Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d’or qu’ils laissent dans les airs
Lorsqu’en un lit de sable, il se couche aux déserts.
La pourpre et l’or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo, gravissant la montagne,
Moïse, homme de Dieu, s’arrête et sans orgueil,
Sur le vaste horizon, promène un long coup d’œil.
Il voit tout Chanaan et la terre promise
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Il voit ; sur les Hébreux, étend sa grande main
Puis, vers le haut du mont il reprend son chemin.

Or, des champs de Moab, couvrant la vaste enceinte,
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Les enfants d’Israël s’agitaient au vallon
Comme les blés épais qu’agite l’aquilon
Dès l’heure où la rosée humecte l’or des sables
Et balance sa perle au sommet des érables.
Prophète centenaire environné d’honneurs,
Moïse était parti pour trouver le Seigneur.
On le suivait des yeux aux flammes de sa tête
Et lorsque du grand mont, il atteignit le faîte,
Lorsque son front perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d’éclairs la cime du haut lieu,
L’encens brûla partout sur les autels de pierres
Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière,
A l’ombre du parfum par le soleil doré,
Chantèrent d’une voix le cantique sacré ;
Et les fils de Lévi, s’élevant sur la foule,
Tels qu’un bois de cyprès sur le sable qui roule
Du peuple avec la harpe accompagnant les voix
Dirigeaient vers le ciel l’hymne du roi des rois.
Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place,
Dans le nuage obscur nous parlait face à face

Il disait au Seigneur : Ne finirai-je pas ?
Où voulez-vous encore que je porte mes pas ?
Je vivrai donc toujours puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.
Que vous ai-je donc fait pour être votre élu ?
J’ai conduit votre peuple où vous avez voulu ;
Voilà que son pied touche à la terre promise
De vous à lui qu’un autre accepte l’entremise,
Au coursier d’Israël qu’il attache le frein,
Je lui lègue mon livre et la verge d’airain.

Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances
Ne pas me laisser homme avec mes ignorances
Puisque du mont Horeb jusques au mont Nébo
Je n’ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau.
Hélas ! vous m’avez fait sage parmi les sages !
Mon doigt du peuple errant a guidé les passages ;
J’ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois,
L’avenir à genoux adorera mes lois ;
Des tombes des humains j’ouvre la plus antique.
La mort trouve à ma voix une voix prophétique.
Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations,
Ma main fait et défait les générations.
Hélas ! je suis, Seigneur, puissant et solitaire
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.

Sitôt que votre souffle a rempli le berger
Les hommes se sont dit : « Il nous est étranger »
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme
Car ils venaient hélas ! d’y voir plus que mon âme.
J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir ;
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M’enveloppant alors de la colonne noire,
J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire
Et j’ai dit dans mon cœur : « Que vouloir à présent
Pour dormir sur un sein mon front est trop puissant,
Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche ?
L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche,
Aussi loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous.
Et quand j’ouvre les bras, on tombe à mes genoux. »
Seigneur, j’ai vécu puissant et solitaire
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre

Or le peuple attendait, et, craignant son courroux,
Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux
Car s’il levait les yeux, les flancs noirs du nuage
Roulaient et redoublaient les foudres de l’orage.
Et le feu des éclairs aveuglant les regards
Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts.
Bientôt le haut du mont reparut sous Moïse.
Il fut pleuré. Marchant vers la terre promise
Josué s’avançait pensif et pâlissant
Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant

Alfred de Vigny