Linz - Salzbourg

A la gare, nous montâmes dans le train de 7 heures 45. Papa et moi, nous étions seuls dans notre compartiment, un compartiment bien organisé, avec tout le confort possible. A Kammer, nous descendîmes et nous prîmes le bateau qui traverse l'Attersée. Ce bateau était loin d'être aussi beau que celui sur lequel nous avions traversé le lac de Constance. Il avait cependant une machine merveilleuse que j'admirais longuement. On demeurait effrayé, en regardant tous ces énormes morceaux d'acier ou de cuivre qui accomplissaient leurs mouvements avec une lourde puissance. Quant aux bords du lac, ils me rappelaient beaucoup ceux du lac des Quatre-Cantons. De hautes montagnes, vertes à la base, rocheuses au sommet, avec quelques arbustes rabougris et de maigres pins isolés, voilà le caractère le plus saillant des rives de l'Attersée. De nombreux villages et de jolies villas sont semés dans la verdure et donnent un aspect animé au plus grand lac du Salz Kammergut.

La traversée demanda deux heures et demie, ce qui n'a rien d'étonnant, l’Attersée ayant quarante kilomètres de longueur. Nous arrivâmes à Attersée, station terminale placée dans une jolie situation. Là, nous nous occupâmes du déjeuner. L'hôtel, dans lequel nous descendîmes, était tenu par un Mayer. Nous ne trouvâmes qu'une seule table libre et nous dûmes nous asseoir promptement autour d'elle, malgré une nappe qui tentait peu Monsieur Tucker. Cette nappe était propre mais les personnes qui avaient mangé avant nous avaient posé un cure-dent sur un coin de la table. Monsieur Mayer essaya de la faire changer; il eut beau le répéter deux fois en allemand au garçon, celui-ci, qui le comprenait pour tout le reste, ne voulût pas entendre cette prière.

Nous mîmes alors nos serviettes sur l'ancienne nappe et, après avoir essuyé tous nos ustensiles, nous attaquâmes résolument les plats posés devant nous. On nous servit des tranches de viande dont l’aspect répondait beaucoup à celui des tranches de gigot et dont le goût était tout différent. Cette viande devait être du chamois ou quelque chose de semblable. Dans tous les cas, je n'en avais jamais mangé de ma vie. Ce n'est pas mauvais, c'est même assez tendre avec une saveur sauvage. Comme entremet, on nous apporta quelques portions d'un gâteau à la crème fouettée que je n'appréciai pas beaucoup. Il y avait une part d'un autre entremet que je partageai avec Monsieur Mayer. C'était une brioche, très légère et très chaude, à l'intérieur de laquelle, il y avait des fruits confis en marmelade. Nous en dîmes tant de bien à Papa et au Docteur que, lorsqu'ils eurent absorbé leur crème, ils manifestèrent le désir de goutter à notre gâteau. Monsieur Mayer leur en fit apporter.

Enfin, on vint nous annoncer que la voiture qui devait nous conduire à l'embarcadère du Mondsée était prête. Nous montâmes dans cette grande guimbarde où l'on pouvait tenir à huit et où nous n'étions que quatre, « en famille », disait monsieur Maurice. La route, très courte, est fort jolie et fort accidentée. Nous côtoyâmes un torrent dont les eaux tumultueuses grondaient comme un tonnerre lointain et entraînaient de petits arbustes dans leur course folle. Monsieur Tucker, envoyait des baisers aux fillettes, qui couraient nu-pieds dans les hautes herbes, et disait bonjour à tous les paysans que nous croisions. Ceux-ci, moins expansifs qu'en Suisse, regardaient d'un air ébahi ce monsieur qui leur parlait une langue étrangère et les saluait amicalement. Au bout d'une demi-heure, nous débouchâmes dans une sorte de petite prairie verte, baignée par un lac délicieux. Une cabane de bois formait la station du bateau. Un yacht de promenade ravissant, nommé "Hélène", nous attendait ; lorsque nous eûmes quitté notre véhicule pour nous rendre sur son pont, il se mit à siffler et à gagner le milieu du lac, sans attendre d’autres voyageurs.

Nous avions l'air de grands seigneurs, seuls sur ce délicieux navire. L'"Hélène" était mieux monté en équipage qu'en passagers. Un capitaine, deux matelots, deux mécaniciens et un mousse, voilà les personnages qui nous accompagnaient et, encore, chacun était à son ouvrage et nous laissait maîtres absolus du bateau. Deux stations plus loin, nous prîmes un vieux bonhomme qui ne fut pas gênant. Il était du pays et connaissait les matelots avec lesquels il causa tout le temps de son voyage. Le Mondsée, quoique moins grand que l'Attersée, me plut encore davantage. Les bords ne sont plus resserrés et les eaux possèdent de plus jolies nuances.

Mondsée, où nous descendîmes, se présente agréablement; on dirait une élégante petite ville d'eau. Plusieurs jeunes femmes se promenaient au bord du lac, tenant par la main des bébés habillés comme nos enfants riches. Je vis même une petite fille de 3 ou 4 ans, avec une grande capeline et une longue robe sans taille lui tombant jusqu'aux pieds. C'est un accoutrement qu'on rencontre souvent dans nos jardins publics et que je n'ai jamais aimé ; non seulement, il n'est pas gracieux mais, pour un caprice de la mode, on gène les mouvements de ces pauvres fillettes qui, dès qu'elles veulent courir, s’embarrassent les jambes dans les plis de leur jupe et tombent à chaque instant.

Le chemin de fer ne tarda pas à partir. Nous étions tous en première. Le billet du Docteur n'étant pas valable, Monsieur Mayer avait été obligé de reprendre deux tickets de troisième classe pour qu'il put monter avec nous. Bientôt, nous vîmes les montagnes devenir de plus en plus hautes et le paysage prendre un aspect plus sauvage. « Je vois de la neige ! Je vois de la neige ! » s'écria tout d'un coup Monsieur Tucker avec son exaltation ordinaire. Monsieur Mayer se leva, regarda quelques instants les cimes des montagnes désignées par notre compagnon et se rassit en disant froidement: « Mon ami, vous vous trompez, il n'y a pas plus de neige là-bas qu'il n'y en a sur le dos de ma main. » Le Docteur tenait à sa neige : « Il y en a ! Il y en a ! » répétait-il obstinément. « Voulez-vous parier deux sous ? » répondit Monsieur Maurice.

Le pari étant engagé, nous attendîmes que notre train arrivât aux montagnes qui causaient ces avis contradictoires. Il les atteignit enfin et... pas de neige. « Je ne parlais pas de ces montagnes-ci, dit le perdant; non ! Les miennes sont plus loin, là-bas ! » Nouvelle déception et nouveau sursis demandé et obtenu. Alors seulement, Monsieur Mayer réclama ses dix centimes. Le Docteur les tira de sa poche, prétendant qu'on le volait et que les montagnes neigeuses, dont il avait aperçu les cimes, étaient encore plus loin. « Certainement, mon ami, il y a de la neige et des glaciers dans les Monts du Tyrol qui sont dans la direction que vous indiquez, seulement cette neige là, je vous défie bien de la voir. »

Salzbourg

Nous arrivâmes à Salzbourg vers 6 heures et demie. L'hôtel de l'Europe dans lequel notre guide avait retenu nos chambres est un monument splendide. C'est plutôt un palais qu'un hôtel ! L'immense bâtiment étant plein, on nous conduisit à un ravissant chalet suisse, relié au corps principal du logis par un pont en bois couvert comme ceux que Lucerne a établis sur le lac des Quatre-Cantons. Ce pavillon est situé au milieu des beaux jardins de l’hôtel.

Nos chambres étaient au rez-de-chaussée et nous fûmes très étonnés d'entendre le gérant de l'hôtel s'excuser de la médiocrité de notre installation. Nous nous trouvions admirablement logés et Monsieur Mayer, quoi qu'il pensa comme nous au fond, profita des excuses du gérant pour demander une compensation : « Que l'on nous donne du vin dans le prix de la pension, au lieu de compter cette boisson à part et nous serons satisfaits » dit-il. Ce fut chose convenue. Papa et moi, nous étions voisins. Notre voisinage était rendu plus intime par une porte de communication. Quant à ces deux messieurs, ils demandèrent une chambre commune « pour causer le soir avant de s'endormir. » Je traduis « pour se disputer plus librement. »

Comme j'avais une bonne demi-heure devant moi, je fis une toilette complète. Je dois signaler un inconvénient : ma fenêtre n'avait pas de petits rideaux et elle était incomplètement voilée par des touffes d'arbustes plantés de l'autre côté de la galerie. Je voyais à chaque instant des gens se promener dans le jardin; ils ne pouvaient pas me voir et, pourtant, j'en étais ennuyée.

Messieurs Tucker et Mayer nous attendaient dans le vestibule pour aller dans la salle à manger. Je fus intimidée en rentrant dans cette immense pièce où étaient attablés des gens tous plus élégants les uns que les autres. Les femmes avaient de jolies toilettes en soie ou en velours, aux couleurs claires et  je me sentais un peu honteuse de mon simple corsage de baptiste rose et de ma jupe de lainage anglais. Monsieur Mayer, à qui j'en fis la remarque répondit en souriant que ma jeunesse valait mieux que tout cela et que d'ailleurs les personnes dont j'admirais la toilette étaient établies dans cet hôtel, tandis que nous n'y étions que de passage. Pendant qu'il me disait cela je le regardais et je m’aperçus qu'il avait essayé de se faire resplendissant. Il me prêchait la simplicité et il ne la pratiquait pas. Le Docteur s'était mis aussi en frais. Il était enseveli dans sa grande redingote noire qui possédait le triste privilège de lui donner le spleen. Ce vêtement, à la nouvelle mode, lui descendait jusqu'à la moitié de la jambe et me rappelait celui que Jules Téméraire arborait le soir à Pornichet pour s'asseoir à côté de moi, à notre modeste table de bains de mer. La redingote de l'ami que nous avions baptisé du nom de "Téméraire" était plus 1830 et plus excentrique ; pourtant, elle lui allait mieux que celle du Docteur et, contrairement à celui-ci, il n'était jamais plus gai que lorsqu'il l'avait sur le dos.

Non loin de nous, soupaient le Docteur viennois et sa femme ; ils avaient laissé leurs enfants à la campagne et ils allaient faire un petit voyage dans les montagnes du Tyrol. Monsieur Tucker se contenta de saluer son confrère, ils ne se parlèrent pas, ne se donnèrent pas même une poignée de main, ce qui fit dire à Papa : « Ils ne se sont pas convenus. » La cuisine de l'hôtel était excellente. On se serait cru à Paris dans un bon restaurant. Depuis le potage bisque jusqu'aux glaces panachées, tout fut parfait.

Le Docteur était triste et ne nous égaya pas par ses plaisanteries. Il s'ennuyait de son père, de sa mère, de sa sœur, de ses malades, de Paris, de tout enfin, même de son domestique dont il nous parla plusieurs fois pendant le repas. « Il faut absolument que je parte, après demain au plus tard, disait-il; la trépanation que je dois faire ne peut attendre davantage et j'ai besoin d'un bon jour de repos avant d'opérer. D'ailleurs, je m'ennuie. Ce n'est pas poli de vous dire cela. Je voudrais aller passer deux jours à Luchon, auprès de mes parents et, le 25, il faut que je sois à Cardiff. »

Il s'anima cependant un peu à la fin du repas et, comme Papa voulait lui raconter une histoire drolatique, peu faite pour mes chastes oreilles, ils se rendirent tous deux dans le salon de lecture, nous laissant Monsieur Mayer et moi, en tête-à-tête, devant notre petite table. Leur absence se prolongeant, Monsieur Mayer me proposa de nous mettre à leur recherche et nous traversâmes le jardin, espérant les retrouver dans une de nos chambres. Personne ! Je profitai de notre visite au pavillon pour prendre mon chapeau et ma pèlerine de voyage. Je ne pouvais arriver à fermer l’électricité que j'avais su ouvrir et je fus obligée d'avoir recours à Monsieur Mayer. Nous revenions, étonnés de n'avoir point trouvé ceux que nous cherchions, lorsque, par une fenêtre entrouverte de l'entresol, nous vîmes Papa et le Docteur, assis tranquillement l'un à côté de l'autre et riant beaucoup. « Etes-vous tranquille, maintenant, me demanda Monsieur Maurice ? Ils n'étaient pas bien loin. » Ces messieurs nous avaient bien vus nous engager dans le jardin mais, comme ils n'avaient point fini leurs petites histoires, ils s'étaient bien gardés de nous appeler.

Il faisait fort beau temps et nous comptions sortir, lorsque nous fûmes retenus par les premières mesures d'une douce musique qui s'échappait d'un grand salon carré dont la voûte était soutenue par des colonnes. Nous nous procurâmes des sièges et nous restâmes ainsi jusqu'à peu près dix heures. « Je suis bien heureux de n'avoir plus les Prévot, disait Monsieur Mayer. Qu'aurait-on pensé d'eux ? » et il désignait, d'une manière particulière, deux jeunes femmes, assises non loin de nous dans de grandes berceuses d'osier. L'une était en soie blanche, un peu décolletée; l'autre avait un ravissant corsage de satin rose pâle, garni de dentelles blanches et une jupe de satin noir. Des messieurs en habit se promenaient en fumant, dans ce hall empli de parfums, de musique et de fumée, des pipes comme dans la brasserie de Munich. Vraiment, j'étais de l'avis de notre guide. Je me dissimulai derrière une colonne en pensant comme lui que si Prévot, Prévote et Prévotine avaient manifesté le désir de venir s’asseoir dans ce salon, jamais je n'aurais voulu y entrer avec eux.

Monsieur Mayer nous demanda si nous voulions bien ajouter quelque chose pour faire la promenade du lendemain en voiture au lieu de la faire en chemin de fer. Le supplément était modéré. Une voiture, de 7 heures du matin à 7 heures du soir, coûtait soixante dix francs et, comme il en avait déjà soixante, il ne fallait plus en trouver que dix. Chacun mit deux francs cinquante et l'affaire fut conclue. Nous nous retirâmes dans nos chambres et, pour ne point nous faire attendre le lendemain matin, nous nous couchâmes aussitôt.

Vers les Salines

Lundi, 17 Août

Plus je dors, plus je veux dormir et, quoi qu'il fut déjà six heures lorsque papa me réveilla, je me retournai du côté du mur, fort disposée à continuer mon somme interrompu. Mon mentor n'entendait point de cette oreille là. Il m'embrassa et me parla si bien que je fus obligée d'ouvrir les yeux tout grand à la lumière du jour.

A 7 heures un quart, nous roulions en voiture vers les mines de sel. Il faisait frais, très frais même et je me blottissais frileusement dans mon manteau. Monsieur Mayer, lui aussi, semblait gelé mais cependant l'air du matin était si pur et si vif dans ce pays montagneux que personne ne songea à demander au cocher de fermer notre landau découvert.

Salzbourg que nous traversâmes est une ville charmante. « Qui n'a pas vu Salzbourg n'a rien vu, écrivait un jour Humphrey Davy[1], et, si l'on ne peut pas voir Naples, on doit au moins visiter Salzbourg. » Cette ville, avec ses grandes maisons blanches, ses terrasses garnies de fleurs, ses coupoles d'église, rappelle le midi. On dirait une cité italienne du sud si elle n'était pas entourée de montagnes élevées, dont le sommet va se perdre au milieu des nuages et si l'air du matin, délicieusement vif et froid, ne parlait de neiges amoncelées à quelques lieues. La patrie de Mozart est réellement une région favorisée, la nature y est tout à fait sauvage et charmante.

Nous descendîmes à l'hôtel Traube, où trois lettres nous attendaient, et nous nous arrêtâmes un peu plus loin à la poste où le Docteur avait fait adresser son courrier. Pendant un quart d'heure, un grand silence régna dans la voiture; chacun dépouillait sa correspondance, lisant avidement des nouvelles des chers amis de là-bas. Le Docteur fut le premier à rompre le silence : « Qu'est-ce que cela veut dire ? s'écria-t-il en ramassant une enveloppe tombée sur ses genoux. Le Docteur Tucker, Poste restante Salzbourg ! C'est très bien pour moi. Lisez, continua-t-il en passant sa lettre sous le nez de Monsieur Mayer, c'est une lettre de mon frère et, jusqu'à présent, je ne m'en connaissais pas à moins que, depuis mon départ, il ne m'en soit né un et qu'il ait déjà atteint l'âge où l'on écrit, ce qui est peu probable. » Monsieur Mayer, après avoir déchiffré la lettre anglaise, la remit au Docteur en disant : « C'est qu'il y a un autre Tucker, Docteur, comme vous à Salzbourg. Il faudra rendre cette lettre à la poste » - « Il ne manquait plus que cela ! s'écria notre compagnon. J'ai une lettre de moins et je ne rendrai celle-ci qu'à celui qui me rapportera la mienne ». Et il fourra la lettre dans sa poche où elle est encore fort probablement.

Chacun ayant lu son courrier, on se remit à causer et à examiner le paysage vraiment idéal devant lequel nous passions au trot de deux bons chevaux. Tous les cours d'eau avaient débordé et entraîné leur pont rustique avec eux. Des planches, des troncs d'arbres, des touffes d'herbe couraient à la surface de ces eaux bourbeuses qui enflaient leur voix. De grands et beaux arbres ombrageaient la route que nous suivions et, de temps en temps, une petite chaumière faisait une tâche d'un blanc jaunâtre au milieu de la verdure. Une mare, où barbotaient quelques canards criant effrontément sur notre passage, se trouvait généralement devant cette habitation rustique. Les cris discordants des palmipèdes amenaient à la fenêtre une tête qui disparaissait promptement dans l'obscurité de l'intérieur. Plus loin, des gamins en guenille, à califourchon sur une barrière, se hâtaient de descendre pour courir après la voiture en demandant l'aumône.

Nous entrâmes dans une sorte de bois et un petit bonhomme d'une dizaine d'années vint offrir à Monsieur Mayer un joli bouquet de cyclamens sauvages qu'il avait cueilli dans les fourrés. Monsieur Maurice donna quelques kreutzers à l'enfant et me remit le bouquet. Le Docteur ne voulut jamais me laisser mettre ces fleurs à mon corsage. « Elles se faneront tout de suite, disait-il, laissez moi faire ! » Et bon gré, mal gré, il arrangea le bouquet dans les nœuds de mon chapeau. Lorsqu'il l'eut disposé avec goût, il sortit une petite glace de sa poche et me demanda si j'étais contente de ma modiste. Son miroir avait des dimensions microscopiques; je n'y voyais rien qu'un de mes yeux ce qui ne m'empêcha pas de répondre que c'était parfait. Le soir, je retrouvai mon bouquet presque aussi frais que le matin.

A quelques kilomètres de Salzbourg nous fûmes obligés de payer un droit de passage et nous dûmes en payer un autre à  notre retour, ce qui fit dire à Monsieur Mayer que ce délicieux pays était non un coupe-gorge, mais un coupe-bourse. Les costumes des habitants de la campagne, dans les environs de Salzbourg, ressemblent déjà beaucoup à ceux que portent les paysans du Tyrol.

Les hommes ont tous le chapeau tyrolien en feutre, orné à l'arrière d'un bouquet d’edelweiss ou d'une touffe de plumes. Leurs culottes sont courtes, s'arrêtant au-dessus du genou et, comme les bas n'arrivent qu’au-dessous, tout le genou est à découvert. Chez les gamins, on voit encore quelque chose de plus bizarre : ils vont tous pieds nus, ayant toutefois le milieu de la jambe prise dans une sorte de bas qui serait rogné des deux côtés. Les femmes ont des robes courtes, ce qui est presque indispensable pour les personnes qui vivent à la campagne. Quant aux coiffures, j'ai cru m’apercevoir qu'il y en avait de deux sortes. Les unes, les plus habillées, sont en soie noire et forment derrière la tête deux grandes ailes qui retombent jusqu'à la taille. Cela doit être fort incommode. Les femmes qui travaillent aux champs ou qui vaquent à leurs occupations journalières, ont tout simplement sur la tête le grand fichu tyrolien noué sous le cou. Ce fichu est généralement en satinette blanche ou crème, imprimée de dessins aux couleurs très vives. Maintenant, je dois dire que la situation de fortune fait varier énormément les costumes. La plupart sont sans autres ornements que quelques passementeries vertes, jaunes, rouges ou bleues; d'autres sont chargés de riches broderies. Il est vrai que j'ai vu ces derniers surtout dans des magasins et qu'ils sont probablement les vêtements de grands galas.



[1] Sir Humphrey Davy, chimiste anglais, 1778-1829.

Berchtesgaden

Nous devions nous rendre d'abord aux Salines; notre cocher, voyant qu'il ne pourrait pas y parvenir pour la visite de la matinée, nous conduisit à Berchtesgaden[1]. Berchtesgaden n'est ni une ville, ni un village; c'est un bourg de deux mille habitants à peu près. Ce bourg, fort pittoresque, est à six cent cinq mètres au-dessus du niveau de la mer et arrosé par l'Alm, rivière au cours tourmenté. La vallée dans laquelle il est construit est entourée de hautes montagnes couronnées de glaciers. Le soleil en faisait reluire les crêtes d'une manière un peu fantastique ce jour là, lorsqu'il écartait les nuages dont l'azur du ciel était assombri pour venir un instant nous sourire.

Berchtesgaden appartient à la Bavière et les princes bavarois ont leurs plus belles chasses sur les montagnes boisées qui entourent ce bourg. Notre voiture s’arrêta devant un hôtel admirablement situé. Pendant que l'on préparait notre repas, nous admirions la vue splendide dont on jouissait de la terrasse. Rien n'arrête le regard, jusqu'aux immenses masses de terre et de roches qui viennent former l'horizon à une dizaine de kilomètres. Des pics noirs, des crêtes arrondies, des gorges profondes apparaissaient derrière le léger voile des nuages blancs qui couraient sur les flancs des montagnes et, plus haut, des neiges, des glaces éternelles qui brillaient comme des diamants dont ces coquettes séculaires auraient paré leurs fronts.

Sur une roche aride, un arbre résineux : pin, mélèze ou sapin, se dresse, grêle et d'un vert sombre au-dessus d'un précipice, tout étonné de se trouver en un lieu pareil, isolé des êtres de son espèce. Quel est le souffle puissant qui a transporté là-haut cette faible graine et qui lui a donné la vigueur nécessaire pour se développer entre deux rochers ? Je ne sais pourquoi, je sens toujours la pitié m'envahir lorsque je trouve un être, quel qu’il soit, transplanté dans un autre milieu que le sien. Si je regarde, derrière des barreaux de fer, les fauves enchaînés, il me semble voir dans leurs grands yeux farouches, le reflet d'un coucher de soleil dans les sables d'un désert sans fin. Et devant ces pauvres arbres qui se dressent pensifs et solitaires sur un fond de neige ou de ciel, j'éprouve la même tristesse que devant le corps d'un colibri étendu sans vie dans une de nos cages.

Toutefois, ce que la main de Dieu fait est bien fait ; laissez les arbres souffrir du froid là où les a placés le souffle capable de remuer les mondes mais laissez aussi les lions rugir en liberté, laissez surtout les bengalis s'endormir dans leurs nids en fleurs ou se balancer en chantant sur la tige flexible des lianes qui poussent dans les forêts vierges...

Où donc en suis-je? La folle du logis a encore fait un de ses tours et m'a entraîné bien loin de Berchtesgaden où notre déjeuner vient d'être servi sur la terrasse, en face du magnifique panorama que je renonce à décrire. On nous donna encore de la viande au goût sauvage comme celle dont nous avions mangé pour la première fois à Attersée ; je la trouvai parfaite et j'en repris jusqu'à deux fois. Je crois que mon appétit avait été fortement aiguisé par l'air vif et adorablement frais des montagnes et que, si l’on m’avait présenté la même viande dans un restaurant de Paris, je ne lui aurais pas fait aussi joyeuse mine. On nous servit le café pendant que le Docteur courait après les marchands de tabac et les marchands d'antiquités du bourg.

Nous sortîmes à notre tour cherchant vainement quelques jolies photographies de Berchtesgaden. Celles qui nous plaisaient étaient toutes cartonnées et beaucoup trop grandes. Nous entrâmes chez un bijoutier où nous achetâmes plusieurs objets en vieil argent : une jolie cuillère à café pour Maman, une broche également pour elle, une châtelaine à laquelle pendait un flacon de sels que Papa m'offrit et une jolie petite boite qu'il s'offrit à lui-même.

Lorsque nous revînmes, notre voiture nous attendait devant l'hôtel, toute prête à partir. Nous y remontâmes, un coup de fouet et en route pour le lac de Konigssee! Moins d'une heure après, nous apercevions quelques toits et le cocher se tournait vers nous pour nous dire: « Konigssee ! »


[1] Berchtesgaden (ou Berchtolsgaden), ville de Bavière, au milieu des Alpes, à 100 km E-S-E de Munich, sur l’Achen.

Le lac de Konigssee

Nous descendîmes sur une grande place entourée de boutiques de souvenirs et, comme nous disposions d'une heure et demie, nous nous informâmes du prix des bateaux. Ce prix n'étant pas exorbitant, nous sautâmes dans une gondole que d'un coup de pied, l'un de nos bateliers éloigna de la terre. Que dire de Konigssee, ce lac que l'on a surnommé "la perle des eaux". J'ai déjà vu beaucoup de lacs et je n'en puis comparer aucun à celui-là, si ce n'est le lac de Lucerne, avec bien des différences toutefois.

Qu'on s'imagine une nappe d'eau, à peine ridée par le zéphyr, variant du bleu vert le plus tendre à la couleur olive, presque au noir, avec des reflets de feuilles mortes et de longues traînées d'argent. Qu'on se figure maintenant de hautes, de très hautes montagnes, excessivement raides dont le pied rocailleux plonge dans ces eaux mortes et qui sont assez rapprochées les unes des autres pour que le soleil ne trace qu'une ligne peu large à la surface du lac. Ici j'emprunte la plume d'un autre et je transcris les impressions d'un voyageur français, impressions trouvées dans mon guide : "la pente des murailles éternelles est si forte, dit-il en parlant des montagnes escarpées qui enchâssent la perles des eaux, que l'on n’a pas pu pratiquer le plus petit sentier au bord du lac. Les côtes sont inaccessibles, principalement la côte Ouest, lavée par les torrents des pluies et des neiges, qui ne produit, par intervalles, que quelques sapins et quelques graminées. La côte Est est moins raide et plus boisée mais excessivement rapide... Ces deux énormes murailles que la nature a placées aux deux côtés du lac, l'emprisonnent et y font régner un calme et une fraîcheur presque invariable. Le soleil ne peut en échauffer les eaux que pendant peu d'heures et leur excessive profondeur contribue aussi à y entretenir une frigidité qui est nuisible à la propagation du poisson."

Nous eûmes quelques difficultés à établir sur la barque l'équilibre nécessaire. Papa et le Docteur étaient à l'avant, assis sur une planche placée en travers de la gondole. Monsieur Mayer et moi, nous étions derrière eux, sur un autre banc. Nous filions vite sur ces eaux paisibles. Je laissais ma main tremper dans le lac et je me sentais doucement heureuse en voyant les petites vaguelettes transparentes venir expirer contre elle et laisser à mes doigts des larmes de cristal.

Nous ne parlions guère, tout entier au charme de cette navigation. Seuls, nos rameurs causaient entre eux à demi-voix. Ils s'exprimaient dans un patois allemand. Je ne sais comment il se fait que cette langue, qui me semblait dure et désagréable partout ailleurs, avait, dans les bouches de ces hommes, des inflexions harmonieuses. Un charme irrésistible planait sur la sérénité mélancolique de ces eaux profondes, et la barque allait, allait toujours et presque sans secousse. Les avirons frappaient l'eau doucement comme s'ils avaient peur de la troubler.

Le calme adorable n'était interrompu que de temps et temps par un coup de pistolet que les rameurs d'autres barques tiraient pour donner une idée de l'écho effrayant de ces montagnes. C'était d'abord un éclat soudain, aigu comme un aboiement de chien pendant la tempête, puis un grondement sourd qui se prolongeait lugubrement, mourait et renaissait affaibli. Monsieur Mayer avait jugé inutile de payer des coups de pistolets : « Nous entendrons bien assez ceux des autres, disait-il avec raison ; s'ils achètent des charges de poudre, ils ne peuvent acheter l'écho tout entier et nous en aurons notre part. »

Nous vîmes, à l'entrée du lac, une jolie petite île et, plus loin à l'ouest, une cascade qui tombe de très haut et qui rappelait à Papa et à Monsieur Mayer celle de Pissevache dans l'Engadine[1]. Près de cette cascade, le Konigssee atteint sa plus grande profondeur : deux cent quarante mètres, et je me sentais un peu émue en songeant à cet abîme au-dessus duquel nous flottions, protégés seulement par quelques minces planches de bois. Nous ne pûmes, malheureusement atteindre le fond du lac où nous apercevions quelques maisons entre les pins, au pied de montagnes moins sauvages et moins grandes. Elles sont belles encore, comme le prouve la petite photographie que je me suis procurée.

Ce que l'on ne voit pas, par contre, sur cette photographie, ce sont les teintes merveilleuses des rochers où le bleu, le vert et surtout le jaune, l’orangé et le rouge intense dessinent des veines éclatantes. De plus, un voile de vapeurs, d'un bleu tirant sur le violet, enveloppe les montagnes lointaines et leur donne l'attrait du mystère. Il se mit à tomber quelques gouttes d'eau qui nous effrayèrent et qui firent changer la direction de notre barque. Nous longeâmes, pour revenir, la côte est. Les eaux étaient peuplées par tout un petit monde de jolis canards sauvages qui nageaient gracieusement. Leur plumage vert doré, leur petite tête intelligente, leurs mouvements vifs eurent vite fait de leur conquérir ma sympathie, dont ils se moquent autant que de celle du Shah de Perse.

Hélas ! C'était fini. Cette jolie promenade en canot ne se renouvellera probablement jamais. Beau Konigssee, adieu ! Déjà ton bord apparaît à quelques mètres, les rameurs accélèrent le mouvement des avirons. Lac idéal, véritable "perle des eaux", je t'aime et, quoi que je ne t’aie vu qu'un instant, je sens qu'une petite partie de mon âme est restée là-bas et j'éprouve déjà une vague nostalgie en pensant à tes eaux changeantes et mélancoliques. La barque est arrêtée. Il faut descendre, quitter le doux assoupissement rêveur où m'avait plongé le bercement monotone et presque insensible de la gondole.

Nous achetâmes deux photographies et nous remontâmes en voiture. Nous avions encore bien le temps mais, comme nous ne voulions manquer à aucun prix la visite des mines de sel, nous préférions attendre un peu aux Salines, si cela était nécessaire.



[1] Engadine: haute vallée de l’Inn, en Suisse, dans les Grisons, partagée par les gorges de Zernez.

Berchtesgaden : les mines de sel

Nous retournâmes vers Berchtesgaden et nous étions à la mine vers 4 heures. Monsieur Mayer prit des cartes d'entrée qu'il paya un marc cinquante pfennigs chaque et nous passâmes dans une sorte de vestiaire pour faire subir différents changements à notre toilette.

Ce vestiaire comprend deux pièces : l'une pour les hommes, l'autre destinée aux femmes. Laissant ces messieurs s’affubler, dans la première, d'un pantalon et d'une blouse d'étoffe noire, je suivis une habilleuse qui m'avait fait signe de l'accompagner. Je fus bien surprise lorsqu'elle me dit en allemand d'enlever ma robe. Comme je déboutonnais mon corsage, elle m'arrêta : « Rien que la jupe, dit-elle, il fait trop froid. » J'enlevai ma jupe et elle me passa un pantalon long en toile blanche. Je riais tellement qu'elle fut obligée de m'habiller comme un petit bébé. Je mis ensuite une grande blouse de lustrine noire, descendant presque jusqu'aux genoux comme les tuniques des Russes et des Polonais. Elle me campa, sur la tête, un petit bonnet de pêcheur napolitain, rayé noir et bleu de ciel et, enfin, elle me serra la taille avec une ceinture de laquelle pendait un tablier de cuir destiné à protéger l'extrémité inférieure des reins.

Ma toilette terminée, l'habilleuse me désigna du doigt une grande psyché. Je n'eus pas le courage d'y jeter les yeux. Plusieurs femmes déjà costumées m'en ôtaient l'envie. Si je me voyais ainsi, pensai-je, jamais je n'aurais le courage de paraître devant Monsieur Mayer et devant le Docteur et j'ouvris en tremblant la porte de communication. Il y avait une cinquantaine d'hommes dans la salle et il me sembla que leurs cent yeux se braquèrent sur moi lorsque je parus sur le seuil de leur vestiaire. J'allai me cacher honteuse auprès de mes compagnons, me sentant rougir jusqu'aux cheveux. « Vous êtes très gentille comme cela », Mademoiselle, me dit galamment Monsieur Mayer et le Docteur ajouta avec sa politesse habituelle : « Décidément, vous n'êtes pas jolie en salière. Vous êtes cependant mieux que toutes les autres. » La fin de la phrase en corrigeait un peu le commencement et je me suis mise à sourire. « Que voulez-vous, continua Monsieur Tucker, j'ai la mauvaise habitude de dire tout ce que je pense. »

On partait par convoi de dix. Lorsque notre tour fut arrivé, on nous donna des lampes que nous attachâmes à notre ceinture et, sous la conduite de deux mineurs, nous traversâmes la route pour gagner l'entrée de la mine. Par une petite porte, on pénètre immédiatement dans la montagne. En voyant l'obscurité se faire, je ne me sentis pas très rassurée car tous les préparatifs donnent l'idée de quelques dangers à courir. En réalité, il n'y en a aucun. Papa m'avait bien recommandé de marcher toujours entre lui et Monsieur Mayer.

On allait très vite dans ces longues galeries creusées dans la pierre ; cela ne m'empêchait pas de ressentir une grande impression de froid. C'est un froid particulier qui vous saisit dans ces couloirs étroits, un froid excessivement vif, très sec et très sain. Le Docteur me tendit ses mains qui étaient, ainsi que les miennes, métamorphosées en vrais glaçons. Je m'amusai à souffler pour voir mon haleine se transformer en brouillard épais. De temps en temps, nous nous aplatissions contre la muraille. On voyait alors des lanternes arriver avec rapidité et une sorte de traîneau passait devant nous, chargé de visiteurs qui nous saluaient par de grands cris en agitant leurs lampes. Lorsque ces diables gesticulants disparaissaient, nous reprenions notre route dans ces interminables galeries. Nous franchîmes quatre ou cinq portes de bois et nous arrivâmes enfin devant un lac d'eau salée. Ce lac semblait s'étendre d'une manière extraordinaire par un effet d'optique. Les becs de gaz, qui l'éclairaient de l'autre côté, paraissaient être à une distance considérable. C'était comme une ville brillamment éclairée qui apparaissait dans le lointain.  Nous traversâmes ce lac dans un petit bateau. Je trempai un de mes doigts dans l'eau et je la goûtai. On aurait cru naviguer sur la mer tant elle était salée.

Nous descendîmes ensuite d'un étage de la mine à l'autre par des rollens, cylindriques de sapins polis et luisants, sur lesquels on s'assied les uns au-dessus des autres. On organise des petits convois de cinq personnes. Un mineur se place le premier, tenant de la main droite une corde, pendant que les cinq autres voyageurs s'installent derrière lui. Il supporte tout le poids de la colonne. Monsieur Mayer s'étant mis à cheval derrière le mineur, je suivis la règle de conduite qui m'avait été tracée et je montais à mon tour sur le sapin. Papa vint ensuite, puis le Docteur écrasé sous le poids d’un gros monsieur qui, lui, quatrième officier de Marlborough, ne portait rien du tout. « Est-ce prêt? » -  «Oui » Le mineur lâcha la corde et nous voilà partis avec la rapidité de l’éclair.

Cette descente vertigineuse allait toujours en s’accélérant. Je ne pouvais plus respirer et ma lanterne, que je tenais de la main gauche, s’éteignit. Je me cramponnais à Monsieur Maurice, sur l’épaule duquel j’avais posé ma main droite dont les cinq doigts durent bien un peu lui entrer dans les chaires. Je commençais à me demander dans quel abîme noir, voisin du royaume de Satan, nous descendions de cette manière fantastique, lorsque je ressentis une légère secousse et me retrouvai sur mes jambes, sans savoir comment cela se faisait. Monsieur Mayer, dont le tablier de cuir trop court s’était dérangé pendant la descente, se plaignait vigoureusement : « Sapristi ! Que cela me cuit », disait-il.

Ce genre de descente fort originale n’est pas sans agrément. La sensation que l’on éprouve en manquant d’air est bizarre. Je dois reconnaître toutefois que cette locomotion rapide n’est pas du goût de tout le monde. Ceux qui sont écorchés et qui souffrent, pendant deux jours, de cuisantes douleurs ne l’apprécient pas beaucoup. Quant à moi, suffisamment protégée par mon tablier de cuir, je ne lui reproche qu’une chose : c’est de manquer de convenance.

On a beau dire, comme Monsieur Mayer, que l’homme et la femme disparaissent en ces occasions là, qu’il n’y a plus que des touristes, sans distinction de sexe,  cela ne sera jamais convenable pour une femme de revêtir les habits des hommes et, encore moins, moins convenable pour une jeune fille de se mettre à cheval sur un monsieur qui n’est ni un parent, ni même un ancien ami. C’était aussi, je crois, l’opinion du Docteur que j’ai, je crois, un peu "schokiné" en cette occasion, mais les employés de la mine vous pressent tellement que l’on n’a pas le temps de réfléchir.

J’éprouvais un léger malaise lorsque Monsieur Mayer m’adressa la parole pour me demander ce que je pensais de ce genre de descente. Je rougis et je balbutiai je ne sais plus quoi. « Ah ! Que j’aurais voulu voir Mademoiselle Prévot en costume de salière! », s’écria le Docteur qui avait voué une grande affection à cette chère demoiselle. « Et moi, j’aurais voulu voir le papa et la maman opérer le petit voyage que nous venons de faire », dit Papa en écho. « Oui cela aurait été bien drôle », ajouta Monsieur Maurice. Il n’y avait plus que moi qui n’avais point décroché ma petite méchanceté sur nos ex-compagnons. Je ne la fis pas attendre : « Cela aurait été drôle à condition d’être d’un autre convoi qu’eux. »

Nous vîmes les cinq derniers voyageurs tomber en coup de vent et la bande se reforma. Nous arrivâmes à une immense salle, la "Dom Kaiser Frantz", entourée d’un cordon lumineux. Il fallait, pour atteindre le bas d’un puits, descendre un second étage. Monsieur Mayer, qui ne se souciait plus des rollens dont il avait suffisamment goûté, fit la découverte d’un escalier qu’il s’empressa de gagner. Papa et moi, nous l’imitâmes. Je crois que notre diable de Docteur se donna les plaisirs d’une seconde descente vertigineuse. Nous remontâmes par un petit sentier et, après avoir suivi encore quelques temps les galeries, nous nous trouvâmes en présence d’une grotte construite avec des échantillons de rocher. Ces roches ont été amincies et la lumière, placée derrière, les traverse aisément en prenant les couleurs les plus vives et les plus jolies.

Après ces longs couloirs sombres, la grotte illuminée semble la retraite d’une fée. La fée c’est la source dont l’eau claire jaillit au milieu d’un petit bassin. On peut goûter à cette eau, salée d’une manière extraordinaire. Notre guide nous donna quelques morceaux de sels cristallisés comme souvenirs et nous prîmes place sur un wagonnet, posé sur les rails, qui marche par la seule force de la pente. Ce wagon est assez bizarre de forme : il ne se compose que d’une grosse poutre sur laquelle on se met à cheval les uns derrière les autres. Cette poutre est soulevée de terre par des supports ou des roues qui glissent sur les rails. On va excessivement vite. Le mineur se tient à l’avant, à une sorte de gouvernail ; derrière, il y a un dossier. C’est à cette place, la meilleure du wagon, que je m’assis. Mes compagnons coupant l’air en avant, j’étais dans la position d’un bicycliste qui aurait plusieurs entraîneurs. Nous aperçûmes enfin une sorte de petite lumière blanche qui scintillait au milieu de cette nuit. Elle devint de plus en plus vive. C’était le jour qui nous arrivait par la porte d’entrée.

Notre wagon nous conduisit jusqu’au milieu de la rue ; là, nous descendîmes, les jambes un peu engourdies. Un photographe proposait aux visiteurs de la mine de sel de se faire photographier dans leurs costumes excentriques et beaucoup se rendaient dans sa maison. Papa me proposa mon portrait en "salière" et Monsieur Mayer poussait aussi un peu à la roue. J’allai peut-être céder lorsque le Docteur me dit: « Oh ! Mademoiselle, ne vous laissez pas reproduire dans un semblable costume ». Je pensais que pour une fois Monsieur Tucker pouvait bien avoir raison. « Nous vous  promettrions de ne montrer ce portrait à personne et puis chacun voudrait le voir et finirait par vaincre notre obstination ».

J’entrai donc résolument dans le vestiaire où j’échangeai mes vêtements cavaliers pour d’autres plus convenables. Une grosse Française faisait l’inverse et ce changement de costume lui présageait de grands dangers. Pourquoi cela, demandait-elle, à chaque pièce que lui tendait l’habilleuse. Cette dernière ne parlant qu’allemand ne pouvait pas rassurer la bonne dame. Elle sortit en même temps que moi et, s’apercevant que je parlais français avec mes compagnons, elle vint se renseigner. La descente par les rollens, que le Docteur lui peignit sous les couleurs les plus terribles, lui fit jeter de grands cris. Monsieur Mayer la consola en lui annonçant qu’il y avait des escaliers. Elle partit alors, pleine de confiance pendant que nous remontions dans notre landau. Tout naturellement il ne fut question que de mines, de mineurs, de sels et de salières jusqu’au soir.

Pour résumer mon opinion sur les mines de sel, je dirai que c’est à peu près tout le contraire de ce que m’attendais à trouver. Je m’imaginais d’immenses salles aux parois blanches, luisantes comme du marbre poli, des voûtes soutenues par des piliers irréguliers, des stalactites et des stalagmites, des gouttes d’eau tombant de toute part. La roche saline est, dit-on, presque pure dans la mine de Berchtesgaden. Elle ressemble à du granit semé de points brillants, comme des étincelles de diamant. Les pierres sont de différentes couleurs suivant l’oxyde qui les colore, il y en a des jaunes, des grises, des blanches, des roses, des bleues et des violettes, et ces couleurs sont généralement très pâles. Les plus beaux échantillons ont été pris pour l’ornementation de la grotte. Les travaux de purification du sel n’ont pas tous lieu à Berchtesgaden même ; on envoie le produit brut à  Reichenhall[1] et à Rosenheim[2].


[1] Reichenhall, ville de Bavière, 124 km SE de Munich.

[2] Rosenheim, ville de Bavière, 66 km SE de Munich.

Salzbourg

Nos chevaux reprirent la route qu’ils avaient déjà suivie le matin. Nous en fûmes heureux car cette route est superbe et que l’on ne se lasse jamais de revoir de belles choses. Nous étions un peu fatigués cependant. Il était 6 heures et demie lorsque la pluie se mit à tomber assez fort. Nous priâmes le cocher de venir fermer notre landau. Ne pouvant plus jouir du paysage, ces messieurs abordèrent de graves questions que j’écoutais un peu distraitement, je l’avoue. La voie, que nous devions suivre le lendemain, avait été coupée par les eaux. Nous étions obligés de repasser en Bavière et les Bavarois ne voulaient pas nous voiturer pour rien. Les Autrichiens ne pouvaient nous transporter et nous, de notre côté, nous ne tenions pas à payer deux fois. Il était très difficile de sortir d’embarras car, s’il avait fallu attendre la réparation de la voie autrichienne, le Docteur n’aurait pas été à Paris pour sa trépanation du 21. Il s’agitait donc encore plus que de coutume sans trouver d’autres remèdes que de prendre un second billet ce qui ne lui souriait pas. Aussi maudissait-il de tout cœur cet affreux cours d’eau qui nous avait volé deux kilomètres de rail.

Nous étions fort ennuyés lorsque notre voiture s’arrêta vers 7 heures et demie devant l’hôtel de l’Europe. A 8 heures, nous étions réunis à la salle à manger devant une jolie petite table, éclairée par un bec électrique, ornée d’un globe rose qui donnait un aspect charmant et intime au couvert. Naturellement, les malheureux chemins de fer revinrent encore sur le tapis. Pour calmer le Docteur, Monsieur Mayer promit qu’après le repas nous irions tous en caravane trouver le chef de gare en personne et lui expliquer notre cas. C’est ce que nous fîmes.

On avait organisé un train spécial dans lequel on ne serait pas obligé de payer avec les billets que nous avions. Malheureusement, l’heure n’était pas commode. Monsieur Maurice et Monsieur Tucker annoncèrent qu’ils partiraient à 3 heures du matin. Quant à Papa, comme il voulait éviter le château de Chiemsee, il décida que nous ne quitterions Salzbourg qu’à 6 heures du matin, en payant et en essayant ensuite de nous faire rembourser. Nous devions retrouver notre guide le soir à Innsbruck, mais, hélas ! plus de Docteur ! de farceur ! de fou ! il filerait sur Paris.

Nous rentrâmes à l’hôtel. Monsieur Tucker ne savait comment nous dire adieu : s’il fallait plaisanter ou être sérieux. Comme il avait sa redingote sur le dos, ce fut le sérieux qui l’emporta. Il ne nous dit plus comme le matin qu’il était ravi de se débarrasser des gens insupportables qu’il traînait partout avec lui depuis Munich. Il exprima, au contraire, tous les regrets qu’il avait en quittant des personnes aussi aimables. « D’ailleurs nous sommes presque voisins, j’espère que nous serons gens de révision », ajouta-t-il d’une manière touchante. Papa l’engagea aussi à venir le voir. Il n’y avait pas besoin d’échanger des cartes ; c’était chose faite depuis longtemps.

Nous étions déjà rentrés dans nos chambres lorsqu’on tapa doucement à la porte. Monsieur Mayer venait nous demander si cela nous gênerait d’emporter le lendemain deux chemises qu’il avait données à blanchir et qui n’étaient pas prêtes. Nous lui promîmes de faire tout notre possible pour les emporter, sans trop savoir où les loger. Quelques instants plus tard, je mettais mes bottines à la porte, lorsque je vis le Docteur qui se promenait dans le couloir en fumant une cigarette. Nous nous donnâmes une dernière poignée de main et Papa, que j’appelai, échangea de nouveau un adieu. Pauvre tête de linotte ! Je suis bien sûre que, aujourd’hui, il ne pense plus à nous. Trois longues semaines ont suffi pour nous bannir de son souvenir.

Je m’endormis profondément et je n’entendis pas nos compagnons sortir de leur chambre vers heures du matin. Ces messieurs ne voulaient pas se coucher. Ils désiraient d’abord passer la première moitié de la nuit à fumer et à causer. La fatigue les invitant au sommeil, ils y cédèrent après avoir recommandé au veilleur de venir frapper à leur porte à 2 heures et demie. Monsieur Mayer nous raconta qu’il avait eu toutes les peines du monde à réveiller le Docteur qui lui répondait par de sourds grognements peu satisfaits chaque fois qu’il l’invitait à se lever.

Mardi, 18 Août

Je fis à peu près la même chose lorsque Papa m’appela à 4 heures et demie. Je n’étais pas d’humeur à sortir du lit et je me tournais obstinément contre le mur. Il fallut que mon pauvre père revînt trois fois à la charge avant que je daignasse me décider à poser un pied par terre. Nous réclamâmes vainement les chemises de Monsieur Mayer ; la blanchisseuse n’était pas encore arrivée et nous fûmes obligés de partir sans l’attendre. Monsieur Mayer était puni pour avoir voulu éblouir le public par son linge irréprochable. J’aime une certaine coquetterie chez les hommes. Elle ne doit pas être poussée jusqu’à semer ses chemises dans les hôtels fin d’en changer plusieurs fois par jour.