New York - Buenos Aires

Vendredi 15 Mai

Nous débutons notre journée par trois bons bains tièdes. C’est avec délices que nous barbotons et que nous nous débarrassons de la poussière accumulée pendant notre longue route. Après un premier repas qui, avec ses croissants, nous rappelle nos petits déjeuners parisiens, nous sortons. Il pleut encore mais nous sommes, sans doute, mieux disposés que la veille, plus acclimatés ; nous ne souffrons pas autant du froid humide.

Un rapide coup d’œil sur New York, ses maisons insensément hautes, ses petits hôtels coquets, ses magasins. La 5ème avenue est assez calme à cette heure ; elle est bien habitée. Nous y trouvons deux jolies églises presque voisines, de style ogival, en briques rouge foncé sur lesquelles montent, en serpentant, des lierres ; l’effet est pittoresque et charmant, très inattendu au cœur d’une grande ville. Sur certains petits hôtels particuliers, nous retrouvons la même décoration de verdure. Malheureusement, ces églises sont des temples protestants de différentes confessions ; nous ne pouvons y entrer, recommander à Dieu et à ses Saints le voyage que nous allons entreprendre.

Une chose nous frappe : toutes les grandes maisons ont sur leurs façades des escaliers de fer qui descendent d’étage en étage ; précaution contre les incendies, peut-être très utile mais bien inesthétique.

Nous regardons les magasins. Il est admis généralement qu’à New York tout coûte horriblement cher. C’est une erreur. Nous sommes stupéfaits du bon marché de certaines choses. Il y a plus de choix qu’à Mexico et, surtout dans la partie "vêtements", on trouve des objets à la portée de toutes les bourses. Si nous avions eu plus de temps devant nous, nous aurions certainement fait plusieurs acquisitions.

Mais il faut rentrer, payer la note et se mettre en route pour gagner le "Siglinde". Nous emmenons l’interprète avec nous. Notre voiture suit Broadway, la principale rue de New York, le centre des affaires et du commerce. C’est une large avenue, très animée, où se trouvent surtout des bureaux et des magasins. Notre guide nous signale, en passant, la demeure du maire de New York, la Mairie, l’hôtel des Postes, les plus hautes constructions de la ville. Il nous raconte qu’on établit, en ce moment, les plans pour une maison de cent trois étages sont vingt cinq en sous-sol. C’est une véritable démence.

Nous entrons, avec notre voiture, dans un bateau qui nous traverse "East River" et nous arrivons dans le quartier perdu où loge le "Siglinde" avant de prendre la mer. Nous trouvons le vaisseau fantôme sans trop de difficultés mais il nous cause, à tous, une vilaine première impression. Qu’il est petit ! sale ! encombré ! Franz réclame la "Navarre" ; notre guide fait la moue, mesurant sans doute par avance la taille de son pourboire à celle du navire sur lequel nous allons grimper. Henri ne dit rien, j’ai le cœur serré.

Pour comble de misère, nos bagages arrivent, ma chère caisse est remplacée par une malle de cabine que nous n’avons jamais vue. Il est midi et demi. Théoriquement, le "Siglinde" doit partir à 2 heures. Il faudrait au moins ce temps pour retourner jusqu’à la gare. Donc, rien à tenter nous-mêmes. Cette impossibilité me navre. Nous sommes obligés de nous confier à l’interprète qui nous promet de faire des recherches et de nous expédier la caisse directement en France. Ah ! Dieu veuille que tous nos souvenirs ne soient irrémédiablement perdus ! Non seulement, nous n’aurons rien à distribuer aux parents et amis mais mon journal du Mexique, nos photos, nos Teotihuacan, tout, absolument tout est enfermé dans la malheureuse caisse égarée.

Je pleurerais volontiers comme un bébé qui a perdu ses joujoux. Je n’ai plus de cœur à rien. Nous prenons quelques nourritures dans un vilain restaurant près de l’embarcadère ; nous ne trouvons pas mieux dans le quartier où nous sommes venus échouer. Il faut nous contenter de ratatouille peu appétissante, servie dans des ustensiles douteux, sur une table sans nappe, au milieu d’une société des moins choisies. Nous nous armons de philosophie et nous pensons que, si le mal de mer nous y oblige, il n’y aura pas grand dommage à restituer cette nourriture là.

Nous naviguons

Nous remontons sur le "Siglinde". Peu à peu, nos compagnons de route arrivent ; pour la plupart, ils sont accompagnés ; nous sommes à peu près les seuls à n’avoir personne sur le quai pour échanger des mots et des gestes d’adieu. On nous remet un télégramme des Dumaine, adressé à bord, portant des vœux d’heureux voyage. Ah ! si je n’abandonnais pas notre caisse dans un coin de ce grand New York, je n’y laisserais certainement pas l’ombre d’un regret. Je n’en connais rien que le ciel gris, l’asphalte ruisselante de pluie, les maisons monstres.

Les derniers préparatifs sont longs, si longs qu’il est près de 4 heures et demie lorsque nous nous ébranlons, entraînés par un remorqueur. Malgré la pluie qui cingle, nous restons sur le pont ; le brouillard nous voile bientôt la ville déjà enveloppée de ses fumées ; l’eau est grise, le vent est froid. Un instant, nous sommes distraits par la rencontre de bouées surmontées de cloches qui tintent à chacun de leurs mouvements. Et puis, tout à coup, à travers la brume, pendant trois ou quatre minutes, apparaît un disque blanc. C’est le soleil, oh ! bien pâle, bien méconnaissable mais dont la vue me réconforte quand même et m’empêche d’être trop péniblement impressionnée par les grincements de la machine qui pleure avec une voix d’enfant. Une chose nous choque cependant dès notre sortie du port, c’est de flotter sous le pavillon allemand.

A 6 heures, dîner. Nous ne commettrons pas de péchés de gourmandises sur le "Siglinde" ; nous n’y périrons pas de faim non plus. La nourriture est des plus simples et des moins variées mais elle est suffisamment abondante et saine. Nos estomacs se reposeront, pendant vingt quatre heures, des cuisines de restaurants. Viandes bouillies ou rôties, pommes de terre et choux, voilà l’ordinaire. Un seul plat par repas. Tant pis pour les délicats. Les convives ont l’air désillusionnés par le menu de ce premier soir ; ils oublient que nous sommes en classe "intermédiaire", c’est à dire en dessous des secondes des autres paquebots. Le "Siglinde" n’a pas mieux à nous offrir. Nous nous couchons en sortant de table car le navire commence à danser.

Samedi 16 Mai

Journée terne comme l’atmosphère qui nous enveloppe et la mer qui nous berce rudement. Henri et Franz ont une légère atteinte de mal de mer. D’ailleurs, presque tous nos compagnons sont éprouvés. On les voit disparaître subitement ou se pencher au bastingage. Un Américain est si vilain pendant ces sortes de crises que nous le surnommons : "Mal de Mer" ; un autre, au contraire, garde une physionomie si réjouie dans les moments les plus critiques que nous le désignerons sous le nom de : "Bouche en Cœur".

A signaler seulement notre passage dans le Gulf Stream, le grand courant chaud au-dessus duquel plane une buée bleuâtre et qui entraîne vers le Nord quelques sargasses et quelques poissons volants.

Dimanche 17 Mai

Le temps est meilleur, la mer se colore d’azur, les malades vont mieux.

Les quinze passagers du vaisseau fantôme sont tassés les uns sur les autres sur le pont étroit ; ils apprennent à se connaître "de vue". Nous sommes les seuls Français ; il y a un Belge, un Suisse, un Argentin ; tous les autres sont Américains ou Anglais.

Le plus près de nous, par le langage, les habitudes, le rang social, c’est le Belge, ingénieur dans un établissement métallurgique de Charleroi. Il a nom : Hubert Paquet et le porte admirablement. Ce doit être un excellent garçon, d’une humeur égale, enjouée, toujours disposé à donner des renseignements et à rendre service. Il est quelque peu potinier et bavard, ses talents de polyglotte lui permettent de se mêler à tous les groupes. Au physique, c’est un petit jeune-homme carré, blond, aux petits yeux perçants, toujours la pipe à la bouche et des lunettes d’or sur le nez. Je ne sais si c’est parce qu’il revient d’un long séjour en Extrême-Orient mais il nous fait l’effet d’un Mandarin.

Sur le pont d’avant, les marins jouent entre eux, font du filet. Sur la passerelle, les officiers fument et causent. On ne sent aucune préoccupation d’aller vite ; ce n’est pas un voyage que nous faisons, c’est une ballade en mer. Nous allons connaître, pendant vingt quatre jours, ce que c’est que la navigation au long cours !

Ah ! si seulement je savais notre pauvre caisse à fond de cale !

Lundi 18 Mai

Je sors mon crochet de la malle. En travaillant pour Pierrot, les heures me sembleront moins lourdes. Le Commandant et les officiers viennent nous causer. Conversation franco-allemande assez pénible mais cordiale. Ils sont fort aimables et semblent de braves gens. Je remarque qu’ils sont tous taillés en Hercules ; leurs mains sont, en largeur et en longueur, le double de celles d’Henri.

Rencontré d’assez nombreuses plaques de sargasses.

Mardi 19 Mai

Temps merveilleux, on commence même à souffrir un peu de la chaleur lorsque le vent tombe ou que l’on est obligé de demeurer à l’intérieur du bateau. Le Commandant a l’aimable attention de faire tendre une toile au-dessus d’une partie découverte du pont, ce qui augmente un peu le domaine des passagers.

Notre vitesse se maintient à dix nœuds et demi à l’heure, ce qui est peu comparé à celle des transatlantiques (la "Navarre" en faisait dix sept) mais ce qui est beaucoup pour un cargo de la taille du "Siglinde" ; au précédent voyage, il n’a jamais dépassé neuf nœuds à l’heure. Nous sommes peu chargés cette fois, paraît-il.

La mer est bleue, d’un bleu étourdissant ; elle est sans ride et semble lourde comme une pâte d’outremer que le navire a de la peine à fendre ; je ne l’ai jamais vue telle, même aux plus beaux jours de notre première traversée. Des multitudes de poissons volants s’en élèvent ; leur vol est bas, souvent l’extrémité de leurs corps érafle l’eau et dessine un sillon sur la surface lisse de la mer. Henri les examine attentivement et se persuade qu’ils se dirigent dans l’air contrairement à ce que soutient le docteur Orjuden.

Mercredi 20 Mai

Nous avons franchi le Tropique du Cancer. La température de l’eau continue à s’élever, celle de l’air reste stationnaire. Il fait même plus de vent qu’hier. Dans l’après-midi, nous essuyons plusieurs petits grains.

Confection de deux grands cerfs-volants qui planent un instant très haut et qui finissent par s’abîmer dans la mer. On s’amuse comme on peut !

Station à l’extrême avant du navire. C’est agréable mais un peu vertigineux de regarder au-dessous de soi les lames se creuser et se gonfler tour à tour. C’est un poste de choix pour l’observation des poissons volants ; ils partent en fusée à quelques mètres de nous.

Le soir, après le dîner, séance de cinématographe. Nous avons à bord une troupe qui s’apprête à réjouir les yeux des habitants de la Barbade et ceux des divers indigènes des Antilles. Cette petite troupe se compose de quatre membres et d’un manager. Celui-ci, un gros bonhomme bien connu, arbore, sous le soleil des Tropiques, un ineffable vêtement du matin fourré, vert épinard avec des revers grenats et de larges brandebourgs noirs ; sur sa tête, une minuscule casquette d’alpaga blanc ; il a l’air idiot. Un ménage américain, qui a eu des revers de fortune, une grosse chanteuse légère et un pitre l’accompagnent. Le dernier personnage de cette bande a, paraît-il, été officier dans la Marine Marchande ; je le soupçonne d’avoir été plutôt quelque peu pirate ; nous l’appelons : "Arlequin Navigateur".

Comme cinématographe, la séance est assez ratée ; les artistes ne s’en émeuvent pas et sont les premiers à rire de leur maladresse : « Nous ne sommes pas des professionnels, déclare la grosse chanteuse en se tordant, et si nous avions de l’argent nous ne serions pas ici ! » - « Ah ! les pauvres bougre », dirait le Commandant Laurent.

Le capitaine, le 1er Officier, le Commissaire assistent à la représentation ; on boit beaucoup de bière, on mange des sandwichs de fromage de Hollande, on fume. Nous sommes tout à fait dans le grand monde et prenons des leçons de bonne-manière pour nous présenter aux Légations de Buenos Aires et de Montevideo auxquelles nous sommes spécialement recommandés par Monsieur Dumaine.

Tout à coup, tout le monde quitte brusquement la salle à manger et se précipite sur le pont. Un steamer vient d’être signalé ! Nous allumons un feu rouge et vert à tribord, le navire riposte par les mêmes couleurs et les officiers nous déclarent que le bateau en vue appartient également à la "Humburg American Line".

Nous jouissons quelques instants du spectacle d’une merveilleuse nuit tropicale. Avant d’aller nous enfermer dans notre cabine, le Commandant nous donne une petite leçon d’astronomie : il nous montre la Croix du Sud dont les quatre étoiles sont déjà assez élevées au-dessus de l’horizon.

Jeudi 21 Mai

Dès le matin, nous entrons dans la mer des Antilles par le détroit qui sépare Sombrero et les Iles Vierges. La véritable route du "Siglinde" était, paraît-il, la continuation de l’océan jusqu’à la Barbade en passant assez au large des Antilles. Pour être agréable à ses passagers, le Commandant l’a quelque peu modifiée. Le détour que nous faisons est peu de chose et nous permettra de longer une dizaine d’îles intéressantes que nous n’aurons sans doute jamais l’occasion de revoir.

La première est Sombrero, toute petite, plate, sablonneuse ; nous n’y voyons guère qu’un phare et une usine qui transforme peu à peu le sol de l’île en chaux. Si elle continue un certain temps son exploitation et son commerce, il viendra un jour où Sombrero disparaîtra des atlas de géographie.

Les îles Dogs, encore plus minuscules que Sombrero, restent sans aucun dommage, assez lointaines pour nous.

Anguilla, plus importante, très montagneuse retient assez longuement nos regards. Nous cessons de la contempler quand on nous signale, à tribord, un pic très haut qui semble surgir directement de la mer.

C’est l’île Saba, une possession hollandaise, vers laquelle se braquent touts les lorgnettes. Bientôt les yeux suffisent ; les détails se révèlent les uns après les autres. L’île se compose presque uniquement d’un colossal volcan dont les parois abruptes plongent au milieu des flots. Sa face nord est terrifiante et semble inaccessible. Nous sommes fort étonnés, en approchant, de découvrir, accrochées très haut sur les flancs de la farouche montagne, une trentaine de coquettes maisons blanches avec des toits rouges. Qui peut habiter là ? Un officier nous raconte qu’il y  a même un petit village qui s’est niché dans le cratère.

Impressionnés par la beauté majestueuse de cet îlot qui se termine par des rochers effrayants, nous aurions voulu pouvoir y faire une petite escale mais nous ne souhaitons pas revenir jamais l’habiter d’une manière durable ; il nous semble presque en dehors du monde. Pour en conserver un souvenir, Henri tire à tout hasard une photographie tout en devinant que jamais ce cliché ne rendra cette vision extraordinaire.

De 11 heures du matin à 4 heures et demie, moment où nous commençons à apercevoir la face sud, moins grandiose, Saba nous occupe. Quand elle s’éloigne, nous retournons à bâbord où se montre maintenant Saint Eustacins avec un énorme cratère très visible, incliné vers nous. Puis, c’est encore Saint Christophe, avec la même nature volcanique. Enfin, c’est Montserrat dont les sommets nous apparaissent un instant pour se fondre presque aussitôt dans la nuit.

Vendredi 22 Mai

A 4 heures du matin, pendant notre sommeil, le "Siglinde" a longé la côte occidentale de la Guadeloupe. En nous réveillant, nous avons le regret de voir cette belle colonie française s’effacer dans les brumes de l’horizon.

Nous n’avons pas longtemps à déplorer cette contrariété car nous courons à toute vapeur vers une île dont la beauté, de minute en minute plus sensible, nous frappe et nous séduit, c’est la Dominique (aux Anglais). Excessivement montagneuse et accidentée comme ses sœurs, les autres Antilles, la Dominique étale un luxe de végétation tropicale qui nous enthousiasme. Nous passons très très près de la côte, « aussi près que possible », nous dit le 1er Officier qui nous montre à quelques mètres du navire des roches sous-marines dont les pointes affleurent l’eau.

Il paraît que le "Siglinde" est remarquablement sensible au gouvernail ; avec la plupart des bateaux, on ne pourrait pas approcher aussi près. Il nous semble aussi que la vitesse s’est ralentie pour nous donner le temps de mieux jouir de ces délicieuses et fraîches visions. Décidément, les officiers sont charmants et pleins d’égards pour la cargaison vivante qu’ils ont à leur bord. Nous serions dans un petit canot de promenade que nous ne pourrions pas mieux voir cette côte merveilleuse avec ses sommets déchiquetés, ses gorges sauvages, ses forêts de cocotiers, ses cases pittoresques à l’ombre des hauts palmiers, ses petites plages où déferlent des vagues d’azur.

De nombreuses barques de pêche circulent autour de nous. D’une route en corniche qui suit la rive, des nègres nous font des signes, des promeneurs agitent leurs mouchoirs. Un peu plus loin, le drapeau anglais salue notre passage. Nous sommes devant Roseau, la capitale, aussi peu ville que possible avec sa végétation luxuriante et ses maisons de pêcheurs devant lesquelles les filets sèchent au soleil. Là, il ferait bon pouvoir s’arrêter, vivre un peu, s’imprégner de nature, de sève forte et fraîche. Je ne sais s’il existe au monde une contrée mieux douée et nous nous demandons si ce n’est pas la Dominique qui fut autrefois le Paradis Terrestre.

Une heure d’entracte pour nous permettre de déjeuner tranquillement sans remords et puis la Martinique succède à la Dominique dans le défilé cinématographique que nous offre le Commandant.

Certes, comme hauteur et découpures de montagnes, cette île trouve moyen d’être encore supérieure à sa merveilleuse voisine. Hélas ! toute la partie la plus splendide est dévastée par la dernière éruption du Mont Pelé. Celui-ci la domine, sauvage et sombre, avec l’extrémité de con cône qui se perd dans les nuages et ses flancs labourés, creusée de profonds sillons par les coulées de lave. On dirait d’immenses glaciers gris qui descendent vers la mer. Sur leurs bords, la végétation est tuée ou ensevelie sous un épais linceul de cendres. Aux alentours, les villages sont détruits ; il n’en reste que des pierres qui font l’effet de tombes.

Par une aimable attention, le 1er Officier nous fait monter sur la passerelle dès que Saint-Pierre est en vue. Oh ! l’effroyable spectacle que celui de cette ville qui, de loin, apparaît blanche, gaie sous le soleil et dans la verdure et qui, de près, n’est plus qu’un squelette de ville dont les murs seuls sont restés debout. A l’intérieur des maisons, il pousse des arbres, il brille des fleurs mais tous les toits sont effondrés, toutes les ouvertures sont béantes. Henri compare ses demeures à des têtes de mort dont les orbites sont effroyablement vides. A plusieurs reprises la sirène siffle en passant devant cet immense cimetière et les échos du Mont Pelé répondent lugubrement.

Nous avons le cœur serré et cependant nous sentons qu’il plane, au-dessus de cette nature sinistre, une beauté et une poésie puissantes qui nous laisserons plus de souvenirs que les visions charmantes contemplées le matin. L’île s’aplatit ; dans une baie, face au sud, s’élève Fort de France qui n’a pas souffert de la catastrophe. En arrière sur les collines, s’étagent des cultures de cannes à sucre et de caféiers.

La Barbade

Samedi 23 Mai

Branle-bas de bonne heure. Tout le monde est sur le pont dès 6 heures lorsque nous entrons dans la rade de la Barbade, île beaucoup plus plate que celles devant lesquelles nous avons défilé hier. Avant même que l’on ait filé l’ancre, nous sommes entourés de canots montés par des nègres presque nus. Ces indigènes ne sont pas très noirs ; ils sont couleur chocolat, leurs corps sveltes semblent de bronze. Du bord, on leur lance des pièces de cinq "cents" et ils plongent souvent profondément pour les saisir. Pour vingt cinq "cents", ils font faire la bascule complète à leur barque qu’ils relèvent ensuite et vident tout en entrant dans l’eau.

Après la visite de la "Santé", nous nous empressons de descendre à terre avec Monsieur Paquet et le Suisse. Tous les autres passagers en font autant. La bande du cinématographe qui doit exercer à la Barbade a des préparatifs un peu plus longs.

Dix minutes en canot et nous sautons sur le quai. Un nègre nous sert de guide mais il ne se fatigue pas beaucoup la langue pour nous donner des explications. Il ne daigne nous signaler que deux choses : « un hôpital pour les malades » et « un cimetière pour les morts ». S’il est peu loquace, il a du moins de grandes jambes ; il nous conduit dans un magasin de nouveautés où nous trouvons des cartes postales, dans un bazar où nous les écrivons et les timbrons, à la poste où nous expédions notre correspondance.

Ensuite, nous dirigeons nos pas, hors du centre assez banal de la ville, vers des quartiers qui n’ont rien d’européen. Nous circulons au milieu de la végétation tropicale si chère à Henri et des cases pittoresques des nègres. Ces demeures sont en bois, toutes petites, avec des airs de mystère. Leur architecture uniforme et les matériaux employés évoquent tout à fait les petits chalets de nécessité qu’on trouve dans nos villes de province. C’est très curieux de voir toute une rue bordée à droite et à gauche de ces habitations. Derrière les volets de bois un peu soulevés, nous voyons apparaître des têtes de nègres dont les gros yeux blancs se fixent sur nous avec une expression de surprise peu admirative.

Les indigènes de la Barbade nous semblent assez insolents ; ils nous interpellent, se moquent de nous et nous laissent clairement voir qu’ils nous trouvent bien ridicules et bien laids. Les femmes ont encore l’air plus effrontées que les hommes.

Nous côtoyons des jardins dont nous admirons la végétation touffue et variée ; les immenses feuillages dentelés, les panaches des palmiers, les fruits énormes se partagent nos regards curieux. Nous remarquons des arbres dont les branches lisses et sinueuses ne portent pas de feuilles mais s’ornent à leur extrémité d’un merveilleux panache de fleurs. Un nègre m’en cueille un bouquet. Naturellement, cette amabilité si rare est récompensée comme elle le mérite. Je n’ai jamais vu de fleurs aussi colorées et aussi parfumées. Il y en a de blanches, de jaunes, d’oranges, de carmin foncé. Leur odeur rappelle celle du gardénia et me semble encore plus pénétrante, plus grisante ; un lait mousseux sort à grosses gouttes des tiges broyées.

Henri et Monsieur Paquet tirent des photographies qui nous rappelleront cette courte mais intéressante escale.

Nous rentrons en ville. Chacun fait ses achats ; nos compagnons s’offrent des chapeaux de Panama, Henri prend du tabac et moi des bonbons anglais.

Nous apprenons mais hélas ! trop tard qu’à la Barbade on peut se faire servir une friture de poissons volants dans n’importe quel restaurant. Notre ignorance nous empêche de faire connaissance avec ce plat exotique.

Il est 10 heures lorsque nous quittons Bridgetown pour regagner le "Siglinde" et nous sommes exacts au rendez-vous donné par les officiers mais nous le regrettons presque. Nous aurions eu encore une heure à pouvoir passer à la Barbade. Jusqu’à la dernière minute, nous sommes entourés par les canots des nègres plongeurs, des marchands de fruits et de souvenirs. Ils n’ont pas la permission de monter à bord et, comme nous ne parlons pas anglais, il nous est à peu près impossible de traiter de loin avec eux. Toutefois, nous achetons du corail blanc à un nègre qui a six doigts à la main gauche.

Nous naviguons

Nous reprenons la mer. Nous ne sommes pas encore sortis de l’ombre protectrice de la Barbade que nous commençons à sauter. La mer est très agitée dans ces parages.

En mer, dimanche 24 Mai

Journée monotone, dans le gris, sur une mer folle. Quantité de poissons volants. Les heures sont bien lentes, nous les passons à regarder les lames qui se brisent sur l’avant du "Siglinde" et rejaillissent jusqu’à des hauteurs fantastiques.

En mer, lundi 25 Mai

Continuation du gros temps dû à l’alizé. Ce vent, dont le nom est si doux, nous malmène terriblement. Et il paraît que nous sentirons sa rude caresse pendant plusieurs jours. Le Commandant a mal à la tête et à l’estomac mais il soutient que ce n’est pas le mal de mer, même pas celui des marins. Pour dissiper ce malaise, il fait de la gymnastique suédoise t en donne des leçons à ses passagers.

En mer, mardi 26 Mai

Nous dansons toujours ; le ciel est sans lumière. Henri me dit que nous passons dans ce que les matelots français appellent le "Pot au noir". Nous essuyons plusieurs grains pendant lesquels la pluie tombe à torrents. Ce n’est pas amusant d’être en mer par les mauvais jours. Des bandes de poissons volants et de dauphins s’ébattent autour du navire, ils me donnent envie d’être un poisson.

Mercredi 27 Mai

La mer est toujours aussi agitée mais le ciel s’éclaire un peu. Nous avons passé une bien mauvaise nuit, cahotés en tous sens. Nous passons au milieu d’une colonie de méduses mauves (argonautes) qui flottent à fleur d’eau. Les distractions n’abondant pas depuis notre passage à la Barbade, nous apprécions la rencontre de des mollusques qui retiennent notre attention une partie de la matinée.

Jeudi 28 Mai

Ascension ! La mer s’est calmée et revêt sa belle robe bleue que nous sommes contents de revoir. De temps en temps, le ciel pleure mais ses averses sont courtes et vite oubliées dans le rayon de soleil qui suit.

Le "Siglinde", qui perdait chaque jour une centaine de kilomètres par le gros temps, a repris une marche à peu près normale et le Commandant espère nous débarquer à Rio le 6 juin. La vie à bord continue assez monotone, douce pourtant.

Nous nous habituons au manque de luxe et au confort réduit que nous offre notre cargo. Les officiers sont fort aimables, Paquet est le meilleur garçon de la Belgique, les autres ne sont pas trop désagréables ; nous ne frayons pas du tout avec eux. Enfin, les heures passent et, quand je peux avoir un ouvrage entre les mains, cela va bien. Aujourd’hui, je sens davantage le poids du temps.

La flânerie n’est pas dans mes goûts ; j’erre du pont à la salle à manger sans savoir que faire de ma tête et de mes doigts. Pas un livre autre que la grammaire espagnole et je ne me sens pas le courage de l’aborder.

Je rêve de la France, de mes deux chers petits abandonnés, de tous ceux qu’il sera si bon de revoir. Et je pense aussi à la caisse perdue à New York avec des alternatives d’espoir et de crainte. Que je voudrais être rassurée sur son sort ! Allons ! il faut de la patience, beaucoup de patience. Un proverbe dit : « Tout vient à point à qui sait attendre » - Sachons attendre !

Vendredi 29 Mai

Journée taillée sur l’uniforme modèle de toutes les autres avec, au matin, le bon bain de mer si frais et, au soir, la contemplation du ciel étoilé et de l’onde phosphorescente. Notre navire dessine un sillage laiteux dans lequel brillent des multitudes de points d’or qui ressemblent à des étoiles ou à d’énormes lucioles.

Samedi 30 Mai

A 8 heures du matin, nous passons la ligne équatoriale. Nos calculs nous ayant trompés, ce n’est qu’à 11 heures que Franz, le petit chat et moi recevons le baptême des mains d’Henri. En compagnie de Monsieur Paquet et du Suisse, nous buvons des cocktails pour fêter notre entrée dans l’hémisphère sud. Depuis hier le "Siglinde" a repris son allure de tortue qui, pour être lente, n’en est pas plus douce, au contraire !

Il faut avouer que le vent souffle ferme et que la mer s’est de nouveau soulevée après l’accalmie relative du jour de l’Ascension. Nous continuons aussi à recevoir, une dizaine de fois par jour, de grosses averses qui, malgré les tentes, transforment le pont en lac. On voit arriver ces grains de très loin ; ils dessinent sur la mer une grande tâche gris clair ; les Américains les appellent des "squales".

Le soleil est brûlant quand il daigne se montrer mais nous en sommes bien garantis et la vivacité de l’air nous empêche de souffrir de la chaleur. Je m’imaginais une autre température sous l’Equateur.

Dans l’après-midi, les vagues sont si hautes, si belles et si effrayantes à la fois, que nous les regardons comme un véritable spectacle. Quelquefois, j’étouffe un cri de saisissement et aussi, pourquoi ne l’avouerais-je pas, de peur en voyant ces montagnes et ces trous mouvants. Le Commandant, qui est auprès de nous, est lui-même en admiration mais, habitué à la mer, il en apprécie moins le relief que la couleur merveilleuse de l’eau, surtout la nuance intermédiaire entre celle du liquide et celle de l’écume.

A 5 heures, deuxième cocktail, offert par Monsieur Paquet. Nous montons chez le Commandant pour recevoir nos actes de baptême, beaux diplômes représentant Neptune sur un océan d’outremer. Les messieurs fument. Troisième cocktail.

Dîner aussi piteux que d’habitude.

Passage de l'Equateur

A 8 heures et demi, champagne. Les libations sont interrompues par l’arrivée de Neptune, le Roi des Eaux. Une chevelure et une barbe immenses, un diadème d’argent sur la tête et un trident à la main, suivi d’un seul de ses officiers, nous apparaît cette Majesté redoutable. Elle produit une grande impression sur Franz qui se cache dans ma jupe. Le Souverain aquatique adresse, en allemand, un petit discours au Commandant lui disant que nous lui sommes agréables et qu’il nous permet de passer son Equateur ; il annonce sa visite pour présider le lendemain la grande cérémonie du baptême. Après la disparition de Neptune, les agapes recommencent et se prolongent jusqu’à 11 heures et demie.

Dimanche 31 Mai

Les sons, assez peu fournis d’une flûte et d’un tambour, annoncent à 10 heures le retour de Neptune. Il est accompagné, cette fois, de toute sa Cour dans laquelle le Barbier, l’Astronome, le Docteur, l’Apothicaire se font remarquer par leurs costumes extravagants. Les pauvres matelots n’ont pas employé, pour leurs déguisements, des matières bien avantageuses ; ils ont des vêtements de grosse toile peinte avec des ornements de papier et ont fait une consommation effrayante de cordes pour les chevelures et les barbes.

Néanmoins, tout est combiné avec une originalité rustique qui ne jure pas, sur l’arrière pont, dans l’imposant décor que forme la mer immense. Et puis, nous voyons tout cela d’un peu haut, avec un recul qui fait gagner les choses et nous protège, en même temps, contre les avalanches d’eau qui tombent de tous côtés.

Neptune monte sur le trône jaune et rouge qui lui a été préparé dès le matin. Il débite une harangue à laquelle je ne comprends pas un mot mais qui doit être bien drôle  si j’en juge par les éclats de rire qui l’accueillent. Ensuite, ils appellent successivement, par leurs noms, tous ceux qui passent la ligne pour la première fois. Un à un, les pauvres patients sont mis sur la sellette. Ils passent d’abord entre les mains du docteur et de l’apothicaire qui leur font subir des auscultations et des massages avant de les livrer au barbier. Celui-ci les barbouille de colle et de couleur rouge, leur promène sur la tête un immense peigne, sur les joues un rasoir en carton argenté et finalement les pousse dans une grande cuve où ils prennent un bain complet. Quand ils en sortent, les autres matelots de la suite de Neptune s’en emparent et les introduisent dans un grand tuyau de toile où on les arrose continuellement jusqu’à ce qu’ils aient pu gagner, en rampant, l’orifice de la sortie, à l’autre extrémité du pont.

Ces brimades dépassent, il me semble, les limites des plaisanteries permises ; on fait réellement souffrir les gens et les pauvres diables qui y passent essaient cependant d’avoir bonne contenance pour ne pas soulever trop de huées. Le plus malmené est le pauvre "Torchonnet", mousse, garçon de cuisine, etc. … un gentil gamin de 15 ou 16 ans qui, dans l’ordinaire, est déjà le souffre douleur des matelots et des mécaniciens. Par contre, le plus respecté est le docteur du bord, un Américain Juif, pas sympathique, qui fait du spiritisme et que tout le monde déclare d’un esprit assez faible.

Les investigateurs de la fête allèrent le chercher dans sa cabine où il s’était caché mais n’osèrent cependant pas le condamner aux épreuves désagréables infligées à ses prédécesseurs dans la torture. Son organe nasal se faisant remarquer par sa belle prestance, le barbier fait mine de lui en couper un morceau avant de le baptiser avec un casque rempli d’eau. Le Commandant se tort pendant l’exécution du docteur et crie : « Vous voilà Catholique ! » au malheureux inondé.

Franz et moi échappons au baptême. Nous recevons seulement le jet d’une lance dirigé vers notre tribune et qui arrose, du même coup, le Commandant et les officiers.

Nous naviguons

A 11 heures, tout rentre dans le calme. A midi, nous apprenons que le "Siglinde", battant son record de lenteur n’a fait que cent soixante dix sept miles dans les vingt quatre heures.

La mer est très forte mais elle est bleue et, aujourd’hui, personne ne murmure contre elle. C’est comme une femme à qui on pardonne d’être un peu méchante pourvu qu’elle soit belle. A la nuit, tout le monde est à peu près gris à bord, le navire tangue comme un fou. Nous verrons, demain, s’il a bien gardé sa direction.

Lundi 1er Juin

Vers 11 heures, le "Siglinde" double le Cap Saint-Roch, pointe extrême orientale de l’Amérique du Sud. A partir de ce moment, nous longeons la côte brésilienne d’assez loin mais suffisamment près cependant pour voir, très nettement, des plages, des dunes de sable et, en arrière, d’immenses forêts. Mer très phosphorescente le soir, criblée de points d’or.

Mardi 2 Juin

A 4 heures du matin, nous sommes devant Pernambuco ; la côte s’enfonce ensuite et, quand nous montons sur le pont à 8 heures, elle est tout juste visible à l’horizon.

Maintenant, nous nous dirigeons au sud, les lames frappent le navire en travers et nous roulons d’une manière terrible. Journée de casse. Partout on entend des bruits sinistres et personne ne saura le nombre d’assiettes et de verres dont les débris ont été jetés à l’eau. Dans notre cabine, le vase de nuit se brise ; cela nous portera peut-être bonheur.

A midi, nous croisons un vapeur, première rencontre depuis La Barbade. Nous sommes dans des eaux fréquentées et cela me rassure un peu. La solitude de ces dix derniers jours commençait à m’impressionner. J’avais des terreurs enfantines, prenant en répulsion certains passagers, m’imaginant des malheurs de tous genres.

Cette nuit, ma pensée inquiète ne pouvait se détacher de Pierre et de Christiane. Ah ! je voudrais bien être au moins arrivée à Buenos Aires !

Mercredi 3 Juin

La mer est un peu calme, le ciel moins encombré de nuages. Henri retrouve avec ivresse la sensation d’être dans un lieu tropical. Rencontre de deux vapeurs.

Jeudi 4 Juin

Le beau temps s’accentue. En prévision de notre prochaine arrivée à Rio, nous fabriquons notre correspondance familiale. Nombreux navires à tribord et à bâbord : une douzaine à peu près dans la journée ; journée remarquée surtout par un énorme steamer, croisé à 7 heures du soir et tellement éclairé que, dans la nuit, il nous semble une ville mouvante.

Vendredi 5 Juin

Le "Siglinde" fait tout ce qu’il peut pour arriver à Rio demain à midi, il file à onze nœuds à l’heure et nous avons atteint, aujourd’hui, notre summum de vitesse depuis le départ de New York. Le temps favorise notre allure accélérée ; il fait réellement beau maintenant ; le terrible roulis est devenu un doux bercement. Il y a cependant à bord une personne qui est toujours en proie au mal de mer. En vingt et un jours, elle n’a pu s’habituer à cette existence flottante.

Nous commençons la préparation de nos malles, besogne bien ennuyeuse quand on manque d’espace. Cependant, je puis dire que je les boucle sans chagrin. Malgré l’amabilité des officiers, le "Siglinde" n’a pas été un lieu de délices ; il manque réellement de confort. Nous nous en sommes accommodés parce qu’il le fallait mais nous ne le regretterons pas. Toutefois, je ne sais point si Franz ne s’en souviendra pas longtemps avec plaisir. Gâté, choyé par tous, libre de circuler avec les officiers et les matelots, il s’est réellement amusé plus que sur la "Navarre" et cette navigation, moins luxueuse, moins pareille à une vie d’hôtel, est mieux faite pour frapper une jeune imagination de 5 ans.

Samedi 6 Juin

Il y a aujourd’hui vingt ans que j’ai fait ma Première Communion. Mon Dieu ! comme le temps passe ! Certes, j’ai vu bien des choses depuis le 6 juin 1888, j’ai connu des joies et des douleurs que je ne soupçonnais même pas. Et pourtant, il me semble que ce jour est encore tout proche et que je n’ai pas beaucoup changé. Cet anniversaire me trouve dans la contemplation d’une des merveilles du monde.

A 6 heures, quand nous descendons de nos étroites et dures couchettes, nous sommes déjà très près de la terre. Ce que nous voyons, c’est le Cap Frio à partir duquel nous suivons la côte. Le soleil se lève radieux, les brumes qui flottaient à la surface de l’eau montent se perdre dans le ciel et des montagnes féeriques enchantent nos regards. Il ne nous suffit pas de les contempler par le hublot ; nous achevons au plus vite nos derniers préparatifs et grimpons sur le pont où, malgré l’heure matinale, tous les autres passagers ne tardent pas à venir nous rejoindre.

Réellement, la côte est  merveilleuse avec ses gigantesques rochers déchiquetés qui plongent dans la mer. En arrière, il y a d’autres montagnes et puis encore d’autres et toujours et autant que les yeux peuvent en voir.

On m’avait annoncé un beau spectacle, celui-ci dépasse les promesses et mon attente. Près de moi, à l’avant, mon petit mari est au comble de ses vœux. Il revoit son cher Rio par une matinée splendide. Et cette fois, il n’est pas seul ! il peut me dire son admiration et il est heureux de me la voir partager. Je confesse, avec lui, qu’il est impossible de trouver quelque chose de plus grandiose et de plus enchanteur à la fois que l’entrée dans la rade. Il me semble rêver. Aussi, je ne puis décrire ce paysage ; un peintre lui-même serait impuissant à le bien rendre ; c’est trop étendu !

Chaque coin est beau et l’ensemble est saisissant !

De chaque côté du goulet s’entassent des montagnes aux formes étranges. Ici, c’est le colossal "Pain de Sucre", là c’est le " Corcovado" qui ressemble à un doigt dressé vers le ciel. Il y en a d’autres, dont je ne sais pas les noms, qui paraissent des forteresses, des animaux fantastiques, des géants pétrifiés ! Baignant les rocs abrupts, la mer, véritable lac d’azur, frissonne à peine sous le zéphyr tiède. Au fond, on aperçoit la ville très coquette avec ses maisons peintes, ses clochers, ses nombreux vallonnements. Et tout cela étincelle, rit dans le soleil entre la mer bleue et les forêts vertes.

A 11 heures 35 exactement, nous filons l’ancre ; le Commandant a tenu sa parole !

Malheureusement, les formalités de santé et de douane sont d’une lenteur désespérante. Nous sommes obligés de déjeuner à bord et il est 2 heures et demie quand nous disons adieu au "Siglinde". Le 1er Officier, pensant nous être très agréable, obtient pour nous trois l’autorisation de gagner terre sur la "lanche" à vapeur de la douane. Nous nous y trouvons en compagnie d’un Espagnol qui a tenté de passer des chapeaux de Panama et nous avons l’air de fraudeurs vis à vis de tous les gens du port qui savent que ce bateau n’a pas le droit de transporter d’autres gens. Je ne suis pas fière des places de choix qui nous ont été octroyées. Toutefois, en croisant dans la rade, les minuscules petites barques dans lesquelles voguent nos compagnons, nous éprouvons une sensation de sécurité qui a bien son charme et qu’on peut payer d’un petit ennui.

Rio de Janeiro

Nous avons rendez-vous avec Monsieur Paquet sur le quai. Mais, débarqués en deux endroits différents et passablement éloignés l’un de l’autre, nous ne pouvons nous rejoindre. Quelques démarches aux bureaux de la "Hamburg American Line" et de la "Royal Mail" anglaise pour obtenir un changement de billets occupent notre après-midi.

Le soleil descend. Bientôt, les stégomyias redoutables vont se mettre en branle et chercheront de préférence les nouveaux débarqués pour leur inoculer la fièvre jaune. Au fond, il n’y a pas grand chose à craindre ; Rio est bien plus sain depuis quelques années et puis la saison est aussi favorable que possible. Par excès de prudence et aussi parce que cela nous tente, nous décidons d’aller à Tijuca. Un gamin porte notre valise à la station et nous voilà roulant d’abord à travers la ville et ses faubourgs. Le tramway suit le canal qui coule entre une quadruple rangée de beaux palmiers royaux. A l’état isolé, je n’aime pas cet arbre, il est trop droit, trop régulier ; sa taille est trop élevée pour le panache qui termine sa tige et qui semble grêle ; on dirait un plumeau qui époussette le ciel. Mais une avenue ou un bouquet de palmiers a, au contraire, quelque chose de grandiose, d’architectural. Les troncs sont lisses comme des colonnes de marbre gris clair et s’élèvent à des hauteurs que n’oserait pas atteindre un travail humain.

Les maisons s’espacent, s’entourent de jardins étranges qui, à nos yeux européens, paraissent des coins de serres chaudes. Mais la nuit s’épaissit, nous ne distinguons plus bien les détails, nous nous rendons compte seulement de l’éloignement de la ville et du voisinage de la forêt.

A droite et à gauche de la voie, il y a encore des habitations mais derrière elles une colline toute sombre se dresse à si peu de distance que les maisons y semblent presque appuyées ; la vallée est très étroite.

Nous changeons de véhicule et il nous arrive encore « un accident de bagages » comme dit Franz. Le conducteur qui s’était chargé de notre valise nous en remet une autre à la place. Le tramway électrique est déjà loin du téléphone et, au bout d’une heure seulement, après bien des anxiétés, nous rentrons en possession de notre colis égaré. Il est 7 heures et demie lorsque nous arrivons à l’hôtel "Tijuca" où nous avons décidé d’aller nous abriter pendant cette courte escale.

Henri reconnaît les choses avec plaisir ; depuis quatre ans, cette paisible demeure n’a guère changé, le progrès l’a respectée. Il est lui-même reconnu par le gérant et par un des garçons. On nous donne une chambre immense dont les fenêtres ouvrent sur une colline boisée. Nous serons bien là ; nous nous sentons heureux ; ce soir, ma nostalgie de la France me tourmente moins.

Après le dîner, une petite promenade sur la route jusqu’à la maison Bailly Lorreiro où Henri est venu si souvent autrefois et qui, maintenant, semble inhabitée. La nuit est merveilleuse ; les grillons chantent comme des fous ; l’air a des parfums inconnus et, entre les grandes palmes, les étoiles brillent si claires et si douces.

Dimanche 7 Juin

Pentecôte ! C’est bien la fête de la lumière et du feu aujourd’hui quoique nous soyons en hiver. Cette saison à Rio a le même rayonnement que nos beaux étés.

Je me réveille un peu honteuse d’avoir eu peur pendant la nuit. Entendant un sifflement régulier dans notre chambre, je me suis imaginé que nous cohabitions avec un serpent. Malgré les paroles rassurantes d’Henri, j’ai tenu à faire une chasse en règle… bien inutilement d’ailleurs ! Aussi, ce matin, mon petit mari se moque de moi et de mes terreurs. Il paraît que ce qui m’a tant émotionnée est tout simplement le cri d’inoffensives chauves-souris.

A 9 heures, nous allons à la messe. Réunion très élégante ; les belles Brésiliennes étalent des toilettes claires, légères, des mousselines et des dentelles. Elles sont nu-tête, coiffées comme pour un bal, poudrées, étincelantes de bijoux et elles jouent de l’éventail aussi naturellement que si elles disaient leur chapelet. Le jeune abbé qui dit la messe prêche avec des gestes de conférencier à la mode ; on ne se croirait pas à l’église. Nous sommes surpris aussi par les enfants de chœur : trois messieurs d’un certain âge, assez bizarrement accoutrés ; une redingote de toile écrue, sans manches leur descend jusqu’aux genoux ; par-dessus, ils ont un petit camail d’un bleu éclatant. Le principal de ces servants ressemble étonnamment à Monsieur Dumaine, c’est le même visage et surtout la même silhouette longue et maigre.

Nous rentrons à l’hôtel et, avant le déjeuner, nous nous contentons de circuler aux alentours immédiats. En somme, nous restons dans le jardin qui, bordé en façade, se trouve sans limite en profondeur : il se perd dans la forêt. A trois minutes de l’habitation, on trouve des taillis où certainement personne n’a jamais pénétré. Le sentier que nous suivons mène à une source ; il a peut-être un kilomètre de longueur. Ensuite, toute trace de passage disparaît et, si on voulait poursuive, il faudrait se tailler une "picade" à coups de "facon" ou remonter le torrent sur les grosses pierres dont son lit est encombré.

Pour la première fois, je me trouve en pleine nature tropicale ; ce que j’ai vu jusqu’à présent n’est rien auprès de ce qui m’entoure, presque à m’étouffer. Nous ne pouvons marcher qu’un par un ; il nous faut écarter des branches pour passer sur l’étroite chaussée qui se trouve serrée entre un remblai et un ravin. D’un côté comme de l’autre, c’est un fouillis indescriptible, un luxe inouï de verdure ; il y a des bambous gigantesques enchevêtrés, des fougères arborescentes, des fleurs merveilleuses. Et tout, depuis les mousses qui couvrent la terre jusqu’aux cimes des arbres, tout a la même apparence de vie forte et exubérante. Une humidité chaude sort des fourrés impénétrables, on entend le gazouillis de l’eau partout.

Des masses de papillons voltigent dans le réseau des branches ; ils sont splendides et, quand ils sortent de la forêt sombre pour traverser un rayon lumineux, on dirait des pierreries suspendues dans l’air. Il y en a d’énormes et d’autres minuscules, les uns bariolés d’une multitude de couleurs, les autres d’une teinte presque uniforme. Nous en remarquons surtout un grand, vert émeraude et noir, tel que nous n’en avions jamais vu, même dans les collections. Sans doute, en une heure, nous en rencontrons plus de trente espèces et nous regrettons de ne pouvoir nous emparer de quelques-uns de ces joyaux ailés. Un bourdonnement particulier nous fait lever les yeux : un oiseau, gros comme une abeille, butine sur des abutillons sauvages.

Nous cueillons quelques brins de mousse, quelques feuilles en souvenir de cette promenade enchanteresse et nous rentrons déjeuner.

L’air de la forêt nous a donné bon appétit mais nous ne nous éternisons pas à table, nous avons hâte de retrouver les sensations du matin.

Cette fois-ci, nous allons les chercher à Alto da Boa Vista. Un tramway électrique nous monte sur la hauteur et nous offre, de temps en temps, des vues merveilleuses de la ville, de la rade, des montagnes environnantes.

Parvenus au point terminus de la voie, nous nous enfonçons dans les bois par une belle route taillée en pleine forêt. Nous retrouvons notre extase de la matinée, mon rêve est dépassé… : les bananiers, les palmiers, les caoutchoucs, les arbres inconnus se pressent, s’étouffent, sont enlacés les uns aux autres par des lianes gigantesques qui s’enroulent aux branches avec des mouvements de reptiles.

Nous atteignons la cascade de la "Tijuca" ; l’eau blanche qui tombe de très haut produit un effet saisissant sur la verdure très sombre. Après avoir vu cela, il n’y a plus qu’à fermer les yeux et à s’en aller si la vie nous entraîne autre part. On ne peut pas demander à la nature de spectacle plus merveilleux. Pourtant, nous poursuivons notre course errante. A chaque tournant, ce sont des surprises, des lianes plus étranges, des fleurs nouvelles, un papillon différent.

Et ce n’est qu’à 5 heures que nous redescendons à Tijuca. Henri me mène devant les maisons habitées, il y a quatre ans, par des gens qu’il connaissait. Il retrouve les demeures mais les habitants se sont envolés. Où sont-ils ? Mystère que nous ne pouvons pénétrer. Que nous importe d’ailleurs ! Nous sommes ensemble ; entre nous, ces années n’ont amené aucun changement ; les autres n’étaient, pour Henri, que de vagues connaissances et pour moi des inconnus.

Pourtant, un petit sentiment de tristesse nous étreint quand Henri dit : « C’était bien là mais il n’y est plus », en quittant la maison de l’Abbé Miller.

La nuit, en tombant, nous trouve dans le jardin de l’hôtel, sous les bambous, auprès d’une vasque de pierres verdies. L’eau dort, les papillons sont couchés, le soleil a disparu, nous sommes un peu las. Les chauves-souris voltigent autour de nous et, quand les bambous s’entrechoquent, nous sursautons nous avons presque peur. La douce forêt du matin devient farouche ; on entend au loin les cris d’une bande de singes. Et puis, les moustiques nous attaquent et nous nous réfugions dans notre chambre en attendant le dîner. Courte flânerie au clair de lune.

Lundi 8 Juin

De bonne heure, nous nous embarquons dans le petit tramway à mules d’autrefois qui existe encore et qui va presque aussi vite que le tramway électrique. Il suit une route beaucoup plus directe. Nous traversons plusieurs quartiers de Rio, ce qui me montre la ville. Les maisons, généralement basses et peintes, ont une architecture chargées, ornementée, on dirait de petits théâtres. Nous rencontrons un enterrement ; le corbillard tout doré me surprend et me choque, moins cependant que le char rouge aperçu à La Havane.

La population n’a pas l’originalité de la foule du Mexique. Toutes les nuances entre le noir cirage et le blanc pur se rencontrent ici mais les costumes n’ont aucun cachet particulier, ils empruntent les modes européennes dans ce qu’elles ont de moins bien.

Henri me signale au passage divers monuments, statues, places, jardins publics. Il me fait remarquer qu’ici tout le monde va à ses affaires avec un petit sac de voyage à la main.

A 9 heures, nous rencontrons Monsieur Rau dans l’Avenida Centrale. Il paraît absolument interloqué en apercevant Henri et, croyant se tromper, il allait passer sans nous aborder. Il nous accompagne chez Marc Ferez où nous achetons des cartes postales et faisons changer les plaques de notre appareil photographique. De là, nous retournons voir si nos billets sont prêts. Démarche inutile ! Les gens ne se pressent pas ici !

Nous avions l’intention de monter au "Corcovado" mais nous errons, nous ne trouvons pas la station et nous devons renoncer à ce projet. Pour employer notre temps, nous montons au-dessus de Santa Térésa, à l’hôtel International où, justement, nos compagnons du "Siglinde" ont élu domicile et où nous retrouvons Monsieur Paquet. Avant de déjeuner, promenade en forêt ; ensuite, flânerie sur la terrasse devant un magnifique panorama.

A 3 heures et demie, nous repartons et redescendons en ville où nous sommes retenus jusqu’à 6 heures. Nous visitons le centre de Rio, les quais, les rues célèbres qui, malgré la construction de belles avenues, sont restées le lieu de rendez-vous des élégants. Ce sont de vilaines petites ruelles où la foule est aussi dense que sur nos boulevards parisiens au jour de mi-carême. A noter : la rua Ouvidor.

Après le dîner, nous écrivons plus de vingt cartes postales avant de nous coucher.

Mardi 9 Juin

Adieux à Tijuca ! Pendant qu’Henri rend visite au Consul de France et à Monsieur Rau, je me promène avec Franz au hasard. Mon mari est exact au rendez-vous que nous nous sommes donnés ; il y arrive avec Monsieur Rau qui nous fait aussitôt monter dans une automobile et  nous fait faire une magnifique promenade au bord de la mer. Retour par Bota Foga, le quartier super chic.

Déjeuner au restaurant. Malgré nous, Monsieur Rau commande et paie. Monsieur de La Bordère (le consul) vient prendre le café et m’apporte un joli bouquet de violettes. C’est un monsieur très froid, très pontife qui, parait-il, est excessivement bouillant au fond mais qu’on croirait en bois jaune. Il me produit une impression réfrigérante ; je n’en veux pas dire le moindre mal car Henri, qui le connaît, l’aime beaucoup et l’apprécie comme Consul.

Nous retrouvons Paquet, le grand Américain, "Bouche en Cœur" et son frère et nous prenons, avec eux, une "lanche" à vapeur qui nous conduit d’abord au "Siglinde", puis au "Danube". Nous reconnaissons nos bagages, prenons possession d’une cabine et montons sur le pont pour voir la sortie de la rade. Le jour est sombre, les montagnes sont voilées de brume, tout est infiniment moins beau que le 6 juin.

Le dîner nous dédommage des maigres menus du "Siglinde". Monsieur Paquet est rayonnant d’avoir retrouvé la vie luxueuse de paquebot qu’il aime tant. Nous aussi, nous apprécions ce confort et, pourtant, j’envoie un petit regret au navire qui nous a promenés pendant vingt deux jours.

Nous naviguons

Mercredi 10 Juin

En mer de nouveau. Halte à 3 heures à Santos ! Le "Danube" arrive à quai, ce qui nous permet de descendre très facilement. Nous visitons la ville sous une petite pluie fine, désagréable ; les rues sont des rivières de boue dans lesquelles nous pataugeons. Aussi, Santos nous semble une ville plutôt triste. Toute sa vie est concentrée dans le port où il y a un très grand mouvement à cause de l’exportation du café. Les rues sont mortes, l’herbe pousse entre les pavés, les maisons n’ont aucune coquetterie. Il est vrai que, si ce coquin de soleil éclairait Santos, nous en emporterions sans doute un souvenir moins terne.

Remontés sur le "Danube", nous assistons au chargement d’une cargaison de bananes. Trois bachots pleins se déchargent dans notre cale ; ce qu’on perd de fruits est chose insensée, on en jette des tas à la mer.

Jeudi 11 Juin

Après une matinée splendide, le brouillard s’élève tout d’un coup à 1 heure. Nous sommes dans une buée blanche très épaisse ; la sirène mugit de minute en minute et le "Danube" glisse doucement, doucement comme s’il allait s’arrêter. Heureusement, ce n’est qu’un nuage à fleur de mer ; une heure nous suffit pour le traverser et, de l’autre côté, nous retrouvons l’azur du ciel et de la mer. Mais il commence à faire froid et nous prévoyons, en tremblant, que l’hiver de Buenos Aires ne ressemblera         pas à celui de Rio !

A part l’incident du brouillard, rien à noter ; journée calme, coupée par quatre repas ; on est à l’engrais sur ce bateau là ! En prenant à son bord les passagers du "Siglinde", il doit s’imaginer avoir recueilli les naufragés de "La Méduse"

Vendredi 12 Juin.

A 4 heures et demie, nouveau brouillard. Nous sommes réveillés par la sirène et assistons à l’inondation de notre cabine au moment du lavage du pont. L’eau entre par le hublot mal fermé mais nous n’avons pas d’instrument pour le visser à bloc et nous devons nous contenter de regarder philosophiquement la chose en protégeant autant que possible nos vêtements et nos malles de cabine.

Il fait encore un peu plus froid qu’hier. Nous cherchons vainement des baleines. Le Suisse nous affirme qu’une "Madame Italienne" de 2ème classe en a aperçu une ce matin. On potine un peu sur les camarades ; le "Danube" est assez mal habité ; l’élément féminin laisse fort à désirer…

Samedi 13 Juin

Escale à Montevideo de 9 heures et demie à midi et demi. Nous restons en rade, loin des quais et nous nous contentons de regarder la ville depuis le pont du "Danube". Le temps est gris, la halte est courte, nous nous sentons paresseux. Et puis nous pensons que nous aurons probablement l’occasion de revoir Montevideo plus à loisir.

Notre ville flottante fait des approvisionnements ; on hisse à bord des quantités de poissons, de légumes, de viandes, de fruits. Nous nous amusons aussi à regarder les pauvres diables de 3ème classe qui profitent de l’arrêt pour se faire raser par l’un d’eux. Ils n’ont pas du subir cette opération depuis leur départ d’Espagne, aussi sortent-ils transformés des mains du barbier improvisé ; on dirait presque des gentlemen.

Montevideo disparaît ; nous remontons le Rio de la Plata, fleuve si large qu’on n’en soupçonne pas les rives. On se croirait en pleine mer si l’eau n’était pas si calme, si jaune, si limoneuse et si le courant n’était pas si fort. Des troncs d’arbres, des branches encore feuillues flottent autour de nous. Le passage doit être mauvais ou tout au moins difficile ; on ne voit que des bouées et des phares.

A 7 heures 10, nous sommes de nouveau pris dans le brouillard et c’est sérieux cette fois ; le "Danube" s’arrête complètement, jette l’ancre et, de minute en minute, la grosse cloche sonne pour annoncer aux autres navires, s’il y en a dans les parages, que nous sommes là, immobiles…

Dimanche 14 Juin

Après toute une nuit de panne, le "Danube" se risque à faire quelques milles entre 9 et 10 heures du matin pendant une éclaircie. Obligé à un nouvel arrêt, il ne reprend sa marche qu’à 3 heures. A ce moment, tout d’un coup, le brouillard se dissipe et nous nous voyons entourés de quinze navires, tous à l’ancre comme nous. Il y a là notamment un remorqueur de la "Royal Navy", envoyé à notre rencontre, qui nous amène un pilote de renfort.

Maintenant, on nous assure du débarquement pour le soir ; nous sommes très près du port. Au fond, vu l’heure déjà tardive, je préfèrerais passer la nuit à bord du "Danube" ; arriver dans l’obscurité à Buenos Aires ne me séduit pas du tout. Cependant, je suis heureuse d’être sortie de cet affreux brouillard si impressionnant qui nous a retenus prisonniers pendant vingt heures.

Maintenant qu’il a disparu, je me souviens avec plaisir d’un spectacle saisissant : la rencontre d’un grand voilier qui a croisé notre route à quelques mètres seulement de notre arrière. Quand nous l’avons vu sortir du brouillard, glissant avec lenteur sur l’océan grisâtre, il nous a produit à tous un effet bizarre. On aurait dit un fantôme. En s’approchant, il a perdu un peu de son aspect fantastique ; les hommes qui le montaient étaient bien en chair et en os comme nous ; ils nous saluèrent en passant et la voix lugubre qui sortait de ses flancs était produite par un instrument qu’un matelot maniait à la manière d’un orgue de barbarie.

A 5 heures, nous entrons au port. Il fait nuit et une grande sensation de tristesse m’étreint le cœur. Nous qui ne sommes attendus par personne, nous assistons à la joie des gens qui se retrouvent. Même avant de poser le pied dans Buenos Aires, j’ai hâte d’en sortir. Que ne puis-je, au moins, rester sur le "Danube" qui repartira dans quelques jours pour l’Europe !