Journal de Vacances

à Sorbiers

1915

Réalisation effectuée par Philippe Morize, son neveu

Mardi 17 Août 1915

Nous sommes arrivés à Sorbiers il y a une dizaine de jours. Nous y occupons une maison qui s’appelle dans le pays château de la Flache mais qui n’est cependant ni très grande, ni très belle. Le jardin nous a paru immense le premier jour, maintenant il nous semble de dimensions plus raisonnables. Il y a une très intéressante lapinière, un poulailler très bien conditionné, un pigeonnier, un aquarium, une volière, un petit bassin  avec un ruisseau. Les arbres sont élevés et touffus ; ce sont pour la plupart des conifères. Il y a de jolies vues sur la campagne et les montagnes environnantes. C’est très beau mais je crois que nous nous amuserons moins qu’au bord de la mer.

Mercredi 18 Août

Hier nous avons fait une promenade sur les hauteurs qui dominent la vallée du Langonnant. Comme nous allions descendre dans le ravin à travers les bruyères et les herbes sèches, nous avons vu un serpent sur lequel tante Henriette a failli poser le pied ; nous pensons que c’était une couleuvre mais, comme il y a beaucoup de vipères dans la région, nous avons eu un peu peur. Nous nous sommes arrêtés dans une prairie près d’une ferme où il y avait des chevaux et des truies que nous avons regardés prendre leurs ébats. Le paysage était très beau mais nous avons dû le quitter à 6 heures et demi pour descendre au-devant de papa.

Jeudi 19 Août

Nous avons passé la journée d’hier dans le jardin. Tante Henriette nous a prêté sa bicyclette et j’ai appris très vite à monter dessus ; maintenant je sais à peu près faire les tournants, monter et descendre dans les allées du jardin. Je suis tombé souvent mais je n’ai eu qu’une petite écorchure au genou et je n’ai pas cassé la bicyclette. Nous n’avons pas été chercher papa à la gare parce que maman et tante Henriette ont été le chercher à Saint Chamond, mais nous l’avons vu le soir pendant le dîner seulement, parce que nous jouons tellement bien ici que, quand le soir vient, nous sommes très fatigués, aussi nous allons nous coucher de bonne heure. Ce matin, j’ai été un peu sur la bicyclette et je suis venu écrire mon journal ; j’espère qu’après mon travail, je pourrai bien m’amuser.

Vendredi 20 Août

Le temps s’est un peu rafraîchi. A la grosse chaleur des jours précédents succède une température plus fraîche, plus légère et plus agréable. Le ciel s’est voilé et il se pourrait que nous ayons de la pluie. Hier, nous ne nous sommes pas beaucoup amusés car nous sommes restés dans le jardin toute la journée. J’ai fait de la bicyclette et Pierre a fait du trapèze. Nous avons joué aussi avec les filles qui s’étaient organisées de petites maisons et se rendaient des visites. Ce matin, on tire le canon au champ de tir, papa assiste aux essais d’une grosse pièce dont nous entendons les coups jusqu’ici ; ils font trembler la maison et nous sommes contents de les entendre car nous espérons que ce canon démolira beaucoup de vilains "boches".

Samedi 21 Août

Voilà quinze jours aujourd’hui que nous sommes arrivés à Sorbiers ; nous connaissons maintenant très bien toute la maison, le jardin, et même les environs. Nous voudrions faire de plus grandes excursions mais, à cause de la guerre, il est impossible de trouver dans le pays des voitures et des chevaux ; il faut donc marcher et nos jambes sont encore bien petites pour nous porter très loin. Nous irons peut-être demain au Pilat faire l’ascension du crêt de l’Oeillon et nous nous réjouissons bien d’avance de ce projet qui fait trembler maman car elle ne s’imagine pas que nous pourrons faire les 20 ou 25 kilomètres qu’il faudra parcourir et dont la moitié sera en montant par des chemins assez raides. Hier, nous nous sommes amusés au jardin à un nouveau jeu qui nous a permis de jouer tous ensemble. Ce matin, on continue à Langonnant les tirs d’hier.

Lundi 23 Août

La journée d’hier a été très intéressante. On nous a réveillés à quatre heures et demie au petit jour. Nous nous sommes habillés à la hâte, nous avons avalé une tasse de café noir, et au pas de courses nous avons gagné la gare de Sorbiers à un kilomètre de la maison. Le train est arrivé presque aussitôt et nous l’avons pris pour aller à la Terrasse. C’est là qu’à commencer notre promenade. Pour prendre des forces, nous nous sommes fait servir des œufs sur le plat et du jambon, le tout arrosé de vin blanc. Ainsi réconfortés, nous nous sommes lancés sur la route. Elle est très jolie cette route longeant un ruisseau qui court sur de grosses pierres et qui fait des multitudes de petites cataractes, chante sous l’ombrage des saules et des peupliers qui bordent ses rives. De chaque côté de la vallée, c’est la montagne abrupte et sauvage aux teintes chaudes, aux contrastes puissants. Nous arrivons à Doizieu.

Quel ravissant village, blotti dans une étroite vallée. Les maisons sont vieilles, basses avec des toits en tuiles rouges. Elles s’escaladent les unes, les autres dominées par la petite église et par la mairie établie dans une ancienne tour carrée du plus pittoresque effet. Bien haut dans le fond de la vallée, nous apercevons le collet avec l’auberge où nous devons déjeuner. Lorsque nous demandons le chemin, on nous répond de suivre le torrent. Nous traversons des prés, tombons dans des marécages, glissons dans des sapinières aux pentes raides, traversons des landes de bruyères. Il est près d’une heure quand nous arrivons, nous mourrons de faim. Un déjeuner abondant et bien apprêté pour cet endroit perdu nous est servi, nous lui faisons honneur.

Malheureusement le ciel déjà bien assombri de nuages s’est voilé tout à fait, il tombe les premières gouttes d’eau. Néanmoins nous voulons atteindre le crêt de l’Oeillon ; nous nous engageons donc sous des bois de pins qui, perdus dans les nuages, ont un aspect fantastique, presque terrifiant. Nous ne tardons pas nous-même à être au milieu des brumes. Serrés les uns contre les autres, abrités sous une seule ombrelle, nous laissons passer l’averse. Le nuage se déchire comme une gaze dont les lambeaux s’en vont entre les troncs rouges. Le ciel est bleu, le soleil brille.

Nous achevons notre grimpette, nous atteignons l’hôtel ; il est fermé à cause de la guerre et nous ne pouvons y prendre le thé chaud qui nous aurait fait du bien. Il faut redescendre ; alors, c’est une course insensée, car l’heure du dernier train approche. Nous allons à toute allure à travers les coursières de la montagne, sautant des ruisseaux, traversant des prés, dévalant le long des pentes ; nous arrivons tout juste, les wagons sont bondés de gens et nous sommes obligés de nous tenir debout une partie du trajet.

Nous arrivons à Sorbiers un peu fatigués mais bien contents de notre excursion.

Lundi 6 Septembre

Depuis quinze jours, nous n’avons pas fait grand-chose comme excursions. Nous sommes allés deux fois à St Etienne et une fois à St Chamond. Nous sommes aussi allés pique niquer et passer un après-midi près du champ de tir de Langonnant pour entendre essayer une culasse de canon de 75 ; cela nous a beaucoup intéressés.

Notre plus belle promenade a été celle d’hier au village et au barrage de Rochetaillée. Nous sommes partis de bonne heure le matin, le temps n’était pas brillant et nous pensions qu’il allait pleuvoir. Nous avons gagné St Etienne en tramway ; là nous avons entendu la messe, et sommes entrés chez le pâtissier où nous avons mangé des gâteaux nous permettant d’attendre le déjeuner que nous ne savions pas où trouver.

Nous prîmes le train de la Terre Noire et, en un quart d’heure, vingt minutes, nous étions arrivés au point où devait commencer notre excursion à pieds. Celle-ci se fait entièrement sur des routes ou du moins sur des sentiers bien tracés. Elle n’est pas difficile mais elle exige néanmoins quelques bonnes heures de marche, et présente une montée assez longue.

Nous traversâmes la petite ville industrielle de Terressoire qui n’a rien de jolie et de plaisant, ni de curieux, et nous entrâmes dans la campagne. Celle-ci ne tarde pas à devenir sauvage et pittoresque. Le ciel sombre lui donne un aspect encore plus sévère que celui qu’elle a sans doute sous le rayonnement du soleil.

Au tournant d’un lacet de la route, nous apercevons Rochetaillée. C’est un village bâti sur une crête séparant le bassin de la Loire de celui du Rhône ; les maisons se détachent brutalement sur le ciel. A une des extrémités se dresse la vieille église, à l’autre les ruines d’un château féodal dont il ne reste plus qu’une grosse tour et un pan de mur. L’effet en est saisissant et beau ; nous essayons d’en fixer le souvenir par une photographie. Malheureusement le temps est gris et les choses sont sans lumière, sans relief.

Nous ne faisons que traverser le village et nous descendons la pente opposée à celle que nous avions gravie pour atteindre Rochetaillée. La vallée dans laquelle nous nous enfonçons est sauvage et rendue encore plus sinistre par le ciel sombre qui semble écraser les âmes des montagnes qui l’enferment étroitement.

Près du barrage se trouve une petite auberge où nous déjeunons. Nous avons bon appétit et nous dévorons les choses cependant peu succulentes qu’on nous sert : il ne faut pas être difficile, le pays est un peu perdu et puis c’est la guerre ! Après le repas, nous atteignons le pied du barrage en suivant le Val-d’Enfer, gorge étroite entre de hauts rochers. Cet énorme mur qui maintient des eaux du Furens, affluent de la Loire, a été construit sous la direction de monsieur Adrien de Montgolfier. C’est une œuvre impressionnante par ses dimensions colossales. On croirait une énorme vague de pierres qui se roule, se creuse et va se refermer. Par des escaliers taillés dans le rocher, nous grimpons au sommet du barrage.

Là-haut, c’est un lac tranquille qui alimente l’eau de la ville de St Etienne et qui semble dormir entre les rives vallonnées et verdoyantes. Nous en suivons le bord un certain temps, prenant quelques photographies. Mais l’heure avance, il faut rebrousser chemin malgré l’attrait qu’exercent sur nous les tournants de la route qui présentent tant d’aspects différents. Nous avons beau allonger le pas, nous arrivons à St Etienne après le départ du train pour Sorbiers. Il est tard et nous sommes trop fatigués pour songer rentrer à pieds.

Heureusement, nous trouvons une voiture, mais, à 2 kilomètres et demi de la maison, la flèche se casse brusquement et le cocher nous demandant trop de temps pour la réparer, nous nous décidons à regagner Sorbiers par nos propres moyens.

Vendredi 9 Octobre

Au mois de Septembre, nous avons eu vacances presque tout le temps car nos parents ne savaient quelles décisions ils allaient prendre pour l’hiver. Ils ne sont pas encore fixés mais une seule chose est sûre c’est que nous passerons tout Octobre à Sorbiers. Alors nous travaillons à la maison et nous n’avons plus beaucoup de temps pour jouer. Notre journal est très en retard et nous avons un certain nombre d’évènements à noter. Nous le ferons rapidement et sans détail.

Madame Corpechot est venue passer une quinzaine de jours auprès de nous et nous avons fait beaucoup de petites promenades avec elle. Elle a été malade l’année dernière et serait incapable de faire de longues excursions. Nous nous sommes donc contentés d’explorer les environs immédiats de Sorbiers qui sont très jolis.

A la fin du mois dernier, papa est parti brusquement pour le Havre sans même pouvoir nous dire adieu. Nous étions sortis quand il est arrivé à la maison prendre son sac de voyage et nous avons croisé sur la route le train qui l’emportait. Il a tout juste pu nous faire un signe de la main. Heureusement, il n’est pas resté trop longtemps absent, juste une semaine à peine, et il nous a rapporté des nouvelles de Paris qu’il avait traversé deux fois. Il était aussi allé à Boulogne où il a vu notre famille et nos bêtes.

Dimanche dernier, c’était la fête de papa, celle de François et la mienne ; nous nous sommes levés de bonne heure, il y a eu distribution de fleurs et de cadeaux ; tout le monde a été très gâté. La famille Boucher est arrivée pour déjeuner, elle est restée toute la journée et n’est repartie que le lendemain ; on l’a logée dans notre chambre et nous avons couché auprès de papa et de maman.

Lundi dernier, nous avons appris une bien triste nouvelle : le commandant Maurice Bonnal, le frère aîné de tante Henriette, a été tué le 25 Septembre, du côté de Souchez, dans la dernière offensive, au moment où, en tête de son bataillon, il entraînait ses hommes à l’assaut. Il venait de prendre une première ligne ennemie à la baïonnette et se lançait alors en terrain découvert où lui et onze autres officiers (sur quatorze partis) servirent de cibles à l’ennemi. Son pauvre corps est criblé de balles et n’a été relevé que le soir après une mêlée effroyable. On lui a rendu les honneurs et on l’a enseveli à l’arrière. Ce sont, jusqu’à présent, les seuls renseignements que nous ayons sur cette fin glorieuse mais qui cause tant de douleur et de tristesse dans notre entourage.

Nous avions vu le commandant Bonnal au milieu de Juillet lorsqu’il avait eu quelques jours de permission ; il avait traversé Paris et avait dîné avec nous à Boulogne. Il était en tenue de campagne ; sur sa poitrine, brillaient la Croix de Guerre et celle de la Légion d’Honneur qu’il avait reçue au mois de Mai avec la belle citation que voici : « A fait preuve d’énergie et de sang froid à l’assaut des positions ennemies fortement organisées. A réussi à s’emparer de deux lignes de tranchées et en a assuré la possession malgré de nombreuses contre-attaques. »

Tante Henriette est partie pour Limoges auprès de sa belle-sœur qui reste veuve toute jeune avec trois petits enfants et qui en attend un quatrième. Le même jour, madame Corpechot est repartie à Paris.

Lundi 11 Octobre

La mort du commandant Bonnal a beaucoup assombri une grande joie que nous avions apprise quelques heures plus tôt ; notre oncle Louis a été décoré de la Croix de Guerre. Cette récompense a été bien méritée par quatorze mois de luttes héroïques, de travail acharné, de souffrances et de privations de toutes sortes ; aussi nous pouvons en être fiers et heureux. Voici la citation qui a accompagné la remise de cette décoration reçue avec la plus grande modestie par notre oncle qui croit n’avoir jamais fait que son devoir : « A la 21ème compagnie et son capitaine commandant, le capitaine Prat, pour leur labeur pénible et persévérant de plusieurs mois, à petite distance de l’ennemi, leur ayant permis de conquérir et d’organiser un solide point d’appui assurant une avance de plus de 300 mètres et une menace pour les autres organisations de l’ennemi, point d’appui conservé malgré de violents bombardements. »

Mardi 12 Octobre

Jeudi dernier, nous sommes allés à pieds jusqu’à Val Fleury, village situé dans un creux de montagnes à une dizaine de kilomètres d’ici. La route qui longe les crêtes en suit alors les plis et replis et présente des aspects variés. Les teintes d’automne commencent à descendre le long des pentes sur lesquelles se déroule un tapis d’une grande richesse surprenante. L’arrivée au col que domine Val Fleury est une surprise ; un immense panorama s’étale sous nos yeux. Malheureusement le ciel est sombre et bas, tout nous paraît d’une tristesse écrasante. Val Fleury ne portait pas bien son nom ce jour là.

Nous suivons la route en lacets qui va et revient sur elle-même et nous entrons dans le village. Notre premier soin est de chercher un restaurant pour goûter car cette course sans étapes nous a donné faim et soif. Nous allons au restaurant Pinet, sorte de petite auberge bien tranquille où l’on vend à la fois à boire, à manger, et des objets de piété car Val Fleury est un lieu de pèlerinage assez fréquenté par les gens de la région.

Pendant qu’on nous fait une omelette et qu’on nous prépare des grogs chauds, maman choisit quelques médailles. Après avoir mangé rapidement et avec appétit, nous allons à l’église prier pour tous ceux qui nous sont chers et faire bénir nos souvenirs de Val Fleury. Nous avons assez de difficultés pour trouver un prêtre ; nous sonnons à plusieurs portes et la sacristie nous paraît introuvable. Ayant enfin obtenu ce que nous voulons nous prenons le chemin du retour.

Nous avons beau marcher d’un pas presser sans nous arrêter, il fait nuit lorsque nous arrivons à Sorbiers.

Jeudi 14 Octobre

Samedi en jouant à la guerre, il nous est arrivé un accident qui put avoir des conséquences très graves. Nous étions armés de bâtons pointus auxquels nous avions mis des bouchons. Dans l’ardeur de la lutte, nous ne nous sommes pas aperçus que le mien avait perdu son préservateur. Mon sabre entra dans l’œil de Pierre. Aussitôt le sang se mit à couler et nous fûmes tous bien affolés. Heureusement le blanc seul était atteint ; mon frère n’est pas éborgné, on le soigne depuis ce temps là et j’espère qu’il ne gardera même pas trace de cette blessure de guerre.

Vendredi 15 Octobre

Dimanche, pendant la grand’messe, on a célébré un service pour un soldat. On nous a dit que le village de Sorbiers avait déjà perdu 44 jeunes gens tombés depuis un an pour la défense de la Patrie. Cette proportion est effrayante mais s’explique aisément : c’est dans ces pays montagneux qu’on a recruté le plus grand nombre de nos chasseurs alpins qui ont tant donné depuis le commencement de la guerre. Naturellement, le corps du pauvre garçon pour lequel on priait n’était pas venu dormir son dernier sommeil dans le sol natal. Il était resté là-bas, dans le Nord ou dans l’Est, couché dans une fosse commune, dans un buisson pas encore fouillé peut-être dans les lignes ennemies. Le catafalque était quand même entouré de drapeaux et couverts de fleurs. Nous avons prié pour cet inconnu qui a donné sa vie pour le salut de la France et le bien de tous les Français.

Samedi 16 Octobre

Mercredi 13 octobre, nous sommes allés à St Etienne tous les quatre avec maman. Cette ville est un peu plus éloignée de Sorbiers que St Chamond, mais elle est bien plus grande et offre beaucoup plus de ressources. Aussi, maman et tante Henriette y vont-elles assez souvent mais elles ont généralement tant de courses à faire qu’elles ne nous emmènent pas. C’était donc pour nous une partie de plaisir, d’autant plus qu’à St Etienne nous goûtons fort bien : les pâtissiers font d’excellents gâteaux, et puis cela nous amuse de regarder les magasins, il y en a des quantités. Les rues sont aussi très animées, ce qui nous change de Sorbier qui est la pleine campagne.

Lundi 18 Octobre

Samedi (16 octobre), nous étions en train de travailler lorsque Françoise entra toute pâle et dit à maman : « Et bien, Madame, il arrive quelque chose de propre : Lili est enfermé dans un placard et, comme il a la clef avec lui, on ne peut pas lui ouvrir. » Aussitôt, maman se lève, court dans la chambre des enfants et nous la suivons. En effet, l’armoire est bien fermée, c’est François qui en a poussé le battant sur son frère. On entend une petite voix lointaine qui répond aux questions de maman avec beaucoup de calme heureusement car monsieur Lili n’a pas peur, il se croit dans une petite maison et dit que c’est la nuit. On essaie différentes clefs, elles ne vont pas ; on appelle monsieur Pitaval pour forcer le meuble, mais avant qu’il arrive maman avait pu faire marcher la serrure à l’aide d’une paire de ciseaux ; Lili était délivré.

Ce soir tante Henriette est revenue de voyage ramenant Paulette.

Mardi 19 Octobre

Dimanche et hier, nous avons fait des promenades dans la campagne aux environs de Sorbiers. Le pays est bien différent de ce qu’il était lorsque  nous sommes arrivés. C’est le plein automne maintenant et à la fraîcheur des verdures a succédé toute la gamme des jaunes, des rouges et des bruns. C’est très riche et très beau mais assez mélancolique car cela fait penser à l’approche de l’hiver.

Nous ne nous complaisons pas dans les pensées tristes et nous profitons des plaisirs de la saison ; nous courrons dans le tapis de feuilles mortes qui jonche les routes et les sentiers. Nous regardons les bœufs labourer les champs au flanc des collines et nous ramassons des glands et des châtaignes.

Mercredi 20 Octobre

Pendant que nous vivons tranquillement à Sorbiers au grand calme, une campagne fait rage dans le Nord et en Champagne : depuis la dernière offensive prise par nos troupes à la fin de septembre, des combats meurtriers ont eu lieu chaque jour. De plus, le mauvais temps, la pluie et le froid ont éprouvé nos braves soldats. Nos alliés, les Russes, luttent avec acharnement contre l’envahisseur de leur sol. Là-bas en Orient ce sont des tueries auprès desquelles les nôtres ne sont rien, paraît-il.

Nous avons de nouveaux ennemis : les Bulgares, qui ne sont entrés en scène que depuis quelques jours. La Roumanie et la Grèce mobilisent ; on ne sait dans quel camp elles vont se ranger. Peut-être resteront-elles neutres, mais c’est peu probable, et ainsi presque toute l’Europe sera à feu et à sang.

Jeudi 21 Octobre

Nous sommes allés ce matin à la messe ; tous les jeudis, il y a un office à 8 heures pour les enfants. Maman et tante Henriette nous ont conduit unir nos prières à celles des petits paroissiens de Sorbiers. La France a bien besoin du secours d’en haut dans la terrible épreuve qu’elle traverse et c’est à peu près notre seule manière de témoigner notre affection à notre chère patrie que de prier pour elle.

Il faisait beau temps, à cette heure matinale le soleil brillait mais le fond de l’air était vif et froid. Lorsque nous sommes rentrés, nous sommes descendus dans le verger faire la cueillette des pommes avec monsieur, madame Pitaval et Jean-Marie, cela nous a bien amusé surtout d’entendre nos trois compagnons parler ensemble un patois très drôle.

Vendredi 22 Octobre

Hier, au moment où nous nous mettions à table, Anna est venue annoncer à maman la visite de Lilie Desseux qui arrivait à pieds de Saint-Christol. On lui a mis aussitôt un couvert et elle a déjeuné avec nous. Elle était, je crois, très intimidée. Dans l’après-midi, madame Coumert est venue avec ses trois enfants et nous avons joué dans le jardin à cache-cache. Puis nous avons goûté et nous les avons accompagnés jusqu’à la route.

En attendant le dîner, nous avons joué à fabriquer des grenades en papier, nous les remplissions d’eau et nous les lancions par la fenêtre ; elles allaient s’aplatir sur les vitres de la porte de la cuisine. C’est un jeu très amusant, mais quand maman s’en est aperçue elle nous a défendu de continuer.

Samedi 23 Octobre

Dans quelques jours, nous quitterons Sorbiers. Où irons-nous ? La décision de nos parents n’est pas encore prise à ce sujet, mais il est probable que nous descendrons  à St Chamond s’il est possible de trouver une maison meublée assez grande pour nous y tenir tous. Maman est en pourparlers avec madame Chaland pour sa maison du Coin que nous connaissons déjà.

Avant de quitter le château de la Flache, nous voudrions en fixer le souvenir par la photographie ; nous tirons de nombreuses vues du jardin si pittoresque et si bien dessiné ; nous faisons aussi des groupes qui nous rappelleront notre taille et nos traits au moment où se déroulaient, tout autour de nous, tant d’évènements graves. Nous serons heureux de retrouver tout cela plus tard. La photographie est vraiment une invention merveilleuse.

Mercredi 27 Octobre

Dimanche, nous nous sommes levés lorsqu’il faisait encore tout à fait nuit, à 5 heures moins un quart du matin, nous devions aller à Pavezin ; malheureusement, nous manquâmes le train et il fallut organiser une autre excursion. Papa, maman, tante Henriette et Paulette tinrent conseil en regardant un très beau lever de soleil sur le Pilat ; il fut décidé que nous retournerions à Rochetaillée que Paulette et les deux filles ne connaissaient pas encore et qui était la seule grande promenade accessible pour elles à cause des moyens de communications.

Nous entendîmes la messe de 6 heures à Sorbiers ; nous rentrâmes prendre en hâte notre petit déjeuner et nous descendîmes au train. A St Etienne, nous prîmes le tramway de Terre Noire qui se fit attendre longtemps et qui était si bondé de voyageurs que Pierre et moi avions un gros monsieur sur les genoux.

Nous refîmes exactement la même promenade que la première fois, mais les aspects en étaient bien  différents, le soleil brillait et faisait éclater les nuances vives des feuillages. La montagne, verte au commencement de septembre, était brune, dorée, violacée. Nous nous amusions à montrer la route aux filles et à compter les petits ponts jetés sur le ruisseau qui court dans la vallée. Nous fîmes encore quelques photographies, nous déjeunâmes à Rochetaillée de très bon appétit dans un des restaurants qui dominent la vallée du Furens, puis nous visitâmes les ruines du vieux château féodal, mais le temps est devenu maussade et, pendant que nous étions là-haut, il se mit à tomber quelques gouttes d’eau et le vent s’éleva. Nous ne jouîmes donc qu’imparfaitement du joli coup d’œil que l’on doit avoir pas un ciel clair.

Nous entrâmes dans la petite église si jolie extérieurement mais c’était l’heure des vêpres, nous ne pûmes la visiter et nous nous contentâmes d’y faire une prière. Nous reprîmes le chemin de Terre Noire mais par un raccourci sous bois qui nous a changé de la route du matin.

Pendant que maman, tante Henriette et Paulette se reposaient à la lisière du chemin, papa entraîna les quatre enfants dans une grimpette fantastique. Ce fut pour nous la partie la plus amusante de la promenade ; nous atteignîmes la crête en nous accrochant aux rochers, aux racines d’arbres et même aux touffes d’herbes qui dépassaient le sol. Papa tomba mais ne se fit pas mal.

Nous reprîmes ensuite le tramway et puis le train et nous rentrâmes tranquillement à Sorbiers.

Le 27 Novembre

Depuis trois semaines, nous avons quittés Sorbiers. Nous habitons maintenant le Coin, petite localité aux environs immédiats de St Chamond. C’est le quartier où mes parents habitaient il y a quinze ans, où je suis né, et où se sont passés les trois premières années de mon enfance. Je n’en avais gardé qu’un souvenir vague, si vague que presque tout me semble nouveau. J’ai seulement reconnu la vieille bonne qui me soignait et qui est précisément la gardienne de la propriété que mes parents ont louée.

Celle-ci est grande, encore plus grande, je crois, que le château de la Flache. Elle est placée dans un joli site presque au milieu d’un cercle de montagnes. De tous les côtés on jouit d’une vue belle et charmante. Le parc ne ressemble pas à celui de Sorbiers : il est beaucoup moins soigné, par conséquent moins coquet. Il présente moins d’aspects variés mais nous en aimons les grands prés, les beaux arbres, les sentiers tortueux, surtout l’étang entouré de conifères et de saules pleureurs.

La maison est adossée à une ferme et quelques pièces prennent vue sur la cour de cette ferme, notre chambre est précisément du nombre.