7 Janvier 1872

L’année compte déjà une semaine et s’est ouverte pour moi par l’arrivée de mes enfants d’Auch qui montaient mes 5 étages à 5 heures et ½ du matin. C’était- là de bonnes étrennes auxquelles ils ont ajouté un médaillon de Marie, grandeur naturelle, fait par un artiste d’Auch (par Mr ferré) et qui me satisfait pleinement. Ressemblance et grâce s’y trouvent et cela peut se montrer à tout le monde. L’auteur de ce joli plâtre ne vit pas de ce talent là et n’en tire aucun honoraire ; il vit de la musique qu’il enseigne et de celle qu’il vend, des pianos qu’il loue ; et le modelage est sa récréation quand il trouve des figures ou des personnes qui lui conviennent ; il a fait Arthur, mais sa terre n’est pas encore assez sèche pour le moulage.

Le 1er Janvier, dans les conditions presque normales où nous sommes, est une journée de fatigue. On ne voit as ceux qu’on voudrait voit et l’on est assommé d’ennuyeux, de quémandeurs. On se trouce aux travaux forcés en-dehors de ce qui tient à la famille et aux étroites intimités. Notre diner et notre soirée appartenaient aux Muller qui ne sont arrivés qu’à 8 heures. Alexandre n’avait voulu être ni à Brignac ni à Paris excepté pour nous et il avait couché à Tours.

Jeudi j’ai ouvert mes grands cours devant un public fort nombreux ; j’ai donc retrouvé l’emploi fructueux de toute mon activité, et déjà j’ai distrait de mes recettes une somme de 13.000 francs pour augmenter mon capital acquis que je suis loin de dédaigner. Cette affluence a un intérêt de cœur pour moi et je n’ai rien dit que je ne sentisse profondément quand j’ai manifesté dans ma modeste chaire l’émotion avec laquelle je renouais une tradition rompue par de cruels malheurs. Demain je reprends mon enseignement littéraire.

Vendredi j’ai diné chez Md de Moitissier à côté de sa fille Catherine, en compagnie de Mr et de Md de Flavigny, de Mr et de Md Arthur de la Panouze, de Mr et de Md Buffet, de Mr et de Md Target et d’une aimable personne dont j’ignore le nom et qui était là en souvenirs des ambulances de Tours. J’ai longuement causé le soir avec Mr Dufeuille des Débats qui m’a de nouveau assuré qu’il viendrait à mes leçons sur Mirabeau.

Hier Samedi,  je suis allé chez Md de Belling et j’ai entendu Mr de Grave annoncer comme convenu le mariage du Ct Jean d’Harcourt, Capitaine de vaisseau, veuf de Melle marie d’Ardigné, mon élève, avec Melle Dosne, belle-sœur de Mr Thiers qu’il avait demandé sans succès il y a vingt ans. Le même personnage affirme l’union prochaine, en légitime mariage, de Mr Fernand de Montguyon avec une divinité de comptoir de la maison Séraudin. Si l’on n’avait pas horreur des plats jeux de mots, on appellerai cela : finir en douceur une carrière accidentée.

Aujourd’hui j’ai voté pour Mr Vautrain que je n’aime pas contre Victor Hugo que je n’estime plus depuis longtemps mais qui vient de descendre en dessous de la fauge en signant ce qu’il appelle le mandat contractuel. Il a subi le programme de la plus infecte canaille en lui imposant un mot baroque comme il sait le faire. Je ne vois pas là une compensation et j’arrive à le mépriser ou à le prendre en pitié comme on fait des fous.
 

12 Janvier

Paris a fait justice de cette triste candidature : Mr Vautrain a eu 27000 voix de majorité. Le nouveau représentant signifie beaucoup moins ce que l’on veut que ce que l’on repousse et je ne serais pas aller le chercher si un autre nom s’était produit avec quelques chances de passer. Voilà le résultat le plus clair du suffrage universel organisé comme il l’est : c’est l’obligation de s’enrégimenter sous un drapeau et de coter comme une machine inconsciente.

Tous mes cours supérieurs marchent et se recrutent. Mr Dufeuille est venu lundi, comme il me l’avait promis ; il a trouvé des choses fort aimables à me dire et m’annoncé qu’il reviendrait. J’ai lu de lui ce matin une appréciation fort sensée des discours d’installation de Mr Petitjean comme Procureur Général près de la cour des Comptes. Je connais Mr Petitjean dont la fille a été mon élève et je sais qu’il a du mérite littéraire. C’est un ancien élève de l’Ecole Normale que Mr Mollé avait pris pour secrétaire quand il est devenu Président du Conseil et dont il avait fait un magistrat en quittant les affaires. Mr Petit jean a souvent écrit au journal des Débats où il conserve des accointances et où l’on publie in extenso ses harangues.

Je viens de répondre à une excellente et bien jolie lettre de Marie Menissier dont l’esprit ne moisit pas à Nonant-le-Pin, et dont le cœur garde sa jeunesse et sa chaleur après bien des chagrins et des déceptions.

16 Janvier

Le Duc de Périgny est mort à Nice Samedi matin 13 après une courte maladie. Je m’étais étonné de ne plus voir ses filles à mes leçons ; de tristes devoirs les avaient appelées à mon insu près de lui. La Duchesse est en Egypte, et je ne serais pas étonné qu’elle manifeste, quand elle saura l’événement, une grande douleur. J’irai plus loin : cette douleur sera sincère. Je me rappelle le temps où Merle était à l’agonie et où Md Dorval, fondant en larmes, disait non sans une sorte d’ingéniosité : On les trompe mais on les aime. Mr Podevin avec qui je dinais dimanche et qui avait beaucoup vu le défunt me racontait que Mr de Falloux, sans connaître Mr de Périgny, lui avait rendu en Angleterre, à titre de compatriote, un service considérable ; que, le sachant ensuite prisonnier à Versailles après l’échauffourée de Boulogne, il l’avait visité et lui avait demandé comment un homme intelligent avait pu participer à une telle folie. Mr de Périgny lui répondit qu’il n’avait pas cru une seule minute au succès de l’entreprise, mais qu’il ne regrettait rien ; qu’on avait appris au dernier village de France qu’il existait un héritier de Napoléon et qu’on pouvait attendre l’effet de cette réclame. Cette histoire m’a reporté à une conversation que j’ai eue en 1848 avec Md de Ludre ; elle regrettait que Mr le Comte de Chambord, au risque de quelques mois ou même quelques années de captivité, n’eût pas fait un semblable appel à la publicité. Je ne croyais pas alors plus que je n’y crois aujourd’hui à la convenance de ces coups de tambour pour le descendant de St Louis et d’Henrik et j’exprimai très nettement mon opinion. Peut-être y avait-il dans l’assertion de mon interlocuteur un écho de quelque entretien avec Mr de Falloux qui allait souvent chez elle et qui lui aurait parlé de son entretien avec Mr de Périgny sous les verrous.

Hier j’arrivais chez Md de Belling au moment où le Comte Louis de V en sortait. Il lui avait raconté sa récente visite de candidature à Victor Hugo, et j’ai regretté de n’avoir point entendu son récit. Voilà ce qui m’en est revenu. Mr de V a trouvé le signataire du Mandat Contractuel en tête à tête avec une actrice qu’il a congédié en lui disant avec la solennité d’un oracle : « Mademoiselle, vous avez la jeunesse, la beauté, le talent ; l’avenir vous appartient. » Quant est venu son tour, Mr de V s’est exécuté, et l’immortel sollicité a répondu qu’il n’allait plus à l’Institut, et qu’il n’y reparaitrait pas tant qu’il serait organisé comme il l’est. Dégagé par là de tout intérêt personnel, le visiteur a demandé à l’auteur des Orientales quelle réforme il souhaitait introduire dans nos Académies. Voici le programme de Victor Hugo : faire élire les membres de l’Institut par tous les Bacheliers de France, par tous les acteurs, par tous les maîtres d’école, par tous les ouvriers dont le métier a quelque rapport avec les lettres, les arts et les sciences ; il suffit d’exposer un tel projet pour montrer à quel degré d’insanité peut arriver un homme de talent quand l’orgueil le domine et l’aveugle. Mr de V s’est rappelé une rencontre avec la même personne chez Md de Lourbonne, où il l’avait entendu parler de Racine avec l’irrévérence cavalière que j’ai longtemps regardée comme une calomnie ou, pour mieux dire, comme une charge classique à l’encontre de l’apôtre du romantisme.

21 Janvier

Date funeste dans nos annales, et dont peu de gens se souviennent. On n’en peut juger à la mine de ceux qu’on rencontre ; la plupart des femmes s’habillent en noir depuis les malheurs de la dernière guerre. En Angleterre, on n’a pas cessé (que je sache) de porter le deuil à chaque anniversaire de la mort de Charles 1er.

Je continue de recevoir des souscriptions pour mes cours et le produit touche à 40.000 francs, ce que je n’aurais pas osé espérer au début de la saison.

Jeudi nous avons tous déjeuner chez Md de Montbreton avec la famille de Montault au complet, et j’ai su de Md de Montault que le Vicomte Jaubert était mort suite des sévices et des brutalités des Prussiens. Sa pauvre veuve ne m’avait pas révélé ces horreurs et je la plains d’avantage depuis que je les connais.

Md d’Ivry était venue me voir il y a quelques jours. J’ai rendu cette visite aujourd’hui et son gendre, Mr de Balleroy, m’a vivement intéressé en m’initiant à tous les détails de la crise parlementaire qui aboutissait hier à un replâtrage entre l’Assemblée et Mr Thiers. Je n’ai pas à discuter ici le fond du débat, le droit d’entrée à établir sur les matières premières. Mais je puis certifier que tout ce que je connais de négociants sérieux, même parmi ceux que le traité de commerce de 1860 avait trouvé hostiles, s’accorde à reconnaître que ce traité à de bons effets pour notre industrie, et qu’il y aurait imprudence sérieuse à revenir en arrière. Quelque soit d’ailleurs le sentiment des hommes compétents, Mr Thiers me parait avoir manqué à toute convenance en traitant, avec le sans-façon que les journaux ont révélé, les chefs de grandes maisons, en disant : « Je ne les connais pas… ils prétendent. » C’est le métier d’un homme placé à la tête du gouvernement de connaitre les gens dont les marques sont recherchées sur toutes les places d’Europe et d’Amérique, et qui occupent des milliers de bras. Il n’est guère plus admissible qu’on menace à tout propos de sa retraite une assemblée souveraine, qu’on lui mette le marché à la main comme les mauvais domestiques le font à leurs maitres de passage. Quand on a jeté par terre le roi de Juillet avec la maxime : « Le roi règne et ne gouverne pas, on devrait s’incliner devant les décisions des représentants du pays et ne pas se lancer personnellement dans toutes les discussions. Sa retraite, m’a dit Mr de Balleroy, eut été accepté par la majorité si les amis des deux branches de la maison de Bourbon s’étaient entendus pour confier au Duc d’Aumale une autorité transitoire.. La défiance a arrêté nombre de légitimistes ; cette défiance lui parait regrettable ; il ne veut pas supposer le mal avant qu’il lui soit démontré et s’honore d’être dupe depuis longtemps. Il aime mieux cela que de tout arrêter en cherchant éternellement des dessous de cartes. Mr de Balleroy était de méchante humeur contre le pays qui lui semble faut pour l’empire gouvernant avec une trique au profit de la canaille. C’est affligeant et c’est peut-être vrai.

28 Janvier

Il y a un an aujourd’hui qu’a été signé la capitulation de Paris et qu’on a arrêté les préliminaires de la paix entre la France accablée et la Prusse triomphante. Je me rappelle ce triste jour comme si c’était hier, et quand j’essaie de me rendre compte de ce que douze mois ont produit, je me reconnais incapable de le dire. Le provisoire nous use et fortifie les ennemis de tout ordre social. Dans les lieux publics, les Communaux parlent de leurs espérances et de leurs projets sans craindre le moins du monde qu’on les entende. On va au gouffre et si un cataclysme survient, on acceptera le sauveur qui s’offrira. On sait qui est celui qui se jetterait dans la mêlée, et l’on sait aussi ce qui sortirait de cette solution. En attendant, un mouvement se produit dans le sens d’efforts énergiques pour délivrer le sol français de l’occupation étrangère. Une souscription s’organise et toutes les personnes que j’ai vues depuis trois jours paraissent prêtes à agir largement. Md de Montbreton accepte très nettement l’obligation d’y mettre le dixième de son revenu, soit 4.000 francs. Alexandre ira à 20.000 au bas mot. Je ne prévois pas le chiffre qu’on peut atteindre, mais il faut une grande manifestation et les gens de cœur ne sauraient hésiter sur l’étendue des sacrifices à s’imposer. Des comités vont se former. Déjà Nancy a souscrit un million en deux jours. La commission du budget a été saisie hier d’un projet d’emprunt sans intérêt remboursable en 60 ans par tirages mensuels avec primes. Cette proposition ne peut manquer d’être discutée à l’assemblé et dès qu’une décision sera prise, j’agirai dans la mesure du possible. J’aurais voulu être des premiers à m’inscrire. Ma femme et mes amis pensent qu’il est mieux d’attendre une décision qui mette quelque ensemble dans les efforts. Md de Cornudet que j’ai vue aujourd’hui et qui compte parmi les patronnesses insiste sur l’urgence d’un prompt remède aux misères des départements occupés. A Nancy, la population, mue par un sentiment de patriotisme, avait supprimé le théâtre. Les Prussiens ont fait venir une troupe de comédiens qui jouent des pièces sur Sedan et nos désastres ; ils bafouent ceux qu’ils oppriment. On ne les accusera pas d’être des vainqueurs généreux.

Le Conservatoire devait donner aujourd’hui pour la première fois trois morceaux de Ruth (de Franck). Le concert a été remis au 11 février à cause de la date. Md Dauchez m’avait envoyé une stalle que je lui rendrai mercredi.

4 Février

Mes enfants m’ont quitté Mardi et ma pauvre maison me parait bien grande depuis qu’ils ne l’animent plus. Ils sont arrivés à bon port et, comme dit Md de  Sévigné : « Nous voilà dans les Lettres. »

Jeudi j’ai dîné avec Lady Ashburton près de qui j’ai placé Marie de Lisle. J’étais bien aise d’accentuer ma bonne volonté pour cette enfant devant une personne qui, du reste, parait satisfaite de ses soins et de son caractère et qui la traite à merveille. J’espère qu’elle s’attachera à elle et je serais presque assuré de l’avenir de ma filleule si le démon du mariage ne m’apparaissait comme la conjonction « Mais » pour tout compromettre et pour tout gâter. Dieu me garde de médire d’un sacrement que Jésus-Christ a institué, qu’il a honoré de sa présence et de son premier miracle comme le remarque Md de Maintenon. Mais pour se trouver heureux dans un ménage très modeste, il ne faudrait pas avoir vécu cinq ou dix années dans de grandes maisons, au milieu de toutes les recherches du confort et de toutes les magnificences. La supérieure du Roule m’a dit que, pour faciliter l’établissement de sa sœur, Sabine de Lisle donnerait ses économies montant à 12.000 francs environ. J’admire le sentiment désintéressé de l’aînée, sans être plus édifié sur l’avenir de la cadette.

Hier Samedi, j’avais à faire une petite exécution en commençant ma leçon du 6ème cours, le choix d’un sujet de composition. La lecture d’un modèle emprunté au Cte Joseph de Maistre m’avait valu une lettre anonyme où l’on critiquait l’ensemble de mon enseignement. Je n’avais pas à me défendre, mais j’ai cru devoir communiquer le fait à mes élèves et à leurs mères. J’ai dit à celles-ci que je ne pouvais attribuer à aucune d’elles un procédé sans raison d’être puisqu’elles peuvent m’adresser leurs observations avec la certitude d’être écoutées. Quant aux enfants, je leur ai conseillé de ne jamais écrire une ligne qu’elles ne puissent signer de toutes les lettres de leurs noms, et j’ai ajouté que l’anonyme ne saurait couvrir qu’une légèreté, une sottise ou une infamie. Nombre de dames sont venues me donner la main, l’une d’elle me demandant comment j’avais pu m’émouvoir d’une misère pareille ; Mr de Mirona lui a répondu que je ne paraissais nullement ému et que j’avais eu d’autant plus raison d’avertir mon auditoire que cette petite perfidie pouvait venir d’un des personnels employés à l’éducation de mes élèves et qu’il importe aux parents d’avoir les yeux sur la direction qu’on leur donne. Si l’auteur de la lettre est une des institutrices qui assistaient à la leçon, mon petit speach lui aura été désagréable. J’en ai peu de souci, il n’y avait pas d’autre réponse à faire. C’est la seconde fois, en 44 ans de professorat qu’un tel incident se produit.

En quittant ma salle, je suis allé voir Md de Moitessier qui arrive de Bourges et qui m’a parlé de ses deux filles avec une confiance tout amicale. Les grosses dotes ne résolvent pas seules les questions d’avenir quand on souhaite un peu plus qu’un homme élégant et bien né pour gendre.

11 Février

L’évènement de la semaine est pour moi le mariage convenu d’Angélique de Voguë avec Raoul de la Panouze. Mr de Voguë m’en a fait part dans une lettre affectueuse dès lundi et hier j’ai dîné à l’hôtel Voguë. C’est le fiancé qui m’a mené et les deux familles réunies m’ont traité comme un vieil ami. Il est vrai que mes rapports avec celle de la jeune-fille remonte à près de quarante ans, que j’ai vu mourir dans le cours de cette longue période Mr et Md de Chastillon, Mr et Md de Machault, Pierre, Robert et Marguerite de Voguë, Md de Voguë elle-même. Je me suis associé à toutes ces douleurs, et le Marquis, en me le rappelant hier, me disait qu’il me savait touché de l’évènement qui le console. Nul autre professeur que moi n’a donné ses soins à Angélique pour qui j’ai fait exception à mes habitudes en surveillant son travail de cours en leçons particulières. Md de Voguë, après un dîner de fin de saison, avait manifesté le désir de me voir m’occuper tout à faut de cet enfant. Son pauvre mari, après l’avoir perdue, m’a rappelé ce souvenir comme un legs et j’ai fait ce qu’il souhaitait de moi. Quant à la famille de La Panouze, Cécile est mon élève depuis douze ans ; Raoul et Edmont ont fait leurs études avec Paul à Vaugirard et continue de le tutoyer et de le traiter en camarade. Je puis donc penser qu’il n’y avait rien de banal dans l’accueil qu’on me faisait hier et je dois être reconnaissant de la bonne grâce avec laquelle on m’a fait prendre place au premier dîner de fiançailles.

Au milieu du repas, une dépêche a annoncé l’embarquement à Marseille du petit Robert, âgé de six mois, qui rejoint son père, le Ct Melchior, ambassadeur à Constantinople. Lui et sa nourrice sont la garde de trois religieuses de Notre Dame de Sion envoyées dans la capitale de l’Empire Ottoman où leur ordre possède plusieurs maisons. La position de Melchior est excellente à Péra. Bien qu’improvisé diplomate, il fait on ne peut mieux les affaires dont il est chargé et réussit aussi bien pr-s de la Colonie franque que du gouvernement turc. Mon seul regret c’est que la diplomatie le distrait de ses études et que les inscriptions phéniciennes et un grand ouvrage sur les villes abandonnées de la Syrie centrale, sur ces Pompéi à ciel ouvert comme il les appelle, sont négligés au profit de la politique. Je craindrais de céder à un peu d’égoïsme en insistant sur ce coté de la question. Melchior rend ces services au pays, cela vaut mieux que de faire des livres, il n‘oublie rien d’ailleurs et, quand il pense à quitter son poste officiel, l’Institut le retrouvera avec tous son savoir et toute son ardeur d’archéologue, de déchiffreur et d’écrivain.

La politique a tenu quelques places dans mes causeries avec Mr de Voguë qui m’a vraiment intéressé en me parlant de l’Assemblée Nationale et des travaux des commissions dont il est membre. On prétendait hier que Mr Vautrain avait chance de remplacer à ,la Préfecture de la Seine Mr Léon Say, démissionnaire. J’aurais préféré Mr Cochin, mais celui-ci a d’autres raisons que les miennes pour mieux aider dans Seine et Oise où il réussit avec moins de peine et moins de risques. On a aussi parlé de Mr Valentin, ex-préfet du Rhône, et quand j’ai demandé la cause de sa récente disgrâce, on m’a répondu qu’il y avait dissentiment entre lui et le général Bourbaki, commandant supérieur de l’armée de Lyon.

J’ai fini ma journée au Conservatoire et j’y ai entendu une moitié de Ruth, églogue biblique de Franck. J’arrivais prévenu en faveur de l’auteur et de l’œuvre en raison du bien qu’on m’en avait dit et Md Duparc, et son fils, et Mr Coquart ; et j’avoue que je suis revenu un peu désappointé. Peu de mélodie, un rythme incertain, des harmonies bizarres, tels sont mes griefs. Je n’ai peut-être pas compris, toujours est-il que je ne me suis pas senti enlevé ; il y a au surplus quelques reproches à adresser au Comité qui a réglé le programme. Une églogue biblique, entre la Symphonie Pastorale et l’Introduction du Pardon de Ploermel de Meyerbeer, cela faut trop de paysanneries en une fois et celle de Beethoven était d’autant plus écrasante qu’elle a été exécutée splendidement.

L’accueil du public ,’a été ni froid, ni enthousiaste pour la nouvelle composition. Succès d’estime résume le faut d’aujourd’hui. J’étais placé au balcon, à un certain moment tous les regards se sont tournés sur une loge située derrière moi et où se trouvaient le Cte et la Ctesse de Paris, deux numéros plus loin étaient Mr Jules Simon et sa femme, le Prince et le Ministre-républicain-philosophe auraient pu se parler à voix basse. Je ne sais si un signe courtois a été échangé entre eux, ils se sont vus en Angleterre sous l’Empire et l’on m’a même assuré que Mr Simon avait mené les petits-fils du Roi Louis Philippe dans des usines et dans des centres ouvriers alors qu’il préparait le volume publié depuis par lui sur les classes laborieuses avec un titre que j’ai oublié.

J’ai aperçu dans la salle Mr Pépin, Md de Fitzjames, née Dulong de Rosnay, la famille Guastella, la famille Dernachy, Tardieu et son fils, Md de Belleyme, Mr et Md Massart. A la sortie, une dame m’a tendu la main et m’a parlé comme une personne qui me connaissait parfaitement ; j’ai pu répondre mais je ne saurais dire qui c’était.

18 Février

Semaine assez terne. Je ne me suis aperçu des jours gris que par une réunion de jeunes-filles chez md de Belling en l’honneur de Jacqueline de Saulcy. On avait réclamé ma présence et j’y suis resté une heure et demie. Une élève de Md Dubois a joué du piano ; c’est du Chopin à la 3ème génération. J’avais là tout un troupeau d’élèves, Jacqueline en tête, Odette de Montesquiou, Odette de Quitry, Isabelle de Bayeux, Blanche d’Astory. J’ai pu causer quelques instants avec le Marquis de Radepont. La souscription de la Délivrance a été notre texte et j’ai soulevé l’expédient qui consisterait à faire des 500 millions espérés un gage pour l’amortissement d’un emprunt, ce gage serait placé hors de France. Mr de Radepont calculant en financier le produit de cette somme a trouvé qu’en 39 ans elle devait donner quatre milliard. Avec une telle garantie, on aurait à l’étranger et dabs de bonnes conditions, l’argent nécessaire pour solder l’indemnité de guerre. En attendant une résolution à cet égard, et sans croire qu’il soit utile de la hâter outre mesure, j’ai voulu m’inscrire ces premiers et jeudi j’ai porté à la mairie de mon arrondissement une promesse de mille francs, somme convenue entre ma femme et moi après examen de nos ressources et de ce qu’il était opportun de faire en cette circonstance. Alexandre m’a dit qu’il irait jusqu’à 50.000 francs ; Mr Malouet donnera 6.000 ; Mr de Flavigny est allé au Mortier, en Touraine, annoncé à ses administrés qu’ol souscrirait pour 10.000 francs, et ces bonnes gens ont insinué qu’il ferait bien mieux de donner cet argent à leur commune qu’aux Prussiens. Voilà le patriotisme et les lumières des paysans du Centre. A Bourges, les choses paraissent aller plus rondement et Catherine de Flavigny qui devait arriver lundi reste jusqu’à jeudi à la Préfecture pour organiser les comités de Dames.

Une lettre de San Vito du 11 février m’apprend la mort, à peu près subite, du Marquis La Green dans cette terre de la province de Bari. Il avait fait de la musique le soir, s’était couché à l’heure ordinaire sans avoir éprouvé ou du moins accusé la moindre souffrance. A quatre heures du matin, il était fort malade et en peu de moment il a été enlevé. C’était un aimable homme avec qui les relations étaient faciles et sures. Sa fille Thérèse m’avait écrit quelques jours avant de le perdre et ma réponse était partie depuis 48 heures quand j’ai appris la fatale nouvelle avec prière de l’annoncer à quelques amis de Paris.

Notre paroisse de la madeleine est affligée de l’inqualifiable désertion de l’abbé Michaud. Les lauriers de St Hyacinthe l’ont piqué d’émulation et le voilà dévoyé, devenant un nouveau Châtel, un schismatique sans adhérents. C’était pourtant un homme instruit et sympathique à ceux qui le voyaient de près. Je ne l’ai jamais aperçu et je n’ai pas lu son livre sur Guillaume de Champeaux et la philosophie scolastique.

Je vais ce matin à l’enterrement du Dct Laugier, beau-frère de Cuvillon. Il laisse une place ouverte à l’Institut, une autre à l’Académie de Médecine, une à l’Hôtel Dieu, enfin une Chaise à la Faculté de Paris. Il était Officier de la légion d’Honneur.

19 Février

La cérémonie d’hier aurait du être belle car on ne peut évaluer à moins de huit cents le nombre des hommes généralement distingués qui suivaient le cercueil. La Faculté de Médecine et l’Institut étaient représentés par des députations en costume précédés de leurs massiers et de leurs huissiers et pourtant rien ne m’a semblé imposant dans ce cortège. Les robes et les bonnets des professeurs étaient malpropres et mal portés à deux exceptions près. Les habits d’Académiciens aux épées et tricornes étaient recouverts de paletots de toutes couleurs et de formes fantaisistes. La partie officielle du cortège était donc à peu de chose près grotesque. Les gens en frac noirs conscients de leurs affaires et mes voisins discutaient les prix atteint par les tacles des pauvres Renault (Henri).

J’allais à St Germain après la messe ; j’ai su aujourd’hui qu’un discours d’une heure et demie a été prononcé au cimetière. L’orateur pensait plus à lui-même qu’au défunt sans aucun doute. Voilà notre temps.

25 Février

La semaine s’est écoulée pour moi dans le travail et sans autre distraction qu’un dîner rue Royale après lequel j’ai lu à mes amphitryons quelques pages de ma façon. Les conversations que j’ai eu avec diverses personnes ont roulé sur le séjour de Mr le Ct de Chambord à Anvers. La Ctesse Augustine de Montaigu qui a été l’y voir et qui a eu l’honneur de dîner avec lui le dit plein d’espoir et peut être ceux qui font du bruit devant l’hôtel St Antoine obéissent-ils au dépit naissant d’une apparence d’entente entre la droite et le centre droit de notre Assemblée nationale. L’irritation de la gauche républicaine et radicale prouverait- plus encore que le tapage Belge la caractère sérieux de la constitution d’une majorité monarchiste et Mr Dufeuille a donné hier aux Débats neuf excellents articles sur ces colères, sur ces accusations de complots contre l’ordre actuel. Certes la proposition Rivet et bien d’autres tentatives poussées plus ou moins loin dans le sens d’une république définitive, supposent des conférences, ces débats, un concert en vue de régler l’avenir de la France, et ce qu’on appelle le Compromis de Bordeaux ne saurait constituer un privilège en faveur de la gauche et un préjudice de la droite. Certains reporters prétendent que d’ici à quelques jours de gros évènements s’accompliront. Toute donnée me manque pour avoir un avis là-dessus.

Md de Montbreton vient d’apprendre la mort subite de son amie Md Clarke et j’ai une part toute personnelle à son chagrin. J’ai vu pour la première fois cette aimable personne il y a trente ans. Elle s’appelait alors Melle Arabelle Shéridan. Un gracieux visage, un esprit charmant, voilà le souvenir qu’il m’en restait. Je l’ai revue il y a deux ans à Torcy bien changée par la double actions du temps et des peines dont elle a plus que la part réservée à tout être humain mais conservant ce qu’elle avait toujours de grâce et d’aménité. Elle est enlevé au moment où les affaires de son mari semblent prendre un meilleur tour et où l’un de ses fils revient d’Australie. La petite lâcheté, qui a nom politesse ou savoir vivre, m’a empêché de dire ce que je pense quand j’ai revu les intéressés vendredi.

Hier j’ai dîné chez Md de Belleyme avec Alexandre Dumas et sa belle-fille Melle Olga Marishkine ; à l’entrée il m’a paru avoir pris une ressemblance incontestable avec son père, il a grossi et sa démarche le rappelle tout à fait. Quand on nous a présenté l’un à l’autre, je lui ai parlé de mes relations avec l’auteur d’Antony, et je lui ai nommé mon pauvre frère, son condisciple du collège Bourbon. Il m’a dit qu’il ne l’avait pas oublié et nous n’avons plus été absolument des étrangers. Mr Dimas fils est fort cassant.

En fait d’art, il ne connait que des chefs d’œuvre et des ordures et il a bravement classé les Pécheurs de Léopold Robert dans la seconde catégorie et tableaux, défiant son ami Mr Mirault de garder cela chez lui si Mr Paturle le lui avait légué. Le personnage interpellé ainsi a répondu qu’il n’était pas assez riche pour conserver 4.190 livres de rente en une toile et qu’il aurait vendu les Pécheurs à l’homme qui lui en aurait donné 83.000 francs. Il serait impossible de suivre ici les méandres d’une conversation qui a successivement abordé les sujets les plus variés. La dernière séance solennelle de l’Académie Française a eu sa part et Mr Dumas nous a raconté une visite qu’il avait du faire à Mr Cuvillier Fleury après un article publié par celui-ci sur un de ses ouvrages. L’attitude de l’ex précepteur de France a été qualifié sans plus de ménagement que l’œuvre du peintre Neufchatelain et le mot cuistre a été articulé sans la moindre réserve. Comme Mr Cuvillier Fleury, en reconnaissant le talent du visiteur, lui reprochait de soutenir des thèses téméraires, Mr Dumas lui aurait répondu qu’il y avait un écrivain plus hardi que lui encore, un écrivain qui ne reculait pas devant l’impossible, un écrivain qui allait faire l’éloge de Mr Dupuis. Il ne nous a pas dit comment son immortel interlocuteur avait reçu cette botte en pleine poitrine. Mr Gambetta a eu son tour et nous avons pu entendre notre noble convive s’absoudre de tout détournement de fonds publics à son profit.

Il a la bêtise de se prendre au sérieux ; il espère arriver au pouvoir, et il sait bien que toute suspicion de péculat lui serait mortelle. S’il y avait l’ombre d’une faute de ce genre à lui reprocher, elle aurait été dénoncée par le Gal Bourbaki qu’il a envoyé au suicide, par le Gal d’Aurelle de Paladines qu’il a cassé et insulté, par le Mal Bazame qu’il a taxé de trahison. Personne ne vole en France. L’empereur est pauvre, Mr Haussmann n’a rien pris quoiqu’il ait pu dire. Mr de la Motte ne s’est rien approprié non plus. Nul enthousiasme d’ailleurs chez Mr Dumas pour le Dictateur de Tours et Bordeaux ; il s’est vanté de lui avoir dit, il y a quelques années, dans un dîner, en compagnie de M M Ollivier et Duvernois : « Si j’étais l’Empereur, je voudrais avoir toute l’opposition en 48 heures. » Et comme Mr Gambetta lui demandait s’il était compris dans cette opposition, il lui aurait répondu : « Vous ? Je vous aurais eu 24 heures. Et comment ? Permettez-moi de garder mon secret. Je puis devenir Gouvernement, vous serez toujours opposition et je ne veux pas perdre mes moyens d’action en les dévoilant avant le temps. » Quelqu’un a parlé de la reprise de Turcaret et la pièce de Lesage a été vite toisée : Comédie de 4ème ordre, mal écrite et très immorale. J’ai quitté la place à 11 heures 10 minutes.

Melle Olga était en grande toilette bleue, bas roses, souliers assortis à la robe. Quel sera l’avenir de cette jeune personne et quelle idée se fait-elle de la vie présente, de la religion, de l’éternité. Pensait-elle à tout cela ? Je ne connais pas sa mère et je n’ai qu’une confiance limitée dans la direction de son beau-père.

Nos amis de la rue de Londres sont partis pour l’Espagne d’où ils comptent aller en Afrique ; leurs enfants restent ici.

J’ai passé une soirée chez la Duchesse de Reggio récemment rentrée à Paris, et je l’ai trouvée entourée de son fils, de sa bru, de sa petite-fille, de son gendre et de Mr et Md de Quinsonas, père et mère de celui-ci. Tout ce monde m’a fait fête et s’apprêtait à venir me voir si je n’avais pas pris l’initiative. La Duchesse Douairière était toute chagrin des scènes d’Anvers ; elle allait s’y rendre quand le Comte de Chambord est arrivé ici. Celle-ci n’a jamais variée dans sa fidélité et nul évènement n’a diminué sa foi dans l’avenir de l’héritier de tant de rois. Depuis 28 ans qu’elle ‘ma fait l’honneur de m’admettre dans son intimité, je l’ai toujours vue la même. Cela devient une rareté.

10 Mars

Il y a des moments où ce journal ressemble à un nécrologue, et je me vois dans un de ces moments. J’ai aujourd’hui trois morts à enregistrer : celle de Madame de Suzannet (née de Vaufreland) qui vient de décéder des suites d’une maladie cancéreuse, son fils avait suivi mes cours, je la rencontrais souvent chez Md de Belleyme et elle avait monté mes cinq étages il y a un peu plus de deux mois pour me demander un renseignement que j’aurais préféré lui porter chez elle. Md de Fravigny vient ensuite dans cette funèbre liste. Elle touchait à 80 ans et sa fin a été des plus calmes, des plus chrétiennes ; née Boscary et sœur de la Comtesse Foucher de Careil ; elle m’était connue depuis 1830 ; je l’avais vue perdre successivement son mari, sa belle-fille, son fils (celui-ci mort d’une chute de cheval au retour des courses de Chantilly) ; il ne reste d’elle qu’une fille, Md de Montgeon, mère de dix enfants dont sept ont reçu mes leçons. Enfin on a enterré avant-hier la Baronne de St Julien, fille de l’avocat Philippe Dupuis, nièce de Mr Dupuis l’aîné ; elle devait avoir 46 ans et je la voyais depuis sa petite enfance ; séparée de son mari pour des raisons que j’ignore, elle s’était consacrée toute entière à sa fille Valentine qui n’a jamais eu d’autre maître que moi ; l’anémie est l’explication de sa fin, c’est au moins ce que je conclus d’un entretien avec son frère Eugène.

Un autre mort dont j’ai parlé est à peu près oublié : Mr de Persigny. Melle André, institutrice de ses enfants, m’a écrit hier. J’extrais de sa lettre les lignes suivantes : « La mort d’un père est toujours un grand malheur, mais aucune n’en a été une plus immense. Le pauvre Duc mort, Md de P est partie de nouveau, les amis de la famille se sont retirés, et les malheureuses petites sont restées complètement abandonnée. Cette situation m’a tellement émue que, malgré de très graves sujets de mécontentement, j’ai consenti à rester auprès d’elles encore un peu de temps… L’épreuve su dure qui vient de les frapper n’a produit aucun effet salutaire sur elles. Elles m’inquiètent plus que je ne puis le dire. Et puis leur position de fortune est moins que brillante. Que deviendront-elles si le Conseil de famille ne prend pas de sages mesures pour sauvegarder leurs intérêts ? C’est bien inquiétant. En ce moment, je les ai toutes les quatre avec moi. Ma seule victoire sur la pauvre mère a été de lui arracher Marie qu’elle voulait emmener encore avec elle. Un journal annonçait il y a deux jours qu’elle était retournée en Egypte avec sa mère. Cet avis m’a donné un peu d’humeur car il est de matière à nuire à l’enfant. Enfin il faut confier toutes ces appréhensions à celui qui est père comme personne. »

Quel thème à réflexions que cette lettre ! Je vais y répondre mais j’aimerais mieux ne pas l’avoir reçue.
L’évènement public de la semaine est l’acquittement de Mr Janvier de la Motte, ex Préfêt de l’Eure et la démission de Mr Pouyer Quertier en a été la suite. Dans un autre ordre de faits, la vente de la collection Pereire a aussi son importance ; 181 tableaux ont donné près de 1.800.000 francs soit en moyenne 10.000 francs par toile. C’est énorme. Md Petit, femme de l’expert chargé de l’opération, m’a donné le catalogue illustré de cinquante eaux fortes d’après les œuvres capitales mises aux enchères. C’est un livre à garder. Pourquoi Mr Pereire se défait-il de ces tableaux ? Est-il ruiné ? Veut-il faire dire qu’il l’est ? Je n’ai jamais eu de relation de ce côté qu’avec une de ses filles, Md Rhoni, qui pendant deux ans a suivi mon enseignement avec sa propre fille. Md Rhoni est catholique, une de ses sœurs est protestante, une autre est juive. Le mariage a décidé la question religieuse pour elles. Mr Pereire pensait qu’il faut des époux assortis et il n’avait donné provisoirement aucun franc à ses enfants.

J’ai dîné jeudi chez Md de Montessier pour faire une lecture. J’avais demandé un auditoire restreint et l’on avait tenu compte de mon désir. Le maître et la maîtresse de la maison, leurs deux filles, Mr et Md Artus de la Pénouze, Md de Monthuel, Md de Joulanger (née de Boislecomte), Mr Leclerc et Mr Dufeuille étaient seuls présents. On a été fort aimable pour moi et pour ma prose. Je n’avais pas vu Md de Monthuel depuis son mariage et elle est grand’mère. Notre rencontre peut donc s’appeler une reconnaissance.

13 Mars

Dimanche nous avions promis notre soirée à Md Stamaby. Nous avons trouvé chez elle cinquante personnes et jusqu’au thé qui a été servi à 11 heures et demie, nous avons eu une avalanche de musique à faire bondir le pauvre Camille dans sa tombe de Montmartre. Nanine a beaucoup chanté ; un Monsieur Maurice, dont le nom de famille n’est pas parvenu jusqu’à moi, s’est livré au même exercice ; un Anglais a joué du violoncelle ; un Monsieur Thomé, âgé de 22 ans, a joué du piano.  C’est, paraît-il, chaque dimanche, même fête et les autres soirs on va chez quelqu’une des personnes qui étaient là pour se divertir de semblable façon. Les galères me sembleraient préférables à cet enchaînement de plaisirs et de veilles. Comment des invitées qui ne sont pas absolument herculéennes et des … moins recherchées que celles de Trésors y suffiraient-elles ?

C’est pour moi un mystère impénétrable. Md Le Fael qui était là ne maigrit pas mais elle doit faire exception et si Mr Paul avait eu quelque pensée d’alliance de ce côté-là, cette vie à toute vapeur l’en détournerait probablement.

Une nouvelle lettre de Marie Menissier contient un long paragraphe relatif à Mr Dumas fils. Elle comprend tout ce que sa nature a de contraire à la mienne. Mais elle me raconte ce qu’elle lui doit pour les soins qu’il a prodigués à Emmanuel ; si énorme que semble la chose, elle me dit qu’il a été une providence pour son fils en un temps de crise et d’ardente jeunesse et elle me demande d’entrer dans sa reconnaissance si j’ai jamais à parler de lui en public. Je savais déjà le dramaturge-romancier capable de dévouement à ses amis et la fin de 1870 m’avait édifié sur ce côté de sa nature qui rachète bien des choses.

Mardi, j’ai dîné chez Md Meignan qui avait réuni quelques amis pour me faire lire ce que j’ai écrit sur Silvio Pellico. Melle Rose a chanté après ma lecture et je ne suis rentré qu’à 11 h ¾. Victor Meignan remonte le Nil en ce moment avec quelques amis de son âge. J’admire toujours que l’on puisse s’engager dans une telle expédition sans la moindre préparation. Aussi les fruits qu’on tire des voyages sont-ils médiocrement savoureux. Victor apprend à ses parents qu’il a vu jouer la Belle Hélène d’Offenbach au Caire.

Hâtons-nous d’ajouter qu’il est un des meilleurs garçons de son âge qu’on puisse citer et qu’il a fait honorablement à Rome le métier de zouave pontifical et à Paris celui de capitaine d’une compagnie de marche pendant le siège.

Valentine Guillemin est heureusement accouchée d’une fille dans la nuit de dimanche à lundi. J’ai vu sa mère mardi délivrée d’un grand poids. Le matin même j’ai reçu la visite d’Henri Stendish qui va passer un mois en Italie avec sa femme.

17 Mars

Nous voici à la veille de l’anniversaire des troubles qui ont amené la commune, et je reçois ce matin une invitation pour le service de bout de l’an de Mr Niel, tué avec tant d’autres à la manifestation de la Place Vendôme le Mercredi 22. Si incertaine que soit notre situation actuelle, si obscur que soit notre avenir, on vit à peu près comme dans les temps ordinaires. J’ai refusé hier des billets pour le théâtre italien, mais je fais et je reçois des visites ; ma salle de court se remplit chaque jour, et je vois chacun penser à ses affaires, former des projets, entreprendre des voyages, se conduire enfin comme si la France et le monde était dans des conditions normales.

Le parti Bonapartiste sur lequel j’ai ces lucarnes ouvertes a célébré hier le 16ème anniversaire de la naissance du Prince Impérial et il montrerait toutes ses espérances si Mr Rouher ne le tempérait pas un peu. Les Princes d’Orléans reçoivent tout ce qui se fait présenter à eux ; les légitimistes se plaignent et ne peuvent se réunir autour de Mr le Ct de Chambord ; les Républicains sont au moins aussi divisés que les Monarchistes et Mr Thiers profite de ces mésintelligences pour rester où il est et où il se trouve bien, il continue de gouverner plus personnellement que les despotes qualifiés, et nous apprenons ce matin par une déclaration de Mr Gladstone au Parlement Anglais que le traité de commerce de 1860 a été dénoncé.

 

Mr Cochin vient de mourir (vendredi à 9 heures du soir), il laissera des regrets à tous ceux qui l’ont connu. Je l’ai vu surtout à la campagne, il avait une habitation très voisine du Coudray et Md la Duchesse de Reggio m’a mené chez lui. Je l’ai rencontré pour la dernière fois au Conservatoire dans la loge de Md Moitessier. Mr Cochin parlait et écrivait d’une façon fort remarquable ; ses administrés de Seine et Oise se louaient beaucoup de ‘lavoir pour Préfet. J’aurais voulu qu’il entra dans nos assemblés et son exclusion m’a paru un argument contre le suffrage universel organisé comme il l’est. Un homme de cette valeur intellectuelle et morale, de cette notoriété, devrait toujours être appelé à dire son mot sur les affaires politiques et à le dire du haut de la tribune dès qu’il y a une tribune. Mr Cochin avait épousé Melle Benoit d’Azy et laisse plusieurs fils dont l’aîné achève son droit autant qu’il me souvient d’une conversation récente avec le Docteur Chauffard.

Je suis allé rendre au vénérable Mr Demetz une visite qu’il m’avait faite sans me trouver. Il m’a moins parlé de Mettray qu’il ne faut habituellement, distrait qu’il était de cet objet capital pour lui, par l’intérêt bienveillant qu’il prend à mon fils, par les communications amicales qu’il m’a faites sur ses petits-enfants, par le désir d’avoir des nouvelles de nos mais communs, les Muller ; au courant de l’entretien sont venues de judicieuses observations sur les agriculteurs-amateurs, sur la vie à la campagne, et même sur les caractères qui distinguent la fragilité féminine en France, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, aux Etats-Unis d’Amérique. Pour être une manière de saint, Mr Demetz n’est pas un pédant de pruderie et je pourrais citer des saillies très amusantes qui lui sont échappées sur ce chapitre délicat.

J’ai passé une heure aujourd’hui à l’école des Beaux-Arts devant l’œuvre réuni d’Henri Regnault. En parcourant cette salle où près de 300 numéros attestent ce qu’il y avait de puissance dans le travail de l’artiste moissonné à 27 ans par la guerre, je me suis senti ému jusqu’au fond de mon être. On peut dire qu’Henri Regnault n’avait pas encore trouvé sa voie ; on peut être choqué par le parler franc de son portrait de Juan Prim, par l’ébouriffement crépu et l’air bestial de sa Salomé ; on peut critiquer certaines parties de l’exécution de la Dame en rouge ; mais qui méconnaitrait un maître de la couleur et de la lumière dans ce jeune-homme ? Qui échapperait à l’impression de ce tableau de Salomé que Théophile Gauthier appelle une symphonie en jaune majeur ? Qui contesterait la profondeur de pensée qui se manifeste dans l’exécution sans jugement, l’éclat incomparable de ces trois aquarelles laissées à Melle Breton en souvenir de celui dont elle devait porter le nom. Henri Regnault s’était fait un Orient à lui qui n’est ni celui de Descamps, ni celui de Delacroix. La multitude de ses croquis et de ses études prouve du reste qu’il y avait en lui bien plus qu’un improvisateur. Une balle Prussienne a tout anéanti.

Je ne me rappelle pas si j’ai dit ici que j’ai connu Mr Victor Regnault, père de ce regrettable Henri, à l’Arsenal, chez Nodier. Quand je le rencontrais vers la fin de 1838, il avait 28 ans et comptait déjà parmi les mathématiciens éminents et moins de deux ans après il entrait à l’Académie des Sciences (1840). Monsieur Victor Regnault était petit gendre d’Alexandre Duval.

La Dame en rouge dont il est parlé plus haut est Md Arthur Duparc. Quatre dessins à la mine de plomb exposés aux Beaux-arts appartiennent aussi à Mr Arthur : son propre portrait, ceux de sa femme, de son père, de sa mère.

21 Mars

Un cruel accident trouble péniblement notre intérieur. Ma belle-mère s’est cassée le bras dimanche, et ce surcroît à ses maux déjà si grands nous est une peine profonde. Les premiers soins ont pu lui être donnés tout de suite, et j’ai lieu de croire que la fracture n’est pas des plus grosses. Mais l’immobilité nécessaire est bien difficile à obtenir et la distance qui nous sépare rend bien fatigante pour ma femme les courses qu’il faut faire chaque jour pour visiter, consoler et même raisonner notre pauvre malade. Nos amis nous témoignent leur sympathie et certains de ces témoignages me touchent sensiblement parce j’y reconnais une véritable affection.

Hier j’ai donné le dernier bon à tirer de la publication Beauvau et, par une rencontre singulière, la fin de ce travail coïncidait avec le second anniversaire de la mort de Md Standish dont je suis le suppléant. Si dans le séjour des bienheureux où ma Pensée la place sans hésitation, elle a des regards sur ce triste monde elle sait qu’elle n’est pas oubliée. Ce labeur va me manquer, il était comme une continuation de nos causeries du dimanche. Pas une ligne de ce volume qui n’ait été examinée, pesée, discutée entre nous ; pas une note de sa main dont je n’ai eu communication dès qu’elle en avait conçu l’idée et dont le texte n’ait été remanié en commun.

Après avoir signé l’épreuve finale, je suis allé parler dans un cercle établi par quelques notables négociants pour des employés de commerce qui trouvent là le soir des journaux, des livres, du feu, de la lumière, et de temps en temps une conférence. Mr Labbé avait reçu une lettre qui le laissait sans orateur pour la séance d’hier ; il regrettait le petit mécompte qui allait s’en suivre car il attendait beaucoup du sujet annoncé (Md du Deffand). Je lui ai fait effort de prendre la place et le sujet du déserteur involontaire et, en parlant dans ce milieu, j’ai pensé à mon père dont la fête tombait le 19, qui avait aussi été négociant et fort soucieux de ses commis. C’est Mr Labbé qui m’a conduit rue Méhul ; Mr Lefébure m’a ramené dans sa voiture jusqu’à ma porte. L’auditoire a paru satisfait et l’a témoigné bruyamment.

J’ai appris dans la journée la mort du duc d’Uzès et du Général  Delarue. J’avais eu peu de rapport avec le Duc dont la fille est venue deux hivers chez moi et dont j’ai élevé la bru, Anne de Montemart. Il était possesseur de l’original de la Guirlande de Julie qui était pour lui un monument de famille, que la révolution avait fait passé en d’autres mains et qu’il avait depuis racheté près de 14000 francs. Quant au Général Delarue je l’ai rencontré souvent chez Md de Courbonne et j’ai jadis connu sa mère et sa sœur, celle-ci très liée avec mon amie d’enfance, Henriette Vial. Il y a dans l’histoire des Delarue des points qui m’échappent absolument et que du reste je n’ai jamais essayé de me faire expliquer bien que ma curiosité en ait été piquée par moment. Le Maréchal Duc de Ragere doit avoir eu un rôle dans cette histoire. Monsieur Delarue a été son aide de camp aux approches de 1830.

24 Mars

L’état de ma belle-mère est aussi satisfaisant que possible, nulle complication n’est survenue ; il n’y a ni fièvre violente, ni enflures exagérées ; et si son âge et les maladies qui la minent depuis bien ces années ne rendaient pas toute secousse redoutable pour elle, je ne désespèrerais pas de la voir se relever de là. J’ai vu la Maréchal Lauriston se remettre le col du fémur à 92 ans et elle va encore touchant une vie séculaire.

 

 

 

 

 

Mon aïeul a écrit au total 7 tomes mais, pour l'instant, je ne peux retranscrire la suite de ces écrits car je ne possède pas ces différents cahiers qui sont détenus par l'un de mes frères...

J'espère toutefois qu'il pourra y avoir une suite dans la mesure surtout où je sais que vous avez déjà été nombreux à vous intéresser à ce début de récit... notre histoire... l'histoire de notre famille mais aussi une petite partie de l'histoire de notre pays : la France