Rio de Janeiro

C’est avec bonheur que nous retrouvons le calme hôtel, adossé à la forêt, où nous avons déjà passé quelques bonnes heures et où nous nous apprêtons à vivre doucement cette dernière escale, ces derniers jours d’exil.

Vite une petite course sous bois avant le déjeuner. Nous retrouvons nos extases, notre frison admiratif et un peu craintif ; Franz saute comme un cabri, Henri et moi avons envie d’en faire autant.

Aujourd’hui, il faut agir ; Ri ne prendra de vacances que lorsque les affaires seront terminées. Après le déjeuner, il descend aussitôt en ville et se rend chez Rau, le représentant de la Compagnie. Il rentre à la nuit tombante sans avoir pu retirer nos bagages de la douane.

En son absence, je flâne avec Franz en pleine nature. Nous ne nous aventurons pas trop loin dans la forêt vierge qui constitue le jardin de l’hôtel ; nous sommes un peu peureux mais notre prudence a des raisons d’être.

Jeudi 30 Juillet

Henri part à Rio le matin. A 11 heures, il me téléphone qu’il ne peut pas revenir déjeuner. La solitude me pèse d’autant que je n’ai rien à faire ; nous n’avons à Tijuca que notre sac de toilette. Pour occuper notre temps, nous cherchons des scarabées et des graines. Les heures sont lentes malgré la beauté du décor dans lequel elles s’écoulent.

Henri ne revient qu’à 6 heures et demi. Nos bagages arrivent un quart d’heure après lui ; maintenant je suis sauvée, je ne risque plus de manquer de travail.

Vendredi 31 Juillet

Dès 9 heures du matin, je suis encore veuve. Monsieur Rau est très débrouillard, très expéditif… quand il s’y met. Il accapare Henri du matin au soir et, comme notre désir est d’aller le plus vite possible, nous ne nous en plaignons nullement.

Je défais nos malles, couds un peu, promène Franz… le temps ne passe pas très gaiement mais bien paisible. Quelle bonne cure de repos, je vais faire ici !

Henri rentre à 4 heures, ayant abattu des masses de choses et ayant rendu visite au Ministre de France (le Baron d’Authouan) ainsi qu’aux agents du Creusot ; il est content de sa journée et, pour la terminer, il m’entraîne dans une promenade de montagne.

Nous marchons pendant deux heures et demie et, quand nous revenons, nous trouvons Monsieur Rau arrivé depuis un certain temps déjà pour dîner avec nous. Nous nous excusons de notre sans-gêne. C’est un bon garçon avec lequel il vaut mieux ne pas faire de façons, aussi le recevons nous très simplement avec le menu ordinaire de l’hôtel. Franz prend tut de suite Monsieur Rau en grande affection et nous avons de la peine à modérer sa gaminerie jusqu’au moment où, vaincu par le sommeil, il se soit endormi sur la table.

Samedi 1er Août

Bonne promenade ou, pour mieux dire, bonne station en forêt le matin. Nous n’allons pas loin de l’hôtel, seulement jusqu’au bout de la chaussée qui mène à la source. Là, je descends dans le torrent, je m’installe sur un gros rocher qui forme îlot et je travaille pendant que mes deux garçons se mettent en chasse. Leurs armes se bornent à la petite carabine de Franz et à un bambou ; ils ne risquent pas de se tuer ! Néanmoins, ils font du mal aux pauvres innocentes grenouilles sur lesquelles Franz vise avec tant d’adresse. Il leur envoie des flèches en caoutchouc qui cassent leurs pattes, les blessent et même les tuent. Je trouve ce jeu cruel ; il paraît que c’est cela la chasse !!!

Après le déjeuner, nous descendons à Rio. Il y a ici une très forte épidémie de variole noire et nous devons tous trois nous faire vacciner sans tarder. Rau, qui vient de perdre trois amis, nous a dit hier que c’était indispensable ; il nous conduit chez son médecin.

Nous goûtons dans une cafétéria et reprenons la route de Tijuca avant le coucher du soleil. Chez un joaillier de la "Rua do Ouvidor", je remarque des mitaines en treillis d’or, ornées de pierres précieuses ; je ne pense pas que cette mode vienne de Paris.

Le Corcovado

Dimanche 2 Août

A 6 heures et demi, nous nous arrachons de nos couches tropicales. Les lits ici sont, comme au Mexique, de véritables planches ; les matelas ont simplement l’épaisseur d’un couvre-pieds piqué et reposent sur un fond métallique. Les sommiers brillent par leur absence. Le plus grand avantage que je reconnais à ces lits, c’est qu’ils se quittent assez facilement ; j’ai moins de peine à faire lever mon mari ici qu’ailleurs.

Nous prenons le train de 8 heures un quart et nos mules trottinantes nous déposent à 9 heures au centre de Rio. Une église se dresse sur la place où nous descendons, un prêtre monte à l’autel, nous entendons la messe.

En attendant l’heure convenue avec Rau pour notre départ à destination de Sylvestre, nous circulons en ville. La plupart des magasins sont fermés ; à cette heure matinale, on rencontre surtout des négresses endimanchées qui se rendent aux offices ou font leurs achats.

A 10 heures et demi, nous prenons le train ; un quart d’heure plus tard, à Santa Thérésa, nous apercevons Rau, exact au rendez-vous, qui s’empare de la place que nous lui avons retenue.

Nous passons devant l’hôtel International qui me fait penser au bon Paquet « Savez-vous ? ». La route que suit le tramway électrique est déjà une merveille en elle-même. Elle coupe la forêt et elle tourne autour de la montagne de manière à offrir des points de vue sur la ville, sur la rade, sur les collines environnantes, sur la pleine mer.

A Sylvestre, nous n’avons que le temps de quitter notre tram pour grimper dans le funiculaire du "Corvovado" qui est déjà presque au complet lorsqu’il arrive à la station. Nous parvenons à nous y caser en nous séparant.

Rau, qui est sur la plate-forme arrière, me fait de temps en temps signe que la machine casse et que nous allons être précipités dans le vide. Ses gestes ne m’émotionnent pas beaucoup. Il y a longtemps déjà que je le connais par Henri et le peu que je l’ai vu me suffit pour avoir moi-même une opinion assez exacte sur son compte. C’est un gamin, un gavroche, un bohême, intelligent, bon cœur mais sans ordre et sans grande distinction. Ses plaisanteries sont quelquefois spirituelles ; en tout cas, même lorsqu’elles sont bêtes, elles ne sont jamais de mauvais goût avec moi, c’est l’essentiel.

Donc nous grimpons, la pente est dure, la machine halète à nous en essouffler nous-même. Le bruit est assourdissant. Nous passons au-dessus de gorges effrayantes. A droite et à gauche, c’est la forêt majestueuse et farouche avec ses grandes palmes, ses enchevêtrements de lianes, ses innombrables parasites qui font des étages de jardins suspendus.

A cette époque, il y a malheureusement peu d’orchidées en fleurs, ce sont les espèces les moins belles qui fleurissent en hiver. Mais la verdure ne semble pas avoir de saison de repos ; elle a une vigueur qui certainement ne pas être dépassée.

A la station de Paneras, arrêt. Nous retenons une table au restaurant et, pour nous donner un appétit plus féroce, nous faisons une promenade en forêt avant le déjeuner. Nous suivons un aqueduc bas le long duquel un chemin, mi-route, mi-sentier, court pendant plusieurs kilomètres. La promenade est délicieuse, un peu toujours la même car elle est sous bois. Au bout de quelques centaines de mètres, nous rebroussons chemin, nos estomacs réclamant énergiquement une nourriture plus substantielle que l’air pur de la forêt.

Nous sommes servis par un garçon extraordinaire, un clown fourvoyé dans une profession dont il n’a ni les défauts ni, malheureusement, les qualités. Il ne nous trompe pas sur la valeur du menu qui, selon lui, ne vaut pas la peine d’être lu mais il nous sert à la bonne franquette, c’est à dire à la diable. Rau lui demande très sérieusement : « Garçon, dans quel pays avons-nous gardé des chèvres ensemble ? » et l’autre qui n’a pas compris répond : « Sur la barque de Pétropolis et lui aussi, ajoute-t-il, en montrant Henri, je l’ai servi bien souvent ».

Notre vieux loufoque de serveur nous ayant donné un mauvais renseignement sur l’heure du départ pour la cime, il nous fait manquer celui de 2 heures. En attendant le suivant, Rau nous sert de guide ; il nous mène, à travers bois, à un kiosque d’où l’on a un merveilleux point de vue.

Le temps se couvre ; de gros nuages, encombrant le ciel, descendent jusqu’à nous. Néanmoins, comme nous avons nos billets, nous nous embarquons pour le sommet dans le train de 4 heures ; nous y faisons la connaissance du Commandant Troadec auquel Rau nous présente. "L’Atlantique" est entré en rade à 1 heure, il doit repartir cette nuit pour Buenos Aires et, quand il repassera ici, nous aurons la joie de monter à son bord. Le Commandant est un gros petit homme réjoui qui me rappelle le Commandant Laurent mais en blond et avec une physionomie plus ouverte. Un gamin de 14 ou 15 ans l’accompagne.

Naturellement, plus nous montons, plus les nuages qui nous enferment sont épais. Consciencieusement, nous allons aussi haut qu’on peut monter ce qui nous met dans les jambes un certain nombre de marches. Nous ne voyons rien, absolument rien si ce n’est les parois à pic du gigantesque rocher au sommet duquel nous sommes parvenus. Elles s’enfoncent dans la vapeur blanche, c’est terrifiant et vertigineux ; je crois que j’aimerais mieux voir franchement le vide que cette brume flottante à cent mètres au-dessous de nous. D’ailleurs cette vision est courte ; un autre nuage glisse le long du rocher. Plus rien.

Nous reviendrons si c’est possible car je devine que ce "Corvovado" est une chose unique au monde.

Au "Paneras", nous prenons un thé réchauffant avant d’aborder la descente. Retour par les mêmes voies. Rau veut nous garder à dîner à Santa Thérésa mas je repousse cette invitation et, à 7 heures et demi, nous sommes de retour à Tijuca où nous dînons rapidement.

Rio : Aoû 1908

Lundi 3 Août

Des occupations bien prosaïques se partagent ma matinée. Il faut préparer le linge pour le blanchisseur, faire quelques raccommodages et bâcler la correspondance hebdomadaire. Il pleuvote, ce qui rafraîchit notre humeur vagabonde.

Henri, qui n’a pas à descendre en ville, copie sagement des télégrammes ; Franz tue des mouches avec sa carabine. Notre chambre est assez vaste pour qu’il prenne ses ébats ; elle mesure neuf mètres cinquante sur six !

Après le déjeuner, le temps s’améliore ; Henri se guêtre, prend son fusil et part en chasse. Il ne peut pas aller bien loin, la forêt est impénétrable ; il risque de tomber dans des trous, entend des cris de bêtes qu’il ne voit pas et a un peu peur, je crois, de sa solitude. Il revient, me confie son fusil et emmène Franz dans une reconnaissance. Le pauvre mioche est terrifié de l’aspect farouche des sous-bois.

Mardi 4 Août

Journée calme. Henri est à Rio ; nous flânons dans le jardin, si on peut appeler "jardin" le coin de forêt presque intacte qui entoure l’hôtel. Nous regardons des bûcherons abattre un énorme manguier. Ici, la mort d’un arbre ne me fait aucune peine, il y en a tant ! On est même presque oppressé par l’ampleur de cette végétation ; une trouée par où passe un peu de lumière et d’air est aperçue avec joie.

Heureusement que j’ai Franz pour m’accompagner dans mes flâneries, il est bruyant et bavard ; il trouble le silence impressionnant qui règne sous bois ; il m’empêche de percevoir les froissements de feuilles, les entrechoquements des bambous qui me font tressaillir quand je suis seule.

Au retour d’Henri, à 5 heures, il faut vite s’emparer des chapeaux et partir. Nous allons au hasard sans faire beaucoup de chemin car, à chaque instant, les sentiers se ferment devant nous quand nous abandonnons les grand-routes.

Vu quelques jolis coins sauvages. Notre promenade est attristée par la rencontre d’un petit cercueil d’enfant, tendu de soie rouge, posé sur un corbillard entre deux maigres bouquets et cahoté par des mules dans le crépuscule qui s’épaissit. Personne n’accompagne le pauvre petit corps !

Mercredi 5 Août

Encore seule ! Henri m’abandonne plus qu’à Buenos Aires où je me plaignais déjà de ne pas l’avoir assez. Nous espérions une lettre de la Compagnie, apportant des instructions précises ; elle n’est pas venue et Henri, n’ayant pas de mission bien déterminée, est obligé de s’occuper de plus de choses qu’on ne lui en aurait certainement demandées. Néanmoins cette étape lui plait ; le peu d’instants dont il dispose se passe dans le cadre merveilleux qu’il place au-dessus de toutes les beautés naturelles qu’il ait déjà pu contempler.

Pour Franz et moi, l’escale est aussi plus agréable que celle d’Argentine. A défaut de distractions, nous avons la liberté et le grand air ; nous vivons en sauvage, ne sortant des bois qu’à l’heure des repas et pour dormir. Et encore, la salle à manger est ouverte à tous les vents et notre chambre guère mieux close ; les fenêtres sont vierges de vitres et au-dessus de nos trois immenses portes il y a  douze ouvertures assez gentilles par où l’air, de jour comme de nuit, entre abondamment. Il n’y a pas que l’air qui entre ; nous cohabitons avec un lézard, des papillons, des insectes de toutes sortes et surtout hélas ! des moustiques. Le malheureux Franz a les jambes en sang.

Jeudi 6 Août

Mes 31 ans sonnent dans la solitude des grands bois ; il a été impossible à Ri de me consacrer cette journée d’anniversaire.

Parti à 7 heures du matin, il ne rentre qu’à la nuit tombante avec un merveilleux bouquet de roses consolatrices. Avant le dîner, nous montons jusqu’à la lisière de la forêt. Dans le crépuscule s’allument des centaines de lucioles. Il y a en surtout au bord du ruisseau et dans le grand pré ; elles brillent d’une lumière verte très intense et très douce. La nuit est délicieuse de tiédeur et de calme ; nous passons quelques minutes de rêve avant de regagner l’hôtel où le dîner nous attend.

Forêt de Tijuca

Vendredi 7 Août

Nous nous levons de bonne heure pour faire une course en forêt avant le départ d’Henri pour Rio. Nous pénétrons dans le fourré par une "picade" raide et accidentée ; nous traversons plusieurs fois le torrent en escaladant de gros blocs de rochers, nous grimpons en nous accrochant à des racines, à des lianes. Enfin, nous arrivons dans un coin de forêt tellement sombre et effrayant que, malgré la "picade" qui continue devant nous, je déclare ne pas vouloir aller plus loin sans armes sérieuses ; Henri n’a sur lui qu’un petit revolver de poche.

Il m’est impossible de décrire ce que nous avons vu. La nature semblait réellement avoir une âme et une âme farouche, hostile, malgré la beauté des choses qui nous environnaient. Les lianes, qui pendaient et s’enroulaient, paraissaient vouloir nous enchaîner dans leurs nœuds ; les palmiers épineux tendaient vers nous des dards acérés ; par moment, un silence oppressant puis un craquement, un froissement de feuille, un cri étrange d’oiseau.

Le ciel est voilé par une épaisse voûte de verdure ; les grandes palmes dominent. Lorsqu’un rayon de jour les frappe, elles brillent comme si elles étaient saupoudrées de mica. Beaucoup de fougères et de palmiers semblent suspendus dans l’air ; ils puisent leur vie dans le sol par quelques minces racines qui pendent à la manière des lianes.

Et puis, il y a ce monde de parasites qui s’accrochent à tous les troncs, à toutes les branches. Il y en a de toutes les tailles, de toutes les formes ; les uns semblables à d’énormes aloès, d’autres qui rappellent nos vignes vierges et nos lierres.

Il y a des mousses bizarres et d’innombrables lichens. Ces derniers ont des couleurs invraisemblables ; certains troncs, sous leur enveloppement, semblent revêtus d’une soierie pompadour. Les teintes les plus délicates s’unissent aux plus vives pour faire des rosaces moirées que ne trouverait pas le pinceau d’un artiste lyonnais.

Mais ce qui m’impressionne surtout ce sont les lianes. Elles ont des flexibilités, des souplesses de reptiles. Il suffit d’en frôler une en passant pour que plusieurs se mettent à frissonner, à palpiter.

Henri est le plus brave de nous trois ou, pour mieux dire, il a été déjà initié un peu aux choses de la forêt. Il faut vivre au milieu d’elles un certain temps pour s’y faire. Déjà, je suis moins craintive qu’au début ; je ne suis plus obsédée autant par la crainte des serpents ; le cri des singes ne me cause pas plus d’émoi que le croassement des grenouilles. Si, le premier jour de mon arrivée au Brésil, j’avais été transportée les yeux fermés dans un coin comme celui où nous sommes allés ce matin, je crois que j’aurais été pétrifiée, que je n’aurais pas osé faire un seul mouvement, que les lianes auraient pu m’envelopper et les mousses me couvrir sans que je songe à me frayer un chemin pour retourner vers le monde civilisé.

Aujourd’hui, je suis très bien descendue vers l’hôtel avec le secours d’Henri dans les passages les plus difficiles, j’ai oublié mes terreurs et il ne me reste de ma promenade qu’un extraordinaire souvenir qui ressemble à un rêve et… un peu de courbature.

Notre après-midi est laborieusement occupée pour l’un et pour l’autre mais la journée s’achève comme elle a été commencée par une heure et demie de forêt. Cette fois, nos pas s’arrêtent à l’extrémité de la chaussée, dans la petite crique un peu découverte produite par un coude du torrent.

Ce coin a nos prédilections ; il nous est devenu familier par sa proximité de l’hôtel et son accès facile, ce qui ne l’empêche pas d’être merveilleux. C’est là où j’ai eu la révélation de la forêt tropicale dès notre première arrivée à Rio ; depuis, il s’est enrichi de beaucoup de souvenirs ; il me semble qu’il nous appartient, je l’appelle "notre petit coin".

L’heure est douce, un peu languide.

Assis sur les grosses pierres du torrent, nous éprouvons une paresse à nous mouvoir et même à parler. Franz subit un peu la même influence, il guette en silence les grenouilles d’un ruisselet. Nous sommes tellement immobiles qu’un oiseau-mouche évolue autour de nous, se suspend en bourdonnant dans l’air à portée de nos mains. Il est tout vert et, malgré la lumière atténuée, il brille d’un éclat merveilleux ; on dirait une émeraude ailée.

De gigantesques papillons de nuit, d’un azur sombre,  traversent l’air d’un vol mou ; ils se posent tout autour de nous ; l’un s’arrête sur l’épaule de Franz, un autre sur ma jupe. Il nous semble que le crépuscule nous enveloppe, nous fond dans la nature. Nos vêtements paraissent de la teinte des pierres ; seuls nos visages font des teintes blanches.

Un petit quadrupède sort d’une anfractuosité de rochers et traverse le torrent ; nos connaissances zoologiques ne nous permettent pas de le nommer d’une manière bien sûre. Comme personne ne nous entend, Henri l’appelle : "loutre" et il se pourrait bien qu’il ait raison.

Nous sommes intrigués par des cris d’oiseaux qui partent de dessous les pierres de tous côtés. Nous cherchons et nous finissons par découvrir que ce sont de simples grenouilles qui chantent ainsi : nous en sommes très surpris au premier abord mais, comme nous vivons dans un conte de fée, nous admettons cette chose-là avec tout le reste… Et dire que, lorsque nous rentrerons en France, on nous accusera de "galéjader" !!!!!

Rio : Août 1908

Samedi 8 Août

Il y a huit jours que nous avons été vaccinés ; aucun de nos trois vaccins n’a pris mais nous ne faisons pas recommencer l’opération, nous devons être rebelles à la variole et notre prochain départ de Rio nous permet de nous en tenir à cette première expérience qui ne serait pas suffisante pour un plus long séjour. Ici, les prudents se font vacciner tous les mois depuis le commencement de l’épidémie.

Journée relativement calme dont je profite pour tirer l’aiguille avec ardeur, ce qui ne m’empêche pas de humer le bon air et, en levant les yeux de dessus mon ouvrage, de contempler les belles montagnes vertes.

Dimanche 9 Août

Messe dans la claire petite église de Tijuca où tout est blanc, bleu, rose (à l’exception des négresses). Ma voisine est du noir le plus intense ; toutes les nuances du noir blanc sont réunies. Quels jolis types dans les jeunes Brésiliennes qui possèdent une goutte de sang nègre ! Les teints mats sont merveilleux, les yeux de velours sombre ont des caresses d’une douceur exquise et les traits sont plus fins que ceux des femmes nettement blanches. Malheureusement l’épanouissement de la rare beauté de ces types est très éphémère. A 20 ans, une femme est fanée. La vieillesse ne va pas aux Brésiliens ; les teints mats jaunissent et s’accommodent mal des cheveux blancs. En face de moi, deux messieurs âgés me font l’effet de bonhommes en pain d’épices sur lesquels aurait poussé de la moisissure.

Après avoir accompli notre devoir religieux et avoir même pieusement écouté un long sermon en portugais auquel nous n’avons pas compris un seul, nous essayons de tirer quelques photographies dans le jardin de l’hôtel. L’obturateur de l’appareil fonctionne mal ; il s’accroche et, sur trois plaques impressionnées, nous sommes sûrs d’en avoir perdu au moins deux. Ce sont les petites misères du métier !

Dès que nous avons déjeuné, nous nous embarquons pour le "Corcovado", sans arrêt à Paneras cette fois. Pour ne pas me répéter, je dirai seulement que nous avons plus de chance que dimanche dernier, que les conditions atmosphériques sont meilleures et que, du sommet, on jouit d’un spectacle inouï.

Lundi 10 Août

A 9 heures, départ pour Rio. Achat de sandales de cuir pour Franz, achat de poupée de Bahia et de scarabées. Nous visitons le marché sans rien trouver d’extraordinaire. Henri est tenté par de petits ouistitis jaunes mais, comme le marchand les lui fait à vingt cinq mille reis pièce (trente francs), il ne satisfait pas son envie, à ma grande joie. Vu aussi un serpent boa en cage, nous ne le marchandons même pas. J’admire certains poissons dont les écailles semblent de véritables rubis ; ils sont splendides et je regrette de ne pouvoir en écrire le nom.

Devant le marché, une vieille négresse est accroupie auprès d’un grand panier dans lequel sont entassés des objets grossiers dont ne connaissons pas l’usage. Ayant remarqué des mains fermées qui sont considérées ici comme de grands porte-bonheur, nous achetons six de ces amulettes simplement taillées en bois par les indigènes. Cela n’est pas beau mais a un petit air sauvage qui m’enchante. Et puis, après tout, puisque ce sont d’heureux fétiches, autant en posséder ; on n’a jamais trop de bonheur.

Après-midi de travail. Pour la dernière fois, nous écrivons en France ; dans huit jours le "Courrier" nous emportera nous-mêmes.

Mardi 11 Août

A 7 heures du matin, Henri part en chasse. Accroupi dans un fourré, il restera une heure en arrêt sans voir d’autre gibier que des oiseaux-mouches. La forêt est trop épaisse ; on entend des cris, des froissements d’herbe mais le regard ne pénètre pas dans ces profondeurs de verdure. Il faudrait avoir un rabatteur ou, tout du moins, être conduit par un homme du pays connaissant la forêt et les mœurs de ses habitants, sachant distinguer la voix de chaque animal. Malgré son désir, Ri ne trouve pas l’occasion de tirer un seul coup de fusil.

Aussitôt après le déjeuner, nous grimpons dans le tramway à mules qui descend en ville. Nous allons chez Rau qui nous remet un gros courrier de France renvoyé de Buenos Aires par l’obligeant Monsieur de Bonneville. Les nouvelles sont à peu près bonnes. Comme toujours cependant, je me tourmente des uns et des autres ; les enfants ont eu la grippe en juin et sont restés tout pâles et sans entrain ; Charlotte a peur de n’avoir qu’un tout petit bébé ; la nourrice est fatiguée ; Marguerite est en Suisse avec sa neurasthénie qui continue. Je devine, entre les lignes, qu’il y a des froissements de caractères, des difficultés ; j’ai hâte et peur de revenir. L’impatience domine, je voudrais déjà être débarquée.

Charlotte demande à Henri d’être parrain de sa fille. Cet excès d’honneur nous confond, Henri en est très heureux ; moi, je me préoccupe un peu de la manière dont il faudra faire les choses pour être digne de l’enfant attendu et aussi de la marraine choisie, une amie de Charlotte : la richissime Madame de Douches, une des reines de la mode. N’ayant jamais été parrain, Henri risque de faire des gaffes. Enfin, nous tâcherons de connaître le protocole des cérémonies de baptême et de nous y conformer.

Nous lisons nos chères lettres dans le tramway électrique qui nous emporte vers Copacabana, la plage de Rio. Bon après-midi passé sur une grève de sable fin où déferlent des vagues d’émeraude. Les promeneurs sont très rares en cette saison, la plage est à nous. Franz s’y roule avec jubilation, j’y ramasse des coquillages ; pour un peu, nous nous déchausserions et nous irions barboter dans l’eau. Nous admirons l’encadrement de montagnes dont les pentes boisées s’arrêtent à quelques mètres des flots.

Il faut s’arracher à cette contemplation et remonter à Tijuca pour le dîner.

Mercredi 12 Août

La matinée manque complètement d’agrément pour moi ; elle est consacrée à mettre de l’ordre dans nos affaires et à commencer nos bagages pour le voyage de retour. Montant à Pétropolis et n’en devant redescendre qu’à la veille de nous embarquer à destination de France, j’ai tenu à disposer dans le fond des malles les objets dont nous ne nous servirons plus ici. J’espère de la sorte éviter un peu la bousculade du dernier jour.

Nos pauvres paniers et caisses sont las de ces pérégrinations à travers les mers et les terres ; il est probable qu’ils vont accomplir leur dernier voyage. Pour éviter des cahotements nuisibles à leur précaire état de santé, nous gardons, pendant cette courte absence, notre chambre à l’hôtel "Tijuca" Je commence à être assez experte dans l’art de faire les malles. Néanmoins, c’est une corvée que je prends de plus en plus en horreur.

Ah ! qu’il sera bon de retrouver le nid tranquille, plus stable d’Asnières et surtout de retrouver les deux petits oisillons chéris que je n’ai pas entendu gazouiller depuis huit mois. Enfin ! ce moment approche, je l’appelle de tous mes désirs. Il faut faire taire mon impatience pour jouir, sans arrière-pensée, des quatre jours de vacances que nous allons prendre.

Henri a presque terminé ses affaires aujourd’hui ; il ne lui reste plus qu’un déjeuner à rendre au "Creusot" et une visite à faire au Capitaine Rocha-Leina. Mardi, pendant que j’achèverai mes bagages, il s’acquittera de ces dernières obligations.

A 1 heure, j’expédie notre valise et notre sac dans le "bund" de bagages ; à 2 heures, je m’embarque moi-même avec Franz.

Pétropolis

Henri est exact au rendez-vous qu’il nous a donné et nous nous acheminons, tous les trois, à la suite d’un carregator, vers la station de Prainha d’où part le bateau de Pétropolis. Nous y sommes trois quarts d’heure d’avance. L’aimable Rau vient nous saluer quelques minutes avant le départ de la "barque". Henri me présente Monsieur Goatalem, l’agent à Rio des "Chargeurs Réunis".

A 4 heures précises, nous quittons le quai. Traversée de la baie en une heure. Le trajet est merveilleux : la côte est excessivement accidentée. Nous piquons vers la Sierra des Orgues toute déchiquetée dans le ciel ; nous passons auprès de petites îles charmantes, vrais bouquets de verdure surgissant de la mer. Et tout cela semble poudré d’or dans les rayons obliques du soleil qui descend derrière vers l’écran bleu des montagnes lointaines.

A Mana, nous quittons la "barque" pour monter dans le train qui attend. Pendant un quart d’heure à peu près, la voie traverse un pays plat, marécageux et boisé. Puis on change notre locomotive contre une machine à crémaillère et l’ascension commence. C’est une merveille ! On est en pleine Sierra et en pleine forêt avec des échappées de vues sur de sauvages vallées et sur la Rade.

Impossible de décrire la splendeur de ce panorama. Quelques pics, qui nous rappellent, par leur forme, le "Pain de Sucre", s’élancent hardiment dans l’azur, dominant de leur masse rocheuse et aride des crêtes arrondies toutes couvertes de forêts noires.

6 heures, arrivée à Pétropolis qui s’est logé dans le col mouvementé de cette sierra. Ville extraordinaire qui ne ressemble à rien de ce que j’ai déjà vu, ni en Europe, ni en Amérique. Je n’ai qu’une première impression très étrange mais très charmante, la nuit tombe !

Nous sommes à l’hôtel de l’Europe, dans l’avenue du "7 avril". Nous dînons et nous nous couchons car le froid nous surprend désagréablement. A Tijuca, les soirées sont plus tièdes que dans ce grand village de montagne.

Jeudi 13 Août

Pétropolis ! Ville morte dont le charme pénétrant est fait de calme et de silence ! Même en cherchant bien, il m’est impossible de la comparer à quoi que ce soit pour en donner une idée à ceux qui ne l’ont pas vue. Pétropolis est Pétropolis ; son cachet est très personnel. Il y a un peu de Spa, un peu de Bruges, un peu de Suisse, beaucoup de terre tropicale, le tout uni très heureusement de manière à former un ensemble d’une harmonie exquise.

Dès notre lever, nous circulons dans les avenues ombragées au milieu desquelles coule, avec lenteur, un Rio endigué. Les pentes de ce canal sont herbeuses ; de loin en loin, un petit pont rouge permet de passer d’un côté à l’autre. Toutes les maisons qui bordent ces avenues sont coquettes, espacées de leurs voisines ; la plupart sont enfouies dans la verdure. De tout côté, même au centre de la ville, se dressent des montagnes ; les avenues les contournent en suivant les sinuosités des vallées.

Pétropolis est le triomphe de l’irrégularité ; c’est l’opposé de Buenos Aires ; le contraste nous frappe délicieusement. Dans les jardins, les azalées et les camélias sont en pleine floraison, les grands orangers portent à la fois fleurs et fruits. Il flotte dans l’air un parfum, mélange de toutes les senteurs diverses qui montent des parterres et qui tombent des arbres. C’est une grisante odeur de seringa. Henri la reconnaît avec bonheur et, sans l’analyser ni la comparer, il me dit : « Cela, c’est l’odeur de Pétropolis ! »

Nos pas errent tout à fait au hasard ; nous ne les dirigeons que pour passer devant la maison habitée il y a quatre ans par Rengnet et Rau. Henri en était l’hôte presque journalier ; naturellement beaucoup de ses souvenirs s’y attachent ; il m’en a parlé souvent dans ses lettres et, plus tard, dans ses récits. S’il éprouve le désir de la revoir, j’en ai un presque égal de la connaître. Elle est restée intacte car, à Pétropolis, les choses ont le bon goût de peu changer mais elle est habitée par d’autres ; nous ne pouvons y pénétrer. Henri me désigne chaque pièce. La chambre, où il a passé sa première nuit de Brésil, donne sur la route ; elle est ouverte, j’y glisse un regard curieux. Avant de nous éloigner, nous cueillons une fleur de la clôture…

Il faut revenir vers l’hôtel de l’Europe où l’heure du déjeuner ne tardera pas à sonner. Nous passons devant la belle propriété de l’Empereur Don Pedro de Alcantara ; les jardins, qui occupent une grande superficie, sont visibles à travers la grille qui les enferme. Cette résidence impériale a été donnée par la Comtesse d’Eu aux dames de Sion (me dit Henri). Après le repas, nous montons dans notre chambre nous reposer quelques minutes ; puis, de nouveau, nous nous mettons en route.

Cette fois, nous quittons la ville pour gagner les montagnes plus sauvages et plus hautes qui la dominent en arrière. Après avoir vu une infinité de coins ravissants, nous arrivons à un col d’où nous apercevons tout Pétropolis sur l’autre côté de la chaîne de montagnes. Malheureusement, le ciel déjà voilé depuis le début de notre promenade se couvre tout à fait ; les nuages descendent, la pluie tombe. Nous retournons sur nos pas.

Rencontre d’un crapaud mousseux comme je n’en aurais même pas soupçonné. Henri me dit que ce doit être un de ces crapauds géants dans la bouche desquels on peut mettre des cigarettes ou des cigares. Il paraît qu’ils fument en avalant la fumée jusqu’à ce qu’ils en crèvent.

Nous arrivons absolument trempés à l’hôtel de l’Europe. Je déshabille Franz et le frictionne.

Monsieur Goatalem nous apporte un courrier de France, arrivé pour nous à Rio cet après-midi. J’ai de plus en plus hâte de retrouver Pierre et Cri Cri ; mon désir d’eux devient aigu et puis j’ai peur que la nourrice soit en ce moment anémique et nerveuse, comme cela lui arrive à chaque début d’été. Les petits ne souffrent certainement pas ; moi, je me rends malheureuse, très malheureuse. Henri me sermonne et cherche à me consoler ; son meilleur argument est que nous partons maintenant par le premier bateau et que, même si j’embarquais uniquement à cause des lettres que je viens de recevoir, je n’arriverais pas plus tôt.

Nos pensées étant toutes en France, nous en oublions d’écouter pendant le dîner les déclamations, amusantes à force d’être absurdes, d’un petit professeur de linguistique. Il est réellement instruit mais pédant en diable. Pour dire les choses les plus simples, il emploie des mots extraordinaires ; il épilogue sur tout et se croit un homme universel. Il a des raisonnements étranges ; ainsi, il crie très haut de sa petite voix de fausset : « Moi, les cimetières m’ont toujours mis en rage ; je ne comprends pas qu’on perde ainsi des matières utiles en les enfouissant dans la terre ; un corps humain, de moyenne dimension, vaut quarante francs par les produits qu’on peut en tirer ».

Vendredi 14 Août

En me réveillant à 7 heures un quart, mon premier soin est d’ouvrir les volets et d’inspecter le ciel. Hélas ! il est bien nuageux. J’aperçois quelques promeneurs matinaux avec des parapluies ruisselants ; je me recouche et ce n’est qu’une heure plus tard que nous commençons nos toilettes. Pendant nos ablutions, le soleil se montre et nous fait presque regretter notre paresse ; nous nous hâtons et, aussitôt après avoir pris un premier repas, nous sommes dehors.

Nous allons choisir quelques cartes postales puis, sans quitter Pétropolis, nous nous promenons pendant deux heures dans des avenues charmantes, taillées toutes sur un modèle un peu uniforme mais dont nous ne nous lassons pas.

Henri me montre la maison des Brissays, celle des Marchoux, la pension où habitait Le Doux, la villa de Trubert, celle des La Bordère, celle des Decrais, celle du Ministre du Japon. Partout, il a dîné et j’en conclus que mon mari était un fameux pique-assiette pendant son premier séjour à Pétropolis. Je suis un peu étonnée de la simplicité de la plupart de ces habitations ; je ne suis pas encore suffisamment habituée à l’architecture tropicale pour apprécier ces demeures composées d’un unique rez-de-chaussée. Il paraît que les loyers sont hors de prix et que pour trois comptos de reis, c’est à dire plus de quatre mille cinq cents francs, on n’a pas grand chose ici.

Nous ne rentrons que pour nous mettre à table. Les menus sont très variés à l’hôtel de l’Europe, la cuisine y est excellente. Mais aujourd’hui, pour faire pénitence en l’honneur de l’Assomption, nous ne prenons que des œufs brouillés, du poisson, de la purée de pomme de terre, du dessert et du café. C’est encore un repas confortable mais, comme nous ne faisons plus jamais maigre depuis que nous avons quitté Paris, cela nous coûte quelque peu. Espérons que la Sainte Vierge nous en saura gré et répandra en bénédictions les mérites de cette petite mortification sur les "Marie" pour lesquelles nous la prierons demain.

Dès que nous avons terminé notre déjeuner, nous quittons à nouveau l’hôtel qui décidément ne nous possède que la nuit et aux heures de repas. Nous allons à Cascatinha, village à six kilomètres de Pétropolis. Il y a plusieurs routes ; nous choisissons la plus longue et nous nous en félicitons car elle est ravissante. Le ciel est encore voilé mais il ne tombe pas une goutte d’eau et nous ne devons point nous plaindre, la marche est plus agréable que par grand soleil.

Une seule chose nous ennuie, nous manquons de lumière pour fixer photographiquement le souvenir des visions qui nous causent tant de plaisir. Profitant de courtes éclaircies, Henri impressionne trois plaques. Assis sur une pente d’herbe, nous attendons vainement, pendant une demi-heure, un rayon de soleil sur le splendide fond de la vallée ; les sommets sont perdus dans les nuages et les premiers plans sans aucun relief ; nous devons renoncer à tenter la chance ; il faudra revenir… si nous pouvons.

Rencontré un convoi funèbre de jeune-fille ; le cercueil est tendu de soie rose ; les femmes qui suivent sont vêtues des nuances les plus éclatantes et tiennent en main des bouquets rouges et blancs. Aucune impression de tristesse ne se dégage de ce cortège clair qui a presque un air de fête.

La route qui mène à Cascatinha est, sans transition, la continuation de l’avenue du "7 avril" qui passe devant notre hôtel. Elle serpente le long du Rio Piabanha au fond d’une vallée resserrée. Les pentes sont couvertes d’un fouillis de végétation au-dessus duquel émerge, ça et là, le tronc svelte et le panache d’un palmier. Des quantités de vautours ! Les uns, dans leur lent vol plané, touchent aux nuages ; d’autres, posés sur les arbres qui bordent le Rio, mettent aux branches de lourdes grappes noires. Près d’un "matadouro", un véritable troupeau de ces rapaces attend l’heure de la tuerie.

A chaque tournant de route, en premier plan, un décor nouveau : des bananiers, effrangés par le vent, inclinent sur l’eau leurs feuilles vert clair ; plus loin, l’arc très accentué d’une passerelle vermillon unit les deux rives ; là bas, le Rio s’assombrit mystérieusement sous une voûte de bambous ; ici, il coule paresseusement sur un banc de sable fin ; là, il rebondit sur des roches blanches.

La vallée que nous suivons tourne brusquement à droite ; nous laissons, à gauche, deux gorges sombres séparées par un énorme rocher abrupt dont la cime aujourd’hui reste embrumée. La route descend. Entre les maisons très espacées du village de Cascatinha, on aperçoit le Rio qui se précipite d’étage en étage. Un barrage l’arrête et l’étend un instant en nappe tranquille ; il s’en échappe et roule le long d’une muraille rocheuse vers une autre vallée.

La route serpente maintenant au flanc de la montagne et s’enfonce vers l’intérieur du pays. Nous revenons sur nos pas.

Samedi 15 Août

Nous allons entendre la messe de 8 heures dans la chapelle des Capucins, rue Montecaseros, à deux pas de notre hôtel. Ecrit quelques cartes postales avant de nous mettre en route pour "Alto da Sierra". Jolie promenade, un peu gênée par un vent violent qui nous échevelle et nous arrache nos chapeaux. Au bout, à travers l’échancrure de gigantesques rochers aux faîtes desquels s’accrochent des forêts et des chalets, vision de l’immense panorama des premiers contreforts de la Sierra et de la rade de Rio.

Dans l’après-midi, nous reprenons la direction de Cascatinha mais en suivant la rive opposée du Rio Piabanha. En arrivant à Cascatinha, nous sommes récompensés de la réédition de notre promenade d’hier ; les fonds sont dégagés et Henri peut prendre quelques vues photographiques, ce qui était surtout le but de notre course.

Revenus en arrière, nous nous enfonçons dans la vallée du "Retiro". Le sentier, d’abord coquet, est ombragé par une luxuriante flore tropicale ; il traverse un petit rio et devient plus âpre et plus sauvage. Quelques cases s’espacent encore à travers les bananeraies. Trois petits négrillons, aux yeux curieux, nous épient entre les branches ; dès que nous les regardons, ils disparaissent avec une agilité de singe.

Puis, c’est la solitude ; la route s’enfonce dans la brousse. Une vertigineuse muraille à pic la surplombe au-dessus des arbres ; sur la paroi lisse, seules quelques orchidées se sont cramponnées et leurs feuilles frissonnent au vent, scintillent au soleil. De loin en loin, on croirait un suintement d’eau. Et la route continue toujours vers l’inconnu mystérieux et sauvage…

Dans la douceur d’un soir très pur, nous regagnons notre home passager.

Dimanche 16 Août

A 6 heures du matin nous sommes réveillés par la chute de torrents de pluie. Les "morros" sont chapeautés de nuages gris. Messe de 8 heures au couvent des Capucins. Promenade à travers Pétropolis noyée dans le brouillard. Achat à un gamin de deux gentilles orchidées. Retour à l’hôtel. Avant le déjeuner, nous bouclons nos bagages.

En attendant l’heure du départ, course errante dans les chemins boueux sur lesquels débordent des ramures lourdes de pluie qui dégagent des parfums exquis. Nous serpentons à flanc de montagne, franchissons un petit col et trouvons, de l’autre côté, d’autres collines boisées qui nous arrêtent. Partout, la forêt est impénétrable ; il faut se borner aux sentiers tracés et ceux-ci n’existent que pour desservir des habitations nichées dans les bois.

Par moment, les nuages s’écartent ou s’élèvent ; nous avons des aperçus de Pétropolis, des vallées environnantes, des sierras lointaines. Cela nous rappelle la Suisse avec quelque chose de plus sauvage. Les aspects riants sont rares. La note la plus douce de ce pays est la mélancolie. Tout est grandiose, presque écrasant ; la forêt est sombre à force d’être belle et, quand la montagne est dénudée, elle est encore plus terrifiante que vue à travers le voile de sa farouche chevelure verte.

Adieu à Pétropolis ! Une voiture nous emporte vers la gare. La ville est silencieuse, l’eau du Rio semble dormir ; tout est triste mais charmant quand même ! J’aime Pétropolis ! Quel malheur que ce coin du monde soit si loin de la France ! Avec un peu d’habitude, je ne trouverais plus son entourage apeurant. C’est l’écrin qu’il faut pour faire ressortir ce bijou de ville.

Un peu d’animation à la gare. On vient reconduire les visiteurs du dimanche. Nous avons pu nous emparer de coins, espérant revoir les magnificences de la montée. Hélas ! nous traversons nuages sur nuages et il faut nous contenter de regarder seulement les bords de la voie.

Au bas de la Sierra, nous trouvons un pays découvert ; les nuages planent maintenant sur nos têtes, notre vue s’étend bien loin sur des marécages et une brousse hirsute. De grands roseaux, terminés par un panache échevelé, font un étrange effet dans le soir qui tombe ; on dirait une armée de sauvages.

Nous dînons sur la "barque". La nuit est tout à fait venue, une nuit sans lune, si noire que le ciel et l’eau semblent d’encre. Au loin, les phares puis les lumières de Rio viennent mettre quelques étoiles et quelques points scintillants dans cette obscurité.

Nous débarquons et avec l’aide d’un carrégador, nous gagnons sans encombre la station de Tijuca. Mais là, nous éprouvons de grandes difficultés : nos bagages ne sont pas admis sur le tram des voyageurs, il n’y a plus de "bund" spécial, le bureau est fermé… donc impossible d’emmener notre valise, impossible aussi de la laisser en dépôt ! Après des "parlementaires" pénibles, nous trouvons une "combinaison" : Henri part en cab avec les deux sacs, je prends le tramway en compagnie de Franz. Peut-être, aurions-nous pu trouver, en cherchant, une voiture à deux places mais cela aurait été infiniment plus cher et dix mille reis nous semblent déjà une somme suffisante.

Rio : Août 1908

Lundi 17 Août

Avec plaisir, nous nous retrouvons à Tijuca. Nous nous sommes déjà faits à notre immense chambre. Ici, les gens et les choses nous sont devenus familiers en très peu de temps ; nous nous sentons infiniment plus chez nous qu’à l’hôtel de Provence où nous avons passé le double de temps.

Le ciel est couvert mais il fait très lourd, la chaleur est accablante. A 2 heures de l’après-midi, étant avec Franz dans le jardin, à deux pas de la maison, dans la grande avenue où nous nous promenons sans défiance de jour et de nuit, nous voyons un serpent mesurant bien un mètre de long. Il est sur le petit aqueduc qui amène l’eau à l’hôtel et boit tranquillement en laissant pendre son corps jaune brun le long du mur.

J’envoie Franz appeler le gérant mais j’ai trop élevé la voix et, quand celui-ci arrive avec le cuisinier, le reptile s’est déjà enfoncé complètement sous les feuilles. On ne le voit plus et les deux hommes n’osent pas s’aventurer à sa recherche dans l’épais fourré. C’est la première fois que je vois un aussi long serpent et, sans doute, un aussi dangereux en pleine liberté.

A Buenos Aires, il y en a au jardin zoologique de nombreux échantillons de cette espèce ; je l’ai parfaitement reconnue et regrette de n’avoir pas retenu le nom d’une manière sûre. Je crois que c’est le crotale mais je ne puis l’affirmer. Que ce soit un serpent ou un autre, il m’a donné une rude émotion ; je m’apprêtais à cueillir des mousses sur le mur où il pendait.

Heureusement que mon séjour au Brésil touche à sa fin car ma terreur me reprend ; je ne vais plus oser marcher qu’au milieu des allées en surveillant tous mes pas ; Henri et Franz vont être à la chaîne, ils n’auront plus la permission d’aller dans les broussailles, même avec des guêtres. Celles-ci les protègeraient contre les morsures des petits serpents mais ne les garantiraient pas d’un reptile de la taille de celui que je viens de voir.

Henri rentre à 5 heures et demi. Il a déjeuner avec Monsieur Palle, l’ingénieur du Creusot et avec Monsieur Rau. Tous les deux s’entendent pour détester Pétropolis. Leurs motifs sont différents ; le Représentant des Aciéries reproche à cette ville son engourdissement, sa tristesse, son manque absolu de distraction ; Monsieur Palle trouve la nature environnante trop hostile.

Monsieur Désiré, principal employé de Rau, vend à Henri huit papillons pour la somme de douze mille reis. Mon cher mari désire que j’en fasse une parure exotique et pas banale pour une toilette de soirée. J’aurais pu attraper beaucoup de ces insectes. Aujourd’hui encore, nous en avons vu un splendide mais il est difficile de les prendre sans les abîmer et encore plus difficile de les préparer pour la conservation ; il faut les vider et leur faire subir divers traitements chimiques.

Souvent les espèces rares sont récoltées à l’état de cocon par des gens qui font du commerce de papillons leur carrière véritable. D’autre fois, on dispose, autour des arbres où ils viennent butiner, des soucoupes pleines d’eau de vie ; les gourmands papillons boivent jusqu’à la mort. Avec un filet, on les abîme beaucoup, on les brise et on leur fait perdre la poudre brillante des ailes. Sur les six papillons bleus dont Henri s’est rendu acquéreur, il y en a quatre de Tijuca et deux du Corcovado, ces derniers ont un azur un peu plus sombre.

Mardi 18 Août

Grâce à notre retour un jour plus tôt que nous l’avions prévu, nous pouvons nous accorder quelques derniers loisirs. Notre matinée se passe dans le jardin de l’hôtel à photographier les coins que nous préférons. Ce ne sont peut-être pas les plus jolis, mais nous y avons fait de longues stations ; ils demeurent chers à notre souvenir et nous serons bien contents d’en retrouver de temps en temps une vision plus nette.

Je cueille des brindilles de mousses, d’herbes, de capillaires, de fougères. Je voudrais pouvoir emporter tout un morceau de forêt. Nous nous emplissons les yeux de verdure, nous écoutons le chant des oiseaux et des grenouilles, les grincements des bambous, les froissements des grandes palmes, le murmure de l’eau…

C’est notre dernière matinée. Le ciel boude, puis rit. Il y  a des coups de soleil radieux et des assombrissements subits ; les montagnes jouent à cache-cache. Il monte du sol une humidité chaude qui étourdit, qui alanguit.

Beaucoup de papillons diaprés et de libellules flottent dans l’air, s’enfoncent entre les mailles de l’inextricable réseau de la forêt. Nous disons adieu à toutes ces choses que nous avons admirées depuis trois semaines, dont nous nous sommes fortement imprégnés. Certainement, j’éprouve un regret à les quitter car leur beauté est indéniable et ne se retrouvera pas en Europe. Et pourtant, c’est avec bonheur que je m’en vais vers les choses plus douces de chez nous.

La nature au Brésil est trop forte ; son excès de puissance m’oppresse physiquement et moralement ; je l’admire, je l’aime même… mais j’en ai peur. Et que serait-ce si j’avais vu ce pays dans sa saison d’été, lorsque la végétation redouble d’exubérance et que le soleil lui-même devient le plus meurtrier des ennemis.

Le cuisinier m’a montré tout à l’heure un bocal dans lequel il y a une vingtaine de serpents pris l’été dernier autour de la maison. Crotales, corrals, surucoucous font un enchevêtrement horrible que je ne peux regarder sans frémir. Il y a aussi d’énormes araignées velues, grosses comme des crabes, dont la blessure est également mortelle. On les a prises dans la salle à manger, un jour de forte chaleur.

Ces bêtes ne sont pas rares, on cohabite avec elles souvent sans le savoir. Une menace de mort plane toujours dans ce merveilleux Brésil ; les gens du pays ne la sentent pas ; pour moi qui en ai l’instinct, j’en suis péniblement émue… Malgré tout, mon frisson est admiratif. Et il faut mon violent désir de rentrer en France pour que la pensée de ne peut-être jamais revoir la splendeur tropicale ne me cause pas une peine réelle.

Mercredi 19 Août

7 heures et demi. Il faut se dépêcher d’empiler les affaires de la dernière heure dans la valise et de tout fermer. Les carrégadors sont déjà là, demandant à emporter nos bagages. Henri s’est adressé à un express qui, moyennant le versement de vingt cinq mille reis, se charge de nos sept colis depuis l’hôtel jusqu’au bateau. Nous n’aurons qu’à nous occuper de nos personnes ; c’est le plus simple et c’est encore le plus économique. Un ami de Rau, le peintre Guignard, qui voyagera avec nous, trouve le moyen de payer plus de trois cent mille reis (quatre cent cinquante francs) pour le transport de onze colis, entre Santa Thérésa et l’"Atlantique".

Petit déjeuner. Règlement de la note et don des pourboires.

Henri part pour Rio où quelques affaires urgentes le réclament encore. En attendant le "bund" de bagages que mon corail et mes orchidées m’obligent à prendre, je monte une dernière fois la grande avenue du jardin. Le temps est couvert ; la dernière impression est un peu sombre.

Il faut partir ! Le gérant Alexandre descend nous mettre en tramway et nous souhaite bon voyage. Les mules trottent ; la route tourne ; l’hôtel disparaît…

Henri est arrivé avant nous à la station ; nous gagnons le bureau de l’obligeant représentant ; nous y laissons nos paquets et nous allons déjeuner à la taverne allemande. Nos invités sont Messieurs Palle et Rau. Le repas est gai, la séparation n’étant dure pour personne.

Achat de boites de "goyabade", de pastilles de menthe et d’une petite aigue-marine. Retour chez Rau. Visite de Docteur Ramos.