a aucun côté souriant dans ces parages, mais on ne choisit pas son coin. Nous aurons je crois beaucoup de travail et c’est heureux. Nous avions déjà préparé puis exécuté trois tirs et, dans les intervalles, nous faisons creuser à nos hommes de profonds bris ; nous cherchons à nous protéger d’une manière efficace.

Le capitaine écrit, serré contre moi sur la minuscule table ou nous travaillons et où nous prenons nos repas, entre nos couchettes creusées dans la paroi.

Lundi 14 Janvier

Pour la première fois ce matin des lettres sont tombées au fond de mon trou de taupe. Elles sont arrivées des échelons pendant la nuit, en même temps que nos vivres et elles m’ont ramené dans un autre monde que celui dans lequel je me suis brutalement trouvé jeté hier. J’ai repris la notion du temps, de la douceur, des affections, de la gaîté même. Et puis aussi un bon sommeil long et profond, respecté par mon capitaine, et qui m’avait laissé bien étranger aux incidents de la nuit, m’avait disposé à la résurrection opérée par les chères lettres.

Nous sommes restés alertés la plus grande partie de la journée, dans la crainte d’une attaque ennemie. A plusieurs reprises on nous a demandé des tirs. A midi, nous sommes allés, le capitaine et moi, déjeuner au poste de commandement du chef d’escadron, longue galerie souterraine à 300 mètres d’ici ; mais, dans notre position 300 mètres donnent l’impression d’un éloignement de plusieurs kilomètres. Il peut se passer tant d’évènements le long de ces 300 mètres. Les trois petits paquets isolés, qui constituent chacun, une batterie vivent donc bien à l’écart les uns des autres, le téléphone et les signaux les rattachent seuls.

Mardi 15 Janvier

Le capitaine vient d’être appelé au PC du chef d’escadron ; je reste donc, pour une heure ou deux, seul officier à la batterie au fond de notre poste de commandement, à côté du téléphone. Pourvu, mon Dieu, qu’on ne me demande pas pendant ce temps, un tir compliqué.

Il est assez difficile de se représenter l’existence que je mène tant qu’on ne l’a pas vécue. J’y retrouve de la vie de bateau, de la vie en montagne, de la vie au brésil... dans les conditions les plus inconfortables de ces vies, naturellement ; j’y ai en plus des réminiscences de Côte-Beryolle par les plus vilains temps.

Comme paysage, un terrain accidenté devenu semblable à un paysage lunaire ; à perte de vue, plus un arbre : les bois que représente la carte n’existe plus que par des souches rasées presque à fleurs de sol ; de distance en distance, un tronc complètement ébranché se dresse vers le ciel ; le terrain labouré de trous d’obus est houleux comme une mer en tempête. Hier, sous la neige, c’était un moutonnement blanc ; aujourd’hui, dégel et pluie, c’est un moutonnement sépia.

Ni sources, ni eau courante ; jusqu’ici nos avons fait la cuisine avec de la neige fondue ; cette nuit on nous enverra de l’échelon un tonneau d’eau ; cette nuit on nous enverra de l’échelon un tonneau d’eau.

Dans un vaste repli de ce terrain sans sourire et sans joie, les trois batteries du groupe sont terrées, invisibles, les canons sous des arbres camouflés, reliés par un boyau couvert, les hommes logés en arrière dans une sape profonde à 5 mètres sous terre. Ma batterie est sur un des flancs du repli, le P. C. où j’habite avec le capitaine, les téléphonistes et les cuisiniers, est en face, sur l’autre flanc, à 50 mètres de la batterie.

Le P.C. est constitué par trois alvéoles creusées parallèlement dans le flanc de la pente ; dans la première de des alvéoles qui n’a pas la largeur du passage de deux hommes, nous vivons toute la nuit et presque tout le jour, le capitaine, moi et notre cuisinier. Au fond de l’alvéole qui a une dizaine de mètres de longueur, une niche est creusée et contient la couchette du capitaine et une table sur laquelle nous travaillons, nous écrivons et nous mangeons. Sur la paroi opposée, une autre niche est creusées et contient deux couchettes superposées ; j’ai la couchette du bas, de Bellefond aura celle du haut quand il sera revenu des lignes d’infanterie où il est détaché pour six jours consécutifs. Naturellement dans ce logis étroit et où on ne peut se tenir complètement debout, il n’est pas question de posséder volumineux bagages ; nos cantines sont restées à l’échelon, et nous n’avons que le strict nécessaire pour faire semblant d’être des gens civilisés.

Un seul ordonnance, celui du capitaine, est venu pour assurer le service des trois officiers. A l’entrée de l’alvéole, dans une niche, il y a un petit fourneau et un escabeau pour notre cuisinier. Dans ce trou il ne fait ni chaud ni sec, mais je n’y ai quand même pas trop froid et je ne suis pas mouillé. Quant à notre cuisine elle n’est pas raffinée mais saine et appétissante. Plus tard je dirai comment mes heures sont employées et quelle grande activité cérébrale sort du fond de notre cave.

Pendant que j’écrivais, les Boches ont envoyé une cinquantaine d’obus dans la direction de notre batterie, à une centaine de mètres en arrière. Je ne m’en suis pas inquiété.

Mercredi 16 Janvier

Quel temps. Peut-être vais-je pouvoir vous faire partager la sensation que j’ai lorsque je mets le nez à la porte de mon souterrain, et pourrez-vous vous représenter mon paysage dont la photographie elle-même ne vous donnerait qu’une idée imparfaite. Imaginez le golfe de Gascogne par une tempête de Décembre ; sous le ciel triste et pluvieux la mer forme de vastes replis dont les flancs se creusent eux-mêmes d’une quantité de remous ; imaginez que soudain la mer se fige dans ses mouvements tourmentés, et que sa couleur devienne celle de la terre végétale. Vous avez la vision très exacte de mon paysage.

Et voici ma vie dans mon trou qui rappelle quelque coin d’un fond de cale de bateau. Allongé sur ma couchette, je sors du sommeil ; généralement c’est un tir de barrage, qui est effectué par le groupe aux premières heures du jour, qui me réveille. Comme la veille au soir j’ai donné à la batterie toutes les indications pour effectuer mécaniquement ce tir de protection de notre infanterie aussitôt qu’elle le réclame par fusée, je suis tranquille ; j’ai un instant pour faire ma prière (dans mon lit), et ma pensée vole vers les miens.

J’allume, je me lève et ma toilette est vite faite ; je prends en compagnie du capitaine mon café au lait concentré, tout en lisant mes lettres apportées avec les vivres dans la nuit. Je vais faire un tour aux pièces et chez les téléphonistes de la batterie, puis je reviens m’asseoir sur mon escabeau, près du capitaine, à notre unique table. Le téléphone portable est près de nous ; la sonnerie résonne à tout instant ; des ordres, des demandes de renseignements nous arrivent du PC du chef d’escadron ; puis brusquement, c’est un tir qui nous est commandé, nous étudions le point à battre sur la carte, nous calculons nos éléments de tir, nous envoyons par téléphone les ordres aux pièces près desquelles l’aspirant habite en permanence ; les rafales se déclenchent en un  tonnerre, puis tout retombe au silence ; un instant après, le téléphone nous envoie les résultats relevés par des observateurs éloignés, car nous ne voyons rien dans notre repli de terrain ; suivant leurs indications nous rectifions les éléments de nos tirs, les calculs recommencent, les pièces crachent à nouveau.

Depuis mon arrivée, ma batterie a ainsi tiré plus d’un millier de coups. Quelque fois, pas souvent jusqu’ici, l’ennemi proteste ; il nous renvoie quelques coups qui ne nous ont encore fait aucun mal, terrés comme nous le sommes. Quand la batterie se tait, nous étudions les principaux points du terrain ennemi sur la carte, nous calculons les éléments de tir sur ces points, nous en établissons un répertoire pour le cas où on nous demanderait de les battre rapidement.

Dans un moment de répit, je vais chaque jour faire faire aux pièces un exercice de protection contre les gaz. Et la journée passe très vite ; 6 heures du soir arrive, nous dînons ; le corps d’armée nous envoie une dernière fois l’état de l’atmosphère, température, vent, pression barométrique ; nous en calculons les éléments de tir pour nos canons qui restent pointés toute la nuit sur une zone en avant de la première ligne d’infanterie et qu’ils inonderaient de projectiles à la moindre alerte de nos fantassins qui demanderont appui en lançant des fusées. Alors nous pouvons nous coucher tranquille, le téléphone restant au chevet du capitaine.

Jeudi 17 Janvier

Je ne puis aujourd’hui compléter bien longuement mes lignes d’hier. Il m’a fallu me mettre au courant de nouvelles fonctions. Demain je quitte ma batterie et je vais vivre dans un autre trou ; l’officier orienteur du chef d’escadron prend le commandement d’une batterie, et je lui succède à l’Etat-major du Groupe ; je m’étais déjà bien accoutumé à ma batterie.

Quelle joie ce matin ! J’ai reçu plusieurs lettres de mon épouse et un petit mot aussi de ma petite Cri-Cri ; au premier loisir j’écrirai aux enfants.

Vendredi 18 Janvier

Pour avoir changé de fonctions et de caverne, je n’ai plus ni mes aises ni ma liberté.

Ce matin, après avoir une dernière fois dormi à la batterie, il me fallait me transporter à 8hrs avec mon paquetage au PC du chef d’escadron dont je deviens l’officier orienteur. L’artillerie boche envoyant en ce moment quelques gros obus dans nos parages, le commandant m’a envoyé par téléphone le conseil d’attendre l’accalmie pour franchir les 300 mètres de vagues de boue qui nous séparaient. Ce n’est donc qu’à 9hrs ½ que j’ai pénétré dans mon nouveau domicile : galerie souterraine solidement voûtée, longue d’une quinzaine de mètres, large de 4 mètres, où vivent jour et nuit, les uns contre les autres, le commandant, ses deux officiers adjoints, le docteur, et une vingtaine de sous-officiers et d’hommes (téléphonistes, éclaireurs, guetteurs, etc. ...) qui constituent le personnel de Etat-major du Groupe.

Dans un coin la table des officiers, éclairée par une lampe à acétylène, où tous les quatre nous travaillons, nous écrivons côte à côte, nous prenons nos repas. Le téléphone, seul lien qui nous unit à tout un monde aussi souterrain que nous-mêmes, est sur cette table dans le jour et la nuit à côté de ma couchette ; c’est lui qui nous transmet les émotions de nos fantassins qui m’ont paru tout ce jour un peu nerveux et impressionnables ; c’est par lui qu’après avoir étudié la mission d’artillerie que comporte momentanément la situation de notre infanterie et celle de l’ennemi nous faisons agir celle de nos trois batteries qui nous semble le mieux placées pour exécuter cette mission. Ici nous faisons surtout de la tactique, réservant aux commandants de batteries et à leurs lieutenants de tir la technique de tir. Ceci vous montre que dans un secteur un peu agité, nous n’avons qu’à attendre les événements ; ceux-ci se précipitent souvent, très nombreux.

Que je voudrais que personne ne se tourmente ; je ne suis pas un paladin galopant au milieu de la mitraille. Je suis un officier bien sagement assis devant une carte, près de son téléphone, avec de bonnes manchettes chaudes aux poignets, inscrivant des ordres reçus ou à transmettre et séparé par plusieurs mètres d’épaisseur de terre des obus qui claquent au-dessus de lui.

Faisons le point : sur le cercle entre 31/2  et 4, 6kms 5 ; prendre pour centre du cercle l’église de la cité de monsieur Regnaud.

Samedi 19 Janvier

J’avais l’intention de dormir paisiblement. A minuit, nous avons été alerté sous un assez violent bombardement qui, ayant coupé la plupart de nos fils téléphoniques, m’a donné un travail épouvantable pour nous maintenir en communication et passer les ordres aux batteries. Je n’aime pas beaucoup être réveillé au milieu de la nuit, et j’ai un peu maugréé contre l’incivilité des Boches qui dérangent les gens à pareilles heures. Enfin au bout d’une heure et demie, nous avons pu reprendre le somme interrompu.

Depuis ce matin il tombe pas mal d’obus entre notre poste et nos batteries ce qui nous fait prévoir encore quelque brusque réveil pour du travail de nuit. Mais quels braves gens que nos téléphonistes ; quand un de nos fils est coupé, ils vont à la moindre accalmie rechercher et réparer la coupure sur le terrain découvert.

Dimanche 20 Janvier

Je suis seul au P.C. cet après-midi, le commandant et le sous-lieutenant étant partis à l’observatoire à 1km d’ici ; ils ne pourront revenir de si tôt car cela bombarde ferme sur la région. A moi seul incombe donc la direction tactique des tirs... et je commence à m’en tirer sans trop barboter.

Lundi 21 Janvier

Au niveau du courrier, nous n’avons pas ici une heure de levée rigoureuse comme à un bureau de poste des boulevards parisiens ; chaque soir un coureur attend une accalmie pour porter les lettres et les plis de service aux batteries, à 300 mètres en arrière ; il part quelquefois à 4 heures de l’après-midi, d’autres fois à 9 heures du soir. Des batteries, les lettres sont portées aux échelons, à une dizaine de kilomètres en arrière, par les hommes qui sont venus apporter les vivres dans la nuit, et naturellement ces hommes n’abandonnent les abris de la position qu’au moment où ils estiment la sécurité du trajet assez grande.

Le vaguemestre, qui se tient aux échelons, n’est donc en possession du courrier à expédier que tantôt à 7 heures du matin et tantôt à midi. C’est lui qui le porte alors au « Trésor des Postes », à quelques kilomètres encore des échelons. On peut très facilement et très normalement manquer l’unique levée quotidienne et il est même extraordinaire qu’avec tous ces intermédiaires précaires il ne se perde pas beaucoup de lettres. J’entends dire par tous les officiers qui ont fait la Somme et l’Aisne, qu’ils n’ont pas encore vu un secteur aussi inconfortable que celui-ci, et le commandant me répète souvent : « Mon cher Morize, pour vos débuts, vous avez bien la vision de la guerre. »

Ma foi, je m’y fais à ces harcèlements sans trêve de l’artillerie ennemie, à ces visions d’immenses espaces bouleversés, ravagés par une lutte gigantesque ininterrompue depuis deux ans, à cet éparpillement de débris de toutes sortes qui sèment le sol haché, labouré, creusé : fusils brisés, ferraille rouillée, courroies pourries, casques déformés, morceaux d’étoffe, cartouchières,... et par ci par là une croix grossièrement faite pour ceux auxquels on a pu donner une sépulture.

Je me fais même à ma vie de caverne ; et pourtant, quelle fête aujourd’hui parce que j’ai pu passer, par ordre une bonne partie de mon après-midi au grand air, au grand jour, là-haut à l’observatoire sur les crêtes, à 1 kilomètre d’ici !

Ma réception de cigarettes a été tout à l’heure la très bien accueillie ; même au front, le tabac se fait rare. Et quelque chose m’a attendri, ceux sont ces quelques épingles qui avaient été dans un coin et qui m’ont témoigné cette sollicitude toujours en éveil chez ma petite femme.

Il se fait tard et je vais gagner ma couchette. Comme toutes ces nuits-ci le téléphone ne m’a pas laissé toute tranquillité, mon très paternel commandant à décider qu’à partir de demain chacun de nous à tour de rôle (nous sommes trois) assurerait le service la nuit.

Mardi 22 Janvier

Jusqu’ici je n’ai guère eu de loisirs en dehors de mon service, des quelques lettres que j’écris, et de la lecture de mon journal après le dîner. Le commandant devrait réglementairement avoir un état-major de quatre officiers, il n’en possède que deux, le sous-lieutenant Bablon et moi (qui suis chef de ce minuscule état-major) ; le travail de chacun est donc plus considérable, et tout me passe par les mains avant d’être soumis aux décisions du commandant, questions d’administration et questions tactiques. Et il y a à faire surtout avec un officier aussi ponctuel et méticuleux que mon chef d’escadron.

Mercredi 23 Janvier

Comme il y avait un brouillard intense cet après-midi, le commandant m’a permis, ainsi qu’à mon camarade Bablon de faire une bonne promenade hors de notre trou, l’artillerie ennemie restant silencieuse ; et nous avions été courir pendant plusieurs heures, pour notre seul plaisir, au milieu des champs de boue, chaussés de grandes bottes en caoutchouc que nous a fournies l’administration de la guerre.

Cette réclusion souterraine me semble être le plus mauvais côté de l’existence actuelle, j’y crains d’y blanchir comme de la barbe de capucin. Aussi, malgré la bruine triste et tout cet enveloppement de gris uniforme ma promenade m’a-t-elle semblé plus délicieuse qu’une jolie excursion par un beau jour d’été. Mais le manque d’exercice rouille les jambes et j’ai hâte de gagner ma paille.

Jeudi 24 Janvier

Après une assez vive canonnade à quatre heures ce matin, le calme semble être revenu. C’est le tour du commandant à se promener et je reste de faction. Notre infanterie est venue relever celle à laquelle nous avions été attachés pendant près de quinze jours et elle semble être beaucoup plus de sang froid : elle ne nous appelle pas à l’aide à tout instant parce qu’un de ses guetteurs a eu une hallucination.

Je pense donc en l’absence de mon chef ne pas avoir à porter une trop lourde responsabilité... à laquelle d’ailleurs je commence à m’accoutumer. Mais quelle vie morne ! Il me semble qu’il n’y a rien à en dire. Je me demande si Loti lui-même avait fait sa carrière dans un sous marin, il aurait eu les thèmes de ses descriptions prestigieuses et ici quelle analogie avec la vie à bord d’un sous-marin... au mal de mer près ; il ne manquerait plus que cela !

Vendredi 25 Janvier

Journée de soleil aujourd’hui et mes yeux ont pu se réjouir en contemplant le ciel bleu, mais la terre autour de nous ne change pas d’aspect hélas ! Bien que les horizons soient restés noyés de brume, mon commandant a décidé de pousser jusqu’au fort où un de nos lieutenants est détaché pour trente jours dans un observatoire... et naturellement ma mission était de lui emboîter le pas. J’ai donc pu circuler dans l’intérieur de cette énorme carapace de béton, au nom légendaire, émergeant comme un îlot des gigantesques remous de terrain dont j’ai déjà tenté de donner une idée et si j’ai comparé mon P.C. à un sous-marin, je peux assimiler le fort à un cuirassier.

Du haut observatoire blindé, mes yeux ont reculé les bornes de leur habituel horizon et la nouvelle étendue entrevue est aussi désolée, aussi ruinée que la plus proche qui nous entoure. A l’intérêt palpitant de cette visite à un lieu historique s’est ajouté toute la joie d’être baigné de soleil et fouetté de grand air ; malheureusement on ne peut guère s’abandonner à l’exultation, pas plus qu’à la rêverie : à tout instant un mauvais sifflement vous rappelle qu’il faut être sur ses gardes et prêt à s’affaler dans quelque trou protecteur... ce qui ne manque pas heureusement.

Le colonel Bonnan a dû rejoindre son P.C. aujourd’hui... et il y a subi un marmitage corsé. Hier nous avons eu la visite de l’aumônier qui, casque en tête, s’est hâté de venir prendre contact avec ses fidèles dès que notre vieille division eût relevé celle qui occupait le secteur.

Voici que le courrier nous est apporté maintenant le soir au lieu de la nuit ; cela a un léger inconvénient car le canonnier repart aussitôt en emportant notre correspondance et sans que nous ayons le temps auparavant  de prendre connaissance de nos lettres. Et puis, c’était si gentil, ce bonjour matinal et ces lignes venues dans la nuit me donnaient un peu chaque jour l’impression du joli et frais mystère de Noël.

Samedi 26 Janvier

Un brouillard intense nous laisse aujourd’hui parfaitement tranquilles... Mais ce n’était pas mon tour de sortie. D’ailleurs mon excellent commandant ne me l’aurait pas permis. Ce matin, il me demande comme d’habitude des nouvelles de ma nuit et je lui avoue que je me suis senti un peu grippé, un peu fébrile ; aussitôt il parle de me faire rester couché et j’ai bien du mal à obtenir qu’il me laisse me lever. Mais je n’ai pu l’empêcher de téléphoner au docteur (qui habite maintenant à la 24ème batterie, point plus central) de venir m’ausculter et j’avais des remords qu’on fasse traverser à un camarade une zone parfois malsaine.

Auscultation en règle : rien aux poumons ni aux bronches, mais irritation de la gorge et rhume de cerveau : prendre un peu de quinine. Le soir, en me couchant.

Les félicitations que j’ai reçues pour ma dignité nouvelle d’orienteur sont bien grandes pour peu de chose. Simplement ces fonctions me mettent à la hauteur d’un commandant de batterie et elles me dispensent de prendre mon tour de la liaison avec l’infanterie, cette faction de six jours prise aux premières lignes par chaque lieutenant à tour de rôle, mission qui n’est pas sujette à de plus grands dangers mais à un manque de confort absolu et à pas mal de tracas.

Dimanche 27 Janvier

Quinze jours aujourd’hui que j’ai pris pied dans ce chaos ; cela me semble se perdre dans la nuit des temps ! Et pour combien de semaines en avons-nous ? Le fantassin, lui, change d’horizon tous les six jours, passant de la position de soutien à la première ligne, puis revenant en réserve à l’arrière, par roulement régulier entre les trois bataillons de son régiment. L’artilleur ignore ce va et vient et se cristallise à la même place.

Ce matin, j’ai pu assister à une messe, dite par un aumônier dans une galerie du fort, et ce fut en même temps ma promenade de la journée. Nous avons appris que chaque dimanche une messe est ainsi dite là-bas, et chacun de nous trois ira à son tour.

Je vais écrire tout à l’heure à papa ; j’ai été ému mercredi en me lisant l’impression de la lassitude que laisse percer, malgré toute son énergie, notre cher papa : âge, surmenage, et événements auxquels malgré tout on ne pet l’empêcher de rester étranger.

Lundi 28 Janvier

 « Eh ! bien, je pense qu’ici vous n’avez plus à craindre la neurasthénie ! » C’est ce qu’à 6hrs ½ ce matin m’a glissé le colonel Bonnan descendu au fond de notre sape à la suite du général commandant la Division.

Je m’inquiète des restrictions de vivres imposées aujourd’hui aux populations ; pourvu que personne de ma petite famille ne puisse souffrir de la faim.

Mardi 29 Janvier

Depuis ce matin jusqu’à cette heure tardive, je n’ai pas eu un seul loisir dépassant cinq minutes.

Je crains bien que le colonel Bonnan ne soit plus maintenu bien longtemps en activité de service à cause de l’âge et que bientôt nous ne le perdions, ce que je ne serai pas seul ici à regretter. Un de ses adjoints venu ici aujourd’hui m’a dit que depuis ce matin le colonel est tombé dans une profonde mélancolie.

Jeudi 31 Janvier

Je ne sais vraiment comment certaines âmes comprennent l’affection pour m’appliquer celle-ci qu’à rendre malheureux ceux qu’ils aiment.

Vendredi 1er Février

J’ai renoncé à accompagner mon chef d’escadron à l’observatoire bien qu’il me l’ait offert ; mais ce n’était uniquement qu’une promenade, et je n’ai pas failli à mes devoirs de « chef d’état-major ». Le sous-lieutenant m’a remplacé. Je me hâte cependant, car on m’a signalé que le boche semble excité devant nos lignes, et d’un instant à l’autre je puis avoir à travailler.

Une réception de pommes m’a fort touché ; elles ont orné le dessert de notre modeste table, et ont été déclarées exquises surtout par moi qui y trouvais autre chose que les délices du palais. Le commandant Cuny m’a prié de ne pas oublier d’adresser les remerciements de toute la popote. Reçu aussi une enveloppe de paillasse, mais c’est vraiment plus somptueux que je ne l’attendais.

Casier m’a écrit ce matin pour me dire qu’il est revenu aux échelons, retour de permission. Me voici plus tranquille pour Toucan, et aussi je vais pouvoir me faire monter de quoi me faire un peu plus propre ; heureusement que mon linge est de couleur ! et puis les Boches nous envoient des odeurs de verveine avec leurs obus à gaz ; cela fait oublier l’odeur de renard qui se dégage de notre tanière.

Vendredi 8 Mars

Le calme est revenu après six heures de bombardement ininterrompu pendant lequel il fallait être trop attentif et trop vigilant pour songer à pouvoir écrire la moindre ligne. Dégâts matériels, mais comme nous n’avons eu aucune mission de tir pendant que les batteries étaient sous le feu, le personnel a pu rester abrité dans les sapes, et il n’y a pas la moindre égratignure. Nous achevions notre repas du soir, le commandant et moi (car le second lieutenant nous a quitté ce matin ayant obtenu un poste un peu moins dur en arrière) quand nous avons appris que le capitaine de la 26ème batterie était condamné à un jeûne presque absolu : un obus avait écrabouillé sa cuisine, ses ustensiles, ses vivres et son vin ; il a fallu s’occuper de lui faire parvenir quelques maigres reliefs de notre dîner,... et cela aussi rentre dans mes fonctions d’orienteur, bien que le règlement qui les définit n’en parle pas.

Dimanche 10 Mars

Malgré ma meilleure volonté, je n’ai pu écrire hier le moindre mot. Absent tout l’après-midi, je suis rentré au PC à 7hrs du soir avec une telle migraine que je n’ai eu d’autre courage, après le dîner, que de gagner ma couchette. Je ne suis plus très entraîné aux longues courses et la fatigue d’une journée comme celle d’hier se fait alors plus profondément sentir.

D’ailleurs ma mission m’a plutôt procuré une distraction intéressante, tandis qu’ici c’était toujours la même débauche de projectiles boches.

A 11hrs ½, j’ai reçu l’ordre d’être à 1hr 1/4 de l’après-midi au PC du successeur du colonel Bonnan. Il fallait le rejoindre en franchissant la zone malsaine que créait autour de nous l’artillerie ennemie. Mon commandant n’a jamais voulu me la laisser traverser seul, et a absolument tenu à m’accompagner  pendant les 800 mètres ; au fond j’étais un peu ennuyé car je me doute que le commandant craignait que je n’aie de l’appréhension. Après un long détour, fatiguant et pénible, j’ai pu atteindre le but sans encombres.

Nous nous sommes alors rendu, deux autres lieutenants et moi, au poste de réglage spécial, où nous avions à faire nos mesures, et là nous étions si près de la ville que, notre travail terminé, nous avons poussé jusqu’à l’évêché, la cathédrale et quartiers voisins. Ce n’est plus qu’un vaste cantonnement militaire, il ne reste pas un civil ; il n’y a d’ailleurs pas une maison, pas un monument qui soit indemne ; par ci par la tout un pâté d’habitations n’est plus qu’un monceau de décombres, et je pensai que la demeure des Regnaud était peut-être tel ou tel tas de pierres. Après avoir admiré la vue splendide que l’on a de la terrasse de l’évêché ; nous avons repris le chemin de la fournaise.

A mon retour au Groupe, dans la nuit déjà tombée, j’ai eu du mal à me retrouver au milieu des énormes trous nouveaux qui s’étaient creusés dans l’après-midi et qui m’étaient inconnus. Le commandant, seul au P.C., m’attendait impatiemment pour aller à la 26ème batterie où il y avait trois blessés dont le capitaine. Des sept blessures que celui-ci a reçues l’une, qui intéresse le rein, est grave. Dans la nuit, le major a fait porter le capitaine Grosperrin, qui est blessé grièvement, sur un brancard au poste de secours, établi dans une carrière à 500 mètres en arrière, et de là, voyant que l’hémorragie n’était plus à craindre, on l’a évacué sur un hôpital de campagne un peu au nord de l’endroit où villégiature René. Cet accident nous a profondément peinés, car c’est un excellent camarade.

Lundi 11 Mars

La nuit s’annonce comme agitée, après une fin d’après-midi qui fut loin d’être paisible. Je ne suis pas encore assez cuirassé pour n’avoir pas l’esprit préoccupé en pensant qu’à 800 mètres à notre gauche on profite d’un répit de bombardement pour tenter de sortir le commandant de notre artillerie lourde, enseveli avec son lieutenant sous l’éboulement de son PC écrasé par l’arrivée d’un projectile de 210. Et je ne puis m’empêcher de me représenter le drame dans la nuit.

Mardi 12 Mars

Encore des avions sur Paris et sa banlieue ; nous l’avons vu hier soir, et cela me cause une indéfinissable inquiétude. Je ne puis que m’en remettre à Dieu du soin de veiller sur tous.

Le déblaiement dont je parlais cette nuit a été achevé ce matin ; comme il était à craindre, il n’existait plus rien des deux officiers ni de leurs deux téléphonistes. Quant à notre camarade, le capitaine Grosperrin blessé samedi dernier, il va aussi bien qu’on peut le penser. Depuis le départ du colonel Bonnan, voici trois de ses officiers qui sont tombés.

La nuit dernière, toute notre région a été largement arrosée d’obus à gaz pendant cinq heures, et notre personnel n’est pas brillant à cette heure, bien que nous n’ayons à évacuer la nuit prochaine qu’un seul homme. En face de moi, le commandant pleure à chaudes larmes sous l’influence des lacrymogènes ; quant à moi je ne sens que l’estomac légèrement barbouillé,... mais c’est bien gênant pour travailler, ou seulement pour écrire.

Henri Morize : intoxication par gaz ennemi

- Le 13 Mars 1918, de 7hrs à 21hrs

le Lt Morize H. a subit les effets d’obus toxiques dans son P.C.  -

20ème CORPS D’ARMEE    -    260ème REGT D’ARTILLERIE

Feuillet de Secteur Postal 165

24ème batterie

N° 21

153ème Division

CERTIFICAT

D’origine de blessure de Guerre

Nous, soussignés,

1er     témoin :   Caillot Jean                          2ème c/c

2ème témoin :   Bonissières Jean                   1ère  c/st

3ème témoin :   Janet Joseph Claudius         2ème c/c

Certifions que le lieutenant Morize Henri le treize Mars mil neuf cent dix huit, de sept heures à vingt et une heure a subi les effets d’obus toxiques dans le PC du Groupe au cours d’un bombardement prolongé.

Fait aux Armées, le 14 Mars 1918

1er Témoin                  2ème Témoin                3ème Témoin

(signatures des 3 témoins)

Nous, soussigné Vielle Eugène, médecin aide major

Certifions que le lieutenant Morize Henri

A été intoxiqué par gaz ennemi. A présenté de la conjonctivite des deux yeux, très intense avec larmoiement, photophobie, blépharoplastie, accident ayant déterminé son évacuation.

Aux Armées le 14 Mars 1918

Le Médecin

(signature du médecin)

Nous, Capitaine Machiels, officier commandant la 24ème batterie du 260ème R.A.C.

Certifions que les signatures apposées ci-dessus sont bien celles des

2ème c/c Caillot Jean                           

1ère  c/st  Bonissières Jean                    

2ème c/c Janet Joseph Claudius          

et le médecin M Vielle Eugène

et certifions l’exactitude des faits relatés par les témoins.

Aux Armées le 14 Mars 1918

L’officier commandant

Le Sous-Intendant

P.O. l’attaché de 2èmeclasse

(signature)

Hopital militaire Bordeaux - 1918

Dimanche 17 Mars

Il ne m’est encore à peu près possible d’écrire que d’un seul œil. Une très courte villégiature par ici servira à terminer l’évolution des accidents successifs qui résultent d’un séjour un peu prolongé dans une atmosphère un peu infestée. D’ailleurs il importe que nous reconstituions vite une tête au 2ème Groupe puisque d’un seul coup tout son état-major a été mis hors de combat, troupe et officiers. Arrivés à 4 heures ce matin, nous sommes hospitalisés à : Hôpital Militaire - Rue Saint Nicolas - Bordeaux

Ah ! Quel triste établissement, et comme il nous fait regretter l’hôpital de Souilly ! Mais nous nous agitons pour essayer de nous faire envoyer à Arcachon ou à Royan ; autrement nous allons faire de la neurasthénie.

Lundi 18 Mars

Cette privation complète et forcée de nouvelles de tous depuis huit jours que le contact avec le régiment est brisé est d’autant plus pénible que les heures actuelles sont loin de m’inspirer toute tranquillité au sujet des uns et des autres. Voici deux raids d’avions qui ont dû bouleverser et peut-être rendre malades nos parents rue Las Cases.

J’espère que je pourrai recevoir ici quelque courrier avant toute éventualité et un nouveau déplacement. Mon régiment ignore naturellement ce que l’on a fait de moi depuis qu’il m’a remis aux formations sanitaires, et toutes mes lettres risqueraient fort de s’égarer dans un coin.

Tout à l’heure, je dois aller faire examiner mes yeux au centre ophtalmologique ; demain ce sera l’examen des brûlures de mes yeux. Ensuite seulement on pourra décider de ce que l’on doit faire de moi. En tout cas, les poumons sont restés absolument indemnes.

Mercredi 20 Mars

Huit jours seulement que nous avons du abandonner notre poste. C’est effrayant combien ces heures ont passé lentement, surtout les dernières depuis notre arrivée à Bordeaux. L’hôpital militaire (hôpital réglementaire de la garnison, existant et fonctionnant avant la guerre) nous semble une vraie prison, sans confort, sans douceur ; et le seul bon moment est la permission de 1 heure à 5 heures que nous n’omettons pas de faire signer à la visite médicale du matin. Il nous a été impossible de nous faire évacuer sur un autre établissement de la Croix Rouge et nous n’attendons plus comme une délivrance que le retour à l’armée.

Jeudi 21 Mars

Je sais que le quartier de la rue Las Cases a été touché, et j’appréhende que cela ait emmené un bouleversement mental dans ma famille ; je n’ai pas tout à fait tort de m’inquiéter.

Impossible de répondre encore à la question : « Quand quitterai-je Bordeaux ? » Il faudrait savoir quand je serai guéri. Or si les yeux vont beaucoup mieux, si les muqueuses du nez sont désenflées, j’en suis à la « laryngo - trachéite aiguë toxique »,... et j’espère bien qu’ensuite le mal ne descendra pas sur les bronches et les poumons comme cela arrive en ce moment pour l’aumônier touché une dizaine de jours avant nous. Quant à ma permission de convalescence (10 jours) nous ne savons si nous y aurons droit, car, bien qu’à Bordeaux, nous ne sommes pas considérés comme évacués dans la zone de l’intérieur mais seulement dans ma zone aux armées...

Si j’ai les dix jours de convalescence, je serai obligé d’y accrocher les dix jours de permission régulière ; d’où ensuite une longue période sans congé : cinq ou six mois, et peut-être, en outre, ne sera-ce pas l’époque de la communion de Cri-Cri.

Vendredi 22 Mars

Ayant un certificat réglementaire d’origine de blessure, non seulement j’ai droit à la brisque mais il m’est imposé de la porter.

Les nouvelles d’aujourd’hui nous laissent inquiets ; les deux chefs d’escadron s’impatientent d’être ici, sentant que leur éloignement laisse le régiment disloqué à l’heure prochaine des actions offensives. Mais ce n’est pas en nous énervant que nous regagnerons plus tôt nos postes.

Samedi 23 Mars

Je souhaite de jouir à Boulogne d’un climat aussi idéal que celui dont nous sommes gratifiés ici depuis deux jours. Je ne puis en profiter pleinement comme je le souhaiterais ; il me faut regarder le ciel bleu à travers des lunettes noires, et une grande lassitude physique écourte mes promenades quotidiennes. Tout ceci n’a rien de bien inquiétant, et nous sommes tous au même point. En plus de l’action toxique du gaz, c’est le résultat de deux mois de fatigues physiques et nerveuses dans le secteur auxquels s’est ajouté pour moi la dépression due aux chagrins particuliers.

Le docteur ici attache la plus grande importance à notre sommeil, et n’hésite pas à nous ordonner le sulforal à doses croissantes ; il paraît que cette prescription est de première importance.

J’avais mis hier un mot à papa, avant de savoir qu’on lui avait dit ma mésaventure. J’espère qu’il ne s’en sera pas ému, autrement il eut été bien inutile de l’informer en ce moment de ce qui m’était arrivé. Comme je ne lui en souffle pas mot, il pensera du moins qu’il ne faut y attacher aucune importance. J’ai vu ce matin dans un journal qu’on avait alerté Paris encore une fois hier ; j’espère que cette nouvelle émotion n’aura pas eu d’influence sur la santé de papa. Surtout, n’est-ce pas, inutile de donner à croire que c’est la crainte des raids allemands qui est néfaste à papa

Vendredi 5 Avril

Le major à quatre galons ayant déclaré ce matin qu’il avait besoin d’un certain nombre de lits pour dimanche, c’est presque une expulsion en masse  même parmi ceux qui l’autre jour avaient été classés comme devant prolonger leur séjour.

J’ignore encore le moment de mon départ, mes pièces n’étant pas établies, et n’ayant par suite aucun titre me permettant d’aller retenir une place dans le train. Peut-être sera-ce ce soir, peut-être demain matin, peut-être demain soir. En tout cas, je serai près de ma famille dimanche.

Le temps n’est pas encore très brillant aujourd’hui, mais l’aumônier m’attend pour aller au Parc à Candéran. J’aurais préféré la promenade en bateau (ici, ils disent gondole) jusqu’à Lormont, mais mon compagnon craint pour ses poumons malades.

----- Permission de convalescence à Boulogne  -----

Année 1918 - suite

Lettres envoyées à Mademoiselle Christiane Morize – 166 rue de Paris – Boulogne sur Seine (Seine)

Aux Armées

26 Mai

Encore une belle et grande fête, ma chère petite fille, une fête où tu seras toute blanche, très fervente dans ton cœur et très gentille sous ton voile. Que le Saint-Esprit fasse de toi une fille sage et pieuse. Naturellement comme au jour de ta Communion Solennelle, je serai avec toi de tout mon cœur et de toute ma prière.

J’ai été très content de tes photographies, et je suis sûr que ton âme était encore plus jolie que ta figure.

Je t’embrasse de toute mon affection pour toi, petite Cri-Cri.

Henri Morize

En attendant que j’écrive à Franz remercie le pour les photos.

Vendredi 31 Mai

Hier, à 11hrs ½ du matin, toute la Division a été alertée ; à 2hrs de l’après-midi nous étions attelés et prêts à lever le camp ; à 4hrs après-midi, ordre de départ ; à 10hrs du soir, arrivée à notre nouveau cantonnement, à 25 kilomètres plus au sud. L’installation est plus longue dans la nuit, et ce n’est qu’à 11hrs ¼ que nous avons eu la soupe. Ensuite... nous tombions de sommeil. Aujourd’hui, on nous annonce une longue étape cers le Sud Ouest, sans doute pour aller nos embarquer demain en chemin de fer.

Dans cette course errante, je n’oublie pas aujourd’hui notre petite Cri-Cri ; je prie pour elle.

Samedi 1er Juin

On semble nous faire allumer. Aujourd’hui, à midi, nous avions à notre actif, depuis notre départ de notre cantonnement septentrional, 95 kilomètres, dont 70 en 24hrs 30mns. C’est bien joli la Normandie, mais ce soir nous embarquons et j’imagine que ce n’est pas vers les bains de mer que le train nous conduira.

Dimanche 2 Juin

Sur le bord de la grand’route, à l’ombre de la rangée d’arbres, devant les prairies inondées de soleil. Pas loin de Paris (25km au Nord), une apparence de dimanche de paisibles bourgeois : pique-nique sur l’herbe, ablutions en plein  air.

Rouen à 10hs hier soir ; Mantes à 3hs ce matin. A 7hs ½, nous ne sommes pas passés loin des fortifications, et pour débuter le mois du Sacré-Cœur, j’ai aperçu la basilique de Montmartre. Arrêt du train à 9hs ¼, débarquement du matériel, des chevaux et des hommes, puis reprise de notre lente migration dans la direction du Nord.

Nous ne serons certainement pas au contact de l’ennemi avant mardi, en admettant que nous recevions l’ordre d’entrer en action. Mais nous ignorons tout des évènements et nous ne recevons plus de lettres.

Je prie pour que le beau temps continue, car nous ne savons pas si nos nuits se passeront souvent ailleurs qu’à la belle étoile.

Lundi 3 Juin

Je ne suis pas à cette heure en pleins champs, j’ai une table, et par conséquent un lit (j’ajoute : chez une bonne vieille... c’est ma spécialité. La nuit est, parait-il, encore plus sévère que jamais. J’ai entendu dire tout à l’heure que depuis notre départ de jeudi dernier le vaguemestre n’avait pus encore expédier aucun des plis que nous confions à son sac. En revanche, les numéros 44 et 45 m’ont été remis ce matin, à mon arrivée au cantonnement.

J’avais à peine fini de tracer hier quelques lignes sur mes genoux, au bord de la route où nous attendions les évènements qu’un cycliste nous a apporté des ordres, et nous nous sommes remis à cheminer vers l’Ouest cette fois. Arrivé au gîte à 9 heures du soir ; sommeil de plomb. Ce matin, devant partir au moins deux heures après la colonne pour recueillir les réclamations des habitants au cas où les troupes auraient commis des dégâts à leur passage, au lieu de me lever à 6 heures comme les camarades, j’ai dormi jusqu’à 8 heures ; seul ensuite avec mon trompette, à cheval, j’ai pu, à bonne allure et par des raccourcis, rejoindre les batteries à l’heure du déjeuner. Et il n’y a plus trace des fatigues, un peu grosses, de ces derniers jours.

Tout le long des routes, ce sont des visions de misères, à vous en arracher des larmes : exode lamentable des gens qui fuient devant l’invasion, grandes voitures à foin où sont empilés quelques meubles, des matelas, des caisses, la mère souvent conduisant les chevaux (car le père n’est pas là) et les petits suivant, avec des mines éreintées et des cheveux tout blancs de poussière ; plus loin, des paysans traînent leurs vaches qui n’avancent plus que péniblement, ou dirigent leurs bœufs de labour accouplés au joug ; deux vieux essaient de pousser un grand troupeau de moutons, et nous disent qu’une de leurs bêtes blessée au pied est restée couchée sur la route et que nous pourrons la prendre ; un peu plus loin nous trouvons l’animal, il est chargé sur un caisson et ce soir les hommes de la batterie auront chacun un bout de viande fraîche avec la conserve dont nous nous alimentons ces jours-ci. Nous croisons un ménage à l’aspect de bourgeois aisés, ils portent une valise ; la femme nous crie au passage : « Oh ! Vous allez les arrêter, n’est-ce pas ? ». Et voici aussi le dénuement résigné qui passe : une vieille femme et une plus jeune, assez loqueteuses ; la jeune porte un tout petit qui pleure, la vieille pousse une voiture d’enfants délabrée où sont empilées des hardes, quelques ustensiles de cuisine et une chèvre. Quand on a vu cela on sait pourquoi on va se battre, on n’a plus peur.

Les permissions sont à nouveau supprimées depuis jeudi.

Mardi 4 Juin

Je ne crois toujours pas à la prise de Paris ; on sacrifie plutôt d’autres parties du front pour éviter cette éventualité dont l’effet moral serait désastreux pour l’avenir de la guerre. Mais il ne faut pas se leurrer : Paris va pendant un certain temps rester trop près des lignes pour ne pas être tenu sans cesse en alerte et pour ne pas être hors de protée du canon et des raids plus faciles des avions.

Par ici aussi les troupes en réserve sont recherchées par les avions ennemis ; mais toutes précautions sont prises pour nous dissimuler, et je crois que maintenant nos mouvements ne s’exécuteront plus que la nuit. Nous sommes toujours dans le même cantonnement qu’hier, dans l’attente des ordres ; aucune reconnaissance n’a même encore été prescrite ; nos quatre régiments d’infanterie sont arrêtés dans les villages voisins, et j’imagine, d’après notre disposition, que la limite extrême de notre action au nord serait le lieu célèbre par son château féodal reconstitué.

J’ai eu une vraie peine en apprenant que notre église avait été touchée ; mais le mal n’a pas été trop grand. Tout cela donne du cœur pour entrer en ligne ; ne me semble-t-il pas, en effet, que maintenant c’est exactement le foyer que je défends, que je veux garder notre maison et tout ce qu’elle contient ? Cela me rend courageux.

Mercredi 5 Juin

Toujours dans l’attente au cantonnement. Enfin la journée d’hier semble avoir été meilleure pour nos armes.

On nous a dit que le général commandant la division était parti en reconnaissance. Si j’ai à faire comprendre l’endroit où je suis, convenons maintenant d’un nouveau centre : la cité des haricots, et ne pas oublier que le cercle est divisé de 0 à 40 dans le sens des aiguilles d’une montre.

6hrs du soir. Nous restons très probablement en réserve,... et demain nous reprenons les manœuvres d’instruction.

Ci-dessous copie de l’ordre du jour, lancé aux troupes sous ses ordres, par notre général : c’est un souvenir de guerre.

153ème DI.

E.M. 1ère Division

Ordre de la Division – N° 106

_____________________

Au moment d’entrer dans la bataille, il convient que soldats et chefs regardent en face leur devoir et pèsent leur responsabilité.

La victoire sera le fait de tous les efforts accumulés et coordonnés. A quelque rang, de quelque façon qu’il s’agisse, chacun doit avoir la conviction que son effort personnel peut décider du succès, et le donner dans sa plénitude.

L’élan de l’ennemi sera brisé, le sol qu’il foule lui sera arraché, par l’ardeur et la persévérance dans l’attaque, par l’opiniâtreté inébranlable dans la défensive.

Confiants et résolus, reportant au-delà même du but à atteindre la limite de notre action, nous répondrons à l’appel et aux espoirs de la Patrie qui nous confie la garde de ses droits, de ses intérêts et de son honneur.

Au Q.G., le 3 Juin 1918

Le Général de Brigade Goubeau,

Commandant p.i. la 153ème DI.

Signé : F. Goubeau

Transmis au 260ème RAC

Le 4 Juin

Le Lt Colonel, commandant l’AD 153

Signé : Bossu

Jeudi 6 Juin

Ici, nous nous stabilisons sur place comme nous l’avions fait dans le Nord, étant arrivés dans l’un et l’autre endroit en pleine décroissance de la bataille. Ne croyez pas cependant que notre cas soit unique ; s’il y a devant nous une Division au contact, nous en avons maintenant une autre derrière nous, et les familles de ses braves gens auraient bien tort de se tourmenter en ce moment. En tout cas, il y a du monde entre l’ennemi et Paris, et les Allemands ne pensent plus être en quarante huit heures sur la place de la Concorde.

.Mais ce qui me rend toujours très soucieux, ce sont ces coups de Bertha distribués un peu partout, et ce sont ces visites aériennes continuelles ; et quand je vois par ici l’effroi des gens à la tombée du jour, je me représente aisément la suite ininterrompue de nuits angoissées que mes Parisiens doivent passer.

Sur le cercle, 27 – 41kms5.

J’avoue que je n’ai pas bien compris l’histoire de la fourragère rouge de Paul. Le 4ème régiment de Zouaves a obtenu cette distinction ; mais le 4ème Mixte est un régiment aussi différent du premier que le 4ème de ligne par exemple. Or, si j’ai bonne mémoire, le 4ème Mixte a la fourragère verte (couleurs de la croix de Guerre), pour deux citations de plus, il aura la fourragère jaune (couleur de la Médaille Militaire), puis ensuite avec deux nouvelles citations il aura la fourragère rouge.

J’interromps ces lignes jusqu’à demain pour aller à ma « cinq à sept »,... un exercice de tactique pour les officiers de Groupe.

Vendredi 7 Juin

Comme nous sommes en alerte nos bagages ne peuvent être sortis de leur fourgon.

Dimanche 9 Juin

Depuis hier soir, en batterie dans les bois, à 4 kilomètres plus à l’est que je ne prévoyais, avec les Boches à 3 kilomètres, en face dans la même forêt. Cette villégiature dans un site ravissant n’est donc pas de tout repos ; on y craint un peu les brusques mauvaises rencontres. Pour ce soir, je me roule dans mes couvertures en branchages que j’ai la chance d’avoir trouvées ici.

Lundi 10 Juin

Un travail sans répit, un vacarme assourdissant le jour comme la nuit, et presque impossible de dormir. A part cela, tout va bien, Dieu merci. Je crois aussi que l’offensive est sur le point de s’arrêter de notre côté pour reprendre plus au Nord.

Mardi 11 Juin

Il faut me résigner à n’envoyer ces jours-ci que des billets laconiques. Je ne sais d’ailleurs comment ils peuvent parvenir, car pour leur faire gagner l’arrière, je les confie aux hommes de soupe. En trois jours, nous avons prodigieusement amélioré notre position, creusant des tranchées-abris et des trous, élevant des parapets ; nous avons maintenant une hutte couverte de terre, à l’abri de la pluie et des éclats, d’où j’écris sur mes genoux, le masque sur la figure (car tout autour de nous tombent des obus à gaz) aux dernières heures du jour ; jusqu’ici nous n’avons de casse que sur nos chevaux : un tué et deux blessés.

Mercredi 12 Juin

Mauvaise nuit : dès 2hrs du matin, marmitage dont on n’a pas idée ; à 5hrs, ruées sur les lignes françaises ; nous répondons du mieux que nous pouvons. La batterie est toujours indemne ; quatre blessés aux deux autres batteries du groupe. J’ai à peine le temps de souffler d’un tir au suivant.

Mardi 13 Juin

Quelle douceur, que mon courrier continue à m’arriver si rapidement malgré la grande tourmente ; chaque soir, mon bouteillon de soupe, qui m’est monté de l’échelon installé dans une ferme abandonnée en lisière de la forêt, est accompagné d’un billet ; alors un instant j’ai dans les oreilles une autre musique que le grand chambard ininterrompu de l’artillerie et des mitrailleuses au milieu duquel les éclats sifflent sur un mode suraigu et déchirant.

Ce soir, nous ne sommes pas très fiers ; l’ennemi est maintenant à 1500 mètres de nous ; brusquement, à 3hrs de l’après-midi, j’ai reçu une mission de monter à cheval et d’aller reconnaître une position pour nous replier ; nos chevaux sont garnis et prêts à atteler, à l’abri sous la futaie et pas loin de nous ; ordre nous est donné de faire sauter les canons que nous ne pourrions emmener. L’heure est poignante.

Grâce à Dieu d’abord, grâce aussi à une discipline inflexible sous le feu et un labeur acharné de nos hommes pour se creuser des tranchées, nous n’avons jusqu’ici aucun accident de personnel, mais seulement 6 chevaux tués. Les deux autres batteries du Groupe ont des tués et des blessés, à côté de nous. Les gaz m’ont un peu accommodé hier mais ce fut très passager.

Je vais prendre la garde à l’observatoire (établi dans un arbre) jusqu’à minuit.

Samedi 15 Juin

Un merveilleux coucher de soleil dans une atmosphère d’une limpidité et d’une douceur infinies. Sur la forêt, le silence et le calme ; brusquement les deux artilleries se sont tues ; très haut dans le ciel, une escadrille ennemie décrit de lents et grands cercles au-dessus de la clairière où les trois batteries du Groupe sont tapies depuis huit jours. Combien cette accalmie serait délicieuse si l’on ne sentait une appréhension flotter autour de nous ; l’ordre vient d’arriver d’être encore plus vigilant que de coutume ; nos guetteurs et nos sentinelles sont doublés. Ce grand calme subit est donc menaçant ?

Avec la soupe, à 5hrs ½, on m’a monté un gentil colis de ma femme ; je ne puis en garder que quelques cartes-lettres, un paquet de chocolat, les cigarettes et un cigare pour mon dimanche, et je dois renvoyer le reste dans mes bagages aux échelons.

Dimanche 16 Juin

Quelle dégelée nous avons reçue pendant une grande heure au milieu de la nuit ! Enfin, pas de casse, et aux batteries les Boches ne sont pas arrivés ; c’était un peu notre crainte, hier soir, d’être abordés, surpris et faits prisonniers. Mais nous ignorons encore si notre infanterie a progressé ou reculé.

Dimanche, aujourd’hui, dans mon cœur il se marque par une prière un peu plus longue pour ma femme, et je vais fumer un de ses cigares ; et comme je disais en riant tout à l’heure au capitaine, on déjeunera sur l’herbe, et même pour que le dimanche soit complet, on y dînera.

Lundi 17 Juin

Le Boche est redevenu très méchant ce soir ; il a certainement éventé une attaque que nous lui préparons pour le petit jour.

Mardi 18 Juin

La terre tremble tellement qu’il m’est difficile d’écrire. Je suis seul à commander la batterie prise à parti ; le capitaine, surpris par cette dégelée subite qui dure depuis plus d’une heure, a dû rester à l’abri près du commandant. Je n’ai pas peur, mais je me sens terriblement énervé.

Mercredi 19 Juin

Sur le cercle 27 ¾ ; 17 kilomètres. Mon nouveau palace servant de chambre à coucher, de bureau, de salle à manger, est le lieu d’où je trace ces lignes, couché sur le ventre car le plafond est bas ; ce n’est plus en forêt, c’est au milieu d’un champ de blé ; un fossé de 2m 50 de long, 90cms de large, 80cms de profondeur, sur les bords duquel Casier a tendu ma toile de tente. A ma tête l’appareil téléphonique et la carte ; à mes pieds un jour de vivres froids, toute ma fortune pendue à ma bricole car il pleut et qu’il y a un petit trou dans la toile de tente.

Malgré tout, il fait bon ici, délicieux, dans cette grande détente de tout l’être. Hier, là-bas, ce ne furent peut-être que des opérations locales, mais ce fut effrayant. A 5hrs du soir, nous avions 5 blessés à la batterie, dont un grièvement et 3 canons sur le hors d’état de continuer le tir. A ce moment, j’ai reçu l’ordre de partir dans la nuit pour une nouvelle position avec la pièce restante et la moitié de la batterie, le capitaine devant me rejoindre, dans la nuit qui vient, avec le reste de la batterie et 3 canons de rechange.

Jeudi 20 Juin

Les Boches nous laissent tranquilles ici pour l’instant, mais la pluie est bien incommode. Le capitaine m’a rejoint à 1hr du matin. La danse avait continué après mon départ. En tout deux mille obus environ sont tombés sur notre position de la forêt et j’estime que nous nous en tirons à bon compte.

Vendredi 21 Juin

Mon installation est la même que ces deux derniers jours : c’est la misère, mais la parfaite tranquillité. J’économise mes cartes de correspondance car la petite provision que j’avais glissée dans ma pochette à cartes s’épuise et j’ignore quand il me sera possible de puiser à mes réserves. Demain de 5hrs du matin à 7hrs du soir, je prends mon tour de service à l’observatoire, à 3kms d’ici.

Mercredi 26 Juin

Je suis très inquiet de l’état de santé de ma belle-mère ; il me semble que c’est fort grave, et c’est avec impatience et avec anxiété que j’attends de prochaines nouvelles.

Jeudi 27 Juin

Je marque cette date, mais je n’ose regarder ma montre et il aurait trop de chances pour que j’aie passé ce jour sans écrire... Depuis mardi, c’est la nuit que nous travaillons, et le jour nous restons terrés dans des trous, nos canons et nos travaux invisibles sous le blé et l’herbe rapportés. L’attaque est pour bientôt : 5hrs ; je veille en attendant le capitaine retenu près du chef d’escadron, pour achever avec lui la préparation de notre tir.

A 10hrs du soir, on nous a apporté une soupe chaude des échelons, le seul aliment tiède que nous ayons pu prendre depuis mardi soir.

Vendredi 28 Juin

C’est terrible, au fond, d’être officier. L’attaque est terminée ; comme en chirurgie, l’opération réussit toujours, on ne meurt que des suites. Aussi je veille à tout retour offensif, avec mon petit sous-lieutenant, au milieu de ma batterie endormie, éreintée. Le capitaine, depuis 3hrs ce matin, est en permanence à l’observatoire à 1km d’ici, et je ne lui suis relié que par un fil téléphonique déroulé à travers champs.

Quel tonnerre d’artillerie pendant 2 heures et demie ce matin ! Notre infanterie a progressé de 3 kilomètres et a fait 1500 prisonniers. L’un de ceux-ci, passant près de notre groupe, nous a dit en clair français : « Vos canons ont fait un merveilleux travail, messieurs ».