Dans une rue étroite au cœur du vieux Paris,
Au milieu des passants, du tumulte et des cris,
La tête dans le ciel et les pieds dans la fange,
Cheminait à pas lents une figure étrange.
C’était un grand vieillard sévèrement drapé,
Noble et sainte misère en son manteau râpé.
Son œil d’aigle, son front argenté sur les tempes,
Rappelaient la fierté des plus mâles estampes.
Et l’on eut dit, à voir ce masque souverain,
Une tête romaine à frapper en airain.
Chaque pli de sa joue austèrement creusée
Semblait continuer un sillon de pensée,
Et dans son regard noir qu’éteint un sombre ennui
On sentait que l’éclair autrefois avait lui.
Le vieillard s’arrêta dans une pauvre échoppe.
Le Roi Soleil alors illuminait l’Europe
Et les peuples baissaient leurs regards éblouis
Devant cet Apollon que l’on appelait Louis.
A le chanter, Boileau passait ses doctes veilles,
Pour le loger Mansart entassait ses merveilles.
Cependant en un bouge après d’un savetier
Pied nu, le grand Corneille attendait son soulier.
Sur la poussière d’or de sa terre bénie
Homère sans chaussure au chemin d’Ionie
Pouvait- marcher jadis avec l’Antiquité
Beau comme un marbre grec par Phidias sculpté.
Mais Homère à Paris, sans craindre de scandale,
Eut fait un jour de pluie recoudre sa sandale
Ainsi faisait l’auteur d’Horace et de Cinna,
Celui que de ses mains la Muse couronna.
Le fier dessinateur Mickel Ange du drame
Qui peignit les Romains, si beaux d’après son âme
O pauvreté sublime, ô sacré dénuement
Par ce cœur héroïque accepté seulement.
Louis, ce vil détail que le bon goût dédaigne
Ce soulier recousu me gâte tout ton règne.
A ton siècle en perruque et de luxe amoureux
Je ne pardonne point Corneille malheureux
Ton dais fleuri… cache mal cette échoppe
De la pourpre d’où ton faste à grands plis s’enveloppe

Je voudrais prendre un peu pour Corneille vieilli
S’éteignant pauvre et seul dans l’ombre et dans l’oubli.
Sur le rayonnement de toute ton histoire
Sur l’or de tes soleils c’est une tâche noire,
O roi ! d’avoir laissé, toi qu’ils ont peint si beau
Corneille sans soulier, Molière sans tombeau.
Mais pourquoi s’indigner ? Que viennent les années
L’équilibre se fait entre les destinées,
Et chacun à sa place est remis par la mort,
Le roi rentre dans l’ombre et le poète en sort.
Pour courtisans Versailles a gardé ses statues
Les adulations et les eaux se sont tues.
Versailles est la Palmyre où dort la royauté ;
Qui des deux survivra : Génie ou Majesté ?
L’aube monte pour l’un, le soir descend sur l’autre.
Le spectre de Louis, aux jardins de Le Nôtre
Erre seul et Corneille éternel comme un dieu
Toujours sur son autel sait reluire le feu
Que font brûler plus vite à ses fêtes natales
Les Générations, immortelles Vestales !
Quand en poudre est tombé le diadème d’or,

Son vivace laurier pousse et verdit encore
Dans la postérité, perspective inconnue,
Le poète grandit et le roi diminue.

Théophile Gauthier