Carnet de guerre - suite 1

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Il manquerait ici les écrits réalisés entre le 29 Juin et le 8 Septembre 1918

alors que, comme le témoignage ci-dessous, le prouve

le poste d’H. Morize a été violemment pris à parti

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Antoine Joubert, mort à l'ennemi

Joubert, brigadier de tir du Capitaine Morize – tué à l’ennemi  

15° Division

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260ème Artillerie                                              ORDRE N° 600

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   Etat Major

Le Lt. Colonel COLENO, commandant le 260ème Rgt. D’Artillerie de Campagne cite à l’ORDRE DU REGIMENT

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JOUBERT, Antoine, Brigadier, N°Mle 10498, 24e Bie du 260e R.A.C.

« jeune brigadier plein d’entrain et de courage ; dangereusement blessé à son poste, le 11 Août 1918, alors que les avant-trains étaient violemment bombardés. »

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le 31 Août 1918

Le Lt Colonel COLENO, cdt le 260e R.A.C.

Signé : Coleno

Lundi 9 Septembre

Aujourd’hui fut un de ces jours où toutes sortes de travaux vous tombent à l’improviste sur le dos : organisation de corvées pour aller chercher des chevaux (enfin !), réception et réparation de ces chevaux, recherche d’un terrain pour les concours de demain, élaboration du programme, etc. ..., et l’heure du dîner est arrivée sans que ma pensée ait pu se fixer sur quelques lignes. Maintenant déjà il me faut mettre ces feuilles de côté jusqu’à demain, non pas encore pour gagner mon lit, mais pour achever d’élaborer les problèmes que, membre du jury, je dois poser demain matin aux pointeurs concurrents. Et c’est à 5 heures qu’il me faudra me lever !

Mardi 10 Septembre

Notre séjour de repos n’aura pas eu une durée exagérée, pas même trois semaines. Nous venons d’être avisés de nous tenir prêts à faire mouvement demain. Je dois avouer que je quitte sans regret ce patelin où, je ne sais pourquoi, je ne me plaisais pas énormément ; je ne ressens que l’ennui d’avoir à refaire mon sac et ma cantine tout à l’heure.

Ce matin, nous étions prêts à nous rendre sur les lieux des concours quand l’ordre est venu de les reporter à demain ; dehors, le temps était épouvantable, dans le petit jour rafales de vent et de pluie Maintenant que nous nous remettons en route, quand auront-ils lieu ? C’est une désillusion pour les hommes qui s’y étaient préparés avec entrain.

Le mauvais temps, par exemple, n’a pas découragé le général Goubeau de passer une revue de son artillerie. Avec nos pièces attelées nous avons évolué devant lui cet après-midi et je suis rentré transpercé jusqu’à la peau par la pluie.

Mercredi 11 Septembre

11 heures du matin, et nous ne sommes pas encore partis. Le capitaine en présume un embarquement en chemin de fer pour ce soir,... ce qui signifierait peut-être La Lorraine, j’en serais ravi. En tout cas, j’ignore quels loisirs me laisseront les heures qui vont venir.

Jeudi 12 Septembre

Nous sommes encore ici ; ce n’est qu’hier qu’on nous a prévenu que le départ était remis à ce matin.

Vendredi 13 Septembre

Une étape de plus de 40kms vient de nous amener non loin de la ville célèbre pour son Aigle. J’ai plutôt envie de me coucher que d’écrire puis de dîner : la grippe monte ! Avec cela, j’ai à nouveau le commandement de la batterie, mon capitaine ayant été évacué à la précédente étape pour une grippe espagnole caractérisée, avec presque 40 de fièvre.

Samedi 14 Septembre

Mes 35kms d’aujourd’hui m’ont été assez durs. Mais il semble qu’avoir été forcé de me secouer m’ait été salutaire. Ce soir la fièvre a disparu, et je ne sens plus qu’une grande courbature.

Lundi 16 Septembre

Impossible hier de tracer le moindre mot,... à cause d’une rencontre tout à fait extraordinaire. Notre étape nous avait amené vers 1 heure au cantonnement. Il était environ 3 heures, ma batterie était installée et nous venions de terminer une collation toute simple, quand le commandant, qui quittait la salle, rentre en me disant : « Morize, il y a là un de vos cousins qui vous réclame. » Et j’aperçois le grand Jacques Nimsgern. « Je viens vous chercher en auto, me dit-il, de la part de Louis et d’Emmanuel. Nous déjeunions ensemble, avec Charles Bonnal, quand nous avons aperçu un sous-officier de votre régiment qui nous a indiqué votre cantonnement. De plus il y a une surprise probable. » Et le grand s’excitait et se démenait comme si toute cette aventure avait lieu grâce à lui.

Autorisation du commandant. Nous avalons les 8 kilomètres qui nous séparaient de Louis et nous rejoignons les autres. Et pendant un instant les cinq trajectoires si différentes que chacun de nous suit se sont trouvée confondues.

Louis est à poste fixe. Manu cantonne depuis une huitaine de jours à 16 kilomètres d’ici. Jacques commande un convoi d’auto-camions qui charrient des cailloux pour l’entretien des routes. Charles est (autant que j’ai pu comprendre) dans une section de projecteurs. Quant à moi je ne saurais expliquer pourquoi on nous a emmenés à grande allure faire un séjour à plus de 100 kilomètres du front.

Puis les trajectoires se sont à nouveau séparées : Jacques a emmené Charles dans son auto, m’invitant à trouver un moyen quelconque de regagner mon cantonnement autrement que sur mes jambes. Louis et Emmanuel m’ont convié à me rafraîchir, puis m’ont fait faire le tour d’une coquette petite ville. Nous avons reconduit Manu à la gare à 7hrs du soir, et un train de marchandises qui passait lui a permis de rejoindre ses pénates. J’ai dîné avec Louis, puis il m’a ramené dans l’auto d’un colonel.

Aujourd’hui, ce fut à mon tour de recevoir mes beaux-frères, l’un venu sur son pur-sang et l’autre sur ses quarante chevaux ; et la popote du deuxième groupe les a accueillis à bras ouverts... et à flacons débouchés. Le commandant regrettait même que « le cousin » n’ait pu se joindre à nous.

Comme la poste est lente !

Vendredi 20 Septembre

L’ordre vient de nous arriver de nous transporter la nuit prochaine à une quinzaine de kilomètres vers le nord. Une chose m’étonne,  c’est que, si loin du front, on nous prescrive d’avoir à terminer le mouvement avant le lever du jour. Stationnerons-nous ? Poursuivrons-nous notre marche demain ? Nous l’ignorons.

Samedi 21 Septembre

Vingt cinq kilomètres dans la nuit nous ont amené dans un patelin où la réception est plutôt roque, mauvaises âmes de paysans égoïstes et avares. Dieu merci, nous sommes redevenus les chemineaux qui ne nous attachons pas, et nous nous consolons en pensant que demain les hôtes seront peut-être plus avenants ; cette nuit nous nous transporterons aux environs d’une page illustrée par Napoléon au cours de la campagne de France, puis l’étape suivante nous mènera vers la patrie du bonhomme La Fontaine. Ensuite,... nous ne savons plus.

Dimanche 22 Septembre

Cette existence d’oiseaux de nuit nous rend quelque peu « vaseux » dans la journée où cependant nous essayons de prendre des brides de repos.

Lundi 23 Septembre

Peut-être parfois suis-je un peu dépaysé de me trouver dans un monde militaire assez dissemblable de celui où je vis habituellement. Soldats de combat, nous semblons certainement rustres et gênés à côté de ceux de l’arrière. On ne nous laisse d’ailleurs guère le temps de nos déshabituer de notre élément ; déjà nous avons retrouvé les ruines et les trous d’obus, et notre étape de cette nuit va nous mener à 18kms au S.O. du baptistère de Clovis. Convenons que maintenant ce sera le point central.

Mercredi 25 Septembre

En position d’attente, cachés dans les bois, avec un temps qui laisse à désirer. Hier, impossible d’écrire la moindre ligne ; reconnaissance de 6hrs du matin à 8hrs du soir. Nous fêterons Wenceslas, Michel, etc. ... à 31 ½ sur le cercle et 23kms

Il paraît que le régiment à la fourragère ; mais en ce moment nous avons des préoccupations qui nous empêchent de prêter grande attention à cette nouvelle.

C’est encore moi sans doute qui mènerait la batterie au feu.

Impossible d’obtenir des cartes « priorité ».

Jeudi 26 Septembre

Revenu au bivouac très tard d’une nouvelle reconnaissance, je profite d’une dernière lueur d’un bout de chandelle qu’on m’a toléré pour dîner... faveur immense à cause des avions qui rôdent et bombardent toutes les nuits.

Vendredi 27 Septembre

La préparation de l’attaque est commencée.

Dimanche 29 Septembre

Nous sommes toujours l’arme au pied, dans l’attente du déclanchement de l’attaque retardée de jour en jour. Je n’ai même pas le loisir de tracer une ligne quotidienne. Nos conditions de vie matérielles sont redevenues rudimentaires, le temps ne nous favorise, et nous ignorons la distinction entre le jour et la nuit. Je me suis couvert le plus que j’ai pu, et j’ai déniché un trou dans un talus où je m’abrite avec deux camarades.

Pour la Saint Michel, j’ai pu avoir la messe, dite au fond d’un ravin par un artilleur, prêtre d’un régiment voisin. La guerre ne semble pas avoir développé de pratiques religieuses : pour six batteries, il n’y avait comme assistants que cinq officiers et un poilu.

Mercredi 2 Octobre

Il est bien tard ce soir pour écrire.

C’est ma deuxième position de batterie d’aujourd’hui, et j’ai trouvé une sape boche assez confortable (à côté de ce que j’ai depuis six jours) pour m’y installer avec mon nouveau sous-lieutenant et mes téléphonistes. Au premier bond fait ce matin, j’étais détaché du groupe, seul avec ma batterie, pour poursuivre l’ennemi en retraite ; malchance encore : un de mes sous-officiers, envoyé en liaison avec l’infanterie que j’appuyais, a été fait prisonnier. C’est le même qui avait reçu la médaille militaire, à ma demande pour sa conduite le 11 Août. Malgré mes deux pertes (Lyonnet et ce maréchal des logis) les combats de ces jours-ci me semblent jusqu’ici moins durs que ceux des deux précédentes offensives.

La provision de cartes-lettres que j’avais emportée sur moi est épuisée ; j’ai recours à la charité des camarades.

Vendredi 4 Octobre

Depuis 36 heures je prends racine,... c'est-à-dire que, tout en ayant beaucoup à aller et venir, j’ai un point d’attache fixe. Entre deux reconnaissance assez mouvementées je n’ai ni allant, ni entrain.

Samedi 5 Octobre

A nouveau je pars en reconnaissance, et ensuite sans doute « en avant » pour tous.

Mardi 8 Octobre

De bond en bond, notre infanterie est arrivée au bord de l’eau, mais je ne crois pas que ce soit les douceurs de la pêche à la ligne qui l’attardent sur la rive. En tout cas, nous y trouvons les compensations d’une existence un peu plus stable.

Cette troisième offensive nous est moins pénible et moins dure que les deux précédentes. La famille de mon camarade Lyonnet  a été immédiatement prévenue par nous qu’il était grièvement blessé. La triste vérité lui sera annoncée par la voie officielle. Mon sous-officier, que j’avais cru prisonnier, est revenu ; il s’était simplement trouvé séparé du bataillon d’infanterie pendant un mouvement de recul devant un retour offensif de l’ennemi.

Lire 36 sur le cercle ; 16kms 500

Mercredi 9 Octobre

Ce soir, à la nuit, nous serons relevés par un autre régiment d’artillerie, et nous nous porterons d’une étape dans un village à 10 Kms au sud de l’endroit où nous sommes. Nous n’avons vraiment pas à nous plaindre cette fois-ci : exactement dix jours dans la bataille.

Jeudi 10 Octobre

Nous voici bivouaqués au milieu des bois et la canonnade est devenue plus lointaine. Ramener ma batterie en arrière, dans la nuit noire, au milieu des ruines qui modifient les aspects et les points de repère, n’a pas été chose facile cette fois-ci. Arrivé au but à 2 heures du matin.

Par l’Echo d’aujourd’hui, j’apprends la naissance du petit Christian Sandrin ; je vais envoyer mes félicitations si les heures qui viennent me laissent quelques loisirs.

On me demande un travail pressé : les citations pour les dernières affaires.

Vendredi 11 Octobre

Nous étions réunis au bivouac autour de la soupe du matin, tous les officiers du Groupe, quand le colonel Coleno est venu lui-même nous annoncer que j’étais promu Capitaine, et que cette nomination était à titre définitif et non à titre provisoire.

Une chose me chagrine : c’est qu’il va me falloir abandonner non seulement ma 24ème batterie mais aussi le Groupe Cuny qui a déjà son complet de capitaines. Enfin, il faut déjà s’estimer heureux de ne pas quitter le régiment, pour l’instant tout au moins.

Dimanche 13 Octobre

Il m’a été impossible hier d’écrire la moindre ligne ayant fait étape de 7hrs du matin à 6hrs du soir ; comme cantonnement nous n’avons fait que changer de bois. Mais repartis à 6hrs ½ ce matin, nous sommes arrivés à 1hr de l’après-midi dans un village qui n’est qu’à demi ruiné, où une dizaine d’habitants sont déjà revenus, et où j’aurai enfin un lit (sans draps, bien entendu) dans une chambre que n’a fait que traverser un obus.

Par décision du colonel, je suis classé au premier Groupe à partir du 16 Octobre, et mon adresse sera :

Capitaine H. Morize ; Commandant la 22ème Batterie ; 260ème Régiment d’Artillerie ; S.P. 165

Mon nouveau groupe commandé par un jeune chef d’escadron d’active, Commandant Allemandet., est réputé... cracher du feu et est surnommé le Groupe électrogène. Je pense une belle batterie que vient de quitter le capitaine André, de l’artillerie coloniale, appelé au commandement de batteries de côte à Arhangel. Les capitaines des deux autres batteries sont : Lefebvre, un ancien « Central » passé dans l’active sur sa demande, et Pinchard, décoré pour s’être lancé, avec quelques hommes, à l’assaut d’une mitrailleuse qui faisait hésiter l’infanterie. Dès maintenant je peux voir que je ne suis pas avec des poules mouillées.

Temps maussade, pluvieux et froid.

Mardi 15 Octobre

Ces jours-ci, nous avons fort à faire pour nous reformer, nous faisons étape chaque jour et, comme la Division remonte vers le Nord, plus nous allons et plus notre campement devient précaire. Hier, je n’ai pu écrire et c’est aussi le quatrième jour que je n’ai aucun courrier. Je n’en suis réduit à ne faire qu’espérer que tout va bien chez nous et que, malgré la mauvaise saison, toutes les santés sont bonnes. Comme partout, on doit parler ferme de paix là bas ; en quelques jours, il s’est formé chez nos hommes une mentalité inquiétante avec l’illusion qu’on les libèrera très prochainement ; si cela continuait, dans huit jours, nous n’en obtiendrions plus rien ; combien en ai-je entendu dire : « Maintenant que la guerre va finir, je ne vais certainement pas me faire casser la g... ». Il semble heureusement que les journaux aient mis une sourdine à la question de l’armistice et surtout de la paix.

Jeudi 17 Octobre

Je suis terriblement affairé avec cette nouvelle prise de commandement en plein milieu d’étapes, et devant en outre, par suite des absences d’officiers en permission, assurer les fonctions de commandant du groupe.

Nous ne nous faisons plus d’illusion ; sans repos et sans arrêt depuis nos derniers combats, on nous ramène à l’attaque. Je crois que, comme centre, nous pouvons convenir de la première ville du département de l’Aisne.

Vendredi 18 Octobre

Je fais fonction de chef d’escadron et commande le 1er Groupe, et ce n’est pas une sinécure, de mes trois lieutenants adjoints mon orienteur étant seul un ancien du Groupe ; mais j’espère bien être délivré demain de ce poids très lourd. La Division, brusquement arrêtée dans sa marche cette nuit, à fait face à l’Est pour combattre, mais nous avions compté sans la rivière dont les ponts sont coupés, et nous voici stabilisés aujourd’hui et sans emploi.

Samedi 19 Octobre

Tout le régiment ayant quitté le bivouac à minuit, nous avons pu passer la rivière, et les inondations tendues par l’ennemi, sur les ponts de bateaux du Génie. Et, depuis le lever du jour, nous marchons par bonds avec notre infanterie, ne trouvant guère de résistance devant nous, et n’ayant pas encore tiré un coup de canon.

Mardi 22 Octobre

Le Boche résistant à nos coups de canon et aux assauts de notre infanterie, je pensais hier, en entendant les évènements, avoir du temps pour rattraper un peu mes retards de correspondance quand j’ai reçu l’ordre de me rendre d’urgence dans la tranchée de première ligne de notre infanterie pour régler de près un tir de destruction du réseau de fil de fer. A mon retour, tir d’accompagnement d’attaque, puis, à la nuit, bond de la batterie en avant et installation sur une nouvelle position sous une pluie battante dans une campagne détrempée. Et ce matin c’est encore sous l’averse qui tambourine sur l’abri de fortune que mon ordonnance m’a construit que j’arrive enfin à faire un brin de courrier, dans cette région désertique, sans communications faciles avec l’arrière, et c’est à peu près tout ce que j’ai pour me réchauffer.

Point : 37 ½ sur le cercle, 25kms.

Mercredi 23 Octobre

Mon inséparable stylo n’a plus à boire et je n’ai rien pour l’abreuver dans ce désert.

Jeudi 24 Octobre

Grand coup de butoir contre le Boche. Que va donner l’attaque qui se déroule en ce moment devant moi ? Mon tir est fini, et j’attends une nouvelle mission. Terré au fond de mon trou (car ces chers ennemis ne passent pas très haut au-dessus de la batterie) je me hâte d’écrire pendant que j’en ai le loisir ; si les Allemands ont cédé, le Groupe se portera aussitôt sur le terrain conquis ; mais la résistance à notre attaque semble acharnée.

La grippe vient de nous enlever un camarade, le capitaine Lefebvre.

Lundi 28 Octobre

La semaine dernière, je n’ai pu faire ma toilette que deux fois et avant-hier, ayant bu le café à 6hrs du matin, il était 7hrs ½ du soir quand j’ai déjeuné.

L’ennemi ayant fini par céder devant nous, nous avons fait un bond de 9kms vers le N.E., et depuis hier nous sommes arrêtés à nouveau par une grosse résistance qu’il s’agit de briser.

Jeudi 31 Octobre

J’ai les doigts gelés : la saison n’est plus propice à l’habitation de plein air, jour et nuit, derrière une haie. Ma peau de chèvre, qui est mon inséparable, est bénie et me permets de braver sans crainte les intempéries ; de plus, on vient de nous distribuer des casaques en peau de mouton.

Avant-hier, grosse préparation d’attaque par l’artillerie ; hier, journée d’attaques successives depuis 6hrs du matin jusqu’au soir, sans réussite, à la suite desquelles il a fallu, cette nuit, retirer du front notre infanterie et la remplacer par une autre. Ma batterie a peu souffert hier : un blessé ; par contre la batterie voisine (cap. Pinchard) a eu deux tués et cinq blessés.

Je m’inquiète de la situation pécuniaire de mon épouse, mais l’attitude de ma Compagnie ne me surprend pas. Je ne veux pas qu’ils puissent souffrir de pauvreté. La question d’indemnités pour charges de famille va être réglée, et ils toucheront tout l’arriéré ; de plus ma solde se trouve augmentée par mon troisième galon.

Vendredi 1er Novembre

Jour de Toussaint, au milieu du bled ; pas très chaud, mais du soleil heureusement. Demain soir, à 4hrs, je dois ramener ma batterie en arrière. Je souhaite que nous passions au moins quelques jours dans un pays civilisé où je pourrai faire mon nettoyage et le blanchissage de mon linge, car, depuis fin septembre, j’ai glissé forcément comme tous les camarades dans la misère et dans la loque, avec une chemise de quinze jours par en dessous et une armure de boue par en dessus. Je pense aussi que l’on va reprendre les permissions d’officiers ; non seulement on les avait arrêtés, mais on avait rappelé télégraphiquement tous les camarades absents ; pour moi qui suis le dernier du tour, cela me retarde pas mal.

Depuis nos attaques infructueuses, mais où notre infanterie fut héroïque, d’avant-hier, nous goûtons un pou plus de calme, et nous nous contentons de rester sur la défensive. Aujourd’hui, j’ai le loisir, de penser à nos morts, et de faire une prière pour eux.

Dimanche 3 Novembre

Quand on applaudit à l’arrière à la retraite ennemie, se demande-t-on la somme d’épuisement que l’on impose à nos armées pour ce résultat ? Je n’ai pas coutume de me plaindre mais à toi je puis bien avouer que je commence à sentir la fatigue, et nos effectifs se raréfient. Depuis mes dernières lignes d’avant-hier où j’avais plaisir à goûter par avance le calme et le repos, voici ce qui s’est passé : ordre de se porter dans la nuit sur une nouvelle position où nous avons mis en batterie à 3hrs du matin ; le soir nous sommes retirés du front et ramenés à l’arrière dans un village démoli où du moins nous trouvons des sommiers, des matelas et de la paille (à 10hrs du soir) ; ce matin, croyant à un repos de quelque durée, le chef d’escadron part en permission, me laissant le commandement du Groupe ; ce soir, nous recevons ordre de repartir au front et demain matin, à 5hrs 45, je dois appuyer une attaque avec mes trois batteries. Et le temps ne nous fait guère fête : un déluge de pluie fine et froide.

Enfin le repos sera un jour ou l’autre d’autant meilleur qu’il se sera fait plus désirer.

Mardi 5 Novembre  

 « Vive la France ! » - Mme Vilain - Flavigny le Grand – Aisne.  Ce soir, notre course s’arrête dans un village où, pour la première fois, nous trouvons des civils. Jugez de la joie de ces bonnes gens chez lesquels se sont éveillés ce matin des soldats allemands et chez lesquels s’endormiront ce soir des soldats français. Après avoir franchi la rivière à gué (car les ponts sont coupés et que les passerelles du Génie ne sont pas encore achevées) en tête de mes officiers du Groupe en reconnaissance, j’ai été accueilli par un cri de « Vive la France !». Je me sèche au coin du feu tout en prenant une tasse de café chez une brave femme en attendant que mes batteries puissent traverser l’eau. Demain matin, avance nouvelle : les ½ sur le cercle et 38kms.

Vendredi 8 Novembre  

Pas une minute depuis mes dernières lignes du 5 au soir et pourtant nous n’avons pas eu à tirer un seul coup de canon, mais nous avançons sans trêve, sans objectif précise, incertains à chaque instant du contact avec l’ennemi. Je suis peu aidé, ayant pour orienteur un très jeune sous-lieutenant (en remplacement de l’orienteur en titre évacué pour grippe) d’une nullité renversante et d’une présomption très dangereuse. De plus, sur quatre officiers qui devraient constituer mon Etat-major, il en manque deux.

Devant nous ne trouvons que des résistances locales, mais d’un véritable héroïsme ; ainsi hier, dans un village défendu, en pointe d’extrême arrière-garde, par six officiers allemands, seuls, servant chacun une mitrailleuse.

Nous sommes sans relation avec l’arrière : plus de lettres, plus de journaux, et la popote doit se contenter des vivres réglementaires, plus jamais de dessert. Malgré tout, mes officiers et mes hommes sont infatigables et électrisés.

Dimanche 10 Novembre  

Privé de tout sommeil depuis 36 heures. Nous étions en train de vivre des heures historiques, tout à fait aux premières loges, quand hier, au moment de partir avec mes trois commandants de batterie, j’ai reçu l’ordre de ramener mon groupe à quarante kilomètres en arrière. Je ne vivrai donc pas les tout derniers instants de cette lutte de Titans. Partis à 4hrs ½ du soir, nous ne sommes arrivés qu’à 8hrs ce matin dans le village écrabouillé le jour de la Toussaint par nos propres obus, et où nous cantonnons aujourd’hui ; nuit limpide dans le ciel, terrible sur la terre gelée, avec des stations de plusieurs heures le long des routes embouteillées, grelottant malgré les énormes feux de bivouac que nous allumions.

La radiotélégraphie de notre armée nous apprend l’abdication du Kaiser ; la troupe est naïvement joyeuse ; quelque subite stupeur nous étreint, nous les officiers. L’Allemagne livrée à quelles mains va donc se suicider. Que nous, nous la réduisions, c’était notre rôle ; que les Allemands annihilent en un instant un effort de leur pays de quarante années, c’est fou et odieux. Les Boches russes ont fait des élèves.

Lundi 11 Novembre  

L’armistice est-il signé ? Dans nos étapes à travers ces régions désertes et ruinées nous l’ignorons officiellement encore ce soir ; pourtant le bruit court dans les rangs que c’est chose faite, et depuis hier d’ailleurs je n’en doute plus. Ce n’est pas une raison pour que nous soyons au repos, et ce soir je ne puis que me souvenir de la naissance de notre grand.

Mardi 12 Novembre  

Nous devions embarquer en chemin de fer demain à Noyon ; en raison des circonstances sans doute, on nous arrête pour trois ou quatre jours aux environs de cette ville, après cent kilomètres de route depuis samedi soir.

J’ai ouï combien faisait vibrer l’exposition des trophées sur la Concorde ; un spectacle bien plus émotionnant et que je souhaiterais que tous voient : ce sont tous ces villages ravagés par la guerre, aux maisons éventrées et effondrées, sans âmes qui vivent, que nous traversons et où nous cantonnons. Et encore le Génie a-t-il mis de l’ordre dans les décombres. Cela nous change de là haut où tout est habité et a peu souffert.

Mercredi 13 Novembre  

Les premières lettres de victoire et de joie m’arrivent.

Aujourd’hui, j’ai connaissance d’une nouvelle citation, cette fois au corps d’armée (étoile d’or), et le plus réputé des corps d’armées : le 20ème. Je suis donc très pris par des préparatifs d’une revue de notre Division que passera demain le général Fayolle pour la remise des fourragères aux régiments qui l’ont obtenue.

Jeudi 14 Novembre  

Ce n’est plus la tactique qui m’absorbe, mais l’administration ; et le gouvernement d’un état major, de trois batteries et d’une colonne de ravitaillement (munitions et nourriture pour hommes et chevaux) n’est pas une petite affaire pour que tout marche sans accroc.

En réalité, depuis que nous avons quitté la région de Nogent S/Seine, nous n’avions pas débridé. Etapes de nuit pour nous engager dans l’action sur la Vesle ; combats entre la Vesle et l’Aisne ; puis nouvelles étapes pendant lesquelles nous n’avions pour gîte que les bois ou des villages réduits à des tas de matériaux pulvérisés ; passage de l’Aisne ; combats dans la boucle entre Oise et serre ; leurre de repos à Ribemont pendant 18 heures ; prise de commandement du groupe ; retour au feu ; passage de l’Oise dans des conditions critiques pour la poursuite ; marche sur Guise et La Capelle à travers un pays habité et presque indemne ; nuit historique où l’ordre nous est arrivé de cesser tout tir jusqu’à minuit (je conserve précieusement ce papier) ; puis cent kilomètres en trois étapes pour un arrêt de deux jours et demi dans ce village en ruines, sans habitants.

Depuis le 28 Septembre, je n’ai changé qu’une fois de linge, j’ai retiré deux fois ma culotte, je porte des chaussettes devenues de véritables mitaines, et ma paire de chaussures neuves étrennée à La Trinité est devenue irréparable.

Depuis le 8 Juin, nous n’avons pas fait la guerre en vivant dans des châteaux ; pourtant ici, une nuit, nous nous sommes abrités, après 45 kilomètres de route sous la pluie, au château de la Fère-en-Tardenois : l’eau et les vents passaient par les trous d’obus, mon ordonnance m’a fait un lit avec une feuille de carton bitumé, et pour nous sécher nous avons brûlé les cadres dorés des glaces brisées (vandalisme, mais nous souffrions trop).

Quel spectacle grandiose la revue de toute notre 158 Division ce matin par le général Fayolle. Il faisait un froid terrible, mais un temps radieux.

Un immense carré ; d’un côté, le tabor marocain et le 9ème Zouaves ; en face le 418ème de ligne et la compagnie divisionnaire du Génie ; sur les deux autres côtés, l’artillerie de la Division comprenant les trois groupes du 260ème, le groupe d’artillerie lourde du 120ème, le parc d’artillerie de la Division ; en face, les eux escadrons divisionnaires, hussards et spahis. J’avais le plaisir de commander à l’honneur le premier groupe du 260ème que j’avais commandé au feu depuis le 3 Novembre.

Après avoir passé les troupes en revue, le général Fayolle a fait avancer au centre du carré les drapeaux, étendards et fanions, et leur a attaché la fourragère en embrassant les colonels commandants des régiments récompensés : Fourragère Médaille Militaire aux trois régiments d’infanterie, Fourragère Croix de Guerre au Génie, au 260ème d’artillerie, au parc d’artillerie, au groupe d’artillerie lourde. Rarement une Division a tous ses éléments ainsi récompensés, ce qui fit dire au général, dans une brillante allocution qu’il lui adressa aux officiers après le défilé, qu’il décernait à notre Division le titre de « Division d’élite ». Il nous a laissé espérer que bientôt nous serions envoyés sur le Rhin où il nous demande de faire preuve de deux grandes qualités françaises : tenue irréprochable, et générosité envers l’Allemand sans aucun esprit de représailles.

Des ordres généraux m’arrivent pour déplacer le Groupe demain à 6hrs du matin ; il me faut élaborer des instructions de détails à mes batteries.

Vendredi 15 Novembre  

Redevenu pauvre comme Job à cette reprise de vie normale, puisqu’il m’a fallu ré enfouir au fond d’un fourgon ma cantine et mon sac, je ne possède ce soir que cette simple feuille, mais il ne me faut ni tant de place ni une table confortable ni un grand feu dans la cheminée ni un éclairage étincelant.

Samedi 16 Novembre  

Nous atteignons aujourd’hui des pays civilisés et qui ignorent l’occupation ennemie. Mais si tout à l’heure, pour la première fois depuis longtemps, je vais m’étendre sur un lit avec des draps, on n’a plus ici la sensation  de l’accueil à bras ouverts, comme là-haut, où les femmes, toutes vibrantes, tenaient à nous embrasser, en pleine rue, alors que les balles passaient encore. Les habitants nous font fête au passage mais leur entrain tombe quand ils voient qu’il va falloir nous héberger ; ils récriminent, ils nous mesurent parcimonieusement la place. « Ils nous arrivent tant de troupes ! », gémissent-ils.

Je suis installé dans une grande et luxueuse ferme ; le maître est mort, il y a un mois ; sa femme est retenue à Paris, malade. Le vieux chef de culture nous a assez bien reçus, mais il y a ici les deux jeunes enfants avec leur institutrice et cette vieille fille émettait la prétention que mon ordonnance mette des chaussons pour faire mon service parce qu’il fait trop de bruit avec ses gros souliers et ses éperons. Les chaussons de mon ordonnance ! J’en ris tout seul. Et pourtant, après m’avoir fait une sortie un peu acerbe, cette patriotique demoiselle va s’endormir la mine satisfaite du devoir accompli ; elle a mis un drapeau à la fenêtre de sa chambre !

Et moi aussi je vais m’endormir dans la douceur d’une chambre tiède.

Dimanche 17 Novembre  

Ce n’est plus qu’un simple commandant de batterie qui écrit. Mon chef d’escadron, Allemandet, nous a rejoints ce matin après avoir un peu erré à notre recherche, et, tout en continuant à assurer pour aujourd’hui, le service du Groupe, je lui ai repassé les pouvoirs. J’aurai terminé les opérations actives de la guerre avec les fonctions d’officier supérieur,... et des félicitations ; je suis content, et je retourne modestement à la direction de ma batterie.

A nouveau nous faisons encore séjour. Nous ne prévoyons pas ce que l’on veut faire de nous ; il semble que peu à peu on nous amène au repos, et nous commençons à doter des belles promesses du général Fayolle ; nous ne serons pas des entrées triomphales en Alsace, bien que par la vie que nous avons menée pendant les cinq derniers mois nous ayons payé notre droit à cet honneur. Ce sera une grosse désillusion pour nos hommes, et personnellement j’en aurais été tellement heureux non seulement pour moi, mais pour papa, pour le souvenir de maman, pour la satisfaction des enfants aussi.

Et voilà que le bruit court que c’est le Dépôt du 32ème d’artillerie qui va se transporter le premier à Strasbourg ; le capitaine trésorier et l’officier d’habillement vont se mettre dans la peau de héros ! ils doivent au moins se hâter de reprendre quelques leçons d’équitation !

Ce n’est qu’aujourd’hui que les premières troupes françaises franchissent l’ancienne frontière.

... On m’a interrompu en m’apportant un ordre : demain matin le régiment se déplace pour aller cantonner à 15kms au sud ouest d’ici ; c’est sur Paris qu’il semble que nous marchions : gare à vous !

Mais il faut que j’aille donner mes ordres, et j’arrête ces lignes jusqu’à demain.

Lundi 18 Novembre  

Quelle journée, sous la forte gelée et par la première neige ! Cinq heures d’arrêt dans un champ, en attendant que les troupes qui occupaient le village nous aient cédé la place ! Et la saison n’est pas très indiquée pour les déjeuners en plein air. Ce soir, je suis transi.

Mardi 19 Novembre  

On nous fait présager un arrêt de plusieurs jours dans le patelin où nous sommes arrivés hier soir. Heureusement, les habitants y sont avenants et nous font bonne figure.

Nous nous trouvons un peu désorientés ; bien que la Division ait gardé l’apparence d’un ensemble prêt au combat, il manque l’atmosphère du combat où l’on se sent vivre si intensément ; le grand lien entre nous tous se fait moins étroit, ce lien fait du besoin que l’on a les uns des autres pour le but immédiat, de la confiance entre soi qui devient une nécessité dans les moments critiques, de la sensation d’être un tout en dehors du monde et dont nos morts eux-mêmes semblent moins détachés que le reste de l’humanité vivante. Et voilà que tout d’un coup ce sentiment de grande famille semble devenir un leurre.

Mercredi 20 Novembre  

La poste serait-elle plus avare à l’arrière qu’elle ne l’était au front ! Il est vrai que nous sommes dans un village très éloigné des grandes voies de communication, mais voici quarante-huit heures que je suis sevré de toute nouvelle, et une vague inquiétude m’est venue de ce que deux camarades ont été appelés subitement près de leurs femmes dangereusement malades. Alors je pense à cette mauvaise grippe qui ignore l’armistice et continue à faire la guerre ; j’aimerais être rassuré.

Toujours la même ignorance et la même incertitude du lendemain. Notre aumônier lui-même, que je viens de voir, potinier et bien informé, n’a aucun pronostic ; et chacun s’énerve de cette attente et finit par suggérer des choses sans fondement mais qui bercent les rêves ; on nous réserve, disent certains, pour entrer dans le Palatinat ! Je crois simplement qu’il y a un gros encombrement dans les transports, et que ceux qui se trouvent loin du nouveau front doivent attendre patiemment leur tour.

Je voudrais profiter de cet arrêt pour remettre à jour une correspondance bien anémique depuis de longues semaines. Mais, avec raison, le commandant veut tenir son groupe en haleine et en belle performance, et nos loisirs ne sont pas ce qu’on pourrait imaginer.

Jeudi 21 Novembre  

Un de ces quatre matins, je serai envoyé en permission, bien que, dans l’incertitude où nous vivons, le commandant ne puisse fixer de dates approximatives à ceux qui restent à partir ; je serais heureux alors de trouver une coiffure autre que mon casque ou mon bonnet de police.

Je dois arrêter ces lignes pour écrire une triste lettre, déjà bien en retard. Monsieur Lyonnet m’a écrit pour me demander des précisions sur la mort de son fils, et je n’ai pas encore eu le plus court instant pour lui répondre.

Vendredi 22 Novembre  

Enfin, hier soir, revenu très tard du secteur postal, le vaguemestre m’a apporté deux lettres et mes craintes mal définies se sont évanouies

1er Janvier 1919

En quarante-trois ans ce n’est que mon troisième Jour de l’An qui s’écoule dans une réelle solitude ; et il n’y a pas même un rayon de soleil pour me tenir gaie compagnie !

Le commandant étant parti passer cette journée à Toul, j’ai la direction du Groupe, et voilà qui n’aide guère à l’avancement de ma correspondance. Hier, j’ai heureusement pu terminer mes lettres, et j’espère qu’elles seront arrivées ce matin ; mais au train, où je les ai portées, le bonhomme de la poste faisait des grimaces pour me les prendre, « car je n’ai que le droit d’utiliser la poste militaire ! »

Debraux m’ayant demandé la permission de partir au train de 11hrs pour aller voir des cousines à Noisy le Sec, j’ai déjeuné tout seul. Mais j’ai fait porter mes rations du soir à la popote du Groupe, et pour la troisième fois d’aujourd’hui je redescends à Crécy.

Jeudi 2 Janvier

Après une pluie diluvienne, cette nuit, un temps radieux, le premier de notre séjour ici, met un gai sourire sur le pays, malgré l’hiver.

Mon commandant a certainement manqué son train hier soir : à midi il n’était pas encore de retour au Groupe... et le Colonel en paraît assez mécontent. Il est vrai que c’est toujours dans des circonstances semblables qu’arrivent les histoires. Il y a trois jours, la gendarmerie ramène un déserteur qui jadis avait appartenu à la 21ème batterie ; on le reverse à son ancienne batterie et hier soir il reprend à nouveau la clé des champs, non sans s’être offert quelques étrennes au détriment de ses camarades : plusieurs porte-monnaies et portefeuilles vidés, livret matricule, pièces d’identité et textes de citations volés, le révolter et les cartouches d’un sous-officier emportés. C’est donc moi qui, ce matin, est été appelé pour faire les constatations, établir les rapports, et prévenir par message téléphoné la prévôté.

Le 31 Décembre, on m’a remis au bureau du Colonel, ma Croix de Guerre avec étoile blanche. Bien que sans l’étoile d’or, je l’ai porté hier, puis je l’ai remise dans son papier de soie.

Mercredi 3 Janvier

Ce soir j’écris d’un hameau à quelques kilomètres à l’Est de Coulommiers, et demain ce sera d’ailleurs. Quel désastre si j’avais raté mon train hier soir ! C’est en arrivant que Devraux, qui était impatient d’être rassuré sur mon retour en temps réglementaire, m’a annoncé que le Groupe faisait mouvement ce matin à 7hrs.

Le temps nous a favorisés aujourd’hui ; souhaitons qu’il continue, car du même coup, et surtout, ce sont les désastres de l’inondation limités.

Jeudi 9 Janvier

D’un cantonnement de passage au soir d’une journée assez fatigante.

Samedi 11 Janvier

Après trois jours d’étapes. Nous voici arrêtés pour quarante huit heures dans un très pauvre hameau. Tous les pays que nous venons de traverser ont d’ailleurs un air de misère. Ici, je couche dans la même chambre que le grand-père, et c’est dans cette même chambre que nous faisons notre popote ; pas un coin pour nous débarbouiller, il faut pour cette opération que je me transporte chez Debraux où il y  a un évier. On est à des kilomètres de tout moyen de communication, et mon vieux propriétaire n’a pas vu une ville depuis vingt ans. A part cela, ce pays, très accidenté, limite entre la Brie et la Champagne, doit être fort joli pendant la belle saison. Mais à cette époque, la pluie continue à tomber sans trêve, et je pense avec appréhension à la montée de la Seine.

Mon lieutenant, Georges L..., nous a rejoints à la tombée de la nuit, après être allé nous chercher à Voulangis. Il a mis à nous retrouver moins de temps que je ne pensais, mais il a ce soir dans les jambes un nombre respectable de kilomètres, et près de moi il ne cesse de gémir qu’il a faim.

Dimanche 12 Janvier

Ce matin, je suis allé à la messe au village, à 2kms ½ d’ici. S’il n’y avait pas eu dans l’église les officiers et quelques hommes, le vieux curé aurait prêché devant une demi-douzaine de femmes et d’enfants ; en dehors de nous, pas un homme dans l’assistance, c’était vraiment attristant.

J’ai remis les croix de guerre aux chevaux de la batterie qui font campagne depuis le début, et Cheminueau a été l’un des quinze décorés.

Mon ordonnance Derrien est revenu ce matin. Demain, au petit jour, nous nous remettons en marche pour le Baizil, village qui ne doit pas présenter grandes ressources, à une vingtaine de kilomètres au sud d’Epernay. Nous cheminons ainsi vers l’Alsace, mais combien lentement !

Mardi 14 Janvier

Je suis arrivé à gagner mon lit, hier soir, sans avoir eu au cours de la journée le moindre loisir ; je me suis tout juste assis pour les deux repas (dont le premier à 2hrs ½ de l’après-midi).

Mercredi 15 Janvier

Nous voici à nouveau arrêtés dans ce village perdu, sans ressources et sentant la misère ; et l’on dit que nous y séjournerons peut-être pendant plusieurs jours. Ma chambre est glaciale, et je n’y rentre que pour me mettre au lit dans lequel je trouve une bonne brique bien chaude, grâce à la gentillesse de la brave vieille chez laquelle je suis. Notre popote est sans feu ; nous nous sommes réunis à deux batteries, et, plus serrés, nous nous tenons chaud. C’est là où je m’installe, sur un coin de table, pour écrire, et j’y suis assez dérangé.

Mes doigts commencent à s’engourdir.

Jeudi 16 Janvier

Il y a longtemps que nous n’avons pas eu un temps comme aujourd’hui ; le froid est vif, mais le soleil et la limpidité de l’air aident à le supporter allégrement. On se sent revivre, on échappe à l’étreinte de ce marasme qui finissait par suinter de tout ce gris, de toutes ces brumes, de ce ciel perpétuellement lugubre.

Pour nous rappeler notre instabilité, on vient de nous avertir de nous tenir prêts à partir ces vingt-quatre heures ; et loin d’en être fâchés, c’est sans regret que nous abandonnerons ce séjour peu hospitalier. Nouveau but, naturellement, incertain : continuation de notre lent cheminement vers l’Est ou séjour de quelque durée dans un champ de tir.

Vendredi 17 Janvier

Appelé hier soir par le commandant, mon chef d’escadron voulait m’apprendre une très fraîche nouvelle : le capitaine Machiels vient de recevoir la Croix de Chevalier de la Légion d’Honneur. Bien que le 2ème Groupe soit cantonné fort loin d’ici, je voudrais tenter de m’y rendre à cheval afin de féliciter sans tarder mon ancien capitaine.

Le commandant Allemandet m’a dit ceci : « J’ai vu le colonel aujourd’hui, et je vous ai proposé à votre tour pour la Croix. Mais vous savez combien le colonel est peu prodigue de récompenses ; avec lui il faut au moins avoir sauvé le Monde. Ce sera donc assez pénible, bien que je compte revenir souvent à la charge. De plus il y a un capitaine qui doit l’obtenir avant vous, Champenois. »

Dimanche 19 Janvier

Je suis très profondément, très sincèrement heureux de voir notre frère promu Chevalier de la Légion d’Honneur. Et ma joie est doublée quand j’imagine la satisfaction que doit en éprouver papa, ce lui est, sans nul doute, une belle compensation des fatigues qu’il a assumées pour Albert pendant la guerre. Dans mon idée, il peut être en toute justice associé à l’honneur de son fils.

Combien hier j’ai trouvé Epernay saccagé depuis mon passage en 1916. L’hôtel où j’avais logé n’est plus qu’un amas de ruines ; une belle église où j’étais entré faire une prière, dans le quartier de la gare, est éventrée ; je voulais prendre un bain chaud ; l’établissement d’hydrothérapie est rasé.

Lundi 20 Janvier

Cantine bouclée et bagages chargés, ordres donnés et préparatifs achevés pour reprendre la grand’route demain matin. Notre Groupe est mis à la disposition d’un cours de tir, dans la région de Sézanne, pour une durée de trois semaines, peut-être ; c’est une nouvelle halte dans notre lent entraînement vers l’Est, mais nous allons exécuter des tirs de démonstration et d’instruction devant les lieutenants élèves, et tous nous nous en promettons de l’intérêt,... après avoir laissé nos canons silencieux pendant déjà deux mois et demi.

Mercredi 22 Janvier

La longueur de l’étape, les difficultés d’installation au nouveau cantonnement, la mise au courant d’un nouveau service à assurer dès aujourd’hui ne m’ont pas laissé de loisirs. A l’heure actuelle, depuis hier matin, j’ai 64 kilomètres de cheval entre les jambes,... et par une température sibérienne qui certainement ajoute à la fatigue. Dans le grand air glacé, j’ai souvent le visage coupé, les mains gourdes et gonflées, et les pieds endoloris.

Le pays est merveilleux comme étendue de vue, et ce temps de gelée claire met en valeur l’immense panorama que nous avons, du haut de la croupe sur laquelle nous nichons au Sud comme au Nord. Le patelin s’appelle Broyes, au sud des marais fameux de Saint-Gond ; j’y suis détaché avec la seule batterie, le commandant, avec le reste du groupe, demeurant à 12 kilomètres d’ici. Un seul point noir : les habitants fatigués des perpétuels passages de troupes, nous ont fait un accueil généralement hostile, et la bonne femme revêche chez laquelle je loge n’a consenti à ouvrir sa porte que sous la menace des gendarmes ; les relations sont donc plutôt tendues entre ma propriétaire et moi, et c’est désagréable. Il se fait pourtant l’heure que je retourne l’affronter.

Jeudi 23 Janvier

Mes deux lieutenants, dans notre popote enfumée, avec toute leur fougue, clament leur indignation. Il est question de ce projet, que nous trouvions écoeurant et odieux, d’organiser des tournées d’excursion en cars-automobiles sur nos champs de bataille le plus tôt possible, avec création de distance en distance de grands caravansérails. Et c’est un député français qui propose cela ! N’est-ce pas révoltant de faire monnaie de nos plaies et de nos mines, et de promener la turbulente curiosité d’une foule de rastaquouères sur les lieux où nous avons souffert, où nous avons enterré des camarades. Qu’on pense d’abord à permettre à des Français d’y aller avec piété.

Mais les idées de mes lieutenants se sont déjà apaisées et sont posées sur d’autres choses. Près de moi tous deux font de la musique... avec leurs bouches, seuls instruments qu’ils possèdent. Ils causent Beethoven, Wagner, Massenet, Puccini, et se donnent des auditions de passages de ces maîtres.

Vendredi 24 Janvier

Mes camarades étaient lancés hier soir, et quand j’en ai refermé mon buvard, ils évoquaient des mélodies de moindre envolée : le Veuve Joyeuse, Rêve de Valse, etc. ... Et nous avons fini par danser, Debraux et moi, tandis que « Georges » faisait à lui seul l’orchestre, toujours avec sa bouche.

Il est tombé ici pas mal de flocons de neige ; puissions-nous ne pas en avoir de grosse chutes tant que nous aurons à assurer le service du champ de tir ; ce serait assez pénible, et j’aime encore mieux le froid qui nous coupe la figure.

Samedi 25 Janvier

Un grand feu de bois flambe dans notre popote, et il fait chaud. Malheureusement, les cheminées de ce pays ont un terrible défaut : elles fument affreusement ; et mes yeux ont aussi un défaut : depuis qu’ils furent atteints par l’hypérite, ils sont devenus très sensibles. Et me voici repris de conjonctivite, comme à Bordeaux mon œil gauche voit double, et même triple. Je tâcherai demain de faire arranger cette cheminée par mes hommes. Mais ce soir vraiment ce n’est pas un sport commando que de n’écrire qu’avec un œil.

Dimanche 26 Janvier

La cheminée semble mieux tirer maintenant, et mon œil s’améliore ; je n’aurai pas loisir du secours de la gentille sœur Elisabeth pour tenir la plume.

Mes chocolats sont parfaits et succulents, et en manger engage à devenir gourmand. Mais j’ai un premier lieutenant qui apprécie peut-être un peu trop ces douceurs, et je crains que ma boite ne soit vite à sec.

Il neige, et dru. Je m’en préoccupe pour mes communications avec le chef d’escadron qui cantonne à quatorze kilomètres d’ici ; quelles difficultés je vais avoir pour assurer ce service par cavaliers !

Nous apprenons que Paris a souffert d’une première grosse grève ; pourvu que ce ne soit pas le prélude d’autres mouvements, moins pacifiques. Il n’y a rien de grave, on va se hâter de faire droit à toutes les demandes des grévistes, et les braves Parisiens seront enchantés de n’éprouver aucune gêne. Ils paieront leurs places un peu plus cher, et se hâteront de se rattraper en élevant chacun leurs prix. Et tous, avec le plus parfait illogisme, déblatèreront contre la vie chère.

Une chose qui nous promet déjà des emprises, c’est cette assemblée cosmopolite qui transforme le palais des Affaires Etrangères en Tour de Babel. Tous ces pontifes menacent de jouer les grotesques. Encore des illuminés qui croient en la seule jouissance des parlottes ; la première décision qu’ils prennent : entrer en pourparlers avec les bolcheviks, soulève déjà pas mal d’agitation. Ils ne sont pas heureux pour leurs débuts !

Lundi 27 Janvier

Le planton à cheval que j’envoie chaque jour chercher les lettres auprès du vaguemestre du Groupe (notre éloignement ne permettant pas à celui-ci de pousser son service jusqu’à nous) n’est arrivé que très tard dans la nuit à cause des grosses chutes de neige de la journée d’hier.

Je vais prendre, un de ces prochains jours, le commandement du groupe, en l’absence de mon chef d’escadron, qui part en permission de 10 jours (comme officier supérieur, il a droit en effet de scinder en deux sa permission de 20 jours). Il me faudra alors reporter mon domicile à Bannes, à 14 kilomètres de ma batterie. Ceci, naturellement, en admettant que je n’ai pas une réponse défavorable à la demande que j’ai faite de prolonger mes fonctions à l’armée. Voici qu’il est précisément encore question d’élever mes indemnités de 60 francs par mois ; dans le civil, je ne puis attendre pareille solde. Je regrette bien maintenant que nos tergiversations d’un moment m’aient fait apporter quelque mollesse dans ma demande de maintien.

J’apprécie le jugement actuel fait sur nos... amis ( !) les Yankees. C’est l’esprit qui prévaut actuellement dans toute l’armée, où leurs façons de s’imposer en directeurs ne les mettent pas en odeur de sainteté ! Ils se considèrent vraiment chez nous comme en pays conquis. On raconte que, dernièrement, dans un chic restaurant parisien (Maxim, je crois) un officier français entre avec sa jeune femme. La dame était à peine assise qu’un Américain en kaki, bousculant le mari, vient s’asseoir en face d’elle ; « Pardon, monsieur, dit le Français, madame est avec moi. » Sans un mot, l’Américain tire son browning et tue l’officier. A une table voisine est un capitaine français ; il se lève, et d’un coup de revolver flambe le Yankee, dont le cadavre est jeté par les assistants au ruisseau du trottoir.

Levazeux, qui est de Troyes, me raconte que deux Américains entrent chez le principal bijoutier de la ville et y font leur choix. Quand on leur présente la facture, l’un d’eux déclare : « Je sais que les Français nous prennent pour des poires, et nous font payer deux fois au moins la valeur des choses », et sortant son browning, il ajoute : « J’espère une réduction de tant. » Il faillit être lynché par les employés et les clients présents.

Mes yeux sont complètement guéris.

Mardi 28 Janvier

Nous sommes en plein et rude hiver : neige, glace et verglas, bise coupante, et à travers les branches poudrées de blanc ce ciel mélancolique et uniformément gris qui menace de nouvelles chutes de neige. Mais, à part les engelures cuisantes, aucun accroc de santé.

Mercredi 29 Janvier

 « La méchante femme qui n’aime pas les soldats » ne me gêne pas beaucoup. Elle m’évite et je ne l’ai rencontrée qu’une fois ; elle a essayé de mettre un sourire sur sa frimousse de vieille mère Michèle pour me dire que des soldats avaient fait dans la nuit un bruit qui l’avait réveillée, et qu’elle soupirait après le départ des troupes. Evidemment ce n’était pas la quintessence de la délicatesse, mais elle a peut-être cru être gracieuse en m’adressant son petit speech. Je ne passerai d’ailleurs plus qu’une nuit chez elle ; le commandant part en permission vendredi, et demain je dois aller me mettre au outrant près de lui et prendre sa succession temporaire.

Jeudi 30 Janvier

Ce soir, encore un lit nouveau. J’ai laissé ma batterie sur sa colline, aux mains de mon lieutenant, et je suis venue dans la plaine prendre la direction du Groupe. Le pays est moins agréable mais les habitants semblent beaucoup plus avenants. Les heures ont été très employées à prendre la suite du commandant et à noter les prescriptions pour douze jours. Ces lignes très brèves terminent doucement une journée bien remplie.

Vendredi 31 Janvier

Premier loisir à 8hrs ½ du soir. Le service nouveau n’est sans doute pas très dur, mais naturellement il faut se mettre au courant, et les moindres choses demandent beaucoup plus de temps.

Bien que l’artillerie reste en place pour continuer sa mission au cours de tir, le reste de la Division a repris son glissement vers l’Est ; elle entraîne avec elle le secteur postal, et depuis quarante-huit heures nous sommes sans lettres. Le vaguemestre du groupe ignore même où porter le courrier ; j’ai demandé des ordres, mais je crains pour quelques temps des irrégularités et des retards.

L’atmosphère est redevenue d’une limpidité merveilleuse,... mais aussi quelle gelée ! J’appréhende le contact avec mes draps, sans bouillotte ou brique chaude.

Samedi 1er Février

Demain m’attend la tache difficile de répartir équitablement entre les batteries un service très chargé et compliqué pour la semaine. Chaque commandant de batterie se croit toujours lésé, et estime qu’on lui en donne plus à faire qu’à son voisin. Ma tâche n’est pas souvent commode.

Dimanche 2 Février

Allons, encore des réclamations qui arrivent des batteries. Moi qui croyais ma journée finie !

Lundi 3 Février

Je n’ai pourtant pas le délire de la persécution. Mais mon service actuel est à tout instant compliqué par un mauvais vouloir que je sens latent chez un camarade auquel je n’aurais jamais voulu prêter un méchant sentiment. Au fond, je crois plutôt qu’il subit l’influence de sa femme, dont la place serait ailleurs qu’ici, que j’ai rencontrée l’autre jour, assez pincée, et qui m’a donné l’impression d’être jalouse des circonstances qui me placent momentanément au-dessus de son mari.

Il me faut bien donner des ordres aux quatre unités du Groupe, ordres longuement réfléchis et étudiés. Jamais aucune récrimination des autres officiers : seul ce dernier ergote ou n’exécute pas, et m’inonde chaque jour des doléances de ses deux lieutenants, de ses sous-officiers ou de ses hommes qui, paraît-il, se plaindraient d’avoir trop de service.

Tout cela fait contraste avec d’autres affabilités. Hier, j’envoie au Colonel Coleno un compte-rendu pour lui signaler que je craignais de ne pas pouvoir exécuter dans la semaine la quantité de choses diverses demandées au Groupe. Il fait aussitôt, en auto, l’étape de 32 kilomètres qui nous séparent de l’un de l’autre, pour me dire de ne pas me tourmenter, de lui signaler mes difficultés pour qu’il essaye de m’aider. C’est véritablement un brave homme.

Mais, au cours de sa visite, il m’a dit une chose qui ne m’a sans doute pas causé le vif plaisir qu’il pensait me faire : il a l’intention de me retirer du 1er Groupe dans quelques jours, et de me confier le commandement de mon ancien Groupe, le deuxième. Là aussi, j’appréhende une violente jalousie d’un de mes camarades de batterie, et ce n’est ni Bellefonds, ni Benedetti.

Mardi 4 Février

Nous ne pouvons que constater l’ascension vertigineuse du prix de toutes choses. Si cela ne s’arrête pas, la société actuelle telle qu’elle est constituée va craquer. Les simples commis des Postes réclament un traitement de 6.000 francs pour débuter, eux qui gagnaient avant la guerre 180frs par mois, et les traitements de 4.000frs seraient portés à 12.000. Dans les mêmes proportions, et pour tenir notre rang vis d’eux, les Aciéries devraient me donner 36.000frs par an. Mais alors le rentier millionnaire qui a un revenu de 30.000frs, revenu qui restera le même, aura une vie moyenne, et le rentier qui n’est pas millionnaire sera misérable. Nous entrons dans le domaine de la folie, et ce ne peut être.

Un nouveau mouvement de la Division entraîne le service postal dans un lieu que les ordres d’aujourd’hui lui ont omis de nous préciser.

Mercredi 5 Février

La neige est tombée fine et serrée tout l’après-midi, et je crains bien que demain les chemins ne soient impraticables. Sons la, poussée du vent, tous ces fins et durs grésils vous fouettaient le figure de gifles bien désagréables.

Jeudi 6 Février

Mes yeux vont tout à fait bien quoiqu’ils soient restés un peu rouges.

Il est fortement bruit, tous ces jours-ci, de la dissolution de notre 153ème Division ou plutôt de son amalgame avec une autre. La démobilisation marche à une allure vertigineuse,... beaucoup trop vertigineuse, dirais-je comme Jacques Dupuis, devant une situation générale bien incertaine. Nous commençons à voir disparaître des camarades, et si la plupart des hommes s’en vont avec joie et empressement, les officiers s’éloignent le coeur gros.

Aujourd’hui, c’est le docteur qui nous quitte, appelé dans une formation sanitaire à Bordeaux en attendant sa démobilisation. C’est l’ancien médecin du deuxième Groupe, le docteur Vielle, une figure familière du régiment, celui qui dans la nuit du 12 mars, la masque sur la figure, est venu me chercher avec ses brancardiers au fond de ma sape ainsi que le commandant Cuny. Il pleurait presque, tout à l’heure, en nous disant adieu. Tous repartent vers le civil, très préoccupés des duretés d’existence qui les attendent : ah ! ce ne sont pas des « nouveaux riches ». Ceux qui ont déjà vécu s’effrayent d’entendre les prétentions extravagantes des jeunes, des petits sous-lieutenants qui ont interrompu leurs études à dix neuf ans pour partir à l’armée, et qui, sans diplômes et sans titres, annoncent des exigences terribles pour leurs futurs appointements.

Ainsi je connais un officier au Groupe, qui n’est qu’à titre temporaire c'est-à-dire se retrouvera après la guerre maréchal des logis comme il l’était avant, qui n’a pour tout bagage que ses études primaires et son certificat, et qui cherche une ferme où il serait employé comme directeur de la cavalerie, aux appointements de 800 francs par mois pour commencer. Evidemment, si une telle ferme paye tous ses ouvriers à l’avenant, son beurre  ne sera pas dans les prix doux !

Que nous sommes loin des 200frs royalement alloués chaque fin de mois à d’anciens Polytechniciens ou Centraux ! Mais quand nous en parlons aux jeunes, ils semblent nous prendre en pitié et estiment certainement que nous sommes d’un autre monde tout à fait miséreux.

Vendredi 7 Février

Je pense aux enfants, qui ont un tel désir de luger, en voyant l’énorme chute de neige d’aujourd’hui ; et c’est une belle neige qui tient, et qui crisse sous la botte. Là-bas, ce doit être la même chose ; malheureusement, c’est le lendemain du jeudi, et c’est le collège. Vrai plaisir des yeux, cette immensité toute blanche ; malheureusement cela rend tout le service infiniment plus pénible.

Et puis, il y a une petite bise du Nord qui fait prévoir une rude gelée pour cette nuit. Mais l’atmosphère de notre popote est tiède, et dans ma chambre, j’ai chaque soir une bonne flambée de bois pour me coucher. Pas de bouillotte, c’est vrai ; mais mes chaussettes de laine, qui me servent de chaussons de nuit, me sont précieuses.

Il me semble qu’en hauts lieux on soit décidé à mettre un frein à ces hausses fantastiques qui mèneraient rapidement toute la société à la misère.

Samedi 8 Février

Voici bien un petit ennui pour le courrier. A cause de l’éloignement du secteur postal, il va maintenant falloir faire le service avec un relais. Un planton  cheval emporte nos lettres à 3 heures de l’après-midi pour les remettre au vaguemestre qui ne vient plus jusqu’à nous ; celui-ci les conduit au secteur le lendemain, d’où elles ne seront certainement expédiées que le surlendemain.

Le temps est merveilleux aujourd’hui,... pour les yeux, mais ni pour les doigts ni pour les oreilles. Soleil éblouissant sur la neige, ciel limpide sans un nuage ; mais cela pince dur !

Dimanche 9 Février

Mes dimanches, à la tête du Groupe, sont fort remplis de travail, car c’est le jour où il faut établir et répartir le service de toute la semaine suivante. Une légère sensation de grippe m’avait fait me réfugier dans la salle tiède de la popote, en quittant le bureau, au lieu d’aller me faire fouetter un peu à travers la campagne par la brise si glacée qu’elle vous paralyse presque la figure ; un camarade avait laissé traîner là un livre, « la Némésis » de Bourget ; j’ai eu le malheur d’y mettre le nez, et, empoigné par l’œuvre émotionnel d’un auteur que j’aime, j’ai dévoré... contrairement à mon habitude. Et c’est ainsi que l’heure a coulé sournoisement, que le dîner est prêt, et qu’au milieu des camarades  assemblés et impatients j’en termine pour aujourd’hui.

Lundi 10 Février

Vraiment il est bien incommode le nouveau service du vaguemestre. C’est à la hâte qu’après déjeuner il faut écrire pour que la lettre soit emportée. Que d’irrégularités et de lenteurs, d’ailleurs, dans le fonctionnement de la poste !

Concernant la réponse à ma demande de prolongement aux armées, je n’ai encore rien reçu. Mais la correspondance officielle est lente à parcourir son cycle.

Mardi 11 Février

Je viens de recevoir une nouvelle qui me peine : notre régiment d’artillerie, formation de guerre, aura bientôt vécu. C’est une conséquence de la réduction progressive de l’artillerie. Je ne sais encore ce qui adviendra de chacun de nous, mais c’est l’émiettement et l’éparpillement inévitable à bref délai.

En attendant, nous continuons à assurer un service excessivement chargé, et je ne peux plus m’absenter du bureau que pour les repas ; voilà plus de huit jours que je n’ai même pas eu le loisir d’une heure pour monter à cheval.

Le service postal continue à être de haute fantaisie mais il me semble, d’après ce que l’on m’en dit, que la correspondance que j’envoie, quoique plus lente à faire le trajet, arrive plus régulièrement.

Pas bien commode d’écrire en ce moment : autour de moi, les camarades traduisent le navrement que leur cause la dislocation prochaine par une agitation extraordinaire et des conversations animées, et je ne puis m’isoler seul dans ma tête.

Mercredi 12 Février

Des ordres complémentaires sont venus. Le troisième Groupe (ancien Groupe Tribout) subsistera seul, et ira s’accoler à deux groupes auxquels sera réduit le 1er d’artillerie, pour former un régiment de marche. Le commandant Allemandet prendra, à son retour de permission, le commandement de ce Groupe que l’on complète en outre de deux officiers avec de Bellefond et Levazeux. Nous lui repasserons en outre nos meilleurs chevaux, et une partie de nos canons.

Pour moi, je quitte la 22ème batterie, et je prends définitivement le commandement du 1er Groupe... pour présider à son agonie et à sa mort. Le 2ème Groupe disparaîtra comme nous, en même temps que nous.

Je n’irai donc pas avec les autres vers l’Alsace et l’Allemagne ; il faut me contenter des gloires passées de mon régiment. Je crois aussi que je peux dire adieu au rêve très imprécis, mais caressé un instant, d’obtenir la Croix. Le commandant va s’éloigner, le colonel Coleno aussi. Ce dernier en effet, n’ayant plus le commandement d’un régiment qui s’effrite, a obtenu un poste à Chalons. Je vais être un inconnu pour de nouveaux chefs. Cependant, le colonel qui est venu me voir ce matin, m’a dit qu’il aurait désiré m’emmener avec lui comme chef de son nouvel état major, mais qu’il avait du s’incliner devant la décision prise de me donner le commandement du 1er Groupe. Pourtant, il n’abandonne pas son idée, et pourrait fort bien lui donner suite le jour où le Groupe serait dissous. Ayons confiance en l’avenir.

Jeudi 13 Février

Au matin de cette grande amertume dans laquelle nous sommes tous noyés par cette dislocation du régiment, une petite joie m’arrive. Dans les tout derniers jours de la campagne j’avais entraîné en avant quelques chasseurs à pied ; je viens d’apprendre qu’à l’époque j’avais été proposé, à mon insu, pour une citation à l’ordre de l’armée (avec palmes). Malheureusement cette demande fut rejetée, les chasseurs ayant prétendu que le fait n’avait ^pas l’importance qu’avait voulu lui attribuer les artilleurs. Pour compenser, et afin que j’en garde un souvenir, le colonel Coleno vient de me citer, tardivement et rétrospectivement, à l’ordre du Régiment. Modeste étoile de bronze, à côté des deux autres mais qui me fait un spécial plaisir, car par sa modestie même elle témoigne que le Colonel a jugé qu’il était juste que j’obtienne une récompense. J’ai donc le droit d’en être fier.

Samedi 15 Février

En rentrant tard hier soir d’une longue randonnée de 120 kilomètres en automobile, j’étais un peu moulu et n’ai pu tracer les lignes quotidiennes.

Le commandant Allemandet, à son retour, a été navré, désolé, furieux que ce ne soit pas son Groupe qui survive. Sachant qu’il ne me conserverait pas, il a aussitôt entrepris toutes les démarches possibles pour me faire rattacher ; hélas ! c’est en vain que nous avons couru au loin, jusque chez le colonel Bossu. Ce qui est fait, est fait ; on ne peut y revenir. J’ai compris combien le commandant tenait à me garder, et l’appui très certain que je perds en étant écarté de lui. Il  a fait cet après-midi, tout ce qui était humainement possible de faire, allant jusqu’à demander que l’on retire le commandement de de Bellefond pour me le donner. Le colonel Bossu a objecté que de Bellefond est d’active, mais je crois que, sans le vouloir, le commandant a fait une gaffe : les papotages ont soufflé, à plusieurs reprises, que le colonel verrait avec plaisir de Bellefond devenir son gendre. La seule chose qui est pu m’être offerte est une place à l’état major du général Fournier, commandant l’artillerie de la 6ème armée, à Chalons. Mais je préfèrerais la troupe.

Dimanche 16 Février

Le commandant est venu, de son nouveau Groupe, déjeuner avec moi et a passé tout son après-midi ici. Il est toujours navré, et nous a avoué n’avoir pu fermer l’œil depuis son retour de permission : de fait, il  a très mauvaise mine et est d’une pâleur effrayante. Il m’a emmené voir le colonel Crebassol, qui dirige ici le cours de tir, et qui n’est détaché que momentanément de son commandement de l’artillerie de la 16ème Division ; c’est précisément à cette artillerie qu’est rattaché le nouveau Groupe Allemandet. Il lui a demandé s’il ne voudrait pas me prendre pour adjoint, et le colonel y a paru tout disposé.

Evidemment, ce n’est pour moi qu’une carrière de quelques mois, mais je pense toujours au ruban rouge ; je crois donc intéressant de rester le plus possible en contact avec le commandant Allemandet ou avec le colonel Coleno. Et, jusqu’à présent, voici les trois portes que je crois pouvoir me faire ouvrir : Etat-major du Général Fournier où j’arriverai tout à fait inconnu ; le nouveau service du colonel Coleno, mais en envisageant que le colonel a déjà postuler pour une place à Lorient, dans son arme d’origine, l’artillerie coloniale où je ne pourrai le suivre ; enfin être adjoint au colonel Grebassol, d’abord au Cours de Tir, puis ensuite, j’espère, à son artillerie divisionnaire.

Lundi 17 Février

Je viens de me séparer, le cœur gros, de Priam. Il aurait sans doute fallu le faire dans un délai assez rapproché et le verser dans un Dépôt quelconque où il aurait eu un sort incertain et peut-être regrettable. J’ai préféré le confier à de Bellefond qui commande une des batteries du nouveau groupe Allemandet et qui aura Levazeux pour lieutenant. Peut-être ainsi, le retrouverai-je un jour ?

Pour l’instant, je clos la liste des commandants du 1er Groupe au 260me, et à mon nom on pourra accoler celui de « Démolisseur » ; ce n’est pas glorieux ce rôle de fossoyeur de tant de gloires !

Mardi 18 Février

C’est toujours quand les nouvelles sont le plus impatiemment attendues qu’elles tardent à arriver ; le vaguemestre aujourd’hui avait pour moi les mains vides.

Je m’efforce de reconstituer mon Groupe malgré tout ce qu’on lui a soutiré ces jours-ci ; nous avons certainement à vivre encore plusieurs semaines, contrairement à ce que  nous pensions d’abord. La tâche est dure et fatigante ; sonde qu’au lieu de 17 officiers nous ne sommes actuellement que trois ! Et il faut, coûte que coûte, continuer à assurer le service des Cours de Tir.

Aussi, bien que l’heure ne soit pas tardive, je tombe de fatigue.

Mercredi 19 Février

J’ai toujours un peu le trac de me faire pincer en mettant mes lettres à la poste civile ; aussi, bien que l’heure du vaguemestre soit tout à fait incommode, j’emploierai aujourd’hui cette voie régulière.

Un nouveau vide parmi nous depuis ce matin : le docteur Temporal est rappelé à l’arrière pour recevoir une affectation dans un hôpital de la région lyonnaise ; voici le Groupe sans médecin.

Jeudi 20 Février

Il était écrit que ma carrière militaire ne se prolongerait pas au-delà du 260ème. Je viens d’être avisé que ma demande de prolongation de service était rejetée par le Ministre. La semaine prochaine, je rentrerai donc dans la vie civile, le temps de mettre ici mes affaires en ordre, de passer les consignes à mon successeur, de faire mes adieux, puis de rejoindre Mailly, centre de regroupement de démobilisation. J’en suis encore un peu abasourdi.

Samedi 22 Février

J’ai le cœur un peu gros, en ces dernières heures d’une période de vie si intense, si émouvante, si attachante. A chaque instant, tristesse des adieux aux hommes (mes hommes !), aux camarades, à tous ceux qui ont souvent regardé avec moi la même face de la mort.

Beaucoup de travail, à côté de cela ; non seulement j’ai à passer à Penchard le commandement du Groupe, mais encore la 22ème batterie m’envoie des quantités de pièces de comptabilité à vérifier, approuver, arrêter, avant ma disparition.

Dimanche 23 Février

Les dernières lignes sans doute que j’écris des Armées ; j’ai déjà expédié mes bagages pour ne pas être encombré dans mes pérégrinations de démobilisation. Et je clos ici toutes ces pages de correspondance de guerre.