1901-1902

Octobre 1901

5 Octobre
Mes sœurs viennent de me quitter. Depuis six semaines que nous vivions ensemble je m’étais habituée à leur chère et douce société. Maintenant je les cherche partout, ma petite maison me semble grande, grande et tristement vide. Hier encore elles étaient là courant de droite et de gauche, chantant ou causant joyeusement. A présent le calme complet, un silence de mort qui m’oppresse.

Voilà trois mois que je suis mariée et depuis je n’ai pas écrit une ligne de mon journal. C’est que j’ai mené une vie très occupée, une vie faite toute de lumière. Nous avons d’abord voyagé durant 3 semaines. Oh un voyage de rêve, sans plans arrêtés, à travers les montagnes, au gré de notre fantaisie. Et mon cher compagnon était si bon, si amoureux que les heures s’enfuyaient dans un galop de vertige. Après nous sommes arrivés ici, dans une blanche petite demeure aménagée spécialement pour nous. Nous nous y sommes blottis et les jours ont encore passé vite.

Nous avons eu des visites nombreuses et chères : Maman, Monsieur Morize, mes sœurs, Robert Lacau, le jeune ménage Albert, Paul, Serdet, Mr Runner. Et tous ont été charmants et gais… A présent chacun est rentré dans son foyer, nous restons seuls, Henri et moi. L’hiver va tomber sur nous mais nos cœurs restent ensoleillés d’amour. Cependant une mélancolie presque douloureuse m’effleure aujourd’hui. Mes pauvres petites sœurs s’éloignent de minute en minute et la distance devient grande entre nous. Alors je songe à la première enfance et à la première jeunesse où nos âmes de sœurs étaient si unies et où nous vivions presque constamment ensemble. Nos vies sont séparées. J’ai envie de pleurer et pourquoi puisque je suis heureuse et que tout regret est une injure faite à mon bonheur.

Novembre 1901

11 Novembre

De quoi donc est fait mon bonheur ?
Il est si profond que je n’ose
Sonder l’abîme de mon cœur.
Il est aussi si frêle chose
Que je pourrais, en le cherchant,
Tuer dans mon âme inquiète
La fraîcheur de mon sentiment.
Cependant, d’une main discrète,
Ne pourrais-je un peu soulever
Le socle d’or de ce mystère
En me gardant bien d’enlever
L’écran qui dérobe à la terre
Un rayon échappé des Cieux.
Souvent, une science très grande
Fait pencher nos fronts soucieux.
Il est bon que Dieu nous défende
De plonger nos regards très loin
Car l’infini est son domaine
Et c’est par amour, qu’avec soin,
Il l’interdit à l’âme humaine.
Nos esprits faibles et bornés
Essaieraient en vain de comprendre
Et ils se replieraient brisés
Pour avoir trop voulu s’étendre.
Ne cherchons pas avidement
Penchés avec nos êtres e n fièvre
Pourquoi le cœur bat follement
Et pourquoi donc sourit la lèvre ?
Ni quelle est la cause des pleurs
Que nous versons avec ivresse,
Ni d’où viennent rêves et langueurs
Dont l’âme se pâme et se berce
…………………………………
Tout mon bonheur est fait d’amour
Je le sais….. J’ignore le reste.
L’amour se défend du jour,
Se fait un manteau d’ombre et reste
Aux coins les plus mystérieux
Et les plus profond de notre être.
A la fois doux et impérieux
Il nous soumet, devient le maître.
Il nous rend heureux et martyrs.
En nous pénétrant, fibre à fibre,
Il mêle les chants aux soupirs
Dans nos cœurs éperdus où vibre
Un doux et étrange bonheur,
Proche voisin de la souffrance,
Si fort parfois qu’il nous fait peur
En restant une jouissance.
Nous nous courbons tous sous sa loi
Extases à l’âme ravie
Et nous le proclamons le Roi,
L’essence même de la Vie.

Février 1902

Mercredi des Cendres
 
« Souviens-toi que tu n’es que poussière et que tu retourneras en poussière ! ». Voilà les mots que les prêtres ont dits tant de fois aujourd’hui en marquant d’une tâche sombre les fronts des chrétiens inclinés devant eux !

Cendres et larmes ! Nous ne sommes que cela hélas ! Pourtant nous nous étonnons lorsque la Mort et la Douleur nous frappent… et nous murmurons d’accomplir ce qui est notre destinée. Nous avons soif de bonheur, soif d’Amour et, lorsque nous croyons avoir saisi ces deux Chimères, une puissance inexorable nous les retire pour nous montrer que nous ne sommes rien, rien qu’un peu de cendres et de larmes.

Et nous, Toi et Moi, sommes-nous donc plus que les autres pour vouloir éterniser quelque chose, même un sentiment. Ah ! mon unique Ami, lorsque nous aurons bien joui ou bien souffert, nous nous apercevrons un jour que l’Amour quia  fait vibrer nos être n’existe plus… qu’il est en cendres. Peu à peu il se sera échappé de nos cœurs sans que nous le sentions. Il s’envole un peu chaque jour dans la volupté de nos étreintes. Il est destiné à périr comme tout, comme nos cœurs qui l’ont conçu et qui cherchent désespérément à le garder toujours.
Cendres !... Cendres !... Partout, autour de moi, et larmes partout aussi, soit qu’elles jaillissent des yeux, soit qu’elles s’amassent dans l’âme.

Ah ! j’aurais besoin d’aller au cimetière, de pleurer sur une dalle funèbre et de sentir la sérénité de la Mort monter à mon cœur des profondeurs de ce caveau où je dois aller – n’étant qu’une poignée de cendres – dormir mon dernier sommeil.




Ici s’arrête ce cahier laissant de très nombreuses pages vierges nous conduisant à la couverture finale à l’intérieur de laquelle a été annotée cette dernière réflexion écrite de la main même de ma grand’mère :

« Ma main gauche est déjà emprisonnée dans un long gant »