Vacances Roscoff 1987 (suite)

Mercredi, 1er Septembre.

Etant terriblement enflée, je dus rester au domicile. J'employai mon temps au travail. Au reste, on ne m’abandonna pas et j'eus presque toute la journée l'aimable société de Miss, de Balzard et de mes sœurs. Vers le soir, voyant que je souffrais encore beaucoup, le bon Christian, doué d'un cœur sensible, voulut tenter quelque chose pour mon soulagement. Il alla chez le pharmacien et lui demanda une bouteille d'eau chloroformée. Le pharmacien, lui ayant répondu qu'il n’en donnait pas sans ordonnance, Balzard lui raconta qu'il était étudiant de médecine à Paris et le convainquît si bien qu'il revint avec le remède convoité. Mais il avait compté sans la malade qui ne voulût point déboucher la fiole.

Jeudi, 2 Septembre

Encore une journée de chambre, grâce au vilain temps. Le travail s'en ressentit. Les garçons allèrent dans l'après-midi à Penpoul que Balzard ne connaissait pas encore. Lorsqu'ils revinrent, nous prîmes le bain. Malheureusement, en sautant de la cabine où elle venait de reprendre ses vêtements, la pauvre Miss se foula le pied. Elle souffrit beaucoup surtout dans les premiers moments. Balzard, qui aimait jouer au médecin, se présenta pour la soigner. Etant agréé, il frictionna le pied malade avec un gant de crin puis il le banda avec des compresses d'arnica. Après le dîner, nous jouâmes aux cartes autour du lit de Miss.

Vendredi 3 Septembre

Nous fûmes réveillées d'une manière originale. Marguerite et moi, nous couchions dans un grand lit. Ce matin-là, dans le demi-sommeil engourdissant qui précède le réveil, j'entendais un bruit singulier mais je ne m'en inquiétais pas autrement, pensant que ma voisine aiguisait ses ongles sur les draps de Madame Prigent. Mais, en reprenant conscience d'une manière plus complète, je vis que Marguerite dormait paisiblement et n’était pas la cause de ce bruit anormal. Comme il faisait à peine jour, je repris une position commode pour dormir, lorsqu'une énorme goutte d'eau me tomba sur le nez. Une autre me dégringola sur le front, puis une troisième etc. …, etc. ...

Notre lit était déjà tout mouillé en certains endroits et menaçait de l’être bien davantage car l'inondation augmentait d’instant en instant. Il avait plu toute la nuit d'une manière horrible et c’était sans doute l'eau du ciel qui pénétrait jusqu’à nous. Du moins ce fut la première idée qui me vint à l'esprit mais, dès que Marguerite que je réveillai eut conscience de la situation, une autre pensée traversa sa cervelle. « Théodore Lécureux, qui couche au-dessus de nous, aura, en se levant, renversé certain objet de nuit et c'est le contenu de ce vase qui dégringole sur nous ! » Cette supposition nous troublant, nous sautâmes hors du lit et nous mîmes une cuvette sous la principale fuite. Nous courûmes chez Maman qui arriva en chemise de nuit contempler le désastre. Pour consoler Marguerite, je lui disais : « Théodore est un garçon si pieux que, si ce liquide provient de lui, c'est à n'en pas douter de l'eau bénite ! »

Mais Maman voulait absolument savoir la cause de l'inondation. Elle se mit à la fenêtre de sa chambre, appelant les propriétaires qui habitaient en face. Madame Prigent, quoique très matinale, n’était pas encore levée. Un seul bonhomme passait dans la rue. Maman l'interpella. Hélas ! C’était un vrai Breton. Il s'arrêta ahuri sous la fenêtre et la conversation la plus drolatique s'engagea.

Le pauvre homme ne comprenait pas le français, Maman ne savait pas le breton. Ils se parlaient par signes mais, comme c’était bien insuffisant, Maman mêlait l'anglais, le français et l'allemand dans un charabia qu'auraient peut-être compris des Iroquois mais qui avait le privilège d'abrutir encore plus le malheureux paysan. Maman lui demandait de frapper à la porte de madame Prigent et de lui dire de venir. Nous nous tordions de tout notre cœur derrière Maman ; le Breton devait apercevoir nos têtes échevelées ; aussi, lorsqu'il reprit son chemin, sans avoir compris le premier mot de notre affaire, il dût être persuadé qu'il avait eu devant lui toute une nichée de fous.

Madame Prigent parut enfin sur le seuil de sa porte. Françoise Prigent est une bonne grosse mère qui semble ne s’être jamais fait la moindre bile pendant les trente cinq ou quarante ans qu'elle a déjà passés sur cette terre. Je crois qu'elle passera toute cette vallée de larmes le sourire aux lèvres. Si elle n’était pas si forte, elle serait une belle femme. Le visage, très coloré et très frais, est éclairé par le regard de deux yeux d'un bleu ravissant, un bleu de pervenche qui sourit toujours. Pendant que Maman causait à la mère Prigent, madame Lécureux, la voisine du dessus, la mère du charmant Théodore, mit aussi son nez pointu à la croisée. Je ne sais pas si elle avait l'intuition des suppositions que nous avions pu former mais elle cria très haut : « Ce n'est pas de l'eau renversée, ici ! C'est entré par la fenêtre. »

Miss Jones resta étendue toute la journée et nous nous groupâmes autour d'elle. Je ne sortis que très peu dans l'après-midi mais je dois avouer que nous ne fîmes aucun sacrifice à notre chère blessée ; le mauvais temps nous cloua dans la maison, la tempête ne cessa pas.

Samedi, 4 Septembre

Maman trouva chez le boucher une tête de bélier fraîchement coupée et elle la rapporta à Louis afin qu'il pût en faire une étude. C’était lugubre de voir le sang couler goutte à goutte du cou tranché et je n’aurais pas voulu être à la place de Louis qui resta plusieurs heures en présence de ce tronçon de bête. D'autant plus que, au bout de quelques instants, la pièce où il travaillait était déjà remplie d'une odeur insupportable.

Dans l'après-midi, Balzard et Louis nous emmenèrent à Saint-Pol, voir les préparatifs des fêtes qui devaient avoir lieu le lendemain et les deux jours suivants. Les garçons prirent leurs bicyclettes mais elles ne leur servirent pas à grand chose car ils firent presque toute la route à pied avec nous. Cependant, ils s'amusaient de temps en temps à prendre Emmanuel sur leurs épaules pour le transporter à quelques mètres en avant.

Nous nous promenâmes dans Saint-Pol qui avait totalement changé d'aspect. Partout, dans les rues, on avait tendu de grands draps blancs le long desquels pendaient des guirlandes de fleurs et de feuillages. S'il avait plu comme la veille et l'avant-veille, tout aurait été converti en fumier mais Dieu protégea les bons Bretons qui s’apprêtaient à le glorifier et le ciel se rasséréna un peu. Des religieuses travaillaient au reposoir de la grande place et l'on voyait qu'elles y mettaient tout leur cœur. Nous entrâmes quelques minutes à la cathédrale mais il y avait encore un salut, ce qui nous empêcha de la visiter en détail.

Nous suivîmes la grand'rue toute pavoisée de bannières et d'oriflammes. A l'extrémité se trouvait un arc de triomphe en carton peint dans le style du moyen âge. De loin, on aurait pu croire que c’était un reste de vieille fortification.

En revenant, nous rencontrâmes sur la route un mendiant dont l'aspect nous avait déjà frappés à l'aller. Collot, qui aimait à représenter des gueux, aurait sûrement fait de celui-là son modèle de prédilection et il n'aurait pas été déplacé non plus dans les tableaux des maîtres hollandais d'autrefois qui aimaient tant à représenter les difformités humaines. La foi m'enseigne que dans ce corps, bizarre, dégradé, il existe une âme de même nature que la mienne. Aussi, je le crois mais je suis obligée de faire un effort pour cela. L'être que j'avais devant les yeux me semblait appartenir beaucoup plus à l'espèce animale qu’à celle des hommes.

Balzard s'arrêta et se mit à lui causer malgré les prières de Marguerite qui en avait une terreur folle. Je m'avançai avec Balzard et je mis un pauvre sou dans la main du pauvre diable. Il le saisit, fit avec lui le signe de la croix et me dit en guise de remerciement : « A votre santé ». Je crois qu'il est alcoolique et qu'il a tellement l'habitude de boire qu'il s'imagine toujours trinquer. C'est sa folie ! Ensuite, il se mit à nous bénir avec une série de prières partie françaises, partie latines, partie bretonnes. Il se drapait dans ses loques, en prenant un air si solennel que nous ne pouvions nous empêcher de rire. Pour ce jour-là, nos rapports avec le gueux, qui se nommait Pellec, n'allèrent pas plus loin.

Dimanche, 5 Septembre

Après avoir assisté à la messe de 8 heures, je me mis à écrire plusieurs lettres. Je suis, à la maison, la personne qui redoute le moins de prendre la plume, aussi ma correspondance est-elle assez étendue lorsque nous sommes hors de chez nous. Cependant, j’eus fini d’assez bonne heure pour aller me promener encore avant le déjeuner.

Maman, qui désirait beaucoup conserver les cornes du bélier que Louis avait peintes, était allée trouver nos voisins dont le fils était étudiant en médecine pour lui demander comment s'y prendre. Ce jeune homme vint donc à la maison. Nous l'avions remarqué parce qu'il est excessivement brun et nous l'avions nommé Pierre Machard quoiqu'il n'ait de commun avec ce dernier que le teint et la couleur des cheveux. Nous apprîmes qu’il s'appelait Marcel Leray et, comme c’était un très gentil garçon, une fois la glace brisée grâce à la tête de bélier, il devint notre ami.

Saint Pol de Léon

Aussitôt après le déjeuner, nous partîmes à Saint-Pol de Léon. Grand’Mère, Maman et Miss dont le pied malade nécessitait encore des ménagements, prirent le chemin de fer. Quant à nous, nous préférâmes de beaucoup aller à pied. Balzard avait fait des folies. Dans la matinée, il était sorti et avait commandé un énorme gâteau. Puis il avait acheté une très jolie cloche en vieil argent pour Grand’Mère et un pique-notes pour Maman. On l'avait bien grondé mais il n'avait pas paru contrit le moins du monde.

Il y avait énormément de vent sur la route de Saint-Pol ce qui rendait la marche pénible. Pour nous entraîner, Balzard et Louis se mirent à chanter et à siffler des airs de musique militaire. Nous marchions au pas, tous sur une seule ligne, et nous fûmes ainsi un bon bout de chemin presque sans fatigue.

Lorsque nous fûmes arrivés à Saint-Pol, Louis nous quitta pour aller au devant des personnes sérieuses qui arrivaient par le train. Balzard nous conduisit sur le chemin de la procession qui ne tarda pas à défiler.

En avant marchaient des cavaliers bretons puis des petites filles vêtues de blancs et couronnées de roses. Voici maintenant le défilé des veuves, puis celui des enfants de Marie portant un enfant Jésus couché sur un lit rose. Nous étions à l’entrée de la rue des Minimes ce qui nous permettait d'avoir un vaste coup d'œil sur toute la procession (j’allais écrire la cavalcade). Balzard, qui était entre Geneviève et moi, nous faisait rire à chaque instant au grand scandale de nos voisins qui trouvaient tout magnifique et digne d'un respect infini. Les vieilles filles passèrent devant nous, enveloppées dans de grands châles de cachemire blanc avec des coiffes de dentelle de toutes les formes. Puis, venait ce que nous nommâmes "la confrérie des mères chrétiennes". Elles étaient vêtues de noir, avec des châles brodés, des coiffes blanches et des tabliers de soie noire. Les petits garçons et les jeunes gens portaient la bannière de Saint Louis de Gonzague ; des mousses soutenaient, sur leurs épaules, un petit navire, chef d'œuvre de patience et d'habileté ; des matelots venaient ensuite, entourant la clochette trouvée miraculeusement au temps de Saint-Pol de Léon.

Je ne me souviens plus au-juste de la légende qui se rapporte à cette cloche vénérée. Je crois qu'elle appartenait à un roi ou à un grand seigneur à qui Saint Pol l'avait vainement demandée pour le service de Dieu. Cette cloche, par je ne sais quelle série d'incidents, tomba dans la mer où il fût impossible de la retrouver. Alors le roi dit à Saint Pol que, s’il pouvait l'arracher à la mer, il l'en rendrait possesseur. Après avoir prié, Saint Pol de Léon dit à un pêcheur de jeter ses filets dans l’endroit de l’océan qu'il lui indiqua. On retira un énorme saumon et, le corps de cet animal étant fouillé, on retrouva la cloche que Saint Pol désirait tant.

D’autres Bretons portaient dans un reliquaire une partie du bras de Saint Pol. D’autres encore soutenaient l’étole avec laquelle Saint Pol avait dompté le monstre qui ravageait l’île de Batz. Par exemple, ce qui me sembla tout à fait grotesque, ce fut un orchestre composé de prêtres ! Ils jouaient de la musique militaire mais les instruments ne leur avaient pas été  distribués d'un point de vue esthétique. De gros patapoufs soufflaient dans des clarinettes et des flûtes d'enfants tandis que de tout petits maigrelets succombaient sous le poids et le volume des grosses caisses. Venaient ensuite cinq évêques en tenue de gala et un cardinal dont le lourd manteau à traîne était soutenu par deux diacres.

En résumé, c’était une très belle procession, une solennité dont les gens de Saint-Pol garderont longtemps le souvenir. Lorsque l'on voyait de près tous les détails de la procession, on ne pouvait manquer d'y apercevoir bien des choses mesquines et même ridicules. Il fallait fermer les yeux sur les détails grotesques et ne les ouvrir que pour contempler l'ensemble.

De loin la procession produisait un effet magnifique avec toutes ses bannières déployées, ses costumes variés étincelants de dorures et de couleurs vives. Les cloches de la cathédrale sonnaient à toute volée ; leurs carillons clairs montaient dans l'infini. Les rues étaient jonchées de palmes et de pétales de roses ; les draps blancs, pendus partout, frémissaient au souffle du vent.

Ayant trouvé Grand’mère, Maman, Miss et Louis, nous nous approchâmes aussi près que possible du reposoir de la grand’place où le sermon devait avoir lieu. Bien que la place soit très vaste, on y était étrangement pressé. Il fallait se tenir debout. Lorsque le Saint Sacrement arriva, tous ceux qui étaient sur la place, peut-être plus de deux milles personnes, tombèrent à genoux comme un seul homme. Les chants s’élevèrent... On célébra les hauts faits et la grandeur de Saint Pol. Ces cantiques bretons étaient absolument inintelligibles pour nous mais cela nous fit tout de même plaisir de les entendre. Lucie, qui était aussi là, perdue quelque part dans la foule, chantait à tue-tête le refrain : « Ah ! Les salauds, ah ! les salauds ». Je ne pense pas que ce soit la véritable orthographe de la complainte bretonne mais c'est bien le son des mots que tous les indigènes hurlaient en chœur. Quant à l'air de ce cantique, c’était plaintif, presque douloureux.

Enfin, le chanoine Brette, de la métropole de Paris, monta sur l'estrade. Il s'adressa aux Bretons, leur disant quelle est la sublime mission de leur pays : conserver la foi en France et sauver l'Angleterre. Je crois que ces quelques paroles énergiques ont dû aller jusqu’à l'âme des auditeurs mais les Bretons ne sont pas des gens qui manifestent leurs émotions. Les visages restèrent profondément calmes. A la fin du dernier panégyrique de Saint Pol, le ciel se couvrit et il tomba quelques gouttes d'eau.

Heureusement, la pluie ne persista pas car, Grand’Mère ayant manqué le train, nous fûmes obligés de revenir tous à pied. La route était bien longue pour Grand’Mère et pour Miss qui traînait la patte mais nous la fîmes assez gaiement. Nous rencontrâmes le pèlerinage des Quessantaises qui avaient débarqué à Roscoff et qui se dirigeaient vers Saint-Pol de Léon en chantant leurs cantiques spéciaux. On nous avait annoncé leur arrivée et Grand’Mère, cherchant dans son guide, avait lu cette phrase : « Les Quessantaises portent leurs cheveux de toute leur longueur sur le dos ». Nous nous attendions à voir des chevelures superbes, aussi notre déception fût grande lorsque nous les aperçûmes. Quelques mèches, de dix centimètres à peu près, encadraient les visages. Ces femmes ont l'air rude, à demi sauvage. Lorsque nous les vîmes, elles passaient devant Pellec qui multipliait les bénédictions comme s'il s’était cru le pape en personne.

Loisirs de vacances

De retour à la maison, nous allions nous mettre à faire la cuisine avec Balzard, lorsque Lucie et Louise rentrèrent. On leur avait donné congé pour la fin de la journée mais il y avait si grand vent qu'elles n'en voulurent pas profiter et revinrent préparer le dîner. Au reste, notre repas se composa en grande partie de viandes froides.

Le programme des fêtes annonçait pour le soir un feu d'artifice, "préparé et tiré par le célèbre Buggiéri des fêtes du Tzar" ! Nous ne nous sentions pas le courage de retourner à Saint-Pol mais nous étions persuadés que, des hauteurs de Sainte-Barbe, nous verrions très bien les fusées. Nous demandâmes donc à Maman la permission de gravir la pointe de Bloscon avec Balzard. Elle ne nous répondit que par ces mots : « Oh ! S'il faut que j'y aille, j'irai ! » Voyant qu'elle ne nous permettrait pas cette petite excursion sans elle et qu'elle ne se souciait pas du tout de la faire, nous y renonçâmes. Tout le monde se sépara de bonne heure. Seuls Balzard, Geneviève et moi, nous restâmes dans la salle à manger à jouer aux cartes.

Lundi, 6 Septembre

Quelle journée ! La pluie ne cessa pas du matin au soir. Malgré la tempête, Miss eut le courage d'aller entendre la messe à Saint-Pol. Elle rentra dans un état d’échevelage et d'embourbement qui la rendit méconnaissable. Nous alternâmes toute la journée entre le travail et les jeux. Ce fût à peu près la seule fois où je connus l'ennui à Roscoff mais nous passâmes tous par la crise et nous ne trouvâmes pas que le soir descendait trop vite.

Mardi, 7 Septembre

Mon premier geste en me réveillant fut pour soulever le rideau de ma fenêtre et regarder le ciel. Les vilains nuages avaient disparu et ils étaient remplacés par une nappe d’azur délicat. Nous allâmes tous nous confesser, dès l'extrême matin, au jeune vicaire de Roscoff afin de pouvoir communier pour la nativité et pour le triste anniversaire du jour suivant.

Vers 10 heures et demie, les Quessantaises quittèrent Roscoff ; nous allâmes sur la jetée de Sainte-Barbe pour les voir s'embarquer. C’était très amusant de les voir monter en canot pour gagner "le Cotentin" qui les avait amenées et qui stoppait à quelques cents mètres en mer. Le curé de Roscoff était sur la jetée, bénissant le départ ; il avait réquisitionné toutes les barques qui transportaient gratuitement les insulaires à bord de leur navire.

Notre ami, "le Courrier" était là ; aussi le patron vint-il nous causer et, lorsqu'il eut fini son service, il nous proposa aimablement de nous mener faire un petit tour en mer. Nous avions avec nous Marcel Leray, sa sœur et leur chien. Je leur demandai s'ils voulaient bien nous accompagner. Sur leur réponse affirmative, je demandai au marin ses conditions. « Mais c'est pour rien, me répondit-il en souriant, pour le plaisir seulement ». Maman, à qui je demandai la permission de partir en mer, se laissa tenter et vint avec nous. Nous naviguâmes trois quarts d’heure à peu près et, lorsque nous débarquâmes derrière l’église, nous récompensâmes notre charmant marin qui devait s'y attendre en nous proposant la promenade. Pendant le trajet, Marcel Leray qui avait son appareil nous photographia sans prévenir. Il faut croire que ce que nous disions à ce moment-là était bien drôle. Nous avions tous des physionomies réjouies. Quant à moi, je me tords.

La journée étant splendide, nous voulûmes en profiter. Après le déjeuner, Miss et moi, nous partîmes sur la route de Saint-Pol avec les trois garçons. Ceux-ci voulaient aller à la recherche du gueux pour en faire des croquis. Ils ne le trouvèrent pas. Les fêtes de Saint-Pol étant finies, il était retourné chez lui, aux environs de Plouescat, dirent les gens qui l’avaient abrité dans une grange durant trois nuits. Louis et Balzard se promirent de lui rendre visite. En attendant, nous nous assîmes au pied d'une haie et nous nous mîmes à dessiner. Je fis un croquis de paysage que Balzard me réclama séance tenante et que je lui abandonnai après l'avoir orné d'une dédicace. C’était une horreur !

Marcel Leray passa à bicyclette sur la route. Il nous dit bonjour mais il n'eût pas le temps de s'arrêter. D’ailleurs, nous ne l'y invitâmes point, nous étions si bien dans notre petit cercle intime !

Balzard, qui avait acheté des noisettes, je ne sais où, s'amusait à les casser tandis que je m'amusais à les manger. Je trouvais ce jeu charmant et il était de mon avis. Ce ne fût qu'en sentant les premières fraîcheurs du crépuscule que nous nous décidâmes à nous remettre sur nos pieds et à reprendre le chemin de Roscoff.

Le soir, nous jouâmes aux cartes mais les parties furent orageuses grâce à Marguerite qui avait pris le pauvre Christian en grippe, qui trouvait mal tout ce qu'il faisait et qui ne se gênait pas pour le lui dire. Balzard répondait souvent en plaisantant mais, par moment, on sentait bien que le rire n’était qu'apparent et que les taquineries de Kiki lui allaient au cœur.

Marguerite, très énervée, déclara qu'elle ne voulait plus jouer avec un garçon comme cela et elle alla se barricader dans notre chambre. Balzard resta encore un petit moment avec Geneviève et moi puis, sentant les larmes le gagner, il s'enfuit aussi et alla s'enfermer chez lui. Geneviève et moi, nous étions navrées. Nous l’entendions sangloter.

Nous allâmes trouver Marguerite à laquelle nous fîmes de grands reproches. Elle a bon cœur si elle a mauvaise tête ; aussi, la pensée d'avoir fait pleurer Balzard la tourmenta-t-elle un peu. Tout en nous disant que cela lui était bien égal et en se retournant dans son lit comme si elle allait dormir, elle nous demanda de lui préparer un verre d'eau avec de la fleur d'oranger et de le porter à Balzard de sa part. La boisson calmante confectionnée, Geneviève et moi, nous allâmes gratter à la porte de notre ami.

Il nous ouvrit et, comme il n'y avait pas de chaises dans sa chambre, nous nous assîmes tous les trois sur le lit. Il était entre nous deux et pleurait encore malgré tout ce que nous pouvions lui dire. Nous ne savions comment le consoler ; la même idée nous vint à toutes les deux mais nous ne la mîmes pas à exécution. Comme il nous parlait de son isolement et du besoin qu'il avait d'avoir un peu d'affection autour de lui, Geneviève et moi, nous nous penchâmes dans un mouvement instinctif... pour l'embrasser mais aussitôt nous comprîmes que nous ne devions pas faire cela et lui donner un baiser, fut-ce même un baiser de sœur. Comprit-il, ne comprit-il pas ce qui s’était passé en nous ? Il nous serra tendrement dans ses bras et se mit à sourire. « Ah ! Oui, je vois que vous m'aimez bien, vous, mais Kiki, que lui ai-je donc fait ? »

Lorsque nous rentrâmes dans notre chambre, Marguerite, qui ne dormait pas encore, nous déclara qu'elle voulait dire bonsoir à Balzard. Nous rouvrîmes la porte et ils échangèrent un mot amical. Après quoi, tout rentra dans le silence et nos deux énervés passèrent une bonne nuit grâce à la fleur d'oranger.

Mercredi 8 Septembre

Le courrier du matin nous apporta beaucoup de lettres sympathiques écrites en vue du douloureux anniversaire du 9. Nous allâmes à la messe de 7 heures à laquelle nous fîmes tous la sainte communion, même Balzard. Grand’Mère et Maman furent excessivement touchées par cette marque d’affection pour notre pauvre Henri. Malheureusement, je ne sais quelle idée me vint que, si Balzard avait été à Paris, il n’aurait certainement pas communié pour notre cruel anniversaire. Me trouvant donc seule avec lui un moment, j’eus l'indiscrétion de lui poser cette question. « Dites, Christian, ce n'est pas, je l'espère, pour faire plaisir à ces dames que vous avez communié ce matin ? » Il se montra froid et il avait raison. J’avais agi en maladroite, en étourdie et, ce qui est pis, en personne indélicate. Néanmoins sa rancune se borna à quelques taquineries avec ces lettres magiques « p f p à c d », c’est à dire "pour faire plaisir à ces dames".

La matinée se passa dans nos travaux habituels. Les garçons voulaient nous débaucher mais nous eûmes le courage de leur résister et de nous enfermer dans notre chambre. Par exemple, nous nous dédommageâmes bien dans l'après-midi. Aussitôt après le déjeuner, nous jetâmes nos chapeaux sur nos têtes et nous voilà partis ! Nous étions tous en chœur mais, au bout d'un kilomètre à peu près, Marguerite et Emmanuel rebroussèrent chemin. Comme ils étaient d'assez mauvaise humeur tous les deux, leur désertion ne nous causa pas un bien vif chagrin. Marguerite était en discussion avec Miss ; quant à Emmanuel, il boudait parce qu'il aurait voulu que Marcel et Renée Leray vinssent avec nous et que Balzard avait déclaré que la promenade perdrait beaucoup de son charme si on y mêlait des étrangers.

Nous marchâmes dans les dunes couvertes de coquillages et nous suivîmes de belles plages dont le sable d’or enfonçait doucement sous les pas. La côte que nous suivions faisait face à l'île de Batz ; elle est complètement déserte et pourtant si belle ! Le temps, quoique très doux, était couvert, ce qui nous permettait de marcher vite et sans trop de fatigue. Chaque plage de sable était bornée par des caps rocheux que nous contournions. C'est dans l'un de ces entassements de roches que Miss trouva une magnifique pierre transparente comme de l’albâtre et surmontée, sur l'un de ses côtés, de tout un monde de petites pyramides de cristal. Nous admirâmes tous cette trouvaille et comme Balzard s'en montrait enthousiaste, Miss la lui offrit.

Nous ne pouvions pas aller plus loin mais, cette promenade nous ayant charmés, nous résolûmes de la recommencer. Nous montâmes sur une dune très haute d'où nous aperçûmes toute une enfilade de baies terminées par des caps comme ceux que nous venions de franchir. Notre retour nous amusa beaucoup. La mer s’étant retirée, nous voulûmes raccourcir notre chemin, en coupant la grève sans en suivre les milles détours. Mais pour cela il fallait être pieds nus car il y avait de place en place des flaques où l'eau vous arrivait à la cheville et même parfois à mi-jambe. Nous nous déchaussâmes dans les dunes. Miss, dont le pied était encore bandé, n’hésita pourtant pas à affronter l'eau froide. Il commençait à pleuvoir et nous étions mouillés par les deux bouts à la fois.

Quelle chose charmante que la gaieté ! Je dois convenir que notre situation n’était pas excessivement agréable et pourtant nous avions de francs éclats de rire. J’avais beau relever mes jupes et mes jupons, ils battaient dans l'eau et après se collaient dans mes jambes et m'empêchaient d'avancer. Il fallait pourtant se hâter car la nuit était presque venue et la pluie augmentait toujours.

Arrivés enfin sur la terre sèche, nous essayâmes de nous rechausser mais les bas ne voulaient pas glisser sur les pieds mouillés ! Je mis les miens dans ma poche et, me contentant de mes bottines, je traversai tout Roscoff ainsi. Après le dîner, nous jouâmes aux cartes puis Balzard nous fit à haute voix une lecture spirituelle dans un livre de piété à l'usage des jeunes filles. L'auteur s'adresse à une jeune personne nommée Dorothée et lui prodigue les meilleurs conseils. Christian avait une manière à lui de prononcer « Ma chère Dorothée" » qui nous faisait tous pâmer.

Jeudi 9 Septembre

Nous assistâmes tous à la messe qui fut célébrée à 7 heures pour l’âme de notre cher disparu.

Le geux de Plouescat

Balzard, qui devait s'en aller dans la matinée, y renonça sur nos prières à tous mais nous n'en profitâmes pas beaucoup. Il partit avec Louis à la recherche du gueux de Plouescat. Le départ était très amusant. Les deux messieurs avaient leurs bicyclettes et, sur leur dos, ils portaient tout un attirail de peintre : Louis avait sa boîte et ses pinceaux, Balzard le chevalet et le pliant. Ils comptaient nous rapporter le portrait de Pellec. Ils firent une première étape dans une vallée ravissante au fond de laquelle s’élevait un délicieux moulin à eau dont ils firent une esquisse pour nous engager à l’aller voir. Vers midi et demie, ils étaient à Cleder et c'est là qu’ils prirent leur repas. Ils mangèrent bien. Ils burent mieux encore. Le vin blanc de Cleder produisit sur Louis un effet bizarre ; au lieu de lui monter à la tête, il lui descendit dans les jambes et, lorsqu’il fut remonté sur sa bicyclette, il se mit à filer vertigineusement, parait-il. Balzard, qui ne pouvait pas le suivre, essayait vainement de modérer cette fougue.

Arrivés à Plouescat, les garçons s’adressèrent au pharmacien. C'est, nous dirent-ils, un homme aimable. Il a fait ses études à Paris et il était ravi de pouvoir causer un peu avec des jeunes gens parisiens. Je crois qu'il les fit fumer et il envoya chercher un marchand de vin, plus apte que lui à donner des renseignements sur le beau personnage qu'ils poursuivaient. C'est ainsi qu'ils apprirent que leur gueux s’appelait Pellec et qu’il demeurait dans la campagne aux environs.

Alors, ils reprirent leur route demandant partout Pellec. Dans les fermes, ils prenaient des renseignements, ils contrefaisaient les infirmités du misérable pour se faire mieux comprendre. Après bien des tâtonnements, ils arrivèrent au but. Ils reconnurent Pellec au moment où il sortait d'une cahute. « Oh ! Hé ! Pellec ! Bonjour ! » lui crièrent-ils. Pellec se souvint d'eux et voici comment il leur souhaita la bienvenue dans son domaine : « Ah ! Moi l’conné bien ! Tiens mon coco, moi prié le bon Jésus et Vierge Marie pour que toi gagné le pain pour les petits et dire toujours la vérité ». Ces mots furent prononcés textuellement, car Balzard, les trouvant originaux, les inscrivit aussitôt sur son carnet où je les ai copiés. Ensuite Pellec fit entrer les voyageurs chez lui.

Quel chez lui ! Comme il répondait bien au personnage ! Peut-on donner le nom de maison à cette unique pièce, étroite et sombre, encadrée de murs en pierres mal jointes ? Le jour y pénétrait par une ouverture si mesquine qu'on y voyait à peine, c’était tout simplement un pavé enlevé. Point de carreaux naturellement ! C'eut été du luxe et Pellec ne connaissait pas le luxe.

Les garçons entrèrent en rampant dans son taudis, ils s'y assirent comme ils purent et bientôt, leurs yeux s’accoutumant à l’obscurité, ils purent distinguer les objets qui les entouraient. Dans un coin, était un meuble ayant certaines analogies avec ceux que nous nommons lits. Pellec en avait fait sa garde robe car c’était un lit armoire à la mode de Bretagne. Il n'y couchait pas, ses nuits se passaient sur un tas de paille jeté dans un autre angle. Tout était dans un état de saleté et de délabrement dont rien ne peut donner une idée ; la vermine y grouillait.

Pellec voulut exercer l'hospitalité, il offrit aux voyageurs de partager son repas. Tendant un couteau et un morceau de pain à Louis, il lui dit : « Coupez le pain pour vous certain, bien entendu ». Mon frère s'exécuta mais il fût pris de dégoût lorsque Pellec ajouta en reprenant son couteau : « Il coupe bien. Je fais mon barbe avec ». Cependant Balzard et Louis poussèrent l’héroïsme jusqu’à manger quelques bouchées du pain de ce misérable, c’est un courage que je n'aurais jamais eu. Pendant que Christian faisait causer Pellec pour l'occuper, Louis en prenait des croquis. Loin de cacher ses infirmités, Pellec les étale au grand jour, il en est fier en quelque sorte et il se plut à montrer aux garçons son pied horrible et sa main affreuse qui me faisait détourner les yeux sur la route de Saint-Pol. Pellec s'imaginait qu’à Paris Louis gagnerait beaucoup d'argent avec son portrait. Cinquante centimes à la fin de la séance le jetèrent dans le ravissement mais il ne se trouva pas très ressemblant, il ne se reconnut que dans la figure la plus hideuse. Le soir, les garçons rentrèrent enchantés de leur journée passée sur les grandes routes.

Loisirs de vacances

Pendant ce temps, une tempête, encore plus violente que les précédentes, s’était levée à Roscoff. Notre après-midi s’était passé bien sagement ; les heures, en se succédant, nous avaient trouvées penchées sur nos ouvrages. Mais, vers la fin de la journée, Miss, les jumelles et moi, nous suivîmes la côte jusqu'en arrière de Sainte-Barbe. Dans ce chaos de rochers, nous eûmes un spectacle terrifiant. La mer y arrivait, affolée ; elle rebondissait en mugissant. D’énormes lames se creusaient, grandissaient et tombaient tout d'un coup. Avec cela, un vent enragé qui nous suffoquait et nous empêchait d'avancer. En rampant, Geneviève et moi, nous atteignîmes l'extrémité d’un rocher qui surplombait la mer. Nous étions aveuglées par les embruns mais ce qui se passait au-dessous de nous était si grandiose que nous ne regrettâmes point notre peine.

Malgré l’état de la mer, nous eûmes la fantaisie de prendre un bain. Marcel et Renée s’apprêtèrent en même temps et nous entrâmes tous ensemble dans l'eau. Le port était moins agité que la pleine mer mais les vagues étaient bien fortes tout de même et nous restâmes prudemment sur l’extrême bord. Renée et surtout Marcel s'aventurèrent davantage ; Marcel est un excellent nageur et il se plut à nous montrer avec quelle hardiesse il affrontait les hautes vagues.

Maman, Balzard, Louis et Emmanuel voulurent aussi se rendre à la pointe de Bloscon pour voir si la description enthousiaste, que nous leur avions faite, n’était pas trop au-dessus de la vérité. Lorsqu'ils revinrent à nuit close, ils étaient encore plus passionnés que nous par le spectacle qu'ils avaient contemplé. La mer était affreuse dans sa beauté et, toute la nuit, nous l'entendîmes exhaler sa fureur.

Vendredi, 10 Septembre

Grand’Mère nous fit réveiller à 5 heures du matin pour voir la mer pleine et très agitée. Nous pensâmes que nous l’avions déjà beaucoup vue dans cet état et que nous aurions encore bien le temps de la voir mais c’était cependant si impressionnant que nous ne fûmes pas trop fâchées de ce réveil très matinal. Au loin, la mer était excessivement houleuse. Les garçons, plus énervés que nous, s’habillèrent en hâte et grimpèrent la pointe de Bloscon malgré la tourmente. Là, ils assistèrent au lever du soleil et Louis pût même en faire une pochade. 

Après le petit déjeuner et le ménage de notre chambre, nous accompagnâmes Grand’Mère et Maman  au presbytère. On nous introduisit dans un salon d’ameublement aussi sévère que simple et, quelques minutes après, Monsieur le Recteur y faisait  son entrée.

Que dire du recteur de Roscoff ? Rien, si ce n'est que je le crois un bien digne prêtre. C’est un homme qui peut avoir une soixantaine d'années, grand et sec. Nous remarquâmes, les jumelles et moi, qu’il avait des poils dans les oreilles comme le père Irsch qui vient nous essayer nos chaussures. Monsieur Morvan est, il me semble, un homme intelligent mais l’habitude qu’il a de vivre au milieu des paysans lui a peut-être enlevé un peu de sa distinction naturelle. Je m’imagine qu’il doit être très austère pour lui-même ; en revanche, il est fort doux envers les autres ; aussi, tous les gens de Roscoff l'entourent-ils d’une vénération affectueuse. Il me plut mais en m’intimidant beaucoup malgré son amabilité. Grand’Mère et Maman lui donnèrent un crochet qu’elles avaient brodé à son intention et le pauvre homme ne sut comment leur témoigner sa reconnaissance. Il nous conduisit dans sa serre et, montant sur les gradins, il alla lui-même nous cueillir la seule grappe de raisin qui fut point. Et encore, elle ne l’était guère ! Tout en y grappillant et en la déclarant excellente, nous étouffâmes bien des grimaces.

Après la visite au recteur, nous allâmes voir une maison qui était à vendre. Elle aurait été bien assez grande pour nous loger tous mais elle ne nous plût pas ; c’était une vieille demeure en granit assise sur les rochers ; Son mur d'enceinte s’élevait à pic dans la mer ; à marée haute et pendant les tempêtes, des paquets d'eau venaient battre aux croisées.

En revenant à la maison, nous passâmes par ce qui s’appelle : le marché. Impossible d'avoir du poisson! La mer avait été trop mauvaise et beaucoup de pêcheurs n’avaient pas pu sortir. Parmi ceux qui avaient eu la hardiesse d'affronter les lames furieuses, six barques n’étaient pas revenues. On avait eu pendant quelques heures de vives inquiétudes et puis des dépêches étaient arrivées, disant que bateaux et équipages étaient à l'abri quelque part.

Nous commencions à croire que nous serions obligés de nous nourrir d'œufs et de légumes pendant toute la journée lorsqu’on apporta sur la place un énorme congre. On le dépeça à même sur le pavé de la rue et grand’Mère put en emporter un gros morceau. Dans l'estomac de ce congre, on trouva un autre poisson de cinquante centimètres à peu près qui était encore intact. Il avait même si bonne mine que je me demandai si on n'allait pas le vendre mais je fus vite renseignée à ce sujet. Un marin l'emporta pour servir d'amorce. La chair du congre n’est pas délicate ; comme il faut se contenter de ce qu'on peut avoir, nous la mangeâmes de bon appétit.

Vers les 10 heures du matin, Balzard eut encore des velléités de départ. Il avait préparé son bagage et graissé sa machine mais nous pûmes cependant lui arracher un dernier jour. Nous profitâmes bien des dernières heures de grâce que nous accorda notre ami.

Balade épique sur les grèves

Nous recommençâmes la  promenade du mercredi mais en l’augmentant. Cette fois, Marguerite et Emmanuel nous accompagnèrent.

Pour abréger, nous voulûmes couper un peu par la grève de sable qui était à découvert. Nous commençâmes à la traverser mais la mer montait avec une grande rapidité  ce qui nous obligea à courir pour ne pas la sentir sur nos talons d'un moment à l’autre. Je remarquai que la mer gagnait dix mètres en moins d'une minute.

Tout à coup, nous nous trouvâmes en présence d'un petit bras de mer que nous n'avions pas le temps de contourner. Impossible de retourner en arrière car la mer avait barré la route. Louis, Miss Jones et Emmanuel, qui avaient un peu d'avance sur nous, purent encore la traverser sans se déchausser bien que l'eau leur montait déjà à la cheville. Lorsque nous arrivâmes Balzard, mes sœurs et moi, le détroit était devenu beaucoup plus profond. Nous n'avions pas le temps de nous déchausser. Avec une décision et une rapidité dont je ne l'aurais pas cru capable, Balzard se trouvait nu-pieds, avait relevé son pantalon au-dessus des genoux et enlevait Marguerite comme une plume. Lorsqu'il l'eut déposée sur l'autre bord, il revint à nous et me prit dans ses bras. J’étais moins légère et je sentais Christian ployer et enfoncer  dans le sable mou. Nous arrivâmes cependant sans encombre et Balzard retourna une troisième fois pour chercher Geneviève. Louis s’était retourné, il avait compris ce qui se passait et, voyant que je regardais le transport de Jova, il me dit : « Mais cavale-toi donc ! ». C’était la première fois que j’entendais ce mot, pourtant je le compris et je me cavalai.

Les autres se mirent aussi à courir et bientôt nous étions tout à fait hors du danger d’être cernés par la mer. Nous prîmes une allure plus paisible mais la grève de sable semblait s’étendre vers l’infini. Nous avions beau marcher vers la côte qui nous semblait toute voisine, nous ne pouvions pas l’atteindre. Enfin, nous mîmes le pied sur le sable sec où nous nous assîmes un instant pendant que Balzard se chaussait. Emmanuel fit le contraire, il était si trempé qu’il enleva ses bas et ses bottines et se mit à courir nu-pieds dans les dunes. Le sable, blanc comme de la neige nouvellement tombée, était fin et plus doux que du velours. Il ne risquait pas de s'y blesser pourvu qu'il fit attention aux chardons qui dressaient leurs feuilles aiguës de ci et de là.

La marche étant pénible dans les dunes molles, nous descendîmes le long des plages. Nous y fîmes une belle moisson de coquillages. Dans l'humidité du sable, ils brillaient comme des grains d'or. Doublant un cap hardi, nous arrivâmes dans la grande baie que nous avions aperçue du haut de la dune, lors de notre première promenade.

Nous contournâmes cette immense plage ce qui fut assez facile dans la première partie. Mais bientôt, la mer étant pleine, nous dûmes abandonner la voie commode pour suivre les falaises. Alors, nous n’avions plus devant nous que des chemins impossibles ! Un petit pâtre nous conduisit dans un sentier  à chèvres, suspendu sur les flancs de la falaise, où nous avions juste la place de poser les deux pieds à côté l’un de l’autre. Nous passâmes des murs en terre recouverts d’herbes glissantes ; Louis nous tirait, Balzard nous poussait et tout alla bien.

Nous arrivâmes ainsi au sommet d'un gros rocher qui avance de beaucoup dans la mer. Nous nous y arrêtâmes un peu car la vue qui s'offrait  à nos yeux était de toute beauté. En face de nous, une petite île surgissait des flots ; c’est, nous a-t-on dit, l’île de Siècle ! Le rocher était couvert d'une multitude innombrable de petits coquillages pointus comme des clochers d’église et très joliment contournés. Nous en ramassâmes tant que nous pûmes.

Pendant que nous nous livrions à cette occupation, Balzard, appuyé contre un mur de terre, faisait un croquis. En quelques minutes, il avait dessiné nos silhouettes et, lorsqu'il nous montra son œuvre, nous éclatâmes de rire, tant nous avions été saisis sur le vif.

Malgré la violence du vent, nous nous accroupîmes quelques instants contre des pierres avant de reprendre la route. La descente était, s’il se peut, encore plus pénible et plus dangereuse que la montée. Tout à coup nous nous trouvâmes en présence d'une grande vache blanche qui nous regardait d’un air peu engageant. Miss a une peur terrible des vaches. Sans les craindre autant qu’elle, mes sœurs et moi, nous ne les aimions pas beaucoup. Celle-là me produisit réellement une certaine émotion ; elle avait quelque chose de sauvage, de fantastique dans l’allure qui nous impressionna. Et quelles cornes, mon Dieu ! Quelles cornes ! Jamais je n'en ai vu une paire de pareilles. Elles avaient une forme étrange. « On  dirait tout à fait un guidon de bicyclette » dit l'un des garçons et c’était bien vrai. Nous fûmes cependant obligés de passer tout près de cette vilaine bête. Pour mon compte, je n’étais pas éloignée de croire son corps habité par l'esprit de Satan.

Après une assez longue marche, nous arrivâmes à Santec. L'air vif et salé avait agi puissamment sur nos estomacs, nous mourions de faim. Balzard acheta un énorme morceau de pain chez un boulanger et nous en vînmes à bout. Nous entrâmes à l’église qui est gentille mais toute nouvelle. Par contre, les statues qui la décorent sont d’une ancienneté incontestable. Nous manquâmes même de respect au grand Saint Eloi et à notre Dame de Bon Secours car nous nous pâmâmes devant leurs autels. Comment des chrétiens peuvent-ils prier devant de tels monstres ? Souvent, j'ai déjà vu des reproductions d'idoles hindoues qui sont des chefs-d'œuvre de proportions esthétiques auprès de ces naïves statues bretonnes. Louis, les trouvant "épatantes", en prit des croquis.

Nous approchions de Roscoff lorsque le soleil tomba dans la mer. J'ai déjà parlé de la féerie qui se déroulait dans le ciel et sur l'eau au moment du lever de l'astre. Eh bien ! C’était encore plus beau. Tandis que la campagne prenait des tons plus calmes, atténués, presque morts et s'enveloppait d'un voile de vapeurs bleuâtres et violettes, l’océan se teignait de pourpre. Un grand disque, orange foncé, descendait avec lenteur dans le firmament embrasé. Au-dessus de nous, le ciel était doré et se dégradait en tons vert-délicats qui avaient une profondeur inouïe.

 Nous étions sur les dunes. A notre gauche, s’étendait un marécage (chasse réservée) ; le vent était tombé ; pas un souffle n’agitait les hautes herbes. Au premier plan, luisait une mare dont les flaques reflétaient les nuances du ciel ; de grands roseaux, brun-dorés, poussaient dans ce bas-fond. Il était impossible de trouver un endroit et une heure plus poétique, aussi Louis, qui contemplait ce paysage crépusculaire à travers les verres de son lorgnon noir, ne pouvait pas s’en détacher.

Il était 7 heures et demie lorsque nous rentrâmes à la maison. Nous fûmes grondés un peu, pas beaucoup cependant en l'honneur de Balzard dont c’était malheureusement le dernier jour.

Loisirs de vacances

Pendant le dîner nous avions déposé nos coquillages sur la commode de notre chambre, nous réservant de les nettoyer le soir ou le lendemain. Quelle ne fut pas notre stupéfaction en rentrant chez nous après le repas ! Tous nos coquillages étaient allés se promener. Il y en avait le long du mur, tout autour de la commode et même sur le plancher. Nous les rassemblâmes autant que nous pûmes et nous tînmes conseil. Ces coquillages étant habités par de petits mollusques qui avaient une certaine ressemblance avec les limaçons, j’étais d’avis d’envoyer tout promener en portant ces animaux au grand air. Mais les coquilles étaient si gentilles que Balzard les emporta en conseillant de les plonger dans l'eau chaude. Et ce fut fait ! Quelle hécatombe ! Malheureusement, toutes ces bêtes mortes répandirent bientôt une mauvaise odeur ; nous fûmes obligés de les jeter ce qui rendit notre cruauté inutile.

Nous eûmes encore une autre surprise, au moment de nous coucher. Marguerite possède une petite statue en bronze de Saint Pierre ; il suffit d'embrasser le pied que le grand porte-clefs avance sur le bord de son trône pour gagner cent jours d'indulgence. Non seulement nous avions l'habitude de déposer des pieux baisers sur l'endroit consacré mais chaque soir Marguerite faisait la tournée de la maison et tous devaient, bon gré ou mal gré, gagner les cent jours d’indulgence.

Le démon suggéra une vilaine pensée aux garçons qui s'empressèrent naturellement de la mettre en pratique. Prenant une vieille croûte de fromage, ils frottèrent énergiquement le pied de Saint Pierre. Lorsque Marguerite porta la pauvre statue à ses lèvres, elle poussa un cri d'horreur. Naturellement, les garçons vinrent, de l'air le plus innocent du monde, s’informer de ce qui se passait. Nous ne fûmes point leurs dupes. Au reste, ils nous avouèrent leur méfait car ils en étaient bien fiers. Ils prirent sur eux trois la responsabilité de cet acte irrespectueux mais nous reconnûmes là une idée à la Christian. Aussi ce fut lui qui endossa nos sermons les plus véhéments. Nous fîmes prendre au pauvre Saint Pierre un bon bain de pied à l'eau de Cologne. La soirée se termina par quelques lectures dans "Dosithé..ééee".

Samedi, 11 Septembre

Triste journée que celle qui fut marquée par le départ de Christian. Nous avions déjà arraché péniblement deux jours à notre ami et nous espérions bien qu'il allait encore remettre ses adieux, au moins jusqu'au lundi. On ne reprend pas sa route un samedi mais tout ce que nous pûmes lui dire fut vain et il grimpa sur sa machine. Nous avions le cœur serré, lui aussi peut-être, mais alors pourquoi partait-il donc ? Il mettait en avant une question de délicatesse, de convenance, à laquelle, pour mon compte, je ne compris absolument rien. Puisqu’il était heureux d’être avec nous, que nous étions contents de l'avoir et que rien au monde ne le pressait, ne pouvait-il pas rester ? Il paraît que je n’entends rien à la vie !

Louis accompagna le voyageur jusqu’à Morlaix mais, pour nous, les dernières effusions eurent lieu sur le pas de la porte. Pauvre Christian, Adieu ! Je cherchais une consolation dans le travail et dans mes souvenirs de Hollande, puis j’écrivis quelques lettres.

En somme, la journée fut triste. Emmanuel la passa presque tout entière sur le port où il jouait avec les enfants des matelots qui se prirent bientôt d’amitié pour lui. Il se lia tout particulièrement avec le fils du capitaine de la "Nathalie", en ce moment dans le port. Il aimait beaucoup se promener sur les navires, tout voir, tout examiner, mais Maman n'aimait pas beaucoup ce genre d’amusements ; à marée haute, le port est profond et un faux pas peut être bien vite fait, en franchissant l'espace qui sépare presque inévitablement ces grands bâtiments du quai.

Le temps était splendide mais avec beaucoup de vent. La mer était forte et apportait des masses de goémons. Les enfants du pays récoltaient les algues, ils allaient les chercher jusque dans la vague qui les apportait. Nous prîmes notre bain assez tard, pas bien longtemps avant le dîner. La soirée ne ressembla guère à toutes celles que nous venions de vivre. La gaieté de Christian nous manquait tant que nous nous couchâmes de bonne heure pour oublier, dans le sommeil, le vide que le départ de notre ami laissait derrière lui !

Dimanche, 12 Septembre

Nous entendîmes la messe de 8 heures après laquelle on célébrait un service anniversaire pour un enfant. Le catafalque blanc était orné de fleurs et de couronnes absolument comme si le pauvre petit corps y reposait.

Après notre premier repas, je sortis un peu avec Miss Jones qui avait reçu de tristes nouvelles par le courrier du matin. Elle pensait même être obligée de nous quitter et il n’aurait plus manqué que cela pour enlever tout charme au séjour qu'il nous restait encore à faire dans Roscoff. Heureusement les lettres qu’elle reçut peu après étaient bien meilleures.

Dans l'après midi, nous allâmes planter notre tennis et nous fîmes quelques parties avec Marcel et Renée Leray. Marcel savait jouer, il nous donna des leçons. Pour ma part, je n’en profitai guère car je continuai à ne pas lancer une seule balle convenablement et à n'en pas attraper.

Emmanuel me conduisit visiter la "Nathalie". Il était aussi à son aise sur ce bateau que s’il en était le maître. La "Nathalie" fait le transport des oignons de Roscoff en Angleterre, c'est un petit navire marchand dont il n'y a rien à dire.

Aussitôt rentrés, nous nous apprêtâmes pour le bain que nous prîmes avec les Leray. Ensuite, nous jouâmes aux cartes avec Renée jusqu'au dîner tandis que Louis et Marcel pédalaient sur les grands chemins. Nous fûmes très étonnés de voir Louis revenir seul et encore plus de l’entendre dire, en s'adressant à Renée : « Mademoiselle, votre frère vient de crever sur la route de Saint-Pol ! » Il paraît que c'est un terme de bicyclistes, signifiant qu'on a dégonflé un de ses pneumatiques. Les expressions de ces Messieurs sont bien bizarres ! Renée devait y être habituée car elle se mit à sourire, ne pensant pas un instant que Louis lui annonçait la mort de son frère par des termes aussi peu respectueux.

De notre balcon, nous assistâmes vers le soir au départ de la Nathalie, faisant voile vers l’Angleterre. Rien ne m'attachait à ce navire et pourtant, lorsque je le vis s'embrumer dans les vapeurs lointaines, mon cœur se serra. Il reviendra, pensai-je, mais alors je ne serai plus là et il est probable que je ne reverrai jamais la "Nathalie".

Après le dîner, nous causâmes un peu. Nos voisins du dessus recevaient quelques amis et nous écoutâmes la musique qu’ils faisaient en leur honneur.

Je m’aperçois que je n'ai pas encore parlé de la famille Lécureux sous laquelle nous venions de vivre ces trois dernières semaines. Je ne sais pourquoi une hostilité sourde régnait entre le premier étage et le second ; lorsque nous sommes arrivés, le 21 août, Papa, Louis et moi, les choses étaient déjà sur un pied de guerre. Je crois qu'il y eut tout au début une discussion de grenier. La maison Prigent possédait un immense grenier dont Madame Lécureux s’était emparée sans en payer la location. Grand’Mère voulût y faire monter nos malles et nos caisses mais la bonne Madame Lécureux protesta énergiquement contre l’envahissement de ce qu'elle appelait "mon grenier". L'immense pièce  des combles lui servait de garde-meubles et de salle de gymnastique pour Théodore. Notre clan s’était vengé en donnant à cette honnête famille le nom de Lécureuil et en déclarant qu'ils salissaient les escaliers et les WC. Au reste, ils ne nous gênaient pas beaucoup, on ne les rencontrait que rarement  et jamais nous ne leur adressions la parole. Ils n’avaient pas non plus envie de nous causer et nous nous contentions de nous saluer mutuellement d'un petit signe de tête aussi sec que possible.

La famille Lécureux

La famille Lécureux se composait de six membres, la mère et les cinq enfants.

A tout seigneur, tout honneur, je commence donc par exécuter madame Lécureux avant de décrire sa progéniture. Que l'on s'imagine une personne aussi sèche que possible, à la physionomie aussi austère que décharnée, toujours vêtue d'un noir très simple, et on aura une idée des grâces de Madame Lécureux. Elle est veuve, depuis quelques années déjà, d’un homme qu'elle dit avoir été un grand musicien ; elle a bien élevé ses enfants, c’est à peu près tout ce qu'on peut lui demander et c’est beaucoup, vu la modicité des ressources dont elle paraît disposer.

Les deux filles aînées, Lucie et Henriette, se confondent pour moi dans une même personne. Au reste, même à Roscoff, je n’ai jamais pu les distinguer. Même taille, même allure, même visage. Nous les avons cru longtemps jumelles et cependant il y a près de deux ans de différence entre elles. Ce sont de gentilles jeunes filles, très timides, de la race des moutons.

La troisième fille de Madame Lécureux, Gabrielle, n'a pas voulu du moule adopté pour ses sœurs. Elle est beaucoup plus brillante. Sa taille est souple, élancée, son visage aimable, son caractère ouvert et liant. C'est une charmante personne, possédant un véritable talent de musicienne. D’ailleurs, je crois qu'elle a beaucoup cultivé le don musical qu’elle tient de Dieu dans la pensée de donner plus tard des leçons.

La quatrième fille, Marguerite, nous semblait une très délicate enfant de treize ou quatorze ans et c’est avec stupeur que nous apprîmes qu’elle en avait dix-huit passés. Elle n’est pas difforme mais elle est fluette comme un fétu de paille, elle ne semble pas tenir à la vie. Et pourtant, elle court légèrement, habillée en très petite fille avec ses cheveux sur le dos, elle paraît gaie à certains jours mais son visage a quelque chose de presque douloureux dans l’expression. Je ne crois pas que cette pauvre enfant puisse vivre.

Enfin, le benjamin de la famille est le pieu Théodore. Il a dix-sept ans, c'est un assez beau garçon, très intelligent, très avancé dans ses études mais excessivement timide. Il est, paraît-il, aussi enfant que sérieux. C’est un petit saint, un Louis de Gonzague au cœur pur qui vit sous les jupons de toutes ces femmes et qui est presque sûrement destiné à la prêtrise.

Les Lécureux avaient des cousins à Roscoff qui les entraînaient presque toujours en promenades et qui venaient assez souvent le soir. Alors, on faisait de la musique. Ce dimanche là, le concert fut plus brillant et plus prolongé que d’habitude. C'est aux accords d'une étourdissante valse de Chopin que je me plongeai dans le beau domaine des rêves.

Loisirs de vacances

Lundi, 13 Septembre

Aucun fait très intéressant à noter au cours de cette journée. Notre matinée se passa d'une manière sérieuse et, dans l'après-midi, j'allai avec Miss Jones dessiner le roc Kroum. C'est un rocher qui se dresse au sommet d'une petite colline dans un équilibre problématique. Il semble toujours sur le point de s’écrouler sur la plage.

Miss Jones dessine très bien et moi très mal ce qui fait une première grande différence entre nos croquis. Ensuite, je déteste les personnages dans un paysage et, s'il s'en trouvait, je les supprimerais tous sans pitié. Miss Jones, au contraire, n’aime que les paysages animés et, lorsque la vie animale n'y est pas représentée par des bêtes ou par des gens, elle en ajoute à profusion. Ainsi elle sema des petites vaches sur les flancs du Roc Kroun et elle planta une danse microscopique au sommet. Je n’entreprendrai pas d’expliquer mon sentiment à ce sujet car il est bien confus, bien vague, mais je trouve que l’âme de la nature est moins perceptible pour nous lorsqu’elle est mêlée aux êtres vivants.

Nous fîmes quelques parties de tennis et, vers le soir, nous prîmes un bon bain. J'essayai de nager comme Marcel Leray, à la renverse mais ces tentatives n’aboutirent qu’à me faire boire quelques bons coups d’eau salée. Par contre, je fis très longtemps la planche ; c'est un exercice qui me plaît car il n'est pas fatigant. Après le bain, nous nous amusâmes à regarder les tours de Robin, le petit mouton des Prigent. Robin jouait avec les enfants. Il cabriolait si drôlement que j’éclatais de rire tout aussi naïvement que si j’avais été un bambin de cinq ou six ans.

Mardi, 14 Septembre

Nous vîmes passer, le matin, un enterrement d’enfant. Un homme portait le petit cercueil sous son bras comme il aurait fait d’un sac de pommes de terre. Généralement, c’est le parrain du petit mort qui est chargé de ce triste office.

La mer était d'un blanc gris laiteux et toute enveloppée d’un voile de brumes. Il faisait très chaud comme s’il flottait de l'orage dans l’air.

Madame Lécureux, avec laquelle Maman causa pour la première fois, conduisit les jumelles à sa fille Gabrielle afin qu'elle leur prêtât un peu son piano. J’allai chercher mes sœurs dont la timidité s’était envolée au contact de cette très gentille et très aimable jeune fille. Papa avait écrit des calomnies à Maman sur l’état de nos âmes. Il disait : « Peut être le bon Balzard a-t-il emporté en vous quittant le cœur de l'une de nos filles dans sa valise ? » J’écrivis à mon cher père sur ce sujet scabreux, je lui dis que nos trois cœurs n'avaient pas changé et que le sentiment que nous avions pour Christian n’était ni refroidi, ni augmenté.

L'après-midi se passa, comme la veille, en parties de tennis mais lorsque nous rentrâmes, on ne voulut pas nous permettre le bain à cause de la brume. Elle n’empêcha pourtant pas plusieurs navires de quitter le port à la nuit presque venue.

Mercredi, 15 Septembre

Nous fîmes les paresseuses toutes les trois et Lucie eut la complaisance de nous apporter nos déjeuners dans nos lits. Nous profitâmes pour nous faire servir du moment où Grand’Mère et Maman étaient à la messe car elles n'auraient pas permis cette infraction à notre règlement de vie.

La matinée fut employée en ménage, en travail et en correspondance. Louis, plus libre, alla pêcher avec Marcel Leray. Il rapporta quelques crevettes, le seul gibier assez complaisant pour se laisser tomber aux mains des amateurs.

Dans l'après-midi, notre professeur de tennis nous manqua. Marcel, qui souffrait d'une terrible migraine, garda la chambre et peut-être même le lit ? Cependant, Louis et les jumelles ne renoncèrent point à leur jeu favori. Miss Jones et moi, nous complétions le quadrille à tour de rôle. Je préférais de beaucoup m’asseoir sur les rochers et contempler la mer que de manœuvrer la raquette. Pendant que Louis et Geneviève se baignaient, on fit l'essai de plusieurs bateaux. Maman en avait acheté un à Emmanuel qui avait une renommée parmi les gamins, futurs marins du pays ; on l’appelait "le Reder Moor", ce qui veut dire en français : "le coureur de mer !" ; il méritait bien son nom car il filait avec rapidité et si droit, si allègrement ! Malheureusement le bateau, plus grand et plus beau, dont Geneviève avait eu l’enfantillage de se rendre possesseur, allait beaucoup moins bien. Il penchait ferme sur un côté mais Louis promit de le lui équilibrer et notre bonne Geneviève sentit ses larmes se calmer.

Après le dîner, nous sortîmes un peu avec Miss Jones. Nous suivîmes le Théven jusqu’à la grande jetée que nous parcourûmes. Elle était absolument déserte à cette heure tardive. Les pêcheurs avaient suspendu leurs filets le long du parapet de pierre et ils exhalaient une odeur pénétrante d’herbes marines. Ils contenaient même certaines algues phosphorescentes qui luisaient entre les mailles comme des feux follets ; lorsque nous pensions les tenir, elles s’éteignaient sous nos doigts. Le lendemain, les braves pêcheurs auront sûrement trouvé leurs filets embrouillés et ils auront maudit les fafardets ou autres esprits pervers qui parcourent les grèves la nuit.

La mer était calme. Elle clapotait doucement contre la pierre comme si elle se chantait à elle-même une berceuse pour faire venir le sommeil. Le ciel aussi était calme, une grande lune l’éclairait qui laissait une large traînée d'argent à la surface de l'eau. C’était merveilleux comme impression de repos. La mer à droite, la mer à gauche, le grand ciel au-dessus, on se sentait bien loin du monde et de ses vaines clameurs. Rien d'humain ! Si ce n'est les coques sombres qui se balançaient avec une monotone lenteur et les filets étincelants de lueurs fantastiques qui parlaient de splendeurs sous-marines. Nous nous laissâmes un peu emporter sur les ailes enflammées du rêve, puis la froide raison nous avertit par la bouche de Miss qu'il était grand temps de rentrer.

Jeudi, 16 Septembre

Miss Jones me réveilla vers 5 heures un quart et je pus constater qu’il faisait encore presque nuit. Néanmoins, je ne me laissai pas reprendre par le sommeil ; j'eus le tout petit courage de m’habiller promptement et de courir à la messe du Saint Sacrement, précédée de l'office des morts. En Bretagne, on a un vrai culte pour les morts ; on prie publiquement pour eux, matin et soir, après les Angélus. Au reste, je fus surprise de la solennité de cette messe du Saint Sacrement que l'on célèbre tous les jeudis en l’honneur de l'Institution de la Sainte Eucharistie. Bien qu'il ne fut au plus que 6 heures et demie du matin, c’était une grand’messe avec orgue, chants, diacres, enfants de chœur, enfin tout ce qui peut constituer un beau service religieux.

Je ne m’étendrai pas sur les occupations qui suivirent mon retour de la messe ; elles furent en tout semblables à celles des autres matins.

Le seul incident fut la photographie que Marcel Leray tira de la petite Marie Kerbiriou, la nièce de notre propriétaire. On avait déguisé cette bambine de 2 ans en Bretonne. Elle avait une petite coiffe, un châle, un tablier, le tout pur style roscovitte et à sa taille. Elle était jolie comme un amour sous cet affublement mais le difficile était d'obtenir un instant d'immobilité complète. Le pauvre Marcel Leray faillit perdre sa patience à ce jeu. Enfin, la maman et la tante obtinrent une seconde de tranquillité à force de promesses et de menaces et Marcel en profita pour ouvrir l'objectif.

Maman, voyant Marcel s'exécuter, voulut aussi procurer de l’ouvrage à Louis. Elle lui amena un petit garçon de cinq ans, le fils d'un pêcheur qui courait pieds nus et vêtu de lambeaux sur la grève. Rarement, il m’a été donné de voir d'aussi beaux yeux d'enfants. Je n'essaierai pas de traduire leurs regards faits d’innocence et de timidité enfantine. Sauf la bouche un peu vulgaire, cette petite tête de bambin était adorable. Louis en fit un assez gentil dessin qui ne donna pas, cependant, la moindre idée de ce qu’était le visage de cet enfant.

Dans l'après-midi, nous allâmes au tennis où je passai la plus grande partie du temps à broder en regardant mon frère, notre ami et mes sœurs faire des merveilles d'adresse. Emmanuel ne jouait pas mais il s'amusait pourtant. Il courait après les balles qui parfois s'en allaient fort loin. Il était aidé dans cette tâche par le fils du capitaine de la "Nathalie" : son cher Alain (en breton Alanick). En quittant la place, nous donnions quelque chose à notre Alain mais jamais rien à Emmanuel ce qui n’était pas juste. Je me mettais au tennis lorsqu'un gros nuage noir, venu je ne sais d’où, plana au-dessus de nos têtes. Il s’en échappa quelques gouttes d’eau. Aussitôt nous voilà pris d’une panique effroyable ; on déplante le tennis en un rien de temps, on le jette dans la boîte et voilà Marcel et Louis qui l’empoignent chacun d'un côté et qui se sauvent comme des fous. Nous courons derrière. Nous n’étions pas à la moitié du chemin que la pluie cessa mais nous ne voulûmes pas retourner et recommencer toute une installation. Nous prîmes un bon bain en compagnie du "Beder Mor" qui continuait à soutenir sa belle renommée.

Jusqu'au dîner, nous jouâmes avec Renée que nous trouvions de plus en plus charmante. Nos cartes n’étaient pas belles ; nos jetons étaient de simples coquillages mais cela ne nous empêcha pas de nous amuser beaucoup à la Banque. Après le repas, nous flânâmes. Sans Christian, les soirées n’avaient plus du tout le même entrain.

Vendredi, 17 Septembre

Nous avions décidé une belle promenade mais une foule de considérations nous empêchèrent de l’accomplir. Par contre, Grand’Mère et Maman, qui n'avaient rien décidé du tout, eurent subitement la fantaisie d'aller passer leur journée dans l'île de Batz. Sachant l'horreur profonde que Grand’Mère éprouve pour la navigation, nous élevâmes des paris sur son départ. Partira ! Partira pas ! Elle ne partit pas ! ... Nous allâmes tous pour la voir s’embarquer avec Maman ; comme la marée était basse, il eut fallu faire un trop long trajet dans les pierres et sur le sable humide pour trouver la barque.

Miss Jones, mes sœurs et moi, nous brodâmes des mouchoirs toute la journée tandis que les garçons flânaient je ne sais où.

Le soir, nous sortîmes un peu pour nous dégourdir les jambes. Il y avait beaucoup de vent ce qui ne nous empêcha pas de nous diriger du côté de Sainte-Barbe, un des endroits de la côte les plus éventés. Nous rencontrâmes Marcel, Louis et Emmanuel qui sortirent des rochers. Ils s’étaient, je crois, amusés à tirer sur des oiseaux de mer et ils se cachaient de peur que l’on ait entendu leurs coups de feu. Ils nous racontèrent que des petits Bretons les avaient agonisés de sottises mais que l'un d'entre eux, étant survenu, les avait arrêtés en leur disant : « Ne dites donc rien. Ce sont des pays. Voyez, il y a bébé ! » Emmanuel, auquel nous donnions toujours cette appellation enfantine, était fort connu à Roscoff. Les gamins appelaient même souvent Maman "Madame Bébé". C’était assez logique en somme puisqu’elle était la mère de Bébé.

Les garçons et les jumelles firent l'ascension d'un gros rocher tandis que Miss Jones et moi, assises tranquillement sur une pierre, nous les regardions grimper légèrement sur les flancs escarpés. Le vent enleva les chapeaux de Marcel Leray et de Marguerite, il emporta même assez loin le couvre chef de notre ami qui tomba au milieu d'un champ barricadé. J'allai le chercher, enjambant assez péniblement les barrières. Comme la nuit tombait assez rapidement, nous ne prolongeâmes guère notre promenade.

Après le dîner, nous sortîmes un peu. Nous suivîmes le Théven, la grand'rue, nous fîmes le tour de l’église. Les vieilles maisons de granit sombre se détachaient sur le ciel clair, c’était un amas de silhouettes pittoresques. La tour de la chapelle Marie Stuart s’avançait sveltement dans la mer. Quelques lumières rougeâtres brillaient encore aux fenêtres mais, dans la rue, tout était calme, presque mort.

Samedi, 18 Septembre

La bonne femme qui tenait le bureau de tabac est morte dans la nuit. Ce matin, les crieurs annonçaient sa mort. Ici, il n'y a pas de billets de faire-part dans le peuple. Des gens parcourent les rues en agitant de petites sonnettes et, lorsqu'on s’est amassé autour d'eux, aux fenêtres ou sur le seuil des portes, ils se mettent à crier le nom de la personne, le lieu de sa demeure, son âge, l’heure de son décès et celle de son enterrement. De la sorte, tout le monde est invité aux cérémonies funèbres.

En revenant de la messe, Maman rencontra le garde champêtre et lia conversation avec lui. Ce brave homme lui raconta que Roscoff possédait vingt quatre lampes à lucilne mais qu’on ne les allumait ni pendant l’été ni pendant les dix jours de la lune. Pendant les nuits sombres de l’hiver, Roscoff est également plongé dans l’obscurité puisque toutes les lampes sont dosées de façon à s’éteindre entre 10 heures et 10 heures et demie.

Louis sentit poindre en lui une nouvelle passion pour l’aquarelle. Il alla faire une première étude du côté du Château du Diable que nous appelions toujours Château des Tamaris, puis il m’emmena avec lui derrière la pointe de Bloscon. Pendant que je m'amusais à dessiner le vivier, il peignait un coin de falaise. Le ciel étincelait entre les nuages et transformait la mer en nappe d’argent liquide. C’était superbe. Louis a pu saisir un peu de cet effet mais il y manque le charme principal qui est l’atmosphère baignant tous les contours, les animant par ses mille bruits et ses mille parfums.

Marguerite passa presque toute la journée assise devant le piano de Gabrielle Lécureux. Lorsqu'elle possède son instrument, elle en use peu et même pas du tout mais il suffisait qu'elle en soit privée pour être atteinte d'une rage folle de musique et de démangeaisons dans les doigts.

Dimanche, le 19 Septembre

Après la messe de 10 heures et ma part de ménage expédiée, je m'habillai promptement pour accompagner encore mon frère qui avait grande envie de badigeonner une nouvelle aquarelle et qui ne voulait pourtant pas s'en aller tout seul à travers la triste campagne.

Lorsqu'il travaille, Louis ne parle pas mais il aime néanmoins sentir quelqu’un auprès de lui et il me désignait souvent pour ce rôle de compagne muette. Et puis, si nous donnions du repos à nos langues pendant la séance, nous nous dédommagions bien pendant l’aller et le retour.

Louis me fit traverser des champs enclos de murs, malgré ma terreur d’être arrêtée par un paysan, voire même par le garde champêtre. Il se moquait de moi tout en m'aidant à franchir les murs bas et les barrières. Nous ne rencontrâmes personne car tous les braves gens de Roscoff étaient à la grand’messe et Roscoff ne compte que des braves gens.

Nous nous installâmes derrière le Roc Kroum, sur un rocher très éventé. Bientôt, la pluie se mit à tomber et je dus ouvrir le mauvais parapluie que j'avais emporté par mégarde. Souvent, on maudit son étourderie lorsque, on s'aperçoit qu'au lieu d'avoir pris un objet en bon état comme on le croyait, on n'a sous la main qu'une chose presque hors d'usage. Au contraire, ce jour-là, Louis bénit mon erreur. Il se trouvait dans une situation difficile. Il lui fallait ou fermer son bloc sur l'aquarelle commencée ou la laisser s'abîmer sous la pluie qui l'inondait. Mon parapluie à jour sauva tout. Par une large fenêtre, Louis voyait le paysage qu’il peignait et cependant les baleines étaient assez recouvertes d’étoffes pour protéger son ouvrage. Par exemple, le peintre et sa sœur recevaient tout mais c’est un détail sans importance. De temps en temps, une grosse goutte, poussée par le vent, pénétrait par la fenêtre et s'aplatissait sur le papier. « C'est de l'aquarelle à eau, pour le coup » disait Louis. Néanmoins, ce croquis, fait dans des circonstances particulièrement difficiles, est l'un de ceux qui plaisent le plus à Louis parmi ceux qu'il a rapporté de Roscoff.

Tandis que nous étions accroupis derrière cette tente bizarre au sommet de notre rocher, deux touristes, qui avaient tous les signes de la nationalité anglaise, passèrent au-dessous de nous sur la grève. Ils levèrent le nez et parurent  très intrigués de ce qu’ils voyaient. Le monsieur sortit même une longue vue d'un étui et la braqua sur nous. Nous ne bougeâmes pas et je crus un instant qu'il allait tenter l'ascension de notre forteresse pour se rendre compte de l'objet insolite qui en couronnait le faîte. La pluie et le vent furent sans doute les obstacles qui l'empêchèrent de réaliser cette pensée. A travers le trou du parapluie, nous vîmes le brave Anglais expliquer quelque chose à sa femme. J’aurais bien voulu entendre leur conversation mais les tourbillons de vent ne daignèrent pas l'apporter jusqu’à nous.

La pluie continuant, nous rentrâmes dès que Louis jugea son travail assez avancé pour pouvoir être achevé sans le modèle. De retour à la maison, je continuai un peu le dessin que j’avais commencé du Roc Kroun mais je ne l'arrangeai guère. Il avait un certain pittoresque à l’état de croquis ; il devint affreux lorsqu'il fut achevé. Après le déjeuner, j’expédiai mon courrier, puis j'allai faire une petite visite à Madame Lécureux qui se montra fort aimable et me prêta des livres pour égayer ma journée du dimanche.

Je n'en profitai pas beaucoup car Madame Prigent vint tous nous chercher pour nous peser. Une fois chez nos propriétaires qui sont les meilleurs gens du monde, ce n’était pas très commode de s'en aller. Ils avaient toujours quelque chose de nouveau à nous montrer ou à nous dire. Les femmes s'amusèrent à me costumer en bretonne. Elles me mirent leurs plus beaux atours : une coiffe bien blanche, un châle brodé et un tablier de soie noire. Je ne me trouvais pas bien jolie mais ils déclarèrent tous que j’étais "ravissante" et je traversai la rue pour aller me montrer aux Lécureux.

Je me présentai chez eux, conduite par Madame Prigent, comme bonne à placer et ils furent un instant sans me reconnaître, après quoi ils éclatèrent de rire. La grosse Madame Prigent se tordait aussi, si bien que j’étais bien embarrassée de ma personne. Dans la rue, je fus reluquée par trois beaux gars qui passaient. « Ils vous trouvent à leur goût, me dit Madame Prigent, mais ils sont très intrigués car ils ne vous reconnaissent pas pour une fille du pays ! » Est-ce que cela n'aurait pas été très amusant de me promener en bretonne dans le village, de me faire courtiser par un Roscovitte, d’être un peu jeune paysanne pendant quelques jours, d'en connaître la vie, les joies ? Les Prigent et les Kerbiriou insistèrent beaucoup pour que j’aille aux vêpres ainsi costumée, prétendant que cela allait intriguer bien des gens, mais je ne voulus pas. Je me sentais un peu déguisée et il m’aurait semblé que je manquais de respect à Dieu en pénétrant ainsi dans une église.

Et puis, il faut bien avouer que je n’avais nulle envie d’aller aux vêpres. Grand’Mère, Maman et Miss Jones s'y rendirent en vrais anges de piété pendant que les deux jumelles, Renée Leray et moi, nous jouions aux cartes. Le jeu du jour fut le nain jaune et, lorsque les garçons rentrèrent vers le soir, on s’y remit encore.

Pendant le dîner, je souffris horriblement des dents. Je me souvins alors de la bouteille d'eau chloroformée que Balzard m'avait procurée en usant de ruses auprès du pharmacien. J'allai la chercher et j’en étendis sur ma joue. Je ressentis une forte impression de brûlure, on m’aspergea d'eau et la douleur se calma mais je ne voulus plus entendre parler de cette affreuse drogue. Nous avions reçu une lettre nous disant que les Gandriau arriveraient ce soir-là à Paris et nous y pensâmes beaucoup avec un grand regret de ne pas les voir.

Lundi 20 Septembre

Nous nous levâmes assez tard et notre matinée bien ébréchée, grâce à notre paresse, s’acheva en ménage, en raccommodage et en travaux intellectuels.

Louis entreprit le portrait du petit Michel Kerbiriou, un très gentil garçonnet de cinq ans auquel Dieu a mis malheureusement du vif argent au lieu du sang dans les veines. Ce que mon pauvre frère usa de patience avec ce gamin-là est impossible à décrire, aussi était-il très mécontent de Maman qui lui avait attiré cette corvée. Madame Kerbiriou était ravie mais elle trouvait que c’était un peu long. Elle disait : « La photographie en couleur, ça prend plus de temps mais c’est tout de même plus beau que la noire ».

Nous apprenons la mort de notre voisin d’en face, le vieux bonhomme auquel Grand’Mère envoyait toujours du bouillon. Il avait passé à 3 heures du matin et sa femme, navrée, vint nous le dire. Cette pauvre vieille nous remercia tous « de la si bonne bouillon » qu'on avait donné à son mari pendant les derniers temps. « Ca ne pouvait plus durer, nous dit-elle, depuis hier, il ne fumait plus sa pipe ».

Marguerite passa presque toute la journée à pleurer pour obtenir la permission d’acheter une étoffe légère pour se faire un tablier. Je ne pus travailler que très peu à la broderie de mon mouchoir, car nous partîmes, presque aussitôt après le déjeuner, pour le joli moulin de Kerwant que Balzard et Louis nous avaient tant vanté. Maman, Marcel Leray et Miss Jones nous accompagnaient. Le chemin est long mais pas très compliqué. D’abord la route jusqu’à Saint-Pol, puis la traversée de Saint-Pol par les rues : Batz, du Lin, du Petit Collège et du Pont Neuf. Nous voici maintenant sur la route de Brest que nous suivons pendant une heure cinq. Nous tournons alors à droite et nous nous engageons dans la route qui mène à Cleder et à Plouescat. Il nous fallait suivre ce chemin presque jusqu’à Plougoulm puisque le moulin de Kerwant ne se trouve qu’à deux kilomètres de ce village. Nous rencontrâmes un convoi de seize charrettes de varech, traînée chacune par trois chevaux.

Nous arrivâmes enfin dans une vallée charmante et c’est là que Louis nous arrêta ; nous prîmes un sentier qui conduisait au moulin à eau. Quel site enchanteur ! La maison, pittoresque au milieu des masses de feuillage, dressait ses murs couverts de mousses. La grande roue était immobile mais l'eau clapotait doucement et se divisait en minces ruisseaux qui serpentaient sur les cailloux luisants et parmi les herbes fraîches. Nous nous reposâmes quelques bons instants dans cet endroit qui semble plus appartenir à la Normandie qu’à la Bretagne. Nous dessinâmes, assises sous une haie d’ajoncs en fleurs.

Le retour fut aussi gai que l'aller ; il se fit par les mêmes chemins, avec des causeries joyeuses, des éclats de rire. Nous fîmes la cueillette du cresson dans un ruisseau limpide qui courait le long de la route. Tout à coup, derrière nous, trois chevaux échappés d'un champ arrivent au galop. Nous ne les voyons pas d'abord mais trois femmes qui venaient en sens contraire, prirent des airs si terrifiés que, sans savoir de quoi il s’agissait, nous grimpâmes avec une force incroyable sur une haie. Je ne pense pas que ces pauvres animaux nous eussent fait grand mal mais ils couraient comme des fous.

Balade en break

Mardi, 21 Septembre

A 7 heures du matin, nous partîmes en break. Miss était sur le siège, à côté du cocher qui semblait fort aimable. Louis nous suivait à bicyclette. Après avoir descendu une assez longue côte derrière Saint-Pol, nous nous trouvâmes en pleine campagne. La foi bretonne est bien grande et elle éclate en une foule de petits détails que l'on peut relever le long des routes. Toutes les meules de paille portaient au sommet une petite croix. Oh ! Foi naïve qui met tout, même ce qui deviendra la litière des bestiaux, sous la protection de la croix, comme je voudrais te voir fleurir avec plus de force dans mon cœur !

Sur toutes les routes, nous rencontrâmes des chevaux en liberté qui allaient ou revenaient, sans conducteurs, des pâturages. L’un de ces animaux se roulait sur le dos, en plein chemin. « En voilà un qui gagne son avoine », dit le cocher, en nous le désignant du bout de son fouet. C’est un dicton de là-bas ; j’y ai bien réfléchi mais je ne l’ai pas compris pourtant.

Notre cocher était savant, il connaissait tous les châteaux que nous rencontrions, il les nommait et donnait même beaucoup de détails sur leurs propriétaires. Nous vîmes ainsi Kerandran, appartenant au Duc de Kermoisin dont la femme est folle.

Nous rencontrâmes un chasseur original ; il était à bicyclette ; je me demande comment il pouvait faire pour tirer dans cette situation mais il parait que c'est son habitude et que cela le dispense d'avoir des chiens. Il faut une adresse toute particulière pour se livrer avec fruit à cet exercice.

Nous vîmes l’embouchure de la rivière de Pensez. Au reste, nous suivîmes assez longuement ce pittoresque cours d'eau que traverse un beau viaduc en fer d'une architecture remarquablement légère. Au milieu de la rivière, s’étalaient de grands bancs de sable presque à fleur d’eau ; ils étaient recouverts d'une végétation particulière, d’herbes et de mousses, nuancée de tous les verts imaginables. Sur ces prés flottants, paissaient des moutons. Souvent le banc de sable était petit, étroit, mais il y en avait pourtant ça et là d’assez grands. Sur l'un, j’eus le temps de dénombrer un troupeau. Il y avait cinquante neuf moutons dont dix noirs. « Ce sont des prés salés » me dit Grand’Mère.

La campagne que nous traversions était bien bretonne, assez riche mais profondément mélancolique. De grands champs de blé et surtout de sarrasin glissaient le long des collines qu'ils revêtaient d'un manteau tigré. De temps en temps, un toit, un bouquet d'arbres, une rivière murmurant, un clocher, les tourelles d'un château.

Je fus séduite par la propriété de Kerlandy. Je ne fis qu’apercevoir, dans le lointain, la silhouette de l'habitation mais nous passâmes devant l'entrée du parc. L'avenue, qui conduit de la grille principale au château, est formée de sept rangées d'arbres absolument comme une grandiose cathédrale qui aurait sept nefs. Cette propriété appartient à Monsieur Drouillard, jeune homme de 22 ans, fils de l'ancien maire de Roscoff et député du Finistère. Mademoiselle Salaun, dont ce jeune homme est le cousin, m'a dit qu'il était charmant. J’aurais bien voulu faire sa conquête pour devenir légitime maîtresse des sept avenues qui m’enthousiasmaient. Il parait que Monsieur Drouillard Père est enterré dans son château et que Madame Drouillard Mère est très sévère pour son fils et ses trois filles. Voilà tout ce que je sais de cette honorable famille.

Nous passâmes devant une carrière de pierres près de laquelle habite une madame Pellec, mère de vingt deux enfants. Cette femme semble être une des curiosités du pays à la manière dont notre cocher nous la mentionna et pourtant la fécondité n’est pas rare en Bretagne. Mais enfin ! vingt deux enfants, c’est beau tout de même !

Nous arrivâmes au village de Pensez, très joliment situé dans la vallée. Aux approches de ce village, les bancs de sable, qui séparent la rivière en une infinité de petits ruisseaux, sont peuplés par tout un monde de mouettes. Il y en a … il y en a … on ne pourrait les compter! Elles sont serrées les unes contre les autres comme un troupeau de moutons par une pluie d’orage. Les mouettes sont des oiseaux blancs, un peu plus gros que des tourterelles et surtout plus hauts sur pattes. Cet animal est excessivement gracieux dans son vol mais il l’est moins dans sa démarche qui ressemble un peu à celle des canards, en moins laid cependant.

Il parait qu’il existe à Pensez une foire aux mariages. A certaines époques de l’année, les filles en quête d’un époux, revêtues de leurs plus beaux atours, vont s’asseoir sur le pont. Les gars cherchant femme défilent devant elles et, lorsque leur choix s'est fixé, ils tendent la main à la fille qui leur plaît ; elle se lève alors et conduit son amoureux vers ses parents. Je crois qu'il y a là, tout simplement, une cérémonie annonçant officiellement des fiançailles déjà décidées.

Nous descendîmes de voiture pour mieux voir, penser et pour laisser un peu souffler les chevaux. Il n’y a pas beaucoup de curiosités à admirer dans ce village. Nous remarquâmes seulement un moulin à eau de sept étages qui avait beaucoup de ressemblances avec une caserne.

Nous entrâmes à l’église, vaste grenier dont les murs sont blanchis à la chaux. Bien que cette chapelle fut assez ornée d'images et de statues, elle nous sembla vide grâce à l’absence de chaises. Quelques prie-Dieu seulement se baladaient ici et là.

Nous allâmes ensuite chez une bonne femme qui vendait des œufs frais. Cette demeure est le seul intérieur breton qui ne m'ait pas laissé une impression pénible de malpropreté et de misère. Nous y admirâmes un très beau lit-armoire très bien verni et très chargé de sculptures. Les draps de ce lit étaient d’une blancheur éclatante et tous les autres meubles de cette habitation étaient à l'avenant.

Nous voilà remontés en voiture et repartis à travers la campagne. La nature devient de plus en plus pittoresque et ravissante. D'abord les routes que nous suivons sont moins frayées. Elles serpentent entre les champs et les bouquets d’arbres. Nous côtoyons des collines, nous descendons des vallées, nous longeons des ravins voilés par un rideau d'arbres mais que l'on devine très profonds et dans lesquels on entend gémir ou gronder la voix d'un torrent. Nous passâmes près d'un château en ruines excessivement pittoresque, je pourrais même dire fantastique. Le cocher interrogé répondit : « C'est Pengoel ». Mais Madame Lécureux, native de Pensez, nous assura plus tard que ces ruines portaient le nom de Pen-Hoet.

Un peu plus loin, nous aperçûmes le château de Monsieur du Rusquet, beau-frère du Duc de Kermoisin. Notre conducteur, très renseigné sur les châtelains des environs, nous affirma que Madame du Rusquet pesait trois cents livres.

Nous traversâmes un petit bois de sapins dont les troncs s’élevaient droits vers le ciel sans ramification, avec un petit aspect fier et triste. Un houx magnifique, tout en graines qui semblaient des gouttes de sang suspendues aux branches, séduisit Grand’Mère au point qu’elle pria Louis d’aller lui en cueillir quelques branches.

Nous arrivions à Saint-Thégonnec lorsque le temps couvert depuis le matin, hésitant entre le sourire et les pleurs, prit enfin une décision. Malheureusement, ce ne fut pas celle que nous souhaitions et une pluie fine et pénétrante se mit à tomber. Nous entrâmes à l’église où l’on célébrait un service pour une jeune fille. Après l’office, tous les assistants allèrent s’agenouiller, dire une prière ou du moins asperger d'eau bénite la tombe de la morte. Puis, après quelques serrements de main, toute la noce, (qu’on me passe le mot, je ne trouve pas l’équivalent dans le genre triste) alla déjeuner. Le repas se célébrait dans la plus belle auberge du pays et, comme les parents de la jeune disparue étaient riches et généreux, cette cérémonie avait tous les caractères d'une réjouissance. Jusqu’à présent, c’est le seul repas funèbre que j’ai jamais vu et il me sembla fort gai. Nous étions descendus dans la même auberge (chez Gauthier-Prat) et pendant qu’on mettait notre couvert dans une chambre d’en haut, je glissai plus d’un regard curieux dans la grande salle où s’accomplissait ce festin mortuaire.

Nous allâmes voir le calvaire qui est la principale curiosité, je pourrais même dire la seule, à Saint-Thégonnec. Je ne saurais dire au juste à quelle époque il appartient mais ce qu'il y a de sûr c’est qu’il a été inspiré par un souffle de foi émané du Moyen-Age. Je restai quelques instants seule au milieu des tombes, occupée à dessiner l’un des nombreux groupes de ce Calvaire. J’ai perdu mon grossier croquis et je le regrette beaucoup car je l'aurais intercalé ici et il m’aurait remis, devant les yeux, ces personnages bizarres, d’une anatomie plus que douteuse, mais, devant lesquels, l’envie de sourire ne va pas sans une certaine émotion. Grand’Mère possède une photographie du Calvaire de Saint-Thégonnec mais tout y est si petit, si confus que les détails, qui sont souvent d'une naïveté charmante, se perdent, se noient dans l’ensemble.

Pendant que je rêvais en dessinant ou, pour mieux dire, que je dessinai en rêvant, Miss Jones vint me rejoindre. Une noce passa au milieu des tombes lisant, ça et là, les inscriptions. La pensée de la mort est familière à l'esprit breton, il ne la redoute pas, il ne s’en effraie pas, il l'associe à ses joies sans en être troublé. Cette noce me donna une piètre idée du bon goût des femmes bretonnes. Jamais je n’ai vu, je crois bien, des nuances plus hurlantes que celles des châles de toutes les bonnes femmes. Le mauve criard, le chamois ardent et le vert épinard semblaient les couleurs de prédilection.

Nous allâmes déjeuner. La pièce où l’on nous servit (une chambre à coucher) était relativement propre. La fille de l’aubergiste nous servit elle-même. C’était un beau brin de femme. Elle se nommait Marie et devait avoir du mérite si elle était vertueuse car tous les cochers semblaient lui faire la cour. C’est très commode une fille comme cela pour un restaurateur de campagne, c’est une bonne réclame. Pour voir Marie, notre Cicéron vous conduit chez son père. Nous avions emporté avec nous à peu près tout ce qu’il fallait et, bien nous en avait pris, car les gens du service mortuaire semblaient disposer à dévorer toutes les victuailles du pays. Je crois qu'en Bretagne le chagrin creuse l'estomac. L’aubergiste n'eut à nous fournir que l’abri, le couvert, de la soupe et des œufs à la coque. Notre gros morceau de filet froid fut presque englouti.

Vers la fin de notre déjeuner, nous entendîmes des cris dans la rue et la curiosité inclina toutes nos têtes vers la fenêtre. Un homme ivre passait, trébuchant à chaque pas, tombant, se relevant et une troupe de gamins le poursuivait, lui lançant en pleine figure des boules de bouse de vache. Trouvant trop pénible de marcher dans ces conditions-là, l’homme ne tenta plus de se relever et resta à terre, vautré dans la boue, sous la pluie fine qui continuait à tomber. Il chantait les vêpres, battant la mesure de sa tête hébétée, et les gamins l’agonisaient de sottises et le couvraient d'ordures. C’était profondément triste et dégoûtant. Ah ! L'ivresse est la vraie plaie de la Bretagne. Comme elle serait grande et belle sans cela ! Louis essaya de faire un croquis de cet affreux bonhomme pendant que nous retournions à l’église dont la décoration intérieure est lourde, trop chargée de dorures à mon avis. Seule la chaire mérite une minute d’attention. J’ai conscience que je suis trop sévère pour ces églises de Bretagne mais je revenais de Belgique et j’avais encore la grandiose cathédrale de Cologne dans les yeux. Comment m’extasier devant un Saint-Thégonnec ?

Nous quittâmes ce village pour nous engager dans une jolie campagne, voilée malheureusement par la brume. Un grand viaduc traverse la vallée, c’est une construction récente mais légère et très hardie. La bicyclette de Louis se mit à nous jouer une série de vilains tours, sa chaîne se remplit de boue et nous fûmes obligés de nous arrêter deux fois pour la nettoyer un peu, car il lui était impossible d’avancer. A Guimilliau, notre cocher nettoya la machine pendant que nous visitions l’église.

Cette église est beaucoup plus intéressante que celle de Saint-Thégonnec, elle renferme un baptistère, des orgues, une chaire et des confessionnaux en bois sculpté d'un travail extraordinaire. C’est plus curieux encore par la patience déployée que par l’effet obtenu. Malheureusement, là comme à Saint-Thégonnec, la lourdeur est le grand écueil que n’ont pas su éviter les artistes décorateurs. Le calvaire est encore plus fourmillant de personnages que celui que nous venions de visiter et d’admirer. Il faudrait plusieurs heures pour en voir tous les détails et, cette station sous la pluie battante ne nous étant pas infiniment agréable, nous ne la prolongeâmes qu’autant qu’il le fallait pour avoir une impression assez juste de cette œuvre sculpturale.

Lorsque nous remontâmes en voiture au bout de trois quarts d'heure de halte, notre cocher qui avait sans-doute employé tout ce temps à déguster des liquides réchauffant n’était plus le même homme. Sa bonne humeur s’était envolée ; il avait même un air méchant qui nous fit peur. Miss se montra charmante avec lui, lui causant avec grâce mais ses amabilités n'empêchaient pas notre conducteur de murmurer, disant à chaque instant : « J’ai bien envie de vous planter là ». Or nous étions en pleine campagne, dans un pays perdu où il n'y avait sûrement pas de station de chemin de fer à plusieurs lieux à la ronde. La bicyclette de Louis, de plus en plus embourbée, refusa définitivement tout service ; nous dûmes la mettre à l’intérieur sur nos genoux enveloppés d'une couverture de voyage pour préserver nos robes de ce contact dangereux. Notre dernière étape eut lieu à Guiclan où notre cocher descendit boire encore à notre grande terreur. Nous revînmes ensuite par Pensez et Saint-Pol de Léon où Grand’Mère acheta les photographies des calvaires. Nous étions assez fatigués de notre journée et, après le dîner, personne ne se fit prier pour aller gagner son lit.

Loisirs de vacances

Mercredi, 22 Septembre

Il devait y avoir deux mariages à 10 heures et, comme nous voulions y assister, nous nous fîmes un peu violence pour sortir du lit. Notre ménage achevé et notre toilette faite, nous allâmes nous poster devant la porte de l'une des mariées. Presque tout le village était là. Le cortège se forma sous nos yeux et partît chercher le futur mari. Lorsqu’il revint, la mariée sortit de sa demeure donnant le bras à son beau-frère revenu depuis huit jours d'un voyage sur mer qui avait duré trois ans et un mois. Si elle avait eu encore son père, c’est lui qui l'aurait accompagnée.

La mariée prit la tête du cortège. Elle avait exactement le même costume que ses deux demoiselles d’honneur ; une robe de soie noire, un grand châle de cachemire fond rouge-brique, une coiffe en dentelle, très longue, en forme de pain de sucre et une guirlande en fleurs d’oranger et de jasmin qui partait du corsage et traînait sur la jupe. Le mari, lui, était tout à fait le dernier du cortège donnant le bras à sa sœur.

Ils ne restèrent pas longtemps à la mairie ; ils entrèrent à l’église en même temps que la seconde noce. C’était une veuve qui se mariait ; aussi, elle n'avait ni la coiffe longue, ni la fleur d’oranger, ni le cachemire bariolé ; elle était tout en noir.

Les deux mariages se firent ensemble ; nous assistâmes à la messe qui les suivit, puis nous rentrâmes. Après la cérémonie, les deux noces allèrent se promener sur la jetée. Nous les vîmes de nos fenêtres arpenter le quai sous les taquineries du vent qui relevait les jupes des femmes, semblant s’être donné la tâche d’enlever à lui seul la jarretière des mariées.

Il plut toute la journée. Nous nous installâmes dans notre chambre. Miss fit des tabliers ; les jumelles et moi, nous brodâmes des mouchoirs ; Louis dessina Michel qui s’agitait comme un diable. Enfin, la journée passa, sérieuse mais pas très amusante. Ah ! Si nous avions eu Christian, il aurait bien trouvé le moyen de nous distraire, de nous faire rire aux éclats malgré la tristesse de l'atmosphère et la vilaine pluie qui nous clouait à la maison.

Jeudi, 23 Septembre

La journée s’annonçait triste mais elle ne tint pas sa promesse fort heureusement. La matinée s’écoula dans les travaux ordinaires, rendus moins pénibles par un temps gris, agrémenté de quelques petites averses qu’on aimait mieux recevoir sous un toit que directement sur la tête ou même sous un parapluie.

Vers midi, le soleil se leva et Grand’Mère déclara que décidément elle irait à l'île de Batz ce jour-là. Nous doutions bien un peu de l’exécution de ce beau projet, Grand’Mère s’habillait lentement et semblait peu pressée d’en arriver au moment fatal de l’embarquement. Naturellement, il était convenu que Maman accompagnait Grand’Mère. Ces dames firent de grands préparatifs de départ, comme si elles allaient passer un mois sur la mer : châles, longues vues, pastilles de menthe etc. ... Nous escortâmes nos voyageuses jusqu’au bateau. Heureusement qu’il partit dès que la partie la plus sérieuse de notre bande fut à son bord car je crois bien que, sans sa manœuvre précipitée, Grand’Mère n’aurait jamais vu l'île de Batz si j'ai foi dans l’énergique grimace qu’elle fit en se sentant bercée au fil de l'eau.

Nous regardâmes l’esquif s’éloigner, il filait rapidement avec un si faible balancement que nous en augurâmes  une excellente traversée et, sans perdre de temps, nous dirigeâmes notre promenade vers Santec. Nous avions avec nous Renée et Marcel Leray. Ce dernier est un garçon intelligent, un peu original mais qui sait quand même une foule de choses. Il me semblait particulièrement ferré sur les sciences naturelles et cela se comprend, vu la carrière qu’il compte suivre : la médecine. Aussi, en promenade, je l’interrogeais souvent sur les arbres, les plantes, les animaux que nous rencontrions. Il me disait leur nom, leurs propriétés et leurs mœurs. Renée était une compagne moins agréable bien qu’elle fut charmante et d’une humeur toujours égale mais les grandes promenades lui étaient interdites à cause d'une faiblesse dans un pied. Aussi, lorsque nous l’emmenions, nous ne pouvions aller bien loin. Louis, ayant envie de faire une aquarelle, s’installa près du château du diable dans le sentier qui domine la chasse gardée et  Marguerite, un peu fatiguée, s’accroupit près de lui dans l’herbe pour lui tenir compagnie.

Nous autres, nous suivîmes les dunes. En certains endroits, nous vîmes des colonies de petits champignons peu compacts, formés par en dessous de feuillets d’inégales grandeurs. Marcel les nomma des mousserons et il me dit qu’ils pouvaient être mangés malgré une saveur forte un peu amère. Je fus sur le point d’en rapporter une moisson à Grand’Mère pour nos repas mais je songeai que sûrement on me les ferait jeter et qu’il n’était pas la peine de se livrer inutilement au travail fatigant de leur cueillette.

Nous allâmes jusqu'au deuxième cap, endroit auquel Miss avait trouvé la belle pierre offerte à Balzard. Nous fouillâmes les rochers, les flaques laissées par la mer et, si nous rencontrâmes quelques beaux morceaux de pierre, aucun ne valait, même de loin, celui que Christian remorquait à sa suite dans sa marche vers Paris. Des petits Bretons que nous croisâmes sur notre route nous dirent, je crois, des sottises en leur langage. Un mot surtout frappa mes oreilles car il était fréquemment répété : « Gallec, gallec ! » se disaient-ils, les uns aux autres, avec mépris en nous désignant. Marcel me dit que ce mot "gallec" voulait dire "français".

Nous restâmes longtemps penchés au-dessus d'une cressonnière à regarder les ébats joyeux d’une tribu de grenouilles. Leurs évolutions étranges nous amusaient beaucoup mais je crois que les nôtres durent leur plaire un peu moins car nous ne nous montrâmes pas très charitables envers "nos sœurs les grenouilles", comme les aurait appelées le doux François d’Assise. Nous nous amusâmes à taquiner ces pauvres bêtes à l’aide de petites baguettes. J’espère qu’elles ne nous en gardent pas rancune. Pour mon compte, je n’ai pas de très vilaines actions à me reprocher, jamais je n’ai martyrisé les animaux. Je n’ai sur la conscience que quelques chatouillements désagréables, quelques attouchements un peu brusques exercés sur le peuple grenouille habitant cette tranquille cressonnière.

Lorsque nous atteignîmes Roscoff, il faisait presque nuit bien que les sept coups ne soient pas sonnés depuis très longtemps. Le phare de Batz était allumé et sa grosse lumière, élevée de trente trois mètres, éclairait et guidait notre route. Marcel, que j’interrogeai décidément sur tout, me dit que c’était un phare fixe et qu’il y avait deux cents marches pour parvenir au sommet.

Après le dîner, la famille Lécureux, augmentée de toute une légion de cousins et de cousines, se livra au plaisir léger de la danse et c’est sous un plafond menaçant de s’effondrer à chaque instant que nous nous endormîmes quitte à trouver le lendemain Théodore, tombé du ciel, non de l’étage supérieur, couché entre Marguerite et moi.

Vendredi, 24 Septembre

Nous fûmes absents de Roscoff toute la journée et justement un drame faillit s’accomplir dans cette paisible localité ce jour-là. Un homme tenta de se suicider en se jetant dans le port avec des pierres plein ses poches. Il y eut, parait-il, un sauvetage très émouvant et nous aurions été aux premières loges pour le voir si cet imbécile avait tenté son coup la veille ou l’avait remis au lendemain.

Pélerinage à Notre Dame du Folgoet

Pendant ce temps, nous étions prosternés dans le beau sanctuaire de Notre-Dame du Folgoët. Nous partîmes entre 7 heures et demie et 8 heures moins un quart. Je ne dirai rien de la route obligatoire qui mène à Saint-Pol de Léon, elle est assez connue. Notre cocher nous désigna seulement le château de Kersalin. Nous prîmes ensuite la route de Brest et nous la suivîmes assez lentement à travers une jolie campagne. Le temps se lève et met des rayons de joie dans toutes les haies perlées de rosée. L’air est frais, pur, embaumé des mille senteurs de matin, moins troublantes sans doute que celles du soir mais d’un arôme délicieux et pénétrant qui fait bondir le cœur et éveille des chansons dans toutes les âmes.

Nous voyions de loin  les villages de Sibérit et de Plougoulm et nous nous promettons d’y faire une excursion un des jours prochains. Au fond d'une vallée idéale de fraîcheur, nous apercevons la mer, une mer calme qui semble se réveiller à regret avec des grâces de belle paresseuse, sous les premiers baisers du soleil. Maintenant, c'est un moulin à eau qui vient charmer nos regards, puis un torrent d'un cours très sinueux qui rebondit entre les roseaux et les pierres couvertes de mousses. Malheureusement, Monsieur Joussein ne prononçait pas très distinctement les noms des accidents géographiques que nous trouvions sur notre route. Il nomma, je crois, ce petit torrent  " rivière de Kerlign". Nous descendîmes un instant de voiture pour mieux contempler ce ravin très pittoresque.

Au reste, nous quittions souvent notre véhicule. Le pays est très accidenté et nous descendions dans presque toutes les côtes pour courir de droite et de gauche sur la route. Nous regrimpions tous auprès de Grand’Mère et de Maman lorsqu’on arrivait au sommet de la côte mais nous ne faisions pas arrêter les chevaux pour cela.

Nous passâmes devant une petite chapelle, sorte de niche, dédiée à Saint Péran. Je ne connaissais pas ce saint mais je ne crois pas que je le donnerai jamais comme patron à mes enfants malgré toutes les vertus qu’il a pu posséder. Est-ce un sacrilège de rire devant la représentation d’un saint ? Pour la santé de nos âmes, j’espère bien que non, car nous n’avons pu réprimer un formidable accès de gaieté ! Pauvre Saint Péran, quelle drôle de binette il avait. Mais il y a tout lieu de croire que cette statue, aussi bizarre que naïve, n’est pas une reproduction bien fidèle du personnage qu’elle représente. La tête est à peu près le tiers du corps entier. Marcel, qui avait rencontré cette chapelle dans une de ses promenades à bicyclette nous dit, lorsque nous en parlâmes, qu’il avait la tentation de faire venir une belle statue de Paris et d'emporter celle-là pour un musée. Il aurait fait l’échange sans que personne s’en doute et les paysans  auraient cru à un miracle de Saint Péran, ennuyé d’être si laid. Je pense que les gens de la contrée n’auraient pas été pleinement satisfaits. Si affreux que soit  leur Saint Péran, ils l’aiment et la belle statue de Paris n’aurait pas su dire, à leurs pauvres cœurs bien simples, tout ce qu’ils éprouvent devant ce morceau de bois à peine dégrossi.

Nous nous agenouillâmes mais je ne me souviens plus de ce que je demandai à Saint Péran.

Quelle pittoresque petite place que celle de Berven où notre conducteur fit faire une première halte à ses chevaux. Pendant que ces derniers mangeaient leur avoine et que le cocher se versait quelques verres de poison dans le corps, nous visitâmes l’église qui se trouve au bout de cette prairie. Un petit jardin très gai (qui est le cimetière) l’entoure. Il est fermé d’un côté par un portique d’une grande élégance et d’une grande pureté qui me rappelle un peu les colonnettes si sveltes de l’art pompéien. Ce portique de Berven doit être ce qui reste d'un monument tombé en ruines.

Pendant que Louis faisait une esquisse de cette entrée, nous pénétrâmes dans l’église. Elle n’est pas très bien tenue mais fort curieuse par les grilles qui entourent son chœur, le séparant du reste de l’édifice. Les grilles sont formées de colonnettes de bois sculpté entre lesquelles sont intercalées de temps en temps des colonnettes de granit. Cette église contient une profusion de statues anciennes. Elles ne sont pas plus jolies que celles de Saint Péran mais elles sont si vieilles et si naïves que, si elles provoquent le sourire, il s’y mêle presque toujours quelque chose d’attendri qui fait que ce sourire n’est pas une moquerie mais presque une prière.

Nous remarquâmes particulièrement une statue de Saint Eloi représentant le grand orfèvre avec le cheval du bon roi Dagobert. Je ne me souviens plus de la légende qu’on nous a racontée à ce sujet mais je revois encore l’autel de Berven avec son immense Saint Eloi et son tout petit cheval qui semble un jouet de baby.

Louis remonta en voiture, désolé d’avoir eu si peu de temps pour dessiner le portique, aussi se promit-il de revenir à bicyclette de ce côté-là.

 Nous aperçûmes de loin les ruines de Ker-Jean, puis nous traversâmes le village de Lanrivoaré. L’église, dans laquelle nous n’entrâmes pas, nous parut ancienne avec son portique. Dans le cimetière qui entoure cette église il y eut autrefois un massacre de chrétiens par une peuplade païenne des environs... On nous fit remarquer, près de l’église, sept pierres. Ce sont, parait-il, des pains métamorphosés par un saint auquel un fermier avare avait refusé l’aumône.

Les villages, à travers lesquels nous passons, semblent pauvres. Ils sont habités par des paysans voués au travail des champs ; en fait de commerçants, il n’y a guère que des débitants de boissons dont l'enseigne consiste en un bol et un bouchon. Près d'un hameau perdu, nous rencontrâmes deux petits paysannets dont le déguenillement était pittoresque au dernier degré. Je ne parlerai pas des nuances de ce qui leur restait de vêtements sur le corps. Aucune palette ne pourrait les rendre, je le crois, mais, ce qui nous fit rire surtout, c’était la mine fière de l’un d'eux qui avait un vieux chapeau Cronstadt sur la tête. Où avait-il déniché ce couvre-chef à la mode des villes ? Cela devait être une véritable épopée.

Nous descendîmes, pendant une longue montée, le long d'un coteau couvert de fougères mortes et nous rencontrâmes une voiture où six malheureux cochons, rangés et serrés comme des sardines dans une boite, braillaient, criaient et gigotaient à qui mieux-mieux. Deux hommes qui marchaient à côté de la charrette les frappaient sans pitié avec le manche de leurs fouets ce qui était un singulier moyen de les apaiser. Aussi hurlaient-ils encore plus fort. Ce n'est pas harmonieux la voix du cochon !

Au fur et à mesure que nous enfonçons dans la campagne, le paysage devient de plus en plus beau. La route que nous suivons est bordée de roches sur lesquelles les mousses, les fougères, les bruyères, les genêts et les ajoncs en fleurs déroulent un splendide tapis bariolé. De beaux peupliers argentés se dressent sur le ciel avec une grâce tremblante. Tout semble joyeux, tout chante, tout vibre dans l'atmosphère mais la gaieté qu'on respire dans l’air est douce, c’est une gaieté bretonne, bien près de la mélancolie.

Miss Jones et Marguerite se piquèrent les doigts en cueillant des ajoncs mais elles furent héroïques et en firent de jolies bottes. La fleur de l'ajonc est jaune or et ressemble pour la forme à celle de l'acacia. Elle a un parfum suave mais très faible d'abricot.

A force de rouler, nous arrivâmes à Lesneven, village beaucoup plus important que tous ceux que nous avions traversés précédemment. Il y a un bel hospice, un collège et un cimetière qui présente l'aspect d'un parc. Peu après avoir franchi Lesneven, nous arrivâmes enfin au Folgoët, but de notre promenade. Nous descendîmes d'abord à l’hôtel où notre cocher remisait mais la bonne femme qui dirigeait cet hôtel n’étant pas aimable du tout, nous ne lui commandîmes pas notre repas. Grand’Mère s’adressa à une ferme voisine. Nous y trouvâmes une jeune femme charmante qui nous prépara tout ce qui nous fallait pour notre déjeuner maigre.

La mère de la jeune femme était là. C’était une bonne vieille paysanne, ne sachant pas parler le Gallec mais dont le cœur devait être plus ouvert que l’intelligence si j’en crois le regard de tendresse avec lequel elle suivait des yeux tous les mouvements de sa fille et de son petit-fils. Ce dernier dormait dans une petite crèche posée sur un banc. C’était un beau bébé de quatre mois, un garçon nommé Yves Marie qui était né en l’absence de l’homme, marin au service de l’Etat, et qui doit attendre encore plus de deux ans le premier baiser paternel. La jeune femme nous raconta tout cela en nous servant et en nous regardant de ses grands yeux clairs, couleurs de mer. Elle nous parle aussi de l’autre, le bébé, qui est mort et que le père n’a pas retrouvé quand il est revenu la dernière fois. Elle ne se plaint pas. Yves Marie aura l’âge du disparu quand le père reviendra de nouveau et ils seront tous heureux. Mais c’est encore bien long l’attente. Oh ! L'attente ! Elle en parle avec une sorte de timidité et je sens qu’il y a, chez cette jeune mère, des pudeurs de fiancée. Quelle étrange vie quand même que celle de ces pauvres gens ! S’aimer et être toujours séparés, vivre et mourir souvent loin les uns des autres et, souvent même, ne pas reposer dans la même tombe. Cela ne m’étonne plus que le caractère breton ait un fond de mélancolie, il serait surprenant que cela ne soit pas.

Après le déjeuner, nous allâmes à l’église qui est à deux pas de cette ferme. L’église du Folgoët est une basilique remarquable construite au lieu où s’opéra un prodige que j’avais déjà entendu raconter avant de venir en Bretagne.

Il y a longtemps, bien longtemps, en plein Moyen-Age, la contrée où se dresse aujourd’hui Notre Dame du Folgoët était une vaste forêt. Dans cette forêt vivait un homme pauvre d’esprit, encore plus dépourvu de richesses et d’affections. Il semblait seul au monde mais jamais il ne se plaignait de son sort. Cet homme, qu’on considérait comme un fou ou comme un imbécile, n'avait jamais dit à personne autre chose que ces deux mots : « Ave Maria ». Il vivait comme il pouvait d’herbes et de racines et se désaltérait de l'eau d'une source. Qu’on le batte ou qu’on lui donne un morceau de pain lorsqu’il traversait les villages, il ne disait jamais autre chose que : « Ave Maria ». Sa vie s’écoula tout entière dans cette obscurité et ce presque mutisme.

Enfin, Salaun, tel était le nom du pauvre homme, vint à mourir. Les paysans qui trouvèrent son cadavre creusèrent tout simplement une fosse dans la forêt, près de la source où il puisait de l'eau qu’il buvait, et ils l’y déposèrent sans autre formalité. Salaun était oublié lorsque, quelques années après, un paysan aperçut dans la forêt un lys merveilleux. Sur chacun de ses pétales, éblouissantes de blancheur, étaient écrits les mots chéris de Salaun : "Ave Maria".

On se rappela alors que l’endroit, où fleurissait le lys miraculeux, était précisément celui où était enterré le pauvre fou. La nouvelle se répandit et on venait en foule admirer le lys qui ne se fanait pas et semblait posséder un éclat plus vif chaque jour. Devant une assemblée composée de prêtres, d’évêques et d’une multitude de pèlerins, on ouvrit la tombe. Le lys miraculeux prenait racine dans la bouche de celui qu'on avait considéré comme fou et son corps était dans un parfait état de conservation. La fontaine également était douée de propriétés merveilleuses. Les malades qui s’y plongeaient en sortaient guéris. On éleva une magnifique église à l'endroit où tous ces miracles s’accomplissaient.

La reine Anne de Bretagne aimait beaucoup le beau sanctuaire du Folgoët ; elle s’y fit élever un château en face de la cathédrale. Cette demeure très pittoresque est devenue le presbytère. Le portique de côté est orné de douze statues des apôtres. Cela se voit fréquemment dans les églises de Bretagne ainsi que dans celles de Flandre. L’intérieur est assez sombre. Il faut que les yeux se fassent au demi-jour mystérieux qui règne dans la basilique mais, au bout d’un moment, on distingue tous les détails de cette architecture presque aussi nettement qu'en pleine lumière.

Il y a, dans cette église, un Jubé qui est une véritable dentelle de pierre et une maîtresse vitre superbe. La rosace qui la domine est admirable, elle possède les tons les plus riches et les plus harmonieux. Louis essaya de la peindre mais il ne tarda pas à y renoncer en voyant le temps qu’il lui faudrait et le maigre effet que produirait son travail. La statue de Notre Dame du Folgoët est en granit noir, comme la pierre employée à la construction de l’église. Je ne sais quel nom les architectes donneraient à cette pierre mais les gens du pays la nommèrent "granit de Ker-Santon". Le fond du chœur est occupé par cinq autels rangés à côté les uns des autres. Nous restâmes assez longuement devant la vierge miraculeuse. C'était délicieux de prier ainsi dans l’ombre et le silence. Sous ces belles voûtes, l’âme grandissait et s’élançait vers le ciel avec une ferveur que j’ai rarement ressentie.

Nous achetâmes quelques photographies du Folgoët et nous repartîmes.

Nous descendîmes cinq minutes à Lesneven pour visiter l’église qui est neuve, bien entretenue mais qui ne possède rien de remarquable, même pas le cachet de celle de certains villages beaucoup moins importants.

Nous prîmes pour revenir la route de Plouéder et, pendant quelques kilomètres, je pus me croire revenue en Hollande que je venais de traverser. La route serpentait entre d'immenses prairies bornées à l’horizon par des collines bleues, très estompées. Il y a une poésie de la plaine comme il y a une poésie de la mer ou de la montagne ; elle s’impose moins mais elle est bien attachante et ravit fortement ceux qui savent la comprendre. Emmanuel, qui allait presque autant à pied qu’en voiture, s’amusait à cueillir des fleurs et à ramasser des morceaux de granit noir de Ker-Santon ; il allait aussi vite que les chevaux tout en butinant de droite et de gauche puis, lorsqu’il était fatigué, il grimpait sur le marche-pied. Il était animé par la course et d'une agilité de singe.

A Plouéder, nous vîmes la mer derrière les dunes.

A Goulven, nous descendîmes dans une église petite, ancienne et pauvre. Ce qui me frappa le plus ce fut un vieux retable en bois racontant les miracles du Bienheureux Prières. Le premier de ces miracles représente une femme qui est préservée d'un naufrage grâce à la puissante intercession du Bienheureux qu’elle avait invoqué ; elle est assise entre deux vagues comme dans un fauteuil. Le deuxième miracle est une guérison d’aveugles, le troisième la conversion d’une fille mondaine, le quatrième nous montre un enfant noyé que le Bienheureux Prières ressuscite et rend à ses parents. Le cinquième miracle est la transformation d'un morceau de terre en un lingot d’or. Enfin, le sixième miracle est la préservation d’un enfant au milieu d’un incendie. Le portique de Goulven représente les douze apôtres, il est assez curieux. Lorsqu’on s’éloigne, le clocher de cette petite église présente un très joli aspect ; il est excessivement découpé et l'on voit le jour derrière ses clochetons comme au travers d'une dentelle.

La route est bordée après Goulven de jolies propriétés dont plusieurs excitèrent en moi un sentiment d’envie. Un bras de mer, d'une ravissante couleur bleue, passait derrière les dunes. Au reste, nous ne nous éloignâmes guère du rivage jusqu’à ce que nous ayons atteint Plouescat et cette partie de la route est absolument délicieuse.

A Plouescat, Louis nous montra la pharmacie dans laquelle il était entré avec Christian pour s'informer du fameux Pellec. Nous allâmes à l’église qui est assez ordinaire mais qui possède deux beaux vitraux d’armes bretonnes au-dessus de ses deux portes de côté. Pendant que Grand’Mère, Maman, Miss Jones et moi nous faisions une prière. Louis entraîna les jumelles chez un marchand de vin où il leur fit boire sur le zinc de la bière et du champagne breton. Ce champagne breton est, paraît-il, un mélange assez agréable de limonade gazeuse et de rhum. Maman, qui alla rechercher son fils et ses filles au cabaret, offrit à Monsieur Joussein un verre de bière. Pendant ce temps, Grand’Mère achetait deux gigantesques tourteaux pour la modeste somme de douze sous. C’est assez drôle les tourteaux, sorte de gros crabes, mais ce n'est pas bien bon ; leur chair ressemble à celle du homard mais en plus grossier et en plus coriace.

Après Plouescat mais encore assez près de ce bourg, notre voiture fut croisée par un équipage singulier. C’était une sorte de char plat sur lequel était fixée une voiture plus petite. Tout cela fit, en passant auprès de nous, un épouvantable bruit de ferraille qui nous intrigua. Au reste, les chevaux des deux véhicules étaient lancés au galop. Nous n'eûmes pas le temps de nous rendre compte de l’étrange vision que nous n’avions eu que pendant quelques minutes.

Le père Joussein, un puits de science décidément, daigna nous raconter que nous venions de croiser le comte du Plessis, l’un des plus riches propriétaires de la contrée. Ce Comte du Plessis, qui peut avoir 28 ou 30 ans, est venu au monde sans bras ni jambe, rien qu'un tronc surmonté d’une tête. Ses membres n'ayant pas poussé, le pauvre malheureux est fort à plaindre malgré sa fortune. Il passe sa vie, dans un baquet de son, à fumer une pipe qu’un domestique lui met tout allumée entre les lèvres et lui enlève de temps en temps pour lui permettre de cracher. Une autre, et peut-être la dernière, de ses occupations consiste à se promener dans ses terres. Il fait attacher sa voiture de malade sur un chariot plat et parcourt ainsi les environs de son château de Lusigny. La vie doit être singulièrement dépourvue de charme pour lui surtout depuis qu’il a perdu sa mère, morte, il y a peu d’années. Il devrait se marier et Geneviève, entendant la remarque que j’en faisais, reprit : « Je ne plains pas trop sa femme. Celle-là au moins sera sûre de n’être jamais battue ». Alors, nous conseillâmes à ma sœur de prendre ce poste et, pour la taquiner un peu, nous l’appelâmes plusieurs fois dans le courant de la promenade « Madame la Comtesse du Plessis ».

 Un peu plus loin, Louis nous montra la route qui conduit à la demeure de l'honorable Maître Pellec. Nous n’eûmes pas le temps de rendre visite à ce cher ami.

A Cleder, nous entrâmes quelques minutes dans l’église, vaste grange soutenue par des piliers toscans.

Nous atteignîmes Kerouzéré, château fort considéré comme monument historique. Nous ne pûmes le visiter, les propriétaires étant absents, mais nous pénétrâmes dans le parc et nous fîmes le tour de la forteresse dont les murs ont quatre mètres d’épaisseur. C’est une vraie prison. L’intérieur doit être horriblement sombre puisqu’il ne prend jour que de loin en loin et par de très petites ouvertures.

Nous suivîmes ensuite une avenue très rocheuse qui semble avoir été découpée à l’emporte pièce dans du granit. Près d’une maison de paysan, nous remarquâmes un puits charmant d’une architecture aussi jolie qu’originale, puis nous assistâmes à un merveilleux coucher de soleil.

La nuit était presque tombée lorsque nous menâmes Grand’Mère au Moulin de Kervant dont elle avait entendu parler de manière à désirer le connaître. Nous cueillîmes un peu de cresson dans le ruisseau qui semblait un merveilleux diamant et, d'une traite, nous rentrâmes à Roscoff par l’inévitable Saint-Pol de Léon. Il était 7 heures et demie et nuit close lorsque nous descendîmes devant la maison, un peu fatiguées mais bien satisfaites de notre journée. Nous trouvâmes une lettre de Papa qui nous autorisait à rester quelques jours de plus à Roscoff.

Loisirs de vacances

Samedi, 25 Septembre

Comme nous étions assez fatiguées de la longue excursion de la veille, nous nous levâmes assez tard, vers 8 heures seulement. Notre toilette et notre ménage faits un peu précipitamment, je bâclai ma correspondance et nous voilà à nouveau sur les grands chemins.

Balade vers Plougoulm

Il était à peine 10 heures du matin, aussi emportions-nous notre déjeuner dans un petit sac. Miss Jones et Louise nous accompagnaient. Quant à Louis, il était parti bien avant nous pour aller peindre les ruines de Pen-Hoet (ou Pengoel) que nous avions remarquées lors de notre première promenade. Il avait aussi l’intention de passer par Berven et de rapporter une aquarelle du portique qui l’avait séduit.

Nous prîmes l'inévitable route de Saint-Pol sur laquelle on cuisait. Dans la ville, nous entrâmes dire une prière dans la cathédrale que je n’avais jamais vue que pendant les offices. Comme elle était déserte, nous pûmes la visiter en détails. Cette église est beaucoup plus grande que je ne le croyais. Tout autour du chœur, sont rangées de petites boites en bois percées d’un jour en forme de cœur ou de croix par lequel on aperçoit un crâne. Et, pour bien nous convaincre que cette vision macabre n’est pas une hallucination, sur chacune de ces boites est pendue la formule suivante : "Ci-gît le chef d'un tel". Ce n’est pas gai de voir toutes ces têtes de morts, avec leurs grands trous sombres. Et lorsque la pensée vous vient qu’un jour vous serez comme cela, alors un frisson vous court dans le dos et l’on sent, au fond de soi-même, comme une sourde envie de se révolter et de crier.

Pour chasser les pensées lugubres que ces boites funèbres nous avaient inspirées, nous achetâmes des pommes et des bonbons et, tout en grignotant et en suçant, nous nous engageâmes sur la route de Brest. Après l’avoir suivie pendant 1 km 800, nous tournâmes sur la route qui mène à Sibéril et à Plougoulm.

C’est tout près du moulin de Kervant, sur une pelouse, entre deux haies, dans un coin adorablement isolé, près d'une source limpide, que nous nous étendîmes pour prendre notre premier repos et notre déjeuner. Il était peut-être 11 heures et demie mais la marche et le grand air nous avait donné un appétit prématuré. Au reste le repas fut simple, presque aussi frugal que celui des anciens Perses. Il se composa d’œufs durs, de viande froide, de cresson cueilli dans la fontaine, brin à brin, et de pommes. Ne nous étant pas encombrés de boisson, nous nous contentâmes de quelques gorgées d’eau claire que nous puisâmes dans le creux de nos mains. Si les mets n’étaient pas très variés, il y en avait une quantité plus que suffisante, même pour les affamés que nous étions. Sûrement, je puis compter ce repas parmi les meilleurs que j’ai fait de ma vie. Et puis, nous étions tous gais et la campagne s’étalait superbe autour de nous ; le ciel semblait rire au-dessus de nos têtes.

Nous restâmes assez longtemps comme cela, paresseusement allongés dans l'herbe que nous avions toute courbée par places et nous éprouvions un tel bien être que nous nous demandions s’il ne valait pas mieux lézarder que de poursuivre cette promenade sans but.

Le courage nous revint peu à peu cependant et, vers 1 heure, nous abandonnions le délicieux petit coin où nous avions déjeuné pour reprendre les chemins poudreux. Nous prîmes la petite bifurcation qui mène à Plougoulm. Là, nous entrâmes dans le cimetière à l'extrémité duquel se trouve un ossuaire. Jamais, je n’en avais encore vu, si ce n’est les deux de Roscoff dans lesquels on ne pénètre pas ou bien qui ne possèdent pas d'ossements.

L’ossuaire de Plougoulm est un petit monument qu’un croquis, bien qu’affreux, rendra mieux que la description que j’en pourrais faire. Dans les cases supérieures se trouvaient des boites semblables à celles que nous avions vues à Saint-Pol de Léon. Les cases inférieures contenaient des ossements de membres et de troncs. Alors, nous comprîmes à quoi servaient les ossuaires. C'est là qu’on dépose les squelettes retirés de terre pour faire de la place aux autres. Nous restâmes assez longtemps près de cet ossuaire que Miss Jones dessina. Je voulus faire mieux et prendre un croquis d’une tête de mort dont la boite était totalement défoncée. Seulement, en voulant écarter un morceau de bois qui me gênait, ma main toucha le crâne. Après un premier sentiment de répulsion et presque de peur, je n’éprouvais aucun trouble à laisser mes doigts reposer sur cette tête de mort. J’y vis même une sorte de bravade, voyant que mes sœurs poussaient des cris d’effroi et de dégoût. Ensuite, j’eus honte ; un sentiment de mélancolie, presque de tristesse où se mêlait une note de remords m’oppressa. Il me sembla que j’avais profané quelque chose de sacré. Ce mort avait droit au repos et au secret de la tombe. Pourquoi l’avais-je touché sans respect et sans pudeur ?

Les ossuaires servent à mettre les corps retirés de terre pour faire place à d’autres cadavres qui, devenus squelettes à leur tour, auront le même sort. Hélas ! Ces pauvres malheureux ne possèdent rien, pas même une tombe où ils puissent se désagréger dans l’ombre et le silence.

Quant à l’église que nous visitâmes, elle n’offrit rien de transcendant à notre curiosité. Intérieurement, elle ressemble à celle de Cleder mais elle est moins neuve et surtout moins bien entretenue.

Nous prîmes, derrière Plougoulm, un chemin qui nous fit descendre dans une vallée charmante, aussi riante, si ce n'est plus gaie, que celle de Kerwant que nous aimions tant. De grandes prairies, peuplées de vaches et de chevaux, étaient sillonnées de petits ruisseaux qui y entretenaient une fraîcheur merveilleuse. Le sentier que nous suivions, étroit entre deux haies d’ajonc en fleurs, devint peu à peu une rivière et nous dûmes nous lancer à travers champs pour regagner la route de Sibéril dont nous nous étions sensiblement éloignés. Nous revîmes le joli puits de granit qui avait excité la veille l'admiration de Grand’Mère et celle de Maman et nous le dessinâmes en deux coups de crayon.

Dans l’église de Sibéril, nous fûmes frappés par un beau tombeau en granit noir. Un chevalier, revêtu de son armure, est couché sur la pierre funéraire, ses mains sont jointes sur la poitrine, ses pieds appuyés sur un lion couché. Sa tête, aux longs cheveux peignés à la Saint Louis, possède une belle expression de repos. Elle est soutenue par un coussin aux côtés duquel deux anges sont en prières. Son épée est auprès de lui et un autre glaive entre ses jambes. Sur la poitrine, se trouve un écusson où est un lion dressé. Sur les côtés du tombeau, on voit les armes de ce chevalier : des lions dressés et des cygnes enchaînés avec des étoiles sur leur plumage.

Nous reprenons notre route. Peu après avoir dépassé Sibéril, nous croisâmes une troupe de gars qui nous demandèrent d’une voix railleuse : « Avez-vous perdu vos galons ? » Qu'est-ce que cela voulait dire ? A tout hasard, nous répondîmes « non » et nous ne nous arrêtâmes pas à lier conversation avec ces messieurs.

Au croissant, nous prîmes une route de un kilomètre sept cents qui nous mena à la grève en face de la petite île de Siec. Nous eûmes le spectacle de bien belles vagues qui se déroulaient entre l'île et nous et qui se brisaient sur un rocher à l’extrémité de l'île. La plage, sur laquelle nous nous trouvions, était fort belle mais totalement inhabitée. L’aspect désert, sauvage, de cette grève splendide me donna une sorte de nostalgie des immenses étendues de sable ou de mer que nul être humain n’a foulées. Et pourtant, il y a des paysans ou des marins qui doivent passer par-là, au moins de temps en temps. Pourquoi, donc la grève, les dunes environnantes, l’air lui-même dégageaient-ils une si fière impression de virginité ?

Nous comptions revenir jusqu’à Roscoff en suivant les grèves mais un bras de mer nous barra la route. Comment faire ? Impossible de le traverser ! Il fallait alors essayer de le contourner mais il s’enfonçait si profondément dans les terres que nous étions sur le point de perdre courage et de retourner sur nos pas. Nous nous imaginions que la marée montait, aussi nous nous mîmes à courir, espérant trouver un gué que nous aurions pu passer en nous déchaussant.

Malgré la précipitation de notre course et un soleil ardent, j’admirai les cours sinueux et la magnifique couleur d’azur intense du fleuve et de la mer. Sur la rive opposée, le sable était fin et blanc maintenu par des herbes maigres et des pins dont les troncs élégants jaillissaient du sable même. Sous l’éclat du soleil, ce paysage devenait une féerie lumineuse et prenait un aspect oriental qui me ravissait l’âme. Je m'attendais presque à voir surgir une tête de crocodile de ces eaux d’azur. Aussi je nommais "fleuve bleu" le bras de mer qui nous obligeait à faire ce long détour.

Les dunes que nous suivions dans un étroit sentier, tracé à leur base, étaient plantées d’ajoncs à leur sommet. Nous fûmes bien forcés de nous lancer à travers ces broussailles hérissées  de forts piquants car l’eau était si haute que le passage fut envahi. Emmanuel, qui était en chaussettes, criait tellement que je le pris dans mes bras pendant cette traversée. J’étais moi-même fort piquée malgré ma robe et mes jupons.

Enfin nous tombâmes dans un sentier tracé où deux personnes pouvaient marcher de front. Cela nous sembla une route merveilleuse mais, devant son étroitesse, une frayeur vint assaillir notre chère Miss Jones : « Il ne faudrait pas rencontrer de vaches dans ce chemin là » nous dit-elle. Elle n'avait pas terminé ces mots que nous vîmes tourner dans le sentier, qui faisait un coude à cet endroit, une vache puis une deuxième puis une troisième qui se suivaient à la queue leu leu, rasant les haies à droite et à gauche avec leurs flancs. « Des vaches ! » cria Miss qui n’aime guère ces animaux à cornes et, en jetant ce cri, elle grimpa prestement sur un mur en terre qui bordait un champ. Nous l’imitâmes, un peu par frayeur mais aussi parce qu'il était impossible de faire autrement à moins de nous glisser entre les jambes des ruminants qui nous barraient la route. Je restai pendant une bonne minute à califourchon sur le mur où j’avais entraîné Emmanuel puis je me laissai glisser dans un champ de choux où Miss questionnait déjà un paysan sur la route à prendre pour gagner Santec. Nous ne nous hasardions pas à demander Roscoff, c’était un pays trop lointain. Hélas, ce brave homme ne sut pas nous remettre sur la bonne voie. Il comprenait à peine le français et ne sut qu’étendre son doigt dans une direction en disant: « Par-là ! » 

Par-là, c’est bien vague mais, ne pouvant obtenir aucun autre renseignement nous nous mîmes à marcher dans le sens qu'il nous avait indiqué. Nous traversâmes toute une série de champs, enjambant les murs bas qui les séparaient et en ne rencontrant personne. Malheureusement, en errant ainsi à l'aventure, nous tombâmes dans une prairie marécageuse. Le sol cédait sous nos pas et nos souliers s’emplissaient de terre gluante et d’eau. Nous tachâmes de courir comme nous le pûmes pour ne pas nous enfoncer et nous effarions tout un monde de crapauds et de grenouilles qui s’ébattaient dans ce marécage et qui ne comprenaient rien à notre invasion dans leur paisible domaine.

Après quelques autres incidents, nous nous retrouvâmes sur les bords du fleuve bleu qui nous barrait encore la route. Plusieurs personnes se trouvaient là mais ni hommes, ni femmes ne purent nous renseigner ; aucun ne savait le français. Ils nous regardaient tous avec des têtes d’abrutis, nous faisant seulement comprendre au moyen de signes qu'il était impossible de passer.

Un peu découragés, nous prîmes au hasard un sentier quelconque qui s'enfonçait dans la campagne. Maintenant nous marchions vite, pensant que nous étions très loin du logis et que le jour ne tarderait pas à baisser. Passer une nuit à la belle étoile, dans cette campagne perdue, n’aurait peut-être pas été pour moi une perspective trop déplaisante si je n’avais pensé à l’inquiétude où seraient Grand-mère et Maman en ne nous voyant pas rentrer. Les chemins que nous prîmes n’ont sans doute jamais été souillés par les pieds d’autres folles que nous, si j'en crois l'effarement des paysans que nous rencontrâmes de loin en loin. Toutefois, un jeune homme put nous dire que nous allions bien dans la direction de Santec.

Mais tous ces détours avaient considérablement augmenté le nombre des kilomètres déjà parcourus. Nous traversâmes une vallée charmante qui l'emporte en fraîcheur sur toutes celles que j’ai déjà mentionnées. Une rivière, voilée par un rideau d’arbres la coupait et Miss, trouvant tant de poésie et de charmes dans ce coin idéal, en demanda le nom à un petit pâtre qui gardait son troupeau. Il nous répondit : « Kerellec ».

Le soir descendait peu à peu, tout se calmait, s’alanguissait ; les nuances se faisaient plus douces et j’aurais voulu m’asseoir là pour y faire quelque rêve infiniment pur et suave. Enfin, nos pieds foulèrent la route carrossable que nous suivîmes longuement. Les clochers de Saint-Pol de Léon, que nous aperçûmes dans le lointain, nous donnaient le courage qu’ont les chevaux rompus lorsqu’ils sentent l’écurie. Hélas ! Elle était encore bien éloignée notre écurie. Les clochers de Saint- Pol étaient tour à tour découverts par des vallées ou voilés par des coteaux. Ils étaient tantôt à droite, tantôt  à gauche de la route, ils semblaient bouger et nous pouvions nous imaginer qu’ils jouaient à cache-cache avec nous et s’éloignaient pour ne pas se laisser atteindre.

Le soleil se couche. Nous le vîmes descendre lentement derrière la ligne bleue des montagnes lointaines, puis les dernières rougeurs du ciel s’éteignirent et le crépuscule s’épaissit autour de nous qui marchions toujours.

Enfin nous atteignîmes Saint-Pol de Léon, la rue Carré et la rue Batz nous conduisirent directement à la route de Roscoff. Emmanuel, horriblement fatigué, était d'une pâleur mourante, il ne parlait pas. J'essayai de le prendre dans mes bras mais j’étais moi-même brisée et sans force. Louis souffrait horriblement des pieds. Mes sœurs et Miss étaient également exténuées. Tout à coup, des sonneries de bicyclettes nous firent tourner la tête ; c’était Marcel Leray et Louis qui rentraient de leurs excursions respectives. Ils marchèrent un peu à côté de nous, puis Louis prit Manuel sur son dos, remonta en machine et pédala vers Roscoff.

Il était plus de 7 heures et demie et la nuit était complète lorsque nous arrivâmes au logis où Grand’Mère, mécontente de notre retard, avait déjà commencé à dîner. Emmanuel était au lit et dormait profondément lorsque nous rentrâmes. Nous ne mangeâmes guère et ce fut avec un plaisir d’épicuriennes consommées que nous étendîmes nos membres fatigués sur les matelas de la Mère Prigent.

Loisirs de vacances

Dimanche, 26 Septembre

Nous fûmes cependant prêts au lendemain de cette grande promenade pour aller à la messe de 8 heures.

Après avoir fait du ménage, écrit à Papa et m’être habillée, j’allais au tennis retrouver les autres. Je tombai dans la sortie de la grand’messe ce qui m'obligea  à écouter pendant un bon quart d’heure Mademoiselle Salaun qui m’avait arrêtée pour me demander des nouvelles de ma famille.

Au tennis, il n’y avait pas une grande animation, malgré la présence de Marcel. Il faisait trop chaud, personne n'avait envie de courir ni même de remuer. Je fis cependant une partie où je me signalai par ma maladresse accoutumée et nous rentrâmes déjeuner.

Je ne sais pas pourquoi les dimanches au bord de la mer me semblent tristes et d’une lenteur mortelle tandis que les autres jours coulent sans que nous ayons le temps de les savourer.

Jeux et Rondes bretonnes

Après le repas, nous nous hâtâmes de mettre toute notre correspondance en ordre et nous descendîmes sur la grève regarder les jeux et les rondes des gamins de Théven. Nous nous assîmes sur les dernières marches de l’escalier et les enfants, déjà familiarisés avec nous, voulurent nous faire prendre part à leurs divertissements. Ils nous chantèrent les rondes du pays. Il y en a de si bizarres que nous nous amusâmes bien en les écoutant. Louis mêlait sa voix à celle des chanteurs pour répéter les refrains, ce qui faisait rire aux larmes petits Bretons et petites Bretonnes.

L’élément féminin dominait dans cette assemblée et je dois avouer que les fillettes de Théven sont en général fort mal élevées ou, pour mieux dire, pas élevées du tout. Elles croissent comme les genêts et les ajoncs sur le bord des routes, sans plus de cultures que les plantes folles. Lorsqu’elles en eurent assez de chanter et de danser, elles s’assirent en cercle sur les galets autour de nous et se mirent à nous causer de leurs affaires et de leurs familles. Ces enfants-là craignent leurs parents, les aiment peut-être mais ne les respectent pas. Tous les vices sont à l’état de bourgeon dans ces jeunes âmes et l’on sent que l’éclatement est proche.

Ursula, la sœur aînée d’Alain, se distinguait entre toutes ses compagnes par sa hardiesse de langage. Il est vrai qu’elle était la plus grande, ayant 14 ans, malgré sa petite taille et ses formes grêles. Pas jolie du tout, elle avait pourtant un visage excessivement mobile où riaient deux grands yeux couleur de mer. Elle demanda à Louis de faire son portrait et pour l’obtenir elle se mit à le flatter, l’appelant « joli garçon ». Elle avait dans la voix des intonations extraordinaires, quelque chose de si libre, de si femme que je la regardais avec stupéfaction. Cela ne la gênait pas, elle continuait à plaisanter avec Louis en le tutoyant. Il est vrai que ces petites demi-sauvages employaient souvent le "tu" et le "toi" en nous parlant et que nous en étions arrivés à les imiter. « Tu as une bonne amie, pour sûr, dit Ursula à Louis, et puisque ce n’est pas une de celle d’ici, c’est que tu l’as laissée là-bas dans ton pays, à Paris. Ici, nous avons toutes nos bons amis. Le mien est déjà grand, il part en pêche ; il m’aime bien mais il n'est pas joli comme toi », et se tournant vers moi : « As-tu aussi un bon ami ? » me demanda-t-elle. « Non, répondis-je, ce n'est pas la mode à Paris ». Elle ouvrit encore plus grands ses grands yeux : « C'est dommage, car c’est très gentil ! » et elle avait l’air de me plaindre sincèrement de n’avoir personne pour me courtiser parmi les gars de mon pays.

Alors, elle nous nomma tous les bons amis de ses compagnes. Des bambines de six ans avaient déjà le leur et rougissaient lorsque Ursula prononçait leur nom. « Vous épousez souvent vos petits fiancés ? » demandai-je. « Quelque fois, pas toujours mais ça fait passer le temps et ça nous amuse » répondit Ursula.

Cette légèreté de cœur et de caractère n’est pas le seul défaut de cette génération de gamins roscovittes. Elles en ont un autre encore plus terrible peut-être. Elles aiment boire. Ursula, peu charitable, me désigna une fillette de 12 ans, une certaine Adélaïde, qui vole ce qu'elle peut pour acheter l’eau de vie avec laquelle elle s’enivre. J’appelai Adélaïde qui se leva docilement et vint à moi, très confuse. C’était une jolie enfant, blanche et rose avec des cheveux d’un blond d'or qui s’échappaient en boucles d’un petit bonnet blanc. Une vraie petite tête d'ange très enfantine, très candide. J’espérais qu’Ursula avait calomnié ! « Est-ce vrai ce qu'elle a dit ? » demandai-je à l'enfant. Une voix fraîche me répondit tout bas : « oui » - « Alors, tu te grises ! ... Mais c'est très mal, sais-tu ? » - « Maman le fait bien » - « Dis-moi que tu ne le feras plus ! » - « Je ne peux pas ! » -  « Pourquoi ? » - « C’est si bon l’eau de vie » Et je n’en pus rien tirer de plus. Une grande pitié, un dégoût m’envahissait le cœur en regardant cette jolie enfant atteinte de ce vice lamentable et dégradant.

Loisirs de vacances

Laissant les gamins et les gamines du Théven continuer leurs jeux sur la grève, nous montâmes à Sainte-Barbe pour nous dilater l’âme et les yeux dans la contemplation du vaste horizon. Le temps étant très clair, la vue dont nous jouîmes ce jour là était particulièrement étendue. La baie de Morlaix reposait paisible et brillante à notre droite, tandis que les côtes escarpées et les rochers à fleur d’eau qui forment une ceinture autour de l’île de Batz rayaient, de longues bandes d’écumes, la partie de mer qui se déroulait à notre gauche. C’était un enchantement ! On aurait pu se croire en pleine mer, sur le pont d’un navire, si la presqu’île tortueuse de Roscoff n’avait arrêté la vue d’un côté. Nous remarquâmes le château du Taureau, énorme forteresse dont les murs, couleurs de rochers, semblent jaillir directement de la mer. Malgré l’éloignement, nous vîmes très distinctement, avec une jumelle, toutes les petites fenêtres de cette forteresse où fut enfermé le socialiste Blanqui.

Au loin, sur le continent, nous aperçûmes une ligne de montagnes. Marcel, l’homme renseigné, fut consulté par moi comme toujours. « Ce sont, me répondit-il, les Montagnes d'Arrée et les Montagnes Noires. » Et il se mit à me raconter que, dans ces montagnes, vivaient des peuplades étranges, presque primitives. On y voyait des paysans en pantalon bouffant et en veste faite de peaux de bêtes. Souvent les pâtres restaient avec leurs troupeaux sur les hauteurs pendant toute une saison sans redescendre dans la vallée. Ces longs isolements en avaient fait des êtres sauvages qui seraient curieux à connaître et à étudier de près. Mais les excursions aux Montagnes Noires sont très difficiles, même dangereuses, et c’est tout un coin de Bretagne qui reste inexploré.

En quittant Sainte-Barbe, nous allâmes chez Maître Prigent. Horreur ! Elle nous montra les gigots et les côtelettes du malheureux mouton, Robin, tué la veille parce qu’il devenait trop fort pour jouer avec les enfants ; il avait renversé la petite Marie en sautant sur elle et ce crime abominable n’avait pu être expié que par la mort. Michel et Marie regardaient, sans aucune émotion, la chair de leur ami et ils se réjouissaient même à la pensée de manger Robin.

Nous prîmes un bain excellent qui fut suivi d'une promenade sur la route de Saint-Pol. Les jumelles et Renée Leray firent des essais de bicyclette mais ce n’était guère commode car nous étions à l’heure de la rentrée des bêtes et, chaque fois que nos commençantes dans l’art du vélocipède apercevaient une paire de cornes, elles descendaient précipitamment de machines. Néanmoins ce ne fut qu’à la nuit que nous reprîmes le chemin de nos logis. Le coucher de soleil m’avait charmée pendant que les autres s’apprenaient à pédaler. Assise au bord de la route, sur les pierres d’un mur bas, j’avais suivi toutes les phases de ce merveilleux incendie céleste.

Pendant le dîner, Grand’Mère et Maman décidèrent que nous irions le lendemain à Brest et tout le monde se coucha de bonne heure. La soirée était superbe, je n’eus pas le courage de gagner mon lit ; j’allai sur le balcon. Tout était calme, endormi et je m’étais livrée à une rêverie engourdissante lorsqu'un appel me fit rentrer dans la vie réelle. Je cherchai autour de moi dans l’obscurité et je finis par découvrir Marcel Leray qui était à sa fenêtre. Il me raconta qu’il voulait se mettre en avance pour le lendemain et qu’il allait travailler une partie de la nuit. En attendant, il resta une bonne demi-heure à me causer malgré mes exhortations pour le renvoyer à ses livres et à ses cahiers. Nous chuchotâmes dans la nuit pour ne pas réveiller nos parents qui nous auraient envoyés coucher l’un et l’autre. Grand’Mère se serait même peut-être scandalisée de cet entretien nocturne. Pourtant il n’y avait pas de quoi. Nous ne parlâmes même pas de la beauté de cette nuit de septembre, ni des sensations qu’elle éveillait dans nos âmes. Nous causâmes surtout de la carrière de médecin que Marcel veut embrasser puis de Brest et, enfin, de l’émigration de la famille Leray dans un trou de Province, perspective qui n’enchantait pas du tout Marcel, habitué à Paris. Marcel n’était pas un flirteur. Avec lui, on pouvait se permettre ce qui aurait été dangereux avec un jeune homme moins timide et moins réservé. Notre conversation de balcon à balcon se termina par un bonsoir bien amical avec promesse de ne se faire attendre ni les uns ni les autres pour l'excursion du lendemain.

Ce jour-là, Emmanuel, Lucie et Louise ont passé leur après-midi dans l’île de Batz où ils se sont bien amusés, si j'en crois ce que mon petit frère m’a raconté.

Virée à Brest

Lundi, 27 Septembre.

On nous réveilla avant 5 heures et demie. Louis et Marcel, qui devaient faire le voyage à bicyclette, partirent vers 6 heures.

Marguerite, un peu souffrante, ne savait si elle n’allait pas rester avec Louise et Miss Jones mais, au dernier moment, les instances de Grand’Mère la décidèrent à nous accompagner et elle fit bien car son malaise s’envola de lui-même, grâce aux distractions du voyage. Renée nous fit un peu attendre et nous n’arrivâmes à la gare que deux ou trois minutes avant le départ du train.

A Morlaix, obligés de changer de train, nous employâmes la demi-heure que nous avions à parcourir les rues qui avoisinent la gare. Morlaix me sembla une vieille ville ; les maisons ont des architectures bizarres ; elles semblent tomber les unes sur les autres. Nous entrâmes à l’église Saint-Martin et dans une chapelle consacrée à Notre Dame de Lourdes. Nous n’y vîmes rien qui fut digne de remarque. Nous contemplâmes un instant le panorama dont on jouit du haut d’un escalier qui descend dans la ville proprement dite.

Lorsque nous fûmes rentrées à la gare, le train de Paris ne tarda guère à arriver. Nous montâmes dans un compartiment où se trouvait déjà un jeune marin qui avait une apparence très distinguée. Nous en vîmes des matelots pendant ce court trajet de Morlaix à Brest ! Notre train en regorgeait. La plupart appartenaient à "la Saône", à "l’Iphygénie" ou à "la Melpromene". Celui qui était avec nous n’avait aucun nom inscrit sur son béret, il nous parla. Fils d'un médecin de Lyon, il appartenait à la marine marchande mais il était obligé de faire un an de service militaire dans la marine d’état aussi, parait-il, comme élève officier sur la "Melpomène". Ce pauvre jeune homme, qui arrivait de Toulon, avait l’air assez fatigué par trente huit heures de chemin de fer. Néanmoins, il s’est montré fort aimable, donnant avec grâce à Grand’Mère et à Maman tous les détails qu’elles lui demandaient sur la carrière de marin. C’était un homme du monde, un peu timide cependant. Il était joli garçon avec un air intelligent, doux et distingué.

 Au reste, je vis beaucoup de beaux hommes parmi ces matelots qui regagnaient leur bord. Peut-être ma passion pour la mer était-elle pour beaucoup dans la séduction qu’ils exerçaient sur moi. Ce qui me frappa particulièrement ce fut la nuance de leurs yeux ; presque tous les avaient bleus, verts ou gris. C’était des yeux changeants avec quelque chose de profond et de lointain dans le regard. Il semble que leur iris ait pris la couleur du ciel et de la mer à force de les contempler. Je fus exclusivement occupée des matelots pendant ce voyage, je parlai fort peu à Renée.

 Aux stations, je descendais sur le quai pour voir les marins des autres wagons. Quelques-uns, voyant leur congé expiré, avaient des airs pensifs ; ils se mordaient les lèvres, essayant de donner une expression énergique à leur physionomie sur laquelle on lisait une vague envie de pleurer. D’autres s’étourdissaient, riaient, chantaient, mangeaient ou buvaient. Ils échangeaient leurs bérets, se taquinaient entre eux et fumaient comme des cheminées. En général, ceux des coins des compartiments regardaient la campagne mais leurs yeux erraient dans le vide, ils avaient un air distrait qui me faisait mal... D’autres, harassés par l’enfièvrement de leurs derniers jours de congé et par la fatigue d’une nuit de chemin de fer, dormaient d’un sommeil chargé peut-être de rêves heureux.

Quoique ce ne soit guère à une jeune fille de dévisager des matelots, j’en regardai attentivement plusieurs. Ils étaient si loin de moi par la pensée que je pouvais sans effronterie essayer de lire, dans leurs yeux transparents et limpides, leurs regrets et leurs espoirs de fils, de fiancés, d’époux et peut-être même de pères. Ah ! Les pauvres ! qui s’en allaient loin, bien loin de tous les êtres aimés, loin du sol natal, de la vieille mère qu’ils ne reverront peut-être plus, loin de la fiancée qui en épousera peut-être un autre ! Je les plaignais et je les enviais pourtant. S’ils quittent tout, c'est pour se livrer à la grande charmeuse, à la captivante, à la mer ! Ils sont les fils et les amants de la mer avant d'appartenir à aucune autre femme !

Nous arrivâmes à Brest vers 9 heures et demie ; Louis et Marcel, arrivés depuis plus d’une demi-heure, nous attendaient à la sortie de la gare. Nous prîmes l’avenue qui s’ouvrait devant nous. Au reste, nous n'avions aucun but puisque toute la journée était destinée à flâner dans Brest, nous pouvions donc nous donner le plaisir d’aller à l’aventure. Le chemin que nous prîmes était bon en ce sens qu’il menait à la rade et au port, les deux choses les plus belles et les plus intéressantes de la ville. En appuyant à gauche, nous nous trouvâmes au bas des remparts mais encore au-dessus de la rade et du port marchand. Cette rade de Brest était bien gaie sous le soleil de cette ravissante matinée qui joignait la fraîcheur de l’automne au rayonnement de l’été. Plusieurs navires se balançaient dans la rade, on nous signala particulièrement le "Borda", le vaisseau école où se forment tous nos officiers de marine militaire. Par un long escalier, nous montâmes sur le cours d’Ajot, promenade de la ville. C’est une grande avenue, plantée d’arbres, qui domine la rade. Tout le Brest élégant s’y donne rendez-vous mais, à cette heure matinale, le cours d’Ajot était désert. Quelques enfants y jouaient pendant que leurs bonnes, assises sur les bancs, causaient entre elles.

Nous vîmes aussi le château fort mais on ne peut le visiter que de 2 à 4 heures. D’ailleurs, Balzard nous avait prévenus qu’il ne renferme rien de remarquable. Pendant que Marcel et Renée Leray allaient chez leur  oncle et que Maman se procurait la permission de visiter le port militaire, nous nous rendîmes au pont tournant. Il y avait beaucoup de mouvements dans le port et dans la partie de la ville qui avoisine. Une bonne odeur de goudron montait des navires, infiltrant dans mon âme une nostalgie de voyages lointains. Marcel et Renée ne firent qu’une courte station chez leur oncle ; ils ne tardèrent pas à nous rejoindre et nous assistâmes en chœur au départ de "l'Iphigénie", ce bâtiment ne part qu’une fois par an à peu près. Il emmène tous les jeunes gens sortis du "Borda" et leur fait accomplir le tour du monde. Ce jour-là, "l’Iphigénie" quittait le port, entrait en rade mais ne devait gagner la haute mer que quelques heures plus tard. Marcel tira des photographies de "l’Iphigénie" au moment où elle s’éloignait du quai. Nous remontâmes la rue de Siam en flânant, nos amis nous quittèrent encore une fois pour aller déjeuner chez leurs parents qui les avaient invités le matin et nous nous acheminâmes vers un hôtel-restaurant quelconque.

A l’extrémité de la rue de Siam, nous tournâmes à gauche et nous tombâmes sur l’hôtel du Grand Turc dont l'aspect plut à Grand’Mère et à Maman. Nous nous y réconfortâmes fort bien pour la modeste somme de deux francs par personne. C’est incroyable la quantité de plats que l’on vous sert aux tables d’hôte en Bretagne. Voici le menu : Coquillage, radis-beurre, viande froide, soles frites, hachis parmentier, veau aux petits pois, côtelette sur cresson, dessert, vin et pain à discrétion. Nous redescendîmes lentement la rue de Siam. En général, je n’aime pas les voies encombrées. Celle-ci me plut pourtant. Elle était sillonnée de matelots hâlés aux soleils des tropiques et aux vents du large.

Les officiers de marine, élégants dans leur tenue sombre passaient et repassaient près de nous. Dans les vitrines, des fruits et des objets rapportés des pays lointains épandaient autour d'eux des parfums d’exotisme qui me ravissaient l’âme. Geneviève partageait mon enthousiasme et disait même : « J’aime beaucoup Brest et j’épouserai bien volontiers un officier de marine ». Marguerite, séduite médiocrement par l’uniforme sévère, chantait les louanges de l’armée de terre et surtout du pantalon rouge de nos fantassins. Grand’Mère nous avoua qu’elle aimait les marins mais elle ne fut pas complètement enthousiaste sur l’agrément de Brest : la rue de Siam, mal pavée et encombrée, la fatiguait. Et puis, elle s’attendait à une vue de pleine mer et la rade, malgré ses belles dimensions, lui sembla restreinte. Le Goulet, détroit qui en ferme l’entrée, la contrariait car il masquait l’horizon. A ce point de vue, je suis un peu de l’avis de Grand’Mère. La mer est pour moi quelque chose d'infini et si un obstacle empêche mon regard de s’étendre jusqu’à la ligne sur laquelle le ciel et l'eau se rencontrent, ce n’est plus la mer.

Lorsque Marcel et Renée nous eurent rejoints, nous descendîmes dans le port. On ne le laisse pas visiter à tout le monde. Pour obtenir la permission, il faut certifier et prouver que l’on est de nationalité française. On s’informa aussi des carrières suivies par Marcel et par Louis. Notre permission, d’abord remise à un gendarme puis examinée par un brigadier, tomba enfin entre les mains d’un matelot chargé de nous accompagner partout. Nous vîmes tant de choses dans ce beau port de Brest, que ma mémoire ne les a pas toutes conservées. Néanmoins, je me souviens de "La Consulaire", colonne de bronze vert clair faite avec deux canons pris à Alger, coupés et réunis. Nous vîmes "la Meurthe", ancien navire qui occupe à lui tout seul un petit bassin, "la Melpomène" et le bateau sur lequel il y a une pompe à vapeur pour éteindre les incendies qui se déclareraient à bord. Nous vîmes les ateliers d’armurerie en passant mais nous n’y pénétrâmes pas. Sur le quai, il y avait des quantités d’obus non chargés ; certains d'entre-deux étaient peints en blanc et notre marin nous apprit qu’ils étaient destinés à des exercices de tir.

Trois canons de "l’Amiral Bodin" vus de près me surprirent par leurs dimensions, ils ont douze mètres de longueur et les poids suivants 73 830 kg, 73 860 kg et 73 820 kg. Intérieurement, ils sont rayés mais je ne compris pas dans quel but. Nous regardâmes attentivement la grue qui soulève les canons et les transporte à bord des navires. Une grosse barre de fer remplace la chaîne ordinaire. Les canons du "Masséna", tout en pesant moins que ceux de "l'Amiral Bodin", sont encore plus longs, ils mesurent quinze mètres quatre vingts. Nous vîmes des obus de 780 kg qui coûtent à peu près cinq mille francs chacun. Ces obus sont lancés par les canons du "Masséna" jusqu’à trente kilomètres de distance. Lorsque le coup de canon atteint ces prix exorbitants, il est utile de bien pointer. Nous entrâmes ensuite dans les salles d’armes où se trouvent de 25 à 30 000 fusils.

En redescendant sur le port après cette visite de l’arsenal, notre guide nous signala le canot de Berton qui est en toile et se plie de manière à occuper un très petit espace. Un bateau en réparation nous fit sourire par son nom bizarre : Il s’appelle "Chameau". Des deux torpilleurs blancs que nous contemplâmes ensuite je n’ai retenu que le nom de "Défi". Ces navires ont un air de gaieté et d’innocence dans leur robe blanche et ce sont pourtant de terribles messagers de mort. A travers les fenêtres ouvertes d'un rez-de-chaussée, nous aperçûmes des ingénieurs penchés sur des cartes et des plans qu’ils dessinaient. Ce doit être un métier bien aride et bien ennuyeux auprès de la vie active que tant d’hommes mènent dans ce port. Pour mon compte, j’aimerais mieux charger les navires que rester là, du matin au soir, courbée sur une table.

Nous entrâmes au musée maritime. L'homme qui le gardait nous expliqua toutes les machines et les fit même manœuvrer devant nous. Seulement, il parlait et agissait si vite que nous n’y comprîmes pas grand chose. Il nous donna le nom de toutes les voiles et de tous les mats d’un navire. Il nous fit voir les appareils qui servent à nettoyer les coques des bateaux car, dans les colonies, les goémons et les coraux poussent excessivement vite sur les navires. Il nous montra également des bois perforés par les tarets. Ce musée contient encore le couteau qui a guillotiné Gordon Warhouse, les divers systèmes de mouillage pour faire tomber l’ancre à la mer, les appareils pour sonder, pour amasser les diverses substances qui se trouvent au fond de l’eau.

En sortant du musée maritime, nous reprîmes le mauvais pavé du port. En cet endroit là, il est encaissé entre les hautes falaises et de grands bâtiments tels que l’hôpital maritime, l’ancien bagne et les ateliers. Nous vîmes "le Gaulois", c'est un cuirassé de premier ordre en construction qui possède neuf machines et trois hélices ; il y aura sept cents hommes à son bord. A l’avant, notre marin nous montra le logement destiné à l'amiral. Ce cuirassé, qui coûtera plus de trente millions, demande cinq ans de travail aux cinq cents ouvriers qui y travaillent journellement. On nous raconta que le matin deux hommes étaient tombés des échafaudages du Gaulois ; l’un s’était tué sur le coup, l’autre était mortellement blessé.

Nous vîmes des quantités de tonneaux de goudron, puis le bassin du port où se trouve le charbon. Nous regardâmes "le Masséna" et "le Charlemagne", deux cuirassés de premier ordre qui ne tarderont pas à être achevés.

Notre matelot était assez bavard, il donnait très volontiers tous les renseignements que nous lui demandions. J’appris ainsi que les matelots avaient, tous les quatre jours, une permission pour aller passer la nuit à terre ; ils sont libres de 5 heures du soir à 8 heures du matin. C’est un usage assez étrange, il me semble que ces malheureux préféreraient avoir une permission du jour. Ceux qui ont leur intérieur à Brest où dans les environs immédiats peuvent encore trouver un charme à cet arrangement mais ceux qui n’y ont ni familles, ni amis ne doivent jamais profiter de leur permission car je ne vois pas quel agrément ils auraient à rouler toutes les nuits dans les rues de Brest ou à la passer à l’hôtel. Le marin nous dit encore qu’il y avait tous les jours dix mille ouvriers dans le port et environ sept mille matelots.

Nous vîmes "l’Isly" revenu de Chine depuis quelques jours seulement mais, ne pouvant pas visiter ce navire, notre guide nous conduisit sur le  "Jean Bart". C’est une vraie maison flottante. Nous nous promenâmes partout sur le pont, dans le carré des officiers, les chambres des officiers, le cabinet du commandant. Nous examinâmes les projecteurs électriques, les bouées de sauvetage lumineuses, les canots lance-torpilles, les canons ; nous vîmes l'endroit où les matelots suspendent leurs hamacs car eux n’ont point de cabines.

Dans la cale où nous pénétrâmes, il y avait un jeune matelot aux fers. Notre guide lui causa et nous osâmes nous approcher du pauvre malheureux. C’était presque un enfant, il avait 20 ou 22 ans à peine, il était blond avec de grands yeux bleus très lumineux et très doux. Il avait une grande finesse de traits, un certain air de distinction et une expression à la fois fière et humiliée qui me serra le cœur. « Pourquoi êtes-vous là ? », lui demandâmes-nous et, malgré l’indiscrétion de cette question, il y voulût bien répondre. Il baissa la tête et, d’une voix d’enfant qui a du chagrin, il murmura : « Parce que j'ai été chez nous ». Notre guide sourit et ajouta : « Tu t’es saoulé probablement ». L’autre qui avait relevé le front rougit violemment mais ne répondit pas. Il nous causa. La première honte passée, je crois qu'il était assez heureux d’avoir des visiteurs. Il paraissait d'un caractère assez gai malgré l’expression fatiguée de sa physionomie. Il était debout et avait un pied pris dans un gros anneau fermé par un cadenas : « C’est le commandant qui a la clef » nous dit-il. Il s’appuyait contre un escalier échelle, dans une sorte de trou noir où je n’aurais pas voulu rester une heure. « Il y a encore de la place pour cinq camarades » ajouta-t-il en soulevant une barre de fer dans laquelle étaient enfilés des anneaux semblables à celui qui lui tenait le pied. Et comme nous avions l'air de le plaindre, il nous coupa la parole : « Non, les chefs ne sont pas trop durs si je suis ici, c’est de ma faute et je ne m’en plains pas car je sais que je l'ai bien mérité ». Si j’avais été le commandant et que j’ai entendu cette parole, j’aurais rendu immédiatement la liberté à ce pauvre garçon. C’est peut-être une manière étrange de faire respecter la discipline. Quoi qu’il en soit, la punition étant de cinq jours, il en restait encore quatre à faire mais en prison, « plus à cette place-ci » ajouta le matelot qui semblait au pilori. Remontée sur le pont en pleine lumière, au milieu du mouvement des marins qui allaient et venaient, je pensai longuement au jeune homme de la cale, son regard triste me poursuivait et je croyais entendre encore le son triste et résigné de sa voix.

Notre guide nous montra les hunes. Ce terme de marine que j'avais lu et même entendu dire était lettre morte pour moi. Maintenant, je sais qu’il désigne des plates-formes rondes qui se trouvent autour des mats et sur lesquelles on hisse des canons.

Je ne crois pas que les marins qui conduisent les visiteurs ont le droit d’accepter un pourboire. Grand’Mère en glissa tout de même un dans la main de notre guide qui parut très content mais l’empocha mystérieusement.

Lorsque nous sortîmes du port militaire, nous étions fatigués de la tête et des jambes. Je voulais traverser le pont tournant et aller dans la vieille ville basse où sont les cabarets, les goguettes, les hôtels de bas étages où se réunissent les matelots pour leurs orgies nocturnes.

Grand’Mère prétendit que ce serait trop nous éloigner de la gare, elle nous fit remonter la rue de Siam jusqu’à la moitié à peu près. Alors, nous prîmes la rue d'Aiguillon et nous tombâmes sur une grande place carrée que l’on nomme : "le champ de bataille". C’est une sorte de jardin public où jouent des enfants gardés par leurs nourrices et leurs bonnes. Pendant que Marcel et Louis allaient rechercher leurs bicyclettes chez monsieur Goes,  nous goûtâmes. Nous nous assîmes ensuite sur un banc du Cours d’Ajot, endroit beaucoup plus élégant que "le champ de bataille", puis nous repartîmes pour voir un peu le port de commerce. Grand’Mère et Marguerite, fatiguées, restèrent au cours d’Ajot où elles gardèrent les machines de nos deux jeunes gens. Nous suivîmes lentement le quai de la douane. Après le port militaire, celui-ci nous sembla terriblement fade, je reconnus cependant avec plaisir le "Cotentin" qui avait amené les Ouessantaises aux fêtes de Saint-Pol de Léon. Nous n’arrivâmes à la gare que dix minutes avant le départ du train. Cette fois Louis et Marcel firent enregistrer leurs bicyclettes et montèrent avec nous en wagon.

Le retour fut excessivement gai et il nous sembla fort rapide malgré trois quarts d’heure d’attente à Morlaix entre les deux trains. Il faisait nuit complète lorsque nous arrivâmes à Roscoff. Aux abords de la maison, nous trouvâmes la chère Miss Jones qui était venue au devant de nous avec une petite lampe. Elle me fit penser aux vierges sages de l’évangile. Nous dînâmes peu, éprouvant surtout le désir de gagner nos lits. Miss Jones raconta qu’il y avait eu à Saint-Pol la fête des chevaux.

Loisirs de vacances

Mardi 28 Septembre

Nous nous levâmes assez tard et Lucie eut la complaisance de nous apporter nos déjeuners dans notre chambre. Miss Jones et Louise étant parties dès le matin pour Brest, nous eûmes à nous occuper un peu plus que de coutume. Néanmoins, j’attendis une partie de la matinée pendant que Louis était à Kerwant, dans la délicieuse vallée du Moulin. Monsieur, Madame Leray et Renée, profitant de la basse mer, voulurent aller à pied de la pointe de l'île de Batz à Tizi-Ousoun, le gros rocher qui est émergé des eaux juste en face de nos habitations. L’aller se fit assez bien mais le retour fut très pénible et faillit même devenir tragique. La mer remontait avec une grande vitesse et, ils eurent beau courir, ils furent pris par l’eau. Ils en eurent plus haut que la ceinture et se croyaient à peu près perdus lorsque le sol remonta sous leurs pieds à l’extrême pointe de Batz. Ils en furent quittes pour la peur et un bain forcé.

Dans l'après-midi, je demandai la permission d'aller à Sainte-Barbe. Elle me fut refusée parce que Grand’Mère, y étant allée seule un jour, avait vu un homme roder autour d'elle. Marguerite demanda : « C’était un assassin ? » - « Non, dit Grand’Mère, il avait l’air assez bien. » - « Un voleur alors ? » - «  Je ne pense pas ». Marguerite qui ne se gène pas pour dire tout ce qu'elle pense se mit à rire : « Allons, Grand’Mère avoue qu’il t’a fait la cour, ton Monsieur ». Grand’Mère n’avoua rien du tout mais reprit : « Il y a des artistes qui peignent la-haut c’est très désert ! Supposez qu’un jeune homme veuille vous embrasser, que feriez-vous ? » Et, prenant un air très innocent, je répondis : « S’il me plaisait beaucoup, je le lui permettrais, sinon je lui dirais que j’ai pour principe de ne jamais me laisser embrasser sur les hauteurs. Or je ne suppose pas que ce monsieur aurait conçu une passion assez vive pour aller chercher un baiser au bas du rocher ».

Grand’Mère nous fit taire, prétendant que nous tombions dans l’inconvenant et, pour couper court à cette conversation, on nous autorisa à nous promener dans le village. Nous rencontrâmes Mesdemoiselles Bourgeois, cousines des Lécureux, elles étaient avec leur frère, Monsieur Eugène, que Louis appelait "un mètre cinquante". Ce surnom venait d'une discussion de bicyclette qu’ils avaient eue un jour. Mesdemoiselles Bourgeois nous accostèrent et leur frère se montra d’une amabilité exquise qui frisait le flirt. « On nous empêche d’aller à Sainte-Barbe pour nous éviter la rencontre de jeunes gens et c’est en nous rendant à l’église que nous en trouvons sur notre route » dis-je à Kiki. L’église était déserte, il faisait bon pour y prier...

Nous allâmes ensuite au cimetière au Roc Kroum. Partout je m’arrêtais, j’aurais voulu embrasser les plantes et les pierres. Il me semblait que c’était déjà les visites d’adieux qui commençaient.

Lorsque nous revînmes vers 4 heures et demie, les garçons prenaient un bain. Grand’mère et Maman quittèrent leurs ouvrages et nous proposèrent d’elles-mêmes de monter à Sainte-Barbe. Nous ne nous fîmes pas prier pour y grimper. Maman se procura la clef de la chapelle. O mon cher rocher, ma belle pointe de Bloscon ! Une dernière fois, j’aperçus les baies de Penpoul et de Morlaix, les Montagnes Noires, les rochers merveilleux de Saint-Pol de Léon, le cher village de Roscoff tout entouré d’eau et la pleine, pleine mer ! Je m’emplissais les yeux d’immensité et je redescendis avec un étourdissement dans la tête et au cœur ; j’avais grande envie de pleurer...

Après le dîner, nous sortîmes quelques instants avec Louis. Le temps était calme, la nuit rayonnant d’étoiles. Des matelots chantaient dans le lointain. Voici ce qu'ils disaient :

"Quelle est belle ma Bretagne !

"Qu’il est doux de sentir la brise

"Qui vient du large avec les flots !

Leurs voix étaient belles, profondes, mâles avec des résonances mélancoliques. Il me semble que, si les rochers chantaient, ils chanteraient comme cela. Et la nuit était délicieusement silencieuse lorsque ces voix se taisaient. Au-dedans de moi, la chanson des matelots chantait et pleurait :

"Quelle est belle ma Bretagne

"Qu’il est doux de sentir la brise

"Qui vient du large avec les flots !

Entendant le train de Brest arrivé, nous prîmes la lampe à la maison pour aller à la rencontre de Miss et de Louise. Elles étaient fatiguées et un peu déçues. Brest n’avait pas rempli leur attente. Dans la journée, Grand’Mère avait acheté des ormés ou ormeaux, nous n’en avions encore jamais mangé. La chair de ce mollusque est assez coriace mais les coquilles nacrées qui l’entourent sont si jolies que nous déclarâmes que nous aimions beaucoup les ormeaux.

Mercredi, 29 Septembre

Nous étions bien tristes en nous réveillant ce mercredi 29 septembre : c’était notre dernier jour complet de Roscoff qui se levait. Le temps était lourd, orageux, sans soleil. Moralement et physiquement, tout était lugubre. Malgré notre peu d’énergie, nous passâmes la matinée à ranger notre chambre. J’écrivis aussi quelques lettres avant le déjeuner. La mer se retira excessivement loin, laissant la grève à découvert comme nous ne l’avions encore jamais vue. Mes sœurs et moi, nous allâmes travailler auprès de Renée mais nos ouvrages furent promptement délaissés et nous nous trouvâmes les cartes en mains sans savoir comment.

Les trois garçons revinrent de promenade car ils étaient toujours par monts et par vaux. Ils nous racontèrent qu'ils avaient vu arriver un bateau de plaisance monté par des gens "très chics"(trois messieurs et une dame). Ce bateau, qui avait un capitaine et six hommes d’équipage, se nommait "Perle". Il était ravissant dans sa blancheur. Quant aux gens qui le montaient, ils semblaient aux Roscovites des Iroquois ou des êtres tombés de la lune. On faisait cercle, parait-il, autour d’eux sur le port. Les hommes avaient des costumes excentriques, des bracelets, des bagues. Louis et Marcel nous firent surtout la caricature d'un jeune homme qui se baladait avec une canne de jonc grosse comme la moitié du petit doigt. Il était en culotte de bicycliste et Louis compara son mollet à mon avant bras.

Vers le soir, la mer revint et, comme elle était descendue très bas, elle monta très haut. Elle arriva à moins d'un mètre de notre escalier. Du balcon, où je restai longtemps à rêver, je pouvais me croire dure comme un navire... Que dire de cette soirée, la dernière ! ... Elle fut triste. Grand’Mère et Maman étaient aussi chagrinées que nous. Vingt fois, avant de fermer les portes-fenêtres, elles se penchèrent au balcon comme si elles ne pouvaient s’arracher à l'extase merveilleuse du spectacle que nous avions eu pendant six semaines sous les yeux. « Nous reviendrons » dit enfin Grand’Mère. Ce mot d'espoir se réalisera-t-il un jour ? ...

Jeudi, 30 Septembre

Nos bagages à faire nous retinrent à la maison jusqu’au déjeuner, puis nous fîmes un dernier tour dans le pays. La nouvelle de notre départ était sue partout. Au Théven, toutes les bonnes femmes nous criaient : « Au revoir, Mesdemoiselles ». Les gamins et les gamines ajoutaient : « Tu reviendras, dis » ou bien « Laisse donc Bébé ici ». Cette sympathie était bonne mais elle ne me consola pas. Lorsque je rentrai avec mes sœurs, tous nos colis étaient déjà transportés à la gare ; pourtant nous avions encore quelques instants avant de nous y rendre nous-même. Alors, je m’assis à notre petite table et j’écrivis sur un bout de papier des phrases sans suite, essayant de noter le dernier aspect sous lequel se présentait mon cher Roscoff que j’allais quitter pour toujours peut-être. Voici ce que j’écrivis :

"Il fait un temps orageux... La mer n’est plus là. On la devine à l’horizon dans une ligne blanchâtre. Presque à perte de vue la grève est découverte, marbrée de flaques d’eau, hérissée de rochers qui semblent avoir surgi du sol en exhalant un parfum de goémon que la brise m’apporte et qui m’enivre. Le ciel a un aspect mort et éteint, pas un rayon de lumière vive ne vient déchirer cette étendue grise. De temps en temps, un roulement très lointain de tonnerre se fait entendre. Les rochers se poursuivent presque sans interruption de la pointe de Batz à Tizi-Ouzoun ou Ile Verte. Mais ce nom d’Ile Verte n’est pas mérité aujourd'hui ; les herbes sont décolorées sous la brume qui les enveloppe d'un voile gris. Un môle blanc, d’une hauteur inaccoutumée, est le point le plus clair de tout ce que mon œil peut percevoir. Derrière Batz, je vois pourtant la mer, laiteuse comme une opale sur laquelle le soleil n’a pas mis de rayons. Les voiles y glissent avec lenteur, ayant quelque chose d’étrangement mélancolique dans l'allure. Je crois presque faire un rêve... Tout semble sommeiller dans ce jour sans lumière. Je voudrais être emportée par ces voiles au-delà de la ligne d’horizon, sur le calme infini de la mer qui dort ! »

Je glissai mon chiffon de papier dans ma poche et, après les derniers adieux aux Prigent et aux Ker-Birion, nous prîmes enfin le chemin de la gare. Les gamins de Théven nous firent escorte. Alanick marchait en tête, portant le "Rever-Mor". Ils étaient tristes les pauvres petits gars de perdre leur ami Bébé et peut-être encore plus navrés de voir leur cher bateau quitter Roscoff. J'avais dit à Emmanuel : « Laissez leur le Rever, cela les consolera. », mais lui aussi tenait à son navire dont il disait : « Il ira si bien sur le bassin des Tuileries. » Malheureux "Rever-Mor", quelle déchéance ! Après l’océan immense, le bassin des Tuileries !

La gare était encombrée par nos colis ; nous en avions quarante quatre et plusieurs d’entre eux avaient un volume respectable. Le voyage fut des plus gais malgré la tristesse que nous portions tous en nous-mêmes. Nous jouâmes à ce qu’on appelle  des jeux de salon : au furet, aux portraits, aux proverbes etc. Nous n’essayâmes même pas de dormir.

Adieu mon pauvre Roscoff ! La vie se continue. Tu commences déjà à t’embrumer un peu dans notre passé mais, si nos souvenirs ont perdu un peu d’intensité, tu rayonnes pourtant dans un coin de mon cœur et de ma pensée qui me parleront encore longtemps de toi !