2ème partie


1893 Dimanche 1er Janvier

Nous sommes allées toutes les 3 à la messe de 8hrs ½ avec Maman. Nous avons tous déjeuné chez tante Geneviève, un déjeuner parfait. Tante m’a donné un livre "Ma Grande", les jumelles ont eu des bourses d’argent et les 3 garçons ont préféré leurs étrennes en argent. Dans l’après-midi, nous avons joué au jeu de course et nous avons bu… horreur…. Une goutte d’absinthe dans beaucoup d’anisette et d’eau. A quatre heures nous sommes partis et rentrés à la maison. Maman, les 2 garçons et moi nous sommes allés chez gd’mère Prat voir tante Danloux lui venait d’arriver.

Lundi 2 Janvier
Je n’avais aucun cours. Tante Geneviève et l’oncle Raoul sont venus vers 5hrs ½ et se sont presque croisés avec tante Danloux.

Mardi 3 Janvier
Marguerite est venue déjeuner avec Gd Mère Bocquet chez grand’mère Prat mais la goutte d’absinthe n’avait pas réussi à Geneviève qui en est malade. Je suis allée voir Marg. Et Gd mère au cours et après je suis montée avec Mère chez Gd Mère Prat. Nous y avons vu tante Danloux de ces demoiselles de la Filolie Tante m’a donné un superbe imperméable, une paire de boucles d’oreilles, 6 mouchoirs et comme souvenir de mon oncle un livre de prière lui ayant appartenu. Geneviève a eu un livre et Marguerite un couteau à gâteau en argent.

Jeudi 12 Janvier

Voici bien longtemps que je n’ai rien mis sur mon pauvre journal et je n’y écrirai qu’un mot en passant. Le pauvre Pierre Rousselon est mort au havre en faisant ses visites de noce à l’occasion du 1er Janvier. Il est mort d’une congestion occasionnée par le froid. Voici sa pauvre femme veuve et il n’y avait pas 3 mois qu’ils étaient mariés. C’est tante Geneviève qui est venue hier soir qui nous a annoncé cette triste nouvelle. Amélie Boisseau a bien fait de le refuser disant que les mariages entre cousins ne portent pas bonheur.
Je suis allée chez Melle de Lillo et Melle (illisible) est venue. Elle ne veut plus que nous la reconduisions jusqu’à la porte quand elle s’en va ni que nous lui disions au revoir, ce qui lui fait perdre trop de temps.
Après le dîner, j’ai copié la scène de Louis XI que je dois réciter Lundi avec Marcelle Boussenot.

Vendredi 13 Janvier
Un Vendredi 13 ! Quels malheurs va-t-il se passer aujourd’hui, je les écrirai ce soir si j’en ai le temps.
Il n’est arrivé aucun grand malheur et pourtant la journée commençait bien mal. Je crois avoir avalé une épingle en buvant mon café au lait. Minel est tombé et s’est fait mal à la jambe.
L’oncle Victor, Me Aucher mère et Me Rousset et sa fille sont venues rendre visite à Maman.

Samedi 14 - midi
La neige tombe comme je ne l’ai jamais vue tomber. Les flocons sont énormes, je n’en ai jamais vu de pareils, il y en a de quatre et cinq centimètres de largeur (9hrs du soir). Je suis sortie vers deux heures avec Maman. Nous sommes d’abord allées au chemin de fer de l’est chercher un titre pour Grand’mère et je me suis promenée toute la journée avec un papier valant 30000 dans ma poche.
De la compagnie nous sommes allées chez Me Quénouelle puis chez Mr Sain qui a dit à Maman que je l’inspirais et qu’il croyait faire un très joli fusain avec moi ; nous sommes montées ensuite chez Me Rigaut puis chez Me Singry puis nous sommes allées à St Louis d’Autin, et chez Tizac essayer une jacquette.

Dimanche 15 Janvier
Nous ne sommes pas allés à Boulogne. Maman est allée chez Me Muller. Il fait un froid de chien, l’hiver aura été joliment rude. Tous les matins vers 8hrs ½ il y a 10 degrés de froid, dans la journée au moment le plus chaud il y en a encore 6. A Archangel, il y a jusqu’à 35 degrés de froid. Depuis le 15 Décembre nous avons cette température, beaucoup de gens meurent de froid dans la rue, sur les omnibus etc.

Lundi 16 Janvier
J’ai été au cours, encore 10 degrés de froid quand je suis partie avec papa. Me Francheski m’a donné un bouquet.

Mardi 17 Janvier
La neige est tombée pendant la nuit, tout est blanc, il fait encore plus froid. Les jumelles ne sont pas venues au cours, il y  a10cms de neige à Boulogne. Les tramways de Boulogne ne marchaient pas. Je ne suis pas sortie. Adèle nous a payé nos croissants. J’ai maintenant 52 sous, c’est déjà une bonne somme.

Mercredi 18 Janvier
J’ai appris mes leçons et terminé mes devoirs pour demain. Il fait encore glacial. Tante Danloux est venu vers 4hrs ½.

Jeudi 19 Janvier
Je suis allée au cours chez Mlles de Lillo, les leçons étaient bien sues. Melle (illisible) est venue, elle était de meilleure humeur et a trouvé que nous avions pas mal travaillé. Maman a pris un rendez-vous pour moi chez Mr Sain à 2 heures Mardi. Il doit faire mon portrait en fusain.

Vendredi 20 (Panama)
Dégel. Quel bonheur, il fait bien moins froid, hier déjà la température était adoucie ; néanmoins l’hiver aura été rigoureux.
Panama cause toujours des agitations politiques. On les emprisonne tous ; Cornélius Herse, un Juif, a été arrêté à Londres. Grand chevalier de la légion d’honneur, il avait reçu 2600000 francs. On va probablement le dégrader mais il faut des preuves. Il a dit que Mr Reynac a tenté de l’empoisonner, tout cela est un mic-mac impossible.

Samedi 21
Centenaire de l’exécution de Louis XVI. Nous avons été dîner tous chez grand’mère Prat même Minel. Dégel complet, les rues étaient dégouttantes mais beau temps très doux, un peu de salut.

Dimanche 22
Maman et Louis sont partis à7 heures et demi pour Boulogne où Mr Legret les attendait à 8hrs ½. Je suis allée avec Marie à la messe de 9hrs à l’Assomption. Voici plusieurs jours que j’ai une plume détestable, je vais en demander une autre à Papa.

Lundi 23 Janvier
Je suis allée au cours. Marie y était aussi mais Germaine, Louise et Suzanne étaient très enrhumées. Je suis montée ¼ d’heure chez grand’mère Prat avant le cours de Me Francheski ou en l’attendant ces demoiselles ont parlé d’opinions politiques. Marcelle est royaliste, elle a été à la messe solennelle le 21 Janvier en l’honneur du centenaire. Melle Belly est Bonapartiste. L’image de Bonaparte Napoléon est dans sa chambre.

Mardi 24 Janvier
Je suis allée chez Mr sain, il me fait mon portrait décolletée et les cheveux ondulés. J’ai tout à fait l’air d’être en toilette de bal. J’y dois retourner Samedi prochain.

Mercredi 25 Janvier
Maman est sortie presque toute la journée et j’ai appris mes leçons pour demain. Tante Danloux est venue vers 10 heures.

Jeudi 26 Janvier
Je suis partie à 8 heures avec Maman pour aller rue Washington. En revenant nous sommes allées 20 minutes chez grand’mère Prat.

Vendredi 27 Janvier
Il y a eu des visites toute la journée. En voici la liste.
  • Me Muller
  • Me Marin et Marguerite
  • Me Thiébaut
  • Tante Danloux
  • Tante Bonfils
  • Me Thélier
  • Me Dupouez et Amélie
  • Tante Jeanne Thomas
  • Me Rigaut
  • Me Hourvet
  • Tante Geneviève.
Marguerite a goûté du malaga et des biscuits dans le cabinet de Papa sur la petite table que tante Danloux nous a donnée il y a déjà bien longtemps. Je lui ai montré mes mouchoirs de Mr Ed Muller. Amélie Dupouez et sa mère étaient dans des toilettes splendides rien que de velours, soie et jais. La laine n’est pas digne d’elles.

Samedi 28 Janvier
J’ai été chez Mr Sain, mon portrait est fini et très joli. Nous avons tous été dîner chez grand’mère Prat.

Dimanche 29 Janvier
J’ai reçu une lettre des Bitschiné. Nous ne sommes pas allés à Boulogne. Grand’mère Prat et tante Danloux sont venues après la messe voir mon portrait, elles l’ont trouvé bien mais grand’mère regrette que l’on ne voit pas les yeux.

Lundi 30 Janvier
J’ai été au cours et j’y ai vu Marie. Le soir chez Me Francheski on a fait le concours des Chercheuses de Muguet de Thieuret. C’est Melle Corbin qui a remporté le bouquet.

Mardi 31 Janvier
Maman, Bibi et moi, nous sommes allées voir Grand’mère Prat. Il y avait grand’mère Bocquet et les jumelles mais elles ne sont pas restées longtemps.


Mercredi 1er Février

Je suis allée avec Maman et Bébé Minel chez Melle Geneviève Dufourcq. Bébé s’était fait ami avec Madeleine. Il ne voulait plus la quitter et a pleurer pour revenir ;

Jeudi 2 Février 1893
Je suis allée chez Melle de Lillo. Melle (illisible) est venue, elle a été contente de nous. J’ai oublié d’écrire Samedi que la Marquise de Pompadour avait eu 4 petits chats, on en a noyé 2.

Vendredi 3
Il n’est pas venu de visite aujourd’hui. Me Wilbrod attend un 5ème bébé, je vais lui faire des chaussons ; elle désire un garçon et non une 5ème fille.

Samedi 4
Mon portrait est revenu de chez l’encadreur, il est dans un cadre très impressionnant. Grand’mère Bocquet est venue. Nous avons tous été dîner chez grand’mère Prat.

Dimanche 5
Je suis allée à la messe de 7hrs ½ avec Papa et les garçons mais aucun de nous n’est allé à Boulogne, nous en avons pourtant eu des nouvelles par Tante Geneviève qui y avait été et que Papa est allé voir vers 5hrs ½. Grand’mère et Geneviève n’étaient pas très bien ensemble parce que Wana avait dit à Grand’mère à propos de Popotte : «  Quand on a été à la messe le matin, on ne maltraite pas un chien. » Il faut convenir que cela n’était pas très respectueux mais elle l’a peut-être dit sans mauvaise intention.
J’ai oublié d’écrire Mardi que les jumelles m’avaient remis de la part de Lucie un charmant petit plateau en bois avec des petits verres et une bouteille en os (tout cela avait été fait par son frère Edouard qui est tourneur) Elles m’ont encore donné mon porte aiguille en bristol que Lucienne m’a monté.

Lundi 6 Février
Comme les jours passent vite. J’ai été ce matin au cours de Papa. Maman a acheté une très jolie dentelle au crochet de 4m50 pour 6,00, ce qui n’est pas cher. Je suis allée avec mère un moment au cercle de la rue Boissy d’Anglas. L’épatant c’était le vernissage, il y avait un foule innombrable. Nous y avons rencontré Me de Salis que je n’avais pas du tout reconnue ; elle était avec 2 de ses filles mais ni Marguerite, ni Berthe n’y étaient. Je suis encore montée chez grand’mère Prat pour dire adieu à Tante qui repart demain pour Tours. Comme le mois qu’elle aura passé à Paris m’aura semblé court.
J’ai été au cours de Me Francheski. J’aurai peut-être mes 10jetons et par conséquent mon bouquet la semaine prochaine. Malheureusement celui que je convoitais a été enlevé par Melle Belly, il était ravissant, une grosse rose effeuillée, feuillage très léger et une jolie, très jolie branche de gui. J’aime tant le gui !
Il va y avoir un mariage dans la famille, celui de Cécile Magniol avec un Hongrois, Monsieur Alfred Poidatz.

Mardi 7 Février
Nous sommes allés chez grand’mère Prat, nous y avons vu les jumelles et grand’mère Bocquet, elles ont joué deux morceaux à 4 mains.

Mercredi 8 Février
J’ai fait toute la journée mes leçons pour Me Richer. Mon Dieu, quel travail, je n’en finis pas.

Jeudi 9 Février
Je suis allée à ma leçon chez Melle de Lillo. Mademoiselle Richer était assez contente et elle a trouvé mes devoirs de style assez bons. (illisible) également et elle ne s’est pas trop mise en rage. Il est vrai qu’Adèle lui avait fait des pets de nonne et elle les aime beaucoup. Elle nous demande souvent s’il y a des petits gâteaux creux.

Vendredi 10 Février
Madame Sain et sa fille sont venues. Maman a été obligée de les recevoir dans le cabinet de Papa parce qu’il y avait un vent épouvantable et qu’Adèle avait essayé de faire du feu dans le salon mais le vent rabattait les flammes dans l’intérieur et si on avait laissé le feu aurait pu prendre au lambrequin de la cheminée. Me Maillard et Me Boisement sont aussi venues.

Samedi 11 Février
Je suis allée me confesser avec Louis et Maman parce que c’est adoration à la Madeleine. Nous avons tous été dîner chez Grand’mère Prat, c’était la première fois depuis le départ de tante Danloux. Grand’mère Bocquet est venue ce matin, elle était très contente de moi parce que je lui avais fait en entier un couvre pieds pour le petit ou la petite Welbred.

Dimanche 12 Février
Nous sommes allés à Boulogne où il y avait les Gaudriaux et tante Gabrielle, nous nous sommes bien amusés. Nous avons commencé une partie de croquet mais nous n’avons pu la continuer à cause d’une brouillerie de Germaine et de Louisette. Me Rousselon et Germaine sont arrivées à Boulogne à 2hrs ½ comme nous allions partir ; Maman et tante sont restées un peu pour les voir.

Lundi 13 Février
Je suis allée à mes deux cours. J’ai eu un bouquet à celui de Me Francheski. Il y a deux nouvelles élèves : Mlles Cardozo Alice et Kette. Ce sont deux Valaques ; l’aînée Alice a même conservé un air sauvage. Marcelle Boussenot n’y était pas et par conséquent je n’ai pu réciter la fameuse scène des Bavardes. Je n’en étais pas fâchée car elle est si difficile qu’une semaine de plus pour la repasser cela n’est certainement pas de trop.

Mardi 14 Février (Mardi Gras)
 Mardi gras. Ce jour ne me plaît pas du tout car après lui s’ouvre le carême qui apporte toujours avec lui une odeur plus ou moins forte de morue. Nous sommes allés tous ensemble voir les jumelles un instant à la sortie du cours puis nous avons fait un peu trottoir sur les boulevards. Aux confettis de l’année dernière étaient venus se joindre des Serpentins. Ce sont des rouleaux bleu ciel blancs et roses que l’on jette des fenêtres au milieu de la foule en les tenant toujours par l’arrière bout ; alors les messieurs se disputent la fameuse roulette, on se bat même quelquefois. Il y avait sur un balcon des jeunes juives qui en jetaient énormément tandis que des messieurs d’en bas leur en rejetaient. Ce n’était pas les gens les plus communs qui s’amusaient à cela mais des messieurs très bien, des Saint Cyriens et des Polytechniciens.

Mercredi 15 Février
Maman, Louis et Bébé sont allés déjeuner à Boulogne ; ils ont été avant chez Monsieur Segret pour les dents de louis.

Jeudi 16 Février
Je suis allée à ma leçon chez Melle de Lillo. Mademoiselle Richer était assez contente de moi sauf pourtant pour la chimie à laquelle je ne comprends absolument rien. J’ai commencé un nouveau cours à 1 heure. C’est un cours d’écriture, ce qui n’est pas malheureux pour moi car j’écris bien mal. Mademoiselle Pen……….sum est venue, elle a pas mal crié mais elle n’est pas morte d’un accès de rage.

Vendredi 17
Mesdames Paul Belin et Lanquetin sont venues. Maman leur a montré les portraits qui sont maintenant tous deux dans le salon mais pas pour longtemps puisqu’ils doivent être portés au cercle Valnez le 26 de ce mois avant minuit. L’exposition terminée, ils rentreront dans le salon et pour tout à fait cette fois-ci.

Samedi 18 Février
Je suis allée un instant avec Maman et petit Minel au cercle de la rue Boissey d’Anglas, puis après avoir déposé Bébé à la maison, nous sommes reparties chez Me Bertin, chez Me Emmanuel Magirial, chez Me Tingry et enfin chez Mr Sain. Nous sommes rentrées en passant par la Madeleine et reparties aussitôt pour dîner chez grand’mère Prat.

Dimanche 19
Maman et moi avons été à la messe de 8hrs ½ et Papa et les garçons à celle de 7hrs ½ ; aucun de nous n’est allé à Boulogne aujourd’hui. Nous sommes sortis une heure avec Maman tous les quatre. Il est déjà bien près de 10 heures ½. Maman est avec les garçons dans leur chambre. Minel est couché depuis 9 heures. Marie ne va pas tarder à l’imiter, il faut que je quitte mon journal, j’ai encore plusieurs petites choses à faire pour demain mon cours et je suis forcée de fermer mon pauvre ami.


Lundi 6 mars (Manifestations étudiantes)
Voici bien longtemps que je n’ai pu rouvrir mon pauvre cahier et depuis ce temps bien des choses se sont passées. Papa est en train de devenir célèbre malgré lui mais il faut que je procède par ordre.
Monsieur Larroument faisait à la Sorbonne un cours public où était attiré un grand nombre de belles Madames qui raffolaient de lui. Ce concours de femmes plaisait peu aux étudiants qui ont organisé des manifestations depuis 3 Vendredis, jours des cours ; il y a eu des cris : « Conspué Larroument » - Démission, démission. » Les dames effrayées par le train que faisait ces messieurs tenaient pourtant bon pour Mr Larroument qui ne supporterait ou pas ? Mais les étudiants changeant de tactique se mirent à chanter à tue tête les chansons les plus obscènes. Plus moyens de résister à ces bandits et à la déroute commençant tandis que ces démons chassent avec des coups les personnes décidées à braver tous les orages pour….. les beaux yeux de Monsieur Larroument, « Le beau Gustave ».
Ces manifestations s’étant produites 2 fois, les étudiants s’étant même rendus jusque la rue du Val de Grâce n°98, habité par Mr Larroument pour faire entendre leurs cris de « démission », la Sorbonne a fermé le cours public. Les étudiants sont donc restés maître du théâtre de la guerre. Hélas, il en est partout ainsi maintenant, le droit cède à la force.
Mais arrivons à ce qui regarde Papa. Les journaux ont profité de l’occasion pour tomber à bras raccourcis sur le bijou des Dames « La plus belle invention du siècle », selon Marie-Thérèse de la Hante et « le pauvre beau Gustave » a imité St Laurent retourné sur le gril. Naturellement papa ne pouvait échapper à cette revue générale des actions de Mr Larroument et lorsque les journalistes ont su qu’il faisait un cours chez Mr Prat entièrement réservé aux dames, ils s’en sont amusée.
Les histoires les plus fabuleuses et les moins vraisemblables courent maintenant sur le compte du cours. Le rédacteur de « La Concorde » a fait tout un article où il expose plusieurs passages du cahier de notes d’une demoiselle Paulette X. Papa voudrait bien connaître cette belle inconnue pour ne pas lui donner de places l’année prochaine. Il n’y avait pas un mot de vrai dans les notes que cette jeune fille avait prises ou était censée avoir prise car elle n’existe peut-être pas autre part que dans l’imagination de Mr le rédacteur.
Monsieur Larronnet m’a bien occupé ce soir, il ne s’en douterait pas. J’ai encore eu le bonheur de serrer la main du grand homme aujourd’hui lui-même.
Maman et Louis ont porté les portraits le Dimanche 26 au cercle Volnez. L’exposition est ouverte depuis le 2 Mars et j’y suis déjà allée 2 fois le jour de l’ouverture et Dimanche dernier. J’ai été à tous mes cours aujourd’hui, cours de Papa de 9hrs ½ à 11hrs ½ le matin, dessin de 1h à 3hrs et cours de Diction de 4hrs à 6hrs moins ¼.
J’ai fait un devoir de style ce soir et il est bien près de 10h ½ et somme je suis fatiguée je vais encore travailler une petite dernière heure et tâcher d’être couchée à 11hrs. Hier il était près de 11hrs ½, une demi heure de moins que ce que je dors habituellement surtout maintenant où il fait jour à 6hrs ½ du matin et que je me réveille de meilleure heure. Depuis 3 ou 4 jours nous avons un vrai temps de printemps, j’ai reçu la semaine, Vendredi ou Samedi, une lettre de Thérèse pour les deux jumelles et pour moi.
Monseigneur Place, archevêque de Rennes, et le grand ami de ma pauvre tante Danloux est mort hier, je devrais peut-être écrire un petit mot à tante qui est retenue à Tour. Elle ne peut pas marcher et passe sa journée étendue sur une chaise longue. Elle ne peut même pas aller à la tombe de l’oncle et dans sa dernière lettre, il y a peut-être quatre jours, elle me disait qu’elle avait auprès d’elle des violettes et des jacinthes de sa chère tombe. Que Dieu lui donne la patience nécessaire pour supporter cette nouvelle épreuve jointe à tant d’autres. Il faut espérer pourtant que cela ne sera rien et que d’ici à un mois tante sera complètement rétablie et aura repris sa vie active. Cette ennuyeuse maladie dure déjà depuis son retour à Tours.

Mardi 7 Mars
Je suis allée avec Maman et Minel chez grand’mère Prat, nous y avons vu Grand’mère Bocquet et les jumelles. Nous avons goûté tous quatre ensembles puis ceux de Boulogne sont repartis par Auteuil. Madeleine et nous sommes rentrées rue Cambon par le magasin des Trois Quartiers où Maman m’a pris 3 mètres de serge rouge pour faire une chemisette pouvant aller avec ma robe de serge bleu. C’est la grande mode en ce moment. Grand’mère Prat a dit qu’elle me donnait une jolie robe pour Pâques. On la fera faire pour la Première Communion des jumelles fixée au 25 Mai.
C’était la fête de tante Maillot et Maman a été la lui souhaiter avec une botte de giroflées et un bouquet de violettes.

Mercredi 8 Mars
Je suis restée toute la journée à travailler, tante Geneviève est venue un moment sans ses filles, Germaine étant repartie avec Mélanie et Suzanne par les Tuileries où elles ont rencontré Maman et Emmanuel.

Jeudi 9 Mars (fête des blanchisseuses)
Mi carême et fête des blanchisseuses. Je suis allée conne d’ordinaire chez Mlles de Lillot. Après le déjeuner nous sommes allés voir la cavalcade. Il y avait d’abord deux pelotons de gardes nationaux qui ouvraient le cortège, ensuite un régiment de la garde impériale de l’empire. Ces hommes avaient un casque surmonté de l’aigle impérial. Puis venaient la reine et son cortège et l’armée du Chahut, ainsi nommée à cause des troubles récents à la Sorbonne. Cette armée divisée en trois parties : Etudiants des Beaux-Arts armés de crayons, de pinceaux et de balayettes, étudiants en médecine, les uns portant des jambes, les autres des bras, des têtes de mort, toutes les parties d’un corps, d’immenses seringues et des clystères formidables, Etudiants en Lettres armés de plumes de paon et divers instruments. Il y avait ensuite tous les chars des lavoirs, peut-être une 50e et ensuite pour la clôture comme cela ne peut manquer d’arriver les voitures de réclames.
La reine des Reines était Mademoiselle Eugénie Petit. Elle était très gentille mais son dôme était tellement façonné qu’on ne la voyait pas beaucoup. Il y avait aussi le lavoir Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc était entourée de gardes. Elle était à cheval revêtue d’une armure, de beaux cheveux noirs retombant en boucles sur ses épaules. Une figure délicieuse, des dents admirables, des yeux bleus et un sourire si joli, elle dépassait en beauté le reine des reines. Il est vrai qu’elle n’aurait peut-être pas été si belle sous les vêtements de reine car son costume lui allait à merveille. « Quelle belle fille » disait-on en la voyant.
Je n’ai le temps de rien faire, je ne tire pas un point ; il faut m’estimer bien heureuse d’avoir eu le temps d’écrire un aussi grand passage dans mon pauvre journal. Papa nous a dit que Mr Seignette avait annoncé que la mer envahirait Paris dans 3000 ans. Elle viendrait probablement par la Picardie. Nous avons vu aujourd’hui un bateau à voiles monté par 30 hommes déguisés en marins et qui le faisait marche. Cela produisant un effet très drôle, on aurait dit qu’il glissait sur l’eau mais les marins étaient tous les 30 en vélocipède. Bataille de confettis et de serpentins, j’en étais couverte.

Vendredi 10 Mars
Je ne suis pas sortie de la journée, je suis restée tout le temps à travailler. Louis m’a vendu 1000 timbres pour 25cts, cela n’est pas trop cher, il est vrai qu’il y en a beaucoup de doubles. Personne n’est venu aujourd’hui, ce qui fait que maman a un peu travaillé au joli tablier de petit Minel. Il est bientôt fini.

Samedi 11 Mars
J’ai appris mes leçons pour le cours, pour Madame Francheski et j’ai lu un peu de musique pour Mademoiselle Geneviève. Papa a dit ce matin que je pourrai aller que deux jours à Boulogne pour la fête de Pâques au lieu d’y passer 8 jours comme les autres années. Je suis accablée de travail mais comme cela ne me fait pas maigrir personne ne prend pitié de moi. Le monde est rempli maintenant de cœurs cruels.
J’ai oublié de mettre dans mon journal ces jours-ci que Plista, l’assassin de Fontenay sous Bois, arrêté à Nantes avait été reconnu fou et condamné seulement à 20 ans de travaux forcés. Il a déjà perdu des parents qui sont morts fous.
Il s’est produit avant-hier un regrettable accident. Monsieur Gibert, acteur de l’opéra comique, déjeunait avec quelques amis dans un restaurant. Il lui prend la fantaisie de monter sur une marquise en verre pour lancer ses confettis. Le verre craque et le malheureux va se fracasser le crâne sur le pavé. Il est mort en arrivant chez le pharmacien. Il n’avait pas 40 ans. Lorsque l’on a rapporté le cadavre chez lui, on a vu sur son lit le costume qu’il comptait revêtir le soir même. C’était l’habillement d’une femme des Halles. Pauvre malheureux, il s’était pourtant levé bien gaiement le matin sans penser qu’il voyait luire son dernier jour.

Jeudi 23 Mars (funérailles Jules Ferry)
Je puis écrire un moment aujourd’hui, tous des derniers jours je n’ai pas eu un instant à moi, je ne me couchais qu’à 11hrs ½ tous les soirs. De plus, petit Minel a été souffrant depuis Dimanche. Nous avions eu Grand’mère Prat, grand’mère Bocquet et les jumelles et les Gandriau. Cela l’avait un peu ébranlé.
Monsieur Jules Ferry est mort, on l’a enterré hier et tous les élèves des collèges de l’Etat ont eu vacances en l’honneur de ses funérailles civiles. L’enterrement, très beau, m’ont raconté les garçons qui l’ont vu, se rendait à la gare de l’Est.
Nous partirons probablement à Boulogne le Samedi Saint et nous en reviendrons le Mardi matin, Balzard doit venir le Samedi après-midi à Boulogne avec un de ses amis Thorel (Mr Tourterelle) nous jouer 3 petites pièces de comédie et réciter de nombreux monologues. Enfin nous nous promettons bien du plaisir à cette perspective de 3 jours de repos. Je ne vis que pour cela ; pourvu qu’il n’arrive rien nous empêchant de partit. Malheureusement les Gandriau ne resteront pas longtemps, leur père devant peut-être arriver le Lundi matin.
J’ai été à toutes mes leçons et l’aimable Mademoiselle (illisible) ce qui nous cause toujours un plaisir extrême. On se dispute toujours en politique, ce n’est pas d’ailleurs une chose nouvelle, cela a toujours existé et cela exister toujours.
Mrs Charles de Lesseps, Blondin et encore un  autre ont été condamné à 2 ans de prison en plus à ce qu’ils pouvaient avoir pour le premier procès.


Mercredi 5 Avril
Nous sommes partis Samedi pour Boulogne, il y a eu une grande comédie dans la journée. Balzard nous avait amené un ami, Monsieur Emile Thorel, il est énormément grand mais il est très gentil tout de même, il a l’air bien mieux élevé que Balzard. Marthe Langlet, Amélie, Adrienne Hainque, les 4 petites Wilbrod, Me Labruyère, sa sœur tante Gabrielle, Me Hainque y ont assisté. Nous étions 25 personnes en tout, Thorel a joué du violon, nous nous sommes tous bien amusé et le soir les acteurs sont restés à dîner. Le soir nous avons dansé. Il faut que je quitte mon journal pour travailler, Louise et Thérèse m’ont envoyé une image Samedi, c’était le 1er Avril, j’ai bien  reconnu d’où venait le petit poisson.

Jeudi 6 Avril
Je n’ai le temps de ne mettre qu’un mot. Melle Disfurt va arriver. Maman n’est pas encore rentrée du mariage de Cécile Maguiol, je n’ai pas pu y aller avec elle parce que mes devoirs d’allemand n’étaient pas terminés. Je m’ennuie énormément depuis Mardi car nous avons laissé petit Minel à Boulogne. Je ne soupire qu’après l’arrivée des vacances. Quels bons moments alors tous les six ensemble. Il n’y a pas de bonheur complet dans la vie car alors Marie, Germaine, Louise et Suzanne nous manqueront mais nous pourrons quand même jouir du temps trop court hélas des vacances.

Dimanche 9 Avril
Nous venons de rentrer de Boulogne, il est 5hrs. Les garçons y étaient partis depuis Vendredi matin mais Maman et moi nous n’étions ballées les rejoindre qu’hier au soir pour dîner, maintenant nous sommes rentrés définitivement ramenant avec nous le cher petit Minel que nous y avions laissé Mardi dernier. L’oncle Raoul, tante Geneviève et leurs quatre filles sont venus déjeuner à Boulogne, ils en sont repartis en même temps que nous.
Madame Wilbrod a son cinquième bébé depuis Mercredi matin, son souhait est réalisé : c’est un garçon, ils en sont tous dans le bonheur, ses 4 filles sont enchantées d’avoir un frère. Ce matin en allant à la messe de huit heures nous avons vu une grande machine arrêtée rue de Paris en face du 123. On était en train de désinfecter le linge et les matelas d’une personne morte du choléra dont nous avions vu l’enterrement mardi en nous allant.
J’ai envoyé une lettre une lettre de Bitschiné hier et une aussi à tante. Il est temps que je quitte mon journal pour repasser mes leçons de demain car sans cela elles ne seraient pas sues. Quel malheur ! Les vacances de Pâques sont finies, chacun reprend son petit train de vie, je me râtelle à ma charrue qui n’est pas drôle à traîner.

Dimanche 16 Avril
Maman et Bébé Minel sont à Boulogne ; les 2 garçons et moi nous sommes restés pour travailler. J’étais bien en retard pour mon ouvrage de la semaine car Vendredi j’avais recopié presque toute la journée et toute la soirée un cahier de poésies que Mademoiselle de Launay qu’elle m’avait prêté. Melle Belly me l’a envoyé Mercredi soir et je l’ai rendu Samedi matin. Jeudi soir, j’allais en recopier lorsqu’à huit heures et demie, l’oncle Raoul et tante Geneviève sont venus passés la soirée avec marie et Germaine. Je n’avais donc rien pu faire.
Je suis bien contente parce que j’ai demandé à Maman de me rapporter un beau bouquet de lilas de Boulogne. Ils sont en fleurs depuis une huitaine de jours au moins et je les aime tant. Quel malheur de ne pas demeurer à Boulogne en ce moment, c’est si joli, les roses vont commencer. Dimanche dernier, j’ai visité mes petits rosiers jaunes ; ils sont couverts de boutons. Ce beau temps devient mauvais. Voilà un mois qu’il n’a pas plu, les cultivateurs sont désolés, tout sera perdu dans les campagnes car s’il faut de la chaleur pour la germination il faut aussi de l’humidité pour détremper les semences. Tout le monde est malade par ce temps là, mon ami Monsieur Budar n’arrête pas, il a un tas de malades à visiter, c’est heureux pour lui mais non pour ceux qui le reçoivent. L’oncle Victor Dumont attend un petit mioche.

Mercredi 19 Avril
Tout le ponde soupire après la pluie, 28 degrés de chaleur, je suis allée chez Melle Geneviève pour le piano.

Mercredi 26 Avril
Pas encore de pluie tous des jours-ci, 30 degrés dans l’après-midi. Les abricots sont déjà énormes dans le jardin de Boulogne. Ce temps continuerait qu’on pourrait en manger dans un mois. Lundi nous avons eu un concours pour Madame Francheski. Comme toujours Melle Corbin a emporté le prix qui consistait en un joli bouquet de fleurs artificielles. Je crois avoir déjà mis dans mon journal que la première Communion des jumelles était fixée au 25 Mai. Le petit Jean Wilbrod a été baptisé et Madame Wilbrod m’a fait porté hier une boite de dragées par les jumelles.
Le père adoptif du pauvre Cosquer est mort la semaine dernière. Le voilà donc sans personne, heureusement qu’il a des amis qui le prennent chez eux. Il a de la fortune, dit-il, et il ne leur sera pas à charge mais cela n’en est pas moins triste pour lui le pauvre garçon.
Le baromètre baisse un peu ce soir et si demain les désirs de tous les agriculteurs étaient exaucés ! Bonsoir, il est bien onze heures, je vais me coucher et ne sais nullement quand je pourrais ré écrire un peu, l’ouvrage me pressent beaucoup en ce moment. L’examen du cours est fixé au 15 mai dans 15 jours à peu près, j’en tremble.

Jeudi 27 Avril
Je ne passerai pas mon examen de l’hôtel de ville à la cession du mois de Juin, mais seulement à celle du mois d’Octobre. J’aurai ainsi tout l’été pour me préparer et il n’y aura nul besoin de demander une dispense, puisque j’aurai mes seize ans au mois d’Août.
Mademoiselle Delfurt est venue ; notre leçon à Louis et à moi est finie ; mais elle est encore dans la chambre d’Henri. Depuis cet hiver, elle s’est mise à employer une drôle de méthode avec moi ; elle me donne tout le temps des compositions de style allemandes. Il me semble que je dois les faire affreusement bien ;  Je sais à peine m’en tirer lorsque j’en ai une française. Les sujets qu’elle me donne sont assez bizarres, Jeanne d’Arc en trois fois, sa naissance et son enfance, sa vie au village pour la 1ère, sa mission pour la 2ème, et sa mort pour la 3ème fois. Cette fois, j’ai la première partie de St Louis.
Il n’y a pas encore de pluie, mais la chaleur est un peu moins forte aujourd’hui. Jeanne Beiglé la fille de la locataire du 3ème, a fait sa première communion aujourd’hui.
Avant un mois, la première Communion des deux jumelles, Marguerite me semblerait encore plus près que Geneviève. Elle est un peu plus sage cette année ; elle est bien vive par moments, il est vrai, mais elle est beaucoup plus pieuse que Geneviève qui est plus douce, mais plus molle et plus indifférente. Je crois qu’elle s’aime beaucoup elle-même, elle est très jolie, on pourrait même dire très belle, ravissante, charmante, mais elle le sait et de trop ; elle me semble un peu dissimulée et Marguerite me paraît plus franche. Il est vrai, et cela est certain, qu’il y a beaucoup de bien en elles deux, mais je crois que ce bien est mêlé à un peu de mal. Marguerite a trop de vivacité et Geneviève et trop d’indifférence et d’égoïsme. Les traits de Marguerite ne peuvent pas être comparés à ceux de Geneviève pour la beauté, mais elle a bien des choses pour elle : une jolie chevelure, un teint éblouissant et une grande élégance de manières ; elle a l’air d’une reine auprès de Geneviève qui est pourtant infiniment plus belle qu’elle, mais qui ne possède pas l’élégance native de Marguerite. Les traits de Marguerite sont plus aimables ; ceux de Geneviève parlent moins ; ils sont plus sévères. On dira volontiers en voyant Marguerite : «  quelle charmante enfant ! qu’elle est gentille ! » et en voyant Geneviève il sera impossible de ne pas penser : «  quelle belle enfant ! elle est ravissante. » L’une empoigne, l’autre jette dans une admiration profonde mais froide.
Puisque j’en suis au portrait de mes sœurs, pourquoi ne pas parler un peu de mes frères et de moi-même. Henri n’est ni beau, i grand mais il a de très beaux yeux dit-on ?  En somme, je crois qu’il est le moins beau de nous six. On dit Louis fort joli garçon, je ne sais trop si cela est vrai, les traits sont très fins, le regard et le sourire sont jolis, mais étant habituée à le voir je ne m’extasie pas devant lui. Je le trouve gentil à regarder et je ne vais pas plus loin. Petit Minel est un amour de Bébé, pas bien extraordinaire en beauté, gentil, mignon, mais le vrai mot qui lui convienne est drôle ; sa petite physionomie devient charmante quand il s’anime et prend des couleurs ; mais cela n’est pas très fréquent et son teint est d’ordinaire pâle, très pâle. Je passe Geneviève et Marguerite dont j’ai parlé plus haut. Je dirais cependant que ce que Geneviève a de plus remarquable ce sont ses yeux.
Arrivons maintenant un peu à moi. Je suis grande, forte, mais sans excès, en un mot je suis une grosse fille de très bonne santé, mes traits sont communs et lourds, mon nez surtout, mes yeux sont passables ; j’ai entendu dire une fois que j’avais un joli sourire, mais ce discours ne s’adressait pas à moi et j’ai peut-être mal entendu ; ma coupe de figure rappelle celle d’une sphère, aussi large que haute (presque) ; j’ai conservé dans mes joues mes facettes de bébé, mes dents sont bien également rangées, mais elles ne sont pas éblouissantes par la blancheur ni la beauté des formes, elles sont ordinaires. Mes cheveux ne sont ni longs ni épais, je possède juste ce qu’il me faut pour me peigner les cheveux relevés ; j’ai de grandes et grosses mains et de grands pieds ; ma taille n’est extraordinaire ni sous le rapport de la finesse, ni sous le rapport de l’épaisseur. J’ai entendu dire et cela devant moi que j’étais intelligente. Je ne disconviens pas que je le suis peut-être un peu plus que Geneviève et Marguerite, mais sous ce rapport là pas plus que sur les autres je ne suis extraordinaire. Ma tenue et ma marche ne sont pas aussi élégantes que celles de Marguerite ; mais elles sont peut-être aussi bien que celles de Geneviève. On dit que nous nous ressemblons toutes deux, j’ai son regard et sa bouche mais je voudrais bien avoir son nez ; néanmoins elle est très belle et je suis passable. On se retourne dans les rues pour la regarder, et jamais cette pensée ne viendrait aux gens qui me rencontrent.
J’ai fait les portraits de mes frères, de mes sœurs et le mien, si je parlais un peu de mes cousines. Marie est une grosse brune, sa chevelure et ses dents sont splendides ; les traits étaient très beaux il y a deux ans, ils sont devenus plus communs car elle est bien grosse maintenant, son teint est un vrai teint mauresque brun, un peu olive mais très joli, très original.
Germaine est une belle blonde, yeux gris très vifs, moins belle que Geneviève mais occupant la deuxième place s’il fallait nous classer par rang de beauté, jolis cheveux blonds très frisés, jolie bouche, nez pas trop mieux que le mien ; mais pas extraordinaire, tenue débraillée, marche de garçon, manières lestes, eh ! quoi, le genre américain, sinon pour la mise qui dans ce pays, est ordinairement correcte : robes dégrafées, bas sur les talons, chapeau sur l’oreille. Voici Germaine, ajoutez à cela une peau de satin, blanche et rose au possible. Ce n’est pas seulement sur la figure et sur les bras qu’elle est blanche, sur tout le corps c’est la même peau et le même teint. Elle est charmante, mais parait mal élevée aux gens qui ne la connaissent pas bien.
Louise n’est pas jolie, j’ai entendu dire par certaines personnes, qu’elle est laide, par d’autres qu’elle est très jolie, il est donc assez difficile de se prononcer. Je ne la trouve ni belle ni laide. Il est vrai qu’elle a de vilaines oreilles et une bouche pas trop belle, mais son teint rappelle celui de Marie et ses cheveux sont au moins aussi beaux que ceux de Germaine. Ils sont très crépus et à peu près comme les miens sous le rapport de la couleur.
Suzanne est jolie fille, mais on ne sait pas ce qu’elle deviendra plus tard. Son type est très drôle, ses yeux ressemblent un peu pour la forme à ceux des jolies chinoises. Son teint est blanc mat, sans être aussi foncé que ceux de Marie et de Louise.
Je suis contente de moi, je viens de regarder tout ce que j’ai écris ce soir, il y en a long, j’ai écris sans réfléchir et je vais relire toutes les bêtises que j’ai écrites. Elles sont relues maintenant, il y en a de grosses comme des cathédrales comme dirait la mère Adèle. En effet, pourquoi ai-je écrit tout cela ? mais ce que je dois reconnaître c’est que le tout est juste, il y a peut-être certains défauts de physionomie qui m’ont échappé dans tous ceux que j’ai décrit si beaux ; on est aveugle et faible envers ceux que l’on aime.

Vendredi 28 Avril – matin
Il est neuf heures à peu près, je vais me mettre au travail, ma prière est finie et j’ai bien à faire. Je vais préparer mon examen car si j’attends la dernière semaine je n’y arriverai pas avec toutes mes autres occupations. La belle serine hollandaise de Maman a un œuf depuis hier, Bébé est enchanté et il a déjà retenu le petit poulet qui en sortirait. Grand-mère Bocquet m’a fait un cadeau, une jolie ombrelle en soie mélangée rouge et noire.
Il est onze et demi. Henri vient de rentrer. Louis ne rentrera qu’à midi et quart. Maman est au bon marché et chez Bouasse commander les images de première Communion des jumelles. Elles vont avoir une nouvelle institutrice, Melle Hebert ne leur continuant plus ses leçons après le 5 Mai, mais l’autre maîtresse ne commencera que le 1er Juin ; elle a dix huit ans et Grand-mère la trouve charmante, il en est toujours ainsi lorsque l’on n’a pas goûté des gens. Après c’est différent. Ce que grand-mère trouvait de répréhensible dans Mademoiselle Hebert, c’est sa légèreté, elle n’était pas sérieuse et sa conversation revenait toujours au mariage, aux amants et à l’amour. Mais je la crois bonne fille et complaisante, elle aurait mieux dirigé les jumelles si elle avait eu la permission d’être sévère. Elle serait bien étonnée si elle savait que je la juge ainsi mais je me garderai bien de lui montrer ce que j’ai écrit sur elle car cela ne la flatterait pas beaucoup.
Les jumelles sont venues Mardi pour le cours, elles sont allées avec grand-mère dîner chez tante Geneviève. En voilà qui sont heureuses. Lundi elles ont eu la visite de Madeleine Hamonière et le soir il y a eu réception ; Monsieur et Madame Peuportier (père et mère), Mr Peuportier (fils), Mr Rumier et je ne sais qui. Le petit Mr Peuportier m’énerve quand il me demande si j’ai été sage, comme si j’avais besoin de lui répondre. De plus il est toujours rouge et Mr Vincent ne peut voir jamais personne possédant des couleurs sous prétexte qu’elle pense à quelque chose de mal. Il y pense donc tout le temps.

Dimanche 30 Avril
Je suis allée à Boulogne avec Maman, Louis et Minel. Les jumelles m’ont montré leurs cadeaux, elles en ont déjà de très beaux : leurs bagues de diamant, leurs chaînes de montre, leurs chapelets d’or et d’améthyste et plusieurs livres ; tante Geneviève leur donne des bracelets, dizaines en or ; grand-mère Prat de Christ ; tante Danloux des montres et des chaînes plus ordinaires que les autres ; Monsieur Peuportier, des vraies croix ; Monsieur Runner des crucifix de Rome ; Monsieur Vincent des tableaux de première Communion. Les autres personnes on ignore encore. Grand-mère Bocquet leur a donné au moins huit cadeaux sans compter leurs toilettes. Elles sont bien pourvues j’espère.


Lundi 1er Mai
Je suis allée à tous mes cours. Comme j’ai très mal à la tête je n’en écris pas plus ce soir. Tante Geneviève ne vas pas beaucoup mieux de sa bronchite.

Jeudi 4 Mai
Comme le temps passe vite ! Dans 10 jours à peu près mon examen du cours, je ne l’ai pas encore commencé ce qui fait que je suis horriblement pressée. Il est à peu près 9 heures ou 9 heures ¼ du soir, je vais m’y mettre jusqu’à 10 heures ½ ou 11 heures.

Samedi 6 Mai
Je suis très pressée il est 3 heures de l’après-midi et mes leçons pour lundi matin ne sont pas commencées ayant travaillé pour mon examen. Je viens de finir la copie de mon devoir de style. Nous dînons ce soir chez Grand-mère Prat avec Mesdemoiselles Gouré et Marchand. Je ne pense pas aller demain à Boulogne mais Maman et Minel iront probablement. J’ai écris à Jeanne Reugnet et j’ai chargé Henri de mettre ma lettre à la poste à 1 heure ½. Je n’ai rien reçu des Bitschiné, j’ai peur que ma dernière lettre soit perdue.

Paris – Dimanche 7 Mai
Je suis restée tranquillement à Paris pendant que Maman et Minel étaient à Boulogne. Après le déjeuner, Papa nous a tous mesuré. Henri a grandi pas mal depuis le 25 décembre, Louis moins et moi pas du tout. Henri a 1m 49, Louis 2 cm environ de plus, moi 1m 64 et papa 1m 72. Cela m’a désespérée car je pense avoir ma taille à peu près et j’ai toujours désiré être grande. Je ne demande plus que 5 ou 6 centimètres pour m’estimer heureuse sous le rapport de la taille.

Paris- Dimanche 21 Mai
C’est aujourd’hui la Pentecôte mais comme il a fait un temps détestable toute la journée nous ne sommes pas allés à Boulogne. Nous y partons d’ailleurs Mercredi soir pour la 1ère Communion des Jumelles qui a lieu Jeudi matin. Déjà la première Communion j’en suis plus effrayée qu’elles, que Geneviève surtout. Je ne dis pas qu’elles soient mauvaises et indignes de faire leur première Communion mais si le cœur est bon l’intelligence n’est pas assez développée, il me semble qu’elles ne comprennent pas ce qu’elles vont faire. Et pourtant elles ont onze ans et demi.
Mon examen du cours si redouté est enfin passé, il n’a pas été mauvais. Gloire à Dieu et à ses saints, moi, je n’y suis pour rien. J’ai pourtant bien travaillé. Maman elle-même en faisait l’aveu mais je n’en aurais rien su si Dieu n’avait guidé ma main dans le choix des cartes.
J’ai reçu des nouvelles de Jeanne Reugnet, elle est toujours à Argentan et compte passer ses examens de l’hôtel de ville au mois de Juin. Henriette de Courcy commence les épreuves le 23 Juin.  
Maman a une nouvelle ouvrière, elle est très gentille et travaille très bien ; elle viendra demain ; ma robe pour la 1ère Communion est presque terminée, c’est Gd mère Prat qui me la donne, elle est en satin bleu semé de petits pois blancs. Maman en a une aussi très jolie, satin bleu avec des branches de feuillages en or. Les jumelles sont venues hier au soir avec Grand-mère Bocquet. Nous avons tous dîné ensemble chez Grand-mère Prat. J’avais mis ma jolie petite bague et mon pauvre beau saphir qui ne tenait probablement pas bien dans sa monture a été perdu, j’en suis désolée. Les jumelles sont entrées en retraite à l’heure qu’il est. Je les suis bien par la pensée ces pauvres Chéries.
J’ai écrit à Tante Danloux mais ma lettre ne partira que demain. Je devrais bien écrire à Louise et à Thérèse Bitschiné car elles n’ont peut-être pas reçu ma lettre. Comme le temps passe vite et je me souviens encore tellement de Pornichet. Quelle belle mer bleue et quels jolis oiseaux blancs nous voyions se baigner le matin, je les suivais de mon lit, je me souviens encore des marsouins, des pèches aux bigorneaux, aux crevettes, aux crabes et aux berguines, de mes amies Louise et Thérèse, de notre petite chambre si simple et à la fois si coquette du kiosque, des bains, de tout enfin. Je revis par la pensée. Je ne crois pas que nous allions cet été car je vais travailler pour le mois d’Octobre. Il est 10 h ½, je suis horriblement fatiguée car j’ai fait des problèmes toute la journée, je vais me coucher pour me réveiller demain matin de bonne heure.
Pauvre petit Minel a été grondé et claqué aujourd’hui, il n’avait pas bien bu. Il est revenu rouge comme une cerise du cabinet de Papa mais comme il est coquet on lui a mis de l’arnica pour qu’il soit beau le jour de la 1ère Communion et que personne ne devine ses tristes mésaventures.

Dimanche 28 Mai (Première Communion)
La première Communion est passée, tout était prêt mais c’était bien juste. Nos robes étaient terminées, le déjeuner a pu être servi à 10 h ½. Les jumelles étaient bien gentilles, elles étaient très jolies en blanc. Avant le déjeuner, Marguerite courait dans le fond avec sa robe blanche. Je lui dis : «  Marguerite, fais donc attention tu vas tomber. » Aussitôt elle se retourna et me répondit très sérieusement : «  Aujourd’hui je ne crains rien, Jésus est avec moi ». Le soir il a eu la Confirmation par Mgr Defarges. Louis était dans les honneurs, il était en enfant de chœur et a porté la croix de Monseigneur. Les jumelle ont échangées leurs noms. Geneviève s’est appelée Marguerite, Amélie et Marguerite, Geneviève – Amélie. Madame Tingry  leur a donné des ronds de serviettes en ivoire, tante Maillot des médailles d’or.
Aujourd’hui nous ne sommes pas allés à Boulogne n’en étant revenus que Vendredi. Tante Geneviève pense partir pour Fontenay le Mercredi en 8. Nous allons être 5 mois sans nous voir, heureusement que ce temps est celui des vacances et que je serais réunie à mes sœurs. Je coirs que nous ne voyagerons pas cette année et que nous resterons tout l’été à Boulogne. Nous nous amuserons bien tout en travaillant.
J’ai vu Vendredi l’institutrice des jumelles, elle paraît très douce au moins autant que Melle Hébert mais : il ne faut point juger les gens sur l’apparence et ce n’est pas dans une visite de 10 minutes que l’on peut se faire une opinion.
Voici le menu du déjeuner de la Première Communion :
  • Hors d’œuvres
  • Timbale de homards
  • Riz de veau aux pointes d’asperges
  • Poulets demi-deuil
  • Filet rôti au cresson
  • Haricots verts
  • Croustade de foies gras
  • Salade
  • Brioche parisienne
  • Glace fraise et vanille
  • Glace café et pralines
  • Petits fours
  • Fruits (abricots, amandes, cerises, fraises)
  • Champagne, Bordeaux, Marsala.
Les auteurs de ce menu étaient Adèle et moi, il avait été approuvé par Grand-mère.
Il y avait Grand-mère Bocquet et Grand-mère Prat, Maman, Papa, Tante Geneviève, Mr Runner, Mr Vincent, Mr Peuportier, Tante Maillot, Mme Tingry et 9 enfants. Henri n’y était pas il n’a pu venir dîner que le soir. Encore est-il parti aussitôt le dîner avec Louis et Adèle.
Lundi 29 Mai  (Ruy Blas)
Hier comme j’avais déjà écrit mon journal vers 6 heures ¼, tante Geneviève est arrivée ; Tonton Georges avait loué une loge au Français pour le soir même et tante venait me demander. Je me suis habillée à la hâte et je suis partie avec tante, nous avons dîné et nous sommes partis ensuite pour le théâtre. Nous avons vu le drame de Ruy Blas qui nous a beaucoup intéressées mes cousines et moi. Don César de Bazan  nous a bien amusés. Le rôle était tenu par Mr Baillet qui y a parfaitement réussi ; Ruy Blas était Mr Albert Lambert ; Don Salustre  Mr J.P. Monnet ; Don Guritan  Mr Martel. La reine était Mme Emilie Broisat ; Casilida Mme Ludwig. Les meilleurs acteurs étaient en jeu dans cette pièce charmante.
J’ai couché chez tante avec Marie ; nous nous sommes couchées à 1 h moins ¼  et levées à 8 h ce matin. Tante m’a conduite en même temps que Marie au cours où Maman m’a envoyé chercher par Marie (l’allemande) à 11 h ½.
Mon cours pour Mme Francheski étant terminé depuis 15 jours je suis rentrée ici vers 3 h ½ et je me suis mise à recopier des poésies que Mme Watrin a eu l’obligeance de me prêter. J’ai déjà recopié « le baiser aux fraises », « le coffret », « le Missel »,  « Découragement », « Fleur sans soleil » et un grand nombre d’autres petites poésies. Il y a aussi les chansons « le dernier aveu »,  « le fiancé de Mignon »,  « l’Alsacienne » et « la fauvette du canton ».
Je suis un peu fatiguée de ma soirée d’hier, c’est pourquoi je quitte mon journal pour me mettre à recopier une poésie et me coucher de bonne heure. Maimaine chérie m’a prêté un livre de Fenimore Cooper intitulé « Bas de Cuir ». J’ai déjà lu des livres de Fenimore où le personnage est mis en scène sous les noms de Œil de Faucon, Bas de cuir, le Trappeur etc…

Mardi 30 Mai
Je suis bien énervée ce soir et je ne mettrai qu’un petit mot sur mon cahier. Maman est allée chez Tante Geneviève qui se prépare à son départ, elle doit partir ce mercredi en 8. C’est bien triste quand je pense que nous allons être 5 ou 6 mois sans nous voir mais si encore je n’avais que ces sujets de tristesse, mais j’ai d’autres inquiétudes que je ne veux pas mettre ici. Je dors pour ainsi dire debout et aussitôt ma prière faite je vais me mettre au lit pour pouvoir me lever de bonne heure demain matin. Je dois aller vendredi chez Mr Legret, il est honteux de l’avouer mais j’ai une peur épouvantable il est très aimable mais ses instruments le sont moins. Mon Dieu donnez-moi du courage.

Mercredi 31 Mai
Dernier jour du mois. Plus que Juin à passer complètement à Paris. Maimaine est venue à la maison de 3 h à 6 heures. Nous avons passé quelques bons moments ensemble ; malheureusement ils ont été de courte durée. Ils vont, tous les Gandriau, déjeuner à Boulogne Vendredi. Nous aurons encore le plaisir de nous trouver ensemble. Je suis pressée, j’ai beaucoup de problèmes à faire, je quitte mon journal il est maintenant 6 h ¼.


Jeudi 1er Juin
J’ai été à ma leçon d’écriture mais le matin je ne suis pas allée chez Melle Lillo car Melle Richer avait demandé que la leçon soit remise au Vendredi. Melle (illisible), elle n’a pas trop hurlé, elle était probablement contente de nous.

Vendredi 2 Juin
Maman, Minel et moi nous sommes partis à 9 h pour Boulogne. Nous avions rendez-vous chez Mr Legris à 10 h. Il m’a fait souffrir mais pas trop heureusement et il faut que j’y retourne Vendredi, l’opération sera alors plus douloureuse. Maman est allée hier aux Tuileries pour voir Henri Morize qui passait ses examens pour l’école navale. Il est toujours aussi gentil, il a l’air très doux a dit Maman en rentrant. Il a passé hier pour l’algèbre le matin et le soir pour l’anglais (obligatoire) et l’allemand (facultatif).
Nous avons déjeuné chez grand-mère avec Mr l’abbé, Mme Toudé du Foresto, Germaine, Louise et Suzanne. Les jumelles n’avaient de leçons qu’à 4 h et elles ont pu jouer avec nous après le déjeuner. Nous sommes partis à 3 h moins ¼ pour ma leçon de Melle Richer.

Paris- Samedi 3 Juin
La plupart des cours de Papa sont finis. Il n’est plus occupé maintenant que le Jeudi et le Lundi. Papa et Louis sont allés au Salon des Champs Elysées.

Paris- Mardi 6 Juin
Maman et petit Minel sont allés chez tante Geneviève pour lui faire leurs adieux. Tante et ses 4 filles sont venues hier nous voir. Marie, Germaine, Louise et Suzanne sont restées 1 h avec nous pendant que leur mère allait chez le dentiste. J’ai reçu ce matin une lettre des Bitschiné. Thérèse a eu une angine, elle est bien maintenant mais elle me dit que le choléra est assez violent à Nantes.

Dimanche 18 Juin
Il fait une chaleur horrible. Hier quand nous avons été chez Grand-mère Prat à 6 h ½ le thermomètre de la rue Duphot marquait 41 degrés de chaleur à l’ombre. Ce n’est pas un conte, Papa et les garçons ont pu le voir comme moi.
Amélie Boisseau se marie avec Mr Maurice Bardinet. Le mariage aura probablement lieu à la fin de Juillet ou au commencement d’Août. Pauvre fille ! cela me fait de la peine de la voir se marier, non que je sois jalouse de son bonheur mais nous allons la perdre car Mr son époux va nous l’enlever.
Nous sommes allés à Boulogne aujourd’hui, Maman, Louis, Minel et moi et petit Emmanuel y est resté. Je n’ai pas dit que nous avions trois jolis petits serins et qu’ils sont déjà très, très gros.
La pauvre Mme Malleval a été administrée hier au soir à 10 heures par Mr le Curé.

Paris- Dimanche 25 Juin
Nous avons vu le fiancé. Il n’est ni grand ni petit. Ses moustaches sont blondes et ses cheveux bruns. Blond, il ne parait pas son âge, on lui donnerait de 26 à 27 ans et il en 30 ou 31 je crois. Il est plutôt bien que mal, assez gentil mais il y en a de plus beaux comme de plus laids. Amélie semble ravie, tante Gabrielle aussi. Lui paraît très content, il est toujours fourré auprès d’Amélie à qui il nous a été impossible de parler puisqu’il la suit aussi fidèlement que son ombre. Grand-mère Bocquet est revenue me chercher hier au soir pour m’emmener à Boulogne où j’ai passé la nuit. Je suis revenue avec Maman et Louis à 4 h ¾ environ. J’ai intrigué Amélie parce que lorsqu’elle m’a demandé  comment je trouvais son fiancé : « pas mal, mais le mien est encore plus gentil ». Alors elle a ouvert de grands yeux et elle a répondu : «  où perche-t-il ? » - « c’est mon secret, lui ai-je dit. » Elle n’a pas osé m’en demander davantage, Mr Maurice la regardant. Mais si elle m’en reparle, ce qui est probable, j’userai d’un nom pour la convaincre.
En ce moment je n’ai guère le temps d’écrire que le Dimanche, du reste ma vie est assez monotone et tous les jours se passent régulièrement sans rien d’intéressant. Samedi un des trois petits serins est mort, il est tombé de la cage et s’est cassé quelque chose dans le dos, il a rendu le dernier soupir dans les mains de Maman qui avait essayé de le ranimer.
Mme Watrin me fait un joli peignoir, bien un peu extraordinaire, mais très frais, très joli en batiste blanche teintée de jaune avec des fleurs de trèfles et des feuillages verts. Il y a un grand pli Watteau dans le dos.
Je pars Vendredi pour Boulogne mais j’aurais encore plus à travailler qu’ici ; nous aurons 6 h de travail par jour plus une heure de piano pour les jumelles qui pourront se reposer après n’ayant pas de devoirs ni de leçons mais pour moi ce n’est pas la même chose et Melle John ne se fera pas scrupule de m’en donner en dehors des leçons.
Il est environ 9 h ½ maintenant, j’ai recopié venant de Mme Watrin intitulée « l’Alerte », c’es un monologue qui a été récité par Mademoiselle Reichemberg à la Comédie Française. Henri passe son 2ème Baccalauréat le Jeudi 6 Juillet, nous sommes tous et toutes bien inquiets, pourvu qu’il réussisse !
Mme Malleval va plutôt mieux, c’est un exemple de plus que l’extrême onction ne fait pas mourir. Hier au soir après le dîner, les 2 jumelles, Emmanuel et moi nous sommes allés à l’église où il faisait très sombre. Je me suis confessée à Monsieur l’abbé Runner qui m’a bien fait rire et Grand-mère a envoyé Lucie nous rechercher parce qu’elle ne voulait pas que nous rentrions seules à 9 h ¼ par les rues de Boulogne qui sont assez désertes à cette heure là. En sortant nous avions rencontré Gizelle (Marthe) mais comme nous étions seules nous avons fait semblant de ne pas la reconnaître. En revenant de Paris, Grand-mère et moi nous sommes passées chez Alfred qui ne me reconnaissait pas tant j’avais grandi et changé (il ne m’a pas dit si c’était à mon avantage ou à mon désavantage mais il n’en revenait pas).
Je ne sais pas où j’ai la tête ce soir mais je me crois à Boulogne et en relisant ce que j’ai déjà écrit j’ai trouvé mille et une folies. J’ai envie de pleurer en pensant à Minel chéri, il est si gentil et je l’ai trouvé encore bien plus drôle là-bas qu’ici. Il sait la 1ère partie de Ave Maria parfaitement, seulement au lieu de dire : « Et Jésus le fruit de vos entrailles est béni » il dit « Et Jésus le fruitier de vos entrailles est béni ». Il s’était même trompé aujourd’hui et le nom de fruitier ne lui étant pas venu aux lèvres, il l’avait remplacé par celui d’épicier, ce qui dénaturait tout à fait la prière. J’ai eu toutes les peines du monde à lui faire comprendre que c’était fruit et non fruitier qu’il fallait dire. Hier au soir à l’église, il a répété tout le temps le petit morceau de prière qu’il savait et ceux qui l’ont entendu ont du rire.

Lundi 26 Juin
Le cours de dessin est fini depuis 9 h. Il est peut-être méchant de le dire mais je l’ai quitté avec grand plaisir malgré la complaisance du pauvre Mr Chégarez qui se donnait bien du mal pour nous faire comprendre des choses très difficiles. Il me semble qu’avec Mademoiselle John cela marchera mieux, malgré la bonne volonté que j’y apportais, le dessin ne m’ennuyant pas du tout, mais Mr Chégarez retombait toujours dans la géométrie. Cette méthode est peut-être excellente mais elle n’est pas faite pour de pauvres petites cruches comme moi qui n’y voient que du feu.
Elles sont toutes reçues chez Melle Chégarez moins Marthe qui a été refusée à la 3ème épreuve. Henriette de Courcy est en très bonne voie, elle a brillamment triomphé des 2 premières épreuves et il est peu probable qu’elle tombe à la 3ème n’étant pas assez timide pour se laisser déconcerter par ses examinateurs et étant assez savante pour réussir parfaitement.


Mardi 4 Juillet
Mr Runner et Mr Dumont (curé de St Merry) sont venus dîner. Après le dîner, tante, Amélie, Alexis, Bernard et Maurice Bardinet sont venus nous rendre une courte visite. Monsieur Dumont nous a raconté son voyage à Jérusalem. Je suis à Boulogne depuis ce matin. Le mariage d’Amélie Boisseau est fixé au 26 de ce mois, son mari à l’air bien gentil et bien tendre mais il n’est pas mon idéal. J’ai toujours rêvé un mari plus attaché que lui à sa religion et qui pourrait s’occuper encore plus de l’âme que du corps de sa femme. Geneviève, Marguerite et Emmanuel se sont disputés tous les trois.

Mercredi 5 Juillet – Obsèques en mer
Demain, le jour terrible ! le pauvre Henri ne me sort pas de l’esprit.
Monsieur le curé de St Merry nous  a raconté comment se pratiquait les enterrements sur mer. Le corps (qui était celui d’une femme) est placé dans un sac garni de pointes de fer ; on place ce sac sur une grande planche que l’on appuie contre le bord du bateau ; on soulève un peu la planche et le corps entraîné par son propre poids est précipité à la mer. Les pointes de fer entraînent d’abord le corps au fond de l’eau puis il remonte doucement jusqu’à mi-chemin où il reste ballotté par les flots en attendant le réveil. Il paraît que cette cérémonie est très impressionnante et que beaucoup de personnes parmi les pèlerins (surtout parmi les dames) n’ont pas voulu y assister.

Jeudi 6 Juillet - Révolte à Paris
Le pauvre Henri a du passer les épreuves du Baccalauréat aujourd’hui. Grand-mère, les jumelles et moi avons communié à la messe de 6 h ½ à son intention.
Depuis lundi, la révolution gronde à Paris, il s’élève des barricades dans les rues, l’armée combat le peuple et hier il y a eu 2000 blessés, quelques morts et 150 personnes atteintes mortellement. Les étudiants ont commencé, les socialistes et les républicains les suivent dans la vie qu’ils leur ont indiquée. Paris est en état de siège et Mme Wilbrod qui a été ces jours ci à l’Elysée nous a dit ce matin que tous les soldats qui se trouvaient très nombreux à Paris étaient en toilette de campagne.
Jacques et Marie Minsguern sont venus, nous somme allés avec eux à la cascade du bois de Boulogne. Nous avons rencontré sur notre route les 4 filles de Mme Wilbrod. Elisabeth avait la tête toute mouillée et Lucie lui a demandé comment cela se faisait. Ses sœurs lui ont répondu qu’on lui avait lavé la tête au pétrole. Nous tremblions qu’elle prenne feu en courant au soleil.
Nous avons fait une bonne promenade un peu longue, bien amusante et qui nous a pourtant fatiguées, c’est pour cela que je quitte mon journal sans en écrire plus long et en me souhaitant à moi-même bonne nuit.
Pourvu  que les révolutionnaires n’arrivent pas jusqu’à nous pendant la nuit.

Vendredi 7 Juillet
Madame Tingry est venue ce matin pour savoir si Henri était reçu. Malheureusement nous n’avons pas pu lui répondre.

Samedi 8 Juillet
Nous sommes encore dans l’attente et il est déjà pourtant 1 h 20. Je tremble, Geneviève et Marguerite aussi. L’année dernière la dépêche était arrivée à midi moins le quart. Ils n’auront pas eu le courage d’envoyer la dépêche. Melle Métivet est là, Geneviève étudie son piano mais je ne peux l’entendre, le bruit m’agace. Tout espoir n’est peut-être pas encore perdu et dans un quart d’heure nous serons peut-être bienheureux. Quel bonheur s’il y avait encore quelque espérance mais je crains bien qu’il n’y en ait aucune maintenant. Je viens d’entendre sonner une demie et Grand-mère nous a dit pendant le déjeuner que jusqu’à une heure et demie il n’y avait pas de temps de perdu et qu’il était permis d’espérer jusque là.
Nous avons pourtant bien fait tout ce que nous avons pu. Monsieur l’abbé m’a permis de communier ce matin, je l’ai encore fait à son intention, Grand-mère aussi. Le bon Dieu aurait bien du nous exaucer. Il est vrai que l’année 1893 ne peut guère être bonne car elle renferme le fatal nombre 13 et le chiffre 9 qui ne nous a jamais porté chance dans la famille. Mais c’est peut-être trop superstitieux de croire à des bêtises pareilles. Je me console un peu en écrivant nos misères à toutes en ce moment. J’aimerais, je le crois, bien mieux la certitude du malheur que l’ignorance où nous sommes. A chaque instant il me semble entre sonner mais c’est dans mon imagination car en réalité personne n’arrive.
Je me figure leur désespoir à tous, celui de Papa et de Maman, celui d’Henri, celui de Louis ! Pauvre Henri, travailler tout l’été enfermé par cette chaleur. Mon Dieu faites que cela ne soit pas, je ne peux plus écrire.
10 h du soir. Henri est refusé ; il est arrivé vers 9 h ½ pour passer la nuit. Il se représentera au mois d’Octobre mais adieu aux vacances de Pornichet. Je suis plus tranquille maintenant que je connais le résultat si mauvais qu’il soit. Le problème de physique qu’on leur avait donné était absurde et atrocement difficile, il lui a été impossible de le faire et c’est ce qui l’a fait refuser.

Dimanche 9 Juillet
Il est déjà 10 heures, je me couche. Nous sommes allés chez Mr Runner ce soir pour lui annoncer l’insuccès du pauvre Henri, il nous a dit qu’il avait administré le matin même Mademoiselle Angèle Lanquetin. La mort en l’état où elle est serait pour elle une véritable délivrance.

Lundi 10 Juillet
Lucie m’a conduit à ma leçon chez Melle Richer, avenue de Villiers. Nous avons fait des expériences avec la machine électrique, les tabourets isolants et presque tous les appareils électriques. Henri et Monsieur Runner sont allés faire une belle promenade à St Germain dans les environs notamment de Poissy. Henri est revenu enchanté de sa course et…. De l’amabilité de Monsieur Runner.

Mardi 11 Juillet
En ce moment je suis tranquille dans ma chambre, il est six heures. Miss Jones est partie depuis 1h ¼ et Melle Métivet n’est pas encore arrivée. Les jumelles sont au jardin avec Grand’mère, Henri et Manu. Nous sommes allés après le déjeuner chez tante Boisseau. Amélie nous a montré ses diamants et sa broche également en diamant. Mr Maurice lui envoie une corbeille de fleurs deux fois par semaine, il y en avait deux dans le salon, toutes les autres étant passées.
Tante Gabrielle a demandé à grand’mère une foule de renseignements pour le lunch. Ils sont dans une grande agitation n’ayant plus que deux semaines devant eux pour tout préparer. Ils partent tous Samedi à Gien où doit se signer le contrat. Voilà des gens heureux, tante parait ravie. Amélie aussi quoiqu’elle soit beaucoup plus froide mais elle trouve que Monsieur Maurice fait bien les affaires. C’est, je crois, à peu près tout ce qu’elle lui demande. La robe de mariée sera du dernier genre étant faite chez une grande couturière et taillée dans une étoffe de soie haute nouveauté ; elle sera étonnante paraît-il. Enfin le 26 nous assisterons à ce qui s’appelle une noce bien, un riche mariage car ils vont tous dans le grand chez tante Boisseau. Amélie est déjà très fatiguée de toutes ses courses à Paris, soit pour le trousseau, pour le mobilier, soit pour les présentations dans la famille où chez les amis intimes. Tante Gabrielle préparait dès aujourd’hui des listes pour les billets de mariage et elle est même venue ce matin demander à grand-mère Bocquet plusieurs adresses.
Pauvre Henri, je pense tout le temps à lui et à son malheureux Baccalauréat ; nous sommes tous à peu près résignés mais cela a été bien dur surtout pour papa qui avait tant travaillé avec lui et pour Maman qui a espéré jusqu’au bout ne pouvant pas se faire à l’idée qu’il pouvait être refusé ; nous étions il est vrai bien moins confiants ; le coup ne nous a pas fait autant d’effet nous y attendant quelque peu mais l’espérance ne nous a quitté que la veille quand nous avons su l’énoncé du problème d’optique.
Jeanne Reugnet a été reçue à son brevet de 16 ans, elle m’a écrit il y a quelques jours pour m’en faire part. Je m’ennuie ce soir, ma pauvre cervelle vagabonde au loin, passant d’une chose à une autre sans s’arrêter particulièrement. Marguerite vient de faire invasion dans ma chambre pour apprendre ses leçons. Melle Métivet est là, je vais quitter mon journal pour aller écouter la leçon de Geneviève.
Il est 9 h je vais me coucher pour me lever de bonne heure demain ; aujourd’hui j’ai écrit 2 lettres de 4 pages à Maman, la 1ère à 10 h et la 2ème à l’instant. Henri lit dans ma chambre mais j’ai si mal à la tête que je ne vais pas attendre qu’il s’en aille pour me mettre au lit.

Vendredi 14 Juillet
Notre journée s’est passée bien simplement. Mme Wilbrod est venue donner à 11 h la leçon de piano qu’elle n’avait pas pu faire hier étant malade. Nous sommes sortis un instant avec Maman pour voir les troupes défiler. Henri et Papa sont partis après le déjeuner pour aller à la revue ils en sont revenus éreintés. Ils sont encore pourtant moins à plaindre que les pauvres soldats.

Vendredi 21 Juillet
Je suis fatiguée ce soir mais j’espère pouvoir écrire demain un petit résumé de toute ma semaine à partir de Vendredi dernier.

Samedi 22 Juillet
Je ne sais pas comme je vis ; impossible toute cette semaine de trouver un petit moment pour écrire mon pauvre journal. Vendredi papa n’est parti qu’après le dîner et aussitôt nous sommes sortis. Dimanche nous nous sommes couchés de très bonne heure. Lundi Mme Watrin étant restée nous avons joué aux cartes avec elle et tous les jours la même chose. Mardi Mr l’abée  Runner et Mme Tingry sont venus déjeuner ici. Vers 3 h, Mme Tingry est partie au bois emmenant dans sa voiture Henri, Minel et Marguerite. Geneviève et moi nous sommes restées avec Miss John et Louis était à Paris pour sa leçon de dessin. Jeudi tous les Boisseau, Bardinet sont venus dîner. J’avais mis pour cette réception ma robe grise avec un gilet vieux rose. Elle a été trouvée très jolie ; J’avais mis aussi ma broche de marcassites que m’a donnée Mme Edouard Muller et l’on aurait dit absolument une broche de diamants tellement elle brillait.
Nous étions tous très chics. Amélie aussi qui avait une jolie petite robe de soie blanche et bleue. Malheureusement, Marie en lui passant la sauce en a renversé quelques gouttes sur la robe de soie. Immédiatement lavée à l’eau de Cologne il n’y paraissait plus rien un quart  d’heure après. J’étais placée entre Alexis et Bernard ; le premier est grave, sévère même, il a toujours l’air de comploter quelque crime même en buvant du vin de bordeaux ; l’autre est très gai ce qui veut dire très taquin.
J’ai été me confesser hier à l’occasion de ma fête et Mr Runner  m’a donné une très jolie image pour la sainte Madeleine.

Dimanche 23
La pauvre Angèle Lanquetin est morte hier au soir à 10 heures. La mort est une vraie délivrance pour elle mais sa pauvre mère est bien à plaindre. Elle est morte le 22 Juillet (jour de ma fête). Si j’étais bien puissante auprès du bon Dieu je lui demanderai qu’il ne meure personne le jour de ma fête car il est bien triste de penser qu’en un jour où l’on est heureux il y a des malheureux qui souffrent et qui meurent.
Grand-mère m’a donné une jolie plante blanche qui ne sent rien dans la journée mais qui après 4 heures possède le parfum de la fleur d’oranger.

Mardi 25
J’ai été au mariage à la mairie ce matin. Amélie avait sa robe de soir rouge, elle était très gentille. Demain le grand jour. Ils paraissent tous ravis. J’ai vu Me Bardinet (mère) qui doit être une bien bonne et bien aimable femme et la crème des belles-mères (si cela peut exister).
Angèle Lanquetin a été enterrée ce matin. Grand’mère et maman sont allées à l’église et au cimetière.

Mercredi 26
Mariage d’Amélie.

Jeudi 27
Hier j’étais trop fatiguée pour raconter notre journée. Nous avons pris notre leçon comme d’habitude le matin puis nous nous sommes habillés et nous avons été embrasser Amélie avant son départ pour l’église. Elle était charmante et son mari très gentil. La robe d’Amélie était très bien faite et lui allait à ravir. Le mariage a été célébré par Mr Runner midi bien précise. Après la messe nous sommes allées chez tante Gabrielle jusqu’à 3 heures. Il y avait beaucoup de monde et je suis montée avec Amélie et Mr Maurice pour lui ôter son voile. Le soir j’ai dîné chez eux, j’étais à côté de Bernard et nous avons bien ri ensemble. Nous avions des menus très jolis et Bernard a voulu que j’emporte le mien et le sien. Après le dîner il y a eu des illuminations et des feux de Bengale dans le jardin puis de la musique et tous nous nous sommes séparés.

Samedi 29 Juillet
Jeudi et Vendredi soir je n’ai pu écrire car Jeudi nous sommes allés chez tante Gabrielle et que le lendemain tante et Bernard nous ont rendu notre visite. Amélie et son mari sont heureux parait-il comme un roi et comme une reine. Ils vont aujourd’hui à Morcourt et partent Lundi ou Mardi pour la Suisse. Notre vie à nous s’écoule bien monotone, tous les jours la même chose ; nous travaillons de 6 à 7hrs tous les jours. Si mon examen peut être passé au mois d’Octobre, je ne ferai plus que trois choses : de la musique, beaucoup de musique, du dessin, de l’anglais et peut-être un peu d’allemand. Pour le piano, j’ai 4 ans devant moi et au bout de ce temps, en travaillant de deux heures et demie à trois heures par jour, je pourrai peut-être être en état d’accompagner un morceau de violon ou de faire danser si l’occasion s’en présente.

Dimanche 30 Juillet
Nous sommes tous allés dîner chez Me Tingry (même Papa). Nous étions 16 personnes à table : Me Bouteiller et ses 4 enfants, Mr Victor, Me Tingry et nous tous.

Lundi 31 Juillet
Je suis allée à Paris avec Marie pour prendre ma leçon. Amélie Boisseau et son mari étaient venus dîner à côté avec Mr Runner. Ils partent Mardi soir pour la Suisse.


Mardi 1er Août
Mr Runner et tante Gabrielle sont venus déjeuner. Ils ont obtenus une promenade pour nous. Miss John a terminé la leçon à 3hrs au lieu de 4 et nous sommes tous les 6 partis avec elle dans les bois de Saint-Cloud. Nous avons gravi à pic toutes les collines puis nous sommes arrivés à la lanterne de Diogène. Nous avons joué aux 4 coins, puis au "chien de Mr le curé qui n’aime pas les o". Une vieille bonne femme que nous avons rencontrée nous a presque dit des sottises parce que nous ne lui achetions pas de son coco qui paraissait être d’une saleté abominable.
Melle Métivet est arrivée juste comme nous rentrions à 5hrs ½. Après le dîner, vers 9hrs nous sommes allés chez tante qui était très fatiguée et se couchait ; nous avons causé un instant avec Alexis et avec Bernard et nous sommes rentrés nous coucher à notre tour.
Je suis épouvantée quand je pense que Dimanche j’aurai quitté pour toujours mes 15 ans. Je suis bonne à marier maintenant mais comme Melle Geneviève Dufourcq je ne suis pas pressée ; je peux encore attendre 10 ans et saurai bien trouver moi-même le petit mari qu’il me faut.

Mercredi 2 Août
Nous sommes sortis avec Miss Jones dans le bois de Boulogne, nous avons fait de 10 à 12 kilomètres ; nous sommes allés au barrage qui est après Suresnes. La Seine tombant de 2 ou 3 mètres était très belle, nous ne sommes rentrés qu’à 6hrs. Mademoiselle Métivet était déjà là, les jumelles ont pris leur leçon, nous avons dîné et nous sommes allés chez tante Gabrielle leur faire une dernière visite. Bernard nous a fait des adieux très touchants et nous a même tous embrassés.

Jeudi 3 Août
Nous sommes partis à 7hrs ½ pour le parc de Saint Cloud avec Melle Jones, nous avons été jusqu’à Sèvres et nous nous sommes joliment bien amusés. Marguerite courait tout le temps après des petits oiseaux qui, disait-elle, ne pouvaient pas voler. Ils volaient si bien qu’elle n’a pas pu en attraper un seul. Bernard et Alexis sont partis ce matin et tante Gabrielle à 2hrs seulement.

Vendredi 4 Août
Nous ne sommes pas sortis, le temps était par trop incertain et les deux garçons étaient à Paris. Les 3 filles ont été chez Me Wilbrod.

Samedi 5
Nous avons fait une très jolie promenade aux lacs du bois de Boulogne où nous avons vu des petits bateaux vélocipèdes pour naviguer sur l’eau. Louis m’a appris une bien triste nouvelle : sa pauvre petite sœur de lait a été écrasée dernièrement et est morte. Je ne sais pas il m’a recommandé le secret ! Je n’en ai encore rien dit à personne mais je me décharge sur mon journal qui est un confident muet comme la tombe.
Je suis décidément très moqueuse ; dans la rue, presque toutes les personnes que je rencontre me produisent un effet très drôle, celui-ci ressemble à une tortue, celui-là à une méduse. J’ai aussi vu aujourd’hui un cheval dont la tête ne me revenait pas. Je ne sais pas ce que j’ai eu aujourd’hui, mais tout le temps ma pensée se portait vers quelqu’un que je ne veux pas nommer.

Mercredi 9
Nous sommes allés tous déjeuner sur l’herbe et nous nous sommes bien amusés malgré quelques petits accidents : un verre cassé, le vin répandu sur la robe de Geneviève, la voiture à moitié délabrée. Vers deux heures Grand’mère et maman se sont installées sous un arbre et Melle Jones, Lucie et nous six nous sommes partis pour la manufacture de Sèvres. Nous avons visité le musée rempli de jolies choses. Nous avions particulièrement remarqué un petit nid d’oiseaux charmant (au premier étage, tout au fond de la galerie à l’entrée de laquelle se trouvent deux tapisseries la flamme et la Sculpture)
Nous sommes allés dans l’atelier de fabrication, nous y avons vu un ouvrier qui donnait les plus jolies formes à la pâte. En nous y rendant, nous avons vu une malheureuse dame dont les chevaux ont quitté la tête pour tomber à terre. Un monsieur les a galamment ramassés et les a rendus à la dame avec un sourire (elle riait mais jaune et avait l’air joliment vexée.) C’était une Anglaise. Nous avons rencontré dans le bois un malheureux garde qui avait peut-être 29 ou 30 ans et qui avait un bras de bois, sa main était peinte en noir.

Lundi 14 Août
Me Watrin a envoyé un superbe bouquet à l’adresse de Mes Bocquet et Prat et Monseigneur Fromental est arrivé vers 6hrs ¼ avec un énorme paquet contenant un buste sculpté intitulé "Rieuse". Il l’a offert à grand’mère. Outre les nombreux bouquets, grand’mère a encore reçu 2 porte-aiguilles différents, un sac à chapelet et un dessin "Effet de lune". Maman 1 porte-aiguille, un signet et ce qui ne l’a pas fort étonnée son portrait grandeur presque nature dessiné par Louis à la mine de plomb d’après une photographie.
Bernard et Alexis sont venus dîner à la maison et le soir après dîner nous nous sommes promenés dans le jardin. J’ai demandé à Bernard à quoi il pensait quand il voyait une étoile filante. Il ne voulait pas le dire ; pourtant, d’après ce qu’il a dit, il me semble que ce n’est pas à quelque chose mais à quelqu’un et je crois même savoir à qui, seulement je ne veux pas l’écrire ; comme mon cahier traîne partout et comme nous connaissons un peu cette personne il ne faut pas risquer une indiscrétion car mes soupçons ne sont nullement fondés.

Mardi
Nous sommes allés à la messe de 7hrs avec Papa, Maman, Bernard et Alexis. La communion a été très longue et, arrivé à moi, Mr Lemerle m’a dit : « Il n’y a plus d’hosties. » Heureusement que Mr Runner nous a porté l’hostie qui se trouvait dans l’ostensoir. Il en a fait peut-être une  trentaine de parts ; les autres personnes ont été obligées d’attendre la messe de 8hrs.
Miss Jones a envoyé à grand’mère et à Maman une plante splendide. Vraiment nous sommes gâtés par tous les gens qui nous connaissent et ces dames ont été très flattées des attentions aimables et Melle Jones, Me Watrin, Mgr Fromental. Maman et grand’mère ont en outre reçu des lettres de Fontenay, de Tours, et Clignancourt.
Je suis énervée aujourd’hui car je n’ai pas bien dormi cette nuit, j’étais très agitée et n’avais nullement sommeil.

« La pensée va plus vite que les paroles et les paroles plus vite que les actions. »

Pauvre petit Minel, comme il grandit vite.