Par son fils

2 Janvier 1927

Mon père, Henri Le Marois, Lieutenant de Vaisseau, alors adjoint au Commandant du Front de Mer de la place de Cherbourg, commandera d’abord le fort de Nagueville, puis celui de Querqueville. Il était normand de la Manche.

Papa, déjà très malade probablement d’une tuberculose des vertèbres, est presque toujours couché. Parfois cependant il descend à la salle à manger. Je n’oublierai jamais son visage si intelligent et expressif. Lorsque je rentre de l’école je ne manque jamais d’aller l’embrasser. La plupart du temps, je le trouve soulevé sur ses oreillers s’efforçant de sourire à mes petites histoires mais parfois il est prostré au fond de son lit et je me retire sur la pointe des pieds, le cœur gros, respectant son repos ou sa souffrance.

Chaque samedi, Papa attend, je le sais, avec impatience mes notes et je me précipite pour les lui annoncer. Les notes de travail et de conduite s’établissant de 1 à 6. J’annonce : monsieur de 6 lorsque mes résultats sont parfaits  ou bien je tends plus timidement mon carnet. Papa qui souffre souvent de violents maux de tête dit que ma petite main le soulage et je reste longtemps à essayer de calmer ainsi ses douleurs. Un jour, impressionné d’entendre mon père parler souvent de sa fin prochaine, je construisis un superbe tombeau avec des cubes et je l’apportais en disant : « Voici la tombe de Papie » 

Même malade, Papa attirait à la maison de nombreux visiteurs séduits par sa brillante intelligence et sa culture. C’était en particulier le cas de Monsieur Dalbiez, un véritable géant, ancien officier de marine, professeur de philo au Lycée, et de l’abbé Perrin qui enseignait aussi la philo mais au Grand Séminaire, alors pépinière bourdonnante de nombreux candidats à la prêtrise.

A partir du mois d’Avril 1926, papa ne descend plus et reste couché pratiquement toute la journée. Je commence à me rendre compte qu’il est vraiment très malade et s’empoisonne progressivement avec des calmants de plus en plus forts que lui donne le docteur Amaudrut. J’entends parler à voix basse de ce fameux panthopon qui est, en somme, une variété de morphine. Finalement maman décide d’envoyer papa à Paris, car il apparaît impossible de le soigner correctement à Laval.

La dernière nuit qu’il a passée à Laval, papa est venu me voir et je me souviens avoir eu très peur. Il était pâle comme la mort et semblait souffrir énormément.

Le lendemain matin, une ambulance vint le chercher. Les infirmiers l’ont placé sur une civière et les portes de la voiture se sont refermées sur lui. Il était accompagné par l’abbé Perrin et maman. Quelques minutes plus tard, je suis parti à l’école, comme d’habitude, mais j’étais affreusement triste. Quinze jours plus tard, alors que les Ballot étaient venus nous voir, un télégramme arriva de Paris disant que papa avait eu un vomissement de sang et qu’il fallait venir tout de suite.

Maman décide de m’emmener et je suis à la fois bouleversé et ému de voir enfin Paris. Arrivés là-bas, au petit matin, par un froid noir, nous nous rendons tout de suite à la clinique de la rue de la Glacière où nous trouvons papa affreusement amaigri et presque vidé de son sang, secoué par un hoquet incoercible, réagissant à peine. Je sens encore dans mes doigts sa main froide et je revois son mince sourire. J’assiste ensuite, sans trop rien comprendre, à une consultation des deux docteurs Dubois et Buvas qui me paraissent assez sceptiques sur les chances de sauver leur malade.

Pendant notre séjour dans la Capitale, on me confie aux bons soins de ma tante Nadine de Saugy qui se plie à toutes mes fantaisies. Je n’en finis pas d’admirer la circulation déjà intense à cette époque sur les grands boulevards, mais je suis surtout passionné par le métro.

Au cours des dernières semaines de Décembre, les nouvelles qui nous viennent de PARIS sont de plus en plus mauvaises et, le 1er Janvier 1927, maman repart à PARIS avec Jacques et Paule. Le 2 Janvier, alors que nous jouons avec des toupies volantes, on nous apprend que papa est mort. Sur le coup, nous ne réalisons pas ce qui vient d’arriver et je crois même que nous continuons à rire comme si de rien n’était. Mais le lendemain, nous voyons arriver maman habillée tout en noir, la figure ravagée par les larmes et Jacques et Paule également bouleversés et nous comprenons que nous sommes orphelins. Le corps de papa est ramené à Laval où mon père est enterré.

                                                                                             

                                                                                               Pierrot