Rio - Paris

4 heures. Monsieur Goatalem a eu l’amabilité de mettre à notre disposition la "lanche" des "Chargeurs Réunis". Elle s’éloigne du quai en nous emportant ainsi que Rau et un de ses amis qui ont tenu à nous accompagner à bord.

Nous grimpons sur l’"Atlantique" qui nous apparaît sous une couche de charbon, c’est à dire : sous un jour peu avantageux. Grâce à Rau qui met ses amis largement à contribution, nous sommes logés comme des Altesses. Nous avons deux grandes cabines communicantes : l’une à trois couchettes, l’autre à deux, ce qui nous donne la place de cinq personnes alors que nous ne payons que pour deux un quart.

Nous nous installons. Dîner de Franz à 6 heures un quart, le nôtre à 7 heures. Le maître d’hôtel nous annonce que le Commandant nous a fait réserver deux places à sa table. Je préside en face du Commandant Troadec, Henri est à côté du docteur qui a une physionomie de vieux loup de mer.

9 heures. L’ancre est remontée, l’"Atlantique" marche. L’exposition étincelante défile devant nous ; le "Pain de Sucre" fait un trou d’encre dans la nuit déjà très noire. Nous ne sommes pas encore sortis de la baie que le roulis et le tangage commencent à nous "casseroler". Par bonheur, nous leur faisons vaillamment face.

Jeudi 20 Août

En mer ! Le temps est clair mais l’air est frais et la houle assez forte. La flânerie de bord commence. Nous avons loué des chaises de pont et il me faut faire un réel effort pour m’arracher de la mienne. D’ailleurs ma tête est vide… vide, je ne pense à tien et ne vois rien que le cercle d’azur au milieu duquel nous trépidons et nous nous balançons. C’est une douce journée un peu terne qui me rappelle celles de "la Navarre" par le beau temps. Nos têtes et nos cœurs sont sains, nous nous laissons vivre dans le grand confort que nous offre l’"Atlantique". On commence à voir quelques poissons volants isolés. Le Commandant nous promet… presque des baleines pour demain ou après.

Vendredi 21 Août

Le calme s’accentue ; l’azur du ciel et de la mer se foncent ; l’air est moins vif et plus chaud ; on voit des costumes blancs ; les matelots tendent des toiles sur le pont pour garantir les passagers des rayons de plus en plus ardents du soleil. L’"Atlantique" a bien marché ; le retard de six heures qu’il avait au départ de Rio est regagné, nous arriverons dans la nuit à Bahia.

Peu à peu, nous distinguons des physionomies dans nos compagnons de route, les types les plus marquants commencent à sortir de la foule compacte avec laquelle nous partageons cette demeure flottante. Nous sommes environ soixante quinze en "premières". Peu de passagers vraiment chics. La plupart semble de bons petits bourgeois tranquilles qui ne jurent pas trop dans le cadre simple de l’"Atlantique" mais qui auraient bien piteuse mine sur les paquebots plus sélects et plus luxueux de la "Royal Mail".

Nous voudrions ne pouvoir causer à personne ; c’est impossible. On vient nous parler et, comme nous sommes des animaux sociables, nous répondons. Notre table réunit à peu près ce qu’il y a de mieux ; les repas sont très animés, trop car nous restons un temps infini à table. Sur le pont, Monsieur Guignard et un jeune homme qui nous ont été présentés par Rau se promènent avec nous. Comme tous les peintres, Monsieur Guignard aime causer de son art, il y rapporte tout. Néanmoins ses impressions sur le Brésil me semblent intéressantes car… ce sont les miennes avec quelques nuances.

L’autre jeune homme a été élevé dans une "fayenda" au milieu des forêts, il a beaucoup circulé dans l’intérieur du Brésil ; sa conversation nous amuse comme un conte fantastique. Nous ne pouvons contrôler l’exactitude de ses récits ; autrefois, je n’en aurais pas cru le quart ; maintenant que j’ai vu l’étrange forêt, épouvantablement belle forêt tropicale, je ne m’étonne plus de rien. Mais j’ai le frisson quand je l’entends évoquer une promenade nocturne le long d’un marécage où une troupe de deux cents serpents pythons prend ses ébats en faisant un bruit horrible.

Impossible de noter les détails qu’il nous donne sur les mœurs des habitants, sur les différentes chasses, sur la pêche à la baleine aux environs de Bahia, sur la manière d’apprivoiser les grosses araignées venimeuses.

J’écrirai simplement la recette pour s’attacher un pécari jusqu’à la mort. Prenez l’animal tout jeune, tenez le pendant un quart d’heure en lui maintenant le museau sous votre aisselle. Au bout de ce temps, la petite bête vous connaît, vous est complètement dévouée, vous suit partout, vous reconnaît à grande distance et pousse des cris perçants si vous vous éloignez.

Samedi 22 Août

A 2 heures du matin, nous sommes réveillés en sursaut par un épouvantable bruit de ferraille. Nous jetons l’ancre dans la baie de "Tous les Saints", en face de San Salvador, l’ancienne capitale du Brésil que tous les indigènes désignent sous le nom de Bahia.

Nous nous levons avec le jour et, dès que les formalités de douanes et de santé sont accomplies, nous montons en canot pour nous rendre à terre ; il est 7 heures et demi. Une trentaine de minutes sur une mer transparente, à peine ondulée, avant d’atteindre la pittoresque cité. Une colline très pittoresque et très à pic forme une sorte de muraille ; à son pied, une ville ; sur son sommet, une autre reliée à la première par de nombreux funiculaires et ascenseurs ; entre les deux, une large bande de verdure.

Une multitude d’églises découpent des tours, des dômes et des clochers sur le ciel. Voilà Bahia qui se dore au soleil levant. Contrairement aux usages tropicaux, les maisons des quais sont hautes ; elles ont quatre ou cinq étages. Trois fenêtres seulement de façade leur donnent une physionomie allongée de perchoirs à perroquets.

N’ayant que deux heures à passer à Bahia, nous préférons les consacrer à la ville basse qui serait horrible à habiter mais qui offre aux passagers plus de couleur locale. De petites rues sombres, étranglées, des boutiques en désordre, une population nègre, une odeur affreuse, voilà ce que nous remarquons au premier abord. Ces différentes choses s’harmonisent et, chose étrange, arrivent à former un ensemble typique et pas trop répugnant. Les négresses de Bahia ont une grande réputation de beauté ; ce sont d’énormes femmes, des amas de chair noire dont je ne comprends guère le charme.

La première préoccupation d’Henri, en mettant pied à terre, est de se diriger vers le marché où il espère trouver des animaux exotiques. Son attente est déçue ; il ne rencontre que deux malheureux ouistitis qu’il s’empresse d’ailleurs d’acquérir pour les emmener crever de froid et de misère en France. Chez un naturaliste, nous achetons deux petites peaux de "gatos monkès" (chats sauvages) et de minuscules paniers bahiannais. Puis sans but, nous enfilons les rues l’une après l’autre. On nous regarde comme des bêtes curieuses. Je m’obstine à ne pas porter la cage des ouistitis et Henri, qui en est encombré, aspire à regagner le bord. C’est ce que nous faisons à 10 heures un quart.

Midi. Nous quittons Bahia. La côte que nous longeons est faite de dunes de sable très blanc hérissées de verdure maigre et sombre. On dirait un paysage couvert de neige.

Notre journée se passe à regarder les ébats d’innombrables baleines. Nous en rencontrons certainement plus de cinquante. C’est la grande époque de la pêche aux environs de Bahia. Des baleines et des jangadas sont disséminées un peu partout sur l’eau bleue au-dessus de laquelle on voit s’élever de ci, de là des jets de vapeur d’eau. Quelques baleines sautent hors de l’eau et retombent en produisant d’énormes gerbes d’écume ; d’autres se contentent de s’amuser à donner des coups de queue.

Franz est dans le bonheur et moi, bien contente ; mon dernier désir de navigatrice est accompli ! Dans ces régions, les baleines sont moins grandes que dans les mers arctiques et australes, elles ont au plus vingt mètres de longueur et leur moyenne est de dix sept mètres, ce qui est déjà une belle taille.

Au dîner, nous dégustons les différents fruits de Bahia que le Maître d’hôtel a fait apporter à la table du Commandant ; excellentes mangues, fades goyaves et fruits exquis dont personne ne peu me fournir le nom (fruit de conde)

Dimanche 23 Août

9 heures. Messe sur le pont. Une tente a été formée avec les pavillons des différentes nations. Derrière l’autel, la grande croix helvétique ; au-dessus, le drapeau français formant dais. Le Commandant préside la cérémonie entre Henri et son fils. Quelque chose de simple mais de très impressionnant que cette messe en mer à laquelle un certain nombre de passagers assistent avec recueillement.

Encore des baleines ! Toute la matinée nous en rencontrons qui font des cabrioles. Le Commandant nous dit que c’est en ce moment une saison joyeuse pour ces grosses bêtes. Quelques marsouins viennent aussi s’amuser autour du bateau. Au loin, un espadon cherche noise à une baleine ; on le voit sortir complètement de l’eau et s’élancer d’un bond vertigineux sur le cétacé qu’il larde de son épée à dents de scie.

Jean Troadec vient nous inviter de la part de son père à monter sur la passerelle. Elle est spacieuse, bien abritée ; nous visitons aussi le coquet et petit appartement du Commandant. La sonnerie du déjeuner de Franz nous arrache à ce poste d’où l’œil embrasse une grande étendue de mer.

2 heures et demi. Un coup de canon annonce aux Pernamboucois que l’"Atlantique" leur fait l’honneur d’une visite. Hors quelques baleinières que le vent pousse vers le large, tout semble dormir dans la ville et dans le port. Le réveil est presque instantané. Des "lanches" et des canots se détachent de la rive et se dirigent vers nous. Hélas ! ce ne sont pas ceux que nous attendons ; aucun marchand ne vient à bord. Une grosse ondée, un coup de vent, un soleil radieux (tout cela en l’espace de dix minutes) saluent notre arrivée à Pernambouco.

La rade, où nous avons jeté l’ancre, réunit de dangereux récifs, de fréquentes lames de fond, d’abondants requins. Aussi la descente nous est-elle fortement déconseillée par le Commandant. Nous nous rangeons à son avis et restons sagement à bord. Rien de plus ennuyeux qu’une escale quand elle n’est pas animée par un va et vient quelconque. On ne décharge seulement que quelques marchandises : huit cents sacs contenant de la viande sèche pour la "fejoada" brésilienne. Quand on a vu un de ces sacs, on les a tous vus. Nous sommes assez loin de la ville qui se présente sous un aspect banal. Une seule chose à admirer : une atmosphère remarquablement lumineuse.

6 heures et demi. En route pour la traversée de l’océan.

Lundi 24 Août

La pleine mer, le cercle parfait ! Un alizé assez violent nous empêche de souffrir de la chaleur sur le pont mais, à l’intérieur du navire, elle commence à devenir très pénible.

Beaucoup de poissons volants ; en revanche, les baleines ont complètement disparu. Un poissant volant tombe sur le gaillard d’avant. Le Commandant nous l’apporte à table et l’offre à Madame Perrin qui manifeste le désir de le posséder. Nous essayons d’étaler ses ailes-nageoires mais elles sont un peu trop sèches et ne se prêtent pas à cette opération avant d’être amollies par un petit séjour dans l’eau.

Mardi 25 Août

La vie coule très paisible sur cette demeure flottante. A 1 heure un quart, un coup de sirène annonce que nous franchissons la ligne équatoriale. Les passagers s ‘amusent tout l’après-midi à se baptiser avec des tubes d’eau vaguement parfumée que vendent les garçons du bord. Naturellement ce jeu passionne Franz. Au dîner, pralines et dragées.

Mercredi 26 Août

Rude journée de balançoire. Le roulis est terrible. A 7 heures du matin, rencontre d’un voilier allemand qui demande le point à l’"Atlantique".

Jeudi 27 Août

La danse continue en s’accentuant. Impossible de travailler. Pour tracer ces trois lignes, il me faut faire un grand effort. D’ailleurs mon journal d’aujourd’hui gagnera d’être court ; je n’ai rien d’intéressant à noter. Le couvert se trouve agrémenté des "violons".

Vendredi 28 Août

Vers midi, la mer s’aplatit mais ce demi calme est précurseur d’un orage que nous voyons se préparer à l’horizon et vers lequel l’"Atlantique" vogue avec une vitesse de quinze nœuds. Le Commandant nous annonce : « tornade », sorte de cyclone local assez violent mais sans durée. En effet, nous nous avançons sous la voûte sombre des nuages, la pluie tombe à torrents, le vent souffle, les éclairs sillonnent le ciel, le tonnerre a d’effroyables éclats. Le pont est inondé, des cataractes d’eau nous éclaboussent de tous côtés. Au bout d’une demi-heure, l’orage est dissipé, il ne nous laisse que la pluie qui continue à cingler les vagues. Une heure de navigation sur une mer plombée. La pluie ne met qu’une imperceptible fraîcheur dans l’atmosphère lourde, écrasante.

2 heures ! A l’horizon, une terre se dessine entre les bandes nuageuses ; c’est d’abord une ligne imprécise, vaporeuse comme une brume plus dense. Elle s’affermit, les lunettes sont braquées et, à chaque seconde, des détails nouveaux se révèlent. C’est l’Afrique. Le Cap Vert pointe vers nous et, dans la baie, une ville espace ses maisons sur des dunes. C’est Dakar !

Nous passons très près de l’île de Gorée dont le profil se silhouette heureusement sur une partie du ciel un peu dégagé ; nous franchissons le goulet et, à 3 heures, un coup de canon nous avertit du mouillage. Accoudés au bastingage ruisselant d’eau, ne pensant pas avoir la possibilité de descendre à terre, nous regardons la côte.

Dakar

A cette époque éphémère des pluies, une végétation rare mais très fraîche égaie le désert africain en lui enlevant, peut-être, une partie de sa physionomie normale. Ma première impression n’est pas celle que les récits des autres m’avaient préparée à recevoir. La terre, rongée de soleil, sévère et âpre, daigne nous sourire.

Des pirogues nous entourent. Des noirs, aussi peu vêtus que possible, plongent et font des courses à la nage pour gagner des pièces de monnaie qu’on leur lance du bord. Répétition de ce que nous avons déjà vu à la Barbade, seule différence : ce sont des hommes en cirage au lieu d’être des bonhommes en chocolat.

Les navires qui viennent du Brésil sont presque tous laissés en quarantaine pendant leur escale à Dakar. Une fois par an à peu près, quand il y a un motif important, la libre pratique est accordée. Aujourd’hui, sans rime, ni raison, nous l’obtenons. Tout le monde en est étonné à bord, le Commandant aussi bien que le dernier des passagers. Le docteur, qui a des informations, sourit mystérieusement et, prétextant un sujet scabreux, s’abstient de nous donner des détails.

Dakar le contrariait fort. Ainsi, malgré la pluie qui tombe toujours, nous partons avec le Contrôleur des Postes dans la première "lanche" qui nous accoste. Du pont, on nous souhaite bon courage… en ricanant. Ces braves gens ne comprennent pas qu’on affronte quelques gouttes d’eau pour voir un coin d’Afrique, un "pays de sauvages" comme ils disent.

Le petit remorqueur qui nous emporte est sale et encombré. Les noirs étalent une toile cirée dans un coin où nous nous massons auprès des sacs à lettres. Trajet très court. Abordage sur un quai empierré où des bandes de sable font des lagunes de boue rougeâtre.

Dès que nous posons pied à terre, de jeunes gamins nous accostent, s’attachent à nos pas et bavardent avec nous dans un français de fantaisie. Cette population est très effrontée mais ce n’est pas comme à la Barbade où l’effronterie des indigènes est moqueuse et même hostile. Ici, ce sont des enfants mal élevés… très mal élevés, des moustiques qui se cramponnent à nous avec l’idée fixe de nous arracher quelque chose, n’importe quoi : une piécette, du tabac, un bonbon. Tout les amuse et leur fait plaisir. J’entends une vingtaine de fois cette phrase : « Je te trouve bien jolie, donne-moi deux sous ». A Henri, les négrillons disent : « Tu as bon cœur, tu es mon camarade, donne une cigarette ».

Un gamin de 13 ou 14 ans veut, à tout force, que je l’emmène à Paris parce qu’il ne peut plus se séparer de Franz qui répond cependant à ses compliments par des aménités de ce genre : « Tu es très laid, tu es noir comme le diable ». A Dakar, on se tutoie, les nègres ignorent l’usage du "vous".

Quels beaux corps humains ! grands, sveltes, élégants. Quelques têtes, malgré le type nègre, ne sont pas déplaisantes à regarder à cause des expressions si mobiles, si expressives. Une chose me choque un peu, c’est de voir dans cette ébène quelques parties presque blanches : l’intérieur des mains, la plante des pieds.

Les hommes ont beaucoup de majesté, de gravité dans le port ; les femmes ont de la grâce. Les vêtements, qui voilent à demi ces belles nudités, sont très pittoresques : larges, flottants, bariolés. Les femmes nattent leurs cheveux en tresses d’une finesse excessive qui leur font, autour de la tête, comme des retombées de filets de perles noires. Beaucoup de bijoux d’or, d’argent, de corail ou plus simplement de clinquant et de verroterie. Les chevilles sont ornées de bracelets, les doigts de pied portent des bagues, les oreilles ont quelque fois trois paires de boucles, sur les nattes sont collées des pierres et des perles.

Les femmes de Dakar portent leurs bébés comme les Indiennes de l’Amérique Centrale : attachés sur leur dos.

Nous traversons le marché. A cette heure déjà tardive, il n’y a plus que quelques vendeurs de volailles, d’œufs, de légumes et de fruits. Quoique ce soit, en plein air, l’odeur nègre est si forte en cet endroit que je n’ai pas le courage de m’y arrêter.

Nous filons à grande allure vers le village noir en suivant le Boulevard National avec notre escorte qui grossit d’instant en instant. Halte chez un marchand de "gri-gri", Henri m’offre un collier composé de cinq amulettes porte-bonheur. La femme qui le vend nous le fait cinq francs ; voyant que nous nous apprêtons à discuter sur le prix, elle nous répond finement : « Si tu le marchandes, "gri-gri" ne sera plus bon ». Henri se résout donc à m’acheter pour cent sous la santé et le bonheur perpétuels.

Nous nous dispensons d’une visite au roi de Dakar. Mon mari le connaît déjà et ce brave nègre, qui n’a rien de plus intéressant que les autres indigènes, profite de son rang pour taper royalement ses visiteurs.

Très typiques les petites cases du village noir. Monsieur Lang interpelle tout le monde, on veut nous faire entrer partout et ce coin nous retiendrait longtemps si l’agent des postes n’était pas si pressé de retourner à bord. Nous aurions voulu aller jusqu’à la brousse. Mais il faut retourner sur nos pas si nous voulons profiter de la "lanche" du Contrôleur.

Rencontre d’un petit hippopotame, porté dans une cage par quatre noirs.

Nous ne pouvons plus nous débarrasser de nos nombreux guides. Malgré les pièces qu’Henri leur donne, ils nous harcèlent et nous ne leur échappons qu’en sautant dans le remorqueur qui est prêt à partir pour l’"Atlantique".

Nous naviguons

A bord : bruit, mouvement, désordre. On fait du charbon et il en vole partout ; les cabines sont fermées à clef à cause des nègres qui ont grimpé sur le bateau ; les hublots sont clos, la chaleur est accablante, on ne sait où se fourrer. Un marchand vend des toiles de Ténériffe, nous achetons un petit chemin de table. Un noir nous cramponne : « Un souvenir de toi, un petit souvenir de toi », me répète-t-il pendant une heure. « Tu sais, je m’appelle Albert, c’est joli nom ; donne-moi eau de Cologne, un peu, c’est pour porter à mon femme ou bien casque un joli casque en panama ». Finalement Albert attrape dix sous, nous envoie des baisers. « Au revoir, bon santé, bon cœur, bon voyage, demain tu seras à Bordeaux ».

Nous restons sur le pont jusqu’à minuit et demi. Franz, allongé sur une de nos chaises, dort paisiblement. D’heure en heure, la couche de charbon qui le couvre s’épaissit et Henri descend dans ses bras, jusqu’à la cabine, un vrai petit négrillon de Dakar.

Monsieur Lang, qui rentre à minuit, me rapporte des roses. C’est presque une rareté sur cette côte sénégalaise.

Samedi 29 Août

A 5 heures et demi du matin seulement nous quittons la rade ; un gros chargement de gomme arabique nous a retardés. Notre premier soin est de prendre des bains pour nous débarrasser autant que possible du charbon qui nous couvre.

Mer calme. Nous avons embarqué une vingtaine de passagers presque tous des officiers. Il y a deux femmes, l’une m’est assez sympathique, l’autre a l’air d’une "dure à cuire".

Dimanche 30 Août

Dans la matinée, nous passons au "Banc des Requins" dans les parages duquel eut bien lieu le fameux naufrage de "la Méduse". Un peu plus loin, nous passons au large du Cap Blanc. La mer s’est soulevée ; nous avons un très fort tangage ; il fait frais.

Messe à 8 heures et demi. Causerie avec les uns et les autres. Lecture d’un roman de Pierre Maël : "Cœur contre cœur". L’océan s’agite de plus en plus et devient tout à fait méchant. Vers 9 heures, les hélices commencent à sortir de l’eau. On les entend tournoyer dans le vide avec un sourd grondement et rentrer dans l’élément liquide avec le fracas d’un coup de canon.

L’"Atlantique" pique des têtes dans les vagues, tout l’avant est inondé et les embruns volent jusqu’à l’arrière. C’est encore l’alizé qui est cause de cette agitation et qui va nous mettre en retard s’il continue à faire des siennes. J’ai le cœur abominablement étreint lorsque nous sommes suspendus dans le vide et que nous retombons brusquement de plusieurs mètres de haut en faisant gicler de fantastiques gerbes d’écume.

Lundi 31 Août

Détestable nuit. Notre cabine est à l’avant et nous jouissons de toute l’amplitude du tangage. Cela ne nous rend pas malades par bonheur mais je suis envahie par une terreur irraisonnée qui m’empêche de dormir. Les pensées les plus cruelles assaillent mon insomnie. De son côté, Henri est en proie à d’épouvantables cauchemars : il voit des squelettes de chevaux et de chiens courir le long d’une côte après le bateau qui nous emporte.

Dès notre lever, nous montons sur le pont ; tous les hublots étant fermés, l’intérieur du bateau est fort désagréable à habiter. Dehors, nous retrouvons le temps d’hier. Une différence pourtant : la mer n’est plus du vert glauque sinistre qu’elle avait revêtu, elle a une teinte d’azur gris pâle qui semble promettre des jours meilleurs. Mais quelle folle ! elle est toute écumante et se jette avec démence contre le pauvre "Atlantique" qui saute comme un bouchon de lame en lame. A chaque instant, les hélices sortent, le bateau tout entier est comme agité par un violent frisson.

Nous avons un fou à bord : un administrateur colonial, victime, dit-on, d’une insolation. Physiquement, c’est un homme qui semble bien se porter, qui n’a même pas l’air étrange et pourtant sa pauvre tête est détraquée ; il est atteint d’amnésie et ne se rappelle même plus s’il est marié ou non. Sa femme, prévenue de ce triste état, viendra le chercher à Bordeaux. En attendant, il est en pleine liberté, on l’a seulement recommandé au médecin du bord.

Nous commençons à nous habituer aux physionomies des nouveaux arrivés qui, au premier abord, nous ont semblé des intrus. Maintenant, ils nous sont presque plus sympathiques que nos compagnons depuis Rio et parmi lesquels il y a un certain nombre d’Argentins, d’Orientaux et de Brésiliens. Mais nous ne parlons presque à personne en dehors des membres de notre table. Il faut que j’inscrive les noms de ceux-ci ; hélas ! je ne puis me fier à mon souvenir pour les retenir tous.

Le Commandant préside. Breton, marin de naissance, démissionnaire de la Marine Militaire, le Commandant Troadec a 49 ans. Il les paraît à peine malgré son crâne dégarni et sa corpulence un peu épaisse. Le caractère est jeune, très gai, un peu enfant. Les bons yeux gris-vert ont des éclairs de malice. Ayant beaucoup voyagé, sachant beaucoup de choses, le Commandant reste très simple.

A sa droite, Madame Perrin, 49 ans, femme d’un ingénieur qui fabrique du sucre de betterave. Très aimable, très bonne femme, délicieusement naïve parfois, semble un peu maniérée au premier abord.

A gauche du Commandant, Monsieur Lafeuillade, négociant en eau de vie. Nous l’appelons "le Père Lafeuillette". Grâce à lui, la table voit paraître, matin e soir, de bonnes bouteilles de vieil armagnac auxquels les messieurs ne font pas grise mine.

A côté de Madame Perrin, Monsieur Lang, le bébé de la table. Jeune homme de 26 ou 27 ans, excellent cœur, un peu loufoque, cherchant toujours à amuser, à faire rire.

A côté du Père La Feuillette, Monsieur Maître, belle barbe blanche, tenue correcte, amabilité un peu froide mais franche et de bon ton.

Autre côté de la table.

En face du Commandant, Madame Henri Morize qui se passera de commentaires.

Du côté de son cœur, son mari.

Ensuite, le docteur du bord, un breton de Rennes qui ressemble à un Auvergnat mais qui a une laideur sympathique.

A droite de Madame Morize, le Contrôleur des Postes, long corps glabre, cheveux noirs, yeux étranges dont la pupille est une ligne verticale ; je me demande s’il est le fils d’un chat et d’une femme ou d’un homme et d’une chatte.

Ensuite, Monsieur Guignard, peintre paysagiste spécialisé : moutons ; 58 ans, vieux beau, grassouillet, yeux en billes, mains ornées de boudins, un peu gommeux, sans doute très bon homme au fond.

Le soleil se couche derrière la grande Canaries qui nous apparaît un instant dans l’embrasement de l’horizon et se perd dans les nuées nocturnes.

Après le dîner, un feu à tribord : c’est le phare de l’île  Fuerteventura.

Mardi 1er Septembre

Une légère diminution du tangage. A midi, le Commandant nous annonce que nous n’avons parcouru que trois cent onze miles dans les dernières vingt quatre heures et que, par conséquent, il nous sera impossible d’entrer demain soir à Lisbonne avant la fermeture du port.

Après le déjeuner, nous montons sur la passerelle, le Commandant nous montre de jolies vues "vérascopiques" qu’il a tirées dans les Pyrénées. Sans être un artiste de premier ordre, il fait réellement bien la photographie. Je conserve un souvenir de son talent avec une douzaine de cartes postales faites d’après ses clichés et qu’il a eu l’amabilité de m’offrir.

Mercredi 2 Septembre

Tangage et roulis. A midi, nous sommes à la latitude de Gibraltar et nous commençons à voguer dans les eaux européennes. Que c’est bon !

Le Commandant dépose dans mon assiette deux petites photos tirées à mon insu ; l’une me représente, l’autre est faite d’après Franz.

Le soir, quête pour la Caisse de Secours des Naufragés.

Lisbonne

Jeudi 3 Septembre

Pendant la nuit, l’"Atlantique" a laissé couler son ancre dans le Tage, en face de Lisbonne dont les lumières scintillent.

A 6 heures moins le quart, nous nous levons et nous ne sommes pas encore habillés que nous avons la joyeuse surprise de recevoir quelques lettres. Pas bien volumineux ce courrier mais bien intéressant tout de même et lu avec fièvre ou plutôt dévoré après le jeune déjà long auquel nous avons été condamnés.

7 heures et demi. Nous descendons à terre. Dix minutes de canot sur le Tage, dix minutes de tramway et nous sommes au cœur de la ville. Henri me fait remarquer les places, les rues les plus connues, il me signale les élévateurs, l’Avenida Palace, quelques monuments. Je ne puis avoir qu’un aperçu très rapide de Lisbonne ; il est très favorable.

Station sur un banc de l’Avenida de Liberdade, "Champs-Élysées" de cette capitale. Rencontre de Bornaud, un passager de l’"Atlantique" qui vient de visiter l’église Saint Vincent où se trouvent réunies les dépouilles mortelles des rois du Portugal et qui nous dissuade d’y aller : les cadavres qu’on y voit sont hideux malgré leur embaumement, seul Don Carlos, le dernier souverain, assassiné il y a sept mois, n’est pas encore trop affreux. Monsieur Lang aussi est hanté de visions plus que lugubres pour être allé se pencher sur les cercueils royaux. Nous renonçons donc à cette intéressante mais trop impressionnante visite, notre curiosité n’ira pas troubler le sommeil de ces morts.

Nous sommes étonnés de la quantité de marchandes de poisson. Elles sont pieds nus, avec des jupes courtes, des foulards sur les cheveux et portent leurs corbeilles sur la tête. Quelques-unes nous montrent d’assez jolis types dans le genre maigre et brun.

Ville européenne, propre et coquette, Lisbonne doit son cachet aux vallonnements du terrain sur lequel elle est élevée. Du port, elle se présente très bien et serait plutôt moins jolie à voir de très près. Quelques vieilles maisons demeurent encore, surtout du côté du port. Les rues du centre sont mieux ordonnées mais plus banales.

dernière navigation et arrivée

Retour à bord. Départ à 11 heures. Nous nous levons de table pour voir la côte fuir devant l’"Atlantique" ; nous passons devant la tour de Belém ; nous sortons du Tage et franchissons le Cap Boca Plus loin, à 3 heures et demi, nous passons près d’une petite île très rocheuse surmontée d’un phare.

D’ailleurs, toute la côte paraît dangereuse, hérissée d’écueils. Les falaises sont arides et abruptes. A 10 heures du soir, nous trouvons le brouillard.

Vendredi 4 Septembre

Presque toute la nuit, la sirène a fait entendre son cri qui n’a rien de l’harmonie du chant des antiques sirènes. Au matin, mer grise, plate comme un lac. La brume s’est un peu écartée mais reste menaçante. Il faut faire nos bagages qui doivent être enregistrés tout à l’heure ; je ferme donc mon cahier pour ne plus le rouvrir.

Dans un voyage la meilleure chose c’est encore le retour.

Samedi 5 Septembre

7 heures du soir – arrivée à Bordeaux – quitter l’"Atlantique" au Richard.

Dimanche 6 Septembre

8 heures du matin – arrivée à Paris Orsay.