Vacances Pornic 1895 - suite 1

Le lendemain matin, Louis nous raconta qu'il s'était trompé d'étage et qu'il avait frappé à une autre porte qu'à la nôtre mais que, n'entendant aucune réponse, il s'était  aperçu de sa méprise et avait rapidement déboulé un autre escalier.

Nous devions tous communier à la messe de Monsieur l'Abbé et nous allâmes nous agenouiller sur des bancs de bois blanc, alignés devant un confessionnal orné de grands rideaux de serge verte, derrière lesquels disparaissaient les pénitents. Après avoir attendu plus d'une heure, je fis à mon tour retomber le rideau sur moi.

Lorsque la grille s'ouvrit, je me trouvai devant un prêtre à figure de mouton mais de mouton enragé. Mes premières confidences ayant été assez mal accueillies, je m'embrouillai, je barbotai, je répondis « Non » à toutes les questions. Lorsque les paroles solennelles de l'absolution furent prononcées sur ma tête et que je retrouvai un peu de calme, je m'aperçu que j'avais bien diminué une certaine faute.

« Mon Dieu, mon Dieu certes je suis coupable dans ce que j'ai fait là mais il n'est pas bien non plus d'ahurir ainsi ceux qui viennent vous ouvrir leur cœur et vous en dévoiler honteusement les faiblesses. »

Comme je m'étais accusée, je repoussai d'abord mes réflexions comme des scrupules suggérés par le diable et c'est avec tranquillité que je reçus mon Dieu dans une âme incomplètement purifiée. Mais après, toutes les nuits, j'étais hantée par cette idée. De retour à Paris, je m'armai de courage et j'espère avoir réparé le mal.

Lorsque Monsieur Jules sortit du confessionnal, il était très pâle et cependant il sourit en regardant ma mine défaite. Il dut être aussi mal reçu que moi pour le moins. Quant à Marguerite, elle manqua se trouver mal et dût aller prendre l'air avant de communier.

Nous visitâmes ensuite l'église. De naïfs tableaux racontaient des miracles opérés par la puissante intercession de Sainte Anne. Je me souviens particulièrement de l'histoire sans parole d'un petit garçon qui, étant tombé dans une rivière, passa sous les roues d'un moulin et fut relevé à demi-mort. Ses parents invoquèrent la mère de Marie et il fut miraculeusement guéri.

Nous achetâmes différents souvenirs : bagues d'argent et médailles. A l'extrémité de la place, nous vîmes un pauvre aveugle de trente-cinq ans environ, habillé en femme. Il était si bizarre avec sa longue barbe et son costume de l'autre sexe, que je ne pus m'empêcher de sourire malgré l'impression triste que me cause toujours la cécité, n'importe chez qui je la rencontre.

A l'hôtel, on nous servit de bons bols de lait auxquels nous ne fîmes la grimace ni les uns ni les autres. Nous partîmes d'Auray vers 9 heures; le ciel était un peu couvert ce qui rendait la marche très agréable.

C'est bien joli la campagne, au bon matin, lorsque les rayons du soleil ne sont pas encore venus boire avidement les gouttes de rosée tombées dans les calices des chèvrefeuilles blancs et des clématites sauvages et qu'une petite vapeur gris-perle, rose et bleu-clair, s'élève des champs et des broussailles dont elle amollit le contour. Le feuillage des chênes n'a pas le vert éclatant de midi; il revêt des teintes plus douces, presque mélancoliques; les ruisseaux ont un murmure particulier, indécis comme s'ils étaient encore plongés dans la rêverie d'un demi-sommeil. Et c'est une extase que de suivre la route bordée par des haies dont s'échappent de joyeuses chansons et des senteurs troublantes.

A la porte de Sainte-Anne, nous vîmes une vieille femme qui faisait tourner son rouet, assise sur le seuil de sa demeure. Nous nous arrêtâmes un instant pour la regarder et, en moins d'une minute, la vieille nous avait déjà fait part de ses inquiétudes. Ella avait une petite fille de deux ans environ qui avait attrapé un coup de soleil au printemps et, depuis, elle traînait, ne mangeait rien et avait sans cesse de très forts accès de fièvre.

« Elle est destinée à mourir, nous dit la Grand'Mère d'une voix triste, car sa maladie n'a pas voulu passer dans le verre! » - « Passer dans le verre, reprit Monsieur l'Abbé; qu'est-ce que cela veut dire? » - « Comment vous ne savez pas. On voit ben m'sieur qu'vous n'êtes point d'ici. Dans not’ pays, lorsqu'y en a un qu'a attrapé un coup de soleil, on prend un verre que l'on remplit d'eau ben claire; puis on tient ce verre entre le malade et le soleil; s'y doit guérir, la maladie passe dans le verre, si non y a rien à faire, y doit mourir. C'est ce qui nous désole pour la p'tite, l'coup de soleil n'a jamais voulu partir ».

Maman leur dit qu'il fallait donner de la quinine à l'enfant mais, à ce nom, la bonne femme ouvrit de grands yeux et, lorsque maman lui eut expliqué que c'était une poudre blanche qui se vendait chez le pharmacien, elle secoua sa tête branlante d'un air de grande incrédulité. Elle avait mille fois plus de confiance dans son verre d'eau.

Sur la route de Sainte-Anne à Auray, on rencontre de loin en loin des auberges primitives ornées de gros bouquets de feuillage et portant des inscriptions, "Ici, on vend à boire et à manger". "Ici, on loge à pied et à cheval".

Vers le milieu du chemin, nous rencontrâmes un petit village, nommé Plumérat. Monsieur l'Abbé, très savant grâce à son guide, nous dit que la tombe de Monseigneur de Ségur et celle de sa mère se trouvaient dans le cimetière de cet endroit. Nous nous y rendîmes. J'aime beaucoup pénétrer dans un cimetière de village. Là, point de ces chapelles aux aspects froids et réguliers mais des pierres tombales, des croix de fer ou de bois, des tertres verts, des fleurs éclatantes de coloris qui poussent d'elles-mêmes dans les sentiers, une tranquillité presque joyeuse qui règne partout.

Les tombes des de Ségur se trouvent aisément; ce sont deux grandes pierres, côte à côte, entourées par une grille de fer. De naïfs ex-voto sont suspendus à cette barrière, nous y remarquâmes un petit bas et des bonnets d'enfants. Ce qui nous causa quelques surprises, ce fut de voir les deux pierres semées d'épingles; c'est peut-être la manière dont les paysans d'alentour se recommandent aux prières du saint évêque. Nous posâmes nos chapelets et nos souvenirs de Sainte-Anne sur les tombes et nous reprîmes notre route.

Quels  éclats de rire! Quelle gaieté! Monsieur Jules et les garçons s'amusaient à faire des calembours. « Nous ne connaissons que des abbés, disait Louis » - « Je parie, reprenait Monsieur Jules, que vous n'en connaissez pas autant que moi et le voilà parti: Connaissez-vous l'Abbé Résina (Bérézina), l'abbé Casse (la bécasse), l'abbé Tise (la bêtise), l'abbé Daine (la bedaine), l'abbé Quille (la béquille) ? » Nous nous mîmes tous à chercher et à entasser les noms les uns sur les autres : « Connaissez-vous le père Soreil, le père Mis, le père Sil, le père Dreau ? » nous demandions-nous mutuellement.

En général, je n'aime pas les jeux de mots et cependant je fis comme les autres et je m'amusai bien. Vers 11 heures, nous vîmes Auray un peu au-dessous de nous, le soleil avait chassé la brume et tous les toits ruisselaient d'or. Monsieur Jules apercevant, entre les branches des arbres, la ville resplendissante s'écria: « Voici la ville dorée (d'Auray) »

Nous déjeunâmes fort bien à l'hôtel du Pavillon où les plats maigres étaient en quantité plus que suffisante. Comme nous nous  mettions à table, une personne de Boulogne, Madame Benoît Lally, vint nous dire bonjour ; elle venait, comme nous, passer deux jours à Auray mais elle était partie du Croisic sur "l'Abeille" qui nous avait conduits, il y a trois ans, à l'île de Noirmoutier.

Maman se leva avant la fin du repas pour aller acheter des chapeaux bretons et à midi moins cinq nous remontions sur le "Saint-Félix" qui ne tarda pas à partir suivi de "l'Abeille".

Nous vîmes de loin le couvent de Saint Gildas, bâti sur une falaise aride; c'est en cet endroit que Grand'Mère voulait nous conduire, il y a deux ans, lorsque M. Bunner y passait son mois de vacances.

Je ne parlerai pas de la traversée; elle fut charmante à tout point de vue ; la mer était d'un calme plat et personne ne fut malade. A 5 heures et quart, nous débarquions dans le port de Saint-Nazaire où nous éprouvâmes une petite déception. Nous voulions visiter "la Navarre", arrivée quelques jours auparavant mais elle était en réparation et nous ne pûmes contenter notre désir. Connaissant la ville, nous nous dirigeâmes immédiatement vers la gare, malgré une demi-heure d'avance. Peu après, nous vîmes arriver la troupe des Bitschnini-Durand.

Le voyage fut gai et jamais la distance entre Saint-Nazaire et Pornichet ne me parut aussi courte; par exemple, nous étions un peu serrés : onze dans le même compartiment, mais nous n'avions pas voulu nous séparer. Seul Henri, engagé dans une conversation intéressante avec Monsieur Durand, ne faisait pas partie de la bande des enfants.

Ce diable de Louis nous fit-il rire avec toutes ses histoires. Louise Durand et Thérèse ne le quittaient pas des yeux: « Elles en pincent pour moi », disait-il ingénument, lorsque je lui faisais remarquer les gentillesses de ces demoiselles à son égard. Eh bien oui! Monsieur le fat, elles te gobaient un peu comme tu dis si bien et, si je n'avais pas été là pour te faire les recommandations de Papa, tes lèvres se seraient probablement posées sur leurs belles joues un peu hâlées. Mais, halte-là, mon bel ami, souviens-toi de ton dernier flirt et de la manière tragique dont il se termina.

A la gare, nous tombâmes, les uns après les autres, dans les bras de grand'mère et de miss qui, charmante sous son chapeau de paille, arpentait le quai, tenant d'une main la chaîne de mademoiselle Popotte et de l'autre Emmanuel.

Chère Miss, nous dûmes vous étourdir par nos baisers et nos cris embrouillés mais vous nous écoutiez avec tant d'attention, souriant à tous de votre joli sourire, nous répondant de votre mieux, que nous ne pensions pas à la fatigue que vous deviez encore éprouver de votre récent voyage.

Quel bonheur, en arrivant à Ker Sablé, de pouvoir changer ses vêtements et de se laver à grande eau. Je me peignis en petite fille, laissant mes cheveux flotter sur mon dos; puis nous versâmes dans nos mains quelques gouttes de cette essence de verveine au parfum pénétrant qui scandaliserait Grand'Mère. Miss assistait à notre toilette, nous demandant des détails sur notre belle excursion, répondant à nos interrogations répétées sur la chère maison de Boulogne. Les jumeaux se portaient à merveille, les chats et les tourterelles se portaient on ne peut mieux, le jardin était fort joli etc. … etc. ...

Lorsque Miss fut descendue, une idée bizarre me traversa la tête. « Elle est charmante, Mademoiselle Jones, elle devrait se marier. Or nous avons ici un jeune homme, les situations de fortune ne sont certainement pas les mêmes mais l'amour n'est point calculateur. Le calme de cette belle nature amollit l'âme et la dispose à ce sentiment; la froide Miss recevra peut-être bientôt en plein cœur une flèche du petit dieu malin".

Marier Miss à Monsieur Jules, c'était fantastique mais, cette fois, je ne fus pas la seule folle du chalet et, lorsqu'en badinant, j'eus fait part à Maman de mes idées, elle sourit et me dit qu'elle y avait pensé de son côté.

Pendant le dîner, nouvelle discussion sur le nom de Jules. Le frère de Monsieur l'Abbé, prenant la défense de son nom, se mit à rechercher tous les Jules célèbres. César fut naturellement nommé le premier puis Jules II, Jules Sandeau, Jules Grévy, Jules Ferry etc. ... Tout d'un coup M. Jules Portier, qui réfléchissait depuis un moment, s'écria: « Et Jules le Téméraire! » A cette témérité, nous éclatâmes de rire et je dois vous avouer que je manquai totalement de charité en cette occasion car je ris plus haut et plus longtemps que les autres. Depuis ce temps, Monsieur Jules Peuportier est pour moi Jules le Téméraire.

Nous allâmes nous asseoir sur la plage, c'était charmant d'être ainsi tous réunis par une si belle soirée et, si Papa avait été là, notre bonheur eut été complet. J'étais derrière M. l'Abbé et je m'amusais machinalement à remplir ses poches de sable tandis qu'il écoutait gravement M. Durand nous raconter les pêches miraculeuses que l'on faisait à Pornichet il y a 20 ans. Il paraît que l'on prenait deux cents kilogrammes de poissons en un seul jour. Pauvre M. Durand! Il exagère d'une manière singulière mais notre jeunesse passée a pour nous un tel prestige qu'il est bien excusable. Nous ne pouvions pas cependant nous empêcher de sourire à ses récits extravagants et, plus d'une fois, je fus sur le point de lui demander si une baleine égarée n'était pas venue se faire prendre dans son filet à crevettes. Nous étions nombreux sur la plage; outre tous les habitants de Ker Sablé et Louise et Thérèse déjà connues, il y avait M. et Mme Bitschnini, Mme Veuve Bitschini et sa fille Jeanne, M. et Mme Durand et leurs trois enfants, Mme Darnoy, son fils et M. Georges Dalisson.

Mme Darnoy peut avoir de 30 à 32 ans mais elle cherche à n'en paraître que 20; elle réussit assez bien dans cette tâche car jamais on ne lui donnerait un fils de 12 ans. Son histoire est triste: mariée très jeune, elle aima d'abord passionnément son mari; puis les deux caractères venant à se révéler et n'étant pas en harmonie, elle n'eut pas l'esprit assez conciliant pour prévenir les orages. Ceux-ci éclatèrent bientôt et M. Darnoy, tout en n'étant pas séparé de sa femme, vit loin d'elle le plus souvent possible. Cet été, il était à Madagascar et jamais je ne vis jeune femme plus joyeusement folle. Les devoirs de la maternité ne lui pèsent pas plus que les devoirs conjugaux car Georges est élevé par sa tante à Nancy tandis que sa mère réside à Paris. Ils étaient réunis chez M. Bitschiné et la mère et le fils passaient tout le temps à se disputer ou à s'embrasser sans cause comme des enfants.

Je n'aimais pas le caractère de Mme Darnoy; il me semble qu'une jeune femme doit avoir plus de sérieux et de retenue surtout dans sa situation d'épouse un peu délaissée. Pour moi, c'est une enfant fantasque, gâtée, frivole, se lassant vite de tout et d'un mari comme d'autre chose.

Georges me semble assez mal élevé par une tante qui l'adore. Très grand et très fort pour son âge, il est turbulent, taquin, indiscret et cependant ce n'est pas un méchant garçon. C'est une de ces natures riches que l'on aurait pu facilement tourner vers le bien. Il me faisait un peu la cour et il m'a même demandé, une fois, si je l'aimais; je me suis contentée de lever les épaules en souriant d'un air de pitié. Cette réponse muette produisit plus d'effets que toutes les paroles du monde. Georges me laissa tranquille à partir de ce jour et alla tenter fortune auprès de mes sœurs.

De quelle pâte sont donc les enfants de maintenant? Ils ne pensent qu'aux choses de l'amour. Jusqu'à Marcel, petit bonhomme de dix ans, haut comme ma botte, qui me fit une déclaration à crever de rire. Accueilli plus amicalement que son cousin, il pensa que j'allai partir bientôt et son cœur inconstant vola vers Marguerite en passant par Geneviève. La manière dont il m'ouvrit son âme, mérite d'être racontée.

Comme dans tout roman bien appris, la scène se passe dans une demi-obscurité. Une nuit sereine constellée d'admirables étoiles, une mer légèrement phosphorescente, dans le lointain des phares intermittents puis les silhouettes des dunes, voilà le décor!

Marcel s'était disputé avec Georges, ce qui leur arrivait souvent et j'étais intervenue dans la dispute au moment où les paroles aigres se changeaient en coups de poings.

Je pris Marcel par la main et l'emmenai à l'écart pour lui faire un peu de morale ; je ne sais s'il m'écoutait mais il regardait fixement la grande ourse qui brillait au-dessus du casino. Tout à coup il interrompit mon sermon à son endroit le plus pathétique:

« Savez-vous que vous êtes bien gentille » s'écria-t-il avec feu, en saisissant ma main. Je restai un moment interdite puis je repris en souriant: « Quand avez-vous fait cette belle découverte? » - « La première fois que je vous ai vue mais alors je n'ai pas osé vous le dire. Vous l'a-t-on déjà dit? » – « Peut-être » - « Je vous aime bien! » - « J'en suis enchantée mon petit Marcel » - « Vous ne me comprenez pas, ce n'est pas de l'amitié que j'ai pour vous, je vous aime d'amour » - « D'amour? Voilà un bien grand mot pour une petite bouche comme la vôtre. Pourriez-vous m'expliquer la différence qui existe entre ces deux sentiments » - « Oh! C'est bien simple! Tenez, je ne vous aime pas comme Maman, Maman est vieille, vous êtes jeune! Et puis Maman, c'est ma mère, je ne peux pas en faire ma femme » - « Alors vous voulez m'épouser plus tard? » - « Mais oui! ... Quand je serai grand » - « Mon pauvre Marcel, vous n'avez donc pas pensé que, quand vous serez en âge de vous marier, je serai aussi vieille que votre mère? » - « Tiens, ça c'est vrai! Quel malheur que nous ne puissions pas nous marier maintenant ! Si cela se pouvait, le voudriez-vous? » - « Je crois que non, Marcel » - « Pourquoi donc? » - « Il me semble que je ne vous aime pas... d'amour comme vous dites » - « Peut-être que si » - « Alors, je ne sais pas reconnaître la nature de mon sentiment » - « Voyons, me trouvez-vous gentil? » - « Très gentil » - « Aimez-vous parler avec moi? » - « Assurément car vous avez des idées originales, tout à fait originales » - « Voudriez-vous ne jamais nous séparer, être ensemble toute la vie? A Pornichet? » - « Je ne demanderai pas mieux si cela était possible » - « Enfin, voudriez-vous... » et il hésita un peu « voudriez-vous coucher avec moi? » - « Coucher avec vous ? Mais pourquoi donc, m'écriai-je ? Oh! non, je n'y tiens pas du tout » -« Alors, reprit-il tristement, vous ne m'aimez pas d'amour. J'ai entendu dire que, lorsque l'on s'aimait ainsi, on désirait être seul et surtout coucher ensemble »

« Marcel, Marcel, cria M. Durand, il est 9 heures. Viens vite »

Mon petit précoce amoureux me donna une poignée de main et s'éloigna en courant.

Etant fatigués de notre excursion, nous ne restâmes pas longtemps sur la plage ce vendredi soir. Sur le moment, je ne pensai plus aux paroles de Marcel mais, lorsque je fus au lit, plongée dans la demi-rêverie qui précède le sommeil, elles me revinrent à la mémoire.

Est-ce que j'aimerais véritablement quelqu'un d'amour par hasard? pensai-je. Il me serait facile de le savoir puisque Marcel m'a donné un moyen étrange de m'en assurer. Coucher ensemble? ... C'est le plus grand rapprochement possible et me voilà me nommant à moi-même tous les jeunes gens que je connais. Je n'aimais donc personne puisque je ne sentais que de la répugnance ou même du dégoût à cette idée... Et pourtant... pourtant un nom vint expirer sur mes lèvres et je me sentis rougir d'avoir une pensée semblable... Ce n'était plus de la répulsion, c'était de la honte... Peut-être n'est-ce pas la même chose.

Je m'endormis là-dessus et vis en rêve une foule de petits diablotins rouges, noirs et verts, courir en chemise de nuit dans toute la chambre et essayer d'escalader mon lit. Quelques-uns uns y étaient déjà parvenus et s'étaient blottis dans mes couvertures où leurs petits yeux de flamme brillaient étrangement.

……….

Nous nous levâmes d'assez bonne heure, car nous désirions promener Miss avant la chaleur. Aussitôt après le petit repas du matin, nous allâmes à la recherche de coquillages; il n'y en avait pas beaucoup et Miss Jones me raconta que mes sœurs lui avaient soutenu qu'à certains jours la plage était toute rose de coquilles.

Miss voulait commencer les leçons dès le matin mais les jumelles allèrent trouver Grand'Mère en pleurnichant: « On nous a promis un mois de vacances, gémissaient-elles ; ce mois ne se termine que demain ; d'ailleurs on n'a jamais l'idée de faire recommencer le travail un 31 ».  Grand'Mère se rendit à la justesse du raisonnement et il fut convenu qu'à partir du lundi suivant Geneviève et Marguerite travailleraient deux heures par jour, matin ou après-midi, au choix de Miss ou aux leurs.

Nous entrâmes dans le kiosque faire du crochet avant le bain. Par la fenêtre ouverte, nous regardions les essais du beau Jules le Téméraire. Il était monté sur la bicyclette de Louis et manœuvrait son cheval de fer avec tant d'adresses que l'on n'aurait jamais supposé qu'il en soit à ses débuts. Malgré la petite pointe de malice que je mis à le surveiller, je ne le vis pas tomber une seule fois. « Mes compliments, Monsieur, lui dis-je, lorsqu'il entra dans le kiosque, tout rouge et tout essoufflé; on dirait que vous avez fait de la bicyclette toute votre vie » - « Oui, cela ne va pas mal, Mademoiselle », répondit Jules le Téméraire se rengorgeant.

Nous nous séparâmes pour le bain. Ker Sablé est si près de la mer que nous avions l'habitude de nous déshabiller dans nos chambres, réservant les cabines du jardin pour le retour généralement très mouillé. Les jumelles et moi, nous étions à gratter depuis cinq minutes à la porte de Miss lorsqu'elle apparut enfin, très drôlette dans son costume de bain et sous son petit bonnet de toile cirée, orné de bouffettes d'un rouge éclatant.

Au moment d'entrer dans l'eau, Miss poussa une douzaine de petits cris arrachés par le saisissement de l'eau froide. Louis s'était muni d'un seau et la douchait fortement. Enfin, trempée, toussant, mouchant, crachant, elle nous laissa l'immerger jusqu'au cou. Nous avons bien ri et Mademoiselle, elle-même, oublia ses sensations désagréables pour s'ébattre avec nous comme un marsouin. Cependant, elle y mettait plus de timidité que le reste de la bande et, lorsqu'une vague passait sur elle et lui faisait boire un coup de trop, elle se croyait arrivée à sa dernière heure. Elle a bien du dire deux ou trois fois son acte de contrition. Monsieur l'Abbé se baignant du côté de Plaimpalais, elle serait morte sans absolution mais son âme de colombe anglaise se serait envolée tout de même vers le créateur.

Il est inutile de dire que nous déjeunâmes de fort bon appétit. D'ailleurs, Grand'Mère professe un tel culte pour la soutane qu'elle serait au désespoir s'il venait à manquer quelque chose lorsqu'elle a l'insigne honneur de recevoir à sa table un Saint Lévite. J'ai souvent fait cette remarque là. Grand'Mère adore le genre neutre représenté par les prêtres et les religieuses, aime assez le sexe féminin et n'a pas une grande affection pour les hommes et particulièrement pour les jeunes gens. Elle considère ces derniers comme des envoyés de Satan. C'est à peine si quelques-uns uns de nos amis ont trouvé grâce à ses yeux, à cause de leur laideur ou de leur grande modestie. Je ne crois pas que ses petites filles partagent ses opinions là-dessus et, pour moi, je soutiens qu'il y a du bon et du mauvais dans chaque homme qu'il soit abbé ou laïque, jeune ou vieux, beau ou laid.

Après le déjeuner, Miss se retira dans sa chambre où mes sœurs la suivirent sous prétexte de l'aider à ranger ses coquillages et ses vêtements. Henri, Maman, Louis et Monsieur Jules allèrent je ne sais où. Grand'Mère, Monsieur l'Abbé et moi, nous nous réfugiâmes dans le kiosque.

J'avais découvert un livre " Le voyage autour de ma chambre" par Xavier de Maistre et, faute de mieux, je m'en étais emparée. Grand'Mère tricotait un joli châle bleu ciel et Monsieur Peuportier lisait Othello.

Les remarques philosophiques de Monsieur de Maistre, bien qu'elles soient justes et spirituelles, ne doivent pas être lues par une pauvre petite ignorante sous un ciel de feu d'une température infernale. J'avais déjà baillé et re baillé de manière à décrocher une mâchoire moins solide lorsque je levai les yeux. Grand'Mère et Monsieur l'Abbé, enfoncés dans leurs larges fauteuils d'osier, dormaient à qui mieux mieux.

C'est drôle un abbé qui dort et, après m'être laissée aller à un tas de réflexions bizarres et saugrenues, je réfléchis à ce que je pourrais bien faire pour dissiper mon ennui sans réveiller les dormeurs. Je m'approchai sur la pointe des pieds de Monsieur Peuportier... Oh! la jolie tirade amoureuse sur laquelle cet homme sans cœur s'était endormi! Je lus par-dessus son épaule tout ce que je pus mais impossible de tourner le feuillet. J'eus la tentation de faire un échange, de mettre dans les mains de l'abbé mon ouvrage philosophique et de m'emparer de son drame. Les choses seraient plus à leur place ainsi, pensai-je.

Hélas, trois fois hélas! Je touche le livre du bout du petit doigt et voilà l'abbé qui se trémousse, qui fait un saut de carpe ou deux, renverse la tête en arrière et laisse échapper un ronflement sonore, digne d'un tuyau d'orgue. Cette commotion électrique se propage à Grand'Mère qui s'agite, elle aussi, laisse tomber son ouvrage et s'enfonce plus profondément dans son fauteuil en joignant les mains sur son ventre.

Ce n'est pas tout; le choc en retour a lieu sur Popotte qui dort allongée sur les dalles; elle étend une patte puis l'autre, soulève la tête, pousse un grognement indistinct, ouvre un oeil rêveur qu'elle referme aussitôt.

Bon, me dis-je, il faut renoncer à mon projet, car ils tombent tous trois en convulsions au moindre attouchement, mais que faire? ... Et me voilà, baillant à nouveau, dans les profondeurs de mon fauteuil, en contemplant le petit abbé, rouge comme une écrevisse cuite, et Grand'Mère dont le visage m'était caché par le dossier mais dont l'abdomen, vêtu de noir, apparaissait triomphalement entre les deux bras de son siège.

La tranquillité de ces gens m'énervait, j'avais une envie folle de bavarder. Qu'avais-je à dire? ... Rien du tout mais me voilà prise de peur car il me sembla que ma langue ne remuait plus; elle est paralysée pensai-je, en sortant brusquement du kiosque. J'allai tomber comme une bombe dans la chambre de Miss que je trouvai écrivant à ses parents tandis que mes sœurs faisaient du crochet auprès d'elle. Là, j'eus le plaisir de constater que l'organe le plus important de ma personne n'était pas détérioré; il fonctionnait fort bien. Ne trouvant pas de chaises, je me jetai sur le lit malgré l'indignation de Geneviève et de Marguerite. Miss, indulgente et douce comme toujours, ne me fit aucun reproche et me dit même d'y rester si je m'y trouvais bien. Je n'abusai pas de sa permission car, presque aussitôt, une crampe me prît et je sautai sur mes pieds.

« Pour sûr il y a de l'orage dans l'air, dis-je à Miss, et, tandis que vous prenez tous des têtes de méduses échouées, je ne puis rester en repos. Je ne sais que faire car j'ai fondu de moitié en traversant le jardin du kiosque à la salle à manger » - «  N'avez-vous pas un ouvrage quelconque ? me demanda-t-elle en relevant la tête » - « Ah! Oui! Papa m'a donné un résumé d'histoire de France, je devrais apprendre les faits et gestes du bon roi Louis le Neuvième mais ce malheureux saint, à peine remis de la peste, est plus au frais dans mon armoire et c'est dans son intérêt que je l'y laisse dormir en repos, répondis-je ».

J'allai cependant chercher un crochet auquel j'eus le courage de travailler une bonne heure en pensant à tout autre chose qu'à mon ouvrage bien entendu.

Lorsque je rentrai au kiosque, son aspect avait changé; ce n'était plus la tranquillité morne de 3 heures; j'y trouvai tout le monde en émoi, rapport à trois pièces de cinq francs fausses que l'on avait données le jour même à Grand'Mère, à Monsieur l'Abbé et à Monsieur Jules.

« Voulez-vous sortir avec moi » me demanda Miss Jones, quelques instants plus tard. Je jetai mon chapeau sur ma tête un peu au hasard, je pris mon ombrelle et j'eus bien soin d’oublier mes gants, luxe inutile. Nous voilà parties, toutes deux, dans les allées sablonneuses.

Nous allâmes aux dunes, moi avec le secret désir de voir Monsieur Jean Blois et Miss dans une intention beaucoup plus sainte : celle de se confesser. Pendant que cette dernière était au couvent des oblates, où elle avouait au capucin ses petits péchés, plus angéliques que mes vertus à coup sûr, je restai seule trois quarts d'heure dans la chapelle de Notre-Dame des Dunes.

De temps en temps, on ouvrait la porte et mon cœur se mettait à battre, j'osais à peine retourner la tête. « Si c'était lui, que lui dirai-je, me demandai-je, inquiète. Il ne me reconnaîtra pas et cependant je ne puis rester comme une grande bête sans ouvrir la bouche."

Pour me distraire dans mon attente, car prier pendant trois quarts d'heure, c'est trop héroïque pour moi, je m'amusai à regarder le soleil baisser et je remarquai, pour la première fois de ma vie, que sa descente s'opérait relativement assez vite. Le faisceau lumineux se trouvait brisé dans un prisme et les sept couleurs de l'arc-en-ciel se peignaient merveilleusement sur la paroi blanchie à la chaux. La statue de Notre Dame de Lourdes passait en cinq minutes d'une couleur à la suivante.

Enfin, Miss revint et je dus quitter les dunes, déçue encore une fois dans mon attente. Nous fîmes des commissions chez Dandeau puis chez Pidoux. Ayant rencontré Thérèse dont la mère était souffrante, nous l'accompagnâmes chez Cavalin.

Cavalin, c'est le pharmacien de Pornichet, un homme de 50 ans à peu près, bègue au dernier des points. Ce brave Cavalin, qui répète de huit à dix fois la même syllabe, possède la rage de parler. C'était un amusement pour nous d'aller lui faire une petite visite et souvent nous entrions une dizaine dans sa boutique pour lui acheter deux sous de vaseline ou pour lui demander quelle était l'espèce de grand oiseau empaillé, principal ornement de sa pharmacie. Le père Cavalin nous débitait deux ou trois noms grecs exorbitants puis se fâchait en voyant toute notre bande emplit son magasin mais sa fureur nous amusait énormément et nous nous mettions à rire de si bon cœur que le pauvre homme, oubliant que son infirmité pouvait en être la cause, disait: « C'est étonnant, tout le monde est d'une gaieté folle à Pornichet, tous les gens que je vois ont le sourire aux lèvres ». Je le crois bien, il ferait rire un mort. Miss acheta pour dix centimes de pastilles roses au pharmacien qu'elle ne connaissait pas mais qui était, pour moi et surtout pour Thérèse, une ancienne connaissance.

Nous rentrâmes à Ker Sablé où je trouvai Louis et Monsieur Jules, ayant grande envie de prendre un deuxième bain. J'allai trouver Maman et j'obtins la permission de les accompagner. Lorsque je demandai à Lucie où se trouvait mon costume, elle se mit à grogner: « Comme si ce n'était pas assez d'un bain par jour, disait-elle en haussant les épaules; vas, je sais bien pourquoi tu te baignes ce soir, c'est parce que Monsieur Jules le fait et que tu t'es amourachée de lui".

« Oh! pour le coup, c'est trop fort, m'écriai-je. Me crois-tu donc un morceau d'étoupe? Tu es folle, archi folle ma pauvre Lucie. Grand'Mère a du te sermonner fortement car tu ne sais pas ce que tu dis et tu trouves très spirituel de passer ta mauvaise humeur sur moi ». Enfin, elle me donna mon costume et je partis laissant Lucie s'exclamer: « Ah! Ces jeunesses, ces jeunesses, ça raffole des jeunes gens et les jeunes gens en sont toqués. Quand je pense que moi, pas même un pauvre jardinier..... pas même un perroquet... Mes deux rêves! »

Mais je n'entendais plus, j'étais enfermée dans ma chambre enlevant mes vêtements en toute hâte. L'eau était délicieuse et nous barbotâmes comme trois canards pendant près d'une demi-heure.

Après le dîner, nous fîmes une belle promenade sur la plage. La mer descendait et Monsieur l'Abbé dit très innocemment: « Ce soir, elle baisse bien cette dame mer! » Il n'avait pas plus tôt prononcé ces paroles que Monsieur Jules et Henri se mirent à se tordre pour employer un mot expressif quoique vulgaire. « Ah! si tu savais ce que tu viens de dire, Eugène », s'écria le Téméraire, en s'adressant à son frère d'une voix entrecoupée par de grands éclats de rire. Henri se gondolait si drôlement, les deux mains dans ses poches que personne ne conserva son sérieux. Jamais les garçons ne voulurent nous dire les sous-entendus qu'il y avait dans la phrase de Monsieur l'Abbé; nous savons seulement que c'est quelque chose d'ignoble que l'on ne peut entendre sans rougir.

Ni Grand'Mère, ni Maman, ni Miss, ni Monsieur l'Abbé n'étaient en état de la comprendre et ce fut une occasion pour que Grand'Mère se mit à gémir sur la démoralisation des gens d'à présent et la perversité du siècle: « Ils me désolent, disait-elle, en entraînant son confident ecclésiastique pour lui parler en secret de ses petites filles: Que deviendront-ils? Louis se perd à l'école des beaux-arts et il entraîne Henri dans la perdition. Et leurs sœurs, je n'ose me demander jusqu'où va leur innocence ? » Mon innocence? Ma chère Grand'Mère, je crois bien que j'en aie déjà semé quelques petits morceaux sur une route  de dix huit années; je le déplore sincèrement mais il n'y a rien à faire et le mieux, c'est d'essayer d'avoir une vie pure avec le peu que j'ai su en conserver.

Monsieur Peuportier essaya de calmer ses craintes grand'maternelles mais je ne sais s'il y parvint car je quittai le groupe sévère pour engager avec Miss une conversation fort intéressante sur la lune. Je savais qu'il ne fallait pas regarder fixement notre satellite dont la lumière douce et troublante possède une action néfaste sur le cerveau mais j'ignorais que cette même lumière abîmait beaucoup le teint. Mademoiselle me l'apprit. Je ne renonçai pas pour cela à mes promenades au clair de lune car je ne trouve rien de plus ravissant. Miss, ce soir là, semblait amollie par l'influence de l'astre, elle fut un peu plus communicative, sans se départir cependant de sa tenue froide et réservée. Il me semble maintenant qu'elle n'est pas insensible, comme je l'ai cru pendant longtemps ; elle doit avoir, comme toutes les jeunes filles, au fond de son cœur, des rêves et des illusions mais elle est habituée à comprimer ses sentiments. Son caractère anglais, souple comme une barre de fer, domine son cœur qui n'apparaît que rarement.

……….

Nous avons fait un effort vraiment héroïque car nous nous sommes levés à 6 heures et quart pour aller à la messe de 7 heures. En sortant de la chapelle, nous vîmes un rassemblement devant la boucherie. On dit que les descendantes d'Eve sont curieuses, c'est bien possible, mais je suis persuadée que les fils de Monsieur Adam le sont autant, pour le moins. Nous allions passer sans nous arrêter mais les garçons, moins sages que nous, allèrent écouter ce qui se disait. Au même instant, Grand'Mère sortait de la boucherie et elle pût nous renseigner. On avait arrêté un voleur qui était solidement garrotté dans l'abattoir, en attendant l'arrivée des gendarmes.

Madame Bertho ne nous fit grâce d'aucun détail sur le vol et l'arrestation mais cette histoire serait trop longue à raconter. Je dirai seulement qu'il s'agissait d'une robe de cent francs dont le voleur s'était débarrassé pour la somme modeste de deux francs. Madame Bertho, très fière, voulut nous montrer son voleur, comme elle disait en se rengorgeant. Et elle nous conduisit à l'abattoir. J'avouerai que mon cœur battait très fort mais j'aime ce que les Américains appellent l'excitement. Je me raidis et suivis les autres.

Quel triste spectacle! Un vieillard de 60 ans, aux grands cheveux blancs, était jeté sur une botte de paille. Ses mains et ses pieds étaient liés fortement à l'aide d'une grosse corde. Les yeux bleus gris avaient une expression de stupidité douloureuse, sa bouche ouverte tremblait en murmurant d'une voix presque inintelligible: « Desserrez-moi, desserrez-moi ». On exauça sa prière et la corde resta imprimée dans la chaire où elle avait tracé des sillons livides et sanglants. Tout à coup, le prisonnier se retourna sur la paille et dit « J'ai soif! » Cette parole me fit froid au cœur car elle me semblait comme un écho du calvaire où elle avait été murmurée par des lèvres plus douces et infiniment plus pures, au moment du grand sacrifice. "J'ai soif", c'est donc le cri de la douleur infinie et du découragement le plus amer, c'est le mot de l'angoisse, c'est la dernière prière et cette expression avait dans la bouche du voleur une expression que je n'oublierai de ma vie.

Et moi aussi, j'ai soif, soif d'amour, soif de vérité, soif de lumière. J'ai soif de tout ce qui est beau et bon mais qui me donnera à boire? Quelles sont les lèvres qui laisseront tomber sur moi des paroles de vie ? quelle est l'âme qui, s'épanchant dans la mienne, y fera germer ces trésors dont je suis avide ?

Une personne charitable souleva la tête du vieillard et mit entre ses lèvres un verre contenant un peu de vin mais les dents du patient claquaient contre le bord. « Venez-vous, dis-je aux jumelles ? Vous ne pouvez pas rester là toute la journée ». Elles se décidèrent à partir, non sans se retourner plus d'une fois pour voir le voleur.

Sur la route, nous vîmes une petite carriole arriver rapidement en soulevant un léger nuage de poussière autour de ses roues. Enfin, c'était Monsieur Blois! En nous apercevant, il sauta lestement et me salua d'une façon si bizarre que je ne pus m'empêcher de sourire en lui tendant la main. Il avait saisi son chapeau à deux mains et s'était courbé plus bas que devant une impératrice.

Pourquoi ne pas avouer que je fus un peu déçue. Je m'attendais à trouver un prêtre intelligent et distingué et je n'avais devant moi qu'un paysan ensoutané. C'est étrange comme le souvenir que j'avais gardé de lui disparût en un instant devant la réalité. A-t-il vraiment changé pendant mes trois ans d'absence ou mon jugement seul n'est-il plus le même? Je m'imaginais retrouver un homme grand et mince, jeune encore, le visage hâlé par l'air marin. Dans ses cheveux noirs, on voyait déjà il y a trois ans quelques fils blancs; ses yeux me semblaient éclairés par une lueur de vive intelligence mais cette expression était adoucie par un léger voile de mélancolie, presque de tristesse. C'était l'homme de ces dunes désertes et de ces bois de sapins dont l'oreille est habituée aux aboiements de la tempête et dont le corps ne redoute aucune fatigue.

L'abbé que je retrouvai cette année était loin de ressembler au portrait que je viens de tracer. Il avait les cheveux poivre et sel; sa taille ne me sembla pas élevée (j'avais probablement grandi) ; un commencement de bedaine s'arrondissait sous la soutane en faisant remonter la ceinture. Les yeux étaient trop vifs à mon gré, les manières communes, les gestes et la démarche d'un campagnard achevé, la voix elle-même me déplut. Rendons cependant justice à Monsieur Blois;  c'est l'homme qui convient à des campagnards, actif, travailleur comme eux, partageant leur fatigue et parfois même leur repas. Ce n'est pas le type idéal que je m'étais forgé du jeune prêtre de campagne à l'imagination ardente et à l'âme tendre et rêveuse. Ce type n'existe que dans les romans, c'est encore une de mes illusions qui meurt et, à chaque pas que je fais dans la vie, j'en perds tant qu'il finira par ne plus m'en rester du tout. Je deviendrai bientôt sceptique comme le sont plus ou moins tous les gens de mon siècle.

Grand'Mère demanda à Monsieur Blois s'il pouvait nous faire le plaisir de venir partager notre déjeuner du mercredi, ce qu'il accepta facilement.

Il était à peu près 8 heures du matin et, sans rentrer à Ker Sablé, nous nous rendîmes à Plaimpalais dont les clefs devaient être rendues à midi. Pauvre Plaimpalais! Nous en fîmes l'inventaire, nous pliâmes les draps, nous emportâmes le sac de Monsieur Peuportier, Grand'Mère ferma les volets puis un tour de clef et c'est tout …

Eugénie commençait à se demander ce que nous pouvions faire lorsque nous rentrâmes à 9 heures pour prendre notre chocolat. Il était temps de le manger car il avait singulièrement diminué en restant une heure et demie sur le feu.

En allant nous promener, nous rencontrâmes Mlles Bitschinie et Durand qui revenaient de la messe de 9 heures. Marcel me raconta que ses sœurs n'allaient à l'église que pour mettre leurs robes blanches et trouver des maris. Je ne sais que penser de la dévotion de Thérèse ; quant à Louise Bitschinie, elle manque sa messe à peu près tous les dimanches.

Nous récoltâmes quelques grains de café, jolis petits coquillages d'un blanc rosé, préférés à tous les autres mais nous étions de nombreux chasseurs et le gibier n'abondait pas. Le nez baissé obstinément sur les coquilles, nous arrivâmes sans y penser jusqu'au village où nos amis nous quittèrent pour faire quelques commissions. Nous revînmes lentement, toujours le cou tendu.

Comme il était l'heure du bain, nous nous empressâmes de quitter nos vêtements et de nous jeter à l'eau. Louis avait pris Popotte dans ses bras et l'avait emmenée avec lui dans un endroit où la pauvre bête était loin d'avoir pied ou patte pour parler plus correctement. Le malheureux animal était réellement affolé ce qui ne l'empêchait pas de nager fort bien. Elle nous regardait avec des yeux si suppliants et si terrifiés que j'avais bien envie de lui rendre la liberté mais Louis voulait apprendre à  nager comme les chiens et il ne lâcha la corde qui retenait Popotte que lorsque la leçon lui parut suffisante. La pauvre professeur se hâta de gagner la rive où elle se secoua énergiquement en faisant des réflexions philanthropiques. « Il n'est pas bien de noyer les petites puces qui ont cherché un abri dans ma fourrure, devait penser mademoiselle Popotte, ce serait trahir les devoirs de l'hospitalité et, si elles me tourmentent parfois, je dois leur rendre le bien pour le mal".

Après le déjeuner qui suivit le bain, fort heureusement pour nous, car notre quart d'heure humide nous transformait en vrais cannibales, nous nous réunîmes tous dans le kiosque. Grand'Mère lisait une méditation tandis que Maman qui s'était emparée du chien passait un peigne de fer dans les mèches embrouillées de sa toison. L'opération n'était guère facile mais elle ne devait pas être ennuyeuse car Maman y passa une grande partie de son après-midi. Monsieur l'Abbé avait rouvert son Othello, Miss était dans sa chambre, le Téméraire faisait son bagage et le reste de la colonie Boulo-Pornichetoise jouait aux cartes.

Oui, mais en voilà une  idée, jouer aux cartes par une chaleur de 34 degrés centigrades. Nous étions tous nerveux et Louis, empêché de tricher, nous jeta par deux fois le jeu à la tête. Comme nous voulions l'exclure de la partie et continuer sans lui, il brouilla les cartes et les jetons, mit tout sens dessus dessous et nous força à l'admettre de nouveau. Mais les parties furent de plus en plus orageuses et, voyant que nous ne parviendrions jamais à nous entendre, nous nous séparâmes.

Grand'Mère, Maman, Miss, les deux frères Peuportier et moi, nous secouâmes notre torpeur et, vers 4 heures, nous nous habillâmes pour sortir un peu. Nous devions aller entendre le salut à Notre Dame des Dunes mais Maman, ayant eu la malencontreuse idée d'emmener sa quatrième fille, je fus chargée de la garder à la porte. Tâche facile, si l'on veut, car Popotte désirait infiniment aller entendre et voir ce qui se passait à l'intérieur de la chapelle. Elle avait déjà sorti sa tête du collier deux ou trois fois et je l'avais retenue par les oreilles juste au moment où elle allait franchir le seuil de la porte, restée entrouverte. J'avançai la tête dans l'église et je fis des signes désespérés à Maman qui, après avoir fait semblant de ne pas me comprendre, daigna enfin venir me rejoindre. Elle alla chez Madame Bertho où elle demanda quelques instants d'hospitalité pour sa bête et pour moi puis elle retourna au salut. Je restai un quart d'heure à la boucherie où je n'entendis que des histoires de voleurs.

L'odeur désagréable de la viande crue me tournant le cœur, je remerciai Madame Bertho et j'allai me promener avec Popotte, bien calmée, dans l'avenue du marché qui, le dimanche, est généralement assez animée. Elle est sillonnée par des bicyclistes des deux sexes, par les baigneurs et par les paysans endimanchés des hameaux voisins. Je croisai un lendemain de noce dont les couples zigzaguaient gaiement au milieu de la route. La mariée, assez belle fille, grasse et rouge, donnait le bras à Monsieur son époux qui, le chapeau sur l'oreille, le front couvert de sueur, se penchait sur elle avec un air "impayablement" tendre. Sa grosse face réjouie était bien drôle avec des yeux de carpe pâmée et une bouche qui s'ouvrait indéfiniment dans un rire niais.

Je crois que la jeune femme devait penser autre chose que moi sur l'élégance de son nouvel époux car elle baissait modestement les yeux en effeuillant un bouquet de marguerites auxquelles elle posait la question que l'on sait. Lorsqu'elle relevait son regard et qu'elle rencontrait celui de son mari, elle devenait pourpre et ses paupières retombaient vivement.

Les deux couples qui suivaient faisaient aussi un peu d'amour; les gars parlaient bas, les filles souriaient en rougissant. Derrière venaient les parents très gênés dans leurs habits de fête et s'épongeant sans nulle poésie. Après avoir accompagné mon lendemain de noce d'un petit air très innocent, j'aperçus que l'on sortait de l'église. Popotte et moi, nous nous sommes mises à courir à toutes jambes et nous arrivâmes sur la petite place encore avant notre digne famille.

Le soleil se couchait et l'éclat mourant de ses rayons dorait les sommets des dunes d'une manière un peu fantastique ; pendant que Maman et Monsieur l'Abbé allaient chercher quelques objets oubliés dans le jardin de Plaimpalais, Grand'Mère, appuyée sur Monsieur Jules, remontait la route. Leur conversation était grave et, tout en la suivant avec Miss à quelques pas, je l'écoutais en petite curieuse. « Désirez-vous vous marier, Monsieur? » - « Certainement Madame et bientôt si cela était possible mais, pour se marier, il faut être deux ! ».

Il n'est décidément pas bête le Téméraire, pensai-je. Il dit des vérités que ne désavouerait pas Monsieur de la Palisse. Ils parlèrent des agréments de la vie de famille, de la situation de Monsieur Jules et, faut-il le dire, de ce qu'on appelle ...... des espérances. Je pense que Grand'Mère faisait toutes ces questions par pur intérêt, sans avoir l'idée de lui colloquer une de ses petites filles. Enfin, elle lui demanda ce qu'il désirait comme dot? Le Téméraire baissa la voix et, d'un ton de mystère: « Mon Dieu, Madame, je voudrais toujours trouver au moins une trentaine de mille de francs ».

Bon, me dis-je, goût relativement modeste, cœur d'or. Décidément celle qui tendra à Jules Peuportier une petite main dans laquelle se trouveraient ces trente mille francs en question, serait la plus heureuse des femmes.

Oui! Mais, pauvre Miss, mes beaux projets sont anéantis; mon rêve est à fond de cale et je me console en disant qu'il n'était pas digne de vous.

Maman et Monsieur l'Abbé nous rejoignirent, nous voulûmes visiter "Aubépine" mais il n'y avait personne et, après avoir parcouru le jardin et frappé à toutes les portes, nous nous décidâmes à rentrer.

Je pris un deuxième bain avec les intrépides et nous nous mîmes à table. Le Téméraire était triste, il mangeait plus silencieusement que de coutume; cependant, à la fin du repas, je parvins à le faire sourire en lui racontant quelques bêtises. D'ailleurs, j'avais le cœur un peu gros car ce départ me rappelait que bientôt, moi aussi, je devrais dire adieu à ces larges horizons et à ma bonne vie de liberté et de flâneries dans les dunes. Oui, mais j'avais encore cinq jours complets devant moi, cinq jours de joie exubérante, de grand air et de lumière. Le Téméraire n'avait plus qu'une heure ou deux et voilà pourquoi il était un peu pensif.

Nous nous assîmes sur le sable comme tous les soirs, causant de mille choses. A 9 heures, Monsieur Jules nous quitta après avoir remercié Grand'Mère de son hospitalité. Son frère l'accompagna à la gare. Un quart d'heure plus tard, nous vîmes les deux grosses lanternes rouges d'une locomotive sortir de l'ombre qui s'étendait sur la Baule, le sifflet jeta son cri strident dans la nuit, le train passa en ralentissant sa marche; un instant après il était en gare et prenait notre voyageur...............

Monsieur Durand s'amusa à tirer quelques fusées assez peu réussies, nous fîmes des farandoles de fous descendant en courant jusqu'à la mer et prenant un plaisir de bébé à mouiller nos chaussures dans cette belle eau argentée par les rayons de la lune. Tout a une fin, une belle soirée comme autre chose, vers 10 heures Grand'Mère nous rappela. Elle avait donné sa chambre à Monsieur l'Abbé et, sachant que la maison était de carton, elle nous fit des recommandations bizarres, nous priant surtout d'apporter de la discrétion dans certains actes afin de ne pas troubler notre voisin du dessous. Mais, s'il nous avait entendues la nuit, le mal n'aurait pas été bien grand, il aurait rêvé de cascades et de ruisseaux gazouillants. Je riais tout bas: « Ecoutons, dis-je à Marguerite, il n'est pas prévenu, lui, et nous allons peut-être  entendre ce que... ce que... nous ne voulons pas qu'il entende ».

Je ne sais si le sommeil nous surprit en traître ou si notre voisin fit de longues méditations avant de se mettre au lit mais nous fûmes trompées dans notre vilaine attente et aucun bruit ne parvint jusqu'à nous.

……….

Oh! Mon cher Ker Sablé, je n'oublierai jamais les nuits que je  passai dans tes murs. Ennuyée par certains troubles de conscience, je ne dormais pas beaucoup. De mon lit, j'apercevais une lueur phosphorescente et j'entendais le bruit monotone et berceur de la mer qui arrivait à une quinzaine de mètres du kiosque. Seule avec ma pensée, j'ai bien souffert dans ces nuits d'anxiété et cependant je me sentais vaguement heureuse en écoutant la respiration douce et égale de mes sœurs endormies.

Musset se demande à quoi rêvent les jeunes filles et il rend  leurs songes légers comme les petits nuages roses que l'on voit flotter dans l'azur du ciel, à la fin d'un beau jour. Hélas! Les miens étaient loin d'être aussi gracieux et je n'écrirai point les graves et grandes questions qui bouillonnaient dans ma faible cervelle. Cependant, j'ai rêvé d'amour aussi comme les héroïnes de Musset et je ne sais pourquoi deux figures d'homme venaient sans cesse me troubler: l'idole d'hier et l'idole d'aujourd'hui. C'était absolument la même physionomie mais l'une était triste et comme recouverte d'un voile de deuil, l'autre radieuse et si douce que les larmes me remontent encore aux yeux lorsque j'y pense. Et j'y pense et je les revois toutes les deux : la larme et la gaieté se confondant dans un sourire attendri. Une troisième figure surgit de l'ombre et les efface; elle est encore plus attirante que les deux autres dans le doux mystère qui l'enveloppe : l'idole de demain.

J'essayai longuement d'expliquer ce rêve sans y parvenir. Imagination folle, cœur obstiné, que faudrait-il donc pour vous dompter? Le cloître probablement, le cloître dont le froid sépulcral vous gagnerait peu à peu et vous rendrait aussi insensibles que la prière des tombeaux.

A me voir, on ne croirait jamais que j'ai un grain de poésie dans l'âme, c'est mon trésor intime et, comme un avare, je le cache le plus profondément possible. Je ris, je ris toujours et ceux qui me traitent en enfant joyeuse et folle ne peuvent deviner les larmes, sous ma gaieté, ni le martyr que me cause ma pensée; elle s'élève impitoyablement devant moi et me brise. Cependant, j'aime mon mal et je plains les malheureux qui ne se sentent jamais remués jusqu'au fond du cœur par une de ces sensations impossibles à analyser mais si délicieuses!

Je suis une pauvre tête détraquée et j'aurais du naître dans une étoile bien différente de la terre mais, puisque je me trouve jetée au milieu d'un monde très prosaïque, je tache de m'y faire une place aussi commode que possible. Mon berceau fut bien doux, mon lit de jeune fille assez moelleuse; pourquoi donc la couche nuptiale ne serait-elle pas aussi fleurie que les deux autres? ...

Je suis heureuse pourvu que mon cœur vibre, qu'importe si c'est un sentiment de douleur ou de joie qui le fait résonner. Si je ne le sens pas battre, il me semble que je suis morte et que mon être n'est plus qu'une machine inerte.

Comme l'on est heureux, lorsque après une nuit sans sommeil, on voit les premiers rayons de l'aube blanchir les vitres et laisser tomber sur le lit un désordre, une lumière douce et indécisément bleue et rose! Comme les pensées noires prennent vite leur vol aux mille petits bruits du jour qui se réveille ! Comme l'on étend délicieusement ses membres endoloris en regardant la lueur tremblante se transformer en belle lumière et faire pâlir la veilleuse !

……….

Le lundi se passa assez monotonement. Après la chasse aux grains de café, nous reprîmes le bain réglementaire, nous eûmes la chance d'entrer dans l'eau avec la nombreuse colonie de Korrigan. Thérèse et sa mère manquaient seules à la bande; quant à Monsieur Peuportier, il se tenait un peu à l'écart avec un grand chapeau de paille et barbotait avec délices.

Dans l'après-midi, les jumelles, malgré un peu de résistance, durent suivre Miss dans sa chambre; de mon côté, je me décidai à tirer Saint Louis du placard où je l'avais enfermé et je le piochai sérieusement. Je fis ensuite un peu de crochet et nous allâmes visiter "Aubépine" dont Grand'Mère désirait devenir propriétaire. Ce chalet, situé dans un assez beau terrain, se présente du dehors sous un aspect assez lamentable. C'est une maison assez longue et large mais très basse. Son toit de tuiles rouges, ses portes de bois vermoulu, ses murs décrépis et lézardés lui donnent un air misérable, inhabité et ancien.

A l'intérieur, c'est bien aussi un peu primitif mais on s'aperçoit, en y pénétrant, qu'il y a beaucoup de place dans cette vieille masure. Et puis, des fenêtres, une vue superbe, une vue à faire rêver et à inspirer des peintres ou des poètes: la pleine mer, sans aucun point de terre, et l'immensité du ciel. De la salle à manger, par une glace sans teint, coup d’œil sur le village et les rochers couverts de goémons.

Après avoir parcouru Aubépine de la cave au grenier et du grenier à la cave, nous prîmes congé des locataires qui nous avaient reçus fort aimablement. Inutile de dire qu'il ne fut question, à partir de ce moment, que de plans, d'architectes et de maçons. Hélas! Ces projets devaient s'envoler en fumée.

Grand'Mère et Maman, prétendant que les bains affaiblissent, s'opposèrent à une baignade. Après le dîner, grande partie  de colin-maillard. Monsieur Georges Dalisson, jeune ami des Durand, en faisait partie. Monsieur Dalisson a 25 ou 26 ans. Sans être petit, il n'est pas non plus ce que l'on appelle un bel homme; c'est un châtain, aux longues moustaches, tirant un peu sur l'acajou, physionomie assez agréable, caractère enjoué, vif, assez spirituel. En un mot, un franc parisien, noceur enragé mais bon enfant au fond. Il faisait la cour à Madame Darnoy qui répondait passablement à ses gentillesses. Georges s'en apercevait bien et il disait, peu respectueusement en parlant de son oncle: « Monsieur Durand est une brute. Il fait pleurer Maman parce que Monsieur Dalisson l'aime bien et qu'elle le trouve gentil ».

Je ne crois pas que Monsieur Dalisson soit extrêmement fou de Madame Darnoy mais, à Pornichet et surtout à cette époque, il fallait bien qu'il se contentât d'elle, à moins d'aller faire la cour aux crevettes de la mer et aux moules des rochers.

Quelquefois, le soir, on étendait des couvertures sur le sable devant Korrigan. Madame Darnoy et Monsieur Georges s'y couchaient, côte à côte. Ils se disaient des petits secrets, se chatouillaient et riaient comme des enfants. Ce jeu terminé, Georges Dalisson, pour attendrir sa belle, prenait son violon et en tirait quelques sons à l'aveuglette.

Ce soir-là, on parla de Belle-Isle sans rien décider.