Journal de Vacances
à Sorbiers
1915
Réalisation effectuée par Philippe Morize, son neveu
Mardi 17 Août 1915
Mercredi 18 Août
Jeudi 19 Août
Vendredi 20 Août
Samedi 21 Août
Lundi 23 Août
Quel ravissant village, blotti dans une étroite vallée. Les maisons sont vieilles, basses avec des toits en tuiles rouges. Elles s’escaladent les unes, les autres dominées par la petite église et par la mairie établie dans une ancienne tour carrée du plus pittoresque effet. Bien haut dans le fond de la vallée, nous apercevons le collet avec l’auberge où nous devons déjeuner. Lorsque nous demandons le chemin, on nous répond de suivre le torrent. Nous traversons des prés, tombons dans des marécages, glissons dans des sapinières aux pentes raides, traversons des landes de bruyères. Il est près d’une heure quand nous arrivons, nous mourrons de faim. Un déjeuner abondant et bien apprêté pour cet endroit perdu nous est servi, nous lui faisons honneur.
Malheureusement le ciel déjà bien assombri de nuages s’est voilé tout à fait, il tombe les premières gouttes d’eau. Néanmoins nous voulons atteindre le crêt de l’Oeillon ; nous nous engageons donc sous des bois de pins qui, perdus dans les nuages, ont un aspect fantastique, presque terrifiant. Nous ne tardons pas nous-même à être au milieu des brumes. Serrés les uns contre les autres, abrités sous une seule ombrelle, nous laissons passer l’averse. Le nuage se déchire comme une gaze dont les lambeaux s’en vont entre les troncs rouges. Le ciel est bleu, le soleil brille.
Nous achevons notre grimpette, nous atteignons l’hôtel ; il est fermé à cause de la guerre et nous ne pouvons y prendre le thé chaud qui nous aurait fait du bien. Il faut redescendre ; alors, c’est une course insensée, car l’heure du dernier train approche. Nous allons à toute allure à travers les coursières de la montagne, sautant des ruisseaux, traversant des prés, dévalant le long des pentes ; nous arrivons tout juste, les wagons sont bondés de gens et nous sommes obligés de nous tenir debout une partie du trajet.
Nous arrivons à Sorbiers un peu fatigués mais bien contents de notre excursion.
Lundi 6 Septembre
Notre plus belle promenade a été celle d’hier au village et au barrage de Rochetaillée. Nous sommes partis de bonne heure le matin, le temps n’était pas brillant et nous pensions qu’il allait pleuvoir. Nous avons gagné St Etienne en tramway ; là nous avons entendu la messe, et sommes entrés chez le pâtissier où nous avons mangé des gâteaux nous permettant d’attendre le déjeuner que nous ne savions pas où trouver.
Nous prîmes le train de la Terre Noire et, en un quart d’heure, vingt minutes, nous étions arrivés au point où devait commencer notre excursion à pieds. Celle-ci se fait entièrement sur des routes ou du moins sur des sentiers bien tracés. Elle n’est pas difficile mais elle exige néanmoins quelques bonnes heures de marche, et présente une montée assez longue.
Nous traversâmes la petite ville industrielle de Terressoire qui n’a rien de jolie et de plaisant, ni de curieux, et nous entrâmes dans la campagne. Celle-ci ne tarde pas à devenir sauvage et pittoresque. Le ciel sombre lui donne un aspect encore plus sévère que celui qu’elle a sans doute sous le rayonnement du soleil.
Au tournant d’un lacet de la route, nous apercevons Rochetaillée. C’est un village bâti sur une crête séparant le bassin de la Loire de celui du Rhône ; les maisons se détachent brutalement sur le ciel. A une des extrémités se dresse la vieille église, à l’autre les ruines d’un château féodal dont il ne reste plus qu’une grosse tour et un pan de mur. L’effet en est saisissant et beau ; nous essayons d’en fixer le souvenir par une photographie. Malheureusement le temps est gris et les choses sont sans lumière, sans relief.
Nous ne faisons que traverser le village et nous descendons la pente opposée à celle que nous avions gravie pour atteindre Rochetaillée. La vallée dans laquelle nous nous enfonçons est sauvage et rendue encore plus sinistre par le ciel sombre qui semble écraser les âmes des montagnes qui l’enferment étroitement.
Près du barrage se trouve une petite auberge où nous déjeunons. Nous avons bon appétit et nous dévorons les choses cependant peu succulentes qu’on nous sert : il ne faut pas être difficile, le pays est un peu perdu et puis c’est la guerre ! Après le repas, nous atteignons le pied du barrage en suivant le Val-d’Enfer, gorge étroite entre de hauts rochers. Cet énorme mur qui maintient des eaux du Furens, affluent de la Loire, a été construit sous la direction de monsieur Adrien de Montgolfier. C’est une œuvre impressionnante par ses dimensions colossales. On croirait une énorme vague de pierres qui se roule, se creuse et va se refermer. Par des escaliers taillés dans le rocher, nous grimpons au sommet du barrage.
Là-haut, c’est un lac tranquille qui alimente l’eau de la ville de St Etienne et qui semble dormir entre les rives vallonnées et verdoyantes. Nous en suivons le bord un certain temps, prenant quelques photographies. Mais l’heure avance, il faut rebrousser chemin malgré l’attrait qu’exercent sur nous les tournants de la route qui présentent tant d’aspects différents. Nous avons beau allonger le pas, nous arrivons à St Etienne après le départ du train pour Sorbiers. Il est tard et nous sommes trop fatigués pour songer rentrer à pieds.
Heureusement, nous trouvons une voiture, mais, à 2 kilomètres et demi de la maison, la flèche se casse brusquement et le cocher nous demandant trop de temps pour la réparer, nous nous décidons à regagner Sorbiers par nos propres moyens.
Vendredi 9 Octobre
Madame Corpechot est venue passer une quinzaine de jours auprès de nous et nous avons fait beaucoup de petites promenades avec elle. Elle a été malade l’année dernière et serait incapable de faire de longues excursions. Nous nous sommes donc contentés d’explorer les environs immédiats de Sorbiers qui sont très jolis.
A la fin du mois dernier, papa est parti brusquement pour le Havre sans même pouvoir nous dire adieu. Nous étions sortis quand il est arrivé à la maison prendre son sac de voyage et nous avons croisé sur la route le train qui l’emportait. Il a tout juste pu nous faire un signe de la main. Heureusement, il n’est pas resté trop longtemps absent, juste une semaine à peine, et il nous a rapporté des nouvelles de Paris qu’il avait traversé deux fois. Il était aussi allé à Boulogne où il a vu notre famille et nos bêtes.
Dimanche dernier, c’était la fête de papa, celle de François et la mienne ; nous nous sommes levés de bonne heure, il y a eu distribution de fleurs et de cadeaux ; tout le monde a été très gâté. La famille Boucher est arrivée pour déjeuner, elle est restée toute la journée et n’est repartie que le lendemain ; on l’a logée dans notre chambre et nous avons couché auprès de papa et de maman.
Lundi dernier, nous avons appris une bien triste nouvelle : le commandant Maurice Bonnal, le frère aîné de tante Henriette, a été tué le 25 Septembre, du côté de Souchez, dans la dernière offensive, au moment où, en tête de son bataillon, il entraînait ses hommes à l’assaut. Il venait de prendre une première ligne ennemie à la baïonnette et se lançait alors en terrain découvert où lui et onze autres officiers (sur quatorze partis) servirent de cibles à l’ennemi. Son pauvre corps est criblé de balles et n’a été relevé que le soir après une mêlée effroyable. On lui a rendu les honneurs et on l’a enseveli à l’arrière. Ce sont, jusqu’à présent, les seuls renseignements que nous ayons sur cette fin glorieuse mais qui cause tant de douleur et de tristesse dans notre entourage.
Nous avions vu le commandant Bonnal au milieu de Juillet lorsqu’il avait eu quelques jours de permission ; il avait traversé Paris et avait dîné avec nous à Boulogne. Il était en tenue de campagne ; sur sa poitrine, brillaient la Croix de Guerre et celle de la Légion d’Honneur qu’il avait reçue au mois de Mai avec la belle citation que voici : « A fait preuve d’énergie et de sang froid à l’assaut des positions ennemies fortement organisées. A réussi à s’emparer de deux lignes de tranchées et en a assuré la possession malgré de nombreuses contre-attaques. »
Tante Henriette est partie pour Limoges auprès de sa belle-sœur qui reste veuve toute jeune avec trois petits enfants et qui en attend un quatrième. Le même jour, madame Corpechot est repartie à Paris.
Lundi 11 Octobre
Mardi 12 Octobre
Nous suivons la route en lacets qui va et revient sur elle-même et nous entrons dans le village. Notre premier soin est de chercher un restaurant pour goûter car cette course sans étapes nous a donné faim et soif. Nous allons au restaurant Pinet, sorte de petite auberge bien tranquille où l’on vend à la fois à boire, à manger, et des objets de piété car Val Fleury est un lieu de pèlerinage assez fréquenté par les gens de la région.
Pendant qu’on nous fait une omelette et qu’on nous prépare des grogs chauds, maman choisit quelques médailles. Après avoir mangé rapidement et avec appétit, nous allons à l’église prier pour tous ceux qui nous sont chers et faire bénir nos souvenirs de Val Fleury. Nous avons assez de difficultés pour trouver un prêtre ; nous sonnons à plusieurs portes et la sacristie nous paraît introuvable. Ayant enfin obtenu ce que nous voulons nous prenons le chemin du retour.
Nous avons beau marcher d’un pas presser sans nous arrêter, il fait nuit lorsque nous arrivons à Sorbiers.
Jeudi 14 Octobre
Vendredi 15 Octobre
Samedi 16 Octobre
Lundi 18 Octobre
Ce soir tante Henriette est revenue de voyage ramenant Paulette.
Mardi 19 Octobre
Nous ne nous complaisons pas dans les pensées tristes et nous profitons des plaisirs de la saison ; nous courrons dans le tapis de feuilles mortes qui jonche les routes et les sentiers. Nous regardons les bœufs labourer les champs au flanc des collines et nous ramassons des glands et des châtaignes.
Mercredi 20 Octobre
Nous avons de nouveaux ennemis : les Bulgares, qui ne sont entrés en scène que depuis quelques jours. La Roumanie et la Grèce mobilisent ; on ne sait dans quel camp elles vont se ranger. Peut-être resteront-elles neutres, mais c’est peu probable, et ainsi presque toute l’Europe sera à feu et à sang.
Jeudi 21 Octobre
Il faisait beau temps, à cette heure matinale le soleil brillait mais le fond de l’air était vif et froid. Lorsque nous sommes rentrés, nous sommes descendus dans le verger faire la cueillette des pommes avec monsieur, madame Pitaval et Jean-Marie, cela nous a bien amusé surtout d’entendre nos trois compagnons parler ensemble un patois très drôle.
Vendredi 22 Octobre
En attendant le dîner, nous avons joué à fabriquer des grenades en papier, nous les remplissions d’eau et nous les lancions par la fenêtre ; elles allaient s’aplatir sur les vitres de la porte de la cuisine. C’est un jeu très amusant, mais quand maman s’en est aperçue elle nous a défendu de continuer.
Samedi 23 Octobre
Avant de quitter le château de la Flache, nous voudrions en fixer le souvenir par la photographie ; nous tirons de nombreuses vues du jardin si pittoresque et si bien dessiné ; nous faisons aussi des groupes qui nous rappelleront notre taille et nos traits au moment où se déroulaient, tout autour de nous, tant d’évènements graves. Nous serons heureux de retrouver tout cela plus tard. La photographie est vraiment une invention merveilleuse.
Mercredi 27 Octobre
Nous entendîmes la messe de 6 heures à Sorbiers ; nous rentrâmes prendre en hâte notre petit déjeuner et nous descendîmes au train. A St Etienne, nous prîmes le tramway de Terre Noire qui se fit attendre longtemps et qui était si bondé de voyageurs que Pierre et moi avions un gros monsieur sur les genoux.
Nous refîmes exactement la même promenade que la première fois, mais les aspects en étaient bien différents, le soleil brillait et faisait éclater les nuances vives des feuillages. La montagne, verte au commencement de septembre, était brune, dorée, violacée. Nous nous amusions à montrer la route aux filles et à compter les petits ponts jetés sur le ruisseau qui court dans la vallée. Nous fîmes encore quelques photographies, nous déjeunâmes à Rochetaillée de très bon appétit dans un des restaurants qui dominent la vallée du Furens, puis nous visitâmes les ruines du vieux château féodal, mais le temps est devenu maussade et, pendant que nous étions là-haut, il se mit à tomber quelques gouttes d’eau et le vent s’éleva. Nous ne jouîmes donc qu’imparfaitement du joli coup d’œil que l’on doit avoir pas un ciel clair.
Nous entrâmes dans la petite église si jolie extérieurement mais c’était l’heure des vêpres, nous ne pûmes la visiter et nous nous contentâmes d’y faire une prière. Nous reprîmes le chemin de Terre Noire mais par un raccourci sous bois qui nous a changé de la route du matin.
Pendant que maman, tante Henriette et Paulette se reposaient à la lisière du chemin, papa entraîna les quatre enfants dans une grimpette fantastique. Ce fut pour nous la partie la plus amusante de la promenade ; nous atteignîmes la crête en nous accrochant aux rochers, aux racines d’arbres et même aux touffes d’herbes qui dépassaient le sol. Papa tomba mais ne se fit pas mal.
Nous reprîmes ensuite le tramway et puis le train et nous rentrâmes tranquillement à Sorbiers.
Le 27 Novembre
Celle-ci est grande, encore plus grande, je crois, que le château de la Flache. Elle est placée dans un joli site presque au milieu d’un cercle de montagnes. De tous les côtés on jouit d’une vue belle et charmante. Le parc ne ressemble pas à celui de Sorbiers : il est beaucoup moins soigné, par conséquent moins coquet. Il présente moins d’aspects variés mais nous en aimons les grands prés, les beaux arbres, les sentiers tortueux, surtout l’étang entouré de conifères et de saules pleureurs.
La maison est adossée à une ferme et quelques pièces prennent vue sur la cour de cette ferme, notre chambre est précisément du nombre.