IV - Organisation à l’extérieur de l’abbaye -
Avec les dons fait au début par les Seigneurs et autres gens du peuple aux différentes abbayes, celles-ci se trouvèrent bien souvent trop éloignées de leurs nombreuses terres pour que les moines puissent les cultiver et les entretenir, aussi en laissèrent-ils le soin à leurs frères convers. Ils les répartirent en plusieurs groupes ayant pour centre un établissement important appelé "Grange", et y envoyèrent des convers sous la conduite d'un Maître.
Chez les Cisterciens, ces "Granges" acquéraient une importance toute particulière, en ce qu'elles représentaient des espèces de prieurés-fermes, où résidaient les frères convers qui cultivaient les terres.
Les "Granges" possédaient chapelle, dortoir, réfectoire, chauffoir et les bâtiments nécessaires à l'exploitation. Le tout était spacieux, très régulier et souvent même construit avec cet air monumental, que les communautés religieuses d'alors savaient donner à tous les édifices élevés par elles, quelque modeste qu'en fût la destination. A leur aspect extérieur, on les aurait prises pour autant d'abbayes, et, à l'intérieur, rien ne les en distinguait, si ce n'est la vue des instruments de labour et des chevaux attelés.
Chez les Cisterciens, elles n’étaient cependant pas des prieurés proprement dits, comme ceux des Bénédictins, où les moines habitaient à poste fixe et remplissaient en communauté tous les devoirs de la vie monastique. Dans les chapelles des "Granges", on ne célébrait pas la messe le dimanche, et les frères convers, pour l'entendre, étaient obligés de revenir à l'abbaye tous les samedis soir et les veilles de fêtes chômées. De même c'était dans le cimetière du monastère que devaient être enterrés les frères habitant ces "Granges".
On comprend dès lors que, pour rendre possible à ces frères convers l'accomplissement de leurs devoirs religieux, il ne fallait pas construire ces établissements à une trop grande distance de l'abbaye : un règlement établi en 1152 défendit de bâtir une "Grange" à plus d'une journée de marche et un statut postérieur décida que le Chapitre Général rendrait une ordonnance spéciale pour chaque cas particulier. La distance des "Granges" entre elles était aussi fixée : elle devait être d'au moins deux lieues afin d’éviter la multiplication dispendieuse de ces établissements et les rivalités que des questions de pâture auraient pu créer entre les frères de deux "Granges" trop rapprochées.
Froidmont possédait, dès 1164, sept établissements de ce genre, confirmés par une bulle du pape Alexandre III et situés à :
Dans chacune, comme pour toute "Grange", il y avait : une chapelle, un réfectoire, un dortoir, un chauffoir, dans lesquels on observait toujours rigoureusement le silence. En outre, une salle capitulaire où le Maître des convers, à certains jours fixés, venait de l'abbaye faire une instruction, tenir le chapitre des coulpes et entendre les confessions. Il y avait de plus un dortoir et un réfectoire particuliers pour les religieux, car bien que ces derniers n'allassent jamais aux "Granges" que pour la moisson et la récolte des fruits, et qu'ils ne dussent y coucher que dans le cas de nécessité, ils y faisaient cependant la méridienne après le repas.
Le régime des "Granges" était, sous certains points, moins sévère que celui de l'abbaye et offrait moins d'austérités, en compensation des pénibles travaux auxquels les frères étaient assujettis. Ainsi le sommeil était prolongé ; on n'observait que les grands jeûnes de l'Avent, du Carême et des vendredis, de la mi-septembre au mercredi des Cendres, et on pouvait déjeuner tous les autres jours. Ce déjeuner consistait en une livre de pain ordinaire à laquelle on ajoutait, si cela était nécessaire, du pain plus grossier. Au début l'eau pure était la boisson servit à tous les repas mais, dès la fin du XIIe siècle, l'usage du vin y fut introduit. L'ordinaire était le même qu'au monastère, et les pitances extraordinaires étaient permises mais sans excès.
Pour la bonne marche, chaque "Grange" avait deux dignitaires :
L'hospitalité s'exerçait là comme au monastère : voyageurs et pèlerins, cavaliers et piétons, tous étaient sûrs d'y trouver en tout temps un abri, du pain et un lit pour la nuit.
Certes, ce n'était pas un petit avantage, à une époque où les voies et les moyens de transport étaient si difficiles, et où l'on ne trouvait d'auberge que dans les villes. Le pauvre artisan, réduit à voyager pour chercher un travail qui semblait fuir à mesure qu'il le poursuivait, pouvait alors, grâce à ces moines, si décriés de nos jours, faire son tour de France sans dépenser un sou. D'étape en étape, d'un monastère à une grange, d'une grange à un autre monastère, il faisait son chemin, trouvant toujours à point nommé une table dressée pour prendre son repas, un bon lit pour reposer ses membres fatigués, une main amie et bienfaisante, mais jamais salariée pour presser la sienne et réparer ses brèches faites à sa maigre escarcelle et à son petit trousseau. Pour toute reconnaissance, un « Dieu vous le rende » suffisait, et l'hôtelier satisfait répondait: « Deo gratias ».
Les emplois plus directement en rapport avec l'exploitation agricole étaient partagés entre les frères. Ces derniers marchaient toujours deux à deux, sous une surveillance mutuelle :
On conçoit facilement qu'avec un système d'exploitation ainsi organisé, où tous les efforts réunis sous une même impulsion et dirigés par des hommes intelligents, convergeaient à un même but. Ces bons Cisterciens avaient déjà compris que l'engrais est le premier élément d'une bonne culture, et ils élevaient de nombreux troupeaux pour se procurer cette fumure si nécessaire.
Un état général des possessions de Froidmont, de l'an 1224, nous apprend que ce monastère possédait alors réparties dans ses granges :
Un autre état, de l'an 1256, portait que ce même monastère avait :
Et un compte de 1230, nous montre ces religieux de Froidmont vendant 7000 toisons de brebis.
Ils possédaient ainsi de nombreux droits de pâturage et d'usage dans les bois, et de nombreux marais et friches. Toutes les chartes de donation en sont remplies et montrent l'importance que ces moines leur attachaient. C'était une des sources de leur prospérité.
Leurs terres bien fumées et mieux cultivées que toutes celles des seigneurs, leurs voisins, rapportaient aussi bien davantage, et d'autant plus encore qu'elles étaient moins grevées de charges. Elles étaient libres de toute dime et ils mettaient tout leur soin à se les faire affranchir de cette redevance, comme de toutes les autres qui surchargeaient les propriétés territoriales. Protégés, comme ils l'étaient, par ce régime d'exception, et secondés par leur mode d'organisation, les monastères ne pouvaient obtenir en agriculture que des résultats bien supérieurs à ceux des séculiers, qui n'avaient ni les mêmes avantages ni les mêmes ressources.
Et pour subvenir à toutes ces occupations, Froidmont dut donc avoir un très nombreux personnel, on y dénombra ainsi, au XIII siècle, jusqu'à cent cinquante religieux parmi lesquels on comptait au moins cent frères convers. Il n'en fallait pas moins non plus, et l'on fut encore obligé d'avoir recours à des serviteurs, à des mercenaires, pour ne rien laisser en souffrance. Un état dressé en 1224 accuse que deux cent vingt-sept domestiques suppléaient à l'insuffisance des convers. A partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, la proportion fut encore plus grande, en raison de la diminution des convers, et l'on dût même changer le mode d'exploitation agricole. On retira successivement les frères devenus trop peu nombreux de chacune des granges, et des fermiers séculiers les remplacèrent. La décadence commençait.
Tout semble donc bien pensé quant à l'administration intra et extra muros de cette abbaye comme il en était d'ailleurs dans la plupart de ces lieux monastiques soumis, selon leur Ordre, aux mêmes règles.
Voyons maintenant comment s'organisait journellement et dans le temps