1ère partie


Paris Mercredi 30 Novembre 1892

Je suis sortie une heure avec petit Minel mais il faisait bien froid. Mon lambrequin est fini de monter et j’ai bien arrangé ma cheminée qui maintenant est très gentille. Au milieu et contre la glace, la grande pendule brune ; de chaque côté, deux grandes potiches, deux petites jardinières chinoises et deux flambeaux. Tout cela sur le même plan. Occupant le devant de la pendule, mon portrait à deux ou trois ans dans un joli petit cadre ; de chaque côté, deux gentils petits vases chinois, deux petits objets peints, une boite à timbre et un porte allumette. J’ai aussi arrangé un tapis d’andrinople rouge pour ma table à ouvrage.
Adèle a recueilli depuis deux ou trois jours déjà une vieille chatte toute blanche qu’elle appelle Madame la marquise de Pompadour. Elle dit encore que c’est une vieille fille, une vieille branche comme elle, et que c’est pour cela qu’elle l’aime. Me La marquise affectionne beaucoup Melle Blanche (la petite copaye) de maman et aujourd’hui il était impossible de la faire démarrer de la caisse de la petite cochonne d’Inde. Elle s’y installait le mieux possible et y dormait de bien grand cœur. Elle ne serait pas impunément d’un pareil sans gêne chez Mr, Me Auguste et leurs enfants.


Jeudi 1er Décembre
Illisible (volontairement ?). Elle a et d’une humeur détestable avec moi parce que je m’étais hasardée dans un devoir jusqu’à dire que Paris était plus beau que Berlin. Il est vrai que je n’en savais rien mais pour moi la capitale de la France ne peut être comparée à celle de la Prusse.
Un nouveau mois de commencé. Il n’y a que 30 jours que le terrible mois de Novembre pour tante Danloux commençait, lui qui devait se terminer si tristement. J’ai un peu travaillé à ma couverture de livre au macramé ; j’espère la terminer bientôt ; pourvu que tous mes cadeaux du jour de l’an ne soient pas en retard car je ne tiens pas à veiller dans les derniers jours jusqu’à des heures impossibles. J’ai encore tout un mois, c’est peut-être assez mais cela n’est sûrement pas de trop avec tout ce que j’aie de leçons à apprendre et de devoirs à faire.
A partir de jeudi prochain, ma vie sera bien plus raide. Je ne sais même pas si je pourrai continuer à écrire mon journal. Je ferai cependant tous mes efforts pour ne pas l’abandonner et pour trouver le temps d’écrire chaque jour une ligne ou deux. Il faut que je me mette à mes devoirs car il est bien neuf heures et j’ai bien de l’ouvrage pour plus d’une heure.

Vendredi 2 Décembre
Adèle m’a dit ce matin que j’avasi des yeux de Sainte Vierge, je l’ignorais jusqu’à présent et n’en suis pas plus avancée puisque je ne sais pas du tout ce qu’elle entend par là. Après le déjeuner, Maman est allée chez Monsieur Marchand commander un cadre pour le portrait de Geneviève qui est vraiment bien joli et bien ressemblant. On l’a commandé comme ceux de  Me Sévigné et de la Jeunesse qui sont dans le salon.
Marie et Germaine sont venues nous voir et nous ont raconté l’aventure plaisante arrivée à la pauvre tante Maillot. Son tapissier avait ôté le siège d’une chaise pour l’arranger. Sans y penser, ma pauvre tante va chercher de la laine pour faire un point à son tapis. En revenant, elle s’assied sur la chaise sans fond et tombe les jambes en l’air. Le tapissier de voler à son secours. Heureusement le bois de la chaise craque et délivre la pauvre tante qui s’en tira avec une douleur de tête produite par la secousse.
Minel était enrhumé du cerveau, ce qui fait que je ne suis pas sortie de la journée, ce dont je ne me plains nullement. J’ai travaillé à ma couverture de macramé. J’ai oublié de dire que Mercredi matin, Louis avait commencé une grande cène au filet pour pouvoir pêcher le matin comme le faisaient cette année les habitants de Pervenche si jamais nous retournons à Pornichet.
Papa a appris la mort de Mr Galant, le peintre, et de Juliette Lavessière, une de ses élèves. Tante Geneviève nous a fait part aussi de la mort du fils de l’auteur du portrait de l’oncle Maillot.
J’ai prêté à Germaine deux livres de Paul Féval : Le château de velours et Frère Tranquille. Je me suis ennuyée aujourd’hui, nos pièces me semblent bien petites maintenant que j’ai eu devant moi pendant un mois et demi la mer sans fin de Pornichet. Que l’océan est une belle chose et qu’il montre bien la puissance de Dieu ; que j’étais heureuse lorsque je faisais la planche de me laisser bercer doucement sur ce vaste tombeau. Je fermais les yeux pour ne rien voir et j’éprouvais une sensation indéfinie de bien-être. Ah, si j’étais garçon que la vie de marin me plairait autant pour ses beautés que pour ses dangers !

Samedi 3 Décembre
J’ai fait du filet dans l’après-midi et j’ai travaillé à la couverture de livre en macramé, le deuxième côté avance déjà bien et j’espère l’avoir bientôt terminé. Il sera temps que je me mette aux autres cadeaux.
Tante Danloux compte venir à paris dans une quinzaine de jours. Nous n’avons pas encore de ministres, personne ne veut l’être. Georges Muller qui est sous-lieutenant dans une ville de province quelconque est venu à paris sans permission disant que l’on pouvait profiter de l’absence des ministres.
Papa, les garçons et moi nous sommes allés dîner chez grand’mère Prat. Maman et Minel étaient restés. Bébé étant trop enrhumé pour sortir le soir. Il pleuvait du reste quand nous sommes rentrés à neuf heures moins un quart.

Dimanche 4 Décembre
Je suis allée avec Papa et les garçons à la messe de 7 heures et demie. Quand nous sommes partis, la pluie tombait par rafales et on y voyait à peine jour. Maman est allée à Boulogne mais ne nous a pas emmenés car il faisait trop froid ; pour la première fois de l’hiver, il est tombé de la neige.
Pendant que Maman était à Boulogne, Gd Mère Prat est venue. Elle a apporté 6 beaux gâteaux dont nous nous sommes régalés tant et plus. L’oncle Raoul et tante Geneviève sont venus vers 3hrs ½. Malheureusement Maman n’était pas encore rentrée et papa venait de sortir. L’oncle Raoul a été obligé de renoncer à leur faire ses adieux car il doit partir demain.
Papa m’a prêté un livre de Cooper la Prairie. J’en ai lu toute la journée pour le cours du lendemain. Il paraît qu’ils ont manqué de rôtir tous à Boulogne. Le feu a pris en face d’eux dans la cour des Américains dans un grenier de fourrage. Toute la caserne de Saint-Cloud était là en petites vestes grises paraît-il. Néanmoins ils ont dû fermer les persiennes pour empêcher les vitres d’éclater.

Lundi 5 Décembre
Je suis allée au cours. Nous étions dix et je n’avais pas tant à parler que les autres fois. Quelle dictée difficile nous avons eue. Il y avait de quoi mourir dessus, je suis sûre que je suis bourrée de fautes. Tante Geneviève m’a apporté un livre intitulé César Cascabel et je lui ai prêté un autre de mes Paul Féval intitulé Valentine de Rohan. Marie avait une robe écossaise superbe. Je voudrais bien être en couleur mais j’aimerais encore dix fois mieux porter le deuil toute ma vie et que notre pauvre et bien aimé oncle soit encore de ce monde.
Que de leçons à apprendre pour Lundi prochain, jamais je n’en viendrai à bout si je prenais le parti de ne rien faire. J’ai lu César Cascabel qui n’est pas du tout petit livre mais un Verne, ce qui indique qu’il est de taille tout à fait respectable. Ma couverture de livre est presque finie, j’espère y mettre demain la dernière main afin de n’avoir plus qu’à la monter ou à la faire monter par Marie qui doit avoir l’habitude de ces sortes d’ouvrages.
Il a neigé dans la matinée et bébé disait que c’était des plumes de tourterelles qui tombaient dans la cour.

Mardi 6 Décembre
C’était l’anniversaire de la mort de grand père Bocquet et maman est allée à la messe de huit heures à son intention.
Quand je me suis réveillée ce matin, tout était blanc car il avait neigé toute la nuit mais cela a fondu dans l’après-midi. Grand’mère et les jumelles sont venues au cours mais ni Minel ni moi ne sommes sortis.
L’oncle Narcisse Thomas a envoyé deux lapins de sa chasse. Adèle les a pendus à la fenêtre pour qu’ils soient au frais.
Le macramé de ma couverture de livre est fini, il n’y a plus qu’à la monter. Il est bien temps et je me demande même comment je pourrai arriver avec tous mes devoirs et mes leçons à finir mes autres cadeaux. Il faudra me résigner à faire quelque chose de bien simple et de pas long. Je ne sais pas ce que les jumelles peuvent faire même si elles font quelque chose mais Marie, Germaine et Louise ont commencé leurs cadeaux. Nous faisons bien de nous y prendre un peu d’avance pour ne pas être surchargées dans les derniers jours. J’ai vu l’ouvrage de Louise ; un carré assez grand en grosse tapisserie travaillé avec une lame énorme. Cela ne fait pas laid et imite bien le tapis. Dans tous les cas c’est très commode. Mais elle est encore si petite que sa mère se sera chargée d’avancer l’ouvrage et d’en faire le plus difficile.
Le rhume de Bébé Minel va mieux quoiqu’il ne soit pas encore sorti depuis le commencement. Il faut espérer que la pauvre Suzanne touche à sa fin et que je pourrai bientôt la voir car je ne l’ai même pads a^perçue depuis son retour de Fontenay. Voici plus de trois mois que nous nous sommes vues à Pornichet et je m’attends à la trouver changée car à son âge on change beaucoup en peu de temps.
Nous avons enfin un ministère. Il n’est pas trop tôt quoi que pour moi je m’en passe volontiers et ne m’aperçois nullement de son absence.

Mercredi 7 Décembre 1892
Quelques jours encore et je ne pourrai plus mettre cette date 92, une nouvelle année sera commencée. J’ai appris des leçons dans la matinée et j’ai fait du filet dans l’après-midi. Marie a commencé la monture de ma couverture de livre mais cela est joliment long. Bon papa Gaudriau est venu voir Papa ce soir vers 6 heures, il y avait bien longtemps que je ne l’avais pas vu, six mois au moins.
Madame Auguste (la grosse ex bonne) est morte. Depuis hier elle était bien malade monsieur son cher époux l’ayant rossé selon le mot d’Adèle. Voila encore un mari coupable de la mort de sa femme aussi Adèle ne peut plus sentir ce monsieur Auguste qui est veuf maintenant et qui pourrait bien un de ces jours la demander en mariage. Cela ferait un beau couple et bien assorti encore.
Je dois demain commencer mon nouveau cours chez Melle de Lillo ; cela me fait trembler, pourvu que l’on ne m’interroge pas. J’ai fait tous mes devoirs d’Allemand mais il est près de neuf heures et j’ai encore de l’histoire contemporaine à faire ; c’est pourquoi je suis forcé d’arrêter mon journal d’aujourd’hui. Demain j’espère encore trouver le temps d’écrire tant soit peu.

Jeudi 8 Décembre
Je suis parti avec maman à 8 heures 25 pour me rendre chez Melle de Lillo. Nous n’y sommes arrivées qu’à neuf heures dix. Mon Dieu que c’est loin cette rue de Châteaubriant, c’est à l’Arc de Triomphe et nous avons fait les deux fois le chemin à pied pour que cela me serve de promenade et pour nous réchauffer car il faisait bien froid. En revenant, nous sommes entrées déposer chez la concierge de l’ancien maître de Papotte les dix francs que Maman voulait lui faire parvenir pour l’indemniser des soins qu’il avait donné à son 7ème enfant pendant les quelques mois où il l’avait possédé.
Nous sommes accablées de travail pour Jeudi prochain Melle de Tourey et moi. Mademoiselle (illisible) est venue et a trouvé que Louis et moi avions bien travaillé et savions très bien toutes nos leçons. J’ai fait du filet, il avance bien déjà et Louis m’a dit que je devrais m’occuper de la cène.

Vendredi 9 Décembre
Je suis tellement prise par mes devoirs et leçons que c’est à peine si je pourrai mettre un petit mot. Henri nous a dit que depuis Mercredi la révolte gronde à Condorcet contre Monsieur Gidel, le proviseur (nouveau de cette année) et qui s’est déjà fait détester des élèves. Sur tous les murs et tous les tableaux d’ardoise on lit les mêmes mots : « A bas Gidel. » Monsieur et Madame Lebreton (Marie Bouchard) sont venus faire leur visite de noce.

Samedi 10 Décembre
Marie a fini d’appliquer mon macramé sur le velours, il n’y a plus maintenant qu’à doubler la couverture eu surah rouge. Maman m’a acheté tous les livres qu’il me fallait chez Me Weil, il y en a 7.
On a procédé à l’autopsie du baron de Reinach, on l’avait calomnié en disant que la bière était pleine de cailloux et qu’il était bien tranquille à l’étranger. La bière contenait bien un corps, on croit que c’est le sien et on a découvert qu’il s’était ou avait été empoisonné.
Papa avait dit à Grand’Mère Prat qu’à cause du temps nous ne pourrions aller dîner chez elle ce soir, ce qui fait que nous sommes restés tranquillement à la maison, mais maman et moi sommes sorties avant le dîner. Nous sommes d’abord allées à la Madeleine où je me suis confessée à Monsieur Picard et de là chez grand’mère Prat où nous sommes restées jusqu’à 7 heures puis nous sommes rentrées et avons dîné à 7 heures et demi lorsque Louis est rentré de chez Monsieur Dufourg.
Après le dîner, j’ai travaillé à mes devoirs. Je me demande avec terreur si mes cadeaux de jour de l’an seront finis maintenant que je ‘ai plus le temps d’y travailler.

Dimanche 11 Décembre
Je suis allée avec Maman à la messe de 8hrs ½ et j’ai communié. Quand nous sommes rentrées à 9 heures ½. Maman a fait lire un peu Emmanuel puis elle est partie seule pour Boulogne. J’ai travaillé toute la journée à mes leçons et je crois en vérité que je n’en sortirai jamais. Il faut que je quitte mon journal pour me remettre au travail. Louis va venir faire de l’allemand avec Marie et quand il arrive je n’ai plus bien longtemps à travailler car il faut se coucher.

Lundi 12 Décembre
Je suis allée au cours et j’ai demandé à Tante le livre "Ma Grande" de Paul Marguerite pour mes étrennes. Marie a fini de monter mon macramé, la couverture est entièrement doublée, il n’y a plus rien du tout à faire, cela est bien heureux. Il est vrai qu’il y a encore près de trois semaines d’ici le jour de l’an mais c’est bien heureux tout de même qu’elle soit finie.
Tante Danloux compte toujours venir mais elle ne sait pas au juste quand ni combien de temps elle restera à Paris, peut-être une quinzaine de jours. Grand’Mère Bocquet a ce soir les 3 Ponportier à dîner ; quant à Philomène, elle est retournée à Escoublac s’ennuyant du pays.

Mardi 13 Décembre
Papa et Maman ont reçu ce matin le discours d’adieu prononcé par le Général de Bayat sur la tombe de l’oncle Danloux et que tante Marie a fait imprimer sur du papier très beau imitant un peu le parchemin. Vers deux heures je suis sortie avec mère et petit Minel pour aller chez grand’mère Prat où nous devions trouver les jumelles. Nous avons croisé au coin de la rue Boisez d’Anglas Monsieur Chabat, nous l’avons très bien reconnu mais comme il ne nous avait pas vus nous ne nous sommes pas arrêtés pour lui parler.
Nous avions un très bon petit goûter chez grand’mère : des pommes en marmelade délicieuses. Grand’Mère Bocquet et les jumelles sont parties par Auteuil – Madeleine. Dans le bureau de l’omnibus, il y avait un pauvre vieillard atteint d’une maladie nerveuse ; il faisait peur à Emmanuel mais Geneviève moins peureuse s’amusait à l’imiter. Je lui faisais bien vainement des signes que la petite espiègle ne comprenait pas ou, pour mieux dire, ne voulait pas comprendre. Elle était déjà dans l’omnibus et c’était le nez appuyé contre le carreau qu’elle faisait toutes ses grimaces ; le monsieur ne pouvait pas la voir puisqu’elle lui tournait le dos mais cela n’en était pas plus charitable.
J’entends un piano sur lequel on joue un bien beau morceau, je m’arrête un instant pour l’écouter……. Le morceau est fini, je reprends mon journal, je ne sais pas d’où il venait mais d’après le son je crois que c’était dans le salon de Monsieur Lefèvre… un autre morceau recommence, il y a donc concert chez lui ce soir. C’est vraiment bien beau la musique et que je voudrais être capable de jouer ce que j’entends au dessous de moi. La petite voisine de l’autre côté de la cour se met à crier. Ah pour le coup c’est une musique moins agréable.
Que j’en ai écrit ce soir mais il faut que je quitte car mon livre de chimie me réclame, il faut que je me replonge dans les gaz et les combinaisons et les mélanges. J’aurais quand même passé un petit quart d’heure à mon journal.

Mercredi 14 Décembre
Tante Geneviève est venue avec Louisette vers une heure ; elle a vu le portrait de Gevette pour la première fois et elle l’a trouvé bien ressemblant. Mes devoirs d’allemand sont faits mais il faut que je repasse une leçon d’histoire pour demain. Je m’embrouille dans tout et il m’est difficile de ne pas confondre les définitions de chimie, de physique, d’histoire naturelle. Je n’ai pu faire que lire mes leçons tellement il y en avait, aussi je bénis de grand cœur cette bonne demoiselle dont j’ignore le nom, elle ne voudrait pas être à ma place, j’en suis sûre.
Lundi, les cours de dictions recommencent. Me Francheski ne sera pas contente de moi car je ne suis pas encore arrivée à vibrer les r c’est une lettre terrible pour moi. Il faudra que je lui déclame le rôle d’Andromaque dans la 4ème acène de l’acte 1er d’Andromaque. Marcelle Boussenot doit remplir le rôle de Pyrrhus, elle vibrera bien elle au moins. C’est Mademoiselle Bauclier qui m’a fait rire Lundi dernier, elle a déclamé avec passion : « Hélas, on ne craint point qu’il venge un jour son père etc.… Mais il me faut tout perdre et toujours par vos coups. » Encore si elle l’avait récité lentement, mais elle allait horriblement vite avec des éclats de voix formidables, c’était à en trembler.

Jeudi 15 Décembre
Je suis allée ce matin avec Marie chez Mesdemoiselles de Lillo. Mon arithmétique ne marchait pas très bien, je n’y ai pas beaucoup la tête et il nous fallait trouver des proportions, ce qui n’était pas du tout facile. Maman est venue me chercher et nous sommes rentrées par l’avenue des Chams Elysées tout du long. Papa s’occupe actuellement du mariage de Melle Prioul avec un jeune notaire de 27 ans Georges Meunier je crois. Il a 400000frs de dot et une charge de notaire à Paris, ce qui est très beau et il veut une jeune fille gentille de visage et ayant 50000 de dot. Il n’a guère de prétention.
Adèle et marie se sont disputées à cause de Berlin, la 1ère disant qu’il n’y avait rien de plus laid et que les oiseaux eux-mêmes ne voulaient pas aller dans ce pays là. Marie, au contraire, soutenait que c’était fort beau. Après les avoir laissé discuter je leur ai demandé si elles connaissaient la ville en question. Ni l’un ni l’autre n’y était jamais allé et parlait par conséquent de choses qu’elles ignoraient complètement l’une et l’autre. Il est souvent ainsi dans la vie et il arrive fréquemment que l’on prononce des jugements bien arrêtés que l’on ne connaît seulement pas. Sans avoir un avis bien déterminé je crois que (illisible) ; c’est cette même phrase qui a mis (illisible) en rage il y a quelques temps. Elle est venue aujourd’hui et m’a gratifiée de deux pen…………….sums. Elle met toujours un siècle entre les deux syllabes de ce mot.
Je suis encore accablée d’ouvrage et je ne sais comment m’en tirer. Ce soir j’ai pourtant un peu plus de temps ; j’ai fait de l’allemand avec Marie et il n’est encore qu’aux environs de 10 heures mais je vais me coucher de très bonne heure car hier je ne dormais pas encore à minuit et ma course de ce matin m’a légèrement fatiguée. Aller et revenir de l’Arc de Triomphe sans être excessivement fatiguant constitue une belle promenade tout de même et je plains la pauvre Maman qui non seulement l’a fait mais est allée dans la matinée chez Monsieur Sain et dabs la journée au cimetière du père Lachaise. Elle a acheté rue de la Roquette deux plâtres nouveaux pour Louis ; il en a une véritable collection maintenant : 2 écorchés, les 2 danseurs italiens, le faune et le prisonnier, sans compter les 11 ou 12 têtes seules qu’il a en sa possession.
Ma tête me fait mal, mes tempes sont bien serrées et quoique j’éprouverais un grand plaisir aujourd’hui que j’ai le temps à continuer mon journal de quelques lignes encore je l’abandonne pour aller me mettre au lit. Bonsoir !

Vendredi 16 Décembre
Je me suis réveillée bien tard ce matin car j’étais très fatiguée et c’est seulement en entendant papa lire dans son journal que l’on avait exécuté le matin même un nommé Crampon que j’ai ouvert les yeux. Ce n’est pas le locataire du 6ème mais un autre de son nom. Je m’attends bientôt à l’exécution de Plista qua nous avons ramené de Nantes ; cela me touchera un peu plus puisque je le connaissais bien pour l’avoir vu dans le train qui nous ramenait à Paris.
Il y a deux jours Adèle qui prétend que ses rêves se réalisent toujours avait rêvé mon mariage avec un lieutenant de vaisseau. Je ne sais si je dois le souhaiter ou non car, quoique j’aime beaucoup les marins et la mer, je sais que c’est une existence toute entière d’angoisses et quelles inquiétudes on doit ressentir par les temps orageux lorsque l’on est seule et qu’on sait son mari exposé à la fureur de la mer.
Mais c’est assez parlé de cela qui n’a point d’importance. J’ai appris des leçons pour mon cours Lundi matin. J’espère bien que nous irons Dimanche à Boulogne ; il y aura trois semaines que je n’y ai pas mis les pieds.
Il y a encore des agitations politiques, le nouveau ministère est tombé et on a dû procéder aujourd’hui à l’arrestation de quelques Chefs de Panama entre autres Mr Charles de Lesseps (fils de Mr Ferdinand qu’on laissera peut-être mourir en paix). Quoiqu’il en soit ce panama a causé un charivari impossible et quand Henri est allé hier chez Mr Dufourg il l’a accueilli par ces mots : « Sommes-nous toujours en république ou est-ce l’empire ou la royauté ? » Mr Pélissier a dit à Papa qu’on allait avoir un nouveau gouvernement « La Sociale république de la dynamite », ce qui ne serait pas tout à fait impossible par les temps au milieu des quels nous vivons. Je ne m’occupe pas de politique et n’en sais que ce que j’en entends dire à la maison par père ou les garçons qui en entendent parler autour d’eux et qui nous répètent ce qu’ils ont entendu.
J’ai fait de l’allemand avec Marie ; il est déjà 10 heures ¼ ce qui fait que je ne dormirai pas avant 11 heures, le temps de faire ma prière, de dire mon chapelet et de me déshabiller.
Maman est allée acheter les étrennes de Marie, Germaine et Louise : 4 petits livres, un écrin contenant un dé et des ciseaux en vieil argent ou vermeil à son choix, une bourse en mailles d’argent. Quant à bébé Suzanne (que je n’ai pas encore vue depuis son retour) il n’y a     rien de bien arrêté. Henri arrive et je suis obligé de quitter mon journal en lui disant « à demain ».

Samedi 17 Décembre
Noël approche et Minel ne fait plus qu’en parler, sa grande terreur est la verge avec laquelle on le fait taire quand il est méchant. Pourvu que Noël n’apporte pas une verge mais des couleurs à ce futur artiste. J’espère encore cette année pouvoir emplir ses souliers sans qu’il se doute de rien. Dans 3 ou 4 ans, il sera peut-être moins crédule. Je serai encore plus heureuse de sa joie que lui le jour de Noël.
J’ai appris mon histoire contemporaine et j’ai un peu travaillé à ma 3ème pochette à œufs, elle n’avance guère vite et c’est à peine si je peux y faire un point de temps en temps. Marie a un petit livre très drôle où on tire la bonne aventure. A cette question : « Resterai-je demoiselle ? » j’ai eu comme réponse : « Le mariage te rendra heureuse. » Avec cela si je reste vieille fille je tomberai de haut. N’importe, je demande à Dieu que tout soit fait selon sa volonté, c’est ce que je puis souhaiter de plus sage, et si j’étais plus raisonnable que je ne le suis-je ne souhaiterais rien de mieux.
Encore aucune nouvelle de Louise et de Thérèse, ma lettre s’est peut-être perdue ; j’aime à la croire car’ il est impossible qu’elles ne pensent déjà plus à nous après avoir passé un si bon mois ensemble ; leurs occupations ne leur permettent peut-être pas d’écrire. Depuis 8 ou 10 jours, je fais des économies ; au lieu de prendre un croissant tous les matins comme avant je prends simplement une tartine de pain dans mon café au lait, ce qui me fait donner par Adèle un sou (prix du croissant) par jour.
Nous sommes tous allés (même Minel) dîner chez grand’mère Prat qui lui a donné une jolie boite de soldats de plomb, il en était dans le ravissement. Maman l’endort en ce moment et je suis tranquille pour écrire mais j’ai bien sommeil et dès que je ne risquerai plus de le réveiller j’irai me coucher pour aller de bonne heure à la messe demain.
On s’attend à de graves évènements pour Lundi mais il n’y aura peut-être rien du tout car le plus souvent quand on s’attend à une chose elle n’arrive pas et vient au moment où l’on y pense le moins. Néanmoins l’affaire du Panama tourne au tragique !

Dimanche 18 Décembre
Je suis allée à la messe de 8 heures avec papa, les garçons à celle de 7 ¼ et maman à celle de 8 ¼. Nous devions Maman, Louis, Minel et moi aller déjeuner à Boulogne mais il y avait tellement de brouillard que mère y est allée seule. Je l’ai bien regretté quand j’ai su que mes cousines y étaient toutes les quatre avec leur mère. Grand’mère nous a envoyé par maman 20frs à partager pour nos Noël, ce qui nous fait 5fr chaque.
Adèle m’amuse quand elle me parle de mon trésor (qui est bien maigre). J’ai dans ma caisse 170 francs, en bourse 2 francs et dans la boite à veilleuses où je m’amuse à former ma dot avec de l’argent gagné par moi 13 sous. Mon trésor n’est que de 172 francs 65 plus les 5 francs que grand’mère ma fait donné aujourd’hui.
J’ai travaillé pour mon cours chez Melle de Lillo, pour celui de papa, un peu pour Me Franchesky et pas mal pour (illisible) Pen……sum qui ne sera jamais contente. J’ai un caractère porté aux excès. Maman ne trouvait pas qu’une demi-heure d’allemand était assez. Après m’être un peu fait prié, je m’y suis remise (en rageant) et, protestant la fameuse loi de mobilité et d’inertie, je m’y suis mise avec une telle ardeur qu’au bout d’une heure la pauvre Marie avait la tête brisée. Il a fallu que Maman soit l’obstacle qui m’arrête car j’étais révolue à aller jusqu’à demain matin (j’étais bien sûre de rencontrer un obstacle quelque part) pour qu’on ne puisse pas dire que je n’avais pas fait assez d’allemand. Quelle chose ennuyeuse, à quoi me servira-t-elle, mon bon Jésus !)
Après le dîner, j’ai repassé toutes mes leçons pour demain matin, je ne suis pas sûre de bien les savoir n’ayant guère eu le temps de les étudier cette semaine. Maman m’a acheté hier un atlas de géographie (2ème année de Fancin) qui est très intéressant ; il y a les portraits de tous les animaux des 5 parties du monde. Il est 10 heures 10, j’ai encore différentes petites choses à faire avant de me coucher, ce qui me force à quitter mon journal.
Mon journal n’aura d’intérêt pour moi que dans quelques années quand je commencerai à avoir besoin de me rappeler que j’ai été jeune mais il n’aura jamais d’intérêt pour personne autre.

Lundi 19 Décembre 1892
Je me suis levée à 8 heures moins un  quart et suis parties avec Papa à 8 heures ½ pour mon cours. Suzanne Morlière était revenue, c’était la première fois depuis sa longue maladie que nous la voyions paraître. Avant de rentrer, je suis montée avec maman un instant chez grand’mère où papa devait déjeuner. A 3 heures 20, je suis partie avec Marie pour mon cours de diction. Me Francheski nous a lu plusieurs pièces qu’il nous faudra retravailler pour la semaine prochaine.
Il y avait un brouillard affreux, on n’y voyait presque pas dans la rue. Nous avons eu une discussion Adèle et moi à propos des prêtres ; il y a dans ses opinions quelques choses assez justes. Elle voudrait que l’église, la maison de Dieu, soit ouverte aux pauvres comme aux riches et qu’on ne soit pas obligé de rester debout quand on n’a pas d’argent pour payer les chaises. Quand on va rendre une visite à un mai, il ne vous fait pas payer pour vous asseoir, à plus forte raison dans la maison de Dieu qui est notre Père. Pourquoi faut-il que les pauvres soient à genoux sur la pierre dans le bas tandis que les riches sont assis dans le haut. Injustice ! Sans être aussi prononcée qu’elle, je pense que l(on devrait permettre à tous de s’asseoir et de remplacer par une quête à laquelle les riches donnerait le prix que rapportent les chaises.
A côté de cela elle a des idées sentant un peu plus l’hérésie et je lui ai dit : « Laisse donc les prêtres en paix, nous ne sommes point charger de les juger. » Elle se dit pourtant profondément catholique. Je le crois les vérités fondamentales ne sont pas attaquées chez elle, il n’y a que quelques bêtises dont il vaudrait mieux ne pas parler. Les boucles d’argent que certains prêtres ont à leurs chaussures font son cauchemar. « Jésus allait nu pieds et ses représentants ont des souliers vernis et des boucles d’argent, tandis que de pauvres diables meurent de faim et de froid, ils se nourrissent bien et ne pensent qu’à leur bien être. » Elle convient pourtant qu’il y a des prêtres, vrais successeurs des apôtres, mais c’est le petit nombre. » Quant à moi, je ne me mêle pas de tout cela, je respecte les prêtres et n’en veut point chercher plus loin. S’il y en a de mauvais, ce qui est possible, Dieu seul doit les juger !
Il est bien 10 heures et quart, j’ai encore plusieurs choses à faire avant de me coucher. Le père Crampon a été congédié aujourd’hui par l’architecte de Melle de Villeneuve pour avoir continué à recevoir chez lui l’ancienne concierge.

Mardi 20 Décembre
J’ai travaillé pour mon cours chez Melle de Lillo mais j’ai encore bien à faire et je ne pourrai en mettre guère long ce soir. Les jumelles sont venues au cours et grand’mère Prat leur a donné de très gentilles bagues d’or. Grand’mère Bocquet m’a dit que si je voulais lui rendre les 5 francs qu’elle m’avait donné pour Noël elle m’en donnerait une. J’ai accepté avec grand plaisir et grand’mère m’en a donné une en or également, 1 saphir et deux grosses perles fines et 4 petites roses. Elle est délicieuse et je suis bien heureuse.
Il était minuit moins un quart quand je me suis couchée hier et il faut que je quitte mon journal si je ne veux pas être obligée de me coucher plus tard encore aujourd’hui, il n’est que 9 heures mais j’ai bien 2 heures ou 2 ½ de travail.

Mercredi 21 Décembre
J’ai beaucoup de leçons pour Melle de Lillo et elles sont bien difficiles. Maman a rapporté les 4 livres qu’elle doit donner à marie pour ses étrennes, j’en ai commencé la lecture. Ce sont "Annie Ellen Gordon", "Rosa Trévern" et "Micheline Green" suivis de "La Nièce du Président".

Jeudi 22 Décembre
Je suis allée au cours chez Melle de Lillo, mers leçons étaient passablement sues et l’institutrice Melle Richer a lu nos devoirs de style à Henriette de Causez et à moi. (illisible) est encore venue. L’ennuyeuse créature, elle s’est mise en rage contre moi parce que je n’avais pas appris une petite note de grammaire allemande pensant qu’il ne fallait pas l’apprendre.

Vendredi 23 Décembre
Me Hautier et Tante Gabrielle sont venues dans l’après-midi rendre visite à Maman. Amélie n’était pas avec sa mère. J’ai commencé en cachette de maman un signet et papier bristol que je lui enverrai dans une lettre le 1er Janvier avec une image sur gélatine peinte par Louis et nous recopierons sur une feuille blanche les vers de Victor Hugo : « Oh l’amour d’une mère etc. » Minel pense bien à Noël.

Samedi 24 Décembre
J’ai commencé mes 1000 avec Maria pour lesquels je demande bien des choses. Qu’Henri soit reçu à son baccalauréat, que je sois reçue si je me présente à mon examen et encore…. Mais cela je ne veux pas l’écrire car c’est un secret.
Papa, les deux garçons et moi, nous sommes allés dîner chez grand’mère Prat qui m’a donné pour Noël un livre de Mr Maxime Du Camp intitulé Bon cœurs et braves gens et aux garçons deux porte-plume d’ivoire montés en argent avec ees petits calendriers. J’ai fini mes 1000 Ave.

Dimanche 25 Décembre
Je suis allée à la messe de 8 heures et demi avec mère. Avant de rentrer nous sommes allées chez grand’mère Prat qui partait à la messe de 10 heures. Elle est venue vers 11 heures ½ à la maison pour apporter à Minel un joli chemin de fer à crémaillère. Il était bien heureux. Petit Noël (par mon entremise) avait déposé dans ses souliers 1 pomme, 3 mandarines, 1 sucre d’orge, 2 morceaux de pain d’épice et 1 énorme jeu de quilles puis dans le fourneau de la cuisine (par l’entremise de la mère Adèle) un chemin de fer et 6 beaux gâteaux. Cela lui a fait deux chemins de fer. Il était heureux comme un roi, le cher mignon. Nous ne sommes pas allés à Boulogne, il faisait trop froid.

Lundi 26 Décembre
Il y avait ce matin 7 degrés de froid. Je suis parti avec Papa pour le cours, aussi j’étais couverte comme…. Un ognion (écriture reprise telle quelle volontairement car écrite ainsi volontairement !) A 3hrs ½ Marie m’a  conduite au cours pour que Me Francheski. Nous avons d’abord lu un petit Noël d’Armand Sylvestre intitulé "Nuit d’Orient", puis Marcelle et moi nous avons récité notre scène d’Andromaque. J’étais une pauvre petite Andromaque bien tremblante en face d’un Pyrrhus pas bien terrible malgré la voix qu’il prenait. Quand je baissais les yeux, je me figurais être devant la roi barbare mais si je relevais la tête, je voyais alors Marcelle et j’avais grand’peine pour m’empêcher de rire tant je trouvais peu de ressemblances. Je devais être plus conforme au rôle d’Andromaque tout en noir avec ma robe neuve forme princesse et ma vois tremblante. Je serais en face d’un vrai acteur en costume que j’entrerai peut-être plus dans le rôle et dirais peut-être mieux. Pour bien jouer il faut d’abord une étude très profonde pour savoir ce que l’on peut tirer de telle ou telle phrase, de tel ou tel mot puis il faut sentir vivement et se mettre entièrement corps et âme dans le rôle du personnage. Je crois avoir bien senti mais je n’ai pas assez étudié ; il me semblait être cette mère implosant pour la vie de son fils et voulant rester fidèle à la mémoire de son époux. Ce rôle me plaisait quoiqu’il ne fût pas tout à fait en harmonie avec ma voix, j’ai essayé de donner toute l’ampleur possible.
L’affaire de Panama continue de bouleverser la Chambre et l’Elysée, c’est une cohue épouvantable, chacun croit son voisin coupable, tout le monde avoue, on se bat en duel, on se chamaille à propos de tout et à propos de rien. Quel bonheur de n’avoir à m’occuper de tout cela et de rester bien tranquille quand les têtes sont en feu de tous côtés. Les députés dansent sur un volcan qui ne manquera pas de faire explosion au bon moment.
La semaine dernière Mr Cothu, l’administrateur général de Panama était à Vienne, on donne l’ordre de l’arrêter, il revient à Paris, parcourt toute la journée sa valise à la main le palais de justice sans trouver personne qui veuille l’arrêter. Il ne se souciait pas de rentrer chez lui, toutes ses dispositions étant prises et sa valise contenant tout ce qu’il lui était nécessaire pour un temps plus ou moins long de prison. On lu répondait partout : « Monsieur, rentrez chez vous, on ira vous chercher. » Enfin vers le soir, il trouva ce qu’il voulait.
Il y a eu dans la matinée un incendie au n°39 de la rue Caumartin. Henri qui revenait par là nous a raconté que les flammes sortaient par toutes les fenêtres et s’élevaient à une grande hauteur.
Je suis fatiguée ce soir, il est bien neuf heures et demie, je voudrais me coucher de bonne heure, et, comme j’ai encore à travailler un peu, je suis forcée de quitter le cher petit confident. Me Francheski a eu une petite fille : Germaine, dans la nuit du 24 au 25 Décembre. Voici un bébé admirablement commandé pour les fêtes de Noël. Mlles Belly de Launay et Carlin ont récité une scène de Gringoire qu’elles ont bien dit mais qu’il faudra encore réciter de même que notre Andromaque. Mademoiselle Marguerite a avoué sa passion pour Andromaque. Melle de Launay préfère Corneille et moi je les aime beaucoup toutes les deux et hésite entre Andromaque et Le Cid ; si dans le dernier il y a la haute imagination de Corneille, nous trouvons dans le premier la pureté de langue de notre grand Racine.

Mardi 27 Décembre
J’ai été glacée toute la journée et il faisait pourtant moins froid qu’hier. Mes compositions françaises pour Melle Richer sont terminées, mes problèmes et ma théorie de même, mais il y aura encore mes devoirs et mes leçons d’allemand pour (illisible). Les jumelles sont venues au cours, Maman seule est allée les voir. Mes pochettes d’œufs sont en train de se faire monter ; pourvu qu’elles soient terminées pour les donner Dimanche. Tante Danloux arrivera probablement le premier Janvier dans l’après-midi, elle aura bien retardé son voyage et nous l’attendons tous avec une grande impatience.

Mercredi 28 Décembre
J’ai travaillé à mes leçons toute l’après-midi, mes devoiurs d’allemand sont faits, bon débarras. Maman est allée acheter chez Boissier les bonbons fondants qu’elle doit donner à Mr Edouard Muller. A 5hrs ½ tante Geneviève, Me Louis Prat (Germaine) et Me Gibelin (Louise) sont venues nous faire une petite visite bien aimable. Il est tard, très tard ce soir et comme il faudra me lever de bonne heure demain pour aller rue de Chateaubriant il est temps que je cesse mon journal. Que je voudrais être au 1er !

Jeudi 29 Décembre
Je suis allée chez Melle de Lillo. Il y avait une épaisse gelée blanche sur toute la terre, les arbres étaient entièrement blancs et avec cela un brouillard très épais. Le ciel paraissait d’un noir un peu plombé et au milieu une immense boule rouge, le soleil que l’on voyait sans ses rayons. La scène était lugubre. Nous avons pris Porte Maillot qui nous arrêtait à l’entrée de la rue de Washington. Il faisait un froid glacial. Maman est allée chez Me Edouard lui porter son sac de bonbons. (Illisible) s’est amenée à 5hrs ¼, elle n’a pas été mécontente de nous probablement une manière comme une autre de nous souhaiter la bonne année.
Mes pochettes à œufs sont complètement terminées, il n’y a plus qu’à les donner, ce qui sera fait Dimanche et ne demande pas autant de temps qu’à les faire. Mr Sain a fait le portrait d’une femme nue qui ressemble tellement à Catherine que Maman s’est mise à éclater de rire en la voyant. Mr Sain lui a demandé pourquoi ? – « Parce qu’elle ressemble beaucoup à une personne que je connais. » - « Vous ne l’avez jamais vue comme cela ? » - « Non mais c’est elle, sa manière de se peigner, sa tenue, sa physionomie, tout enfin. » - « Mais vous n’avez jamais vu le reste ? » - « Non, mais on le devine. » Je me suis mal exprimée et en relisant ma phrase je me suis aperçue qu’elle semblait signifier que Maman avait vu le modèle. Erreur ! Maman n’a vu que le tableau.
Louis est en train de parler histoire naturelle avec Marie, il va faire de l’allemand ; je vais aussi travailler de mon côté et me coucher bientôt le froid m’ayant fait mal à la tête car Maman et moi sommes revenues à pied ; en rentrant mes pieds étaient complètement morts.
J’ai écrit à Louise et à Thérèse pour leur souhaiter la nouvelle année. Si elles ne me répondent pas, je ne leur écrirai plus car cela voudra signifier qu’elles ne veulent plus correspondre avec moi. Mais leur réponse ne se fera pas attendre, je le crois bien et avant 8 jours j’aurai des nouvelles de mes chères amies ; je ne puis me défendre d’une certaine inquiétude de si l’une d’elles était malade ! mais non, je dois chasser ces sombres pensées, elles ne peuvent être vraies.

Vendredi 30 Décembre 1892
J’ai oublié de dire dans mon journal d’hier que Mr l’abbé Vincent nous avait envoyé de très jolies images accompagnant ses souhaits de nouvel an.
J’ai travaillé toute la journée, bien heureuse de ne pas sortir. A l’heure qu’il est 9 heures moins ¼, il doit bien y avoir dehors de 9 à 10 degrés de froid, il y en a eu 5 presque toute la journée. La lune (presque pleine) brille beaucoup ainsi que les étoiles. Certes c’est une belle nuit d’hiver mais je la souhaiterais moins froide pour bien des malheureux.
L’année 92 touche à sa fin, nous allons demain à minuit la laisser dernière nous et je ne puis pas dire que ce sera sans tristesse de ma part. J’ai connu de beaux jours, celui où nous avons su qu’Henri était reçu à son baccalauréat et tous ceux que j’ai passé à Pornichet. Cher Ker Sablé, quand le reverrai-je !
L’année 92 a eu aussi de tristes jours, le 11 Novembre par exemple. Je suis sûre que ma pauvre tante voudrait bien retourner quelques années en arrière. Pauvres morts, je pense souvent à vous et malgré les années se succédant les unes aux autres le souvenir que j’ai conservé de vous devient vif. Pauvres tantes Amélie et Dumont, je me les rappelle bien encore mais il y avait dans leurs physionomies quelque chose qui m’échappais, me les rendant bien vagues.
Je ne veux pas que l’année finisse sur ces tristes pensées. Je suis heureuse ; combien de personnes ont été plus éprouvées que moi, mes parents les plus proches me restent mais j’ai quand même une chose qui me manque et qui m’a presque toujours manqué. Je n’ai pas de grand-père et presque tous les autres enfants ont un grand-père mais je dois encore remercier Dieu de m’avoir conservé mes grand’mères.
Maman endort Minel, Louis dessine auprès de moi, Adèle est dans sa cuisine, Marie fait les couvertures, Henri et Papa travaillent dans le cabinet, la maison est bien tranquille car Louis et moi nous ne parlons pas ensemble, travaillant chacun de notre côté et n’ayant rien de bien utile à nous dire.
Je n’écrirai presque plus en 92 et je veux conserver des souvenirs de cette année, c’est pourquoi mon dernier ou avant dernier jour est bien rempli. Demain je n’aurai peut-être pas grand temps. La vie est une presse continuelle, c’est à peine si on a le temps de respirer. Mère a fait une toilette de poupée en nansouk blanc avec des nœuds rose saumon pour habiller un bébé Jumeau pour Suzanne, c’est délicieux. Comme elle travaille bien, c'est à se prosterner devant tout ce qui sort de ses mains.

Samedi 31 Décembre
Me Edouard Muller nous a envoyé nos étrennes vers 4 heures, il y avait pour Henri les 3 volumes du Général de Marbot, pour Louis porte-crayons et un canif d’argent, pour Geneviève une collection de jeux de jardin, Marguerite un tableau à musique avec des chats danseurs, Emmanuel une superbe boîte de soldats et moi une jolie boîte en satin blanc brodée de bouquets de roses avec 6 mouchoirs ravissants dedans.
Nous sommes allés chez Grand-mère Prat pour dîner, nous y avons trouvé les jumelles qui y avaient été amenées par Grand-mère Bocquet. J’ai donné à Grand-mère ma couverture de livre, Papa un livre « l’art dans la maison » et petit Minel un joli bouquet de roses. Madame A. Muller avait envoyé chez Grand-mère une énorme boîte de fruits confits pour nous, elle avait envoyé le matin une caisse de champagne. Décidément nous sommes trop gâtés. Les jumelles ont couché à la maison.