Voyage en Italie

Lucerne 3 septembre 1900

Lucerne possède la réputation d’une ville gare et je l’avais trouvée telle, il y a six ans. Comment se fait-il donc aujourd’hui qu’elle m’ait produit une impression toute différente ?

J’attribue ce revirement d’opinion à l’atmosphère grise qui nous enveloppe, à la pluie qui a tombé toute la matinée et surtout à ce que mon âme est ailleurs bien loin de cette ville coquette de son beau lac et de sa ceinture de montagnes. Mais ce soir, le temps est moins lugubre, les nuages sont remontés dans le ciel.

Nous possédons un très beau balcon situé en face d’un panorama splendide dominé par le Pilate. Nous partageons cette terrasse avec deux jeunes japonais qui habitent une chambre voisine des nôtres. Nous avons assisté, de ce balcon, comme à un merveilleux coucher de soleil qui a embrasé toutes les cimes. Malheureusement cet incendie a peu duré ; les teintes froides ont envahi le paysage dans une promptitude désespérante et je suis resté seule sur la terrasse.

Maintenant il est près de 10hrs ½. Me voici enfermée dans ma chambre pour la nuit et je suis assez fatiguée du trajet accompli depuis hier.

Lundi 4 septembre


C’est devant le lac Majeur sur lequel la nuit tombe peu à peu que nous terminons une journée idéalement belle à tous les points de vue. Nous avons traversé le lac des Quatre Cantons, puis le Gothard, ensuite le Tessin et nous sommes arrivés enfin ici sur les bords du lac, dans un petit endroit très calme, moitié ville, moitié village.

Que c’est beau les montagnes ! J’aurais voulu courir sur les cimes qui s’enfonçaient dans l’azur du ciel.

Les courbes de Vassen m’ont intéressée. De l’autre côté du Gothard, avant d’arriver à Biasco, il y a un travail du même genre : on revient trois fois sur ses pas mais pour descendre, tandis qu’à Vassen c’est pour monter.

Je jouis en ce moment d’une vue magnifique sur le lac Majeur qui s’endort doucement.

Ici, il fait chaud et nous étions gelés à Lucerne. Nous ne sommes cependant pas encore au pays de la mousticaille. Nous sommes en Italie, cela se voit déjà à une foule de petites choses.

Milan 6 septembre

Nous avons encore eu hier une journée de voyage au cours de laquelle nous n’avons pas cessé de nous éloigner de tous nos chers amis de France. Nous avons traversé le lac Majeur de Luino où nous avions passé la nuit jusqu’à Arona en faisant une station de deux heures à Isola Bella, l’une des îles Borromées. Il serait trop long de vous décrire les merveilles qui ont passé sous nos yeux.

En attendant, nous sommes à Milan, la ville la plus riche de l’Italie. Nous l’avons visitée et cette seule journée nous a donné une idée assez nette des richesses artistiques renfermées dans cette cité. Nous avons débuté par la splendide cathédrale de marbre, la parcourant de la crypte au sommet. Elle est inouïe dans l’ensemble et dans le détail.

Nous sommes descendus au tombeau de Saint Charles Borromée auquel j’ai adressé une fervente prière et je serai exaucée puisque c’était la première fois que j’entrais dans la cathédrale de Milan.

Il fait une chaleur tropicale par ici, ma cervelle est cuite dans mon crâne et je brunis affreusement. Lorsque je reviendrai je serai devenue d’une nuance entre le pain d’épice et la suie.

Papa me parle souvent de mon Henri, d’une manière qui me plait assez, bien qu’il y mette parfois une bonne petite dise de taquinerie. Je songe déjà au retour, j’en rêve et je suis parvenue à faire supprimer le lac de Côme de notre itinéraire. Cela nous fera gagner un jour. De la sorte, nous serons peut-être revenus pour le 23 Septembre.

Milan, Vendredi 7 Septembre

Nous partons demain matin de très bonne heure pour Vérone et pour Venise. Je voudrais déjà être dans cette dernière ville, moins à cause de la renommée de la reine de l’Adriatique que  parce que j’espère y trouver des nouvelles de France.

Nous sommes à peu près au quart de notre voyage. Hélas ! Papa m’a exposé notre itinéraire et il me semble impossible de rentrer à Paris avant le lundi. Peut-être y aurait-il moyen d’apporter quelques modifications à ce programme trop chargé. Je n’ose y compter, craignant une désillusion.

Nous allons très bien tous les trois. Je dévore et suis en train de me faire un estomac d’autruche, capable de digérer des pierres.

Venise 9 Septembre

A Milan, papa a trouvé une feuille française qu’il appelle : « le petit abruti » et qui est tout simplement « le petit journal ».

Aujourd’hui est pour nous un bien cruel anniversaire. Nous pensons à notre pauvre Henri ! Déjà quatre ans ! Il me semble que cet évènement terrible vient de se passer.

Venise est une ville infiniment douce et mystérieuse, une ville faite pour les gens qui s’aiment. Nous rentrons d’une de ces promenades nocturnes, c’est absolument féerique ; par moment, je me croyais transportée dans un autre monde que le pauvre nôtre.

Je comprends que l’on aime Venise. On ne la vante pas trop, c’est une ville exquise, un cadre merveilleux pour les rêves. Il flotte de la musique dans l’air ; on en fait dans tous les coins et d’ailleurs tous les sons deviennent harmonieux par ici, même les cris des gondoliers qui s’appellent entre eux. Et puis l’atmosphère est pleine du parfum enivrant de la mer. Le soir de notre arrivée j’en étais très étourdie.

Nous avons vu l’Adriatique, étant allés au Lido cet après-midi. Elle était bien calme et semblait un lac infini sous un ciel d’un azur clair. Je m’attendais à la trouver d’un bleu éblouissant ; sur ce point là, nous avons été déçus mais peut-on donner le nom de désillusion à l’impression délicieuse causée par cette mer laiteuse, irisée comme une opale. Hier, nous avions vu Vérone, encore une ville très attachante par la profusion de souvenirs qu’elle renferme. Elle possède des ruines d’un aspect saisissant et puis c’est la patrie de Roméo et Juliette...

Venise 10 Septembre

Interrompue hier au soir, je reprends une fois de plus, ne pouvant me résoudre à laisser cette dernière feuille avant qu’elle soit remplie.

Hier, au Lido, papa m’a acheté trois chevaux : le Padre, la Madre et le Bambino. Si peu fort que vous soyez en Italien je suis sûre que vous comprendrez ces termes. Nous ne baptiserons ces chères bêtes qu’à notre retour. En attendant il faut transporter nos animaux ; leur voyage est peu coûteux mais je crains les accidents.

Bologne 12 Septembre


Nous ne passons que quelques heures dans ce pays-ci où nous sommes arrivés hier au soir. Et maintenant elle est loin dans les brumes de l’Est, la jolie Venise que nous ne reverrons peut-être jamais.

La carte m’indique que nous sommes encore enfoncés vers le Sud mais en accomplissant un petit retour à l’ouest. Pourtant nous avons bien roulé hier et c’était peu agréable par la chaleur dont nous étions gratifiés. Nous avons quitté Venise tout au matin et nous sommes venus échouer à Bologne tout à la fin de la journée après avoir visité Padoue et Ferrare. Ces deux villes sont intéressantes mais je n’y voudrais pas rester longtemps.

A Padoue, il y a le corps de Saint Antoine ; vous savez celui qui fait retrouver tous les objets égarés...

Nous serons ce soir à Florence, la ville la plus riche de l’Italie au point de vue artistique. Sera-t-elle riche en nouvelles de France, voila ce qui me préoccupe le plus en ce moment.

Florence le 13 Septembre

Nous avons encore supprimé Ravenne et Sienne de notre itinéraire, cela nous fait gagner deux jours. D’un autre côté, Florence, ville prodigieusement riche en œuvres d’art, nous retiendra peut-être un peu plus que nous le pensions primitivement. Pour mon compte, rien ne serait capable de me retenir et je monterais volontiers dans le train pour Paris si j’étais libre de le faire.

Florence 15 Septembre

Nous quittons Florence demain soir pour nous rendre à Pise, qui est aussi une jolie ville, dit-on. Nous y passerons peu de temps son catalogue de curiosités pouvant être vite épuisé.

Ce soir, nous sommes allés dans la montagne voir le coucher de soleil. C’était merveilleux.
Malgré la terrible compagnie des moustiques je n’ai pu me résoudre à fermer ma fenêtre aussi j’écris dans le rayonnement idéal d’un grand morceau  de ciel toscan tout parsemé d’étoiles.

Gênes 17 Septembre

Toute une journée de voyage m’ayant brisée, je n’ai pas la force d’écrire longuement.

18 Septembre

Il est tout près de minuit, nous venons d’arriver à Turin. C’est encore une demi-journée que nous gagnons, grâce à une nouvelle combinaison.

Turin, 19 Septembre

Je ne vous parle ni de Pise, ni de Gênes, ni même de la route idéalement belle de l’une à l’autre de ces villes. Ce sera pour mon retour si vous le voulez, ou pour jamais... Qu’importe.