Vienne - Linz

A 6 heures 20, nous étions de retour et Monsieur Mayer, qui avait déjà embarqué les Prévot pour Budapest, nous fit compliment de notre exactitude. Nous aussi, nous devions partir en bateau et remonter le Danube jusqu'à Linz[1]. Le courant étant d'une rapidité et d'une force prodigieuse, le navire employait une nuit et une journée pour faire ce trajet. Si ces bateaux avaient été bien organisés, nous aurions pu embarquer ; les renseignements que Monsieur Mayer avait pris la veille nous avertissaient du contraire. Quelques heures de chemin de fer valaient mieux qu'une séance interminable sur un bateau où nous aurions été forcés de passer la nuit, roulés dans nos couvertures de voyage. J’aurais cependant bien désiré goûter un peu la navigation nocturne sur le Danube. Tous les regrets s'évanouirent lorsque nous apprîmes plus tard que le navire n'avait pu partir.

La gare étant fort loin de l'hôtel, nous partîmes à 7 heures moins le quart, après avoir fait de touchants adieux à Monsieur Edouard et à ses acolytes de la salle à manger. Joseph et les deux Anna, femmes de chambre de notre étage, eurent aussi une part de nos regrets, car ils avaient tous été charmants pour nous à l’hôtel Komprinz. Le cocher qui nous conduisit au chemin de fer fut moins aimable ; il réclama une somme exorbitante. Je crois que Monsieur Mayer fut obligé de donner six francs à cet homme, parce qu'il nous avait pris avant 7 heures du matin et que, jusqu'à 7 heures, c'est le tarif de nuit qui a cours. A la gare, Papa acheta un journal français : le Figaro, et il dut payer douze sous pour avoir un vieux rossignol qui avait déjà dévoilé ses secrets aux parisiens depuis plus de trois jours.

Nous n'avions, pour faire le trajet de Vienne à Linz, que des billets de deuxième classe, attendu que nous devions le faire par le Danube et que ces billets donnent droit aux premières du bateau. Nous montâmes donc avec ces messieurs et notre compartiment ne tarda pas à se remplir ; un médecin viennois y installa sa femme, ses deux enfants et leur institutrice, quant à lui, il resta debout dans le couloir, fumant et regardant le paysage. Elle était fort aimable la dame viennoise et, vers 9 heures, ses enfants lui demandant à manger, elle voulut me faire partager leur repas. Je la remerciai, mais je refusai le sandwich et les gâteaux qu'elle m’offrait. Son fils, un petit Franz avait 6 ou 7 ans. C'était un bon diable qui, à l’exemple du Docteur, ne pouvait pas rester en place ; il avait une petite physionomie si gentille, malgré son air espiègle, que l’on ne plaignait pas la maman de ce lutin. La petite fille, un peu plus âgée que son frère était plus tranquille. Il parait qu'elle aurait dit à sa mère, en parlant de moi. « Oh ! Regarde donc, la demoiselle, comme elle est gentille. » Monsieur Mayer ayant traduit ses paroles, je me défie un peu, beaucoup.

Les propriétaires de l'hôtel, que nous venions de quitter, avaient chargé Monsieur Edouard de nous remettre une bouteille de bon vin pour notre voyage et nous n'avions qu'un seul verre pour nous quatre. On me fit boire la première, puis Papa plongea à son tour les lèvres dans la coupe commune. Monsieur Mayer servit ensuite le Docteur, jeune-homme extrêmement dégoutté qui n'osa cependant pas refuser. Il but son vin en faisant la grimace: « Je ne comprends pas Mayer, il boit après n'importe qui, nous dit-il. Ensuite, moi j'ai beau faire, c'est un dégoût que je ne peux pas surmonter. Je ne pourrai pas me servir du verre de mon père. »

A une station, le Docteur viennois descendit et fit apporter à sa femme et à ses enfants de grands verres d'une eau limpide comme du cristal. Monsieur Mayer demanda à la jeune femme qui parlait admirablement français s’il y avait des eaux minérales dans la petite ville où notre train stationnait. Elle répondit que non, mais que l'eau pure était la boisson ordinaire d'un grand nombre de Viennois et que son mari, qui était médecin, ne leur faisait pas boire autre chose. « Comment Madame, votre mari est Docteur ? Cela fera l'affaire du jeune homme qui est avec nous et qui, lui aussi, est médecin », s'écria Mayer, en désignant Monsieur Tucker qui fumait une cigarette dans le couloir. « Lui ! dit en riant la Viennoise, lui ! un médecin, il est trop jeune, il n'a pas l'air sérieux du tout. » - « C'est qu'il est en vacances, Madame. Il s’amuse et il a bien raison », répondit Monsieur Mayer qui appela notre compagnon. Lorsque James (c'est le nom du mari) rentra, le Docteur lia immédiatement connaissance avec lui, présenta sa carte et lui extirpa la sienne en promettant de lui envoyer des malades puis il l'entraîna dans le couloir pour être plus libre et lui parler des maladies qu'ils soignaient chacun de leur côté.

Pendant que le mari était sondé par Monsieur Tucker, la femme nous racontait qu'elle était mariée depuis neuf ans et que c'était la première fois que James prenait des vacances et qu'ils n'avaient jamais quitté Vienne depuis leur mariage. Elle était très gentille cette Viennoise. Ses yeux étaient splendides. Ce qu'elle avait de moins bien, c'était la bouche. Toutefois cette bouche, un peu grande, souriait toujours et montrait, en s'ouvrant, deux belles rangées de dents blanches. En dépit de ces avantages, Monsieur Mayer m'a confié qu'il ne la trouvait pas jolie et seulement très aimable.

Lorsque la conférence doctorale fut terminée et que le Viennois se fut rassis auprès de sa femme, j'allai à mon tour me dégourdir les jambes dans le passage. Monsieur Tucker ne paraissait pas enchanté de son confrère. « Il n'a pas l'air très fort, me dit-il. Je ne lui enverrai pas beaucoup de malades, mais s'il m'en adresse, je les prendrai. Vous ne connaissez pas ma sœur ? », continua-t-il en passant sans transition d'une idée à l'autre, comme cela lui arrivait souvent, grâce à la mobilité de son caractère. « Voulez-vous que je vous montre sa photographie que je porte toujours sur moi ? » Et il me tendit une photographie d’une petite fille de 6 ans, à la physionomie diablement éveillée. « Quels beaux yeux et quels beaux cheveux, m'écriai-je, en examinant le portrait. Je la croyais plus âgée que cela, votre sœur. » - « Bébé a maintenant 13 ans et demi. N'est-ce pas qu'elle est déjà gentille là-dessus ? »,  me dit-il, en reprenant la photographie et en la regardant avec un orgueil fraternel. Je ne le démentis pas, d'autant plus que c'était la vérité. J'ajouterai que Bébé a un petit  air décidé et dominateur qui me fera craindre que son caractère ne soit pas aussi charmant que sa figure.



[1] Linz, ville forte des états autrichien, sur la rive droite du Danube, à 154 km O de Vienne.

 

Linz

Nous arrivâmes à Linz vers midi. Nous sautâmes aussitôt dans l'omnibus de l'hôtel Archiduc Charles où nous arrivâmes un quart d'heure après, ayant traversé presque toute la ville. Le propriétaire vint à Monsieur Mayer, désolé. Le bateau de Linz n'avait pu partir, vu les inondations, et tous les voyageurs, qui devaient quitter l'hôtel le matin pour se rendre à Vienne, y restaient un jour de plus. Il ne disposait donc que de fort peu de pièces et il avait peur de nous mécontenter. Il finit cependant par trouver une petite chambre au deuxième pour Monsieur Mayer. Papa et moi, nous reçûmes une fort belle pièce à deux lits, des quatre fenêtres de laquelle on jouissait d'une vue splendide sur le Danube et les montagnes environnantes. Quant au pauvre Docteur, la chambre où on le logea était aussi fort bien située mais elle commandait la nôtre et, pour sortir de chez nous, nous étions obligés de la traverser, ce qui n'était pas agréable pour lui. Il ne se plaignit cependant pas et, en regardant le Danube qui coulait presque sous sa fenêtre, il parut content de son sort.

Après avoir secoué la poussière qui se loge toujours dans les vêtements de voyage, nous descendîmes sur la terrasse où Monsieur Mayer avait fait préparer une petite table de quatre ou cinq couverts. J'avais un appétit dévorant et ce repas en plein air me sembla délicieux. Il y avait une jolie petite souris grise, sans queue, qui venait en trottinant ramasser les miettes de pain qui tombaient des tables. Cette habituée de l'hôtel, trouvant le repas copieux, amena une de ses compagnes et ces deux souris, pas peureuses du tout, passaient entre les jambes des voyageurs.

Non loin de nous, déjeunaient trois jeunes-gens, étudiants français je crois et, dans tous les cas, bicyclistes. J'éprouvais du plaisir à entendre notre langue dans d'autres bouches que dans celles de nos compagnons. Nous demandâmes au garçon qui nous servait s'il n'y avait pas quelques promenades à faire dans les environs de Linz. « Pas trop loin » dirent Papa et le Docteur. « Pas au soleil », demandai-je à mon tour. On nous indiqua une montagne boisée, du sommet de laquelle on avait un très beau panorama. « Il faut aller là », dit le Docteur. « Il faut aller là », répéta Papa en écho. Quant à Monsieur Mayer, ce pauvre cher homme avait des comptes à faire ; il ne put donc, malgré son désir, nous accompagner. D'ailleurs la colline n'était pas sur le programme et Prévotine, elle-même, n'aurait rien eu à réclamer.

Nous longeâmes le Danube pendant un bon quart d'heure. Son courant était effrayant. On aurait été infailliblement perdu si on s'était laissé tomber dans ces eaux tourbillonnantes. Hélas ! A Linz, pas plus qu'à Vienne, le grand fleuve n'était bleu. Nous l'admirâmes cependant mais une déception, un regret se mêlaient à notre admiration. Nous tournâmes à gauche et nous commençâmes l'ascension. La route était heureusement semée de bancs en bois et nous nous arrêtions de cinq minutes en cinq minutes pour contempler la vue et nous reposer.

Nous mîmes plus de deux heures pour parvenir au sommet. Dans les petits sentiers, le Docteur marchait en avant pour nous montrer le chemin car, disait-il, nous n'aurions pas été assez intelligents pour le trouver sans lui. Ces paroles me donnèrent une grande envie de lui répondre aussi poliment : « Monsieur, dans les montagnes, on met toujours une mule en avant pour guider les voyageurs. » Je le dis même mais si bas qu'il ne put l'entendre.

Nous ne fûmes pas déçus en arrivant au terme de notre ascension. La vue s'étendait fort loin et Monsieur Tucker prétendait même apercevoir Vienne à l'horizon, ce qui est complètement impossible. Le Danube serpentait comme un immense ruban d'un blanc jaunâtre entre les prairies vertes. Nous éprouvâmes le désir de nous rafraîchir et nous entrâmes dans un café concert, déjà empli de gens endimanchés qui vidaient bocks sur bocks. Nous ne pûmes jamais nous faire comprendre de la jeune-fille qui servait. Nous désirions du sirop avec de l’eau de Seltz. Le Docteur dessina des groseilles sur un morceau de papier pour indiquer quel genre de sirop nous désirions. Il est probable qu'il est un dessinateur médiocre car la jeune fille répondit qu'il n'y avait pas de citron dans la buvette. Nous ne pûmes obtenir qu'un siphon d'eau de Seltz et quelques morceaux de sucre. Si ce n'était pas délicieux, c'était au moins désaltérant.

Dans ce café, chantait  une sorte de pantin. Nous ne sommes pas de première force en allemand, toutefois notre science allait encore jusqu'à comprendre que, dans cette chanson, on se moquait des Français que l'on tournait, dans leurs habitudes, en ridicule. La critique devait être fort spirituelle, si on en croyait les lourds éclats de rire qui secouaient la foule de mangeurs de choucroute et de buveurs de bière. A une petite table, un jeune homme était assis tout seul. Lui trouvant beaucoup de ressemblance avec Bernard Boisseau, je le regardai et le Docteur, qui s’aperçût de l'attention que je lui prêtais, se mit à me dire: « N’est-ce pas que vous trouvez comme moi, Mademoiselle, que le Monsieur de là-bas possède une belle tête d'abruti ? » - « Non, Monsieur, ce n’est pas du tout ce que je pensais, répondis-je. Je trouvais que le jeune homme en question ressemblait beaucoup à l’un de mes cousins. » Le Docteur se mordit les lèvres, mais il n'était pas homme à s’embarrasser pour si peu et il lança immédiatement la conversation sur un autre sujet.

Il était déjà près de 6 heures lorsque nous arrivâmes au pied de la colline ; nous pressâmes un peu le pas pour rentrer à l'hôtel avant d'être atteint par de gros nuages gris qui s'amoncelaient à l'horizon. « Dépêchons-nous un peu » disait Papa, en voyant notre compagnon arrêter tous ceux que nous rencontrions pour leur dire « Fenêtre » - « Mab ift dab (qu'est ce que c'est que cela ?) » répondaient ceux qu'il interpellait de la sorte. « Vous voyez qu'ils me comprennent disait Monsieur Tucker triomphant. Je leur dis : "fenêtre" et ils me répondent : "Vasistas". Van Pfön (merci) » ajoutait-il aux gens qui, croyant avoir à faire à un fou, le suivaient du regard d'un air terrifié. Nous étions déjà remontés dans nos chambres, n° 46 et 47, lorsque de grosses gouttes d’eau, précurseurs d'un orage, allèrent s’aplatir sur le macadam du quai. « Bon ! Voilà la pluie. Il était temps ! », m'écriai-je en fermant nos fenêtres restées ouvertes.

Nous avions encore une heure avant le dîner et, pendant que le Docteur écrivait ses lettres sur notre table, Papa et moi, nous rangions notre valise. Je me mis, ensuite, à écrire à Maman. Ce n'était pas une tâche très facile car Monsieur Tucker épelait à demi-voix toutes les bêtises qu'il mettait sur les lettres adressées à ses parents. Il termina ainsi une lettre à sa tante : « J'ai oublié de te dire que le monsieur qui voyage avec sa fille est auprès de moi en ce moment et qu'il me charge pour toi de mille choses désagréables. » Papa se récria naturellement et le Docteur, en voulant effacer cette phrase, fit une série de pâtés tout à fait réjouissante. N'ayant pas une grande opinion de l'intelligence des facteurs, il rédigeait ainsi ses adresses: « Monsieur et Madame Bébé, villa X, Luchon, Haute Garonne, France, Europe, Ancien continent, Planète: la Terre » comme si les facteurs auraient été chercher sa famille dans la lune. J'avoue cependant qu'il semble y faire de fréquents séjours.

Lorsqu'il nous eut quittés pour aller s'habiller chez lui, je commençai ma toilette à mon tour. Je ne sais comment je m'y pris : il parait que j'étais tout à fait à mon avantage ce soir-là. Papa me répéta que le Docteur m'avait trouvé très bien coiffée. Pendant le dîner, il y eut de l'orage, un petit orage bien doux, trois ou quatre coups de tonnerre et ce fut tout. Les éclairs étaient cependant assez forts. J'aimerais beaucoup les regarder déchirer le ciel et donner une teinte livide à tous les objets plongés dans la nuit si mes yeux ne s'y refusaient. Lorsqu'ils ont vu deux ou trois éclairs se succéder devant eux, ils se remplissent d'étincelles et je vois du feu partout.

Que faire après le dîner, dans une ville où il pleut à torrent ? Nous restâmes une demi-heure à causer et nous prîmes le parti le plus sage, celui de remonter dans nos chambres et de nous coucher. Monsieur Mayer nous fit apporter un grand paravent derrière lequel je me réfugiai pour me déshabiller. Avant de fermer sa porte, le Docteur nous pria de le réveiller à 5 heures moins le quart afin qu'il fut tout prêt lorsque nous aurions besoin de traverser sa chambre pour aller à la messe. Nous l'entendîmes remuer pendant un bon quart d'heure. Il engageait une lutte formidable avec deux grosses araignées, ses compagnes de nuit, nous raconta-t-il le lendemain matin. Enfin, il sortit vainqueur de ce combat et mit ses ennemis en marmelade, malgré les promesses d'espoir qu'elles venaient lui apporter puis il s'endormit ou, du moins, resta tranquille.

Dimanche, 16 Août

« Tu as rêvé en Allemand, cette nuit », me dit Papa, en me réveillant à 4 heures et demie ce dimanche matin. Cela me semble étonnant pour une personne aussi peu savante dans cette langue que je le suis. J'aurais bredouillé trois ou quatre mots de français et Papa, à moitié endormi, n'ayant pas pu comprendre, se sera  imaginé que c'était de l’allemand. Je rêve souvent tout haut et c'est aussi un peu pour cela que je n'aime pas les chambres à deux lits, même avec un paravent. Je n'ai pas de gros secrets à cacher mais on dit souvent tant de bêtises en dormant que l'on n'est pas très fier lorsqu'on vient vous les répéter ensuite. Depuis une histoire qui m'est arrivée lorsque j'avais une douzaine d'années, j'ai toujours peur de parler la nuit quand il y a une autre personne dans la chambre où je couche.

Je m'habillai vivement, je fis la valise puis nous demandâmes le passage. « Entrez, nous dit le Docteur. Vous êtes joliment longs à vous habiller : voici un quart d'heure que je suis tout prêt et que, pour m'occuper, je défais et refais ma valise. » Son eau de toilette avait un aspect extraordinaire, grâce au désinfectant qu’il met dans tous les ustensiles d'hôtel avant de s'en servir.

L'église dans laquelle nous nous rendîmes n'était pas éloignée de l'hôtel et pourtant la pluie nous fit trouver le chemin assez long. Papa avait ouvert son parapluie cassé dont la moitié était rabattue en avant en guise d'écran. Cette forme excentrique attire l'attention des bons habitants de Linz qui durent nous prendre pour des Iroquois en voyage. Nous entendîmes la messe, comme à Zurich, séparés l'un de l'autre. Il parait que cette mode a pris naissance en Italie, sur les conseils de saint Bernardini qui prétendait que les femmes auraient moins de distractions dans leurs prières si les hommes étaient bannis de leurs bancs. Quant à moi, au contraire, cela m'en donnait des distractions ! parce que je tournais la tête au moins deux fois par minute pour voir si Papa était toujours au milieu des bonshommes. A Linz comme à Vienne, on disait trois ou quatre messes à la fois et les fidèles étaient nombreux. Il pleuvait moins fort lorsque nous sortîmes de l'église, heureux de nous dire que, sur les trois messes obligatoires qui se trouvaient pendant la durée de notre voyage, nous n'en avions manqué aucune.

Monsieur Mayer n'était pas encore descendu lorsque nous rentrâmes; il ne tarda pas à paraître. Il avait dormi, nous dit-il, à côté des propriétaires de l'hôtel et il les avait entendus discuter sur l'agence, pratique ! « Ce n'est pas une agence, disaient-ils, ils ne sont que quatre, on ne peut pas leur faire les diminutions convenues. » - « Voyez-vous, nous en sommes réduits à regretter la famille Prévot », continua Mayer, pendant que le Docteur se dirigeait vers la porte. « Consolez-vous, s'écria ce dernier après avoir fait mine de regarder au dehors, consolez-vous, les voilà qui débarquent du bateau de Vienne. J’aperçois la robe rouge sans pareil de Mademoiselle Prévot. » - « Vieux farceur, aurez-vous donc bientôt fini de nous faire des peurs semblables », répondit Monsieur Maurice pour qui la robe rouge de Prévotine était un épouvantail.

Nous nous mîmes à table et nous mangeâmes notre chocolat sans voir apparaître nos ex-compagnons, si vivement regrettés. Nous eûmes quelques peines à trouver la femme de chambre à laquelle nous voulions donner un pourboire. Je fus obligée d'aller sonner chez le Docteur pour la faire arriver et lui remettre sa couronne. Le portier, qui n'avait pas sous la main un timbre de dix kreutzers pour l'étranger, plaça ma lettre dans sa poche, promettant de la déposer dans la boite lorsqu'il l'aurait affranchie. « Es-tu sûr que ma lettre partira aujourd'hui ? demandai-je à Papa » - « Elle est déjà arrivée à destination qui me semble devoir être poche restante », me répondit-il en montant dans l'omnibus de l'hôtel où j'étais déjà installée avec tous nos bagages, plus une pompe à bicyclette ne nous appartenant pas. Je pensais que nos jeunes Français de la veille allaient rouler avec nous en direction de la gare ; il n'en fut rien et les trois bicyclettes, posées sur le toit de l'omnibus, s'acheminèrent seules vers le chemin de fer.

Je fis une remarque bizarre en traversant la ville de Linz. Les routes étaient détrempées par la pluie de la nuit et les femmes qui se rendaient à la messe relevaient leur robe des dimanches assez haut et montraient leurs jupons. Ces jupons étaient tous rouges ou roses ; je fus obligée de compter jusqu'à vingt cinq avant d'en voir un vert pomme. Les fiacres de Linz sont de vrais sapins ; ils ont la même forme que les nôtres mais ils sont en "pich-pin" verni ce qui leur donne un air coquet de charrettes anglaises.