1er Janvier 1898
Bonsoir Chérie. Je suis exténuée et vais gagner mon lit au plus vite. Je veux néanmoins vivre encore une minute avec toi aujourd’hui. Vous devez encore être chez tante Maillot, occupées à festoyer de nouveau en attendant le beau repas de Demain. Vous parlez, vous riez sans doute et moi, seule dans mon petit coin, je pense et je me souviens. Je n’ai jamais aimé ces soirs de fête, même lorsque j’étais pleinement heureuse. Dans ce temps-là, j’étais triste de voir une belle journée écoulée sans retour. Maintenant, lorsque j’ai pu m’amuser un peu,, je me le reproche comme un crime. Il me semble que le rire n’est plus fait pour moi, que je ne devrais pas oublier, même une minute, le cher et récent disparu. Ce soir ma pensée est à lui. Je voudrais tout d’abord qu’il jouit là-haut d’un bonheur incomparablement plus grand que celui que nous nous imaginons parfois saisir ici bas ! Prions, Marguerite, et s’il n’était pas encore en possession de la gloire infinie, donnons à notre cher frère l’étrenne de nos prières. Les tiennes seront mieux reçues que les miennes, ma petite sœur.
Que nous réserve l’année qui commence ? J’ai peur, mon Ki, et je n’y veux pas trop songer ! Cependant il faut qu’à la fin de ma prière, je prononce ce soir un courageux « Feat ». J’accepte par avance tout ce que la Sainte Volonté de mon Dieu m’imposera d’ennuis, de chagrins, de contrariétés et de douleurs pendant les douze mois de cette année. J’accepte même la mort de Jésus à l’intention de me la faire souffrir. Si je dois avoir des joies, je les offre à Dieu, le suppliant de ne point permettre que je l’oublie dans les plaisirs, ni que je me laisse aller à un trop vif attrait pour les biens de la terre quels qu’ils soient. Que je n’use de toute chose que dans la mesure qui sera nécessaire à l’accomplissement des desseins de Dieu.
Dis avec moi : « Ainsi soit-il », ma chère petite sœur, et les événements nous trouveront résignées.
2 Janvier
Te voilà aussi grippée, Marguerite, et je suis toute inquiète de t’avoir laissée au lit. Ce que tu m’as dit sur mon pauvre ex fiancé me trouble l’esprit. Je veux bien obéir, certes, mais tu m’as dit qu’il était charmant aujourd’hui et, croirais-tu que depuis si longtemps que je ne l’ai pas vu, sa figure est brouillée dans mon imagination comme les rêves que l’on rêve confus parce u’on les retourne trop dans son esprit. Vois-tu, pour moi, c’est un peu comme s’il était mort maintenant. N’y devant pas songer, j’ai affaibli en moi autant que possible son image mais aujourd’hui bien que tu l’as dépeint, je sens les vieux souvenirs surgir de l’ombre où je veux en vain les ensevelir. Je le revois un peu comme il y a cinq ans, alors qu’enfants tous les deux nous ne savions pas que la vie devait nous séparer. Comme ses yeux étaient doux en me regardant ! Que de fois j’ai senti ses mains trembler au contact des miennes ! Et dire que tout cela est loin, bien loin maintenant et que nous ne revivrons jamais plus ces doux moments-là. Il ne se mariera jamais tant que je serai libre, il faut que je le dégage en me mariant le plus tôt possible. Cela je le dois, je ne peux pas laisser sa jeunesse s’écouler loin des joies du mariage dont il est si avide.
D’ailleurs mon cœur a été moins sérieusement pris que le sien ; il n »y avait en moi qu’un embryon d’amour ; lorsque je me suis réveillé de ce rêve, j’ai vu que sa réalisation était impossible et j’ai étouffé ce germe qui ne demandait qu’à grandir. Malgré toute l’envie que j’en ai, je ne veux pas revoir mon pauvre ami, cela me briserait le cœur. Et pourtant, Marguerite, je ne l’aime pas d’amour, ou du moins, en toute sincérité, je ne le crois pas. Je l’aime comme un bon grand frère sur l’épaule duquel j’aimerais appuyer ma tête et cacher mon visage pour lui raconter mes folies, mes bêtises. Je voudrais le voir heureux, pleinement heureux, entouré de tendresse. Je voudrais le voir sourire toujours, il est faut pour cela. Il n’est pas l’Idéal que j’ai rêvé et pourtant je sen,s que je ne pourrai pas me donner à un autre sans un grand serrement de cœur.
3 Janvier
Dieu ! que j’ai mal dormi cette nuit, mon amour. J’ai pleuré, me croirais-tu ! J’avais une angoisse indicible qui m’étreignait le cœur. Tantôt je m’accusais de lâcheté, il me semblait que dans ce cas mon obéissance était coupable et je me révoltais. Tantôt au contraire je me disais : en qui mettrais-je ma confiance si ce n’est en Dieu et en mes parents qui m’aiment. Je fois incliner la tête sous leurs désirs. Et j’en suis encore là, mon amie, dans cette incertitude qui me brise. Je veux m’anéantir en Dieu, n’aimer d’autre volonté que la sienne mais je suis si troublée que je n’y vois pas clair en moi-même ; je ne suis pas assez pure pour que Dieu parle lui-même à mon âme. Il va falloir que je me résigne à vaincre ma timidité et à consulter Mr Runner.
C’est fait ! Le petit Monsieur du jour de Noël fait demander Marie en mariage ou pour mieux dire demande la fabrique de son père car la femme n’est là qu’un accessoire dabs l’affaire. Mr Berteil est venu trouver Maman aujourd’hui la chargeant de parler à tante Geneviève de cette affaire. Pour moi, je ne crois pas que cela aboutisse. Marie mérite d’être heureuse et cet homme qui ne la prendrait que pour devenir l’associé de son père n’est pas digne d’elle. Je sais bien que ma chère cousine ne réclame pas une grande passion, il lui faut au moins un bonheur à sa taille, doux et tranquille comme ses rêves si elle rêve encore !
Jeudi – 6 Janvier
Quel dommage, mon amour, de ne point t’avoir vu hier. Je ne sais si tu te serais amusée mais je sais que j’aurais été bien heureuse de te voir et de t’embrasser. Tu es donc encore un peu patraque. Il ne faut pas te désoler car beaucoup de personnes ont en ce moment de petites indispositions de ce genre que l’on désigne sous le nom collectif d’ « influenza ».
Je suis triste, Marguerite. Tu dois penser que je me répète souvent. Je ne sais ce que j’ai mais j’ai plus que jamais de ces vagues envies de pleurer qui me prennent pour des bêtises et, mieux encore, pour rien du tout. Il n’est plus question de ce dont tu m’as parlé l’autre jour, croyant m’apprendre une nouvelle. Il paraît que Mr X a de temps en temps des tristesses, des mélancolies qui pourraient le mener à l’humeur noire, peut-être même à la folie. Sauf cela il est charmant. N’y a-t-il pas un remède pour faire envoler ces vilaines pensées noires ? Il me semble que si mon mari en était atteint, je lui mettrais sur le front des compresses d’eau de roses et u’avec de bons baisers la crise passerait vite. Au reste je ne redoute pas les imaginations un peu malades ! « Qui se ressemble, s’assemble » et j’aimerais mieux un homme qui souffrirait de cela qu’un autre qui passerait cynique et indifférent au milieu de toutes choses.
Sais-tu, Marguerite, pourquoi je dis que Bernard n’est pas l’idéal pour moi. C’est parce que je l’ai toujours vu rire et jamais pleurer, c’est qu’il ne m’a jamais dit une folie ? Je l’ai toujours vu raisonnable, sans rêves insensés, c’est que je devine en lui une imagination bien saine, ne s’élevant pas plus haut que le niveau de la vie. Par moment je voudrais le revoir pour lui raconter mes bêtises et voir comment il y répondrait. N’en conclus pas cependant que je voudrais épouser un fou, un original, seulement ma chère sœur un original chrétien dont la pensée s’élèverait pour chercher Dieu.
Je me souviens avoir lu dans le livre de Gustave Droz intitulé « Tristesses et sourires » une description des ménages comme l’on en voit fréquemment hélas ! des ménages sans âmes communes. L’auteur compare l’homme et la femme unis dans ces conditions-là à un couple de bassets attachés à la même chaîne et qui vont trottinant, heureux de se gratter l’un contre l’autre. Est-ce assez prosaïque, mon KI ? et dire que c’est cela que l’on appelle le bonheur ici bas. Je veux en me donnant me donner toute âme et corps, âme surtout mais je veux quelque chose en retour, un esprit à la taille du mien et un cœur aimant et sensible. Et c’est tout ce que je veux, c’est déjà trop sans doute. Cependant j’ai encore une faiblesse et je rougis en te l’avouant. Je voudrais qu’il soit beau, mon compagnon de route et un peu poète… Cette dernière idée est sans doute la plus bête
Hier nous nous sommes couchés assez tard à cause de notre dîner. Madame Styrbois, Noémie, Mrs Vincent, Runner et Balzard, Grand’mère, Geneviève et les 5 habitués de la rue Cambron ont passé quelques bons moments ensemble. Balzard a récité plusieurs monologues entre autres les plus connus « Tartempion » et « Barbasson ».
J’ai bien mal à la tête aujourd’hui car je n’ai pas bien dormi. Au reste toutes mes nuits sont maintenant semblables, horriblement angoissées. Je ne sais qu’y faire. Le sirop que je prends pour ma toux est cependant à base d’opium, il n’est pas assez fort sans doute puisqu’il ne réussit pas à me calmer.
Oh ! que je voudrais retourner de quelques années en arrière !
Vendredi 7 Janvier
Bonjour, Chérie !Que dis-tu ? Que penses-tu ? Que fais-tu ? aujourd’hui à cette heure, à cette minute. Fais-tu enrager Miss Jones, taquines-tu Geneviève, es-tu sage, pleinement sage, bien portante ou encore un peu écoeurée ? Je suis inquiète car nous n’avons reçu aucune nouvelle de ta chère petite sœur depuis Mercredi soir et c’est long un jour et demi sans le moindre mot rassurant. Il est vrai que grand’mère et Geneviève semblaient peu troublées sur on état mais je t’ai laissée si mal à l’aise Dimanche soir que je ne serai tranquille qu’après t’avoir vue sur tes pattes et en parfaite santé. J’espère trouver le temps de t’écrire encore un mot aujourd’hui.
10 h du soir
Enfin nous savons que tu vas un peu mieux et je m’en sens toute gaie ; c’est bête d’aimer ainsi un affreux petit singe qui se moue de vous. Nous avons eu des visites toute la journée, si tu savais ce que c’est ennuyeux lorsqu’on a l’esprit préoccupé de toute autre chose que des balivernes que l’on est obligé de répéter à tous ses visiteurs.
Je dois écrire une leçon de littérature qui me force à te quitter.
Samedi 8 Janvier
Un mot seulement, ma chère Marguerite, avant de me coucher. Nous sommes allés dîner chez grand’mère Prat, ce qui te prouve qu’il est déjà assez tard. De plus j’ai une petite congestion, une sorte de coup d’air à l’œil droit et je ne peux pas écrire sans fatigue, surtout à la lumière de la lampe.
Donc, bonsoir et à demain car nous te verrons, je l’espère bien.
Hier soir, Maman et Louis sont allés à l’inauguration d’une exposition de peinture. Devine un peu qui ils ont rencontré ? Sapajou lui-même autrement dit Monsieur Jouby, le jeune homme de Marie.
Lundi 10 Janvier
Les jours passent, Marguerite. Il s’en rencontre ci et là de bien ennuyeux, de bien ternes mais ils finissent par disparaître, tout comme les bons. Ils s’amenuisent en arrière de nous, diminuant d’autant le nombre de ceux qui nous restent encore à vivre. Profitons des belles heures, des douces minutes que Dieu nous accorde parfois pour nous faire aimer un peu la vie et, pour les journées moroses, occupons les si bien par le travail que nous n’en sentions pas le poids.
Mon moral est un peu en meilleur état que ces jours-ci ; d’abord je vais mieux et tousse beaucoup moins, puis ce trouble de l’âme ne pouvait pas durer très longtemps. Une reprise d’activité a succédé à la crise de désoeuvrement qui me tenait depuis une quinzaine de jours. Je ne dois pas me livrer ainsi à mes sensations, à mes pensées, je ‘en ai pas le droit. J’ai beaucoup à faire mais il me faudrait n’avoir pas une seule minute de libre.
C’est ma tête folle qui travaille lorsque la partie sérieuse et raisonnable de ma cervelle n’est pas occupée. Comment va Grand’mère ? Et toi, mon gentil Chiffon, continues-tu à bien aller depuis hier ?
Je ne t’ai pas dit Samedi que nous avions vu le cher, le bien aimé ami de Louis, c'est-à-dire Gustave Pierre. Amené par une question de logement à parler de religion, il a exposé encore une fois ses tristes convictions et le lamentable état de son esprit sur ce point. Je ne te répèterai point ses paroles, je ne pourrais même pas écrire ses blasphèmes. Vois-tu, marguerite, je le croyais un homme formé à la rude école de la souffrance et il n’est qu’un enfant, le malheureux, un pauvre enfant égaré… Je ne sais même pas s’il croit à l’immortalité de l’âme. Ce qui suivra la vie ne mérite pas qu’on y pense selon lui. Qu’importe où sera mon dernier souffle, dit-il en souriant de ce sourire que tu connais et qui est si doux, si septique, si navrant !
Ah ! Marguerite, ne sens-tu pas en toi comme un besoin inné d’éternité. Moi, je l’avoue franchement, si loin que je recule les bornes de la vie humaine, elle ne me suffit point. Je ne veux pas me contenter d’être soixante, ni cent ans, je veux être toujours. J’ai soif de bonheur et j’ai besoin d’espérer que toutes mes aspirations seront réalisées un jour. Je veux l’éternité, je l veux bonne et belle et je suis sûre que tu es comme moi et que tu plains de tout ton cœur le pauvre ami qui dit : « Qu’importe où ira se perdre mon dernier souffle. »
Ce malheureux Pierre me fait souffrir, la vie s’ouvre bien difficile et âpre devant lui. Qui le soutiendra dans la lutte, lui qui ne lèvera jamais un regard vers le ciel et pour qui tout tient entre la naissance et la mort. Ah ! petit incroyant, comme je voudrais vous coucher au pied de la croix et devant la sainte Hostie que vous méprisez. Comme je voudrais vous brisez et faire jaillir de votre cœur ces larmes de sang qui sont le baptême d’un génie et qui vous forceraient à avoir recours à Dieu. Mais ce n’est pas là ma tâche à moi, je dois seulement prier pour vous et je le ferai avec toute la tendresse d’une sœur.
Crois-tu, Marguerite, que Pierre me regardant bien en face a osé me dire : « Mais vous aussi, vous n’accomplissez les commandements de l’Eglise que par routine ! - et il y avait dans sa voix cette inflexion- Vous êtes trop intelligente pour qu’il en soit autrement. » Cette parole m’a fait réfléchir et si je te livre mes réflexions, ma chère petite sœur, c’est pour qu’elles puissent te profiter. Je suis bien certaine de ne pas aller communier par habitude comme le dit Pierre ; j’ai la foi au fond mais ma conduite n’est-elle pas celle d’une personne qui accomplirait par routine et sans y attacher d’importance la plus sainte action de la vie humaine ? Mon cœur est-il suffisamment purifié lorsque je m’approche de la Sainte Table ?
Hélas ! Marguerite, comme nous sommes indignes du don de Jésus et n’ont-ils pas un peu raison ceux qui nous voyant aussi imparfaits disent que nous fréquentons l’Eucharistie sans attrait mais par routine. Lorsque nous avons reçu Dieu, nous devrions être un peu des dieux nous-mêmes et notre indignité est un sujet de scandale pour les incroyants.
Redescendons sur des sujets moins graves. Je ne t’ai pas encore parlé de notre nouveau professeur de Sciences. C’est un gentil Monsieur d’une trentaine d’années ; il est plaisant à regarder mais semble fort timide. T’ai-je déjà montré une photographie d’un tableau de Rembrandt qui se trouve au musée de la Hayes. Eh bien ! le professeur de « La leçon d’anatomie » possède un peu des traits de Mr Diot. Je ne sais pas encore le prénom de ce dernier. J’espère qu’il ne s’appelle ni Isidore ni Ignace ni de tout autre nom commençant par un « I ». Vois-tu, s’il en était ainsi, la carte de Monsieur
« I Diot »
Mardi 11 Janvier
Je viens encore te reparler de Monsieur Diot qui nous a fait hier une leçon fort intéressante sur les cyclones. Ecoute-moi, ma chère Marguerite, et tu auras une idée de la violence de ces tourbillons. Les cyclones arrachent les feuilles des arbres et les plumes des poules, puis les projettent avec tant de violence que les plumes s’enfoncent profondément dans les branches des arbres et les feuilles dans la chair des poules. Vois le singulier aspect que présente une basse cour plantée d’arbres après un cataclysme de ce genre !
Mercredi 12 Janvier
Ma chère Marguerite, excuse-moi mais je n’y vois plus clair ce soir tellement j’ai mes pauvres yeux fatigués. Ils sont tout injectés de sang et ils me piquent affreusement. Néanmoins j’ai dû les contraindre ces pauvres malheureux à accomplir leur service jusqu’à près de onze heures. Je n’ai pas le courage d’aller les reposer avant d’avoir tracé quelques lignes sur ce cher cahier qui enregistre chaque soir quelques battements de mon cœur à ton intention. Je t’envoie mille baisers, ma toute petite chérie ; partage les avec tous ceux qui t’entourent mais gardes-en une bonne partie pour toi.
Marie est malade à son tour, elle est grippée comme toi et comme tant d’autres. Mes yeux le refusant absolument service je me décide à les fermer mais ton image n’a pas besoin de ces vilains et mauvais organes pour arriver jusqu’à mon cœur.
Jeudi 13 Janvier
Si je ne commençais pas par toi c soir, ma chère Marguerite, tu risquerais bien de ne rien avoir de moi ce 13 Janvier 1898. La perte ne serait pas grande assurément mais puisque j’ai fait la promesse de t’écrire tous les jours (autant que possible) je veux t’accomplir cette douce obligation. La rédaction d’une fort intéressante leçon sur l’art arabe m’attend. Pendant que je cause avec toi, l’Alhambra, la marquise d’Omar et la Garalde de Séville me hantent. J’aperçois des minarets, des coupoles et la fantastique forêt de colonnes qu’est la cathédrale de Cordoue. J’essaye de chasser toutes ces pensées pour être quelques instants à toi, et rien qu’à toi.
Nous sommes au milieu de la semaine, c'est-à-dire que je change de vie. Jusqu’au Jeudi soir, je me souviens de la douce après-midi du Dimanche passé, le Vendredi matin je commence à faire des projets pour le Dimanche qui vient. Ma vie de séparation d’avec vous, mes chères petites, me semble ainsi moins dure partagée entre le souvenir et l’espérance. Quel est le plus doux de ces deux états ? Je ne sais pas trop car ils ont leurs charmes bien différents. Je crois cependant que je préfère l’espérance, et toi ?
Et cependant combien d’espérances mentent ici bas ! Tiens je vais te confier un espoir que je caresse depuis le premier Janvier. Je désirais une visite de Bernard. Autrefois il venait souvent vers midi et demi avant de retourner à son bureau. Je comprends qu’il ne vienne plus mais il pouvait bien, sans manquer aux convenances, faire à Maman une visite de nouvel an. Tous les jours je l’attends et il ne vient jamais et comme lasse, je laissais aujourd’hui percer un peu de ma déception ; sais-tu ce que Maman m’a dit : « Je n’y comprends rien, Bernard prétend qu’il t’aime et il ne cherche point à te voir. » Et elle a ajouté : « Je le crois très entêté dans ses idées ; il t’a demandée, il te veut mais depuis deux ans que vous ne vous êtes pas vus il ne t’aime plus comme autrefois. » pour moi, je crois que le pauvre garçon a ses raisons pour ne pas venir mais je suis un peu comme Maman, il m’étonne…
C’est Dieu qui le veut ainsi. Si je le revoyais seul à seule je serais peut-être perdue, il voudrait m’expliquer, il me ferait souvenir et il a des droits bien puissants sur nous celui qui a éveillé notre cœur d’enfant aux sensations de la vie ! Je pourrais dans un moment d’abandon lui promettre de n’être jamais qu’à lui et je ne m’appartiens pas. La volonté de mes parents est après la volonté de Dieu le devoir qu’il me faut accomplir. Un jour ou l’autre ils me jetteront dans les bras d’un homme parce que cet homme aura une belle fortune, ou bien parce qu’il sera intelligent. Je ne leur dirai rien, je saurai contenir tous mes rêves et, s’ils me voient pleurer le jour de mon mariage, j’aurai encore la force de leur dire : « C’est d’émotion… c’est de bonheur ! »
Mensonge ! Tout cela me révolte ! J’en tremble mais je n’y peux rien ! J’ai gâché ma vie le jour où je me suis laissée dire qu’on m’aimait d’amour, le jour où j’ai laissé ma tête tomber sur son épaule parce que son aveu m’avait laissé sans pensées, sans force. Et si je l’aimais encore véritablement ! Mais je ne connais pas mon cœur ; j’en suis à ce point : tout mon être est envahi par un amour que je ne puis ni éteindre complètement ni raviver de moi-même. Je ne l’aime pas et je l’aimais. J’en deviendrais folle, ma Marguerite.
J’ai beaucoup ri aujourd’hui, j’ai dit des bêtises sans nombre. Marie et Germaine m’ont trouvée très gaie, elles n’ont pas vu que pendant qu’elles riaient de mes folies je me mordais les lèvres pour ne point pleurer.
Vendredi 14 Janvier
Un beau jeune homme est venu tantôt m’apporter un fort joli bouquet de violettes. Comme il est arrivé vers une heure de l’après-midi, il m’a trouvé seule et allait risquer une déclaration si l’infernale Manivelle n’était entrée dans le salon. Tu reconnais là le farceur de Pierre Machard qui a raconté ce soir à Louis qu’il avait l’intention de me faire l’aveu de sa flamme si le petit frère n’était pas venu rompre notre tête à tête. En attendant son bouquet est là et il embaume, les violettes sont énormes, grosses comme de petites pensées et si fraîches u’on croirait le printemps tout proche.
Samedi 15 Janvier
Je t’écris devant mon bouquet dont je voudrais t’envoyer un peu du parfum. Mes violettes sont peut-être encore plus jolies qu’hier dans leur grâce un peu passée ; je les regarde et je les respire à tout moment et le croirais-tu ce n’est pas du tout à Pierre que je pense. Je me souviens de certain jour éloigné de trois ou quatre ans déjà. Nous étions tous réunis pour les fêtes de Pâques et nous étions allés cueillir des violettes sur les pelouses du parc de Villeneuve l’étang. Il y avait là Henri, Louis et Germaine qui s’amusaient à pêcher des crapauds dans le lac avec des morceaux de laine rouge enlevés au jupon de Miss Jones. Nous ne sommes rentrés que tard le soir avec une abondante moisson de violettes pâles aux senteurs sauvages qui débordaient de tous nos mouchoirs. Nous avions tellement ri le long de ces sentiers touffus que Louise, dans un accès de gaieté, s’était assise au beau milieu d’un ruisselet où fort heureusement il ne coulait qu’un mince filet d’eau. Tu te souviens sans doute de tout cela, ma Marguerite, et il suffit pour moi d’un parfum de bouquet de violettes pour évoquer ces doux souvenirs déjà lointains.
Maman trouve que je les respire trop mes violettes, et elle me dit que Pierre Machard dont tu connais les manies doit avoir mis un peu de chloroforme dans son bouquet. J’espère que non. Cependant je serais quelquefois tentée d’éprouver ces sensations qu’il dit si agréables, ces rêves qu’il trouve enivrants. Il parait qu’il ne faut pas jouer avec ces choses là qui conduisent à l’épilepsie et de là à la folie furieuse, au dire de Marcel Seraz.
Je n’ai le temps de rien faire, pas même de lire. Mes cours supérieurs Mme Francheschi, Mr Thomasse et Melle Ditfurh occupent une grande partie de mon temps. Cependant j’espère pouvoir lire aujourd’hui quelques lettres de Saint Augustin. Sur les quatre volumes d’épîtres écrites par ce grand génie, je n’en ai encore lu qu’un. Cette lecture traînera tout l’hiver ; il est vrai qu’on ne lit pas les œuvres de l’évêque d’Hippone comme on parcourrait un roman.
Dimanche 16 Janvier
Comme tu le sais, Marguerite, Maman est allée rendre aujourd’hui visite à tante Gabrielle qu’elle a vue ainsi que ses fils. Mon nom ne fut pas prononcé là-bas, « pas plus que si tu étais morte et archi enterrée », m’a dit Maman. On a parlé de vous, de Louis et d’Emmanuel, seule j’ai été mise à l’écart. Si tu savais, ma Marguerite, comme cela me peine. C’est donc fini, il ne songe plus à moi du tout, du tout. J’ai peur que l’amour soit enfin venu car je me sens une âpreté au cœur.
Est-ce qu’on ne me dit pas tout cela pour me détacher de son souvenir, pour m’éloigner de lui ? Je suis partagée entre les doutes… je ne sais qui croire ! Maman qui me dit qu’il ne m’aime plus et mon cœur qui me fait croire à l’impossibilité de cet oubli. Je lui pardonne cependant s’il en était ainsi ; voilà cinq ans qu’il m’attend, qu’il souffre peut-être, il es bien juste qu’il rentre dans le repos. Ah ! je suis trop punie ! Il y a seulement un an, n’a-t-il pas dit qu’il m’adorait et n’ai-je pas souri lorsqu’on m’a rapporté cette parole ? Qu’il reprenne sa liberté, il a agi loyalement avec moi. J’ai ri pendant que vous pleuriez ; maintenant riez mon ami, c’est moi qui pleure.
Seulement vois-tu, Guiguite, puisqu’il ne m’aime plus… je ne croirai plus jamais à l’amour. C’est une singerie inventée par le diable pour emplir les malheureux enfants de pensées troublantes et pour les faire souffrir dans les beaux jours de leur jeunesse alors qu’ils pourraient être si heureux.
Lundi 17 Janvier
Onze heures sont sonnées, il faut que j’aille embrasser Papa et lui porter son verre d’eau sucrée. Bonsoir, mon petit singe.
Mardi 18 Janvier
Rien d’intéressant à te dire. Nous ne sommes pas sortis, ni Emmanuel, ni moi pour compenser notre longue promenade d’hier avec vous, mes Chéries. N’est-ce pas que Monsieur Machard est tout à fait bien maintenant ? Il semble rajeuni. Par contre sa femme vieillit, ce qui ne l’empêche pas d’être encore bien charmante. Depuis que je la connais elle a pris plusieurs années. Les inquiétudes, les soins donnés aux malades, les veilles l’ont bien fatiguée. Mr Machard qui m’appelle « petite nonne » serait surpris s’il lisait ce cahier plein de pensées que je ne crois pas habituellement logées derrière les fronts purs et blancs des jeunes religieuses.
J’ai peut-être tort de te dire mes folies et j’hésite à te faire parvenir tout ce que j’ai écrit la semaine dernière quoique tu saches bien ce qui en est du roman de ma seizième année et des points de suspensions qui en ce moment nous séparent du dénouement. Quel sera-t-il ce dénouement ! Je l’appelle de tous mes vœux car j’aimerais mieux, ce me semble n’importe quelle réalité que cette incertitude qui me fait vivre dans un état d’énervement continuel.
Marguerite Marin est ce soir madame Thomas, selon la loi. Est-elle heureuse ! Son rêve à elle est accompli. Puisse-t-elle ne jamais avoir de désillusions.
Mercredi 19 Janvier
Il est plus de dix heures et je n’ai pas entamé ma tâche de ce soir, grâce à Christian qui a dîné avec nous. Je ne lui en veux pas de ce retard car il m’a distraite avec ses histoires de juifs. Il est au fond un bien brave garçon que j’aime voir pour lui-même en dehors de la note de gaieté que ses visites apportent toujours à la maison.
Le cours de Mr Larronnet sur l’art roman me réclame. Bonne nuit, Margot.
Vendredi 21 Janvier
Je ne t’ai point écrit hier, mon joli petit oiseau, pour plusieurs raisons. La première c’est parce que j’avais eu le bonheur de te voir au mariage de Marguerite. La deuxième c’est que j’avais mal aux nerfs et que je ne veux plus être triste avec toi. Je veux m’efforcer de te causer raisonnablement, en sœur aînée, sérieuse mais pas aussi macabre que je le suis généralement.
J’aurais cependant un sujet de préoccupation ce soir. Mme Berteil est venue proposer à Maman un mari pour moi. Je me sens un peu inquiète mais bah ! cette affaire ratera comme les autres et je pourrai encore penser sans crime au pauvre ami qui est en train de se détacher de moi pendant que, par une contradiction bizarre, je commence à m’attacher à lui.
J’ai au fond de l’âme comme une sensation de sauvage et quelque chose qui me pousse à rester fidèle au souvenir du port aimé. Secouons ces pensées, ce que Dieu faut est bien fait ; le jeune homme de madame Berteil est peut-être celui que j’attends, celui que j’ai rêvé et qui doit faire mourir en moi toute autre image.
Nous avons eu aujourd’hui seize personnes qui nous ont retenues toute la journée au salon. Je suis ahurie ce soir et te demande pardon de l’incohérence de ce que j’écris. Entre autres visites nous avons eu celle de Madame Leraz et de Renée qui partent décidément à St Brieux pour s’y fixer. Le bébé qu’elles attendaient est enfin arrivé ; c’est un garçon, un petit Lucien.
Les journaux arrivent-ils dans ta Thébaïde et lisez-vous le récit des manifestations qui bouleversent paris. C’est le complément de l’affaire Dreyfus mais comme la politique m’est absolument étrangère je ne sais pas ce qui se passe.
Samedi 22 Janvier
Prévoyant une journée fort occupée je viens te dire bonsoir à midi. Mr Rengnet doit arriver vers deux heures pour me chercher et m’emmener avec ses filles chez tante Geneviève. De là nous irons à la Trinité puis chercher des nouvelles de Mme Muller mère qui est fort souffrante. Nous irons ensuite dîner chez grand’mère et au retour j’aurai de l’ouvrage pressé. L’affaire dont je t’ai dit un mot hier soir est plus sérieuse que je l’avais cru d’abord, elle plait à Papa. Il me semble qu’en ce moment on s’occupe beaucoup de marier les gens.
Lundi 24 Janvier
Vraiment, ma chère Marguerite, je suis une singulière fille. Tu souriras en apprenant que je suis résolue à ne pas épouser le Monsieur proposé par madame Berteil et cela pour deux raisons que Papa trouve affreusement bêtes. 1° Ce monsieur est assez fort et je n’aime que les clous. 2° Il s’appelle Eugène. Est-ce un nom cela
Ugène ! Jamais mon mari ne portera ce nom. Il y a bien encore autre chose qui me chiffonne. Ce brave gros monsieur est fixé à Paris par sa profession, comme une moule de première taille à son rocher…. moi j’aimerais remuer un peu. Je sais bien qu’il me faut renoncer à mes rêves de vie aventureuse, je ne veux cependant pas me
moulifier complètement.
Et puis, vois-tu, je n’ai pas le courage voulu pour faire le grand pas qui me fer passer de la liberté du célibat à la cage du mariage…. Si j’aimais quelqu’un d’amour, ah ! ce serait bientôt fait mais tu sais bien, Guiguite, que le seul que j’épouserais avec quelque joie on me le refuse.
Un sentiment bizarre d’animosité, presque de haine, s’est élevé en moi contre le pauvre gros jeune homme dont on veut me faire un époux. Mr Maurice D qu’on nous proposait quinze jours avant m’était indifférent, j’éprouve même pour lui une sorte d’amitié vague née d’un sentiment de compassion. Celui-là, je le déteste – peut-être parce que mes parents en veulent bien.
Bonsoir, ma Guiguite, il est temps, à onze heures un quart, d’aller m’étendre dans mon bon petit lit où, grâce à Dieu, je ne trouverai pas encore de mari ce soir.
Mardi 25 Janvier
Nous attendons Melle Desfurth. Si elle est exacte, son coup de sonnette va nous faire sauter et tressauter avant qu’il se soit écoulé dix minutes. Je viens d’entrer presque à coup de poing une douzaine de mots allemands dans la tête de mon ânon de frère. Je me suis impatientée et j’ai tempêté avec une telle énergie qu’il prétend avoir le bras écorché, de mon c^té j’ai une extinction de voix. Sois mon repos, ma chère Marguerite, entre deux tempêtes car les séances de l’honorable Mon Desfurth sont toujours plus ou moins orageuses. Il faut cependant convenir, pour être juste, qu’elle s’est un peu adoucie cette année…. Elle vieillit.
11h 1/2
Tu n’as jamais été prisonnière, ma chère Marguerite, moi non plus, du reste. Nous ne pouvons donc pas savoir le sentiment que l’on éprouve en étant rendue à la liberté. Je crois cependant ressentir ce soir quelque chose d’analogue. Papa renonce au projet de mariage projeté par Mme Berteil. Mr H Belin auquel Maman avait demandé des renseignements est venu vers 6 heures. Il a dit que la famille Delalam était des plus honorables, le jeune homme intelligent et très aimé par tous ceux qui le connaissent mais que le papa et la maman sont de véritables éteignoirs ce qui n’empêche pas le père d’être un grand savant, très versé dans les connaissances des langues latines et grecques. On ne peut reprocher qu’une seule chose à Monsieur Ugène, c’est d’être un peu gros.
Me voilà donc sans mari en perspective car j’ai déclaré nettement que je n’épouserai jamais celui-là, que si l’on m’y forçait je le rendrai si malheureux, si malheureux qu’il m’enverrait promener avant 6 mois de vie commune………….. A cette heure je lui souhaite tous les bonheurs et toutes les prospérités de la terre.
Nous avons vraiment des amis qui pensent à nous. Mr Delalam est le 3e mari qu’on me propose depuis le commencement du mois.
Mercredi 26 Janvier
Je dois une réparation à Mr Delalam, ma chère Marguerite. Maman, en allant remercier Mme Berteil et lui dire que je n’en voulais pas, a appris qu’il s’appelait René et non
Ugène. C’est tout différent, sais-tu. Mais il est trop tard maintenant et je ne regrette pas ce qui est fait. Hier soir, j’en étais si joyeuse que mon cœur pesait comme une livre de moins dans ma poitrine. Vive le Célibat, mon Ki. C’est l’état des Anges.
Nous sommes allées, Noémie et moi, au cours d’Art ce matin ; Mr Laronnet est un homme bien intéressant et mon amie une très charmante fille. Crois-tu, mon Chiffon, que lorsque nous nous sommes quittées ce matin (pour jusqu’à Vendredi seulement) elle a voulu m’embrasser sur les yeux. J’aime ces chers baisers là qui mettent des étincelles sous les paupières et qui emplissent les yeux et l’âme d’un doux et incertain rayonnement. Ces baisers n’ont pas la banalité de ceux dont on couvre chaque jour le front et les joues de tant d’indifférents ; ils n’ont pas non plus la sensualité ardente de ceux que l’on se met de lèvres à lèvres ; ils ont quelque chose d’interne, presque d’immatériel. Quand nous nous reverrons, Chiffon, tu me baiseras les yeux, dix ?
Jeudi 27 Janvier
Je vais te raconter l’anecdote la plus typique, la plus drôle, la plus épatante, épostrouillante, gondolante qu’il soit permis d’entendre. Si j’étais une Madame de Sévigné, je pourrais te mettre deux pages d’adjectifs empruntés au vocabulaire richissime de nos collégiens et de nos étudiants mais ce qui est permis à une plume de génie ne l’est pas à toutes les plumes. Voici donc de quoi il s’agit.
Tu n’es pas sans avoir entendu parler de la terrible et scandaleuse affaire Dreyfus Esther et de la lettre adressée par Zola au peuple français dabs laquelle il dénonce les principaux chefs de l’armée somme des imbéciles, des lâches et des traites. Cette affaire n’est pas finie. Un grand nombre de journalistes tombent sur Zola qu’ils appellent le romancier ordurier, le vidangeur etc. Avant-hier, paraissait dans l’Autorité l’anecdote suivante :
Zola, jusqu’à l’âge de quatre ans et demi, n’avait jamais prononcé le moindre mot et ses parents étaient au désespoir s’imaginant que l’enfant était muet. Enfin un jour dans un accès de colère, il s’écria avec une vigueur surprenante « Cochon ». Ce fut le premier mot de Zola et son père stupéfait et charmé lui donna cent sous en récompense.
Ainsi cet homme dont le talent force l’admiration en même temps qu’il inspire le dégoût, était en quelque sorte prédestiné pour la carrière qu’il a remplie et remplira peut-être encore longtemps. Satan doit faire tous ses efforts pour qu’une telle vie se prolonge, multipliant les immondes romans.
Parlons d’autre chose. Comment vas-tu depuis Dimanche ? Après, après demain nous nous verrons enfin demain, pas bien longtemps mais toujours un peu. Il y a réunion d’Enfants de Marie, la lettre m’est arrivée hier au soir et cela va nous prendre une partie de nos trop courts moments de réunion.
As-tu jamais mesuré la longueur de tes cheveux. Maman s’est amusée hier à mesurer les miens. Ils ont 1 mètre 10 depuis leur naissance et ils pendent de 85 centimètres dans mon dos. Ce n’est pas beaucoup et cependant je ne m’imaginais pas encore que le quatre poils de mon cuir chevelu eussent cette longueur. Ecris-moi donc ton portrait la semaine prochaine, avec toute la sincérité possible, sans fausse modestie surtout car je suis curieuse de savoir comment tu te juges.
Vendredi 28 Janvier
Papa et Maman vont au théâtre. Les deux garçons et moi nous avions commencé par faire des bêtises, c'est-à-dire par tapoter sur le piano du salon en hurlant des airs d’opéra, puis nous nous sommes calmés. Louis et Emmanuel se couchent et je vais les imiter bientôt car les bonnes montant dans leurs chambres, je ne me soucie pas de rester seule éveillée dabs l’appartement. En dormant je n’aurai pas peur.
Nous avons eu beaucoup de monde toute l’après-midi et j’ai un peu mal à la tête ce soir. J’ai reçu une invitation de tante Maillot pour le dîner de Dimanche. Papa permet que j’y accompagne Louis car j’ai l’espoir de vous y trouver ainsi que mes cousins Gandriau. Au revoir, mon petit trésor.
Lundi 31 Janvier
Impossible de rien t’écrire Samedi, mon Chiffon. 1° je suis rentrée exténuée d’une série de visites et de courses lointaines, 2° devant dîner le lendemain chez tante Maillot, j’ai eu à faire l’expédition des devoirs que je fais généralement le dimanche soir. Au reste, je t’ai vue hier toute la journée et cela vaut mieux que les lettres, surtout que celles que je t’écris chaque jour puisque tu ne les lis que tous les quinze jours.
Je n’ai trop rien, à te dire ce soir, sinon que Louise est partie et qu’Eugénie la remplace. Nous espérons que cela marchera ainsi. Pour mon compte, je le désire bien car les nouveaux visages me déplaisent souverainement.
Nous avons encore bien ri ce matin au souvenir de l’incident du dîner d’hier. Louise et toi vous êtes c’affreuses polissonnes. Fi, Mesdemoiselles, que c’est vilain d’avoir autant d’esprit. Mr Runner lui-même a été frappé de cette histoire et le dernier mot qu’il nous ait dit à louis et à moi en nous quittant place du Carrousel a été celui-ci : « Bonne nuit et ne rêvez pas aux produits de madame Maillot. » Nous sommes bien rentrés à toute vapeur cependant, Mr l’abbé et louis brûlaient le pavé et moi-même, en une aussi sain te compagnie, je me sentais pousser des ailes. Il était à peine dix heures un quart lorsque nous sonnâmes à la porte du domicile paternel.
Il parait qu’il y aura prochainement des élections de députés. En rentrant ce soir nous nous sommes trouvés sous la porte cochère avec Mr Levé, le député de la Loire, qui habite l’entresol. Ordinairement ce digne Monsieur ne daigne pas faire attention à nous. Aujourd’hui il a rouvert la porte vitrée qu’il avait déjà fermée, nous a fait passer devant lui et il a attendu pour refermer la porte derrière nous. Comme je disais à Papa : « est-il assez aimable c soir, Mr Levé ? », mon père m’a répondu : « Je flaire les élections dans sa conduite. Tous les députés sont les mêmes, ils s’aplatissent pendant les semaines qui précèdent les élections ; attends le mois de juin et tu verras si Mr Levé sera d’humeur à te servir de domestique ? » J’attends le mois de Juin avec impatience, mais pas pour cela. Lorsqu’il sera complètement écoulé je ne tarderai pas à aller vivre de votre vie, mes chères petites sœurs.
Christian a dîné ici ce soir.