2ème partie


Mercredi 1er Novembre 1893
Nous sommes allés à la messe de 8 h où une dame appelée par Mr Vincent « Têt de mort » m’a pris ma place sans aucun droit. Papa et Henri sont venus déjeuner mais ils sont partis presque aussitôt après. Bernard est venu et nous avons joué d’abord aux courses, puis à toutes sortes de petits jeux appartenant à Geneviève. Mr Runner a dîné ce soir chez tante Gabrielle.

Jeudi 2 Novembre
C’était le jour des morts, jour bien triste pour tous car il n’y en a pas beaucoup sur la terre qui n’aient à pleurer une personne aimée. Nous sommes allés avec grand’mère à la messe de 7 h, il y avait un grand catafalque dressé au milieu de l’église et Marguerite et Geneviève m’ont demandé plus d’une fois s’il y avait un mort dedans. Dans la journée nous devions aller au cimetière mais la pluie tombant à torrent, Grand’mère n’a pas voulu que nous y allions. Il a fait un temps horriblement détestable toute la journée.

Vendredi 3 Novembre
Mrs Runner et Domain. Il faut vraiment être animé et presque inspiré par une force surnaturelle pour songer à aller annoncer la bonne nouvelle au Japon avec une santé aussi délicate que paraît la sienne. Il a grande confiance en Dieu et son sacrifice est fait dit-il ; il lui semble bien pénible d’abandonner son Boulogne, son Paris mais surtout son père, sa mère, ses frères et la France. Il ne doit jamais revenir paraît-il, mais je ne le crois pas car il y a un grand nombre de missionnaires qui reviennent et ils ne sont pas tous appelés à mourir au milieu de leurs païens. Il nous a promis de nous donner un de ses photographies afin qu’il ne soit pas entièrement perdu pour nous.

Samedi 4 Novembre
Notre promesse est accomplie. Grand-mère m’a réveillé vers 3 h ½ et nous sommes parties toutes les deux au Sacré-Coeur de Montmartre. C’est un véritable pèlerinage à faire de Boulogne et la montagne est rudement fatigante. En passant à l’église de Clignancourt nous avons vu Mr l’abbé Vincent dont la paroisse est vraiment très belle et très grande. Il nous a fait voir son petit cabinet, la sacristie, la salle des mariages, la salle des catéchismes et le calorifère. Je n’en ai jamais vu un qui soit aussi grand, il est monumental et Mr l’abbé paraissait en être très fier.
Quand je suis rentré à 11 h moins ¼ Miss Jones donnait la leçon des jumelles. J’ai pris mon étole jusque au déjeuner puis nous sommes sortis en promenade avec Mademoiselle. Le temps était délicieux, plutôt un peu frais. Nous avons descendu la Seine jusqu’à la passerelle de Boulogne qui est très longue, elle a 150 mètres, puis nous nous sommes jetés à travers champs. Nous nous sommes amusées comme des folles et nous n’étions plus qu’à quelques pas du Mont Valérien que nous désirions tant gravir depuis le commencement des vacances, lorsque nous nous sommes souvenues de la défense qui nous avait été faite d’y aller seules avec Mademoiselle qui est encore trop jeune pour pénétrer dans l’enceinte d’un fort. Nous sommes donc retournées à Boulogne. Il y avait un petit endroit où la Seine s’avance dans la terre et forme un petit golfe. Nous nous y sommes arrêtées à regarder un chien, un chat et un rat crevés. Ils étaient gonflés, couverts de vermine et tellement affreux que je me suis écriée : « Si tels sont les morts, je ne veux pas mourir. » Les pensées sombres que nous avaient donné ces pauvres animaux n’ont pas été longtemps à se dissiper ; un train venant à passer sous nos pieds nous nous sommes amusées – c’est honteux de l’écrire – à cracher sur les wagons. L’air était parfumé d’une manière délicieuse, nous courions dans les feuilles mortes mais ce qu’il y avait de plus joli que tout cela c’étaient les nuances des arbres, jaune, orange, vert de différents tous ; toutes ces couleurs assemblées dans un seul bouquet d’arbres étaient d’une harmonie admirable. Quelques pêcheurs suivaient le cours de la Seine dans de petites coquilles de noix. C’était charmant.
Lorsque nous sommes rentrées, je n’étais pas encore déshabillée que Maman est arrivée de Paris et qu’il m’a fallu repartir pour Courcelles. Nous avons remercié Melle Richer, payé ses leçons et offert un petit souvenir à cette bonne demoiselle. Elle en a paru enchantée, c’était un bronze, un coq de Mène. Nous sommes rentrées à 6 h ½ et j’ai lu jusqu’au dîner puis j’ai encore repris mon livre et je me suis couchée à 10 h moins ¼ bien fatiguée de ma journée. J’ai répondu à Berthe Danloux, encore une bonne chose de faite.

Dimanche 5 Novembre
C’était un grand jour pour nous, car c’était l’ouverture du catéchisme de persévérance. J’y suis allée avec les deux jumelles. Mr le curé nous a donné des petits avis très drôles. Il est très amusant et très bon quoique son extérieur soit bien sévère. Mr Runner a fait l’instruction ; les analyses sont obligatoires je crois, quant aux Evangiles et au catéchisme les récitera qui voudra.
Maman et Loulou sont repartis vers 4 h ½ pour Paris. Tan,te Gabrielle et Bernard sont venus avec nous faire une petite visite à Me Labruyère, ce dont elle a paru très flattée, elle nous a même fait une confidence car elle nous a dit qu’elle était républicaine ; mais ce qui s’appelle républicaine rouge ; elle a même ajouté qu’elle ne comprenait pas qu’une femme comme Grand’mère fut Napoléonienne jusqu’au fond de l’âme. Elle divaguait probablement car Grand’mère ne nous a jamais parlé de ses opinions politiques et je la croirais plutôt royaliste qu’autre chose. J’aime beaucoup Napoléon comme général, je dirais même au besoin comme empereur mais il n’est pas du tout mon idéal comme homme. Cet homme (car il n’était pas autre chose après tout), si intrépide, si énergique dans les combats n’était pas exempt de faiblesses dans la vie privée et une chose qui amoindrira toujours l’éclat de Napoléon c’est son divorce avec l’impératrice Joséphine. Il est vrai que sa mort à Saint Hélène rachète bien des torts. L’ambitieux est oublié ; il n’y a plus là qu’un homme comme un autre et souffrant d’autant plus que son cœur est plus grand et plus capable de ressentir la perte de sa patrie.
Mais où suis-je ? La pauvre Me Labruyère m’a transportée en plein océan sur une île déserte où meurt et s’éteint graduellement un illustre captif. Toute à Napoléon, j’ai oublié que les instants passent et que j’avais encore bien des choses à écrire. Me Lanquetin est venue aujourd’hui, elle m’a demandé ce que je pensais de ma position de rentière et comment je m’en trouvais.
Maman a donné à Louis un joli petit canif d’écailles pour le dédommager un peu des leçons qu’il m’a donné tout cet été pour le dessin et qui m’ont si bien réussi puisque j’ai pu être reçue. Petit Minel est bien bien drôle, il nous a bien fait rire avant-hier « Sœur Madeleine, nous a-t-il dit, m’appelle toujours mon petit Mathurin et je ne sais pas ce que cela veut dire. » Le soir sœur Madeleine venant à la maison dit à Bébé : « Bonsoir, mon petit Chérubin. » Alors Emmanuel nous a dit qu’il s’était trompé et que c’était « mon petit Chérubin. » Aujourd’hui encore il a été dire à Bernard : « Dis donc est-ce que les Bardinet viendront aujourd’hui ? » Cela n’était pas très respectueux pour son cousin et sa cousine mais comme nous les appelons souvent comme cela nous même nous n’avions pas le droit de le gronder mais c’était bien drôle dans la bouche d’un petit bout d’homme comme lui.
Henri est en plein feu ; demain soir l’oral, nous n’aurons probablement pas de nouvelles avant 6 ou 7 heures. Que le bon Dieu, la Ste Vierge et tous les Saints nous protègent comme ils nous ont protégés jusqu’ici. Amen.

Lundi 6 Novembre
Nous sommes encore dans l’attente et il est pourtant 4 h ½. L’oral a dû commencer vers 2 h. Nous désirons ardemment le succès mais nous ne sommes pourtant pas trop inquiets, l’autre examen qui était le principal ayant été réussi. Certes cela une satisfaction s’il est reçu mais s’il est refusé il ne sera pas obligé de recommencer. Nous sommes allés ce matin à la messe de 7h pour ce brave Henri, c’était Monsieur Runner qui la disait avec tout son cœur probablement.
Les jumelles sont énervées et agitées car leur cours commence demain et qu’elles ont bien peur de ne pas savoir. Je suis bien heureuse, ma chère amie revient demain pour l’hiver ; quel bonheur de nous revoir après 5 mois de séparation. Je m’attends à trouver Germaine bien changée car tante Geneviève a écrit plusieurs fois qu’elle avait bien grandi.
On sonne, si c’était la dépêche. Oui c’est elle…. Il est reçu et il n’y en a que 4 sur 30. Que papa et maman doivent être heureux. C’est trop de bonheur, 3 examens obtenus quand on osait à peine en désirer deux. On somme encore, qui cela peut-il être ? Monsieur Billet (le sommelier), cela m’intéresse guère maintenant que tout ce que nous désirons set arrivé.
En nous conduisant hier au catéchisme de persévérance, Valéry nous a dit qu’Edmond était sous le coup de 2 jours de prison, n’ayant pas fait changer son domicile marque sur son livret. Le malheureux ne s’y entend pas à toutes ces formalités. Heureusement Valéry a couru immédiatement à la gendarmerie et il n’y aura rien car il était encore temps.
Nous voici en plein hiver, il fait un froid de loup aujourd’hui, nous ne sommes sortis qu’un quart d’heure dans le jardin après notre déjeuner. Melle Métivet est là, elle donne maintenant la leçon à Geneviève ; Lucie va allumer la lampe et je vais pouvoir me mettre à copier de la littérature pour Louis, ce qui m’a bien été recommandé par Maman. Maintenant nous attendons la fête promise par tante Maillot. Il faut espérer que de son côté elle ne l’a pas oubliée et que nous recevrons un jour l’invitation de : Madame Veuve Théodore Maillot, née Félicie Duban.
Grand’mère vient de m’annoncer une chose qui m’étonne beaucoup vu la saison avancée. Les pruniers se couvrent de prunes déjà assez grosses, c’est comme un second printemps ; demain je visiterai tous les arbres fruitiers pour me convaincre moi-même de cette chose extraordinaire. Le 6 novembre, voir commencer les fruits cela est par trop drôle. Marguerite est très amusante, elle parie tout le temps à propos de n’importe quoi, puis elle est prise de scrupules car elle s’imagine avoir fait un vœu.
Je suis prise de remords, Louise et Thérèse doivent attendre de mes nouvelles car il y a bien deux mois que je ne leur ai pas écrit et 6 semaines à peu près que je n’ai rien reçu d’elles. Heureusement que mon examen est là et que je pourrai mettre toute ma paresse sur son compte mais si je ne suis pas prodigue de lettres, je suis moins avare de mes pensées. Jeanne Reugnet, elle aussi, croire me croire à moitié descendue dans le royaume de Pluton mais cela n’est malheureusement pas et je suis décidée un jour ou l’autre à lui montrer que non seulement je vis mais que je me porte bien.
Cette année d’ailleurs nous nous retrouverons peut-être aux cours supérieurs. Pauvre Jeanne, il y a maintenant près de deux ans que je ne l’ai pas vue, elle touche presque à sa dix-huitième année et elle doit être maintenant une grande jeune-fille tandis que je ne serai moi toute ma vie qu’un grand bébé.

Mardi 7 Novembre
Il est déjà 4 h ½ et les jumelles e sont encore revenues du cours. Grand’mère qui était restée avec Emmanuel et moi vient de recevoir la visite de Monsieur Domain. C’est peut-être et je dois même ajouter probablement la dernière fois que je le verrai. Il était bien fatigué aujourd’hui ; il vient de partir bien heureux parce que grand’mère lui a remis de la part de Maman 4 chemises de flanelle puis elle lui a donné une ceinture de flanelle et deux passe montagne. Il nous a promis d’envoyer des graines de chrysanthèmes à son arrivée au Japon ; grand’mère nous a fait mettre à genoux et il nous a bé i avant de s’en aller.
Le retour des Gandriau a été retardé, ils ne seront à Paris que Mercredi soir et nous irons probablement les voir Jeudi. Henri doit venir déjeuner demain ; nous allons être bien heureux de pouvoir l’embrasser.
Les jumelles sont revenues du cours, elles sont enchantées car étant seules elles n’y retourneront pas Mardi prochain. Marguerite a été désolée d’apprendre que Domain était parti. « Qu’il est bête de ne pas nous avoir attendues, j’aurais tant voulu le revoir », a-t-elle dit. Nous allons avoir un nouveau vicaire, un corse, ayant quinze ans de ministère et pas un cheveu sur la tête. Nous avons été saisies de terreur à cette nouvelle car il devait nous faire le catéchisme de persévérance avec Monsieur Runner. Heureusement qu’il va passer sur le dos de Mr Vacassin et que nous aurons peut-être celui-ci au catéchisme. Nous en serions bien heureuses car il est très gentil, nous l’aimons beaucoup et il a un petit air si doux, si doux qu’il ne doit jamais gronder personne.

Mercredi 8 Novembre
Henri nous est arrivé vers 9 h et demie, nous étions bien heureux de le voir et de l’embrasser. Il était très fier car il avait sur lui sa carte d’étudiant. Monsieur Runner est venu déjeuner avec lui ; il a lu mon analyse et il a dit qu’elle était très complète. Je lui ai aussi demandé un conseil pour ma bague de diamants. Il l’a trouvée très jolie et très simple comme elle était et il m’a dit qu’il ferait changer tout simplement la monture d’or. Amélie est venue nous voir un instant. Elle sortait de chez Gisèle. Elle portait une superbe jaquette d’astracan qui lui a été donnée par Monsieur son époux. Elle n’est pas restée longtemps car elle avait encore à aller chez sa mère et qu’elle ne voulait pas rentrer à la nuit.
Après son départ, celui de l’abbé et d’Henri, il faisait presque nuit et Grand’mère ne pouvant pas continuer sa tapisserie est partie avec moi chez Madame Tisserand qui avait eu beaucoup de monde dans la journée et qui était à peu près seule.
Marthe m’a dit que presque toutes ses amies étaient mariées maintenant et qu’elle n’en avait plus beaucoup ; en effet, quand je suis arrivée, elle n’en avait qu’une alors qu’autrefois il y avait toujours une douzaine de jeunes filles qui venaient passer le Mercredi avec elle. En revenant nous sommes entrées un instant chez Madame Hainque qui était toute seule avec Adrienne.
J’ai lu jusqu’au dîner et j’ai encore repris mon livre mais nous ne nous sommes couchées qu’à10 heures. Les jumelles ont passé la soirée à discuter sur la façon d’une manche pour une robe de poupée. Marguerite soutenait qu’une manche droite irait mieux et Geneviève prétendait qu’une manche bouffante à grand poignet aurait plus d chic.

Jeudi 9 Novembre
Il fait aujourd’hui un vrai temps d’hiver, le vent a complètement dépouillé mes pauvres arbres dont les branches sont maintenant tristes et nues. Il y a bien longtemps que je ne suis rentrée à Paris aussi tard et il me semble bien extraordinaire de me trouver à Boulogne aussi tard dans la saison. « Le vent sent la neige » vient de nous dire Lucie qui a osé aventurer son nez dehors ; en effet je crois qu’il ne tardera pas a en tomber car le temps paraît bien chargé et qu’il fait trop froid pour qu’il pleuve.
Les Gaudriau sont arrivé hier au soir ; ils viendront Dimanche mais grand’mère va partir à Paris pour aller déjeuner avec eux ; que je voudrais être à sa place pour embrasser ma chère amie. Comme nous nous ennuyons trop en restant seules, grand’mère a invité Mademoiselle à déjeuner avec nous. Nous allons probablement bien nous amuser car Mademoiselle est très gentille et très gaie en dehors des leçons car elle est en même temps très sérieuse et ne permet pas la plaisanterie lorsqu’il est l’heure de travailler.
J’écrirai peut-être encore un peu ce soir mais je quitte pour faire encore un peu de crochet avant le déjeuner.

Vendredi 10 Novembre
Je n’ai rien écrit hier au soir parce que Mademoiselle est restée avec nous jusqu’à 4 h ½, puis grand’mère est rentrée me disant que tante Gabrielle désirait me voir. J’y suis allée aussitôt, Jeanne m’attendait à la porte pour ne pas que je reste seule dans la rue le temps que l’on vienne m’ouvrir. Tante était dans un fauteuil au coin du feu de son salon, elle était toute seule et avait la migraine. Je me suis assise en face d’elle et nous avons causé. Comme je n’avais pas emporté d’ouvrage et que cela m’ennuyait de rester sans rien faire, tante m’a passé la broderie qu’elle tenait et a pris un tricot. Je suis restée une heure avec elle. Alexis est rentré pendant que j’étais là, puis grand’mère m’a appelé pour le dîner ; tante m’avait proposé de me reconduire mais cela était inutile car, quoique pas très brave, je ne manque pourtant pas assez de courage pour ne pas faire quelques pas dans la rue le soir.
Geneviève et moi nous avons eu une très vilaine soirée à nous moquer de toutes les personnes de la famille : tante Anaïs, Hélène (péronelle), Marguerite Rousselon, Charles (le boiteux), François (qui a l’air godiche), Léonie Pérard (coquette), etc. toutes y ont passé excepté pourtant les Boisseau, Gabrielle Bouvier, Suzanne Magniol et Madeleine Hamonière contre lesquelles nous n’avons rien à dire. Les Tricheux ont payé leur tribut tout comme les autres et peut-être encore plus.
Je me suis levée à 7 h ¼ puis j’ai habillé petit Minel et nous sommes descendus déjeuner. Miss Jones est arrivée, elle a corrigé nos dessins d’hier et j’y ai un peu travaillé, puis j’ai pris mon étole jusqu’au déjeuner. J’ai écrit dans la journée à Louise et à Thérèse Bitchini. Geneviève, Marguerite et Emmanuel ont mis leurs cartes dans mon enveloppe. Nos amies de Nantes vont être bien contentes de voir que nous pensons à elles. La lettre de Jeanne Reugnet est encore à faire, mais je ne sais plus son adresse, je sais seulement que c’est avenue Kléber et il faudra je pense à demander Dimanche son numéro à Marie Gandriau. A propos de ma chère amie, grand’mère m’a dit qu’elle avait engraissé de 8 livres. Elle n’en avait pas besoin.
Sœur Madeleine est venue vers 4 heures chanter sur un de nos pianos une petite messe solennelle. Lorsqu’elle se trompait, elle s’appelait « Grande dinde » ou « Gros hippopotame. » Mr Alet est venu rendre visite à Grand’mère, puis Melle Marthe  Languet et sa (illisible) sont arrivées, l’une conduisant l’autre ; Me Tisserand ne supporte pas la lumière et pendant sa visite il a fallu mettre le salon dans une demi obscurité.
Il faut que je dise adieu à mon pauvre journal ce soir car grand’mère veut que je me mette à copier de la littérature pour Monsieur Loutousse qui n’a rien fait de tout son été et qui n’a pas pu en 3 mois de vacances copier de 100 à 150 pages d’une écriture lâche comme celle de Mr Chenièvre. Notre analyse du catéchisme est écrite, nous y avons mis une jolie faveur rose et l’avons signé des lettres M.G.M. Prat.

Samedi 11 Novembre
C’était un triste anniversaire pour nous. J’ai écrit hier au soir un petit mot à tante Danloux. Nous avons fait avec Mademoiselle une petite promenade ravissante. Ce n’était déjà plus  comme Samedi dernier un paysage d’automne que nous avions sous les yeux mais bien un vrai paysage d’hiver. Les arbres étaient complètement dépouillés des feuilles qui faisaient notre admiration par leurs vives nuances et ces mêmes feuilles couvraient la terre, elles étaient recouvertes d’une mince couche de gelée blanche. Nous avons rencontré deux fois dans le bois le même officier à cheval suivi de son ordonnance. La seconde fois il nous a reconnues car il nous a regardées. Nous sommes arrivés à un joli petit étang qui était complètement glacé. Alors nous nous sommes amusés à lancer des cailloux sur le lac et ils le traversaient en entier en produisant un bruit pareil aux croassements d’une troupe de corbeaux, cri étrange et monotone ; j’ai vu un monsieur regarder en l’air et chercher des yeux ces oiseaux imaginaires. Nous sommes ensuite allés à la cascade. Geneviève et moi nous nous sommes aventurées jusqu’au milieu mais comme il y faisait très froid nous n’y sommes pas restées longtemps.
Nous sommes revenues par l’église où nous nous sommes confessées. Grand’mère était bien inquiète pendant notre absence ; elle s’imaginait qu’un malheur était arrivé à l’une de nous et que personne n’osait rentrer. Elle allait envoyer Lucie à notre recherche lorsque Mademoiselle est venue la rassurer.
Quel malheur, Grand’mère a reçu une lettre de Maman lui disant que je rentrerai probablement demain à Paris. Si je pouvais gagner jusqu’à Mardi, que je serais heureuse. Valéry m’a donné quand je suis rentrée mon petit gilet rose lavé et très bien repassé. Je le mettrai demain, il va mieux à mon teint que le rouge. Est-ce que je deviendrais coquette ! Dans tous les cas, cela serait de la faute de Monsieur Fromental qui m’a dit ou pour mieux dire qui m’a laissé entendre que j’étais très gentille avec ce gilet rose.

Dimanche 12 Novembre
La pauvre Marguerite peut remercier le bon Dieu aujourd’hui car l’accident qui lui est arrivé aurait pu être terrible si on n’avait pas eu immédiatement de l’eau sous la main. Depuis quelques jours elle avait les mains toutes gercées par l froid et ce matin pendant qu’elle s’habillait, Grand’mère veut lui mettre un peu de glycérine ; malheureusement grand’mère prend la bouteille d’acide phénique qu’elle renverse sur les mains de Marguerite. Aux cris poussé par cette dernière, grand’mère s’aperçoit qu’elle s’est trompée ; heureusement que Geneviève avait devant elle une cuvette pleine d’eau ou Marguerite a pu plonger ses mains aussitôt, ce qui fait qu’elle s’en est tiré avec une forte brûlure au lieu d’avoir les mains complètement rongées par l’acide. Grand’mère désolée ne veut plus voir la terrible bouteille, elle l’a donnée à Lucie en lui disant d’en faire ce qu’elle voudrait pourvu qu’elle ne lui retombe jamais sous la main.
Nous sommes allées à la messe de 8 heures, messe des écoles. Un des petits garçons de la pension Cairol, qui était le 1er du 1er rang s’est oublié à tel point que sa place était devenue une mare. Les autres enfants et même les professeurs riaient. Joseph, le Suisse, a grondé le gamin la laveuse de chaises a été montrer la place au directeur. Ce qu’il y avait en même temps de plus amusant et de plus triste, c’était la tête de ce malheureux bambin de 6 ou 7 ans dont tous les autres se moquaient. Les enfants de la pension Noirau riaient encore plus fort que les Cairol qui, malgré tout, étaient un peu humiliés qu’un de leurs condisciples se soit comporté de la sorte.
J’ai oublié de dire qu’hier nous avons été regarder les malheureuses bêtes que nous avions vues Samedi dans la Seine. Le chien et le chat étaient toujours à la surface de l’eau mais le rat avait disparu.

Lundi 13 Novembre
Hélas je suis à Paris pour tout l’hiver puisque nous ne retournerons à Boulogne qu’aux grandes vacances. Mais n’anticipons pas trop et racontons la journée d’hier.
Maman te les deux garçons sont arrivés les premiers puis tante Geneviève, ses quatre filles et l’oncle Raoul et Papa quelques minutes après. J’ai trouvé ma chère amie vraiment bien changée, elle a vraiment beaucoup enforci et elle n’en avait guère besoin. Germaine s’est élancée mais elle n’est pas ce que je croyais car ayant grandi beaucoup je pensais qu’elle aurait perdu ses manières de garçon………………..



Ici malheureusement il manque 3 feuilles entières à son cahier soit 6 pages
et nous sautons ainsi de la page 52 à la page 59…

core que de vieux chapeaux de paille noire.

Jeudi 16 Novembre
Henri m’a raconté aujourd’hui une histoire très drôle. Il rencontre tous les soirs, sur le boulevard Saint Michel, un mendiant qui joue de la flûte en mettant son instrument dans une de ses narines au lieu de le mettre dans sa bouche. On n’entend pas grand-chose paraît-il mais le coup d’œil n’en est pas moins amusant.
Hermine est la chatte la plus amusante que je connaisse ; pour peu que je laisse ma porte ouverte, elle est tout de suite dans ma chambre et d’un bond sur mon lit ; elle s’installe aussi confortablement que possible sur l’édredon dont elle affectionne beaucoup la plume. Madame Watrin travaille en ce moment pour Maman, elle lui fait une robe grise et s’occupe maintenant d’une autre robe rouge et noir. Je voudrais bien avoir ma robe écossaise non pour Dimanche prochain, cela n’est pas possible mais pour le Dimanche en huit car si nous allons à Boulogne je voudrais bien la mettre. Louis a repris ce matin ses leçons avec Monsieur Sains ; cela ne l’amusait guère d’aller jusqu’à la rue Taitbout.
C’était le mariage de Juliette Magniot. J’y suis allée avec Maman. Son mari est très gentil mais très jeune ; il a vingt deux ans et en parait 19 au plus. Le mariage était à l’église de la Trinité. Nous sommes allés à la maison de la mariée où nous avons trouvé grand’mère Bocquet. Le salon était entièrement rempli de fleurs. Nous avons vu les cadeaux et il y en avait énormément et de très beaux, ils étaient tous exposés dans la chambre de Juliette qui a été très gentille et m’a donné un peu de son bouquet de fleurs d’orangers. Le jeune ménage doit partir ce soir pour Cannes.
Monsieur Fromental et Balzard sont venus

Vendredi 17 Novembre
Hier au soir  comme j’espérais me reposer et me coucher de bonne heure, papa a déclaré son intention d’aller faire une petite visite aux Gandriau. Je n’ai pu résister au plaisir de l’accompagner. Nous avons fait les deux voyages à pied ; papa a voulu que je lui donne le bras tout le temps. Mes cousines étaient bien contentes de me voir et nous avons passé une très bonne soirée à tirer des horoscopes, à lire des devinettes et des bons mots. Tante nous a fait servir bon punch de vin chaud au citron qui nous a toutes régalées. Nous ne sommes rentrés qu’à 10 heures et demie ; on jouait aux "Français Le Flibustier et le Légataire universel". Dans la journée j’ai copié des leçons de mythologie.

Samedi 18 Novembre (ici image de Balzard)
 L’imbécile de Balzard est venu aujourd’hui travailler avec Henri. Selon sa coutume il n’a cessé de dire les plus grosses bêtises.
Madame Watrin m’avait défiée d’écrire ce qui précède devant Balzard. J’ai demandé à celui-ci s’il fallait accepter le défi ; sur sa réponse affirmative, j’ai pris la plume et non seulement il ne s’est pas fâché mais il y posé sa signature. Balzard dit que toutes les sottises que je puis lui dire glissent sur le parapluie de son indifférence.


Dimanche 19 Novembre - Les Folies Bergères
Je me suis bien amusée sans avoir pour autant été à Boulogne. Mais il faut que je mette un peu d’ordre dans mon récit. Je suis allée à la messe de 7 h ½  avec Papa et les deux garçons, nous sommes rentrés, j’ai fait ma chambre, puis j’ai lu jusqu’au déjeuner quelques petits contes de Musset : "Croisille", "le merle blanc" et "Pierre et Camille", ils m’ont bien intéressée.
Dans la matinée il a neigé, pas bien fort il est vrai mais je l’ai remarqué pour 2 raisons : 1° que c’était la première fois de l’automne et 2° que devant sortir le mauvais temps ne m’étais pas indifférent. Après le déjeuner, je me suis habillée et comme j’allais aux Folies Bergères, endroit guère permis aux jeunes filles, Maman m’a prêté un chapeau à roses. Il parait qu’il m’allait très bien, que j’étais très gentille dessous ; j’étais pourtant un peu jeune mais une jeune femme de 16 ans et demi cela peut encore se rencontrer.
Nous sommes allés chez grand’mère Prat pour la prendre puis Papa et moi nous sommes partis avec elle. Grâce à la complaisance de trois personnes nous avons pu avoir nos places devant celles des Gandriau qui eux aussi y étaient. La salle du spectacle n’est pas très grande mais elle est assez gentille et surtout bien pleine. Le premier exercice a été deux chanteuses et danseuses anglaises habillées en bébé de 7 à 8 ans qui ne paraissaient pas plus et qui avaient pourtant 19 et 21 ans. Voici à peu près le programme.
  • Chanteuses et danseuses lilliputiennes.
  • Ardel et les frères Danadesons
  • 10 minutes au Jardin d’Acclimatation
  • France – Russie (ballet)
  • Les célèbres Hantow, gymnastes
  • La baronne de Rahden
  • Les merveilleux Gragg’s (gentlemen acrobates)
  • Les Delevines (jeux satyriques)
  • La Loïc fuller (ses nouvelles danses)
Les Hantow sont les plus forts gymnastes que j’ai jamais vus. Leurs exercices sont merveilleux. Lorsqu’ils ont fini, ils se laissent tomber dans le filet. Les deux aînés tombent peut-être de 10 mètres de haut. Quant au troisième il monte jusqu’au plafond et se lance la tête la première d’une hauteur de 50 ou 60 mètres ? Après cette minute périlleuse, le pauvre garçon est pâme mais souriant.
Les Gragg’s sont aussi merveilleux dans leurs exercices d’acrobates ; ils sont de 8 à 10, tous plus fort les uns que les autres. Il y a un pauvre petit de 9 ou 10 nans, habillé en petit homme avec lequel ils jouent à la balle et qui est très amusant par la confiance qu’il semble avoir dans les grands.
La baronne de Rahden est une écuyère, elle monte bien à cheval mais ses exercices n’ont rien de bien extraordinaire. Elle est assez jolie et parait toute jeune mais c’est surtout à cause du scandale qu’elle a donné qu’elle se montre en public. J’ai entendu grand’mère dire à Papa que le baron de Rahden avait tué le comte de (je ne sais pas son nom) à cause de sa femme. J’ai entendu dire aussi qu’après avoir été très riche, elle était ruinée et que c’était par nécessité qu’elle s’était engagée aux Folies Bergères. Chose remarquable pour une actrice, elle n’est pas fardée le moins du monde.
Les jeux satyriques étaient amusants mais je leur ai préféré les acrobates et les gymnastes.
Que dire maintenant de Loïc Fuller, je ne l’aime pas elle mais je trouve charmant tout ce qu’elle fait. Rien n’est plus gracieux que de la voir en paillon, les ailes étendues, courant légèrement sur la scène. Toutes les nuances imaginables sont projetées sur elle au moyen de huit machines électriques munies de verres de couleurs. A la fin, la scène est entourée de miroirs et l’aspect est féerique. Il est inutile d dire que pour la Loïc fuller la sale et la scène sont plongées dans l’obscurité la plus complète. Lorsqu’elle revient à la fin, l’ange, la fleur, le paillon, tout cela est devenu une simple actrice vêtue de blanc. Elle envoie des baisers à tout le monde, se sauve en riant, revient, fait des manières impassibles et se sauve de nouveau en se "tordant", pour me servir d’une expression empruntée au jargon des garçons.

Nous sommes tous revenus à la maison où nous avons trouvé grand’mère et les jumelles, nous avons dîné tous les 15 puis grand’mère et les jumelles sont reparties pour Boulogne. L’oncle Raoul, tante et leur famille ne nous ont quittés qu’à 10 heures. Je me suis couchée aussitôt, ayant bien mal à la tête. Ma chère amie aussi était bien mal à son aise, pour elle cela lui venait d’un gros rhume. Voilà ma journée d’hier ; je ne suis pas à plaindre, elle a été assez mouvementée ; pourtant je ne sais pas si je n’aurais pas encore préféré aller à Boulogne mais les ayant tous vus à dîner cela me dédommageait un peu.

Lundi 20 Novembre
Brrr, quel vilain temps sombre ; il ne fait que pleuvoir et moi j’ai envie de pleurer. Pourquoi ? Je n’en sais rien et il n’y a aucune raison pour cela. Peut-être est-ce parce que je m’étais bien amusée hier je m’ennuie aujourd’hui. Où sont-ils donc ces beaux jours d’été où le soleil versait à flots sa lumière et la joie dans notre jardin et dans nos cœurs. Où sont-ils ces beaux soirs où nous nous promenons dans le jardin longtemps après le lever des étoiles. Et nos belles promenades, nos excursions folles avec Miss Jones, nos rires, notre gaieté, où sont-ils donc maintenant….
Plus rien, un appartement triste et fermé ; comme horizon, un ciel nuageux et bas dans lequel s’enfoncent un nombre incalculable de cheminées et c’est tout. Non, j’ai tort de me plaindre, j suis heureuse car si la liberté me manque je suis à l’abri du vent et du froid, la faim m’est inconnue ; je n’ai encore souffert que par des caprices, des bagatelles et des idées d’enfants. J’ai perdu il est vrai des parents mais ceux qui me touchent de plus près m’entourent encore. C’est blasphémer de se plaindre quand on se sent aimée et que l’on aime. Une journée est vite passée et qui me dit que demain le temps sera aussi lugubre qu’aujourd’hui. Peut-être le verrons-nous ce rayon de soleil que nous attendons et qui viendra dissiper nos sombres pensées.
Maman m’a donné ce matin un joli sac en satin qui lui avait été donné par tante Danloux ; je l’ai mis dans mon secrétaire pour m’en servir plus tard. Monsieur Fromental est là. Quel type ! que ses expressions sont triviales et basses. L’homme est pétri du limon de la terre mais l’âme est faite à l’image de Dieu ; on ne le croirait pas en voyant Mr Fromental qui lui est tout pétri de la même boue corps et âme.

Mardi 21 Novembre
Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa, décidément je suis très moqueuse et même très méchante et en relisant ce que j’ai écrit hier je ne puis me défendre d’un certain remords. Je dois une réhabilitation à Monsieur Fromental car hier il a été charmant pour moi, me montrant avec une grande patience à sculpter des roses et j’en dois une aussi à ce malheureux Balzard qui, pour me faire plaisir, a couru jusqu’à l’hôtel de vielle pour me rapporter deux  charmants petits vide poche de laque noire avec des incrustations de nacre. Il est vraiment bien complaisant et s’il a quelques travers, son cœur doit les lui faire pardonner.
Papa me fournit des lectures en ce moment. Le premier livre qu’il m’est donné "Les mémoires de Mademoiselle de Montpensier" (la grande Mademoiselle, la cousine de Louis XIV), c’est un livre d’histoire non sans intérêt. Je me suis ensuite donné aux contes de Musset et choses plus légères mais bien joliment écrites. Le dernier qui m’a été permis de lier a pour titre "La Mouche", c’est l’histoire d’un gentilhomme de province qui obtient de Me de Pompadour ce qui lui avait été refusé par Louis XV. Ce soir j’aborderai "La conquête de Grenade".

Mercredi 22 Novembre
Hier je suis sortie à 4 heures avec maman en tournée de visites. Nous avons commencé par grand’mère Prat, puis Melle Chigarez, Amélie Boisseau et Monsieur Fromental. Amélie a une installation charmante ; son salon, sa chambre et sa salle à manger sont installés d’une manière délicieuse, enfin tout son appartement est une véritable petite bonbonnière. Germaine est venue passer l’après-midi avec nous et Balzard a déjeuner à la maison, nous l’avons même bien taquiné, ma petite diablesse de cousine et moi.
Le soir nous avons tous été dîner chez tante Geneviève. On attendait que grand’mère, les jumelles et nous mais Monsieur Chabot et Ernest Lamotte sont arrivés pour dîner, puis Monsieur Léonard, le voyageur de l’oncle Raoul mais lui n’est pas resté, sa voiture l’attendant en bas. Pendant le dîner, Monsieur Chabot n’a cessé de parler ou pour mieux dire de crier. Ila parié 100frs avec l’oncle Raoul qu’aux noces de Sigisbert Gandriau et de Léontine Loiseau, les réjouissances avaient duré 3 jours, que l’on se mettait à table à 2 h de l’après-midi pour n’en sortir qu’à 9 h du soir, que l’on y a mangé 600 poulets, je ne sais combien de bœufs, de veaux et de moutons. Tante Geneviève qui a accepté elle aussi un défi lui a dit : « Pour les 600 poulets, Monsieur Chabot, cela me semble un peu fort, enlevez-nous un zéro pour que cela soit plus raisonnable » - «  Non, Madame, je n’enlèverai rien, je maintiens mes 600 poulets. » Il parait qu’à ces mêmes noces on a vidé un nombre considérable de barriques de vin et qu’à la fin du repas tous ces Vendéens étaient fort gais.
Le malheureux Louis a eu la migraine pendant le dîner et il a été obligé d’aller se coucher sur le lit de tante. Germaine le soignait bien, elle lui a servi du thé au rhum et se levait à chaque instant de table pour voir s’il n’avait pas besoin d’elle. Quand nous parlions trop haut, elle nous disait : « Je vous en prie, ne réveillez pas Louis. » Papa, Henri et moi, nous sommes revenus à pied, nous ne sommes rentrés à la maison qu’à 11 h ½.
Tante Danloux est arrivée à Paris.

Jeudi 23 Novembre
Je me suis réveillée assez tard car j’étais bien fatiguée. Dans la matinée j’ai lu La conquête de Grenade sur les maures puis j’ai fait du piano. Aussitôt après le déjeuner, Maman, Minel et moi nous sommes allés chez grand’mère Prat pour voir tante Danloux. Son pied ne me parait pas aller trop mal quoiqu’elle s’en plaigne assez. Elle m’a donné 3 paires de gants et une voilette et à maman une paire de souliers, de la dentelle et des nœuds en satin.
Quand nous sommes rentrés, nous comptions trouver Monsieur Fromental à la maison mais le pauvre diable était malade et avait envoyé son associée (son associère comme l’appelle Louis) prévenir qu’étant au lit il lui était impossible de venir donner la leçon. Grand’mère Prat nous a donné un très joli jupon mauve pour Me Emmanuel Prat (Suzanne) qui hier a dit à Maman qu’elle n’avait pas d’alliance et qu’elle voudrait bien que son mari lui en donnât une.
J’ai bien pensé à Monsieur Chabot aujourd’hui et aux histoires extraordinaires qu’il nous a racontées. Hier, quand il criait, je ne pouvais m’empêcher de rire. Il se tournait alors vers moi et me disait : « Qu’as-tu donc, mon enfant ? » - « Rien, Monsieur » et en effet j’aurais bien embarrassée s’il m’avait fallu lui dire exactement la cause de mon hilarité.

Vendredi 24 Novembre
Je n’étais pas très contente aujourd’hui parce que j’attendais Emilie qui devait venir me prendre pour aller avec elle faire une visite chez grand’mère Prat et qu’elle n’est pas venue. Il est vrai qu’elle ne m’avait rien promis et qu’elle m’avait seulement dit qu’elle viendrait un des 2 premiers Vendredi s pour nous rendre sa visite. Il est fort probable que nous la verrons arriver dans huit jours. Par contre nous avons eu………………..



Ici malheureusement il manque à nouveau 3 feuilles entières à son cahier

et nous sautons ainsi de la page 74 à la page 81…

par Irving. J’ai remarqué que dans cet ouvrage assez intéressant l’expression La fleur de la chevalerie est répétée assez de fois, cela fait un effet assez drôle.

Lundi 27 Novembre
Je me suis levée ce matin assez tard quoique je me sois couchée de bonne heure hier. Toute la journée j’ai été énervée et mal à mon aise, ce qui ne m’a pas empêché de bien travailler au cache-nez de Mr Domain. Pauvre jeune homme, son temps approche, le 6 décembre il aura quitté Paris définitivement et s’embarquera pour l’inconnu.
Monsieur Fromental est venu donner la leçon de dessin à Louis, il ne nous a pas reparlé de Madame Daltour. Le soir après le dîner l’oncle Raoul, tante Geneviève, Marie et Germaine sont venus nous faire une petite visite. Nous nous sommes bien amusés jusqu’à 10 h ½. Bébé Manuel était dans son lit mais il ne dormait pas et disait de temps en temps en nous entendant rire : « Maman, qu’est-ce qu’ils ont donc, je reconnais la voix de Marie et de Germaine Gandriau. » Mais nous ne lui avons pas dit qu’elles étaient là car il n’aurait jamais voulu s’endormir.
Je suis désolée, on parle de l’examen supérieur pour moi. Il est donc écrit que dans ma vie je n’aurai jamais ni repos, ni joie. S’il faut reprendre mes livres pour ne les quitter qu’à 19 ans, où aura donc passé ma jeunesse ?

Mardi 28 Novembre
Il est déjà 9 heures ¼ du soir, ce qui fait que je n’ai pas grand temps à consacrer à mon journal dans lequel je n’ai d’ailleurs presque rien à dire. Minel ayant véritablement mal aux pieds, nous ne sommes pas sortis et j’ai travaillé à mon cache nez pendant la plus grande partie de la journée.
Grand’mère a écrit à Maman qu’elle avait reçu une dernière visite de Domain et qu’il désirerait bien nous revoir avant son départ qui aura lieu de demain en huit. Le sacrifice lui semble lourd en ce moment mais il y a des grâces d’état. Cela me fait une certaine impression de voir partir pour toujours peut-être ce jeune homme de 24 ans. Il va où il a été appelé, au poste du péril, il y va courageusement mais, avec une santé délicate, il n’est pas probable qu’il puisse résister longtemps aux fatigants travaux du missionnaire japonais. Chaque fois que je pense au Japon, deux noms me viennent à la mémoire, celui de Domain et celui de Pierre Loti dont le roman Madame Chrysanthème nous a été raconté fort sommairement il est vrai par papa mais qui néanmoins nous a bien intéressés.
Germaine hier nous a raconté une chose fort triste. Son pauvre bel oiseau bleu qu’elle aimait tant est mort avant-hier à minuit ; dans la journée il avait eu plusieurs attaques de nerfs et Germaine pour le ranimer l’avait mis à la fenêtre malgré un temps très froid. Cette nouvelle manière de signer les malades n’a guère réussi au pauvre oiseau qui en plus de ses attaques aura attrapé un refroidissement qui aura hâté sa fin. L’histoire et la mort tragique racontées, Germaine a ajouté : « Encore s’il avait eu le bon esprit de mourir dans seulement un mois il aurait été beau mais je donne 3frs pour faire empailler un oiseau gris, un peu bleuté, qui n’a rien de remarquable tandis qu’il est si beau lorsqu’il n’est pas dans la mue.
Puisque me voici dans des histoires d’animaux, j’ai aussi à mentionner la mort du pauvre Finaud appartenant à Mademoiselle Chevreuse. Elle possédait ce petit chien depuis un temps infini et comme il faut que les vieilles filles donnent leur amour à quelqu’un elle avait reporté toute son affection sur cette petite horreur. Il y a à peu près un an, le pauvre Finaud ressentit les premières atteintes de la terrible maladie qui devait l’emporter. Mademoiselle Chevreuse, affolée, courut chez les plus grands chirurgiens et vétérinaires. Leurs avis (ce qui est très rare) furent unanimes, ils déclarèrent que Finaud avait la carie des os et que malheureusement leur savoir était impuissant à conjurer le mal. Un d’eux seulement (il habitait à st Cloud, je crois) déclara que le mal n’était peut-être pas sans aucun espoir de guérison. Mademoiselle Chevreuse eut envie de lui sauter au cou mais elle se contint et envoya le lendemain à l’aimable vétérinaire un panier de ses plus belles pêches. Enfin Finaud est mort la semaine dernière ; on l’a même aidé à mourir, prétend Marguerite mais il fallait alors que les souffrances fussent bien vives pour que Mademoiselle Chevreuse ait pu se résigner à cette atroce chose qu’elle repoussait avec horreur si l’on avait la cruauté de la lui conseiller. Elle est bien triste mais ne sera probablement pas bien longue à se consoler car elle a fait son idole d’un petit chien microscopique qui, atteint d’une forte diarrhée, réclame des soins vigilants. Elle lui administre du bismuth en quantité m’ont avoué les jumelles. Elle a en outre un petit chat Doré que Grand’mère lui a donné pour la consoler de la mort de son vieil ami.
Je suis vraiment très vilaine de m’être moqué de cette pauvre Mademoiselle Chevreuse qui est une très bonne fille malgré l’amour un peu exagéré qu’elle porte aux animaux. Cela se comprend d’ailleurs ; étant toujours seule, il n’est pas étonnant qu’elle est voulu s’entourer et cherche à faire des heureux. C’est une justice à lui rendre, les animaux ne manquent de rien chez elle et si j’étais chien ou chat il me semble que je n’envierai rien d’autre que de lui appartenir.
Tout en voulant ne presque rien écrire ce soir, je me suis lancée dans des histoires sans fin, il est déjà tard et je voudrais lire encore un peu avant d’aller me coucher. Cette nuit Bébé m’a appelé mais au lieu de me réveiller dans mon lit comme j’ai l’habitude de le faire, je me suis réveillée debout au milieu de la chambre. Y étais-je depuis longtemps ? Je l’ignore mais je ne le crois pas car je n’avais pas froid et il aurait été impossible d’y rester longtemps sans être glacée. Je crains toujours de me jeter par la fenêtre en dormant. Cela m’est déjà arrivé quelque fois de me lever et de marcher endormie mais particulièrement quand j’ai été très agacée la journée précédente. Comme c’était le cas hier je ne m’en étonne donc qu’à moitié. Aujourd’hui, ayant été beaucoup plus calme, je ne dois pas craindre que cela se renouvelle.
Bonsoir, mon cher petit journal, les garçons sont allés se coucher. Je croyais lire ce soir mais le sommeil l’emporte et je vais les imiter. Il est d’ailleurs près de 10 heures et bien dormir est encore travailler, puisque c’est pendant ce temps-là que l’on répare les forces dépensées pendant le jour écoulé et que l’on en accumule d’autres pour le jour qui doit venir. J’ai encore mon chapelet à dire, c’est une habitude contractée à ma première communion et je n’y manquerais jamais à moins d’impossibilité absolue. Bonsoir et à demain.

Mercredi 29 Novembre
Le pauvre Louis se plaint de fortes migraines depuis quelque temps mais il y a aussi un peu de sa faute. Au lieu de se coucher véritablement tous les soirs, il enfile sa belouse de nuit et dès que Maman a fait sa ronde il se relève et travaille ainsi la plus grande partie de la nuit. Ce matin il avait les yeux tout tirés et je lui en demandais la cause, il m’a dit qu’il n’avait dormi que 4 heures cette nuit et qu’il était un peu fatigué. Il nous a défendu d’en rien dire ni à papa, ni à maman, mais il s’abîmera la santé à travailler de la sorte.
Mademoiselle Delfurt est venue aujourd’hui nous donner notre première leçon d’allemand de l’hiver qui n’est plus comme l’année dernière le jeudi de 5 à 7 heures mais le Mercredi de 2 h ½ à 4 h ½. Elle n’a pas été trop mauvaise aujourd’hui, cela se comprends aisément car c’est la première fois et que nous n’avions ni leçons, ni devoirs. Cependant, si j’en crois ses paroles, elle ne semble pas remplie de bonnes dispositions à notre égard car elle a dit à Maman que cet hiver elle comptait nous faire marcher droit et qu’elle a confié à Elisa une responsabilité totale de nos lectures allemandes du soir. Je serai bien heureuse le jour où je serai débarrassée définitivement de l’allemand. Ce ne sera pas de si tôt malheureusement et pour plusieurs bonnes raisons. Je ne suis pas forte du tout et (illisible) tient trop à mes leçons pour les abandonner de bon cœur.
Maman m’a reproché aujourd’hui mon esprit moqueur et piquant, je le sais je suis loin d’être parfaite mais cet esprit de moquerie ne s’exerce pas sur tout le monde heureusement. Il y a des élus : Balzard, Monsieur Fromental et Melle Delfurt sont ceux qui auraient le plus à s’en plaindre. Il faut pourtant que je me corrige de cette manie de lancer des coups d’épingles. La taquinerie est permise mais dans certaines conditions.
Les plombiers sont venus aujourd’hui changer le système de nos Water Closets. Ils ont mis un truc très chic, avec une fermeture hydraulique et une belle cuvette toute neuve. C’est moi qui ai étrenné toutes ces belles choses, j’y tenais beaucoup. L’ouvrier qui est venu était un monsieur très, très bien et même très instruit ; il a expliqué à Louis tous les systèmes de machines à vapeur et autres ; il était aussi très complaisant et Adèle en est ravie.
Je l’ennuie mortellement ce soir, que je regrette mon Boulogne. Heureusement que Madame Watrin m’a prêté un livre de poésies à recopier. Je vais m’ mettre et cela me distraira un peu en attendant que le moment de me coucher soit venu.

Jeudi 30 Novembre
Minel et moi nous avons passé une bien bonne journée. Tante Geneviève est venue nous chercher à 10 heures pour passer l’après-midi avec ses filles ; nous avons déjeuné chez elle et Marie, Germaine et moi nous avons travaillé comme des enragées. Marie a brodé un sac en moire noire pour grand’mère Prat tandis que Germaine et moi travaillions pour les pauvres. Lorsque la lame a été allumée dans le salon, Marie a pris un tricot. Dans ma journée j’ai fait une paire de chaussons et une capeline. Maman est venue nous chercher à 8 h ½, elle a causé un peu avec tante Geneviève et à 9 h ½ Minel, Maman et moi nous rentrions à la maison.
Je ne me suis couchée qu’à 11 h 1/32 et à minuit je ne dormais pas encore. Germaine m’a prêté deux livres, l’un ayant pour titre "Les cinq noces de l’oncle Barbe Bleue" et l’autre un Jules Verne "Vingt Mille lieues sous les mers". J’ai lu le premier le soir même l’ayant déjà bien entamé chez tante Geneviève.


Vendredi 1er Décembre
1er Décembre ! Encore un mois d’écoulé, 30 jours laissés derrière nous et qui ne doivent plus nous être donnés. Amélie est venue vers 2 heures me prendre en voiture pour aller avec elle chez grand’mère Prat que nous avons trouvée et qui a trouvé ma chère petite cousine charmante. Le soir nous avons eu grand’mère Prat, tante Danloux et Balzard à dîner et maîtresse Adèle s’était surpassée dans certaines timbales de homard dont j’avais à moitié fait la sauce qui était exquise paraît-il.
Avant de s’en aller, Balzard a eu une conversation très sentimentale avec maman, il lui a parlé de sa mère morte et du peu d’affection qu’il trouvait dans sa famille et il a dit que, seul dans sa petite chambre au 5ème, il pleurait bien souvent en pensant à son père mais surtout à sa mère et à sa sœur qu’il a connues plus longtemps. Voilà quelque chose qui prouve que chez lui le fond est bon mais je le crois très hardi et très suffisant. Il est plein de lui mais très complaisant.

Samedi 2 Décembre
Nous avons été dîner chez grand’mère Prat mais la pauvre maman n’a pas pu nous y accompagner, souffrant beaucoup d’une fluxion et ayant un côté de la figure tout enflé. Aujourd’hui Elisa a mis la dernière main à mon cache nez en faisant les franges.

Dimanche 3 Décembre – 20000 lieues sous les mers
Nous ne sommes pas allés à Boulogne mais, comme il était urgent pour que mon cache nez fut relis à temps à Domain qu’il partit aujourd’hui, je l’ai porta avec Elisa à la station de la Concorde au passage de tante Geneviève.
Il est 10 h moins ¼, j’ai une névralgie terrible mais je ne veux pas encore aller me coucher parce que maman ayant pas mal de fièvre s’est couchée sur mon lit en attendant le moment où elle sera forcée de regagner sa chambre qui est glaciale. Je suis pourtant bien fatiguée et Maman ne serait pas malade que je n’hésiterais pas longtemps avant trouver mon lit.
Tante Danloux est venue vers 1 heure voir maman, elle est bien restée une heure et demie à la maison et nous a fait des recommandations pour après sa mort. Décidément, je lui crois des idées noires. Il a fait aujourd’hui assez froid, 2 degrés au dessous de zéro étaient marqués au thermomètre de la rue Duphot quand nous sommes allés à la messe de 7 h ½.
Aujourd’hui j’ai lu "Vingt mille lieues sous les mers". Je m’intéresse énormément aux voyages extraordinaires de Jules Verne quoiqu’il n’y ait là qu’un amas de fables toutes plus incroyables les unes que les autres. Il trouve moyen d’intéresser ceux qui savent bien que ses ouvrages ne sont que pures inventions. Le caractère du capitaine Nemo est énigmatique ; c’est un homme incompréhensible, doué de grandes qualités mais qu’une passion domine ne lui laissant ne trêve, ni repos. Il ne vit que par la haine qu’il ressent contre le genre humain tout entier et son idée fixe est la vengeance. Cet homme qui possède un grand cœur, qui est capable de pleurer sur un compagnon mort regarde froidement couler un navire qu’il fait sombrer et le suit avec une cruauté froide dans les eaux pour jouir plus longtemps de son agonie. Tout ce personnage du capitaine Nemo est fantastique mais n’en est pas moins captivant ; on ne l’aime pas mais on l’admire.
Je me demande parfois où les auteurs prennent leurs héros. Ils ne peuvent être entièrement des personnages imaginaires, l’auteur doit reproduire en exagérant beaucoup le caractère de gens qu’il a connus. Si cela était je voudrais bien rencontrer celui qui a donné à Jules Verne le type de Nemo.

Lundi 4 Décembre
Ma journée n’a pas été très récréative. Monsieur Fromental n’est pas venue donner sa leçon ; il a écrit un petit mot à Maman en lui disant qu’un rendez-vous l’empêchait de venir aujourd’hui à la maison et que s’il nous était indifférent, la leçon aurait lieu demain. Tante Geneviève est venue vers 5 h ½  savoir des nouvelles de maman mais aucune de ses filles n’était avec elle. Tante m’a invitée à passer la journée de Lundi prochain chez elle.

Mardi 5 Décembre
Je suis furieuse après (illisible). Grand’mère et les jumelles sont montées à la maison en sortant du cours et elles nous ont dit qu’elles comptaient bien demain assister toutes les trois au départ de Monsieur Paul Domain. Il parait que ce départ des missionnaires a quelque chose d’imposant et de solennel. J’aurais été bienheureuse moi aussi d’y aller mais cela m’est totalement impossible et pour une bonne raison : c’est que j’ai ma leçon d’allemand précisément à l’heure de la cérémonie. Voilà la cause de ma colère contre Mademoiselle le Delfurt qui est bien innocente de la contrariété que j’éprouve. Je le reconnais d’ailleurs mais cela ne m’empêche pas de la trouver désagréable au possible. On parle toujours de l’examen supérieur mais comme on n’établit encore rien pour les leçons à prendre, je conserve encore une lueur d’espoir !
J’ai bien pensé à mon cher Pornichet aujourd’hui ; que je voudrais revoir la belle mer bleue, la plage immense, les rochers, les coquillages, les varechs. Que je voudrais embrasser Louise et Thérèse, Madame Toutbon, tous ces chers amis de là-bas. Que je voudrais revoir ce bon Monsieur Jean Blois qui nous a tant amusés avec ses histoires sur la route de Pornichet à Piriac. Et la mer phosphorescente, quel beau spectacle. Mais tout cela est maintenant à l’état de regrets et même de regrets superflus car nous sommes fixés pour huit mois à paris avant de penser à nous échapper.
Nous sommes toujours à attendre la petite fête promise par la bonne tante Maillot. La petite noce carabinée comme nous l’appelions. Je crois décidément qu’il faut y renoncer car elle n’arrive pas vite. Henri me disait l’autre jour qu’il croyait tante Félicie tombée dans la débine jusqu’au cou et que c’était cela qui l’empêchait de nous donner le dîner promis.
J’ai bien souffert d’une mauvaise dent toute la journée et à l’heure qu’il est 9 h ½ il n’y a plus que la moitié dans ma bouche. J’ai eu le courage d’arracher seule un gros morceau qui branlait. Décidément, Louise et Thérèse m’ont oubliée car il y a près d’un mois que je leur ai écrit et je n’ai encore rien reçu d’elles. ? Peut-être que ma lettre ne leur est pas parvenue ou bien qu’elles sont malades, ce qui leur arrive fréquemment car elles sont très délicates toutes les deux et leur mère l’est encore plus qu’elles. Il y a certainement quelque chose qui ne va pas bien chez elles car sans cela elles m’auraient écrit depuis longtemps déjà.
Je suis bien fatigué ce soir, je ne vais pas tarder à aller chercher mon lit. Adèle a été malade toute la journée ; c’est Elisa qui l’a remplacée comme cuisinière, elle nous a fait un assez bon dîner auquel on ne pouvait guère faire qu’un reproche : celui de n’être pas assez salé. Maman a encore été souffrante aujourd’hui quoiqu’elle soit bien moins enflée.
J’ai oublié de dire dimanche que Monsieur Valabrigue était venu nous voir en soldat. Il est à la caserne de la Pépinière, c’est une grande faveur pour lui qui est de paris de n’avoir pas été envoyé en province mais il avait droit à cette faveur, paraît-il, se préparant à l’école polytechnique.

Mercredi 6 Décembre
Un rêve, me devrais-je m’inquiéter d’un rêve – Entretien dans mon cœur un chagrin qui le crève.
Contre mon habitude j’ai rêvé cette nuit et mon rêve n’a fait peur. Nous nous étions embarqués pour Belle Ile mais au lieu d’être sur l’Abeille, notre petit bateau de promenade, nous étions sur un énorme navire de guerre où se trouvaient plus de mille soldats d’infanterie. Grand’mère Bocquet, grand’mère Prat, tante Danloux et Miss Jones étaient sur le port qui nous disaient « Bonne traversée, mangez des pastilles de menthe pour éviter le mal de mer ! » A peine étions-nous sortis du port du Pouliguen qu’une tempête affreuse s’élève. Des vagues de 25 et 30 mètres de haut balayaient le pont du navire et le capitaine déclara qu’il fallait que tous ceux qui restaient sur le pont soient attachés. Maman me dit : « Prends Minel dans tes bras, je te le confie, il ne veut jamais prendre de bain à Pornichet, les lames lui feront du bien. » Je me laisse donc attacher contre le bastingage juste en face du grand mât où se trouvaient les deux jumelles. Mais la force des vagues était telle qu’à un moment Emmanuel m’est arraché. Couvert d’eau, je le vois emporté. Je pousse un cri et parviens à l’attraper par le pied.
Notre traversée fut terrible ; à chaque instant on entendait le cri de : « Un homme à la mer. » Enfin, 8 h 1 :2 du soir, le capitaine signale Belle Ile. Il y avait douze heures que nous étions en route. Quelle ne fut pas notre surprise en entendant tirer des coups de canon : Crac, dit le capitaine, les Anglais nous ont devancés, ripostons-leur hardiment. Aussitôt nos canons se mettent à ronfler et à la lueur de la poudre nous voyons plusieurs centaines d’habits rouges courir sur le rivage. A cette vue le capitaine comprend qu’il est inutile d’essayer l’abordage et donne l’ordre de s’éloigner de al côte et d’éteindre graduellement les feux du navire afin de faire croire à l’ennemi que nous renoncions à l’attaque puis de contourner l’île et d’envisager d’aborder par le côté des rochers qui était absolument considéré comme inabordable et que les Anglais avaient sas aucun doute négligé de fortifier.
En ce moment la tempête redouble, le vaisseau est jeté par les vagues d’écueil en écueil. A chaque instant nous croyons sombrer, plusieurs voies d’eau sont déclarées. Enfin une énorme montagne noire à la base, blanche d’écume à la cime, m’arrache à la balustrade à laquelle je me cramponnais, Marguerite attrape Emmanuel et moi je suis emportée. Je suis d’abord roulée puis revenue un eu à moi je me couche sur le dos et essaie de faire la planche. Malheureusement mes vêtements trop lourds m’attirent vers le fond. Je trouve un couteau sur moi, par je ne sais quel hasard, je fend rapidement ma robe et mes jupons et je gagne le rivage désert…..
C’est à cet endroit de mon cauchemar que je me suis éveillée bien heureuse de me trouver dans mon lit et j’ai pensé pour expliquer la partie où les anglais interviennent, que l’Angleterre menaçait l’île et que l’Etat avait envoyé une garnison pour tenir en respect les voisins d’Outre Manche. Malheureusement les soldats que nous amenions avaient été précédés par les Anglais, ce qui a été la cause des difficultés que nous avons éprouvées pour descendre dans l’île.
Germaine est venue avec sa mère, elles étaient toutes deux dabs des toilettes superbes ; elles ont rencontrées à la maison Mademoiselle Delfurt, jubilante du beau travail de ses élèves. Pauvre Domain, j’ai bien pensé à lui aujourd’hui ; le sacrifice est consommé. Fiat voluntas !

Jeudi 7 Décembre
Je suis bien fatiguée ce soir et je ne mettrai pour ainsi dire que quelques mots. Le mari de Madame Watrin a eu hier un accident chez Allez, il a eu la main entièrement brûlée par de l’essence enflammée. Il a été ce matin se faire panser à l’Hôtel Dieu et il souffre déjà moins.
Grand’mère Prat et tante Danloux sont venues aujourd’hui faire une visite à Maman afin de savoir de ses nouvelles. Elle va bien mieux mais ne sort pas encore, le temps a été d’ailleurs fort peu engageant toute la journée.
J’ai encore bien pensé à Domain. Pauvre garçon, à l’heure qu’il est il a complètement quitté la France et il s’apprête à passer sa première nuit en mer. Quel brise cœur doit-on éprouver lorsque l’on voit s’effacer peu à peu dans le lointain les côtes de la France au sol de laquelle reste attaché tous ce que l’on aime et que l’on ne doit plus jamais revoir. Cela me fait mal de penser à ces tristes choses ; il se rencontre parfois de grands dévouements auxquels Dieu épargne des douleurs en les assistant de sa grâce au moment suprême. Quoiqu’il en soit notre pauvre Domain est parti emportant avec lui bien des souvenirs de nous et noue en ayant laissé de lui deux photographies, l’une à grand’mère Bocquet et l’autre à Maman. Mon cache nez, ouvrage de mes mains, navigue en ce moment vers le Japon ; c’est une consolation pour moi de penser qu’il a emport quelque chose de moi, un souvenir si petit et si insignifiant qu’il soit.
J’ai bien travaillé aujourd’hui, il est déjà assez tard, je vais faire une petite lecture de piété et me coucher bientôt. J’ai oublié de mettre dans mon journal que j’avais appris il y a quelques jours par Adèle le mariage de Catherine Chiel dans son pays. Elle doit être joliment fière et heureuse.
Hier 6 Décembre était l’anniversaire de la mort de grand-père Bocquet, il est honteux de le dire mais je n’y ai pas pensé hier et je n’ai pas prié pour lui, je vais me dédommager ce soir. J’ai pourtant une excuse, c’est que, n’ayant que 2 ans à sa mort, je n’étais pas très attachée à lui bien qu’il fut mon parrain.
Bonsoir mon petit journal, repose en paix jusqu’à demain.

Vendredi 8 Décembre
Je suis désolée, furieuse : mon bon temps est fini, entièrement fini dans espoir aucun de rémission. C’est inouï, inconcevable, insensée, stupide, horrible ; c’est à n’y pas croire ; je reprends Mercredi mes leçons avec mademoiselle Richer. C’est pour quoi faire, mon Dieu ; pour parvenir au brevet supérieur. Est-ce que j’ai besoin du brevet supérieur, moi. A quoi sert-il ? Quelle est son utilité, son but ? Il forme des femmes savantes… des bas bleus qui font plus tard le désespoir de leur mari, qui adressent des vers aux étoiles, qui ne savent seulement pas éculer un pot au feu ou raccommoder une paire de bas. C’est hélas ce qui m’arrive à moi. Je vais sur mes 17 ans, je sais déjà de la chimie, de la physique, de l’histoire naturelle (physiologie, géologie, botanique et zoologie), de l’arithmétique, de l’histoire, de la géographie, beaucoup de littérature ; je vais me plonger dans la philosophie, la géométrie, l’algèbre, les langues et bien malgré tout cela je serai plus bête qu’une oie.
Toutes les jeunes filles de mon âge ont un art d’agrément quand elles n’en ont pas deux et même trois. Et moi, je n’en ai pas. J’aime la musique, je ne l’aurai jamais cultivée. Je suis ignorante des usages du monde ; on me parle, je rougis et ne sais pas répondre ; on cause, je tâche de me faire oublier et de paraître petite autant que possible ; on danse….. je ne sais pas danser…; on cause peinture, je ne m’y connais pas ; musique… idem. Et de tout la même chose.
Mon brevet élémentaire était ; si l’on avait voulu la fin de mes études sérieuses, j’aurais pu partager désormais mon temps entre le dessin que j’ai déjà commencé, la musique, les ouvrages manuels, les lectures ; j’aurais pu prendre des leçons de danse. Est-ce que mon temps n’aurait pas été bien employé. Je suis intelligente, je l’ai entendu dire plusieurs fois ; on exagère, je le sais mais il n’en est pas moins vrai que, sans être un phénomène, je ne suis pas bête. Je retiens facilement, mais est-ce une raison pour me faire travailler jusqu’à 19 ans, passer ma jeunesse sur des livres ou un morceau de craie à la main ? Non, non, mille fois non.
J’étais en colère en commençant mon journal, je suis plus calme maintenant mais je reste abattue, découragée. Mon journal que j’aime tant d’ordinaire, je le trouve insipide ; la vie me semble décevant, irritante, énervante, pleine d’ombre ; je crois que je ferais mieux d’aller me coucher quoiqu’il soit à peine 10 heures.
Non, il fau que je prenne sur moi, j’oublie mes contrariétés pour penser à quelque chose qui m’a fiat bien plaisir aujourd’hui. J’ai vu Jeanne, Jeanne Reugnet ; il y avait presque deux ans que je ne l’avais pas vue. Elle a bien changé, elle est maintenant très gentille et très élégante ; sa sœur est toujours bien jolie mais j’aime mieux Jeanne parce qu’elle est plus de mon âge. Marguerite est pourtant très aimable et très gentille pour moi.
Madeleine Richer est venue ce soir et c’est avec elle que mon malheur a été décidé.

Samedi 9 Décembre – attentat à la Chambre des députés
Il est 10 heures du soir, nous rentrons à l’instant de chez grand’mère Prat. Nous venons par conséquent d’apprendre ce qui s’est passé à la Chambre des députés vers 4 heures ½. Des bombes ont été lancées de divers coins de la salle ; il y a quelques morts et un grand nombre de blessés ; le nombre des victimes s’élève à 80 (dit "La France" que Papa a acheté), Me Levé, député de la Loire qui habite au premier n’a pas été blessé mais seulement effleuré par une bombe ; quant à Monsieur Lanquinais, il a été blessé assez sérieusement, on l’a ramené chez lui rue Cambon. Voilà le règne de la dynamite qui relève la tête. On n’avait encore jamais vu une explosion semblable à la Chambre des députés. Les murs de la salle, accoutumés aux hurlements les plus frénétiques, n’avaient jamais été témoin d’une catastrophe semblable.
Je vais me coucher et j’écrirai probablement d’autres détails demain. Quel bonheur, nous comptons aller tous demain à Boulogne ; il y aura juste quinze jours que je n’y suis pas allée. Bonsoir, je vais aller me plonger au pays des rêves et de l’azur sans fin selon les poètes.

Dimanche 10 Décembre
Décidément les journaux et les personnes exagèrent toujours. Monsieur Henri avait paré de morts, "La France" mentionnait 80 victimes et ce matin dans l’autorité les blessés sont réduits à 54. Il est frai qu’ils ne comptent pas dans leur liste les personnes qui sont retournées se faire soigner chez elles.
L’attentat de Barcelone, il y a quelques temps, avait été plus terrible. Ravachol avait donc raison lorsqu’il disait à ses juges : « Si vous m’acquittez, je recommencerai, si vous me faites exécuter ne pensez pas tuer la dynamite avec moi car il ne manque pas de bons anarchistes que les supplices ne décourageront pas. » cette parole avait déjà eu son application puisque pendant l’emprisonnement de Ravachol, ses compagnons faisait sauter le restaurant Véry, théâtre de son arrestation.
Maintenant les anarchistes émus et tenus au respect quelque temps……………….



Ici à nouveau il nous manque les 2 dernières feuilles de son cahier
et nous nous arrêtons ainsi à la page 112
alors que son cahier en comporte une dernière numérotée 117,
page qui est vierge.
C’est d’autant plus dommage que ces deux pages
Avaient sûrement valeur historique !

1893 (suite)