Janvier 1898

1er Janvier 1898

Bonsoir Chérie. Je suis exténuée et vais gagner mon lit au plus vite. Je veux néanmoins vivre encore une minute avec toi aujourd’hui. Vous devez encore être chez tante Maillot, occupées à festoyer de nouveau en attendant le beau repas de Demain. Vous parlez, vous riez sans doute et moi, seule dans mon petit coin, je pense et je me souviens. Je n’ai jamais aimé ces soirs de fête, même lorsque j’étais pleinement heureuse. Dans ce temps-là, j’étais triste de voir une belle journée écoulée sans retour. Maintenant, lorsque j’ai pu m’amuser un peu,, je me le reproche comme un crime. Il me semble que le rire n’est plus fait pour moi, que je ne devrais pas oublier, même une minute, le cher et récent disparu. Ce soir ma pensée est à lui. Je voudrais tout d’abord qu’il jouit là-haut d’un bonheur incomparablement plus grand que celui que nous nous imaginons parfois saisir ici bas ! Prions, Marguerite, et s’il n’était pas encore en possession de la gloire infinie, donnons à notre cher frère l’étrenne de nos prières. Les tiennes seront mieux reçues que les miennes, ma petite sœur.

Que nous réserve l’année qui commence ? J’ai peur, mon Ki, et je n’y veux pas trop songer ! Cependant il faut qu’à la fin de ma prière, je prononce ce soir un courageux « Feat ». J’accepte par avance tout ce que la Sainte Volonté de mon Dieu m’imposera d’ennuis, de chagrins, de contrariétés et de douleurs pendant les douze mois de cette année. J’accepte même la mort de Jésus à l’intention de me la faire souffrir. Si je dois avoir des joies, je les offre à Dieu, le suppliant de ne point permettre que je l’oublie dans les plaisirs, ni que je me laisse aller à un trop vif attrait pour les biens de la terre quels qu’ils soient. Que je n’use de toute chose que dans la mesure qui sera nécessaire à l’accomplissement des desseins de Dieu.

Dis avec moi : « Ainsi soit-il », ma chère petite sœur, et les événements nous trouveront résignées.

2 Janvier

Te voilà aussi grippée, Marguerite, et je suis toute inquiète de t’avoir laissée au lit. Ce que tu m’as dit sur mon pauvre ex fiancé me trouble l’esprit. Je veux bien obéir, certes, mais tu m’as dit qu’il était charmant aujourd’hui et, croirais-tu que depuis si longtemps que je ne l’ai pas vu, sa figure est brouillée dans mon imagination comme les rêves que l’on rêve confus parce u’on les retourne trop dans son esprit. Vois-tu, pour moi, c’est un peu comme s’il était mort maintenant. N’y devant pas songer, j’ai affaibli en moi autant que possible son image mais aujourd’hui bien que tu l’as dépeint, je sens les vieux souvenirs surgir de l’ombre où je veux en vain les ensevelir. Je le revois un peu comme il y a cinq ans, alors qu’enfants tous les deux nous ne savions pas que la vie devait nous séparer. Comme ses yeux étaient doux en me regardant ! Que de fois j’ai senti ses mains trembler au contact des miennes ! Et dire que tout cela est loin, bien loin maintenant et que nous ne revivrons jamais plus ces doux moments-là. Il ne se mariera jamais tant que je serai libre, il faut que je le dégage en me mariant le plus tôt possible. Cela je le dois, je ne peux pas laisser sa jeunesse s’écouler loin des joies du mariage dont il est si avide.

D’ailleurs mon cœur a été moins sérieusement pris que le sien ; il n »y avait en moi qu’un embryon d’amour ; lorsque je me suis réveillé de ce rêve, j’ai vu que sa réalisation était impossible et j’ai étouffé ce germe qui ne demandait qu’à grandir. Malgré toute l’envie que j’en ai, je ne veux pas revoir mon pauvre ami, cela me briserait le cœur. Et pourtant, Marguerite,  je ne l’aime pas d’amour, ou du moins, en toute sincérité, je ne le crois pas. Je l’aime comme un bon grand frère sur l’épaule duquel j’aimerais appuyer ma tête et cacher mon visage pour lui raconter mes folies, mes bêtises. Je voudrais le voir heureux, pleinement heureux, entouré de tendresse. Je voudrais le voir sourire toujours, il est faut pour cela. Il n’est pas l’Idéal que j’ai rêvé et pourtant je sen,s que je ne pourrai pas me donner à un autre sans un grand serrement de cœur.

3 Janvier

Dieu ! que j’ai mal dormi cette nuit, mon amour. J’ai pleuré, me croirais-tu ! J’avais une angoisse indicible qui m’étreignait le cœur. Tantôt je m’accusais de lâcheté, il me semblait que dans ce cas mon obéissance était coupable et je me révoltais. Tantôt au contraire je me disais : en qui mettrais-je ma confiance si ce n’est en Dieu et en mes parents qui m’aiment. Je fois incliner la tête sous leurs désirs. Et j’en suis encore là, mon amie, dans cette incertitude qui me brise. Je veux m’anéantir en Dieu, n’aimer d’autre volonté que la sienne mais je suis si troublée que je n’y vois pas clair en moi-même ; je ne suis pas assez pure pour que Dieu parle lui-même à mon âme. Il va falloir que je me résigne à vaincre ma timidité et à consulter Mr Runner.

C’est fait ! Le petit Monsieur du jour de Noël fait demander Marie en mariage ou pour mieux dire demande la fabrique de son père car la femme n’est là qu’un accessoire dabs l’affaire. Mr Berteil est venu trouver Maman aujourd’hui la chargeant de parler à tante Geneviève de cette affaire. Pour moi, je ne crois pas que cela aboutisse. Marie mérite d’être heureuse et cet homme qui ne la prendrait que pour devenir l’associé de son père n’est pas digne d’elle. Je sais bien que ma chère cousine ne réclame pas une grande passion, il lui faut au moins un bonheur à sa taille, doux et tranquille comme ses rêves si elle rêve encore !

Jeudi – 6 Janvier

Quel dommage, mon amour, de ne point t’avoir vu hier. Je ne sais si tu te serais amusée mais je sais que j’aurais été bien heureuse de te voir et de t’embrasser. Tu es donc encore un peu patraque. Il ne faut pas te désoler car beaucoup de personnes ont en ce moment de petites indispositions de ce genre que l’on désigne sous le nom collectif d’ « influenza ».

Je suis triste, Marguerite. Tu dois penser que je me répète souvent. Je ne sais ce que j’ai mais j’ai plus que jamais de ces vagues envies de pleurer qui me prennent pour des bêtises et, mieux encore, pour rien du tout. Il n’est plus question de ce dont tu m’as parlé l’autre jour, croyant m’apprendre une nouvelle. Il paraît que Mr X a de temps en temps des tristesses, des mélancolies qui pourraient le mener à l’humeur noire, peut-être même à la folie. Sauf cela il est charmant. N’y a-t-il pas un remède pour faire envoler ces vilaines pensées noires ? Il me semble que si mon mari en était atteint, je lui mettrais sur le front des compresses d’eau de roses et u’avec de bons baisers la crise passerait vite. Au reste je ne redoute pas les imaginations un peu malades ! « Qui se ressemble, s’assemble » et j’aimerais mieux un homme qui souffrirait de cela qu’un autre qui passerait cynique et indifférent au milieu de toutes choses.

Sais-tu, Marguerite, pourquoi je dis que Bernard n’est pas l’idéal pour moi. C’est parce que je l’ai toujours vu rire et jamais pleurer, c’est qu’il ne m’a jamais dit une folie ? Je l’ai toujours vu raisonnable, sans rêves insensés, c’est que je devine en lui une imagination bien saine, ne s’élevant pas plus haut que le niveau de la vie. Par moment je voudrais le revoir pour lui raconter mes bêtises et voir comment il y répondrait. N’en conclus pas cependant que je voudrais épouser un fou, un original, seulement ma chère sœur un original chrétien dont la pensée s’élèverait pour chercher Dieu.

Je me souviens avoir lu dans le livre de Gustave Droz intitulé « Tristesses et sourires » une description des ménages comme l’on en voit fréquemment hélas ! des ménages sans âmes communes. L’auteur compare l’homme et la femme unis dans ces conditions-là à un couple de bassets attachés à la même chaîne et qui vont trottinant, heureux de se gratter l’un contre l’autre. Est-ce assez prosaïque, mon KI ? et dire que c’est cela que l’on appelle le bonheur ici bas. Je veux en me donnant me donner toute âme et corps, âme surtout mais je veux quelque chose en retour, un esprit à la taille du mien et un cœur aimant et sensible. Et c’est tout ce que je veux, c’est déjà trop sans doute. Cependant j’ai encore une faiblesse et je rougis en te l’avouant. Je voudrais qu’il soit beau, mon compagnon de route et un peu poète… Cette dernière idée est sans doute la plus bête

Hier nous nous sommes couchés assez tard à cause de notre dîner. Madame Styrbois, Noémie, Mrs Vincent, Runner et Balzard, Grand’mère, Geneviève et les 5 habitués de la rue Cambron ont passé quelques bons moments ensemble. Balzard a récité plusieurs monologues entre autres les plus connus « Tartempion » et « Barbasson ».

J’ai bien mal à la tête aujourd’hui car je n’ai pas bien dormi. Au reste toutes mes nuits sont maintenant semblables, horriblement angoissées. Je ne sais qu’y faire. Le sirop que je prends pour ma toux est cependant à base d’opium, il n’est pas assez fort sans doute puisqu’il ne réussit pas à me calmer.

Oh ! que je voudrais retourner de quelques années en arrière !

Vendredi 7 Janvier

Bonjour, Chérie !Que dis-tu ? Que penses-tu ? Que fais-tu ? aujourd’hui à cette heure, à cette minute. Fais-tu enrager Miss Jones, taquines-tu Geneviève, es-tu sage, pleinement sage, bien portante ou encore un peu écoeurée ? Je suis inquiète car nous n’avons reçu aucune nouvelle de ta chère petite sœur depuis Mercredi soir et c’est long un jour et demi sans le moindre mot rassurant. Il est vrai que grand’mère et Geneviève semblaient peu troublées sur on état mais je t’ai laissée si mal à l’aise Dimanche soir que je ne serai tranquille qu’après t’avoir vue sur tes pattes et en parfaite santé. J’espère trouver le temps de t’écrire encore un mot aujourd’hui.

                                        10 h du soir

Enfin nous savons que tu vas un peu mieux et je m’en sens toute gaie ; c’est bête d’aimer ainsi un affreux petit singe qui se moue de vous. Nous avons eu des visites toute la journée, si tu savais ce que c’est ennuyeux lorsqu’on a l’esprit préoccupé de toute autre chose que des balivernes que l’on est obligé de répéter à tous ses visiteurs.

Je dois écrire une leçon de littérature qui me force à te quitter.

Samedi 8 Janvier

Un mot seulement, ma chère Marguerite, avant de me coucher. Nous sommes allés dîner chez grand’mère Prat, ce qui te prouve qu’il est déjà assez tard. De plus j’ai une petite congestion, une sorte de coup d’air à l’œil droit et je ne peux pas écrire sans fatigue, surtout à la lumière de la lampe.

Donc, bonsoir et à demain car nous te verrons, je l’espère bien.

Hier soir, Maman et Louis sont allés à l’inauguration d’une exposition de peinture. Devine un peu qui ils ont rencontré ? Sapajou lui-même autrement dit Monsieur Jouby, le jeune homme de Marie.

Lundi 10 Janvier

Les jours passent, Marguerite. Il s’en rencontre ci et là de bien ennuyeux, de bien ternes mais ils finissent par disparaître, tout comme les bons. Ils s’amenuisent en arrière de nous, diminuant d’autant le nombre de ceux qui nous restent encore à vivre. Profitons des belles heures, des douces minutes que Dieu nous accorde parfois pour nous faire aimer un peu la vie et, pour les journées moroses, occupons les si bien par le travail que nous n’en sentions pas le poids.

Mon moral est un peu en meilleur état que ces jours-ci ; d’abord je vais mieux et tousse beaucoup moins, puis ce trouble de l’âme ne pouvait pas durer très longtemps. Une reprise d’activité a succédé à la crise de désoeuvrement qui me tenait depuis une quinzaine de jours. Je ne dois pas me livrer ainsi à mes sensations, à mes pensées, je ‘en ai pas le droit. J’ai beaucoup à faire mais il me faudrait n’avoir pas une seule minute de libre.

C’est ma tête folle qui travaille lorsque la partie sérieuse et raisonnable de ma cervelle n’est pas occupée. Comment va Grand’mère ? Et toi, mon gentil Chiffon, continues-tu à bien aller depuis hier ?

Je ne t’ai pas dit Samedi que nous avions vu le cher, le bien aimé ami de Louis, c'est-à-dire Gustave Pierre. Amené par une question de logement à parler de religion, il a exposé encore une fois ses tristes convictions et le lamentable état de son esprit sur ce point. Je ne te répèterai point ses paroles, je ne pourrais même pas écrire ses blasphèmes. Vois-tu, marguerite, je le croyais un homme formé à la rude école de la souffrance et il n’est qu’un enfant, le malheureux, un pauvre enfant égaré… Je ne sais même pas s’il croit à l’immortalité de l’âme. Ce qui suivra la vie ne mérite pas qu’on y pense selon lui. Qu’importe où sera mon dernier souffle, dit-il en souriant de ce sourire que tu connais et qui est si doux, si septique, si navrant !

Ah ! Marguerite, ne sens-tu pas en toi comme un besoin inné d’éternité. Moi, je l’avoue franchement, si loin que je recule les bornes de la vie humaine, elle ne me suffit point. Je ne veux pas me contenter d’être soixante, ni cent ans, je veux être toujours. J’ai soif de bonheur et j’ai besoin d’espérer que toutes mes aspirations seront réalisées un jour. Je veux l’éternité, je l veux bonne et belle et je suis sûre que tu es comme moi et que tu plains de tout ton cœur le pauvre ami qui dit : « Qu’importe où ira se perdre mon dernier souffle. »

Ce malheureux Pierre me fait souffrir, la vie s’ouvre bien difficile et âpre devant lui. Qui le soutiendra dans la lutte, lui qui ne lèvera jamais un regard vers le ciel et pour qui tout tient entre la naissance et la mort. Ah ! petit incroyant, comme je voudrais vous coucher au pied de la croix et devant la sainte Hostie que vous méprisez. Comme je voudrais vous brisez et faire jaillir de votre cœur ces larmes de sang qui sont le baptême d’un génie et qui vous forceraient à avoir recours à Dieu. Mais ce n’est pas là ma tâche à moi, je dois seulement prier pour vous et je le ferai avec toute la tendresse d’une sœur.

Crois-tu, Marguerite, que Pierre me regardant bien en face a osé me dire : « Mais vous aussi, vous n’accomplissez les commandements de l’Eglise que par routine ! - et il y avait dans sa voix cette inflexion- Vous êtes trop intelligente pour qu’il en soit autrement. » Cette parole m’a fait réfléchir et si je te livre mes réflexions, ma chère petite sœur, c’est pour qu’elles puissent te profiter. Je suis bien certaine de ne pas aller communier par habitude comme le dit Pierre ; j’ai la foi au fond mais ma conduite n’est-elle pas celle d’une personne qui accomplirait par routine et sans y attacher d’importance la plus sainte action de la vie humaine ? Mon cœur est-il suffisamment purifié lorsque je m’approche de la Sainte Table ?

Hélas ! Marguerite, comme nous sommes indignes du don de Jésus et n’ont-ils pas un peu raison ceux qui nous voyant aussi imparfaits disent que nous fréquentons l’Eucharistie sans attrait mais par routine. Lorsque nous avons reçu Dieu, nous devrions être un peu des dieux nous-mêmes et notre indignité est un sujet de scandale pour les incroyants.

Redescendons sur des sujets moins graves. Je ne t’ai pas encore parlé de notre nouveau professeur de Sciences. C’est un gentil Monsieur d’une trentaine d’années ; il est plaisant à regarder mais semble fort timide. T’ai-je déjà montré une photographie d’un tableau de Rembrandt qui se trouve au musée de la Hayes. Eh bien ! le professeur de « La leçon d’anatomie » possède un peu des traits de Mr Diot. Je ne sais pas encore le prénom de ce dernier. J’espère qu’il ne s’appelle ni Isidore ni Ignace ni de tout autre nom commençant par un « I ». Vois-tu, s’il en était ainsi, la carte de Monsieur
 
« I Diot »

Mardi 11 Janvier

Je viens encore te reparler de Monsieur Diot qui nous a fait hier une leçon fort intéressante sur les cyclones. Ecoute-moi, ma chère Marguerite, et tu auras une idée de la violence de ces tourbillons. Les cyclones arrachent les feuilles des arbres et les plumes des poules, puis les projettent avec tant de violence que les plumes s’enfoncent profondément dans les branches des arbres et les feuilles dans la chair des poules. Vois le singulier aspect que présente une basse cour plantée d’arbres après un cataclysme de ce genre !

Mercredi 12 Janvier

Ma chère Marguerite, excuse-moi mais je n’y vois plus clair ce soir tellement j’ai mes pauvres yeux fatigués. Ils sont tout injectés de sang et ils me piquent affreusement. Néanmoins j’ai dû les contraindre ces pauvres malheureux à accomplir leur service jusqu’à près de onze heures. Je n’ai pas le courage d’aller les reposer avant d’avoir tracé quelques lignes sur ce cher cahier qui enregistre chaque soir quelques battements de mon cœur à ton intention. Je t’envoie mille baisers, ma toute petite chérie ; partage les avec tous ceux qui t’entourent mais gardes-en une bonne partie pour toi.

Marie est malade à son tour, elle est grippée comme toi et comme tant d’autres. Mes yeux le refusant absolument service je me décide à les fermer mais ton image n’a pas besoin de ces vilains et mauvais organes pour arriver jusqu’à mon cœur.

Jeudi 13 Janvier

Si je ne commençais pas par toi c soir, ma chère Marguerite, tu risquerais bien de ne rien avoir de moi ce 13 Janvier 1898. La perte ne serait pas grande assurément mais puisque j’ai fait la promesse de t’écrire tous les jours (autant que possible) je veux t’accomplir cette douce obligation. La rédaction d’une fort intéressante leçon sur l’art arabe m’attend. Pendant que je cause avec toi, l’Alhambra, la marquise d’Omar et la Garalde de Séville me hantent. J’aperçois des minarets, des coupoles et la fantastique forêt de colonnes qu’est la cathédrale de Cordoue. J’essaye de chasser toutes ces pensées pour être quelques instants à toi, et rien qu’à toi.

Nous sommes au milieu de la semaine, c'est-à-dire que je change de vie. Jusqu’au Jeudi soir, je me souviens de la douce après-midi du Dimanche passé, le Vendredi matin je commence à faire des projets pour le Dimanche qui vient. Ma vie de séparation d’avec vous, mes chères petites, me semble ainsi moins dure partagée entre le souvenir et l’espérance. Quel est le plus doux de ces deux états ? Je ne sais pas trop car ils ont leurs charmes bien différents. Je crois cependant que je préfère l’espérance, et toi ?

Et cependant combien d’espérances mentent ici bas ! Tiens je vais te confier un espoir que je caresse depuis le premier Janvier. Je désirais une visite de Bernard. Autrefois il venait souvent vers midi et demi avant de retourner à son bureau. Je comprends qu’il ne vienne plus mais il pouvait bien, sans manquer aux convenances, faire à Maman une visite de nouvel an. Tous les jours je l’attends et il ne vient jamais et comme lasse, je laissais aujourd’hui percer un peu de ma déception ; sais-tu ce que Maman m’a dit : « Je n’y comprends rien, Bernard prétend qu’il t’aime et il ne cherche point à te voir. » Et elle a ajouté : « Je le crois très entêté dans ses idées ; il t’a demandée, il te veut mais depuis deux ans que vous ne vous êtes pas vus il ne t’aime plus comme autrefois. » pour moi, je crois que le pauvre garçon a ses raisons pour ne pas venir mais je suis un peu comme Maman, il m’étonne…

C’est Dieu qui le veut ainsi. Si je le revoyais seul à seule je serais peut-être perdue, il voudrait m’expliquer, il me ferait souvenir et il a des droits bien puissants sur nous celui qui a éveillé notre cœur d’enfant aux sensations de la vie ! Je pourrais dans un moment d’abandon lui promettre de n’être jamais qu’à lui et je ne m’appartiens pas. La volonté de mes parents est après la volonté de Dieu le devoir qu’il me faut accomplir. Un jour ou l’autre ils me jetteront dans les bras d’un homme parce que cet homme aura une belle fortune, ou bien parce qu’il sera intelligent. Je ne leur dirai rien, je saurai contenir tous mes rêves et, s’ils me voient pleurer le jour de mon mariage, j’aurai encore la force de leur dire : « C’est d’émotion… c’est de bonheur ! »

Mensonge ! Tout cela me révolte ! J’en tremble mais je n’y peux rien ! J’ai gâché ma vie le jour où je me suis laissée dire qu’on m’aimait d’amour, le jour où j’ai laissé ma tête tomber sur son épaule parce que son aveu m’avait laissé sans pensées, sans force. Et si je l’aimais encore véritablement ! Mais je ne connais pas mon cœur ; j’en suis à ce point : tout mon être est envahi par un amour que je ne puis ni éteindre complètement ni raviver de moi-même. Je ne l’aime pas et je l’aimais. J’en deviendrais folle, ma Marguerite.

J’ai beaucoup ri aujourd’hui, j’ai dit des bêtises sans nombre. Marie et Germaine m’ont trouvée très gaie, elles n’ont pas vu que pendant qu’elles riaient de mes folies je me mordais les lèvres pour ne point pleurer.

Vendredi 14 Janvier

Un beau jeune homme est venu tantôt m’apporter un fort joli bouquet de violettes. Comme il est arrivé vers une heure de l’après-midi, il m’a trouvé seule et allait risquer une déclaration si l’infernale Manivelle n’était entrée dans le salon. Tu reconnais là le farceur de Pierre Machard qui a raconté ce soir à Louis qu’il avait l’intention de me faire l’aveu de sa flamme si le petit frère n’était pas venu rompre notre tête à tête. En attendant son bouquet est là et il embaume, les violettes sont énormes, grosses comme de petites pensées et si fraîches u’on croirait le printemps tout proche.

Samedi 15 Janvier

Je t’écris devant mon bouquet dont je voudrais t’envoyer un peu du parfum. Mes violettes sont peut-être encore plus jolies qu’hier dans leur grâce un peu passée ; je les regarde et je les respire à tout moment et le croirais-tu ce n’est pas du tout à Pierre que je pense. Je me souviens de certain jour éloigné de trois ou quatre ans déjà. Nous étions tous réunis pour les fêtes de Pâques et nous étions allés cueillir des violettes sur les pelouses du parc de Villeneuve l’étang. Il y avait là Henri, Louis et Germaine qui s’amusaient à pêcher des crapauds dans le lac avec des morceaux de laine rouge enlevés au jupon de Miss Jones. Nous ne sommes rentrés que tard le soir avec une abondante moisson de violettes pâles aux senteurs sauvages qui débordaient de tous nos mouchoirs. Nous avions tellement ri le long de ces sentiers touffus que Louise, dans un accès de gaieté, s’était assise au beau milieu d’un ruisselet où fort heureusement il ne coulait qu’un mince filet d’eau. Tu te souviens sans doute de tout cela, ma Marguerite, et il suffit pour moi d’un parfum de bouquet de violettes pour évoquer ces doux souvenirs déjà lointains.

Maman trouve que je les respire trop mes violettes, et elle me dit que Pierre Machard dont tu connais les manies doit avoir mis un peu de chloroforme dans son bouquet. J’espère que non. Cependant je serais quelquefois tentée d’éprouver ces sensations qu’il dit si agréables, ces rêves qu’il trouve enivrants. Il parait qu’il ne faut pas jouer avec ces choses là qui conduisent à l’épilepsie et de là à la folie furieuse, au dire de Marcel Seraz.

Je n’ai le temps de rien faire, pas même de lire. Mes cours supérieurs Mme Francheschi, Mr Thomasse et Melle Ditfurh occupent une grande partie de mon temps. Cependant j’espère pouvoir lire aujourd’hui quelques lettres de Saint Augustin. Sur les quatre volumes d’épîtres écrites par ce grand génie, je n’en ai encore lu qu’un. Cette lecture traînera tout l’hiver ; il est vrai qu’on ne lit pas les œuvres de l’évêque d’Hippone comme on parcourrait un roman.

Dimanche 16 Janvier

Comme tu le sais, Marguerite, Maman est allée rendre aujourd’hui visite à tante Gabrielle qu’elle a vue ainsi que ses fils. Mon nom ne fut pas prononcé là-bas, « pas plus que si tu étais morte et archi enterrée », m’a dit Maman. On a parlé de vous, de Louis et d’Emmanuel, seule j’ai été mise à l’écart. Si tu savais, ma Marguerite, comme cela me peine. C’est donc fini, il ne songe plus à moi du tout, du tout. J’ai peur que l’amour soit enfin venu car je me sens une âpreté au cœur.

Est-ce qu’on ne me dit pas tout cela pour me détacher de son souvenir, pour m’éloigner de lui ? Je suis partagée entre les doutes… je ne sais qui croire ! Maman qui me dit qu’il ne m’aime plus et mon cœur qui me fait croire à l’impossibilité de cet oubli. Je lui pardonne cependant s’il en était ainsi ; voilà cinq ans qu’il m’attend, qu’il souffre peut-être, il es bien juste qu’il rentre dans le repos. Ah ! je suis trop punie ! Il y a seulement un an, n’a-t-il pas dit qu’il m’adorait et n’ai-je pas souri lorsqu’on m’a rapporté cette parole ? Qu’il reprenne sa liberté, il a agi loyalement avec moi. J’ai ri pendant que vous pleuriez ; maintenant riez mon ami, c’est moi qui pleure.

Seulement vois-tu, Guiguite, puisqu’il ne m’aime plus… je ne croirai plus jamais à l’amour. C’est une singerie inventée par le diable pour emplir les malheureux enfants de pensées troublantes et pour les faire souffrir dans les beaux jours de leur jeunesse alors qu’ils pourraient être si heureux.

Lundi 17 Janvier

Onze heures sont sonnées, il faut que j’aille embrasser Papa et lui porter son verre d’eau sucrée. Bonsoir, mon petit singe.

Mardi 18 Janvier

Rien d’intéressant à te dire. Nous ne sommes pas sortis, ni Emmanuel, ni moi pour compenser notre longue promenade d’hier avec vous, mes Chéries. N’est-ce pas que Monsieur Machard est tout à fait bien maintenant ? Il semble rajeuni. Par contre sa femme vieillit, ce qui ne l’empêche pas d’être encore bien charmante. Depuis que je la connais elle a pris plusieurs années. Les inquiétudes, les soins donnés aux malades, les veilles l’ont bien fatiguée. Mr Machard qui m’appelle « petite nonne » serait surpris s’il lisait ce cahier plein de pensées que je ne crois pas habituellement logées derrière les fronts purs et blancs des jeunes religieuses.

J’ai peut-être tort de te dire mes folies et j’hésite à te faire parvenir tout ce que j’ai écrit la semaine dernière quoique tu saches bien ce qui en est du roman de ma seizième année et des points de suspensions qui en ce moment nous séparent du dénouement. Quel sera-t-il ce dénouement ! Je l’appelle de tous mes vœux car j’aimerais mieux, ce me semble n’importe quelle réalité que cette incertitude qui me fait vivre dans un état d’énervement continuel.

Marguerite Marin est ce soir madame Thomas, selon la loi. Est-elle heureuse ! Son rêve à elle est accompli. Puisse-t-elle ne jamais avoir de désillusions.

Mercredi 19 Janvier

Il est plus de dix heures et je n’ai pas entamé ma tâche de ce soir, grâce à Christian qui a dîné avec nous. Je ne lui en veux pas de ce retard car il m’a distraite avec ses histoires de juifs. Il est au fond un bien brave garçon que j’aime voir pour lui-même en dehors de la note de gaieté que ses visites apportent toujours à la maison.

Le cours de Mr Larronnet sur l’art roman me réclame. Bonne nuit, Margot.

Vendredi 21 Janvier

Je ne t’ai point écrit hier, mon joli petit oiseau, pour plusieurs raisons. La première c’est parce que j’avais eu le bonheur de te voir au mariage de Marguerite. La deuxième c’est que j’avais mal aux nerfs et que je ne veux plus être triste avec toi. Je veux m’efforcer de te causer raisonnablement, en sœur aînée, sérieuse mais pas aussi macabre que je le suis généralement.

J’aurais cependant un sujet de préoccupation ce soir. Mme Berteil est venue proposer à Maman un mari pour moi. Je me sens un peu inquiète mais bah ! cette affaire ratera comme les autres et je pourrai encore penser sans crime au pauvre ami qui est en train de se détacher de moi pendant que, par une contradiction bizarre, je commence à m’attacher à lui.

J’ai au fond de l’âme comme une sensation de sauvage et quelque chose qui me pousse à rester fidèle au souvenir du port aimé. Secouons ces pensées, ce que Dieu faut est bien fait ; le jeune homme de madame Berteil est peut-être celui que j’attends, celui que j’ai rêvé et qui doit faire mourir en moi toute autre image.

Nous avons eu aujourd’hui seize personnes qui nous ont retenues toute la journée au salon. Je suis ahurie ce soir et te demande pardon de l’incohérence de ce que j’écris. Entre autres visites nous avons eu celle de Madame Leraz et de Renée qui partent décidément à St Brieux pour s’y fixer. Le bébé qu’elles attendaient est enfin arrivé ; c’est un garçon, un petit Lucien.

Les journaux arrivent-ils dans ta Thébaïde et lisez-vous le récit des manifestations qui bouleversent paris. C’est le complément de l’affaire Dreyfus mais comme la politique m’est absolument étrangère je ne sais pas ce qui se passe.

Samedi 22 Janvier

Prévoyant une journée fort occupée je viens te dire bonsoir à midi. Mr Rengnet doit arriver vers deux heures pour me chercher et m’emmener avec ses filles chez tante Geneviève. De là nous irons à la Trinité puis chercher des nouvelles de Mme Muller mère qui est fort souffrante. Nous irons ensuite dîner chez grand’mère et au retour j’aurai de l’ouvrage pressé. L’affaire dont je t’ai dit un mot hier soir est plus sérieuse que je l’avais cru d’abord, elle plait à Papa. Il me semble qu’en ce moment on s’occupe beaucoup de marier les gens.

Lundi 24 Janvier

Vraiment, ma chère Marguerite, je suis une singulière fille. Tu souriras en apprenant que je suis résolue à ne pas épouser le Monsieur proposé par madame Berteil et cela pour deux raisons que Papa trouve affreusement bêtes. 1° Ce monsieur est assez fort et je n’aime que les clous. 2° Il s’appelle Eugène. Est-ce un nom cela Ugène ! Jamais mon mari ne portera ce nom. Il y a bien encore autre chose qui me chiffonne. Ce brave gros monsieur est fixé à Paris par sa profession, comme une moule de première taille à son rocher…. moi j’aimerais remuer un peu. Je sais bien qu’il me faut renoncer à mes rêves de vie aventureuse, je ne veux cependant pas me moulifier complètement.

Et puis, vois-tu, je n’ai pas le courage voulu pour faire le grand pas qui me fer passer de la liberté du célibat à la cage du mariage…. Si j’aimais quelqu’un d’amour, ah ! ce serait bientôt fait mais tu sais bien, Guiguite, que le seul que j’épouserais avec quelque joie on me le refuse.

Un sentiment bizarre d’animosité, presque de haine, s’est élevé en moi contre le pauvre gros jeune homme dont on veut me faire un époux. Mr Maurice D qu’on nous proposait quinze jours avant m’était indifférent, j’éprouve même pour lui une sorte d’amitié vague née d’un sentiment de compassion. Celui-là, je le déteste – peut-être parce que mes parents en veulent bien.

Bonsoir, ma Guiguite, il est temps, à onze heures un quart, d’aller m’étendre dans mon bon petit lit où, grâce à Dieu, je ne trouverai pas encore de mari ce soir.

Mardi 25 Janvier

Nous attendons Melle Desfurth. Si elle est exacte, son coup de sonnette va nous faire sauter et tressauter avant qu’il se soit écoulé dix minutes. Je viens d’entrer presque à coup de poing une douzaine de mots allemands dans la tête de mon ânon de frère. Je me suis impatientée et j’ai tempêté avec une telle énergie qu’il prétend avoir le bras écorché, de mon c^té j’ai une extinction de voix. Sois mon repos, ma chère Marguerite, entre deux tempêtes car les séances de l’honorable Mon Desfurth sont toujours plus ou moins orageuses. Il faut cependant convenir, pour être juste, qu’elle s’est un peu adoucie cette année…. Elle vieillit.

                                        11h 1/2

Tu n’as jamais été prisonnière, ma chère Marguerite, moi non plus, du reste. Nous ne pouvons donc pas savoir le sentiment que l’on éprouve en étant rendue à la liberté. Je crois cependant ressentir ce soir quelque chose d’analogue. Papa renonce au projet de mariage projeté par Mme Berteil. Mr H Belin auquel Maman avait demandé des renseignements est venu vers 6 heures. Il a dit que la famille Delalam était des plus honorables, le jeune homme intelligent et très aimé par tous ceux qui le connaissent mais que le papa et la maman sont de véritables éteignoirs ce qui n’empêche pas le père d’être un grand savant, très versé dans les connaissances des langues latines et grecques. On ne peut reprocher qu’une seule chose à Monsieur Ugène, c’est d’être un peu gros.

Me voilà donc sans mari en perspective car j’ai déclaré nettement que je n’épouserai jamais celui-là, que si l’on m’y forçait je le rendrai si malheureux, si malheureux qu’il m’enverrait promener avant 6 mois de vie commune………….. A cette heure je lui souhaite tous les bonheurs et toutes les prospérités de la terre.

Nous avons vraiment des amis qui pensent à nous. Mr Delalam est le 3e mari qu’on me propose depuis le commencement du mois.

Mercredi 26 Janvier

Je dois une réparation à Mr Delalam, ma chère Marguerite. Maman, en allant remercier Mme Berteil et lui dire que je n’en voulais pas, a appris qu’il s’appelait René et non Ugène. C’est tout différent, sais-tu. Mais il est trop tard maintenant et je ne regrette pas ce qui est fait. Hier soir, j’en étais si joyeuse que mon cœur pesait comme une livre de moins dans ma poitrine. Vive le Célibat, mon Ki. C’est l’état des Anges.

Nous sommes allées, Noémie et moi, au cours d’Art ce matin ; Mr Laronnet est un homme bien intéressant et mon amie une très charmante fille. Crois-tu, mon Chiffon, que lorsque nous nous sommes quittées ce matin (pour jusqu’à Vendredi seulement) elle a voulu m’embrasser sur les yeux. J’aime ces chers baisers là qui mettent des étincelles sous les paupières et qui emplissent les yeux et l’âme d’un doux et incertain rayonnement. Ces baisers n’ont pas la banalité de ceux dont on couvre chaque jour le front et les joues de tant d’indifférents ; ils n’ont pas non plus la sensualité ardente de ceux que l’on se met de lèvres à lèvres ; ils ont quelque chose d’interne, presque d’immatériel. Quand nous nous reverrons, Chiffon, tu me baiseras les yeux, dix ?

Jeudi 27 Janvier

Je vais te raconter l’anecdote la plus typique, la plus drôle, la plus épatante, épostrouillante, gondolante qu’il soit permis d’entendre. Si j’étais une Madame de Sévigné, je pourrais te mettre deux pages d’adjectifs empruntés au vocabulaire richissime de nos collégiens et de nos étudiants mais ce qui est permis à une plume de génie ne l’est pas à toutes les plumes. Voici donc de quoi il s’agit.

Tu n’es pas sans avoir entendu parler de la terrible et scandaleuse affaire Dreyfus Esther et de la lettre adressée par Zola au peuple français dabs laquelle il dénonce les principaux chefs de l’armée somme des imbéciles, des lâches et des traites. Cette affaire n’est pas finie. Un grand nombre de journalistes tombent sur Zola qu’ils appellent le romancier ordurier, le vidangeur etc. Avant-hier, paraissait dans l’Autorité l’anecdote suivante :

Zola, jusqu’à l’âge de quatre ans et demi, n’avait jamais prononcé le moindre mot et ses parents étaient au désespoir s’imaginant que l’enfant était muet. Enfin un jour dans un accès de colère, il s’écria avec une vigueur surprenante « Cochon ». Ce fut le premier mot de Zola et son père stupéfait et charmé lui donna cent sous en récompense.

Ainsi cet homme dont le talent force l’admiration en même temps qu’il inspire le dégoût, était en quelque sorte prédestiné pour la carrière qu’il a remplie et remplira peut-être encore longtemps. Satan doit faire tous ses efforts pour qu’une telle vie se prolonge, multipliant les immondes romans.

Parlons d’autre chose. Comment vas-tu depuis Dimanche ? Après, après demain nous nous verrons enfin demain, pas bien longtemps mais toujours un peu. Il y a réunion d’Enfants de Marie, la lettre m’est arrivée hier au soir et cela va nous prendre une partie de nos trop courts moments de réunion.

As-tu jamais mesuré la longueur de tes cheveux. Maman s’est amusée hier à mesurer les miens. Ils ont 1 mètre 10 depuis leur naissance et ils pendent de 85 centimètres dans mon dos. Ce n’est pas beaucoup et cependant je ne m’imaginais pas encore que le quatre poils de mon cuir chevelu eussent cette longueur. Ecris-moi donc ton portrait la semaine prochaine, avec toute la sincérité possible, sans fausse modestie surtout car je suis curieuse de savoir comment tu te juges.

Vendredi 28 Janvier

Papa et Maman vont au théâtre. Les deux garçons et moi nous avions commencé par faire des bêtises, c'est-à-dire par tapoter sur le piano du salon en hurlant des airs d’opéra, puis nous nous sommes calmés. Louis et Emmanuel se couchent et je vais les imiter bientôt car les bonnes montant dans leurs chambres, je ne me soucie pas de rester seule éveillée dabs l’appartement. En dormant je n’aurai pas peur.

Nous avons eu beaucoup de monde toute l’après-midi et j’ai un peu mal à la tête ce soir. J’ai reçu une invitation de tante Maillot pour le dîner de Dimanche. Papa permet que j’y accompagne Louis car j’ai l’espoir de vous y trouver ainsi que mes cousins Gandriau. Au revoir, mon petit trésor.

Lundi 31 Janvier

Impossible de rien t’écrire Samedi, mon Chiffon. 1° je suis rentrée exténuée d’une série de visites et de courses lointaines, 2° devant dîner le lendemain chez tante Maillot, j’ai eu à faire l’expédition des devoirs que je fais généralement le dimanche soir. Au reste, je t’ai vue hier toute la journée et cela vaut mieux que les lettres, surtout que celles que je t’écris chaque jour puisque tu ne les lis que tous les quinze jours.

Je n’ai trop rien, à te dire ce soir, sinon que Louise est partie et qu’Eugénie la remplace. Nous espérons que cela marchera ainsi. Pour mon compte, je le désire bien car les nouveaux visages me déplaisent souverainement.

Nous avons encore bien ri ce matin au souvenir de l’incident du dîner d’hier. Louise et toi vous êtes c’affreuses polissonnes. Fi, Mesdemoiselles, que c’est vilain d’avoir autant d’esprit. Mr Runner lui-même a été frappé de cette histoire et le dernier mot qu’il nous ait dit à louis et à moi en nous quittant place du Carrousel a été celui-ci : « Bonne nuit et ne rêvez pas aux produits de madame Maillot. » Nous sommes bien rentrés à toute vapeur cependant, Mr l’abbé et louis brûlaient le pavé et moi-même, en une aussi sain te compagnie, je me sentais pousser des ailes. Il était à peine dix heures un quart lorsque nous sonnâmes à la porte du domicile paternel.

Il parait qu’il y aura prochainement des élections de députés. En rentrant ce soir nous nous sommes trouvés sous la porte cochère avec Mr Levé, le député de la Loire, qui habite l’entresol. Ordinairement ce digne Monsieur ne daigne pas faire attention à nous. Aujourd’hui il a rouvert la porte vitrée qu’il avait déjà fermée, nous a fait passer devant lui et il a attendu pour refermer la porte derrière nous. Comme je disais à Papa : « est-il assez aimable c soir, Mr Levé ? », mon père m’a répondu : « Je flaire les élections dans sa conduite. Tous les députés sont les mêmes, ils s’aplatissent pendant les semaines qui précèdent les élections ; attends le mois de juin et tu verras si Mr Levé sera d’humeur à te servir de domestique ? » J’attends le mois de Juin avec impatience, mais pas pour cela. Lorsqu’il sera complètement écoulé je ne tarderai pas à aller vivre de votre vie, mes chères petites sœurs.

Christian a dîné ici ce soir.

Février 1898

1er Février

Minuit moins le quart, mon petit chat. La doctoresse qui habite au 4e dans la cour donne une soirée et c’est aux accords d’une valse entraînante que je t’embrasse. Cette musique me donne presque envie de danser. Pourtant je crois que ces plaisirs là sont finis pour moi maintenant.

Mercredi 2 Février

Nous sommes allés aujourd’hui au mariage de Marguerite Lenoir. Imagines toi, Guiguite, la plus ravissante et la plus heureuse petite mariée que tu pourras. Sa délicieuse toilette lui seyait à ravir, sa coiffure, faite par elle-même à 7 heures du matin, était des plus réussies. Crois-tu qu’elle était allée ce matin à la réunion des Enfants de Marie et auparavant à la messe où elle ; avait communié avec son fiancé. Ne pouvant, à cause des cours de Mme Francheski, aller lui porter nos vœux à la sacristie, Mme Lenoir avait dit à Maman de me mener embrasser Marguerite chez elle avant son départ pour l’église. Elle était charmante ; elle est toujours jolie mais le bonheur l’embellissait, ses yeux étaient plus bleus et plus doux que jamais. Elle est montée embrasser Grand’mère Prat qui était désolé de ne pouvoir aller à son mariage à cause de sa grippe. Dis à Geneviève qu’il y avait de beaux uniformes d’officiers de marine, il y en avait au moins cinq dans le cortège, non de ceux qui sillonnent les rues de Brest mais les grandes tenues toutes chamarrées d’or avec le chapeau bicorne.

Comme il avait plu toute la matinée, je craignais beaucoup que le vilain temps ne fasse une entrée déplorable à la pauvre Marguerite. Monter le grand escalier de la Madeleine en robe de sati blanc sous une pluie battante, c’est dépourvu de charme. Mais Marguerite est si douce, si bonne, si pieuse que j’avais confiance, « Dieu lui doit un rayon de soleil », pensai-je. Et elle l’a eu son rayon de soleil si joyeux, si brillant qu’il faisait étinceler le crâne de Monsieur Joseph dont le front commence à se dégarnir. Chez les gens intelligent la calvitie n’attend pas le nombre des années. Pauvre Mr Joseph ! le voilà seul maintenant avec sa mère ; il a perdu sa sœur, sa compagne et il devait avoir le cœur gros en la conduisant à l’autel.

Ce qui m’a surpris à l’église, c’est la musique. Jamais je n’en avais entendu de semblable à un mariage. C’était de toute beauté et impressionnant à vous en faire frissonner. La Madeleine en tremblait. Beaucoup de cuivres, des violons, des harpes, les deux orgues, de grosses caisses se réunissaient pour chanter une hymne grandiose. Le morceau que l’on  joué au commencement de la messe est magnifique, on pourrait l’intituler l’orge. Ce nom est peut-être de mauvais augure pour une cérémonie nuptiale mais si le morceau le porte réellement il n’est pas mal nommé. Par moment les instruments se taisaient et un formidable roulement de tonnerre éclatait et se prolongeait longuement. Il faudra que je demande à Mr Runner de me savoir par son frère le titre et l’auteur de ce morceau ; si je me marie jamais (à la Madeleine) je le voudrais. Seulement je crois que c’était au moins une première classe que le mariage de Marguerite. Tous les musiciens ne pouvaient contenir dans le chœur, on en avait nichés entre les colonnes.

A l’heure qu’il est, je crois les jeunes mariés en wagon. Que Dieu les protège et qu’ils soient heureux, si quelqu’un mérite de l’être ce sont bien eux….

Toi aussi, Guiguite chérie, tu le seras, heureuse, je le veux. Il me semble que tu es née pour ne voir que des sourires autour de toi, tu ne saurais pas supporter les contrariétés, les chagrins, les privations. Il te faut comme tu le dis toi-même un brillant officier, de l’argent et des robes de soie. Seulement, tu sais, le véritable bonheur n’est pas là. Il te faudra autre chose que tout cela. Conserve ta foi et ton espérance et augmente ta Charité – Je m’arrête car je retombais dans le sermon, je t’en fais si souvent et si ennuyeux que ce soir je ne peux que t’embrasser aussi tendrement que possible.

Jeudi 3 Février

Ma chère Marguerite

Il faut un temps infernal ce soir, pluie torrentielle et vent. Je crois même qu’il tonne. Hier soit nous avons eu un très fort coup de tonnerre et cela s’est répété deux fois dans l’après-midi d’aujourd’hui ; c’est singulier, vu l’époque où nous sommes. Tu sais, Marguerite que Grand’mère Prat a toujours du coton dans ses oreilles et des couches d’ouate qui les recouvrent. Hier, ayant perdu tous ses instruments de surdité, elle a été grandement effrayée d’entendre et ne pas être sourde comme elle le croyait. Cette découverte l’a médusée mais elle semble peu disposée à en profiter car aujourd’hui elle avait du coton plus que jamais autour de la tête.

Vendredi 4 Février

Il a encore tonné aujourd’hui, c’est à n’y rien comprendre. Malgré un déluge qui a duré toute la journée, nous avons eu quelques visites : celles de Melle Mitivet, de Mme Richard, de Mme Muel avec la chère Madeleine et de Jean Caubert. Ce dernier est un cousin que je ne connaissais pas. C’est curieux comme dans les familles les relations vont en s’affaiblissant. Ainsi Mr Jean appelle Maman « Marie » et il la tutoie et, à moi, il me disait très gravement « Mademoiselle » et « vous » naturellement. Si tu ne connais pas  notre cousin Jean, ce que je crois, permets-moi, ma chère Marguerite, de te le présenter. Il est capitaine de Chasseurs à Commercy, c'est-à-dire qu’il porte le ravissant costume bleu clair que j’aime entre tous les uniformes. Malheureusement le mauvais temps ne me l’a fait voir qu’en civil où il est beaucoup moins beau, au dire de Maman. Tel que je l’ai vu, c’est un Monsieur de taille moyenne assez basané, avec une moustache noire très longue, un nez en bec d’aigle, une bouche ordinaire, des yeux dont je n’ai pas bien vu la couleur mais qui doivent être d’une teinte indécise entre le brun, le vert, le bleu, et le gris. Il est aimable, cause bien malgré un tout petit défaut de prononciation que le fait un peu sussotter comme nous tous du reste car nous avons la parole chantante ; il a dernièrement subi l’opération du trépan à la suite d’une chute de cheval, je crois. Il est parfait chrétien, sans gde fortune, plus riche en années qu’en millions, il voudrait se marier… Enfin il laisse derrière lui un agréable petit parfum d’homme chic, mélange d’une odeur de tabac fin et d’essence de violettes russes.

Il est minuit moins un quart. Le temps de ranger mes paperasses éparses sur la table, de dire mon chapelet, de me coucher et il sera déjà demain. Bonsoir, presque bonjour, ma Chérie.

Samedi 5 Février

Quel malheur, nous ne nous verrons pas demain, mon Ki ! Je vais entendre Cyrano de Bergerac joué par Coquelin, c’est la fureur de l’année. Tu viendras chez tante mais il me sera impossible d’aller vous y embrasser. Il faudra pourtant trouver une combinaison car je ne veux pas passer quinze longs jours sans vous voir. Je suis contente car il n’est que dix heures. J’aurais bien un tas de choses à faire mais je veux profiter d’une liberté relative pour causer un peu avec toi.

Sais-tu que la vie est désolante elle ne se compose que de lendemains ; ainsi aujourd’hui c’est le lendemain d’hier ; comme tous les jours sont vite passés lorsqu’on y songe ! Je vieillis, je vieillis ferme, mon amoureux d’antan ne me reconnaîtrait plus, il se cacherait les yeux pour ne pas voir cette fille de presque vingt ans qui a remplacé la madeleine de 16 ans qu’il aimait. Je ne me trouve pas encore de cheveux blancs ni de rides très profondes mais mon regard est plus âgé et mon sourire a pris un peu d’amertume. Quoique je ne sois pas très coquette, je consulte de temps en temps mon miroir. Il me dit comme à la fille de La Fontaine : « Prenez vite un mari » mais alors je bouche les oreilles à deux mains pour ne pas l’entendre. Je ne peux pas encore renoncer à mon rêve, à mon mystérieux amour. J’aime un inconnu dont je sens l’âme palpiter dans mon âme. Tout mon être est rempli d’une tendresse immense et j’attends. Au dixième cheveu blanc que j’arracherai, je me déciderai peut-être à dire à mes amis comme certaines vieilles filles que j’ai connues : « Mariez-moi maintenant. »

Tu n’aimes pas les choses graves, mon Ki, et je n’ai pas de bêtises à te raconter. Quand je suis avec toi, je n’ai pas d’esprit, il se change en cœur. J’ai bien peur qu’il n’en soit pas de même pour toi. Tu me dis toujours des choses si spirituelles que j’ai peur que ta cervelle ne se soit développée au dépend d’un autre organe plus précieux. Quoiqu’il en soit, je t’aime, petite fauvette sautillante, plus que tu ne le crois et je voudrais pouvoir te le dire entre deux doux baisers.

Bien que tu sois ma sœur et que rien ne soit plus sacrée et plus innocent que l’affection qui nous unit, je n’oserais jamais te dite toutes les paroles folles que mon amitié me suggère. J’ai envie de t’appeler d’un tas de petits noms très doux, dont tu rirais sans doute, ce qui me ferait mal, Guiguite chérie. Ce qui me retient c’est un sentiment de pudeur bizarre qui me porte à jeter un voile sur mon âme. Je ne l’écarterai jamais que pour un seul. Si je rencontre mon Idéal, tu pourras te dire : « L’amour de ma sœur doit être bien étrange. » Oh ! je les appelle de toute mon âme ces heures d’abandon et d’ivresse où je regarderai longuement le bien-aimé dans les yeux, fouillant ses prunelles pour le comprendre tout entier. Il me semble déjà avoir senti sur moi un regard semblable qui me magnétisait et aspirais ma vie. Où ? Je n’en sais plus rien – ce doit être en rêve, Margot.

Je viens d’avoir peur. Et de quoi ? Devine. D’un rayon de lune. En allant porter le verre de Papa, je traversais l’antichambre obscure. Je vis sur la banquette une longue traînée blanche comme une étoffe, comme une robe vaporeuse et instinctivement j’ai sauté en arrière, croyant que quelqu’un était assis là. J’ai ri l’instant d’après car, comme tu penses bien, je n’ai ,pas été longtemps avant de m’apercevoir de ma méprise.

Dimanche 6 Février

Je suis rendue de fatigue, mon ange, la tête est plus fatiguée que le corps comme souvent du reste ; je pourrais même dire : comme toujours. Nous sommes allés à Grand, Dieu quels beaux talents ils ont ce Rostand et ce Coqueline ! ce poète et cet acteur qui se complètent l’un l’autre ! Je ne trouve rien à te dire sinon que la pièce est superbe, délicieusement inouïe, j’en rêverai pour sûr cette nuit et je comprends Germaine, qui, après avoir entendu Cyrano de Bergerac, ne pouvait plus parler u’en vers durant trois jours.

Je suis malade ce soir car Cyrano c’est l’incarnation de mon rêve, le fier poète que j’ai rêvé et que j’attends encore, comme je te le disais hier. C’est bien lui, c’est bien cette âme, ce caractère foulé par Rostand et transcrit par Coqueline que j’aime, que j’ai toujours aimé. C’est lui, c’est le railleur sensible, l’homme d’esprit en même temps que de cœur. Une seule chose lui manque : la religion mais il en a plus au fond qu’il n’en fait voir.

Oh ! ces rayons de lune ! Croirais-tu que j’en ai encore eu peur ce soir. C’est déplorable, j’ai la tête bien faible. J’en ai encore vu tout à l’heure en allant chez papa, il était sur la banquette comme hier mais un peu plus loin, si pâle et si doux dans l’obscurité que je me suis penchée sur son sillage bleuâtre et que j’ai collé mes lèvres à la vitre pour aspirer et boire son incertaine lumière !

Baiser des rayons de lune maintenant. Il ne manquait plus que cela, Guiguite, pour te prouver que ta sœur avait une cellule toute prête à Charenton.

Lundi 7 Février

Je suis bien distraite, ma chère Margoton. Tout à l’heure on me donne à porter un cruchon d’eau chaude dans le lit de mes vénérés parents. J’allume une bougie et je fais la commission ; seulement je pose le cruchon sur la commode et je m’apprête à enfoncer la lumière entre les draps.

Samedi dernier, toute l’après-midi j’avais fait un projet dont l’exécution pouvait très bien me donner la mort. Ce n’est u’au moment de l’exécuter que je me suis rendu compte de mon imprudence. Heureusement que le Dieu des ivrognes daigne jeter un petit coup d’œil sur les distraits.

Le vent m’apporte le sifflement lugubre de quelque remorqueur qui remonte la Seine. Cela me rappelle les belles soirées d’été ou, assises entre les masses sombres des feuillages, nous entendions souvent ce même bruit du côté de St Cloud.

Bonsoir, petit amour.

Mardi 8 Février

Tu as seize ans aujourd’hui, mon Chiffon. Geneviève et toi vous êtes maintenant de grandes jeunes filles ; soyez bien sages toute l’année et pas trop d’enfantillages, Mademoiselle l’espiègle.
Aujourd’hui j’ai entendu pour la première fois le Père Ollivier. Il prêche la retraite des Enfants de Marie à la Trinité. Ses conférences dans la salle des catéchismes sont une suite de causeries très spirituelles où se trouvent çà et là quelques traits de belle éloquence. Il a en outre une très grande qualité que n’ont pas tous les prédicateurs : il est pratique et je suis convaincue ce soir que, durant mes vingt ans de vie, je n’ai pas encore appris ni à lire sérieusement ni à me confesser sérieusement aussi.

Donc j’ai vu et entendu le père Ollivier, ce que je désirais depuis longtemps. C’est à Mr Runner que je dois ce plaisir car il a eu l’amabilité d’écrire à Maman pour lui dire qu’il y avait à la Trinité une retraite de jeunes filles. Il y a une autre chose que j’ai vue aujourd’hui pour la première fois – Devine un peu – C’est si facile à trouver que je vais te le dire : ce sont les yeux de Mr Joseph Lenoir. Nous nous sommes pour ainsi dire jetés l’un dans l’autre au tournant d’une rue et nous n’avons pas eu le temps de baisser nos paupières. Eh bien, j’ai été stupéfaite, Joseph Lenoir a de jolis yeux, au regard très doux, des yeux comme je les aime, moins vagues que ceux de Maximilien Fromental, d’heureuse mémoire, mais un peu estompés cependant, un peu rêveurs. J’ai été étonné de lui trouver ces yeux-là, à lui.

Mercredi 9 Février

Hier, c’était votre anniversaire ; aujourd’hui c’est celui de Louis… il a dix neuf ans…. Bonsoir, chère Marguerite, il est tard, très tard, je vais être grondée mais je n’airais pas eu le courage d’aller me coucher sans t’avoir embrassée.

Jeudi 10 Février

La retraite des Enfants de Marie a dû se terminer aujourd’hui ; quel malheur que je n’ai pas pu retourner à la Trinité depuis Mercredi matin. Je voudrais cependant qu’il me restât quelque chose des trois sermons que j’ai entendus et je demande à Dieu de ne jamais oublié ce que le R.P. Ollivier nous a dit de la Loyauté. J’aurais voulu que tu l’entendisses toi aussi car cela t’aurait produit certainement de l’impression. « Si une seule d’entre vous, Mlles, s’est écrié le P Ollivier dans un beau mouvement oratoire, si une seule d’entre vous a fait dans sa vie un seul acte de Loyauté tel que je viens de le décrire, qu’elle se lève ». En effet, c’est bien difficile ce qu’il appelle acte de Loyauté mais ce n’en ai que plus beau et je voudrais en accomplir un puisque tous nos péchés peuvent nous être pardonnés pour un seul acte de ce genre.

Madame Francheski m’a prêté hier un volume de Jean Thorel. C’est un roman intitulé « Devant le bonheur ». Je l’ai lu avec plaisir. D’abord parce que j’aime énormément la lecture, 2° parce que le livre est joli par lui-même, 3° parce que Mme Francheski a envie de me faire épouser l’auteur de ce roman. J’ai donc essayé de deviner l’auteur derrière le livre, l’âme derrière les mots. L’analyse n’a pas été défavorable mais je me méfie. Les littérateurs sont si bien habitués à cacher leurs véritables sentiments pour prendre tous ceux du genre qu’ils ont choisis, qu’un livre ne prouve rien. L’homme qui a prêché le dévouement, m’amour jusqu’au martyre, jusqu’à la mort, n’est souvent dans la vie privée qu’un détestable égoïste. Les cœurs que l’ont croit les plus doux sont souvent les plus durs. Et puis, les gens de lettres exploitent trop leurs sentiments. S’il leur arrive de ressentir quelque chose de violent ou d’original, vite ils en font un livre, ils dévoilent les secrets de leur cœur, l’intimité de leurs tristesses ou de leurs joies et cela pour gagner un peu d’argent ou un peu de gloire. Misère !

Et cependant je veux un poète, un doux poète. Comprends bien, Marguerite, ce n’est pas un metteur en vers que je désire ; la poésie est un brasier, les vers sont les étincelles ; il y a des feux sans étincelles auxquels on peut très bien réchauffer et même consumer son âme. Le poète c’est un homme qui peut ne jamais savoir forger un vers mais qui comprend le langage mystérieux des fleurs, les signes des étoiles et la poésie troublantes des rayons de lune.

Vendredi 11 Février

C’était à propos de Jean Thorel que j’ai été entraîné à te parler de mon poète. Ce soir je veux reprendre un peu la conversation interrompue hier par la demie de onze heures sonnant dans m chambre. Le roman prêté par Mme Francheski porte ce titre « Devant le bonheur ». C’est une histoire d’amour excessivement simple ; pour mieux dire, il n’y a aucune intrigue, c’est l’étude d’un caractère d’homme, caractère assez compliqué mais bien de notre époque. Je le comprends d’autant mieux que ce caractère est un peu le mien. Moi aussi je suis indécise et lâche devant le bonheur. Et pourquoi ? Parce que je ne veux pas être trop simplement heureuse, parce que le bonheur que je rêve, c’est un bonheur compliqué, un bonheur fait avec beaucoup de souffrances, des sourires faits avec beaucoup de larmes, des gaietés où trembleront encore des sanglots, une sensation exquise née de tortures innombrables. Je ne comprends pas de bonheur sans une préparation de douleurs – et toi tu ne me comprends pas. Je te le pardonne car je ne me comprends pas moi-même.

Si la fin d’un roman qui se termine joyeusement me fait plaisir, c’est que les heureux de la fin ont lutté, souffert, pleuré sous mes yeux. Les héros que je n’ai pas vus aux prises avec la douleur ne m’intéressent point.

Ainsi tous les bonheurs qui se présenteront, je suis capable de les repousser parce que je ne suis pas préparée à les accueillir par une épreuve de souffrance. Je me demanderais aussi s’ils sont réellement le dernier mot du bonheur. Je sais bien que la vraie, l’immense félicité ne se trouve pas en ce monde mais je voudrais goûter au plus parfait des bonheurs d’ici bas. Le plus grand bonheur doit être le plus pur car s’il laisse le moindre dégoût, la moindre amertume derrière lui, ce n’est qu’une jouissance passagère, un plaisir tout au plus.

Le bonheur est-il dans l’amour, dans le calme du mariage comme Jean Thorel semble le croire. J’en doute. L’amour si fort, si puissant qu’il puisse être à un moment donné, s’affaiblit et se transforme. Le sentiment que l’on éprouve a 20 ans n’est pas celui que l’on a à 60.

Mais je suis bien bête de me préoccuper de out cela. Ces niaiseries me tourmentent. Ma pensée s’acharne à des enfantillages, à des rêveries absurdes qui me font souffrir.

Samedi 12 Février

Je suis navrée, ma pauvre Marguerite. Louis est allé ce soir chercher des nouvelles de Mr Moreau et il ne va pas bien du tout. Il est au lit depuis quatre jours déjà et, pour un homme doué d’une si forte dose d’énergie, c’est un bien mauvais signe. D’ailleurs sa maladie est terrible, impitoyable. Il est, parait-il, atteint d’un cancer à l’estomac.

Pauvre cher Mr Moreau ! si tu savais comme je l’aime, Guiguite. C’est un sentiment étrange fait d’admiration, de respect et de quelque chose encore de très tendre amitié ou amour, je ne sais pas. S’il n’était pas ridicule à une jeune fille de prétendre aimer d’amour un vieillard de 72 ans, alors qu’elle n’en a que 20, je dirais que c’est de la nature de mon sentiment. Je n’ai guère vu Mr Moreau qu’une fois et dans cette seule entrevue, ce doux vieillard m’a pris une partie de mon âme. Je l’ai souvent aperçu de loin avec sa belle barbe blanche mais je ne lui ai jamais parlé qu’au Louvre. Il me semble l’entendre encore me dire : « « Le ciel, Mademoiselle, c’est la plus belle partie d’un tableau. » C’est un mystique, une âme exquise qui a dû avoir un passé douloureux.

Je suis épurée ce soir ! Nous sommes allés à la Trinité et, comme j’avais commis une lourde sottise, je suis bien heureuse d’en être délivrée. A demain, j’espère et bonsoir, mon Chiffon.

Lundi 14 Février

Chère Marguerite

Un mot seulement en attendant l’arrivée de Mr Thomasse car je me sens si fatiguée ce matin que je n’aurai peut-être pas le courage d’écrire ce soir. Merci, mon amour, de tes lettres. Hier soir, je les ai lu ces chers feuillets couverts de ta minuscule écriture. Ils m’ont fait passer une bonne heure. Pourquoi me disais-tu qu’ils contenaient des choses ridicules ? Je n’y ai rien trouvé dans ce genre ; tu y as mis tes pensées quotidiennes avec une grande sincérité et comme on n’a pas toujours des pensées excellentes, il y a dans ta petite tête et par conséquent dans le journal que tu m’as confié beaucoup de très bonnes choses, d’autres médiocres et d’autres enfin mauvaises. Tu as de l’esprit, ma chère enfant, mais c’est un esprit assez mordant, j’oserai même dire un peu méchant ; c’est là une des choses que je te reproche. Il y en a encore une autre ; je vois poindre de temps en temps une petite note d’orgueil, de vanité féminine si tu aimes mieux, le mot est à la foi moins dur et plus vrai. Mademoiselle, du haut de ses seize ans, se sent femme et s’imagine qu’on fait attention à elle, qu’on s’occupe de sa petite personne un peu, beaucoup…….. point passionnément, n’est-ce pas, mon KI ?

J’ai senti cela en te lisant ma chérie. Au reste ce défaut est commun… à presque tous les hommes sans excepter les femmes. Moi qui te sermonne je l’ai aussi, Marguerite et peut-être plus que toi. J’espère que cet aveu adoucira un peu la brutalité de l’avertissement que j’ai cru devoir te donner. Sauf les deux points signalés, je n’ai qu’à louer ton journal sans aucun apprêt dans son style télégraphique. Il y a bien çà et là quelques fautes d’orthographe, ce que je t’écris moi-même n est criblé.

Vous me demandiez hier, Geneviève et toi avec lequel de vos caractères le mien a le plus de rapport. Comme vous êtes, mes chères jumelles, la glace et le feu, le jour et la nuit, l’eau et le vin, il y a une certaine marge entre vous d’eux et c’est là que je me place. Je crois cependant me rapprocher plus de Chiffon que de Pâté tout en ayant un peu de la mollesse de la bonne Geneviève. Vous m’avez pris toutes les deux une partie de mes défauts mais vous les avez assaisonnés de qualités qui me manquent.

Geneviève, elle s’est bien établie dans la vie matérielle, l’avenir qu’elle entrevoit lui montre une maison dont elle sera maîtresse, on y dormira beaucoup dans cette maison, on y mangera bien, on n’y rira pas beaucoup mais on n’y pleurera jamais. Les livres, les cahiers, les plumes, tout ce qui teint à la vie intellectuelle en sera banni. Elle aimera son mari et ses enfants, aura horreur des discussions, se contentera d’être toue sa vie belle et bonne.

Toi, Marguerite, tu rendras peut-être l’existence moins douce à ceux qui t’entoureront, moins uniforme mais tu pourras leur donner des jouissances que Geneviève serait incapable de leur procurer. Nous nous ressemblons par ce côté que la vie purement matérielle adoptée par Geneviève ne nous suffit pas, nous vivons beaucoup plus de la vie de rêve, nous avons cette manie de vouloir pénétrer la pensée des autres, de faire aller nos regards au-delà des corps qui nous entourent, de ne les considérer que comme un écran placé entre une autre âme et la nôtre. Nous vivons un peu dans un monde de chimères, nous y sommes blessées et meurtries à chaque instant mais nous ne pouvons nous résoudre à le quitter. Il y a de l’orgueil dans notre cas – peut-être un peu de jalousie – Geneviève est belle, elle possède les attraits du corps, nous voulons posséder aussi de l’esprit. Il y a cependant des différences entre nous deux. Tu es plus nerveuse que moi et cette disposition de ton corps influe sur ton esprit, sur ta manière de voir, de sentir et d’apprécier les choses. Pour moi, c’est le contraire, si je sui parfois agitée, c’est le trouble de mon esprit qui influe sur mon corps.

                                        10h ½ soir

Une main de fer m’enserre les tempes, je tousse comme un pauvre chien poitrinaire, la respiration m’est pénible. Maman s’imagine que j’ai repris un rhume, elle ne s’est pas aperçu que, depuis le 8 Novembre, je n’ai pas cesser de tousser. Maintenant j’ai la poitrine si épuisée que je tiens mon mouchoir devant mes lèvres ; lorsque j’ai des quintes je ne le retire qu’avec terreur m’imaginant toujours que je vais le trouver tacheté de sang. J’en considèrerai la première goutte comme un arrêt de mort. Et voici près de deux mois que cette lugubre idée me hante.

Mardi 15 Février

J’ai moins toussé aujourd’hui, peut-être parce que j’ai pris une légère purgation ce matin. Pardonne-moi de te quitter si vite, chère Margot, mais je voudrais écrire quelques lignes de mon récit de Hollande. J’ai encore pas mal à faire et je désirerai que tout fût fini pour Pâques.

Mercredi 16 Février

Que te dire, mon Chiffon, rien d’intéressant. Tu connais l’emploi de ma journée du Mercredi : Cours de Mr Laronnet de 10 à 11 – déjeuner – visite à Grand’mère Prat – cours de Mme Francheski à 1h ½. C’est toujours la même chose. Peu de variations sue le morne thème de ma vie. Il en est de même pour toi, je le sais, mon Chiffon.

Encore si ma vie était tranquille dans sa monotonie comme cela pourrait être. Mai elle ne l’est pas. Elle ne l’est pas parce que, tandis que mon corps accomplit machinalement une foule d’actes, mon esprit est ailleurs. Je ne veux pas ménager et comme je connais bien la cause véritable de mes souffrances morales, je veux te le dire. Il y a une faute au début de ma vie de jeune  fille dont le souvenir ne s’effacera jamais. Tu la connais cette faute et si tu n’en connais pas tous les détails cela importe peu. Tu trouves peut-être que ‘exagère en appelant cela une faute. Non, ma chère petite sœur, je n’exagère pas. Je suis sortie de la réserve que doit garder une jeune-fille et j’en suis punie. Mon âme s’est desséchée à l’ardeur des deux ou trois baisers d’amour qu’il m’a donné lorsque j’avais 16 ans. Je ne peux l’épouser lui et je n’en aimerais peut-être pas un autre. C’est là le châtiment que j’ai bien mérité. Je veux garder le souvenir de ce douloureux roman. Toute ma jeunesse est là. Comme je l’ai déjà dit, je n’aime plus Bernard qu’à la manière dont j’aimerais un mort et si je le revoyais après bientôt deux ans de séparation qui sait si toutes les illusions que nous avons encore conservées, ne s’envoleraient pas ç tire d’ailes.

Jeudi 17 Février

Un joli rêve a bercé une partie de ma nuit, ma chérie. J’étais mère, j’avais un fils, un gros garçon qui dormait dans mes bras. J’étais si heureuse que ce matin en m’éveillant j’étais désolée de perdre le Chérubin que je croyais avoir vraiment. Lorsque mon rêve commença, je me vis dans une jolie chambre vieux rose, couchée dabs un grand lit avec des oreillers sous ma tête et un tout petit enfant dans mes bras. J’avais des visites. Maman, Geneviève, Mme Francheski, Mme Strybos et Noémie étaient là. Je causais avec elles. Mon mari n’avait pas encore vu notre enfant, il ne savait pas qu’il était né et j’attendais avec impatience son retour. Les yeux fixés sur l’horloge trop lente, je ne pensais qu’à lui. Mes visites sont parties maintenant et il ne reste plus que Mme Francheski lorsque tout d’un coup j’entends des pas bien connus dans la pièce voisine. C’est bien lui : et je me sens rougir et pâlir de bonheur. La porte s’est ouverte, il est auprès de mon lit, grand, mince, brun avec des yeux pleins de quiétude. « Tu es souffrante, demande-t-il – Non mon ami, un peu fatiguée seulement. Mais tu n’as pas vu Madame Francheski. » Et tandis qu’il s’excuse j’écarte un peu le drap qui cachait notre enfant. Je le rappelle : « Il y a encore autre chose que tu n’as pas vue, dis-je, me soulevant un peu sur la couche – Quoi donc ? » et il se rapproche ; il voit alors la petite tête et tout ému il est obligé de s’appuyer sur le lit pour ne pas tomber. « Un fils », murmurai-je, en plongeant mes yeux dans les siens et une émotion délicieuse nous parcourt tous deux. Il se penche sur moi et m’embrasse follement sur les yeux, sur les lèvres, sur la poitrine. « Ma femme, ma chérie, ma chère petite aimée », nous sommes trop heureux et il pleure. Madame Francheski qui est toujours là se retire discrètement, nous laissant seuls tous les trois ; il s’assied alors su une chaise basse, son visage à la hauteur du mien et, tandis que l’enfant attirent les premières gouttes de lait, il me dit des choses folles, il m’interroge, il ne se lasse pas de contempler la chère petite chose qui est contre nous deux. Et moi, brisée par le bonheur, je finis par m’endormir sur son épaule.

J’ai vraiment goûté cette nuit la jouissance maternelle et toute la journée j’ai été triste comme si j’avais perdu un bébé. Ne rêves-tu pas, chère Marguerite ? S’il t’arrive parfois d’avoir des songes, je t’en souhaite un aussi délicieux que le mien.

18 Février – Vendredi

En toute hâte, un tendre bonsoir, ma chérie ; il est tard, Christian a dîné ici et pour lui faire plaisir je me suis laissée barbouiller la poitrine et la gorge avec de l’iode. Il est certain que je tousse beaucoup mais cela me guérira-t-il ? Il me faut la chaleur de l’été ou tout du moins la douceur du printemps.

Samedi 19 Février

Devine ce que je fais en t’écrivant. C’est un peu difficile à trouver, mon Chiffon – je suce un sucre d’orge – Il y a longtemps que cela ne m’était arrivé. Je m’amuse à lui faire une belle pointe qui pique comme une aiguille et ce jeu enfantin m’intéresse beaucoup. Il m’intéresse cependant moins que le chère petite personne que je crois voir en ce moment-ci et que je verrai bien mieux demain.

Je ne t’ai pas assez remercié lundi de ton volumineux paquet d’écriture. Tu ne te doutes pas, ma chérie, combien il m’a fait plaisir. Comme je suis terriblement gourmande de tout ce qui me vient de toi, cela ne me suffit pas encore, je veux te demander autre chose. Supprime quelques faits de ta vie journalière, ceux qui ont le moins d’importance et remplace les par un mot sur tes idées, sur tes pensées, tes sensations, tes réflexions du jour. Cela t’apprendra à écrire sur des choses abstraites et moi cela me fera grand plaisir de pénétrer un peu plus dans l’âme de ma Guiguite.

Il faut assez froid aujourd’hui ; on m’a tenue à la chambre avec un poêle capable de cuire vingt quatre bœufs. Je tousse toujours.

Balzard nous a dit hier qu’il était allé à la Porte St Martin ; il n’y a pas une seule place libre pour Cyrano de Bergerac avant le 20 Mars. C’est trop avancé dans le Carême pour que grand’mère consente à y aller ;

Le procès Zola dure toujours, il tourne même très mal car il remet sur le tapis la fameuse question Dreyfus Esterhazy qui est des plus embrouillée. Hier on faisait courir des bruits de guerre et comme les jeunes Français ont la tête très chaude, tous les camarades de Louis s’occupaient déjà de savoir de quel endroit ils partiraient pour aller combattre. Une guerre serait terrible à notre époque avec les formidables engins dont l’humanité dispose maintenant pour se détruire.

J’ai oublié de te dire qu’hier Pierre et sa sœur de passage à paris étaient venus nus voir malgré un temps épouvantable.

Lundi 21 Février

Brrr ! Quel vilain temps, ma jolie chérie. Il fait très froid, un froid humide qui pénètre jusqu’à l’intérieur du corps. J’espère que le bon Dieu récompensera le gros sacrifice que j’ai fait en n’allant pas hier à Boulogne et qu’il daignera enfin me guérir. Avant-hier et hier, j’ai toussé plus que jamais. Aujourd’hui j’ai essayé un nouveau remède, un sirop de codéine et de térébenthine qu’un médecin avait ordonné à Mme Strybos. Il faut encore que je me laisse mettre une compresse d’essence de térébenthine rectifiée sur la poitrine, cela produit un peu l’effet d’un vésicatoire.

Je ne te parle que de moi, mon Chiffon rose, mais je ne pense qu’à toi.

Mardi 22 Février

Une musique que j’aime beaucoup m’entre dans les oreilles pendant que je t’embrasse, ma bonne petite sœur. Les artistes du sixième font un concert à plusieurs cors chasse. Un triomphant hallali est suivi d’une plainte très douce, presque murmurée. C’est très joli et cela me fait rêver à de gigantesques parties de chasse au milieu de forêts impénétrables. Mais une musique qui me serait encore plus chère et délicieuse, c’est le son de ta voix, ma toute petite chérie.

Il parait que c’était aujourd’hui le mardi Gras. Je n’ai pas mis les pieds dehors, à cause de mon affreuse toux opiniâtre. Emmanuel s’est beaucoup amusé à la matinée de l’oncle Victor et de tante Lucie ; il y a vu une représentation d’ombres chinoises suivie d’un goûter et d’une loterie. Il a beaucoup dansé et n’avait qu’un regret : celui de ne pas être costumé en Pierrot comme il en avait été question d’abord. Tante Lucie nous attendait, vous et moi, elle nous avait même préparé des lots dabs la loterie. Elle a chargé Maman de nous les remettre. Je viens de lui écrire un mot de remerciement car elle est vraiment bien gentille d’avoir songé à nous. Nos grandes cousines étaient à cette matinée, pourquoi n’y êtes-vous pas allées, mes Chéries. Si je n’avais pas été souffrante, je me serais probablement jointe à Emmanuel.

Bonsoir Margoton et bonsoir grosse Gava. Il est plus de 11h et j’aurais certainement encore une bonne heure de travail à faire pour mon cours de demain.

Cendres Mercredi 23 Février

Nous sommes en Carême, c'est-à-dire en temps de pénitence ! J’éprouve presque un remord en t’écrivant, c’est une telle jouissance pour moi que je devrais peut-être m’en abstenir. Ce jeûne du cœur me serait plus pénible ue celui de l’estomac, si pénible même que ma lâcheté recule devant ce sacrifice. Je tâcherai pourtant de m’y résoudre de temps en temps…. Le Vendredi… ce sera mon jour de maigre mais garde à toi le dimanche je te mangerai de baisers pour compenser ce jeûne. Oui je t’embrasserai bien fort, vilaine couette et tu auras beau supplier pour la fraîcheur et la sensibilité de on épiderme, je n’aurai cure.

Je viens de feuilleter mon cahier et j’ai été surprise de la diversité des écritures. Tout vient cependant de moi, ma chérie. Le cœur qui a dirigé la main qui a tracé ces lignes dissemblables est toujours le même pour toi. Pardonne aussi l’incohérence des idées qui parfois se contre disent entre elles. Il y a cependant un point sur lequel je ne suis jamais en désaccord avec moi-même, c’est à propose de l’affection que je te porte.

Comme je te le disais hier j’ai eu beaucoup de travail le soir. Je ne me suis couchée qu’à minuit un quart et endormie encore plus tard. Notre cours chez Mme Francheski a été signalé aujourd’hui par un incident. Pendant la leçon, nous avons toutes découvert que notre chère maîtresse était décorée des palmes académiques. Naturellement après le cours, félicitations chaleureuse et sincères et explications. C’est le jeudi 17 Février que la violette est venue s’épanouir sur le cœur de Mme Francheski.

Il est encore tas, mon petit chat, plus de 11 heures. Je t’embrasse.

Jeudi 24 Février

Décidément les baisers que je t’envoie ont souvent un accompagnement de musique. Ce soir c’est au troisième dans l’autre cour qu’il y a un bal, un vrai bal. L’orchestre des Tziganes joue des valses qui me résonnent dans la tête, en m’aplatissant le nez à la vitre, j’ai vu passer des tourbillons d’étoffes légères blanches et roses, des jambes de pantalon et les pans des habits. Les poitrines et les têtes me sont voilées mais cela m’amuse beaucoup tout de même et je passerais bien ma nuit à la fenêtre. Croirais-tu, Marguerite, que cette musique dansante me donne des idées folles. J’aurais presque envie de passer ma robe de satin rose et de descendre chez nos voisins.

Laissons ces^bêtises de côté et disons un mot de la grande affaire qui passionne en ce moment l’opinion publique. Zola a été condamné hier au maximum de la peine, c'est-à-dire à 3000frs d’amande et à 8 ans de prison. C’est bien fait pour lui. Je voudrais seulement qu’on lui retira durant soin emprisonnement tout le matériel de l’écrivain : papier, crayon, encre, plumes afin qu’il ne profite pas de ce calme pour écrire un volume immonde. Il parait que mon vœu ne peut être satisfait.

Nous avons eu avec Germaine une petite discussion politique tantôt, cela t’étonne, mon Gui, mais notre chère cousine est une passionnée et si je suis presque aussi anti-Zolliste qu’elle, je ne suis pas anti Dreyfusienne. Si Dreyfus est réellement un traître, je ne le plains pas mais si par hasard il est innocent on ne doit pas le persécuter à cause de sa religion. Ce n’est ni Chrétien, ni même juste. Un Juif est un homme comme les autres….

Non décidément cette enragée musique ne me permet pas de causer sérieusement. C’est une valse qui sort des instruments… je ne croyais plus aimer ni le monde, ni la danse et cependant mes jambes ont une sorte de fièvre ! ah ! ma chérie j’ai beau avoir souvent des idées bien  tristes, plus vieilles que mon âge, je n’ai encore que vingt ans , vois-tu… ma jeunesse n’est pas complètement morte. L’anéantissement de ce qui me reste d’amour pour Bernard et je serai encore enfant !

Non, un cruel souvenir m’arrive… je ne recouvrerai jamais mon insouciance passée. Les heures d’angoisse que j’ai vécues en 1896 ont imprimé une trace trop profonde en mon âme pour qu’elle puise s’effacer. Henri me manquera toujours et non seulement sa disparition me donnera de la douleur mais aussi du dégoût, un certain mépris de la vie. J’en arrive à me demander « A quoi bon » à tout ce ue je fais lorsque je pense à lui. N’était-il pas de nous tous celui qui avait le plus travaillé ? Sa santé délicate ne l’a pas empêché de labeurs excessifs et j’en suis convaincue, c’est de cela qu’il est mort, sa tête s’est brisée. Il le disait lui-même dans son délire en portant les mains à son front ; « Oh ! que cela me fait mal, ça se déchire là dedans » et tu te souviens bien, ma pauvre chérie, de tous ces mots bizarres qu’il prononçait dans on agonie, de ces termes de géométrie, de trigonométrie, d’algèbre auxquels nous ne comprenions rien. Il s’imaginait faire des problèmes dont il ne trouvait pas la solution. Pauvre frère ! A quoi bon tout ce travail, à quoi bon tous ces diplômes qui jaunissent dans les tiroirs de papa, loin  de nos yeux à tous, car nous ne pourrions les voir sans un grand déchirement de cœur.

Décidément cette musique des Tziganes est infernale ! Oh ! je n’ai plus du tout envie de danser, ma petite sœur, j’aurais plus envie de pleurer et ce bal qui m’amusait tout à l’heure m’est maintenant un supplice. Bonsoir je vais échapper  en me réfugiant dans une chambre dont volets et rideaux sont soigneusement clos. D’ailleurs il est 11 heures et demi ; il est bien temps d’aller dormir.

Samedi 26 Février

Oui, monki, oui, mon joli Chiffon, j’ai eu le courage de jeûner hier et de ne te point donner le moindre signe de vie ; j’espère que cette pénitence, ce gros sacrifice, aura effacé la distraction que j’ai prise hier. Je suis allée au théâtre quoique nous fussions en Carême et un Vendredi encore ! Pour être juste envers moi-même, je t’avoue que je m’y suis laissée emmener. J’avais essayé d’échapper à cela en prétextant un réel petit mal de tête mais Papa insistant beaucoup et me demandant sérieusement si je me sentais souffrante, il m’aurait fallu mentir et cela aurait été plus mal que d’aller entendre Paméla, du Vaudeville. Je partis donc ayant dans l’idée que je m’ennuierais beaucoup là-bas, puisque cette pièce fut trouvée très ennuyeuse par le grand critique Saray et par le cher Laronnet (qui prétend s’y connaître). Que leur faut-il donc pour rire à ces illustres maîtres ? Moi qui pour calmer les démangeaisons de ma conscience d’y appliquer au théâtre un bon cataplasme d’ennuie, je n’ai pu m’empêcher d’être fort intéressée et de rire de très bon cœur en plusieurs passages. Réjane jouait le rôle principal et quand Réjane joue on ne eut pas réellement s’ennuyer. Mais nos critiques sont des blasés et puis ils ne mériteraient point leur nom si les éloges étaient leur monnaie habituelle. Ce sont leurs pièces rares, mises en réserve, ils ne les écoulent que lorsqu’ils ne peuvent pas faire autrement.

Je suis très ennuyée, Margot chérie, Maman est souffrante. Une grippe influenza la tient depuis Mercredi, pourvu que cela ne s’aggrave pas. Naturellement elle ne veut pas se soigner et j’ai obtenu avec peine qu’elle allât se coucher ce soir à 10 h ! Il en est près de 11, je te quitte. Mon office de l’Immaculée Conception à lire, puis dodo !

Mr Larronnet a été nommé Secrétaire perpétuel de l’Institut.

Dimanche 27

Je serais inconsolable de ne pas t’avoir vue aujourd’hui si Louis ne nous avait pas apporté une bonne nouvelle de Boulogne. Vous viendriez déjeuner demain avec nous. Je sais bien, mes pauvres oisillons chéris, que vous ne vous amuserez guère dans notre cage de la rue Cambon emplie de souffreteux. Je crois cependant que maman va un peu mieux ;, Emmanuel a passé sa journée au lit et moi, quoique à peu près remise, je dois encore prendre bien des précautions.

Madame Strybos m’a emmenée à la matinée de Noémie. Elle joue réellement fort bien mais elle est trop modeste et n’était qu’à demi contente de l’exécution de son morceau. Je l’ai applaudie de tout cœur. C’était si difficile et pourtant si joliment nuancé. Une petite fille de 11 ans et une autre de 15 ont joué en artistes consommées de très difficiles morceaux de Chopin et de Saint Saëns. Melle Carmen de la Bouglise surtout m’a émerveillée. Une autre jeune fille plus âgée et un jeune homme de 17 ans ont été aussi fort brillants. Il y a encore eu du chant et trois poésies récitées par une actrice de l’Odéon.

A demain, reine Margot. Prends garde à la fraîcheur de ton teint que les baisers abîment, à ton dire. Je ne suis trop quelle nuit mon malade va me faire passer.

Mars 1898

Mardi 1er Mars

Nouveau mois, sois heureux pour tous ceux que j’aime.

Croirais-tu, ma Marguerite que j’ai souffert toute la journée. Je t’ai parlé hier de l’horrible accident de la rue Boissy d’Anglas et bien c’était aujourd’hui à la Madeleine l’enterrement de la malheureuse jeune femme. Louis l’a vu et ce u’il m’en a raconté m’a bouleversée toute l’après-midi.

Le pauvre mari était là, en vrai condamné à mort, parait-il ; couleur de cire, la souffrance peinte sur les traits, il faisait pitié. En effet c’est horrible après seize jours de mariage de perdre sa femme dans des circonstances aussi dramatiques. Ils s’aimaient tant, parait-il, pauvres jeunes gens ! Il n’a jamais voulu qu’on touchât au cadavre de sa femme. C’est lui qui l’a remontée lui-même dans sa chambre, disant qu’il la porterait seul quand même il en devrait mourir. Il était affolé de douleur, ce malheureux officier.

Mais tu vas me dire : « Certes, tout cela est affreux mais enfin qu’est-ce que cela peut te faire, pourquoi es-tu si troublée ? » N’as-tu jamais ressenti, ma Marguerite, quelque chose de pénible en songeant à la douleur des autres. Tout le monde, je crois, l’éprouve plus ou moins. Moi, je pousse cette faculté à l’extrême. Je souffre de la douleur des autres presque autant que des miennes. Savoir qu’il y a tout près de moi des malheureux qui sanglotent, qui sont las de la vie, pour qui la terre n’a aucun bonheur, aucune jouissance, pour qui le ciel lui-même semble vide et souvent à leur appel désespéré, cela m’est une torture que tu ne peux t’imaginer, mon noli Chiffon bien aimé.

Cependant si j’ai cette intensité de souffrance, elle n’est pas de longue durée. Mes impressions sont courtes. Aujourd’hui Mr Lewal ne m’est pas sorti de l’esprit, demain j’y penserai moins, après demain moins encore, dans huit jours je n’y songerai plus du tout et lui pleurera et souffrira toujours. Toutefois lorsque je me sens à peu près heureuse, ma pensée se porte vers tous les souffrants, vers tous les martyrs d’une douleur morale ou physique. A chaque heure du jour, à chaque minute même, une âme abandonne un corps et souvent que de larmes la suivent. Chaque seconde est marquée par un adieu, par le palpitement douloureux d’un cœur.

Mercredi 2 Mars

Interrompue hier, ma Guiguite, je ne puis te donner grand temps ce soir car mon cours d’histoire de l’art demande le grincement de ma plume. Nous avons eu la visite de tante Gabrielle. Naturellement elle ne nous a point parlé de son fils, seulement elle a laissé échapper le mot « noce » en parlant des toilettes de sa petite fille. « Vous avez donc un mariage, a demandé Maman – Non, a répondu tante en souriant, mais l’année prochaine ou dans deux ans. » Que voulait-elle dire ? Que j’aurais voulu comprendre ce u’il y avait derrière cet énigmatique sourire ! Toi, qui es si forte pour déchiffre les physionomies des gens et deviner ce qu’ils pensent sans l’exprimer, tu pourrais peut-être me renseigner si tu avais été là. Si je n’avais pas été troublée par ce genre de conversation, j’y aurais sans doute vu plus clair.

Je suis réellement toquée, ma pauvre Guiguite. Est-ce que j’aime vraiment Bernard ? Si aimer quelqu’un c’est penser à lui souvent, très souvent, presque sans cesse, si aimer c’est rêvasser, pleurer sans causes, rire dans raisons, avoir de vagues tendresses, murmurer tout bas des noms très doux comme si un être invisible était à vos côtés, alors je l’aime. Tout à l’heure je me suis surprise lui disant à mi-voix : « Non, vois-tu, je ne t’aime pas, tu n’as pas toute mon âme ; notre amour, notre idylle, quoique jeune et pure, était avant tout sensuelle. Ce que j’aimais dans toi, c’était le beau garçon dont les lèvres me brûlaient, dont les mains tremblaient en enfermant les miennes, dont la voix avait des douceurs exquises pour mon oreille, dont les yeux brillaient en se plongeant dans les miens, don t les bras enveloppaient ma taille d’une ardente caresse, dont l’épaule soutenait mon front dans les brèves minutes d’abandon ; voilà ce que j’aimais, mais ton âme, je n’y songeais pas, pas plus que tu ne songeais à la mienne. Ah pourquoi ne pas m’avoir montré ton esprit, je t’aimerai sans doute immensément. Ce que je veux maintenant c’est l’union d’une âme à la mienne, tu m’aurais peut-être compris, je t’aurais sans doute apprécié. Nos corps, mon bien aimé, ont été des écrans trop opaques, ils n’ont pas laissé passer la lumière qui était en nous et maintenant que je cherche une clarté immatérielle pour éclairer ma route, j’ai peur de ne pas la trouver en toi. Et qui sait pourtant, ton corps n’est-il pas fait pour le mien ! tes mouvements ne sont-ils pas conformes pour mon enveloppe charnelle, pourquoi ton âme ne serait-elle pas celle que j’ai rêvée ? Mon bien aimé, je ne t’aime pas. »

Oui, ma Guiguite, je disais tout cela et mon mouchoir était humide de grosses larmes que je ne pouvais retenir et qui tombaient pressées comme les giboulées de ce mois. J’épongeais mes pauvres yeux et ravivée par cette rosée le parfum de violettes dont j’avais saturé mon mouchoir il y a quelques jours, était plus troublant que jamais.

Mon pauvre chou il est minuit moins un quart, je me croyais moins vieille de deux heures.

Samedi 5 Mars

Il neige, mon KI !

J’ai toujours aimé la neige mais il me semble que je la vois tomber aujourd’hui pour la première fois. De gros et de petits flocons tourbillonnent dans l’air. Les uns tombent comme si une pesanteur étrange les attirait, les autres se livrent aux caprices de l’air, ils font mille circuit comme s’ils prévoyaient et redoutaient l’horrible anéantissement dans la boue du sol. Bébé, lorsqu’il était tout petit, appelait les flocons de neige des « plumes de tourterelles. » En effet, c’est blanc, léger et vaporeux comme un duvet. Et certains de ces flocons ont des tremblements d’aile qui plane, des incertitudes horizontales tandis que les autres précipitent leur chute verticale. Quelques uns même, dans les moments d’accalmie, tentent de remonter vers le ciel mais le vent se met à soufflet, entraînant ces fantômes blancs dans une ronde fantastique. Dans ce tourbillonnement enragé, quelques flocons viennent s’abattre contre ma vitre ; ils y perdent leur éclatante blancheur, deviennent translucides et roulent en grosses larmes sur la vitre. Cela me navre de les voir verser ces pleurs suprêmes car cette multitude de corps séparés qui voltigent dans l’atmosphère me semble des âmes les unes très belles, très grandes, les autres si petites ue l’œil ne peut mes distinguer. Elles viennent toutes du même ciel, elles tombent toutes dans la même fange. Et c’est effrayant, ma chérie, de songer que ce vol blanc, cette féerie blanche sera de la boue dans un instant.

La neige tombe, tombe toujours ; je l’aime car j’ai souvent une étrange nostalgie de blancheur et elle y porte un apaisement… mais d’où vient qu’aujourd’hui elle glace mon cœur ? Ah ! si tu étais là, mon amie, contre moi, tout contre moi, je regarderais avec moins de peine tomber ces beaux flocons de neige. Jamais je n’en cois passer deux se tenant étroitement embrassés pour la dernière chute. Est-ce par une exquise pudeur qu’ils semblent se refuser la douceur amère de cette étreinte.

Ce qui me peine encore ce sont de petits moineaux blottis sur le rebord du toit, ils se détachent noir roux sur la blancheur du tapis de velours sous lequel on devine la teinte bleu gris des ardoises..

Nous commençons à être inquiet de Balzard. Il y a eu quinze jours que nous ne l’avons pas vu. Ordinairement il ne laisse jamais passer la semaine sans venir au moins une fois. L’année dernière il est resté plus d’un mois sans nous donner signe de vie mais il y avait des raisons… j’espère bien que cette année il n’en ai point ainsi et qu’il se porte bien.

Mardi 8 Mars

En toute hâte, bonsoir. Ayant passé quelques bonnes heures avec toi avant-hier et hier je n’ai pas grand-chose à t’écrire. L’événement le plus important de ma journée a été la photographie qu’Emmanuel a tiré de ma personne – J’espère que ce sera réussi.

Mercredi 9 Mars

Tout conspire, mon cher aimé Chiffon, pour m’empêcher de t’écrire. Je suis fatiguée et surchargée d’ouvrage. La journée a été triste, il y a eu un an et demi aujourd’hui que nous avons perdu notre Henri. Tu as sans doute pensé au pauvre frère mais que ton souvenir et ton affection ne soient pas stériles, prie pour lui. Nos prières sont les seules choses qui peuvent être utiles à nos morts. Un bon baiser mon amour.

Jeudi 10 Mars

Il est minuit moins un quart lorsque j’ouvre mon cahier, c’est te dire, ma chérie, si j’ai grand temps pour te dire ces tendresses dont mon cœur est plein pour toi. Balzard est venu aujourd’hui, hier, une minute, il courait à Asnières auprès de son grand-père très mal parait-il. Appelé par télégramme, il a néanmoins voulu passer à la maison pour nous rassurer sur l’état de sa santé.
Il faut bien froid depuis quelques jours. Je recommence à tousser un peu ; c’est désespérant, ce matin j’ai pris de l’huile de foie de morue. Que tu es heureuse, ma robuste petite sœur, de pouvoir te passer de toutes ces sales drogues.

S’il y a eu aujourd’hui dans Paris un homme occupé ce fut bien Mr Larronnet, il doit être tué ce soir. Ce que c’est que les honneurs !

Je t’embrasse deux fois, une fois pour aujourd’hui et une fois pour demain qui est le jour de jeûne auquel je force mon cœur de sœur.

Samedi 12 Mars

A demain, coquet Chiffon. Sais-tu que Pâques approche et que nous allons avoir une adorable petite communauté de vie pendant huit jours. Cette perspective m’est d’une douceur infinie. Aucune nouvelle à t’apprendre. J’ai dessiné, lu, écrit, travaillé à l’aiguille toute la journée. J’ai reçu une visite qui m’a causé quelques petits mouvements d’impatience car elle a été fort longue. Ensuite Eugénie m’a conduite à la Trinité où j’ai fait ce que tu devines ; de là je suis allée chez Grand’mère où nous avons dîné. Rien d’extraordinaire, tu vois. La journée a bété grise comme tant d’autres. Mon Dieu, donnez-moi la force de supporter cette vie qui par moment me semble si lourde.

Ah ! Chiffon, qu’elle soit rose pour toi l’existence si triste pour bien des malheureux ; je ne dois pas me plaindre car je suis seule cause de mes souffrances…. Elles viennent en grande partie de mon imagination. Je suis relativement très heureuse mais je ne sais pas jouir du bonheur. ? Plains la vielle sœur qui t’aime et pour l’amour de Dieu, réagis contre la tendance qui t’incline vers la rêverie. Surtout, mon Gui, perds cette déplorable habitude de scruter les âmes, de vouloir déchiffrer les pensées secrètes. Laisse cela aux philosophes, contente-toi de rire, de babiller, d’apprendre. Il vaut mieux être un peu frivole que grave à ce point. Si je n’avais encore que seize ans, comme je voudrais prolonger mon enfance. Ne cherche pas à vieillir, cette horrible chose n’arrive ue trop vite. Ris, mon Chiffon chéri, ris pour toutes les larmes que ta sœur a versées en secret et surtout que je ne t’entende plus dire : que toi aussi tu pleures la nuit. C’est un crime de ne point dormir et de pleurer pour des enfantillages.

Lundi 14 Mars

Dieu, la bonne journée d’hier, mon amour. Du ciel bleu, du soleil, de bourgeons entr’ouverts, vos visages bien gais, un leu de tennis et le souffle de Roscoff apporté par la bonne mère Prigent ! N’est-ce pas que ce fut une après-midi de délicieux renouveau. Ce matin en me levant j’étais toute rose et comme hâlée un peu par l’air vif.

Balzard est venu une minute ce soir, son grand-père a eu une attaque et il est très mal. Christian le croit perdu, les autres membres de sa famille ont, parait-il, un peu plus d’espoir. Une attaque à 79 ans st chose terrible.

Bonsoir, chère Marguerite. Tante Danloux est arrivée aujourd’hui. Je l’ai embrassée à la sortie du cours de Sciences.

Vendredi 18 Mars

Voilà trois jours, aimable Chiffon, qu’il m’est absolument impossible de te glisser le moindre mot. Pour compenser cette très longue abstinence, je t’écris aujourd’hui sans tenir compte du Vendredi.

Nous avons eu la visite de Marguerite Marin… non Thomas ; elle était charmante, très embellie de visage et ravissamment attifée ; j’aurais voulu que tu la visses.

Me Beauregard nous a fait hier la leçon la plus amusante qu’il soit possible de faire. Nous nous tordions à l’explication des systèmes de Saint Simon et de Fourrier…. C’était comme il l’a dit à Papa une vraie conférence de mi-carême et je t’assure, ma Guiguite aimée, que je ne regrettais pas de ne point voir la cavalcade, elle m’aurait moins amusée que ma leçon sur « les origine du Socialisme.

Avez-vous reçu beaucoup de confettis ? J’étais arrivée jusqu’à l’entrée de la cité d’une manière très convenable ; malheureusement là, presque à la porte du cour, un Monsieur m’en a couverte ; César Auguste se tordait sur le seuil de la porte, il alla prévenir Papa et mes cousines, Marie sortit. Ils étaient tous les deux, Auguste et Marie, à rire de bon cœur en me regardant. Je ne sais pourquoi mon baptême de confettis égayait tant le brave Auguste.

Pardonne-moi de te quitter sitôt. J’ai beaucoup de travail pressé pour ce soir. Bonne nuit, mon Singe.

Samedi 19 Mars

Ta sœur mène une vie bien inutile, mon cher petit Margoton, vie très remplie et cependant singulièrement vide. Je suis un peu obligé d’avoir cette existence mais je pourrais la sanctifier par la pensée de Dieu. Malheureusement, dans les quelques instant de répit que me laissent mes inutiles besognes, mon esprit s’envole ailleurs que vers son créateur. Ce sont des préoccupations humaines qui emplissent mon âme, je ne donne rien, absolument rien à Dieu. Depuis deux mois je suis même dans l’impossibilité de prier, je n’ai pas souvenir d’une seule prière soit du matin, soit du soir faite, non convenablement mais presque passablement.

Aujourd’hui, je n’ai pas mis les pieds dans une église pour la fête de St Joseph. J’en ai des remords ce soir d’autant plus que Mr R m’avait dit de communier. J’aurais tant besoin de l’appui de st Joseph et voilà comment je le traite ! Pardon grand Saint, pardon !

Si je n’ai point fêté St Joseph, j’ai lu, j’ai dessiné, nous sommes allés au Bon Marché, chez les cousins Dumont, chez tante Geneviève, chez grand’mère Prat.

Lundi 21 Mars

Nous sommes au printemps depuis hier mais cela ne m’empêche pas de rentrer dans une période de toux. J’ai un ouvrage fou, mon Chiffon aimé ; je t’embrasse hâtivement.

Mardi 22 Mars

Chère petite Marguerite

Dans trois semaines nous serons réunies pour quelques jours, pour peu de jours mais enfin je goûterai quelques doux instants. Je fais des projets fous pour ces vacances de Pâques – Bonnes causeries, longues promenades, amusements de toutes sortes ; je rêve de si douces choses que je crains de ne pas les voir se réaliser.

Une chose qui nous tourmente beaucoup, mes cousines et moi, c’est la matinée de Madame Franceski. Qu’allons-nous y dire ? Donnes-moi des idées si tu en as, Margoton. Il a fait une bien belle journée aujourd’hui, je n’ai pas mis les pattes dehors craignant un mauvais rhume, ma toux a un peu diminué mais la gorge m’a fait très mal toute la nuit. Espérons que ce n’est qu’une fausse alerte.

Jeudi 24 Mars

Ce n’est point par indifférence, mon aimée, que je ne t’ai pas écrit hier. J’avais trop à faire et le devoir a dû passer avant le plaisir. Pour ce que je te dis d’intéressant, tu n’y as pas perdu grand-chose ; d’autant plus que j’avais un petit reproche à te faire. Il y a bien longtemps que je n’ai rien reçu de toi ; j’espère avoir Dimanche un gros volume à emporter ; en attendant tu me fais faire un dur carême, petit monstre. Je ne t’en veux pas par trop et je t’embrasse comme je t’aime.

Lundi 28 Mars

Chéri Chiffon. Les journées sont longues, mais point assez pour tout ce que l’on  à faire. Depuis ma lettre à Marthe Languet pour la féliciter de son mariage, lettre écrite à 8h ½ du matin, jusqu’à cette heure, moment de gagner mon lit, je n’ai point eu un moment de repos. Je ne regrette pas trop de ne pas avoir eu votre visite, il m’aurait été impossible de jouir de vous. Heureusement que nous avons passé hier une bonne après-midi ensemble et que Pâques approche, nous réservant une plus complète intimité.

Tante Geneviève a encore renouvelé l’invitation de Bon Papa Gandriau. Cela me ferait grand plaisir d’aller à Fontenay mais cela m’ennuierait de renoncer à vous, méchantes petites sœurs qui ne m’aimez pas. Marguerite, j’ai senti avec une peine infinie que tu étais jalouse de moi. De quoi peux-tu être jalouse ? Ne plais-tu pas plus que moi à tous ceux qui nous connaissent, n’es-tu pas plus élégante, plus aimable ? Ne dis pas que tu n’es pas jalouse. Tu ne voudrais pas me voir une jolie chose que tu n’aurais pas. Sois franche, avoue-moi cela, mon aimée coquette, et nous tâcherons d’y porter remède.

Pour ce soir, bonne nuit. Ne rêve pas de toilettes – Vieux Chiffon, va, on t’aime bien tout de même.

Mercredi

Entre 2 phrases de la rédaction du cours de Mr Larronnet, un tendre bonsoir, chère petite horreur, à demain ; une bonne soirée de réunion me dédommagera de mon trop rapide baiser de ce soir.

Avril 1898

Vendredi 1er Avril

Enfin nous avons vu Mademoiselle Le Valois, la personne qui était si bonne pour moi, sans m’avoir jamais vue. Tu la connais, Guiguite, rien que de nous en avoir entendu parler ; c’est la demoiselle de Turquie qui nous avait rapporté tant de choses de Constantinople. Je l’ai trouvée fort aimable, paraissant excessivement bonne et courageuse mais je suis confuse de tous ses cadeaux. Compte-les : 7 bouteilles de vin du Liban – 2 ravissantes tasses de porcelaine – la canne du grand Turc – des figues , des loukoums d’Athènes – des nougats – des bonbons de Nice – une broche de Turin – une gravure d’un tableau de Gênes – une photographie immense de Monte Carle – une autre de Nice. C’est fantastique, n’est-ce pas ?

Une autre visite qui t’intéressera, c’est celle du cher ami Pierre. Je crois, mais je le dis bien bas, que les travaux du salon ont mis tous ces Messieurs les petits artistes un peu à sec ; ils sont tous un peu à court d’argent en ce moment. Galland est purée, parait-il. Pierre l’est peut-être aussi. Tu comprends que lorsque l’on reçoit à peine 100frs par mois et qu’il faut payer tout d’un coup 60frs de cadres, une assez forte somme de peintures et de vernis, cela allège considérablement la bourse, il ne reste pas grand-chose pour vivre.

Heureusement les frais de Pierre ne sont pas perdus ; ses deux toiles sont reçues au salon, cela augmente la joie de Louis qui n’aurait pas été heureux d’être reçu sans son ami. Pierre avait l’air content aujourd’hui, je crois qu’il commence un peu à se faire à la maison. Il est bien gentil, Louis l’aime énormément, Maman est très bonne pour lui, mon rôle à moi est le plus difficile. Pierre m’est très sympathique mais je ne peux pas lui montrer mon amitié, j’ai toujours peur d’être trop familière. D’un autre côté je crains d’être trop froide et de lui sembler dédaigneuse. C’est bien embarrassant. Il n’est pas un ami de longue date comme le bon Balzard auquel je puis faire sentir sans qu’il s’en fâche mes inégalités d’humeur, me montrant à lui tour à tour expansive ou réservée. Mon malheur à moi c’est de n’être presque jamais dans un juste milieu, je vais d’un extrême à l’autre.

Bonsoir, Singe chéri. A demain. La semaine aura été bien bonne. Hier excellente soirée chez tante Maillot, demain nous nous reverrons chez grand’mère Prat et après-demain à Boulogne.

Vendredi Saint 8 Avril.

Impossible d’écrire un mot sur ce cahier depuis huit jours. La retraite suivie à St Roch et un millier d’occupations m’en ont empêchée. Demain je serai à vous pour huit jours, mes bien aimées. Vous avez eu tort, mes chéries, de ne pas avoir suivi les prédications de Mr l’abbé Lapparent. C’est un homme très distingué et très pieux qui vous aurait fait du bien. Il a 31 ans et n’est prête que depuis 3 ans car il a débuté dans la vie comme ingénieur. Il était sorti de l’école des mines et comptait suivre cette carrière lorsqu’une grave maladie a changé ses idées. Je le trouve parfaitement bien, je ne te parlerai pas du physique que tu connais, bien qu’il m’ait beaucoup plu dans sa délicate beauté si raffinée. Je te dirai seulement que sans mettre de familiarité dans ses sermons, il parle avec beaucoup de feu.
 
Annotations au dos de la dernière page juste avant la couverture finale.

25 Noël : à déjeuner et à dîner – Gr mère et les jumelles
26 Dimanche – à dîner – les Gandriau
30 Déc. Jeudi Dîner chez Gd M Prat avec Gd’m B, Jumelles, Balzard
1er Janv. Gd’mère Prat, Gd’mère Bocquet, tous les Gandriau et Jumelles à déjeuner
2 Janv. Déjeuner à Boulogne avec tous les Gandriau
5 Janv. Dîner Mrs Vincent – Runner – Balzard. Mme Strybos.