Ce soir je suis allé rêver dans les grands bois.
Les oiseaux l’emplissaient de leur gaîté bruyante
Couronné de muguets comme aux jours d’autrefois
Le Printemps y menait sa fête verdoyante

Et je me suis laissé tomber à deux genoux
Dans la mousse, parmi les boutons près d’éclore
Quand nous sommes en deuil, pourquoi fleurissez-vous ?
O muguets ! Rossignols, pourquoi chantez encore ?

Le pays a perdu sa joie et sa fierté
Les Teutons ont saigné la France aux quatre veines
Et le peu de sans qui nous était resté
Nos pauvres mains l’ont fait ruisseler par les plaines.

Libres oiseaux, chantez pour les peuples heureux.
L’allégresse n’a plus de place en notre histoire
Notre orgueil est à terre ! O chênes vigoureux
Verdissez pour les fronts des peuples plein de gloire.

Avec votre gaîté pourquoi leurrer nos cœurs ?
Comme les histrions sous leur faux diadème
Grimaçant un sourire qui farde nos laideurs
Nous nous mentis trop longtemps à nous-mêmes

Arbres à qui le vent livra plus d’un assaut
Limpidité des eaux qu’aucun limon n’altère
Simplicité des fleurs, apprenez-nous plutôt
Le secret d’être digne et l’art d’être sincère !

Mais surtout, ô forêt ! toi dont les jeunes voix
Célèbrent du printemps la féconde victoire
Apprends-nous, ombre aimante et profonde des bois
Comment il faut aimer et comment il faut croire.

La foi des anciens jours sous nos rires amers
Se fond comme une perle au mordant des aciers
Et nous demeurons seuils parmi nos chants déserts
Sans amour et sans Dieu, le cœur et les mains vides.

Nous avons tout raillé, le juste et l’idéal,
La vieillesse qui pleure et l’enfance qui joue.
Nos idoles avaient à peine un piédestal
Que nous les renversions nous-mêmes dans la boue.

Un soir, comme Samson au pied de Dalila
Nous nous sommes gaîment endormais sur nos tâches
Et quand on a crié : « Les Philistins sont là ! »
Nos bras étaient sans force et nos cœurs étaient lâches

J’ai prosterné mon front dans l’herbe du ravin
Et j’ai dit : « Toi qui fais vibrer dans la ramure
 « Je ne sais quoi de tendre et presque de divin
 « Toi par qui la fleur s’ouvre et la braise murmure

« Puissance qu’un grand voile enveloppe à jamais
 « Source mystérieuse où l’univers vient boire,
 « Souffle éternel qui va des vallons aux sommets
 « Et des cieux à la mer, Dieu caché fais-nous croire

Donnes-nous pour tenter notre suprême effort
Un peu de la candeur de cette vieille veuve
Qui chemine là-bas, sous son faix de bois mort
Et que son chapelet console dans l’épreuve.

Nous avons perdu tout du soir au lendemain
Nos provinces, notre or et le sang de nos hommes,
Rends-nous la foi, mets-nous cette lampe à la main
Pour sortir des marais ténébreux où nous sommes

Comme ces chevaliers qui cherchaient le St Graal
Hors des sentiers battus que l’univers assiège
Pousse-nous vers la cime ardue où l’idéal
Epanouit sa fleur d’azur parmi la neige.

O fier enthousiasme ! essor des nobles cœurs,
Léger, comme au matin, l’alouette sonore
Nous rapporteras-tu jamais sur les hauteurs
Ta chansons du réveil l’entendrons-nous encore.

Tandis que je rêvais sous les arbres touffus,
Le couchant s’éteignait, l’ombre tombait plus ample,
Les hêtres y noyaient la pâleur de leurs fûts
Et la grande forêt paraissait comme un temple.

Tout dormait, le grillon dans l’herbe et le linot
Sous la feuille… Un soupir traversa le silence,
Un étrange soupir, triste comme un sanglot
Et doux comme un espoir jaillit de l’ombre immense.

Je quittais la forêt, pris d’un pieux frisson,
Et de même qu’on voit d$surgir de blanches voiles
Sur la mer lointaine, je vis à l’horizon
Monter dans le ciel pur les premières étoiles.

André Theuriet (Mai 1871)