Novembre 1897

Lundi 15 Novembre

Ma chère petite Guiguite

Nous sommes très bien rentrés hier, aucun accident ne nous est survenu mais cela n’a pas empêché d’être mortellement triste toute la soirée en songeant à vous. Ce matin Geneviève m’a fait rire, sans le savoir. Papa qui a jeté un coup d’œil sur les compositions que je lui ai remises hier soir de vos parts a trouvé dans les œuvres de ta jumelle une phrase surprenante qu’il m’a répétée. Cette phrase se trouve dans la lettre à un propriétaire pour demander des réparations, la voici : « une inondation survenue hier au soir à cause de la pluie torrentielle qui est tombée pendant cette nuit. » Cette inondation était un peu trop en avance, tu en conviendras. Je suis toute seule aujourd’hui sans autre ouvrage que mon journal de Hollande qui m’énerve à la longue. Pour me distraire j’ai lu tout à l’heure un beau sermon du père Monsabré sur le Purgatoire… ! c’est une distraction un peu sérieuse que celle-là.

Au revoir, ma Guiguite, t’écrire me repose ; je voudrais bien savoir si tu as un peu songé à moi et si tu as pensé à ce que je t’ai demandé. Louis est aux Beaux-Arts, il y a vu ce matin son ami Pierre qui l’a chargé de mille choses aimables pour sa famille. Je t’ai fait une part dans cet envoi amical, part que je t’adresse ici en y joignant mes meilleurs baisers pour Grand’mère, toi et Geneviève.

Mardi 16 Novembre

Le temps a été sombre toute la journée, ma chère Marguerite, une atmosphère d’ennui pèse sur le 22 de la rue Cambon. Je n’ai aucun ouvrage commencé et je ne sais que faire de mes dix doigts. Pour oublier ma tristesse je partage mon temps entre la lecture et l’écriture. Ce sont des œuvres sérieuse qui m’occupent… les lettres de St Augustin admirablement profondes mais peu récréatives parviennent à fixer de temps en temps ma pensée qui s’envole à toute minute vers le Cher Boulogne. Je les lis le plus souvent sans bien comprendre, mon esprit borné ayant peine à pénétrer le génie de Saint Augustin ; parfois quand je trouve une belle pensée, je la médite. Je te livre celle-ci : « Je m’efforce de ne rien aimer de ce qui peut me quitter malgré moi. »

Médite là aussi mais raisonnablement, qu’elle ne ferme pas ton cœur aux saintes affections et qu’elle ne l’empêche pas d’aimer ta pauvre vieille sœur qui t’embrasse.

Mercredi 17 Novembre

Tout à fait au soir d’une interminable journée, je viens te dire bonsoir ; ma chère Marguerite. Comme je suis triste, inquiète, presque découragée ! J’ai promis de ne te rien cacher, aussi je te dirai pourquoi mon cœur est si lourd aujourd’hui mais demain seulement car ce soir je n’en aurais pas le courage. Il est onze heures, Bonne nuit, mon amour, dors bien, je vais aussi gagner mon lit mais je crois que le sommeil ne viendra pas fermer tout de suite mes paupières.

Jeudi 18 Novembre

Hier ma lecture du matin était tombée sur la méditation de cette phrase : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte sa croix et qu’il me suive. » Et me trouvant trop heureuse je m’étais plainte à Dieu de ne pas sentir le poids de cette croix sans laquelle on ne peut marcher à la suite de Jésus.

Mon désir de souffrir quelque chose fut trop vite exaucé, la lettre de Grand’mère arrivée vers neuf heures contenait une croix trop pesante pour ma faiblesse. Tu devines peut-être de quoi il s’agit. Bernard me demande une dernière fois. Entends-tu, ma chère Marguerite, une dernière fois. La réponse de papa fut bien ce que je la devinai au premier moment : « Non, encore non ! » Certes je ne croyais pas aimer d’amour ce pauvre garçon ; je pouvais répondre avec sincérité qu’il n’avait pas tout mon cœur. Toutefois cette réponse définitive donnée à son amour m’a fait mal ; elle a réveillé dans mon âme je ne sais quel sentiment jeune et pur qui s’était endormi. J’ai revu ma seizième année, j’ai admiré et plains sa constance et j’ai pleuré sur moi, autant que sur lui. Il est si rare en ce monde le véritable amour, qu’en voyant celui-ci me tendre une dernière fois la main que je suis obligée de repousser, je n’ai pu m’empêcher de verser des larmes. Ce matin je suis plus calme ; adorant, dans la volonté de mes parents, la volonté de Dieu même, je me suis soumise complètement. Plains-moi, ma petite Marguerite ; hier encore j’aurais traité cette question de mariage en riant de bon cœur. Pourquoi les mots « pour la dernière fois » m’ont-ils ainsi navrée ? C’est que j’ai senti route ma jeunesse me dire adieu. Oh ! je n’ai rien à lui reprocher, à lui, les torts ont été de mon côté ; une coquetterie, ma folle inexpérience ont été cause de tout.

Pour moi je crois pouvoir aimer plus que je ne l’aime mais je ne serai jamais plus aimée, j’ai cette navrante conviction en le rebutant « pour la dernière fois. » Malgré tout je me résigne. Mon Jésus fut obéissant jusqu’à la mort ; ne puis-je, moi, obéir jusqu’à un peu de souffrance. Si j’étais seule à souffrir mais lui il doit me haïr de le tourmenter ainsi. Pense donc, Guiguite, j’étais son premier, son unique amour ; il m’a aimé follement, ardemment, patiemment. Depuis bientôt cinq ans, il caressait son rêve sans se laisser décourager ni par mon insouciance ni par mes taquineries cruelles, ni par la séparation car voilà plus d’un an que nous ne nous sommes pas vus. Mon Dieu ! mon Dieu, faites qu’il m’oublie, faites plus que cela, faites qu’il me méprise, si le mépris seul peut tuer son amour.

Ecoute-moi, ma petite sœur, n’aime jamais quelqu’un que tu ne pourras pas épouser. Tu sais pour qui je dis cela. Repousses toutes ces vagues tendresses qui sont mauvaises car elles amollissent l’âme et lui enlèvent toute la force dont elle a besoin pour supporter la vie. Je reconnais toute la justesse des raisons que l’on m’expose…. On te les exposerait à toi aussi un jour et si tu étais comme moi, sans un amour insensé, tu t’y rendrais à ces raisons. A quoi te servirait alors de faire souffrir quelqu’un. A quoi, je te le demande ? plus de coquetterie, ma chère petite Marguerite, le pauvre ami à qui tu penses et dont je devine la soif de tendresse t’aimerait facilement et te donnerai son âme comme Bernard m’a donné la sienne. Tu serais obligé un jour de le repousser comme je repousse moi-même mon ami et tu en souffrirais pour lui, si tu n’en souffrais pour toi.

Je ne dois pas me plaindre car si l’affection que je porte à mon pauvre cousin est véritablement profonde et sincère, elle n’a pas la fougue d’un véritable amour et sans le souvenir tremblant de ma seizième année je pourrais dire en toute sincérité : « Je n’éprouve pour lui que de l’amitié » Mais ce souvenir est là qui m’obsède, qui me tourmente comme un remords et qui par d’autres moments me semble d’une douceur infinie. Explique-moi cela si tu peux, Marguerite, je ne veux pas trop faire l’analyse de mon cœur…. J’en ai peur.

Papa m’a dit que pour ce mariage il ne m’imposait sa volonté que jusqu’au jour de mes vingt et un ans. Vienne le mois d’Août et je serai libre ! Je serai libre mais jamais je n’userai de ma liberté pour agir contre un sentiment dicté par le désir sincère qu’il a de me voir heureuse. Il me donnera son consentement, dit-il, mais je n’aurai jamais pour cette union ni son approbation ni celle de sa mère. Tu comprends bien que dans ces conditions-là la réponse sera « Non » après le six Août comme avant. J’aurais voulu que tous les regrets fussent pour moi, qu’il n’en souffre pas le pauvre garçon coupable seulement de m’avoir trop aimée. Je crois qu’une partie de l’opposition de papa vient de ce que Bernard m’a dit son amour, à moi au lieu d’agir correctement en présentant d’abord sa requête à mes parents. Nous avons eu tort tous les deux, si tu savais comme l’on est bête et faible lorsqu’on a 23 et 16 ans…….

Un mot encore. Je suis allée tantôt à l’Institut où l’Académie Française décernait les prix de vertu. Je n’avais guère la tête aux discours et j’ai trouvé que les Académiciens n’avaient pas l’air plus intelligents que les autres hommes.

Vendredi 19 Novembre

Rien qu’un mot ce soir, ma chérie. Il est dix heures et demie. Balzard qui a dîné avec nous vient de partir ; nous avons fait la prière et me voilà venant semer quelques morceaux de mon cœur sur le papier destiné à tes chers yeux. Que te dire sinon que la journée a été grise et terne comme le sont tous mes jours maintenant que nous sommes séparées. Une bonne nouvelle est venue cependant percer comme un fugitif rayon de soleil le brouillard de cette journée d’automne. Noémie Strybos est rentrée à Paris, elle nous a écrit un mot nous demandant d’aller la voir Dimanche à cinq heures. Une autre bonne chose que j’oubliais c’est une charmante lettre de Marie qui me fait espérer des baisers sans nombre dans quinze jours. Je voudrais travailler un peu avant de gagner ma chambre et c’est ce qui ‘oblige à te dire bonsoir, chère petite sœur.

Samedi 20 Novembre

C’était aujourd’hui l’anniversaire de la mort de notre arrière grand’mère. Tu ne l’as jamais connu comme mon Ki et moi-même ; je ne m’en souviens plus guère. Je t’avouerai à ma honte que je n’ai pensé à la tristesse de ce jour que ce soir et encore parce que Maman est allée au cimetière. Comme nous sommes indifférents pour nos morts, comme leur souvenir s’efface vite dans nos cœurs ! Je veux réparer mon oubli en récitant un De Profondis pour l’âme de cette pauvre grand’mère.

Nous sommes allés dîner chez Grand’mère Prat, il y a déjà plus d’une heure que nous sommes rentrés ce qui veut dire qu’il n’est pas très tôt mais je n’ai pas voulu aller me coucher paresseusement sans te dire une fois de plus que je pense à toi. Je t’embrasse en te disant un joyeux « à demain ».

Lundi 22 Novembre

Aux douze coups de minuit je viens, ma chérie déposer douze bien tendres baisers sur ton visage endormi.

Mardi 23 Novembre

Te verrai-je demain, ma chère Marguerite ? Ma méchante toux est bien capable de me jouer un vilain tour et de me retenir à la chambre. Quel malheur si par ordre supérieur, je me voyais forcer au bonheur d’aller vous trouver !!! Connaissais-tu notre cousin Edmond Buquet que l’on a enterré aujourd’hui ?

Mercredi 24 Novembre

Je commence par toi ce soir, ma chère petite sœur, pour être assurée d’avoir le temps de t’écrire un peu plus longuement que ces deux derniers jours. Comme je le craignais je n’ai pour me rendre à Boulogne ; il n’aurait pas été prudent d’affronter le brouillard ave ma pauvre poitrine. Il a fait si sombre toute la matinée que nous avons dû laisser la lampe allumée de sept heures à midi passé. Emmanuel ayant son cours, je suis restée toute seule une partie de l’après-midi car Louis ayant des travaux à l’école n’est pas rentré déjeuner. Tu devines si j’ai pensé à vous mes chéries que je voyais en train de piocher sous les charmants yeux de Miss Jones. Heureusement mes doigts étaient occupés à un ouvrage laissant une grande liberté à l’esprit. J’ai réfléchi sérieusement, aussi sérieusement que j’ai pu pour savoir enfin ce que Dieu attend de moi et….. je n’ai rien trouvé. Je commence à croire, Marguerite, que Dieu ne veut m’inspirer aucune vocation parce que, devant mourir très jeune, je ne dois pas changer d’état. Je me souviens qu’étant petite mon rêve était d’avoir un enterrement blanc. Mes idées ont bien changé sur plusieurs points mais je ne sais pourquoi je caresse encore parfois ce désir d’enfant. J’ai par moment une véritable nostalgie de blancheur. Je voudrais voir la neige tomber à flocons pressés, me trouver entourés de grands lis, d’essaims de papillons blancs, je voudrais surtout avoir des vêtements blancs et une chambre toute blanche.

Ce sont là des rêves dont j’ai peut-être tort de te parler, mon aimable Chiffon, moi qui voudrais te paraître très sérieuse. Pour te dire certaines choses il me faudrait un peu d’autorité.

Il m’est impossible de te faire de la morale lorsque je te vois, tu sais si bien esquisser les sermons….. Ainsi dimanche les aveux que tu m’as faits sans la moindre contrition, auraient mérités une petite réprimande ou du moins quelques avis. Mais te saisir, petite alouette folle, n’est pas chose facile, tu sais si bine fermer les bouches désagréables par tes baisers ou tes plaisanteries ! Ce soir nous sommes face à face et, pour le coup, tout ton esprit, ma chère enfant, ne te servira de rien. La grande sœur pourra parler tout à son aise sans craindre les répliques spirituelles et un peu déconcertantes.

Et d’abord quelle est cette manie de te faire des bandeaux pour sortir. Tu penses suivre la mode ? Laisse-moi te dire que tu es d’un an en retard car cette année on n’en voit beaucoup moins. D’ailleurs même lorsque l’on rencontrait partout cette affreuse coiffure tu sais qui la portait : les femmes les plus communes et les moins bien élevées. Cela t’est bien égal, m’as-tu dit, de ressembler à une femme de rien pourvu que tu aies pour toi le témoignage de ta conscience. Ah ! Marguerite, ne parle pas ainsi ; ce sont, je le sais, des paroles jetées au vent par une petite bouche de seize ans et je voudrais te les faire rétracter ?

Aimerais-tu mettre une feuille de papier bien blanche dans une enveloppe sombre et toute maculée de tâches ? Eh bien tu souilles ton corps à plaisir en lui donnant les apparences du vice. Rappelle tes souvenirs…. Il n’y a pas bien longtemps nous suivions une retraite et le prédicateur nous disait que tous les efforts du Chrétiens devaient tendre au but suprême : Reproduire en son âme et en son corps l’image de Dieu.

La pure image de Dieu ! Penses-tu travailler à la reproduire en toi par des accoutrements et des allures de comédienne ? Si tu crois arriver au but par le chemin que tu prends, tu te trompes et cette première erreur sera malheureusement suivie de beaucoup d’autres. Ne me dis pas que tu te trouves jolie ainsi. Ton visage peut avoir un certain piquant mais la distinction lui irait beaucoup mieux. Il paraît que l’on te regarde…. Sais-tu ce que l’on pense de toi ? Peux-tu lire dans les âmes de ceux qui te rencontrent ? Quelques uns t’ont fait des compliments. On a vanté tes cheveux…. On a été jusqu’à dire : « Voilà une jolie petite jeune-fille. » Ce sont autant d’injures, ma pauvre Marguerite. Crois-tu qu’un homme qui respecterait une femme irait dire ces choses en pleine rue de manière à être entendu par elle ?

Jeudi 25 Novembre

Interrompue brusquement hier soir, je voudrais reprendre ma prédication. Malheureusement je n’ai qu’une minute et puis j’ai peur de t’ennuyer. Ne m’en veux pas, ma Marguerite, d’être un peu sévère. C’est que je connais par expérience les folies de la coquetterie, je sais ce qu’on les regrette plus tard et c’est parce que j’ai un immense désir de te voir meilleure et plus heureuse que je t’ai dit tout cela.

Vendredi 26 Novembre

Tu m’as pardonné, n’est-ce pas, Marguerite, les choses désagréables que je t’ai dites avant-hier ? Ton bon petit cœur incapable de rancune ne m’en veut pas ? Eh bien ! je dois l(avouer que je n’ai pas dit le quart de ce que je pensais et que si la voix de Manuel ne m’avait tirée de mon épître sévère tu en aurais entendu bien d’autres. Ne ré abordons pas aujourd’hui ce sujet qui m’est pénible et causons plus amicalement. Il ne me convient guère d’ailleurs de faire de la morale, il me faudrait te proposer de meilleurs exemple que ceux que j’ai à t’offrir. Sois bonne, ma petite sœur, sois simple surtout et tu seras heureuse.

Nous sommes allés hier chez les Machard ; nous n’y avons trouvé que Madame et Juliette. Il paraît qu’ils parlent souvent de nous, que Monsieur vous trouve de charmantes coquettes peu disposées à se faire religieuses, quant à moi il me trouve « un petit air mystique ». Que penses-tu du petit air mystique de ta Madeleine ? réponds-moi à cela. Juliette, plus causante que l’autre jour, avait étalé toutes ses nouvelles toilettes de l’heure pour vous les montrer et la pauvre fille était désappointée de ne pas recevoir votre visite qu’elle espérait.

Aujourd’hui, Marguerite et Jeanne Reugnet sont venues passer l’après-midi avec moi. Elles sont bien charmantes toutes les deux, intelligentes, travailleuses, aimables, bonnes… défiles à la suite toutes les vertus que tu connais et tu ne seras jamais trop généreuse avec elles su ce point. Je voudrais bien leur ressembler mais il me semble que même en faisant tous mes efforts je  n’y arriverais pas de sitôt. Et dire que des jeunes filles comme cela, véritables femmes d’intérieur, bine faites pour rendre des hommes heureux, ne se marieront peut-être jamais parce qu’elles n’ont point de dote ! Ah ! ce malheureux argent, que de bonheurs il aura empêchés !

Ce soir papa et Louis sont au théâtre. Ils ente dent jouer « L’Aveu », pièce pas pour les jeunes filles paraît-il. Maman et Emmanuel dorment et moi je pense à toi, comme toujours. Tu es peut-être déjà enfoncée dans les draps de ton petit lit. Dors bien, mon amour, fais de jolis rêves… si je pouvais t’en envoyer comme je les choisirais gracieux et fins.

M’écris-tu tous les jours. J’espère avoir Dimanche un paquet volumineux de feuilles couvertes de ton écriture… Bonsoir Mignonne.

Samedi 27 Novembre

Chère Marguerite, à l’heure qu’il est vous devez savoir comme nous les fiançailles de Marguerite Marin avec Monsieur Albert Thomas. Je souhaite de tout mon cœur qu’ils soient bien longtemps heureux tous les deux mais j’ose douter de la durée de leur véritable bonheur. Marguerite, malgré ses qualités, sera-t-elle une femme bien sérieuse ? Ne se lassera-t-elle pas bien vite d’un bonheur tranquille ?

Etes-vous venues à la Trinité ? Si j’avais su à quelle heure mes deux colombes y viendraient laver leur plumage, j’y serais peut-être allée aussi. Nous avons eu le cher Maître Pierre à déjeuner, puis nous sommes allés à Passy chez Madame Duponez et nous avons terminé notre journée chez Grand’mère Prat.

Dimanche 28 Novembre

C’est un affreux toussaillon qui t’embrasse de loin, ma gentille petite sœur. Que de regrets en songeant que sans mon vilain rhume j’aurais popu passer une bonne après-midi avec vous et surtout assister à votre réception comme Enfants de Marie.

Maman, Louis et Emmanuel doivent être parmi vous ; vous causez, vous riez peut-être. Amusez-vous bien, mes chers amis, seulement n’attrapez pas froid dans le jardin, couvrez-vous d’édredons s’il le faut car les toux n’en finissent pas cette année. Tante Danloux écrit de Tours qu’elle n’est pas encore remise, qu’elle travaille depuis un mois

Il fait froid et aujourd’hui la pluie a répandu dans l’atmosphère une humidité pénétrante des plus malsaines. Tu dois me comparer à tante Maillot et penser que ta sœur est singulièrement ramollie pour ne savoir parler à vingt ans que santé et intempéries. Les troubles atmosphériques qui auparavant m’étaient fort indifférents m’occupent beaucoup maintenant. Je soupire après le printemps cois-tu, et nous ne sommes qu’à la fon de Novembre, j’ai le temps d’attendre. Le printemps nous ramènera la chaleur, la lumière surtout dont j’ai besoin pour vivre….. il ramènera quelque chose de bien meilleur encore : l’espoir prochain de notre réunion. J’ai aussi dans l’idée qu’il me guérira de mes tristesses, de mes désirs vagues et troublants.

Prie pour moi, Marguerite, j’en ai besoin ; j’ai le cœur serré sans savoir pourquoi. Il me semble par moment que ma vie est finie, qu’elle se traînera encore quelques temps, terne et bien sombre jusqu’au jour où elle aboutira à la Grande Chapelle qui dresse fièrement ses murs de granit dans le Père Lachaise. J’étais toujours gaie autrefois…. Maintenant je ne ris plus que pendant trois mois de l’année, ceux que je passe auprès de vous. Je veux cependant retrouver ma gaîté ; elle a disparu avec Henri, prie avec moi avec qu’il me la rende, j’en ai si besoin ! Ne rêve pas mon Ki ; à ton âge j’accueillais mes pensées qui me semblaient étranges, je les tournais et les retournais dans mon esprit ; maintenant elles m’importunent, je voudrais les chasser mais je ne peux plus……

Balzard, mon confident ordinaire en ces moments difficiles, me délaisse. Nous ne l’avons pas vu depuis plus de huit jours et encore il m’est impossible de lui parler… Et puis, tu vas rire, sa barbe m’intimide ; je n’ose plus lui parler comme autrefois. Lui oserait bien encore me secouer, m’appeler « cerveau malade, petite folle », me remonter un peu le moral, me faire rire surtout. Balzard, c’est un grand correctif contre l’ennui, il est le seul capable de chasser pour quelques temps mes idées noires. J’ai bien raison de l’appeler « mon Ouistiti ». Seulement maintenant que je suis une grande jeune fille je dois me surveiller afin de n’être ni trop libre, ni trop familière avec lui….. cela faut causer.

Lundi 29 Novembre

J’en ai appris de belles sur ton compte. Tu es moins convertie que jamais, tes bandeaux descendent de plus en plus bas. Cependant, je conviens avec toi que le procédé employé par Maman est un peu violent. Moi, j’essayerais de te prendre autrement, par la raison et comme tu es une fille très sensée au fond, que tout ce qu’on te dit journellement c’est par intérêt pour toi et non par esprit de taquinerie. Si tu étais avec ta coiffure véritablement distinguée bet jolie, pourquoi te dirait-on toujours de la changer ? par jalousie, me réponds-tu. Je t’assure, ma Marguerite, que je ne suis pas jalouse ni de ce que ta figure peut avoir de plus plaisant que la mienne, ni de ton élégance naturelle, ni des jolies manières que l’on vante en toi. D’ailleurs je nous mets de côté, Geneviève et moi qui, à titre de sœurs, pourrions ne pas être très bons juges de la chose. Penses-tu, dis-moi, que Grand’mère, maman, Monsieur Runner et Miss Jones agissent par jalousie. Que tu te fasses des bandeaux ou que tu ne t’en fasses point, cela n’enlèvera à Grand’mère et à maman ni une année, ni une ride, cela ne mettra pas un cheveux de plus sur la tête de Monsieur Runner. Quant à Miss, pourquoi penses-tu qu’elle puisse être jalouse de tes bandeaux, elle pourrait bien s’en faire si elle voulait.

Réfléchis ma chérie et bientôt tu seras persuadée de ton tort ; tu ne voudras peut-être pas avoir l’air de céder… comme tu es maligne, tu sauras bien monter quelque chose pour abandonner tes affreux bandeaux sans paraître céder.

            9 heures du soir

Ouistiti est là qui fait ses grimaces. Cela vaut bien la peine de le désirer toute une semaine. N’importe il nous distrait toujours. Bonsoir, ma chère Marguerite.

Mardi 30 Novembre

J’ai travaillé tard ce soir pour avancer un peu mes cadeaux du jour de l’an, aussi suis-je exténuée ; je ne veux pas cependant que le dernier jour du mois s’écoule sans me joindre à toi pour dire un éternel adieu à ce Novembre 1897.

Il y a beaucoup de vent ce soir. Je l’entends qui rugit d’une manière épouvantable, je n’aime pas cela à Paris. A Boulogne et au bord de la mer, la voix du vent a quelque chose de plus poétique quand elle siffle entre les branches des arbres, dabs les rochers et sur les vagues soulevées. Ici c’est un bruit de cheminées qui tremblent, de ferraille agitée.

Que le vent ne trouble pas ton sommeil, ma chère Guiguite.

Décembre 1897

Vendredi 3 Décembre

Voilà deux jours passés sans t’écrire, je ne m’en plains pas puisque j’ai eu mieux que ma correspondance : la douceur de te voir en chair et en os au lieu de te voir en esprit.

Noémie et sa mère ont passé une partie de la journée ici ; nous leur avons promis de vous conduire chez elles Dimanche. Ces dames sont si bonnes et si aimables que cela ne vous ennuiera pas, j’en suis sûre.

Devine, mon Ti, le nom de la personne que Louis a rencontré aujourd’hui au Louvre. Je vais t’aider car tu ne trouverais pas sans secours. C’est une jeune Boulonnaise, de 22 ans et demi, flanquée d’une vieille fille qui lui sert de mère car elle est orpheline, nous la tutoyons ; elle es( grande, bien faite, peu jolie de traits ; son nom commence par une L et son prénom par une M.

Maintenant que tu as certainement deviné, tu te demandes, ma chère sœur, ce que Marthe venait faire au Louvre. Tout bonnement : » connaissance avec son fiancé » Elle était avec un grand jeune homme, à qui elle causait gaiement ; elle a salué Louis qui l’avait déjà rencontré hier avec le même Monsieur.

La galerie où se trouve le régent est d’ailleurs à la mode pour les présentations. Louis en a vu une autre qui l’a bien diverti. Si tu avais dix-huit ans, ma chère Marguerite, je te dirais de mettre tes plus beaux atours si grand’mère te proposait d’aller admirer les loyaux du Louvre.

Nous avons malheureusement quelque chose qui nous tourmente, c’est une sorte de secret de ceux qui se disent mais ne s’écrivent pas ; je te parlerai de cela Dimanche. T’ai-je raconté hier que Mesdemoiselles Gouri et Marchand avec lesquelles nous avons dîné Mercredi chez Grand’mère avaient jeté un seau d’eau froide sur mon enthousiasme à l’endroit de Pierre Loti.
Ce Monsieur qui écrit comme écrirait un ange si les anges s’occupaient de style n’est, paraît-il, qu’un poseur. Il habite Rochefort qui est à la fois son pays, celui de sa femme et son port d’attache ; il y possède un joli hôtel décoré à son idée, c'est-à-dire d’une manière originale. Il y a quelque temps, il avait invité un ami de Mademoiselle Gouri à un dîner Louis XI. Pierre Loti (Pierre Viot), sa femme et les domestiques avaient revêtu des costumes de l’époque. La salle du festin était décorée par les lumières du XVème siècle, tous les mets étaient Louis XI. On servir entre autres un paon si dur que les invités s’y cassèrent les dents et des pois chiches qui semblaient avoir réellement traversés les quatre cents ans qui nous séparent du régime de l’astucieux Valois. Je ne sais pas tous les détails du menu, peu de choses étaient mangeables, paraît-il. Après le dîner, Loti proposa à ses convives de leur faire visiter son hôtel. Ils acceptèrent et les voilà passant de chambre en chambre. Ils arrivèrent dans une pièce tendue de sombre au milieu de laquelle s’élevait un grand catafalque entouré de lumières et couvert de couronnes. On interrogea le maître de la maison qui répondit très tristement que, là, reposait une jeune indienne nommée Aziädée qu’il avait aimée passionnément et dont il chérissait même le cercueil.

On redescendit au salon et là, la femme de l’ami de mademoiselle Gouri, frappée par cette scène lugubre en reparle avec MR Loti. « C’est bien pénible pour cette vous, lui dit-elle, d’avoir cette morte dans votre maison ; puis cela immobilise une pièce de votre hôtel ». – « Non, reprit Monsieur Loti, le cercueil me sert pour mettre le linge sale. » Que penses-tu de cette anecdote, ma Guiguite ? Est-il permis d’être aussi poseur ?

Samedi 4 Décembre

Grâce à Dieu, les inquiétudes dont je t’ai dit un mot hier se sont envolées d’elles-mêmes ; elle venaient d’un quiproquo sur deux personnes qui portent le même nom. Tout s’est expliqué aujourd’hui et nous voilà, hors de la situation difficile où nous mettait notre erreur. Je suis bien contente de t’avoir rencontrée ce soir et encore plus heureuse en songeant à demain où je t’aurai toute l’après-midi. En attendant, Bonsoir Chiffon.

Lundi 6 Décembre

La jolie sieste que vous avez manquée hier, mes chéries, vous fera regretter de n’avoir pas cédé à nos insistances lorsque nous vous de partager notre dîner. Mr et Mme Machard et Juliette prévenus par Pierre que vous passeriez la journée à Paris sont arrivés rue Cambron vers cinq heures. Ils furent désolés de ne voir ni Grand’mère, ni vous sur lesquelles ils comptaient. Le maître m’a lui-même chargé de vous dire combine il regrettait de n’avoir pas rencontrer ses gentilles petites amies de Boulogne. Je lui ai promis de faire sa commission mais comme cela ne lui suffit pas, il veut que vous alliez le voir.

Madame Machard, très en beauté hier, compte donner une sauterie un peu plus tard dans la saison, nous y serons certainement invités. Je t’ai regretté hier, ma charmante Marguerite. Pendant que je montrais des photographies de Belgique et de Hollande à Monsieur Machard, personne ne s’occupait de Juliette et la pauvre fille qui t’aime tant était toute désarmée de ne pas te trouver.

Que je suis heureuse en songeant que nos chères cousines sont enfin à Paris ; elles doivent du moins être arrivées à 9 heures et demi. Il est tard, j’ai fait des expéditions de devoirs pour la Province. Je t’embrasse petite Guiguite ainsi que Goss.

Mardi 7 Décembre

Quel bonheur, j’ai revu mes cousines ! Comme Louise a changé ! Elle est devenue très grande. Balzard sort d’ici et je me couche.

Jeudi 9 Décembre

Je ne t’ai pas écrit hier, ma chère Marguerite, parce que j’ai eu quelque chose de mieux à faire. C’était la fête de l’Immaculée Conception et j’ai employé les quelques minutes de liberté dont je jouis chaque soir à lire mon office de la Sainte Vierge. Au reste je ne suis entrée qu’à 11h ½ dans ma chambre et sans avoir trouvé le temps de te dire le plus petit bonsoir. Je voudrais me dédommager ce soir ; cela m’est impossible car j’ai de l’ouvrage pressé. Papa m’a donné une leçon de mythologie à copier et il faut que cela soit fait avant demain matin, puis j’ai mon récit de Hollande à écrire un peu.

Je passerai probablement ma soirée de demain au Théâtre, Samedi nous sommes invités à aller admirer les toiles rapportées d’Italie par Maître Saim et sa fille. Grand’mère a-t-elle dit à Melle Métivet que nous ne pourrions accepter son invitation pour Dimanche.

Songez-vous à la matinée du 29 ? Qu’avez-vous décidé pour vos toilettes ? Il paraît que la rose expédiée par maman est d’une nuance ravissante.

Emmanuel et moi nous avons passé l’après-midi chez Mme Reugnet, c’était convenu depuis quinze jours ; si j’avais su que vous deviez passer à pied presque devant sa porte, comme je vous aurais suppliés de faire un petit détour pour grimper l’escalier de la Manutention et venir nous embrasser !

Mon cher petit Ki, je te laisse et te rebaise sur tes bonnes joues roses.

Samedi 10 Décembre

Impossible de t’écrire hier, Chiffon. Je ne suis rentrée du gymnase que vers 1 heure du matin et maman m’a fait coucher aussitôt sans me permettre même de réciter mon chapelet à genoux comme c’est mon habitude pour le moment. Notre soirée fut charmante, la jeunesse de Louis XIV contient une foule de passages très amusants où l’on reconnaît la gaieté spirituelle et la verve entraînante de Dumas père.

Je ne puis que te conter en style télégraphique ma journée d’aujourd’hui. Lever 8h ½, toilette, déjeuner, copie, visite de Miss Jones. Déjeuner avec Miss et Pierre. Sortie avec Louise, Emmanuel et mon chien car j’ai un amour de chien depuis avant-hier, j’en suis folle, il a la taille d’une souris, ne mange ni ne boit, tend incessamment la patte ; malheureusement il est en métal et a déjà défoncé à moitié la poche de mon collet dans lequel je le mets pour sortir. Rentré, fait quelques petits raccommodages, ourlé des voiles pour le Reder-Moor d’Emmanuel, habillée et partie dîner chez grand’mère toujours en compagnie de mon chien.

Nous avons appris ce soir une nouvelle qui nous a navrée : la mort épouvantable de Geneviève Tierry de la Noue dont je t’ai souvent parlée comme d’une ravissante personne. Dans le château de ses parents, en Champagne, elle touchait l’autre jour à un fusil, elle appuya sur la détente, le coup partit, une balle l’atteignit en plein front et la renversa morte. Je l’avais connue toute jeune, d’ailleurs nous sommes à quelques jours de distance, elle a vingt ans comme moi. La dernière fois que nous avions causé ensemble c’est au bal de Mme Ed Muller, nous sommes restées l’une à côté de l’autre toute la nuit et je puis t’assurer que, malgré ma ravissante toilette de satin rose, j’étais bien éclipsée par la rayonnante beauté de ma voisine adorablement gracieuse dans un nuage vaporeux de tulle blanc ! Un mouvement maladroit et cette délicieuse tête s’est flétrie à jamais.

Ma chère petite sœur, vois donc une fois de plus encore le néant de la beauté et deviens moins préoccupée de ta chère petite personne à laquelle mon aveugle affection de sœur prête peut-être des qualités exagérées. Il est vrai que beaucoup pensent comme moi, que mon Chiffon serait une adorable créature 1° si elle était moins coquette 2° plus bêtement bonne et 3° moins paresseuse et si elle savait contenir un peu sa nature exubérante.

Là-dessus je vous souhaite une bonne nuit, Mademoiselle et je vous tire ma révérence, fort contente de vous avoir dit vos vérités.

Mardi 14 Décembre

Impossible de t’écrire hier, gentil Chiffon. J’avais été malade toute la nuit et toute la journée et comme le soir Papa a eu de l’ouvrage pressé à me donner après le départ de Balzard, je me suis couchée aussitôt ma tâche terminée c'est-à-dire à plus de 11 heures. Je suis très oppressée ce soir et tousse beaucoup, je commence à croire que je ne sortirai jamais de ce vilain rhume.

Demain nous avons l’enterrement de la pauvre Geneviève Tierry de la Nonne dont le faire part nous est arrivé aujourd’hui. Maman ira certainement et il est probable que je l’accompagnerai avant d’aller chez Mme Franceschi dont je recommence les cours demain. Il me faut même repasser mes leçons afin qu’elles m’entrent dans la tête pendant la nuit.

Mercredi 15 Décembre

Nous avons commencé nos leçons de Mme Franceschi ; je suis encore plus timide et plus bête que l’année dernière et cela m’est un vrai supplice de réciter en public. Ah ! ma chère Guiguite, je sens aussi bien qu’une autre le charme de la poésie, souvent je comprends la pensée de l’auteur au point de croire que c’est la mienne qui a été traduite et rythmée par un autre. Eh bien la peur que j’ai de m’entendre parler fait que je tremble insensiblement. Jamais je ne mets assez de sentiments dans les morceaux que j’étudie.

Parlons de toi, chère Guiguite, de toi qui es si sympathique à tous ceux qui te voient parce que tes sentiments paraissent au dehors. On n’aime pas les natures renfermées. Geneviève et moi, nous sommes un peu statues, Geneviève surtout. Toi, tu n’es pas statue le moins du monde, tout vibre en toi-même, trop par moments ; prends garde, Chiffon, c’est avec les natures comme la tienne que l’on fait ou les vies excellentes ou les vies détestables. Que je voudrais voir un peu de raison dans ta petite cervelle, un peu de plomb dans ton cœur afin qu’il ne sautille pas d’objet en objet sans jamais se fixer nulle part. La nature exubérante que Dieu t’a départie est un trésor mais je crains que tu le gaspilles ; la force de volonté que tu possèdes est un bien énorme mais ne sauras-tu l’exercer jamais que sur de bonnes choses.
Je suis tout le contraire de toi. Je réfléchis trop, j’ai rarement de ces mouvements spontanés, de ces élans irréfléchis du cœur qui vous attirent des affections. Si j’éprouve un sentiment trop vif, j’en ai peur, je le refoule, je le comprime de manière à n’en rien lisser paraître au dehors. J’en ai honte en quelque sorte. Ainsi ma nature est mauvaise, elle est fausse, lâche, je ne me montre pas telle que je suis ; je ne suis pas aimée mais du moins on ne me méprise pas. Je voudrais bien savoir ce que penserait celui qui pourrait plonger dans les abîmes les plus secrets de mon cœur pour y lire ma vie entière et mes pensées. M’aimerait-il un peu pour mes fautes, ma faiblesse et ma misère ; m’aimerait-il un peu pour les rêves infinis que je n’ai jamais confiés – à personne et qui finiront par me tuer ?

Si l’on demandait à quelqu’un qui nous connaît bien toutes deux ce qu’il pense de l’une et de l’autre, sais-tu ce qu’il répondrait ? « Marguerite est une âme vibrante, exquise par certains côtés, parfois insupportable mais jamais terne » - « Madeleine, c’est une bonne petite fille ». Eh bien j’ai le regret de l’avouer, je ne suis ni bonne, ni petite fille. Je connais trop la vie et je n’ai pas encore la force de la supporter.

Que je dois t’ennuyer, joli Chiffon avec toutes ces considérations. Nous sommes l’une et l’autre ce que Dieu nous a faites ; il ne nous reste qu’une chose qu’il est dans notre pouvoir d’accomplir, c’est d’améliorer l’œuvre divine par les moyens que nous enseignent la Religion et la Morale, c’est là un ouvrage glorieux pour lequel, je l’espère, tu ne te montreras point paresseuse.

Vendredi 17 Décembre

Bonsoir Marguerite. Nous avons eu aujourd’hui la visite de Noémie, Amélie avec sa fille, de Mr Runner et de Mr Menier. Je suis fatiguée et tousse assez ce soir. Cela arrive du reste assez souvent. Quand donc t’ai-je vue ? il me semble qu’il y  un siècle et pourtant ce n’est que Dimanche. Le temps me semble marcher à la fois vertigineusement vite et horriblement lentement.

Dimanche 19 Décembre

Quoique je t’ai vue aujourd’hui, ma petite marguerite, j’éprouve le besoin de t’écrire un mot, non d’observations ou de morale comme je le fais souvent mais un mot de tendresse et rien que de tendresse. Je t’aime bien ! voilà une nouveauté que tu dois savoir depuis bientôt seize ans, c’est une chose que je ne me lasse pas de te dire, puisses-tu n’être jamais lassée de l’entendre.

Je t’aime bien et dès qu’un nuage passe dans ma vie c’est à toi que je viens, mon amour, pour essayer de l’oublier. Je voudrais te voir la même confiance à m’exposer les secrets de ton petit cœur dont je connais l’exquise délicatesse. Ne vas pas croire que je te flatte, je t’aime trop pour cela, mais, si je ne ménage pas tes défauts et tes travers, il est bien juste que je reconnaisse ce que tu as de bon.

Tu dois dormir à côté de la belle et bonne Geneviève qui se paie même peut-être un petit ronflement. Il me semble vous voir toutes deux, admirablement fraîches et paisibles, enfouies dans vos oreillers. Dormez bien, mes chères petites ; que les anges gardiens qui veillent à vos chevets en écartent les songes pénibles et mauvais. Souriez en dormant de ces jolis sourires étranges qui n’appartiennent pas à la terre ; rêvez d’oiseaux qui chantent et de fleurs qui embaument, rêvez de cœurs qui vous aiment. Dormez sans réveil jusqu’à demain matin… il est onze heures et je rêve de la délicieuse musique que font vos respirations régulières et lentes. Dormez, mes chéries.

Mercredi 22 Décembre

Vraiment, ma petite Marguerite, malgré toute ma bonne volonté, je n’ai pu trouver le temps de t’écrire depuis dimanche. Lundi, nous avons recommencé nos leçons de dessin dans la matinée avec le cher Mr Thomasse. Aussitôt après le déjeuner, je suis partie avec Maman en tournée de visites dont nous ne sommes rentrées qu’à sept heures. Nous avons dîné puis Balzard est arrivé pour ne nous quitter qu’à onze heures. J’ai copié des choses très utiles pour Papa et à minuit moins le quart je me couchais.

Je ne te dirai pas l’emploi de mes journées d’hier et d’aujourd’hui, elles ont été pour le moins aussi chargées. J’espère te voir demain et te croquer de baisers, ainsi que la bonne et sérieuse Wana.

Mr Vincent a célébré hier ses noces d’argent avec notre Sainte Mère l’Eglise. ? Puisse-t-il en célébrer d’Or.

Bonne nuit, mon Chiffon.

Dimanche 26 Décembre

C’est triste, ma Guiguite, de t’écrire le dimanche car c’est le signe que mon meilleur jour de la semaine doit s’écouler sans te voir. Je crois que la messe de Minuit et la matinée d’hier ont contribué à la recrudescence de ma toux. Je ne dois pas me plaindre puisque je vous ai vues jeudi, vendredi et hier ; comme je suis affreusement gourmande de ce bonheur-là, j’aurais voulu aujourd’hui encore passer l’après-midi avec vous. Je suis peut-être imprudente de ne pas soigner plus mon rhume mais, que veux-tu, je ne puis rester toujours à la maison et puis hier j’avais absolument promis à mes cousines d’aller à cette matinée. Peut-être que le décolletage par cette température de plusieurs degrés en dessous de zéro n’est-il pas favorable au prompt rétablissement de mes bronches. Heureusement encore que tante, ornée de son quatuor de filles, viendra dîner à la maison et égayera ma solitude.

Je me promets de taquiner un peu ma chère Marie avec sa présentation d’hier. Je voudrais bien savoir ce qu’elle pense au fond de ce jeune homme qui ne la quittait pas des yeux, ce soir elle ne pourra plus me répondre comme hier : « Tu m’ennuies, j’ai la migraine ! »

Mercredi 29 Décembre

Ma chère Marguerite, c’était aujourd’hui le jour des lettres, des lettres de jour de l’an, c'est-à-dire les plus ennuyeuses de l’année avec celles des fêtes et des anniversaires. J’ai à faire puis terminer mon paquet d’écritures, cependant mes missives ne partiront que demain pour Nantes, Tours et Sury.

Je vais mieux, mais hier et avant-hier j’étais si affreusement grippée que je n’avais pas le courage de prendre ni une plume, ni une aiguille. Un sirop à base d’opium calme ma toux petit à petit. Il parait qu’il fait moins froid et que nous sommes en plein dégel ; je n’en puis juger puisque depuis Dimanche matin je n’ai pas mis le nez dehors. Tu dois connaître les variations de la température, ma robuste campagnarde. Vienne seulement le mois de Mars avec ses rayons de soleil encore pâles et je serai aussi vaillante que toi. En attendant, c’est bien long, encore deux mois d’obscurité et de froid.

Je ne suis pas aller aujourd’hui à mon cours de diction mais demain je serai bien forcée de sortir pour aller dîner avec vous chez grand’mère. Arrivez de bonne heure rue Cambron, mes Chéries, afin que nous puissions causer entre nous.

Jeudi 30 Décembre

Quatre heures moins le quart. Je compte les minutes qui me séparent de vous. Emmanuel, agité comme jamais par l’approche du premier Janvier, me brise les tympans. Il déclame, s’imaginant qu’il est un pauvre galérien enfermé au bagne depuis cinquante deux ans quoiqu’il n’ait, à l’heure présente, que cinquante quatre ans. Il faut que ses crimes aient été précoces ! Je cris aussi fort que lui pour le faire taire et je tousse, c’en est une misère ! Je commence à me lasser de ces quintes qui n’en finissent pas. Cette nuit de une heure et demi à deux heures, j’ai toussé sans interruption, j’en avais la poitrine arrachée. Noémie que j’ai entrevue aujourd’hui est aussi fort prise et malgré cela elle allait au Palais de Glace patiner avec Louis. Je leur ai souhaité de bien s’amuser bet de ne pas revenir plus souffrants qu’ils ne sont partis……..

Vendredi 31 Décembre

C’est avec toi, ma chère Marguerite, que je vais finir l’année. Tu es ma dernière pensée ce soir comme tu seras la première qui me sourira demain au réveil. Il est dix heures passées ; dans moins de deux heures, nous aurons en terré la vieille année et cela pour jamais. C’est triste, n’est-ce pas ?

La chose dont tu m’as soufflé un mot hier pendant le dîner n’est pas tout à fit histoire inconnue pour moi. La première fois que n’en ai entendu parler c’est le Dimanche 19 Décembre mais je n’en suis nullement troublée.*

Songes-tu à Henri ce soir ? Moi, j’en suis navrée.