Vacances à Roscoff

1897

1 : Batz (île de …), 2 : Bloscon (pointe de …), 3 : Brest, 4 : Cléder, 5 : Gerven, 6 : Goulven, 7 : Guiclan, 8 : Guimiliau, 9 : Kerjean (château de …), 10 : Le Folgoët (Notre Dame du …), 11 : Lesneven, 12 : Penhoät (château de …), 13 : Penzé, 14 : Plouéder, 15 : Plouescat, 16 : Plougoulm, 17 : Roscoff, 18 : Sibiril, 19 : Siec (île de …), 20 : St Pôl de Léon, 21 : St Thégonnec.

Installation

En arrivant à Roscoff, le samedi 21 août 1897, j'éprouvais un ardent besoin de calme. Nous revenions d'une course précipitée à travers la Belgique et la Hollande et les quelques heures que nous avions passées à Paris entre nos deux trains n'avaient guère été reposantes. Naturellement tous les membres de notre famille, devenue Roscovitte depuis une semaine environ, étaient sur le quai de la gare et ce fût dans leurs bras que nous débarquâmes. Grand'Mère, Maman, les jumelles et Miss Jones nous accablaient de questions. Papa, Louis et moi nous y répondions de notre mieux quoique nous fussions singulièrement ahuris par une nuit de roulement pendant laquelle il nous avait été impossible de dormir.

Personnellement, je n'avais qu’une idée : voir au plus tôt la mer et notre installation. On ne nous avait pas promis des merveilles. Les lettres que nous avions reçues au cours de notre voyage étaient quelque peu désespérantes et, après toutes les beautés dont nous venions de nous remplir les yeux et l’âme, les dégoûts étaient à craindre. J’avais essayé de ne me faire aucune illusion, de me représenter un pays aussi laid, aussi sombre et aussi sale qu’il était possible de se l’imaginer. Et malgré tout pourtant Roscoff avait dans l’inconnu un doux éclat. Un mot magique chantait dans mon cœur : la mer ! Roscoff, c’était la mer, et tout le reste pouvait lui manquer, ce n’en était pas moins un pays béni, un pays enchanteur que j’avais hâte de connaître.

La route de la gare à la maison n'est ni longue... ni belle. Il avait plu et les ruelles que nous suivions, (« le plus court chemin », disaient les jumelles, déjà très versées dans la connaissance du pays) étaient converties en bourbiers. Nous y pataugions de belle manière et nous étions tous crottés comme des barbets. Mais il n’y avait aucune coquetterie à avoir. Nous pouvions être au maximum de la saleté et étinceler encore auprès des bretons malpropres ! C’était la première fois que je voyais un village de Bretagne dans toute sa couleur locale.

Au premier instant, l’impression, quoique pittoresque, n'est pas bonne, je l'avoue. On est un peu écœuré, mais on s’y fait et plus vite qu’on ne le croirait. Une chose pourtant à laquelle je n’ai jamais pu m’habituer, c'est l'odeur "sui generis" qu’exhalent tous les Bons Bretons. Je n’essayerai pas de déterminer ce parfum... indéfinissable. Ce n’est positivement ni les étables, ni le poisson, mais cela tient un peu des deux. En résumé, je crois qu’il faut attribuer cette odeur particulière au peu de soins qu’ils prennent de leur personne dans l’atmosphère empestée de leurs bouges. Mais, à vrai dire, ce n’est qu'un mince désagrément car l’on n’est pas forcé d'avoir des rapports très intimes avec ces braves paysans.

Roscoff se compose d'une seule rue qui aboutit à la place de l'église. A droite et à gauche, quelques ruelles étroites et c'est tout... Notre maison était une des dernières du village dans l'unique rue qui, en cet endroit, se nomme "le Téven". Nous ne l'occupions pas tout entière mais nous en étions les locataires les plus importants, ayant deux appartements sur trois.

Grimpant l'escalier, aussi lestement que possible, à la suite de mes deux sœurs, je pénétrai dans la chambre qui devait nous abriter toutes les trois. Bonheur ! elle donnait sur la mer. Une large porte-fenêtre était ouverte et conduisait sur un gentil balcon de fer forgé. Je m'y précipitai. La mer était haute et les derniers flots venaient mourir à quelques mètres seulement de notre balcon. Dans le port, quelques navires marchands balançaient leur coque sombre entre lesquelles sautaient gaiement de joyeuses petites barques claires !

« Comment pouviez-vous nous écrire que c'était laid ici, demandai-je à mes sœurs » - « Tu trouves cela beau, ripostèrent-elles, tu n'es pas difficile » et Geneviève ajouta : « Comme c'est loin de valoir Pornichet ».

Certes, la vue que j'avais à ce moment là était toute différente de celle qui avait extasié mes yeux pendant les jours bénis vécus à Pornichet mais j'avouerai cependant qu'elle me ravissait. Tout en la contemplant, je procédai à la toilette rendue indispensable par une nuit de voyage ; puis je dégustai un réconfortant chocolat avec quelques fortes tartines du bon pain de Roscoff. Oh ! Comme la vie me semblait enivrante ce matin-là ! j'en goûtais tout autant la prose que la poésie ; le repos et le bien-être du corps n'avaient d'égales que les délices de l'âme. A Roscoff, il paraît que la température est excessivement douce et régulière ; les grands froids y sont inconnus tout aussi bien que les fortes chaleurs, aussi ce pays fait-il un grand commerce de primeurs. Par exemple, que de vent ! On va de tempêtes en tempêtes et nous en avons eu quelques beaux échantillons pendant notre séjour là-bas.

Ce jour-là, jour bien heureux de mon arrivée, la mer était à peu près calme ; elle avait revêtu une jolie nuance d'un bleu léger aussi loin de l'azur étincelant de notre cher Pornichet que du triste gris de la mer du Nord que je venais de contempler !

Ma valise défaite, je sortis dans le village avec mes sœurs. Liberté, liberté chérie, je ne te connais guère qu'au bord de la mer. C'est là seulement que j'ai la permission d'aller et de venir au gré de ma fantaisie, de sortir sans que l'on me demande où je vais, de rentrer sans que l'on s'informe de l'endroit d'où je viens. Tous les indigènes de Roscoff ont l'air d'honnêtes gens. Les hommes sont marins ou pêcheurs, les femmes soignent leur marmaille et tiennent, pour la plupart, un petit commerce. Nous allâmes à l'église, au cimetière, un peu partout ; enfin, nous entrâmes chercher Maman qui faisait une visite matinale à Mademoiselle Salaun, la fille du notaire.

Monsieur Salaun est une des plus importantes personnalités de Roscoff et je fis sa connaissance dès mon arrivée. C'est un très bon homme : notaire dans sa jeunesse, et dans son âge mûr, il n'est plus que pêcheur enragé à l'heure qu'il est, son fils qui a repris l'étude est déjà un vieux garçon et il est impossible de décerner à sa fille le titre de jeune fille.

Mademoiselle Noémie a coiffé Sainte Catherine depuis une quinzaine d'années. En lui donnant quarante ans, je ne crois pas me tromper beaucoup et cependant elle m'intimidait un peu. Elle nous montra des ouvrages ; à mon avis c'était très laid mais quelle somme considérable de patience il avait fallu à cette pauvre fille pour les exécuter. Par charité, je me crus obligée de me pâmer d'admiration ; d’ailleurs tout n'était pas fausset dans les éloges que je lui discernais ; je m'appliquais surtout à exalter sa persévérance et il y avait vraiment matière à le faire.

Lorsque nous pûmes quitter Mademoiselle Salaun, il était grand temps de rentrer déjeuner. Quel bon repas ! et comme nous y fîmes honneur ! Je ne crois pas que les mets fussent meilleurs qu'en temps ordinaire mais aurait-on pu manquer d'appétit à cette joyeuse table de famille, en face de cette mer bleue et de ce ciel rayonnant ? La grève qui commençait à se découvrir exhalait le parfum pénétrant des goémons et l'air merveilleusement vif entrait largement par la porte-fenêtre.

Dans l'après-midi, malheureusement, le temps se couvrit, le vent se mit à souffler et une petite pluie fine tomba du ciel assombri. Profitant d'une accalmie, je me laissai entraîner par Emmanuel qui voulait être le premier à me conduire à Sainte-Barbe, petite chapelle construite sur un gros rocher à quelque distance de la maison. Sans demander aucune permission, je suivis mon petit guide. Mal m'en prit.

Je croyais n'avoir que deux pas à faire pour atteindre la petite chapelle mais le chemin contourné, que nous étions obligés de suivre, semblait s'allonger sous nos pas. En temps ordinaire, il ne faut guère qu'une vingtaine de minutes pour grimper là-haut mais un vent terrible nous empêchait d'avancer. Les rochers étaient glissants et nous manquions à chaque instant de rouler. Puis la pluie se mit à tomber. Impossible d'ouvrir un parapluie, il aurait été mis en lambeaux ou bien il nous aurait enlevés dans les airs. Nous dûmes chercher un abri sous une grosse roche surplombant une petite grève qu'il nous fallait traverser.

Nous étions en compagnie dans ce refuge. Deux ou trois bretonnes et un jeune aspirant de marine en avaient pris possession avant nous. Ils se serrèrent un peu pour nous faire de la place. Emmanuel, ravi de cette aventure, riait comme un petit fou. Pour mon compte, j'étais moins fière et je me demandais avec inquiétude ce que l'on pouvait penser à la maison, en constatant notre absence par un temps pareil. La pluie ne cessait pas ; elle redoublait même de violence. Voyant que l'attente ne nous servait à rien, nous prîmes le grand parti de rejoindre la maison sous l'averse. Nous y arrivâmes ruisselants.

Heureusement, personne ne s'était aperçu de notre disparition qui avait cependant duré près de deux heures et, lorsque nous eûmes changé de vêtements, nous entrâmes d'un air très innocent dans la salle à manger où toute notre famille était réunie. On ne nous adressa pas la plus petite question sur l'emploi de notre temps et nous nous gardâmes bien, naturellement, de mettre la conversation là-dessus.

Le reste de l'après-midi se passa à raconter notre voyage de Hollande et à terminer notre installation. On se coucha de bonne heure, d'abord parce que nous étions fatigués et ensuite parce que, le lendemain étant un dimanche, il fallait aller à la messe. Or, à Roscoff, il n'y a pas de services pour tous les degrés de paresse comme dans nos paroisses parisiennes. La première messe était à 6 heures, la deuxième et dernière à 8 heures. Après, il n'y a plus que les Vêpres dans l'après-midi.

Dimanche 22 août

Nous allâmes donc à la messe de 8 heures. C'était Monsieur le Curé, le recteur, comme on dit là-bas, qui la célébrait.

L'église de Roscoff possède un cachet particulier. Elle me plaisait moins par son architecture florentine que par l'atmosphère de calme et de piété qui l'enveloppe ; elle s'élève au milieu d'une place entourée de murs bas et plantée de grands arbres. De loin, son clocher florentin (1550), composé de tout un monde de petits clochetons, jaillit d'une masse de verdure. C'était calme et reposant. J'aimais à le voir, le soir, au retour des promenades, surgir dans l'éloignement brumeux. Mais ce que j'aimais encore mieux c'était l'ombre intérieur du sanctuaire.

J'y ai prié plusieurs fois, à la tombée de la nuit, lorsque les derniers rayons du jour mourant, glissant à travers les verrières, erraient le long des grands piliers. La prière qui s'échappait de mes lèvres me semblait avoir des ailes, elle montait à Dieu avec une ardeur et une pureté qu'elle n'a, hélas ! que bien rarement. Dire au juste de quel style est cette église m'est impossible ; je crois qu'elle n'a pas grande valeur au point de vue architectural malgré son originalité mais elle a un charme particulier qui agissait puissamment sur moi à la condition que je m'y laisse aller sans chercher à l'analyser.

En sortant de la messe, nous allâmes nous promener sur la plage.

Il y a plusieurs plages à Roscoff à cause de la situation exceptionnelle de ce village. Roscoff est dans une presqu'île étroite et sinueuse comme une queue de reptile. Le terrain est exceptionnellement rocheux mais, entre les blocs de granit, il y a, çà et là, des échappées de sable auxquels on ne peut guère donner le nom de plages. Cependant, derrière l'église, la grève est plus largement découverte, le sable est plus fin et c'est la véritable plage de Roscoff. Il y a quelques cabines pour les baigneurs et quelques chalets sur la falaise qui la domine.

Notre maison à nous n'était pas sur cette plage mais sur l'une des grèves qui enserrent le port. La jetée ne nous bouchait pas tout notre horizon mais elle le bornait d'un côté à gauche. A droite, notre vue s'arrêtait à la pointe de Bloscon que dominait la blanche chapelle de Sainte-Barbe. En face de nous, c'était la mer et le ciel infinis se rejoignant à la limite du regard. Cependant cette immensité était coupée de loin en loin par des rochers qui dressaient leurs têtes noires hors de l'eau et par des môles blancs, chargés d'indiquer aux navires les passages dangereux.

Le restant de notre matinée se passa tranquillement sur notre grève. C'était en quelque sorte notre domaine particulier ; nous ne le partagions qu'avec les bambins déguenillés du Chéven qui n'étaient pas bien gênants. Nos voisins de l'étage supérieur n'y venaient jamais que pour prendre un bain de temps en temps et les locataires de la maison voisine furent également invisibles pendant la première partie de notre séjour là-bas. Donc nous étions libres de nous amuser tout à notre aise et nous en profitions bien.

Installation

En arrivant à Roscoff, le samedi 21 août 1897, j'éprouvais un ardent besoin de calme. Nous revenions d'une course précipitée à travers la Belgique et la Hollande et les quelques heures que nous avions passées à Paris entre nos deux trains n'avaient guère été reposantes. Naturellement tous les membres de notre famille, devenue Roscovitte depuis une semaine environ, étaient sur le quai de la gare et ce fût dans leurs bras que nous débarquâmes. Grand'Mère, Maman, les jumelles et Miss Jones nous accablaient de questions. Papa, Louis et moi nous y répondions de notre mieux quoique nous fussions singulièrement ahuris par une nuit de roulement pendant laquelle il nous avait été impossible de dormir.

Personnellement, je n'avais qu’une idée : voir au plus tôt la mer et notre installation. On ne nous avait pas promis des merveilles. Les lettres que nous avions reçues au cours de notre voyage étaient quelque peu désespérantes et, après toutes les beautés dont nous venions de nous remplir les yeux et l’âme, les dégoûts étaient à craindre. J’avais essayé de ne me faire aucune illusion, de me représenter un pays aussi laid, aussi sombre et aussi sale qu’il était possible de se l’imaginer. Et malgré tout pourtant Roscoff avait dans l’inconnu un doux éclat. Un mot magique chantait dans mon cœur : la mer ! Roscoff, c’était la mer, et tout le reste pouvait lui manquer, ce n’en était pas moins un pays béni, un pays enchanteur que j’avais hâte de connaître.

La route de la gare à la maison n'est ni longue... ni belle. Il avait plu et les ruelles que nous suivions, (« le plus court chemin », disaient les jumelles, déjà très versées dans la connaissance du pays) étaient converties en bourbiers. Nous y pataugions de belle manière et nous étions tous crottés comme des barbets. Mais il n’y avait aucune coquetterie à avoir. Nous pouvions être au maximum de la saleté et étinceler encore auprès des bretons malpropres ! C’était la première fois que je voyais un village de Bretagne dans toute sa couleur locale.

Au premier instant, l’impression, quoique pittoresque, n'est pas bonne, je l'avoue. On est un peu écœuré, mais on s’y fait et plus vite qu’on ne le croirait. Une chose pourtant à laquelle je n’ai jamais pu m’habituer, c'est l'odeur "sui generis" qu’exhalent tous les Bons Bretons. Je n’essayerai pas de déterminer ce parfum... indéfinissable. Ce n’est positivement ni les étables, ni le poisson, mais cela tient un peu des deux. En résumé, je crois qu’il faut attribuer cette odeur particulière au peu de soins qu’ils prennent de leur personne dans l’atmosphère empestée de leurs bouges. Mais, à vrai dire, ce n’est qu'un mince désagrément car l’on n’est pas forcé d'avoir des rapports très intimes avec ces braves paysans.

Roscoff se compose d'une seule rue qui aboutit à la place de l'église. A droite et à gauche, quelques ruelles étroites et c'est tout... Notre maison était une des dernières du village dans l'unique rue qui, en cet endroit, se nomme "le Téven". Nous ne l'occupions pas tout entière mais nous en étions les locataires les plus importants, ayant deux appartements sur trois.

Grimpant l'escalier, aussi lestement que possible, à la suite de mes deux sœurs, je pénétrai dans la chambre qui devait nous abriter toutes les trois. Bonheur ! elle donnait sur la mer. Une large porte-fenêtre était ouverte et conduisait sur un gentil balcon de fer forgé. Je m'y précipitai. La mer était haute et les derniers flots venaient mourir à quelques mètres seulement de notre balcon. Dans le port, quelques navires marchands balançaient leur coque sombre entre lesquelles sautaient gaiement de joyeuses petites barques claires !

« Comment pouviez-vous nous écrire que c'était laid ici, demandai-je à mes sœurs » - « Tu trouves cela beau, ripostèrent-elles, tu n'es pas difficile » et Geneviève ajouta : « Comme c'est loin de valoir Pornichet ».

Certes, la vue que j'avais à ce moment là était toute différente de celle qui avait extasié mes yeux pendant les jours bénis vécus à Pornichet mais j'avouerai cependant qu'elle me ravissait. Tout en la contemplant, je procédai à la toilette rendue indispensable par une nuit de voyage ; puis je dégustai un réconfortant chocolat avec quelques fortes tartines du bon pain de Roscoff. Oh ! Comme la vie me semblait enivrante ce matin-là ! j'en goûtais tout autant la prose que la poésie ; le repos et le bien-être du corps n'avaient d'égales que les délices de l'âme. A Roscoff, il paraît que la température est excessivement douce et régulière ; les grands froids y sont inconnus tout aussi bien que les fortes chaleurs, aussi ce pays fait-il un grand commerce de primeurs. Par exemple, que de vent ! On va de tempêtes en tempêtes et nous en avons eu quelques beaux échantillons pendant notre séjour là-bas.

Ce jour-là, jour bien heureux de mon arrivée, la mer était à peu près calme ; elle avait revêtu une jolie nuance d'un bleu léger aussi loin de l'azur étincelant de notre cher Pornichet que du triste gris de la mer du Nord que je venais de contempler !

Ma valise défaite, je sortis dans le village avec mes sœurs. Liberté, liberté chérie, je ne te connais guère qu'au bord de la mer. C'est là seulement que j'ai la permission d'aller et de venir au gré de ma fantaisie, de sortir sans que l'on me demande où je vais, de rentrer sans que l'on s'informe de l'endroit d'où je viens. Tous les indigènes de Roscoff ont l'air d'honnêtes gens. Les hommes sont marins ou pêcheurs, les femmes soignent leur marmaille et tiennent, pour la plupart, un petit commerce. Nous allâmes à l'église, au cimetière, un peu partout ; enfin, nous entrâmes chercher Maman qui faisait une visite matinale à Mademoiselle Salaun, la fille du notaire.

Monsieur Salaun est une des plus importantes personnalités de Roscoff et je fis sa connaissance dès mon arrivée. C'est un très bon homme : notaire dans sa jeunesse, et dans son âge mûr, il n'est plus que pêcheur enragé à l'heure qu'il est, son fils qui a repris l'étude est déjà un vieux garçon et il est impossible de décerner à sa fille le titre de jeune fille.

Mademoiselle Noémie a coiffé Sainte Catherine depuis une quinzaine d'années. En lui donnant quarante ans, je ne crois pas me tromper beaucoup et cependant elle m'intimidait un peu. Elle nous montra des ouvrages ; à mon avis c'était très laid mais quelle somme considérable de patience il avait fallu à cette pauvre fille pour les exécuter. Par charité, je me crus obligée de me pâmer d'admiration ; d’ailleurs tout n'était pas fausset dans les éloges que je lui discernais ; je m'appliquais surtout à exalter sa persévérance et il y avait vraiment matière à le faire.

Lorsque nous pûmes quitter Mademoiselle Salaun, il était grand temps de rentrer déjeuner. Quel bon repas ! et comme nous y fîmes honneur ! Je ne crois pas que les mets fussent meilleurs qu'en temps ordinaire mais aurait-on pu manquer d'appétit à cette joyeuse table de famille, en face de cette mer bleue et de ce ciel rayonnant ? La grève qui commençait à se découvrir exhalait le parfum pénétrant des goémons et l'air merveilleusement vif entrait largement par la porte-fenêtre.

Dans l'après-midi, malheureusement, le temps se couvrit, le vent se mit à souffler et une petite pluie fine tomba du ciel assombri. Profitant d'une accalmie, je me laissai entraîner par Emmanuel qui voulait être le premier à me conduire à Sainte-Barbe, petite chapelle construite sur un gros rocher à quelque distance de la maison. Sans demander aucune permission, je suivis mon petit guide. Mal m'en prit.

Je croyais n'avoir que deux pas à faire pour atteindre la petite chapelle mais le chemin contourné, que nous étions obligés de suivre, semblait s'allonger sous nos pas. En temps ordinaire, il ne faut guère qu'une vingtaine de minutes pour grimper là-haut mais un vent terrible nous empêchait d'avancer. Les rochers étaient glissants et nous manquions à chaque instant de rouler. Puis la pluie se mit à tomber. Impossible d'ouvrir un parapluie, il aurait été mis en lambeaux ou bien il nous aurait enlevés dans les airs. Nous dûmes chercher un abri sous une grosse roche surplombant une petite grève qu'il nous fallait traverser.

Nous étions en compagnie dans ce refuge. Deux ou trois bretonnes et un jeune aspirant de marine en avaient pris possession avant nous. Ils se serrèrent un peu pour nous faire de la place. Emmanuel, ravi de cette aventure, riait comme un petit fou. Pour mon compte, j'étais moins fière et je me demandais avec inquiétude ce que l'on pouvait penser à la maison, en constatant notre absence par un temps pareil. La pluie ne cessait pas ; elle redoublait même de violence. Voyant que l'attente ne nous servait à rien, nous prîmes le grand parti de rejoindre la maison sous l'averse. Nous y arrivâmes ruisselants.

Heureusement, personne ne s'était aperçu de notre disparition qui avait cependant duré près de deux heures et, lorsque nous eûmes changé de vêtements, nous entrâmes d'un air très innocent dans la salle à manger où toute notre famille était réunie. On ne nous adressa pas la plus petite question sur l'emploi de notre temps et nous nous gardâmes bien, naturellement, de mettre la conversation là-dessus.

Le reste de l'après-midi se passa à raconter notre voyage de Hollande et à terminer notre installation. On se coucha de bonne heure, d'abord parce que nous étions fatigués et ensuite parce que, le lendemain étant un dimanche, il fallait aller à la messe. Or, à Roscoff, il n'y a pas de services pour tous les degrés de paresse comme dans nos paroisses parisiennes. La première messe était à 6 heures, la deuxième et dernière à 8 heures. Après, il n'y a plus que les Vêpres dans l'après-midi.

Dimanche 22 août

Nous allâmes donc à la messe de 8 heures. C'était Monsieur le Curé, le recteur, comme on dit là-bas, qui la célébrait.

L'église de Roscoff possède un cachet particulier. Elle me plaisait moins par son architecture florentine que par l'atmosphère de calme et de piété qui l'enveloppe ; elle s'élève au milieu d'une place entourée de murs bas et plantée de grands arbres. De loin, son clocher florentin (1550), composé de tout un monde de petits clochetons, jaillit d'une masse de verdure. C'était calme et reposant. J'aimais à le voir, le soir, au retour des promenades, surgir dans l'éloignement brumeux. Mais ce que j'aimais encore mieux c'était l'ombre intérieur du sanctuaire.

J'y ai prié plusieurs fois, à la tombée de la nuit, lorsque les derniers rayons du jour mourant, glissant à travers les verrières, erraient le long des grands piliers. La prière qui s'échappait de mes lèvres me semblait avoir des ailes, elle montait à Dieu avec une ardeur et une pureté qu'elle n'a, hélas ! que bien rarement. Dire au juste de quel style est cette église m'est impossible ; je crois qu'elle n'a pas grande valeur au point de vue architectural malgré son originalité mais elle a un charme particulier qui agissait puissamment sur moi à la condition que je m'y laisse aller sans chercher à l'analyser.

En sortant de la messe, nous allâmes nous promener sur la plage.

Il y a plusieurs plages à Roscoff à cause de la situation exceptionnelle de ce village. Roscoff est dans une presqu'île étroite et sinueuse comme une queue de reptile. Le terrain est exceptionnellement rocheux mais, entre les blocs de granit, il y a, çà et là, des échappées de sable auxquels on ne peut guère donner le nom de plages. Cependant, derrière l'église, la grève est plus largement découverte, le sable est plus fin et c'est la véritable plage de Roscoff. Il y a quelques cabines pour les baigneurs et quelques chalets sur la falaise qui la domine.

Notre maison à nous n'était pas sur cette plage mais sur l'une des grèves qui enserrent le port. La jetée ne nous bouchait pas tout notre horizon mais elle le bornait d'un côté à gauche. A droite, notre vue s'arrêtait à la pointe de Bloscon que dominait la blanche chapelle de Sainte-Barbe. En face de nous, c'était la mer et le ciel infinis se rejoignant à la limite du regard. Cependant cette immensité était coupée de loin en loin par des rochers qui dressaient leurs têtes noires hors de l'eau et par des môles blancs, chargés d'indiquer aux navires les passages dangereux.

Le restant de notre matinée se passa tranquillement sur notre grève. C'était en quelque sorte notre domaine particulier ; nous ne le partagions qu'avec les bambins déguenillés du Chéven qui n'étaient pas bien gênants. Nos voisins de l'étage supérieur n'y venaient jamais que pour prendre un bain de temps en temps et les locataires de la maison voisine furent également invisibles pendant la première partie de notre séjour là-bas. Donc nous étions libres de nous amuser tout à notre aise et nous en profitions bien.

Virée à Saint Pol de Léon

Après le déjeuner, Papa, voulant employer le peu de temps qu'il comptait passer avec nous, eut la fantaisie de nous emmener à Saint-Pol de Léon. La route qui mène à ce bourg ne présente aucune difficulté, elle est presque droite pendant les six kilomètres qui séparent Saint-Pol de Roscoff. Le paysage qui se déroule à gauche et à droite possède une grandeur mélancolique, un aspect sauvage qui imprime dans l'âme une sensation grave et triste.

Est-ce beau ? Je n'oserais le dire car trop peu de gens sont de mon avis. Quel charme peut-on trouver à ces grands champs d'un vert gris, bordés de haies d'ajoncs et de genêts et séparés les uns des autres par des murs bas formés de galets. De loin en loin, un arbre rabougri, contourné, bossu par la violence des vents fait une tache sombre sur le grand ciel. A chaque instant, par une trouée, on aperçoit la mer, la belle mer bleue, rayée d'écume qui s'étale voluptueusement sur une couche de sable d'or ou qui se brise et rejaillit sur les rochers.

Comme ces notes sont pour moi seule, je puis écrire franchement mon avis. Ce paysage sévère me passionnait. J'en ai vu de plus beaux, de plus grandioses mais il n'y en a pas beaucoup qui m'ont autant parlé à l'âme. Je comprenais la poésie mélancolique qui germait du sol, qui tombait du ciel. J'étais souvent étrangement oppressée et pourtant ce n'est pas en rêvant que j'ai parcouru le plus souvent cette route de Saint-Pol : c'est avec des éclats de rire, de joyeuses conversations qui abrégeaient les six kilomètres.

Saint-Pol de Léon est un bourg, presque une petite ville, avec un cachet ancien. Les toits de ses maisons basses sont dominés par trois grandes flèches : les deux clochers de la cathédrale et le fameux Creiz-Ker, le clocher à jour, chante dans la complainte bretonne :

" Je suis natif du Finistère,

" A Saint-Pol, je reçus le jour.

" Mon pays est l'plus beau d'la terre,

" Mon clocher l'plus beau d'alentour.

" Que j'aime ma bruyère

" Et mon clocher à jour !...

De loin, St Pol de Léon se découpe sur le ciel comme une ville d'un autre âge, c'est une cité de foi qui semble crier une prière incessante ! ... Naturellement, nous visitâmes les églises mais la cathédrale‚ étant occupée par un service, nous ne pûmes y errer à notre gré, ce jour-là. Néanmoins, elle nous causa l'impression première qui est toujours la plus vraie, la plus sincère. C'est un monument datant un peu de toutes les époques entre le XIII et le XVIème siècle. Après les belles églises de Flandre que nous venions de contempler, celle-ci n'excita pas en moi l'admiration qu'elle mérite peut-être et pourtant je lui dois reconnaître en plusieurs endroits une grande pureté de lignes.

La chapelle du Creiz-Ker ne possède pas non plus un intérieur très remarquable. Sa grande beauté est son clocher haut de soixante dix sept mètres qui fait l'orgueil de tous les indigènes de la contrée de Léon. Vauban disait que c’était le monument le plus hardi qu’il eut jamais vu et Ozanam ajoutait que : "si un ange descendait sur terre, il poserait le pied sur le Creiz-Ker avant de toucher la terre d'Armorique".

Il y a encore à Saint-Pol de Léon, une ou deux autres chapelles, un séminaire, un couvent, un archevêché mais nous ne visitâmes point ces monuments qui, au reste, ne présentent, je crois, aucune curiosité ni aucun intérêt.

Saint-Pol n'est pas tout à fait au bord de la mer mais une route d'un kilomètre environ, en pente douce, y conduit. Cette route débouche sur le petit port de Penpoul dont il n'y a rien à dire. Faisant suite au port, s'étale une belle plage, beaucoup plus vaste que la plus grande des grèves roscovites et cependant elle n'est point occupée par les baigneurs. Nous n'y vîmes que des gens du pays qui s'y promenaient pour occuper leur après-midi du dimanche mais, en semaine, elle est absolument déserte.

Mes sœurs connaissaient déjà Penpoul. Elles y étaient venues avec Miss et, si elles avaient fortement admiré la plage, elles avaient conservé un dégoût bien naturel pour certaines malpropretés dont elles avaient été témoins dans ce joli pays. Assises sur le seuil de leur porte, des femmes faisaient la toilette de leurs marmots. Elles cherchaient dans leurs cheveux emmêlés, les petits animaux qui y avaient élu domicile et, lorsqu'elles en avaient trouvé quelques-uns, elles les mangeaient avec satisfaction. Je croyais qu'il n'y avait que les singes qui fussent capables de faire de telles choses, il y a aussi les Bretonnes. Au reste, je suis sûre que les petits Bretons naissent avec des poux ; ils en apportent en venant au monde.

Sur la plage de Penpoul, nous vîmes au centre d'un rassemblement un homme dans un état d'ivresse impossible à décrire. Ce n'était plus un homme, c'était une bête, moins que cela même, une brute qui geignait en se roulant sur le sable. Je ne pourrais jamais décrire l'expression de ce visage stupide. L'ivrogne s’était blessé avec du verre et il regardait ses mains teintes de sang d'un air si abruti qu'on en sentait le dégoût vous soulever le cœur. Une bonne femme qui se trouvait près de nous se crût obligée de nous donner des explications qu'on ne songeait pas à lui demander.

« Voyez madame, dit-elle à Maman, si ce n'est pas une pitié. Ce garçon là est le plus riche du pays mais depuis la mort de ses parents, il boit tout son bien. Il vit avec une sœur qui se met dans les mêmes états que lui ! »

Nous ne restâmes point longtemps en face de ce triste et repoussant spectacle et nous essayâmes de regagner Roscoff en suivant les grèves et les rochers. La mer était basse et nous pensions pouvoir réaliser ce projet. Mais impossible ! Des paysans auxquels nous demandâmes des explications nous répondirent qu'on ne le pouvait pas et qu'il serait même dangereux de le tenter.

Ne voulant pas rebrousser chemin, nous nous lançâmes dans des sentiers de traverse. Louis qui avait pris sa bicyclette fut obligé de la porter presque tout le temps dans ces ornières pierreuses. Nous marchions à la queue leu-leu car il est impossible d'aller deux de front dans ces étroits passages. Une vache s'y glisse tout juste et encore ses cornes s'accrochent-t-elles à la haie de droite et à celle de gauche. N'étant pas pourvus de ce meuble embarrassant qu'est une paire de cornes, nous passions sans autre encombre que les soufflets que nous distribuaient de temps en temps les genêts et les ajoncs jaloux de leur propriété.

Je ne sais pas si nous nous égarâmes mais nous marchâmes longtemps, bien longtemps avant de regagner la route de Roscoff. Je désespérais d'arriver avant la nuit. Enfin les chemins se firent plus larges, nous arrivions peu à peu dans un pays plus civilisé. Nous fîmes même la rencontre de plusieurs châteaux admirablement situés.

Celui qui me frappa le plus est probablement le moins beau. On le nomme le château Gaillardin ; il se compose d'une grosse tour de chaque côté de laquelle se dresse une petite maison, absolument comme une pendule entre deux candélabres. Cet aspect nous intriguant, nous interrogeâmes une bonne femme que nous croisions. Elle nous apprit que c’était la demeure d’été de Monseigneur de la Marche, dernier évêque de Saint-Pol de Léon, et elle ajouta : « Vous devriez aller visiter la tour, Messieurs et Dames ; d’en haut, on a une très belle vue, on voit les quatre points cardinaux. »

Une autre paysanne, avec laquelle Papa lia conversation un peu plus loin nous fit encore rire par sa naïveté. Elle nous avoua que, durant sa vie, elle avait bien vu trois ou quatre Parisiens « car ces gens-là aiment les changements ». Le jour où elle nous rencontra dût faire époque dans sa tranquille existence car, lorsque nous lui eûmes dit que nous aussi nous venions de Paris, elle se mit à nous dévisager avec une admiration un peu craintive. Dans les petits villages qui avoisinent les stations balnéaires de Bretagne, les paysans vivent le plus possible du Parisien mais, au fond, ils ne l'aiment pas. Pourtant, du côté de Roscoff, ce sont de bien braves gens et, malgré tout, on sent un peu d'hostilité dans les rapports que l'on a avec eux.

Lorsque nous rentrâmes, assez vannés, à 6 heures et demie, nous avions je ne sais combien de kilomètres dans les jambes mais nous ne nous en plaignions pas, vu la délicieuse promenade que nous avions faite. Nous la racontâmes à Grand’Mère, en essayant de lui décrire les endroits par où nous étions passés. A l'heure présente, je ne me souviens plus du nom d'un hameau : Troumerle, mais j'ai encore présente, dans les yeux et dans l'esprit, toute la féerie de cette campagne mélancolique.

Sainte Barbe

Lundi 23 août

Le lendemain, Grand’Mère me réveilla de bonne heure. Elle savait que j'avais grande envie de monter à Sainte-Barbe et le vicaire de Roscoff, qu'elle avait rencontré en allant à l’église, lui avait annoncé qu'il ne dirait pas la messe à la paroisse mais là-haut pendant trois jours. A cette nouvelle, je m'habillai promptement et, sans même demander la cause de cet événement, je pris la route de la chapelle avec Miss Jones et mes sœurs. Il faut grimper pour atteindre Sainte-Barbe mais dans la fraîcheur matinale cette opération n'est pas trop désagréable.

La chapelle n'est pas plus grande qu'une chambre et elle n'est pas riche. Oh ! non. La chapelle de Sainte-Barbe est bien simplement parée. Les murs blanchis à la chaux n'ont point d'ornement, les bancs de bois sont durs et boiteux. Mais ce qui fait oublier tous ces détails misérables, c'est la situation de la chapelle; elle se dresse à même sur le granit d'un énorme rocher qui s'avance dans la mer. L'océan mugit tout autour et la vue s’étend dans des proportions insensées ; le port semble tout petit de là-haut. Pour ceux qui aiment la mer pour elle-même, c'est sûrement une des plus belles visions que l'on en puisse avoir. Pour mon compte, je ne suis jamais arrivée à cette pointe de Bloscon sans être tentée de me précipiter à genoux.

Pendant les premières semaines de notre séjour à Roscoff, on nous laissait aller à Sainte-Barbe autant que nous voulions, puis, un beau jour, Grand'Mère, ayant eu peur là-haut, nous défendit d'y monter sans elle ou Maman ou, du moins, Miss Jones. Ce fut une grande privation pour moi.

Pointe de Sainte Barbe

Lundi 23 août

Le lendemain, Grand’Mère me réveilla de bonne heure. Elle savait que j'avais grande envie de monter à Sainte-Barbe et le vicaire de Roscoff, qu'elle avait rencontré en allant à l’église, lui avait annoncé qu'il ne dirait pas la messe à la paroisse mais là-haut pendant trois jours. A cette nouvelle, je m'habillai promptement et, sans même demander la cause de cet événement, je pris la route de la chapelle avec Miss Jones et mes sœurs. Il faut grimper pour atteindre Sainte-Barbe mais dans la fraîcheur matinale cette opération n'est pas trop désagréable.

La chapelle n'est pas plus grande qu'une chambre et elle n'est pas riche. Oh ! non. La chapelle de Sainte-Barbe est bien simplement parée. Les murs blanchis à la chaux n'ont point d'ornement, les bancs de bois sont durs et boiteux. Mais ce qui fait oublier tous ces détails misérables, c'est la situation de la chapelle; elle se dresse à même sur le granit d'un énorme rocher qui s'avance dans la mer. L'océan mugit tout autour et la vue s’étend dans des proportions insensées ; le port semble tout petit de là-haut. Pour ceux qui aiment la mer pour elle-même, c'est sûrement une des plus belles visions que l'on en puisse avoir. Pour mon compte, je ne suis jamais arrivée à cette pointe de Bloscon sans être tentée de me précipiter à genoux.

Pendant les premières semaines de notre séjour à Roscoff, on nous laissait aller à Sainte-Barbe autant que nous voulions, puis, un beau jour, Grand'Mère, ayant eu peur là-haut, nous défendit d'y monter sans elle ou Maman ou, du moins, Miss Jones. Ce fut une grande privation pour moi.

Loisirs de vacances

Je dus me mettre, dans la matinée, au travail que Papa m'imposait comme devoir de vacances. Cet ouvrage était intéressant et pourtant j'avouerai, à ma honte, que je le considérai comme un véritable supplice. Il s'agissait de rédiger un récit de nos courses à travers la Belgique et la Hollande. Ici, dans notre solitude boulonnaise, j'aime à me souvenir des beaux jours de vie exubérante mais, là-bas au grand air, en pleine jouissance, je manquais de courage pour enlever deux heures chaque jour à cette existence enivrante que je savais si bornée.

Monsieur Salaün eut la bonté, en partant pêcher, de venir demander comme compagnons Louis et Emmanuel. Notre diable de petit frère avait prévu cela. La veille, le voyant roder autour de monsieur Salaün, je lui avais demandé pourquoi il faisait la cour au vieux notaire et notre bébé m'avait répondu d'un air machiavélique : « Il faut que je me mette bien avec lui car il a six barques ! » La diplomatie du petit drôle ayant porté ses fruits, nous le vîmes partir en mer d'un air radieux. Outre monsieur Salaün, la barque contenait encore un mousse d'une quinzaine d'années qui avait pour tâche la manœuvre des voiles et la préparation des engins de pêche. Nous suivîmes nos voyageurs avec une longue vue. Lorsqu'ils furent à une bonne distance de terre, la barque resta stationnaire et nous devinâmes que les graves opérations commençaient. Nous étions bien obligés de nous livrer à des conjonctures car il était impossible de rien distinguer. L'esquif qui contenait nos deux chéris n’était plus qu'un petit point noir sur la mer bleue.

Au bout de deux heures et demie ou trois heures, nous étions à nouveau réunis. Les garçons, étant enchantés de leur promenade maritime, nous racontaient leurs exploits. Emmanuel prétendit avoir péché les deux plus gros poissons parmi ceux que rapportait la barque. Monsieur Salaün promit de nous conduire aussi en mer, mes deux sœurs et moi, si nous revenions passer une autre saison à Roscoff mais, malgré tout le plaisir que cela lui causerait, il fallait qu'il y renonce pour l'année présente. Vu son grand deuil, il ne pouvait pas emmener de femmes dans sa barque. Monsieur Salaün était veuf depuis près d'un an et je me demande comment une promenade avec nous lui aurait fait rompre son deuil. Je ne pense pas que les gens qui nous auraient rencontrées avec le bon père Salaün puissent concevoir l'idée d'un remariage avec l'une de nous trois. Il faut respecter les opinions des autres, aussi nous eûmes l'air de comprendre parfaitement l'impossibilité d'une promenade en mer avec un veuf si récent.

Dans l'après-midi, Papa organisa encore une excursion. Pour ne pas risquer de retomber dans les endroits déjà visités nous tournâmes le dos à St Pol de Léon ; prenant derrière l'église la plage de Roscoff, nous la contournâmes et, après avoir passé plusieurs petits caps rocheux, nous tombâmes sur une grande grève de sable doux et fin à l'extrémité de laquelle s’élève un château entouré de tamaris.

Il circule des bruits étranges, presque des légendes, sur cette demeure dont l'approche est défendue. On l’appelle même le château du diable mais je n'ai jamais pu savoir au juste pourquoi. Il est habité, parait-il, par un officier en retraite, le colonel Geoffroy, fort original et misanthrope, qui ne veut voir personne. Les fenêtres et les portes sont grillagées et malheur à celui qui pénétrerait dans cette propriété pleine de pièges et de casse-cou ! Les gens du pays ont en grande terreur le mystérieux personnage qu'ils ne voient jamais et qu'ils soupçonnent d'entretenir des rapports avec Messire Satan.

Je ne sais pourquoi, je n’ai pas  grande foi en tout ce qu'on raconte au sujet du château du diable. Cette demeure, si bien barricadée, semble tout à fait inhabitée. Elle est construite sur l'emplacement d'une église avec les mêmes pierres. Le propriétaire, un malin qui connaît sans doute la superstition et la naïveté bretonne, aura répandu des légendes sur son château afin de le protéger contre les visites des maraudeurs. Il ne doit pas l'habiter et il se garde tout seul car personne du pays n'oserait en franchir la grille bardée de fer. Il est bien regrettable qu'une si belle demeure soit livrée à l'abandon. Elle est idéalement située au couchant, sur une grève d'or où les flots viennent mourir paisiblement. Le parc qui l'entoure a quelque chose de mystérieux avec ses grands arbres au sombre feuillage qui descendent jusqu’à la mer.

Nous sommes revenus par une route qui serpente à travers les champs. Toujours ces champs tristes, bornés de murs à demi écroulés, envahis par la verdure grise des ajoncs et des genêts. Un basset égaré, que nous rencontrâmes, se mit à trotter sur nos pas. Nous nous trouvâmes aussi nez à museau avec de belles vaches ce qui ne fit guère plaisir à Miss. Notre chère Miss déteste ces calmes ruminants. Nous ne rentrâmes que pour le dîner qui fut suivi d'une soirée très courte.

Mardi, 24 août

Notre journée débuta encore par une excursion matinale à la pointe de Bloscon. Cette fois nous emmenâmes aussi Papa à la messe. En rentrant, après avoir déjeuné et fait un peu de ménage, je me suis mise à mon travail. J'avais dit à Papa de m’appeler lorsque les deux heures de corvée seraient achevées. Est-ce oubli ? Est-ce avec intention ? Mais personne ne vint me tirer de mon occupation sérieuse et, lorsqu'on m'avertit pour le déjeuner, il y avait quatre heures que j’étais enfermée. Je dois avouer que cette station ne m'avait pas semblée longue. D'abord, j'avais pris mon parti avec le plus de philosophie possible et puis les souvenirs que j’évoquais n’étaient pas dépourvus de charmes et enfin rien ne me défendait de mettre des entractes dans mon travail. Ma table était à l'entrée du balcon et, lorsque mes yeux étaient lassés  du papier blanc et de l’encre noire, ils n'avaient qu’à se lever pour se reposer voluptueusement sur l'azur du ciel et de la mer. Et les milles mouvements du port mettaient une note de gaieté dans la grandeur de ce spectacle.

Dans l'après-midi, nous fîmes une petite promenade sur la route de Saint-Pol mais elle ne fût signalée par aucun incident. Nous nous amusâmes à voir creuser le port. Il paraît que le sol s'exhausse et s'ensable et que les grands navires sont obligés d'attendre la pleine marée pour y pénétrer sans quoi ils s'embourberaient. Malheureusement, ces travaux étaient bien pénibles pour les pauvres gens obligés de les exécuter. Naturellement, ils étaient forcés de se conformer aux heures de marée, ne pouvant travailler que lorsque la mer était basse. Nous les voyions quelquefois, le soir et même la nuit, parcourir la grève avec de petites lanternes qui jetaient des reflets sanglants dans les flaques d'eau laissées par la mer.

Mercredi, 25 août

Pour la troisième et dernière fois, nous gravîmes la pointe de Bloscon aux premiers rayons du soleil, c'est à dire entre 5 heures et demie et 6 heures du matin. C’était la Saint Louis et, pour fêter notre bon roi de France, la nature s’était mise en frais ; elle nous gratifia d'une splendide messe en musique : tandis que le prêtre officiait, la mer s'engouffrait dans les crevasses, se brisait sur les pointes, rebondissait de plates-formes rocheuses en plates-formes rocheuses ; les embruns volaient presque jusqu'au sommet et le vent, ajoutant sa grande voix à la puissante harmonie de l'océan, formait un concert sourd et majestueux comme je les aime.

Le prêtre psalmodiait le latin de l'office et, par la porte ouverte, j'apercevais le ciel, où courraient de grands nuages, et les crêtes des vagues toutes blanches d’écume. Je ne sais pas si je priais. Sûrement, je ne le faisais pas à la  manière de Grand’Mère, de Maman et de Miss, car j’étais attentive à tous les bruits du dehors mais il me semble cependant que ma pensée était une prière, une adoration émue, fervente. Dans tous les cas, c’était une émotion divine qui faisait tressaillir mon âme.

Inutile de dire que la meilleure partie de la matinée s’écoula pour moi devant une feuille de papier et un encrier. C’était devenu la besogne quotidienne, celle à laquelle on se plie peu à peu et que l'on finit par accomplir sans révolte et même sans trop de contraintes.

L'île de Batz

Aussitôt après le déjeuner, nous quittâmes la maison. Traversant tout le village, nous nous rendîmes à la jetée où l'on s’embarque pour l'île de Batz. Elle se trouve derrière l’église, à l'extrémité d'une belle pelouse entourée de murs bas, au pied desquels la mer arrive quand elle est haute. Je crois que cet endroit se nomme "la Ville" mais je ne suis pas sûre du tout de l'orthographe de ce mot. Aussi, je l’écris comme je l'ai entendu prononcer, débutant ainsi dans la nouvelle orthographe.

Il part assez souvent des bateaux pour Batz ; ce sont de grandes barques à voile, pouvant  contenir de 15 à 20 personnes. Celui dans lequel nous embarquâmes est le "Courrier". Il fait régulièrement le service, plusieurs fois par jour, entre l'île et la terre ferme ; il transporte également les lettres, les colis postaux et différents bagages.

Grand'Mère était venue avec la ferme intention de traverser le petit bras de mer qui nous séparait de Batz mais au moment de mettre le pied dans la barque, elle changea d'avis ; elle eut peur de la mer qui était pourtant bien calme et fit volte-face. Nous voulions renoncer à notre excursion, puisqu'elle ne nous accompagnait pas, mais elle insistât pour retourner à la maison avec Maman seulement et nous partîmes.

Le temps était magnifique et cependant je ne puis pas dire que notre traversée se fit sans mouvement. Roscoff est un peu le domaine du dieu Eole, il y a toujours grand vent et puis les côtes et le fond de la mer sont si rocheux qu'il règne sur cette partie de l'océan une certaine agitation perpétuelle. Toutefois, il était impossible de choisir un plus beau jour pour cette excursion. Le vent nous étant contraire, nous voguâmes un peu plus d'une demi-heure avant de descendre sur un débarcadère formé de pierres inégales et peu propices à la marche. Nous trébuchâmes plusieurs fois mais qui ne trébuche jamais dans la vie !

L'île de Batz est plus longue que large ; elle est en grande partie couverte de pâturages. Ainsi ce sont de grands champs qui s’étalent mélancoliquement d'une mer à l'autre. Nous les traversâmes pour aller voir l'autre côte qu'on nous avait dite fort belle.

Notre attente ne fut pas déçue. La mer était haute et se brisait sur les récifs avec une impétuosité telle que nous étions obligés de crier  pour nous faire entendre les uns des autres. Nous nous assîmes quelques instants en haut d'une grève encombrée d’énormes galets et, de là, nous regardions les hautes vagues déferler. Les embruns nous fouettaient de temps en temps au visage, le vent nous suffoquait mais c’était si délicieux que je serais restée là en extase des heures et des heures si Papa, moins passionné par l'océan, ne m'avait arrachée de ma contemplation rêveuse que Miss partageait. Nous quittâmes Batz sans avoir rien vu que la campagne triste et douce, que le grand ciel et que la mer sauvage !

Au reste, que peut-il y avoir dans l'île de Batz, outre ces trois choses splendides : une église, un couvent, un beau phare ? Nous n'avons rien visité de tout cela ; je ne connais pas l'île mais je l'ai comprise, je l’ai profondément aimée dans une heure de rêverie.

Loisirs de vacances

Jeudi 26 août

Le jeudi 26 août fut une longue journée de pluie, impossible de sortir par la rafale, aussi l'ouvrage s’en ressentit-il. Ma besogne journalière achevée, je commençai une robe de laine pour ma pauvre petite gamine du Théven qui courait toujours sur la grève dans un état de déguenillage et de saleté que je renonce à décrire. Cette petite misérable, qui avait peut-être trois ans, se nommait Thérèse. Elle était généralement confiée aux soins de sa sœur Françoise, une personne raisonnable de cinq ans. Je voyais souvent Françoise embrasser avec passion la petite horreur qu’était Thérèse. Il est vrai qu'elle était presque aussi sale.

La journée fut très sérieuse mais, par contre, le soir, mes sœurs et moi, nous eûmes une crise d'enfantillage et de folie. Je ne sais plus les bêtises que nous nous racontâmes mutuellement ! Je me souviens seulement que notre soirée fut un éclat de rire. Rentrées dans notre chambre, nous ne fûmes pas plus sages et Papa, qui habitait la pièce voisine, frappa au mur pour nous faire taire. Alors, nous étouffâmes nos rires sous nos couvertures et je crois bien que je m’endormis en riant.

Vendredi 27 Août

Le ménage de ce jour là fut un peu plus compliqué que de coutume. Notre domicile n’était pas grand et abritait cependant un bon nombre de personnes ; il s’agissait d'y caser encore un hôte, le bon ami Balzard qui annonçait son arrivée à bicyclette pour ce vendredi 27 août. Nous mîmes tout  notre génie en collaboration et nous trouvâmes une combinaison permettant d'offrir une chambre au voyageur. Miss Jones lui abandonna celle qu'elle occupait et se contenta d'un lit dans notre chambre. Nous étions quatre jeunes filles ensemble ce qui n'est pas conforme aux lois de l'hygiène mais il y a un proverbe qui dit "A la guerre, comme à la guerre !" et nous l'appliquâmes avec la plus grande philosophie. Au reste, la chère Miss que nous abritions n’était pas gênante du tout ; elle nous donnait même des scrupules par sa grande réserve.

Lorsque l'on attend quelqu'un avec impatience, les heures semblent marcher trop lentement. Les aiguilles des cadrans me firent l'effet de tortues jusqu’au moment où nous sortîmes avec Papa. Nous allâmes sur les deux jetées puis sur la route, faisant des haltes de temps à autre. Enfin, vers 7 heures, l'ami n'apparaissant pas encore à l'horizon, nous marchâmes dans la direction de Roscoff. Louis était allé avec sa bicyclette jusqu’à St Pol ce qui nous tranquillisait. Il suffisait pour indiquer à Balzard le chemin de notre demeure.

Nous n’étions plus qu’à deux kilomètres à peu près du domicile, lorsque le bruit de deux bicyclettes, nous fit tourner la tête. C’était bien Louis avec un autre monsieur qui, de loin, ne ressemblait pas du tout à celui que nous attendions. Pourtant le premier mouvement de surprise passé, nous le reconnûmes ou, pour mieux dire, nous le devinâmes. Alors, nous fîmes une chaîne en nous tenant par les mains. Nous barrâmes la route dans toute sa largeur et les bicyclistes furent obligés de descendre de machines.

C’était bien Balzard mais Balzard en brigand, harassé, couvert de poussière avec une barbe hérissée, un teint hâlé. C’était Balzard venant de traverser la France de l'Est à l'Ouest sur une bicyclette encore plus esquintée que lui ! C’était un chemineau qui nous serrait les mains avec la joie ardente des premières minutes de réunion. Nous l'engageâmes à filer sans nous attendre afin de prévenir de notre retour et d'avoir le temps de faire un peu de toilette avant le dîner. Nous pressâmes le pas et, vers 8 heures, nous étions tous réunis à la même table. Oh ! Le bon repas ! Christian était toujours gai et malgré sa fatigue, il nous communiqua à tous une part de sa joyeuse humeur. Seulement, nous nous séparâmes très tôt afin que notre voyageur prenne un repos bien mérité.

Samedi, 28 Août

Papa partit de très bonne heure pour Lannion et Perros-Guirec. Aussi, j'abrégeai un peu la durée de mon travail pour accompagner Balzard, Louis et Manu à la pêche. Nous ne rapportâmes rien mais, comme nous nous étions bien amusés, nous n'eûmes pas à regretter notre partie. Nous vîmes, assez loin sur la grève, une grosse tête de poisson que Balzard me dit être une tête de requin. J'étais un peu incrédule, ne pensant pas que ces terribles animaux fréquentaient nos parages, mais Christian, pour me convaincre, entrouvrit la bouche du poisson pour me montrer ses dents.

Après le déjeuner, nous promenâmes Balzard dans Roscoff et nous allâmes ensuite planter notre tennis sur la pelouse de la Ville. (Encore ce malheureux nom dont je ne suis pas sûre et qui, malheureusement, reviendra souvent dans ces notes puisque nous y passâmes le quart de notre existence Roscovitte).

Nous avions un tennis mais nous ne savions pas y jouer. Nous réunîmes toutes les lumières de nos intelligences pour approfondir les mystères de ce jeu. Nous avions bien trouvé la règle dans le fond de la boîte mais elle n’était pas excessivement claire. Aussi débutâmes-nous assez maladroitement dans la carrière. Pour mon compte, je suis restée au point où j'en étais au premier jour mais, peu à peu, mes compagnons ont fait des progrès. Balzard s'amusait à me donner des leçons bien qu'il ne soit guère plus savant que moi au commencement mais il avait pour lui une certaine adresse naturelle dont j’étais totalement dépourvue. Aussi, comprenant à quel degré j’étais maladroite, je n'imposai pas souvent aux autres la corvée de jouer avec moi.

Je préférais m'appuyer sur le mur et contempler la mer et les rives déjà lointaines de Batz. Je suivais des yeux les voiliers qui font le service de l'île, je m'amusais de leurs évolutions. Tout à coup, ce jour là, j’appelai les joueurs ; derrière les rochers de Batz, venaient de surgir deux navires plats qui ne voguaient pas du tout comme les autres bateaux mais qui glissaient à la surface de la mer avec une rapidité et une allure qui m’étaient inconnues. Balzard n'eut qu’à jeter un regard sur la mer pour nommer les objets qui m'intriguaient tant ! « Ce sont des torpilleurs » dit-il. Au reste, nous eûmes l'occasion de les voir de plus près. Ils s’arrêtèrent justement un peu au-dessus du port de Roscoff pour prendre part aux régates qui devaient avoir lieu le lendemain.

Nous rentrâmes pour le bain. Ce malheureux bain commença les hostilités entre Balzard et Marguerite, hostilités qui amenèrent plus d'une crise aiguë pendant le séjour de notre ami. Le brave Christian, errant de ville en ville, de plage en plage, avait simplifié son bagage, autant que possible. Il ne traînait pas, avec lui, un costume de bain complet ; il avait seulement dans sa valise un caleçon réduit à sa plus simple expression. A vrai dire ce vêtement me choquait un peu, bien que je l'aie vu arboré par beaucoup d'hommes sur les plages du Nord et même en Hollande, pays qui passe pourtant pour très correct. Je dis franchement mon avis à Balzard sur ce point mais ma sœur Marguerite, dont la conscience est sans doute plus délicate, ne s'en tint pas à un simple avis. Elle était furieuse et agonisa le pauvre Christian de sottises : « Vous n’avez pas honte, lui disait-elle, de vous montrer ainsi. Vous êtes poilu comme une bête. A votre place, je me ferais flamber comme un poulet » etc., etc. ...  Balzard décida que, pour ne point choquer nos chastes yeux, il ne prendrait plus son bain en même temps que nous. Mais, hélas, la guerre était déclarée entre lui et Marguerite et cette mesure ne pacifia guère leurs rapports.

Balzard et Louis allèrent le soir attendre Papa à la gare et ils faillirent nous ramener un cadavre. En descendant du train, Papa fit un faux pas et tomba presque sur la voie. Heureusement, son parapluie seul passa sous les wagons mais cet incident aurait pu être mortel.

Dimanche, 29 Août

Nous allâmes tous à la messe de 6 heures moins Papa, plus paresseux. Il faut dire que nous ne devions aller que plus tard à l’église mais je fus réveillée de très bonne heure par les clartés d'un magnifique lever de soleil qui inondaient notre chambre. Désireuse de faire admirer ces splendeurs, j'allai frapper à la porte de Christian qui vint quelques minutes après partager mon enthousiasme.

Est-il possible de décrire les merveilleux spectacles de la nature. Pour mon compte, je ne connais pas de mots qui puissent donner une idée de la féerie étincelante qui se déroula devant nous ce matin là, et tous les jours suivants. Lorsque j'aurai dit que le ciel passait par toutes les gammes du rouge, du violet, du jaune et du vert, lorsque j'aurai comparé la mer à une immense opale irisée, je n’aurai rien dit. Il faudrait une palette, et encore quelle palette inouïe pour rendre la richesse et l'harmonie de ces colorations insensées !

Toute ma matinée se passa en correspondance; j’écrivis à Madame Machard, à Juliette, à Pierre, à Grand’Mère Prat etc. ... Balzard, qui s’était promené dans le village, revint avec des billets d’estrade pour les régates.

Aussitôt après le déjeuner, nous nous habillâmes et nous partîmes sur la jetée devant laquelle devait se passer l’émotionnant spectacle. Il y avait foule. Mais le bon Dieu ne voulut point favoriser ces réjouissances Roscovittes. Un vent épouvantable se déchaîna. Nos jupes et nos manteaux volaient au-dessus de nos têtes et nous étions suffoqués. Malgré une pluie fine, froide et humide qui nous pénétrait, impossible d'ouvrir un parapluie. Cet instrument ne faisait pourtant pas défaut dans notre colonie. Nous en avions toute une collection que le bon Christian portait sous son bras en criant : « Chand d'parapluie ! V'là l'marchand d'parapluies, vingt cinq sous pièce ! » Les gens se retournaient et plusieurs bretonnes semblaient hésiter en voyant ce chic monsieur. Elles auraient peut-être eu grande envie de faire leurs achats mais elles flairaient la farce.

Nous résistâmes tant que nous pûmes pour ne pas faire de la peine à notre aimable ami ; la jetée se vidait peu à peu et les régates ne commençaient toujours pas. Nous assistâmes à plusieurs faux départs puis nous nous décidâmes à abandonner nos places devenues intenables. Au reste, nous apprîmes, le soir, que les régates n'avaient jamais eu lieu. Dans la première course, deux bateaux furent renversés par les lames ; leurs équipages tombèrent à l'eau mais ils en furent quittes pour un bon bain. Le canot de sauvetage était là avec douze hommes, vêtus de costumes en toile cirée jaune, garnis de cuirasses en liège.

Bal de village

Comme il était impossible de sortir par la tourmente, j'employais mon temps à lire jusqu'au dîner. Le soir, l'atmosphère étant un peu calmée, nous demandâmes à aller voir le bal qui avait lieu sur la plage devant l’église. Je scandalisai même fort Papa car je déclarai que je danserais bien avec un paysan ou un matelot si la fantaisie m'en prenait. Je dus entendre de grands sermons à cause de cette parole, dite en l'air, et je craignis même un moment que Papa me défendit d'aller au bal pour me punir de ce qu'on appelait mes "originalités".

Heureusement, on ne me priva pas de ce plaisir. D'ailleurs, je fus loin d'être tentée de me mêler aux danseurs qui se trémoussaient sur la place. J'aimais beaucoup mieux les examiner. Qu'ils étaient drôles dans leur gaucherie ! Par exemple ! La plupart des "messieurs" devaient avoir passé de bons moments au cabaret avant de se rendre au bal. Ils avaient des physionomies heureuses, dilatées par la joie qui indiquaient qu'ils ne vivaient pas tout à fait la vie réelle. Les gens, dans leur bon sens, ont rarement de ces figures satisfaites. Je me souviens particulièrement d'un artilleur, tout à fait "paf", qui, saisissant un camarade à bras le corps, le fit tournoyer vertigineusement jusqu'au moment où ils roulèrent tous les deux.

Je revis l'aspirant de marine dont j’avais fait la connaissance le jour de mon arrivée, en allant avec Emmanuel à Sainte-Barbe. Il était avec nous, parmi les curieux, mais il dansa cependant une valse avec une jeune fille qu’il connaissait.

L’orchestre de ce bal était bien amusant. Il valait à lui seul notre petite course. Il se composait de binious, de cornemuses et d’autres instruments locaux. La musique qui en jaillissait était excessivement simple : "tion... tion... rounoution... tion !" Lorsqu'on l’écoutait en regardant les gens danser, elle semblait profondément maigre et même ridicule. Mais, j’eus l’idée de fermer les yeux, d’oublier totalement le bal et alors, chose curieuse, la sensation  que j'éprouvai fut toute différente.

Les Bretons sont peu bavards... Ils dansaient en silence. Le bruit de leurs pas accompagnait la musique sourdement, augmentant un peu sa puissance. Alors les notes grêles des binious semblaient transformées. C’était l’âme de la Bretagne qui chantait dans la nuit une hymne d’une douceur mélancolique et rêveuse. C’était la chanson de la mer sur les galets, le bruit des rames des pêcheurs, le vent soufflant dans les voiles, le bercement régulier et monotone des berceaux. C’était la chanson du rouet, la voix chevrotante des aïeules, par moment, les rires argentins des enfants ou les sanglots étouffés des veuves. C’était tout cela et bien d'autres choses encore que racontaient les notes pauvres de cet orchestre villageois, mais, dès que l’on ouvrait les yeux, quel désenchantement ! Adieu poésie ! La musique elle-même ne disait plus rien.

Loisirs de vacances

Lundi, 30 Août

L’administration roscovitte eut l’honnêteté de rembourser à Balzard les billets qu'il avait pris la veille pour les régates. Nous vîmes dès le matin les torpilleurs reprendre leur course, je pourrais même dire leur vol, à la surface des mers. Papa, devant partir dans l'après-midi, voulut employer sa matinée d’une manière intéressante. Il me dispensa donc de mon travail quotidien et,  vers 9 heures, nous étions tous sur la jetée d'où on s’embarque pour Batz. En disant tous, je ne parle pas cependant de Grand’Mère qui ne montrait pas un goût prononcé pour la navigation. D'ailleurs, ce jour-là n’aurait pas été bien choisi pour l'embarquement d'une personne craignant la mer. Le vent de la veille était un peu tombé mais les vagues étaient encore bien fortes. Néanmoins, sur les côtes, on ne se rend pas compte de l’état réel de la mer, les lames y arrivent si affaiblies !

Virée en barque autour de l'île

Le projet que nous caressions était celui-ci : faire le tour de l'île en barque. Rien ne nous semblait plus facile. Nous louâmes donc "le courrier" au prix modéré de deux francs l'heure et nous voilà partis au nombre de neuf, plus trois matelots. Lorsque nous eûmes dit au patron de la barque le but de notre promenade, il ne sourcilla pas mais les deux matelots qui étaient avec lui firent une énergique grimace dont nous n'eûmes l'explication qu'un peu plus tard.

Pendant une demi-heure environ, tout alla bien. Nous filions rapidement et le bercement que les lames imprimaient à notre esquif, quoiqu’un peu rude, était pourtant supportable. Nous trouvions la promenade délicieuse et nous ne mettions pas en doute qu'elle allait se continuer et s'achever ainsi. Mais, plus nous approchions de la pointe de l’île, plus la mer se soulevait, plus les vagues devenaient hautes. Notre barque semblait se rapetisser. Bientôt, nous fûmes entourés de montagnes d'eau qui paraissaient devoir crouler sur nous et nous ensevelir. C’était splendide ! Par moment, notre frêle esquif se dressait presque verticalement et grimpait en quelque sorte jusque sur la cime de ces collines mouvantes pour retomber brusquement dans un creux. Lorsque nous étions dans les sillons, la terre nous était cachée ; nous n'apercevions plus qu'un coin de ciel au-dessus de nos têtes ! Nous eûmes quelques minutes vraiment effrayantes et, voyant qu’il serait folie de pousser plus loin, Papa donna aux marins l'ordre du retour. Ils ne se le firent pas dire deux fois. Maman était tombée ou s’était couchée volontairement au fond de la barque. Elle croyait bien que nous étions perdus. Quant à Emmanuel, il s’était très bravement comporté. Il se tenait fermement au bord de la barque, regardant avec calme les grosses vagues.

« Ce n'est pas une mer de demoiselles », nous disait le patron tout en manœuvrant pour le retour, et il ajoutait : « Ce sont de vraies montagnes de Russes » - « Dites-donc montagnes de rustres » riposta Balzard qui possède toujours la note gaie et qui la fait vibrer souvent lorsque personne ne songe à rire. Au reste,  sauf Maman et peut-être Miss Jones, je ne crois pas que personne n'ait eu bien peur dans notre barque. Pour mon compte, j’étais désolée de retourner, croyant qu'il n’y avait qu'un mauvais moment à passer. Mes regrets tombèrent d’eux-mêmes lorsque les marins nous apprirent que nous aurions trouvé, de l'autre côté de l'île, une mer « moitié plus mauvaise ». D'ailleurs, ils nous avouèrent le lendemain qu'ils ne nous auraient pas mené plus loin et qu'ils seraient retournés avant de doubler la pointe, même si on ne leur avait pas dit de le faire.

La mer s'affaissa peu à peu et, lorsque nous fûmes revenus dans des eaux plus calmes, la chère Miss eût, selon son habitude, une petite atteinte de mal de mer. Heureusement, cette fois, la crise ne fut pas longue ; elle n'eut même pas l’issue que nous redoutions. C'est à Balzard qu'il faut attribuer cette cure merveilleuse et le remède qu'il employa fût tout simplement la gaieté. Tandis que Miss était d’une pâleur mortelle, à nous faire croire qu'elle allait rendre l’âme... avec beaucoup d'autres choses, Christian essayait de la distraire, de la faire rire. Egayer une personne atteinte du mal de mer semble une entreprise au-dessus des forces humaines. Balzard y réussit cependant ce jour-là. Il entassa plaisanteries sur plaisanteries et ramena de délicates couleurs aux joues de la malade.

Loisirs de vacances

Grand’Mère fut étonnée de nous voir rentrer beaucoup plus tôt qu'elle ne le pensait. Le récit que nous lui fîmes de notre excursion augmenta encore son aversion pour les promenades en mer.

Le déjeuner se ressentit des agitations de la matinée ; nos estomacs absorbèrent des masses de nourriture. Au reste, tout le temps de notre séjour à Roscoff, nous eûmes un appétit infernal.

Après le repas, nous ne nous séparâmes point ; on resta tous ensemble à causer jusqu’à 2 heures, puis on aida Papa à boucler sa valise et enfin nous partîmes à la gare. On nous laissa facilement pénétrer sur le quai et nous pûmes installer notre voyageur dans le wagon qui devait le conduire jusqu’à Morlaix. Papa était triste de s’en aller ; il l’avoua mais pas autant que cela n'était. Nous restâmes jusqu’au départ du train et même jusqu’il eût complètement disparu à nos yeux. Alors, n’ayant plus rien à faire là, nous quittâmes la gare.

Grand’Mère nous emmena aux "Capucins", la maison du fameux figuier de Roscoff. Nous n’y allions point pour contempler l'arbre géant, qui est une des curiosités du pays, mais pour savoir le prix des volailles que l'on élève dans cette propriété. Il serait peut-être intéressant de noter ici le prix des poulets, des canards, des dindes et des oies roscovittes mais j'avouerai que je ne m’en souviens plus du tout. Je crois pourtant que c’était très cher et, ce qui me confirme dans cette idée, c'est que notre table ne portât point souvent de volatiles pendant notre séjour à Roscoff.

Nous passâmes à la maison prendre la boite du tennis et nous allâmes l’installer sur notre pelouse. En passant près de l’église, Balzard acheta des tablettes de nougat dans de petites baraques foraines qui se trouvaient là. En jouant, Miss lança une balle un peu trop loin ; elle franchit le mur et tomba dans la mer qui était haute. Nous essayâmes de la repêcher mais impossible. La perte n’était pas grande et cependant, Miss paraissait si désolée qu’un gamin, s'accrochant aux aspérités du mur, alla chercher la fugitive. J’étais folle de terreur en voyant cet enfant s'exposer ainsi pour une malheureuse balle mais, nous eûmes beau le supplier de remonter, il était têtu ce petit Breton et ne voulut jamais revenir qu’avec la balle. Lorsqu’il nous la rapporta Miss lui donna une pièce de dix sous ! J'ai rarement vu une figure s’éclairer de la sorte. Tout son être criait : merci ! Mais sa bouche ne prononça pas le mot. Il serra la pièce blanche dans sa main et se mit à courir vers ses camarades. Lorsqu'il leur eut montré son trésor, ils vinrent tous roder autour de nous, surveillant chaque coup de raquette. Si une autre balle était tombée à l’eau, toute la troupe de gamins s’y serait précipitée à la suite !

Nous rentrâmes d'assez bonne heure pour le bain. Devant notre maison, s’élevait une toute petite jetée en pierres. Les filles prirent leur bain d'un côté et les garçons de l'autre. De la sorte, Balzard pouvait s’ébattre sans nous dévoiler les charmes de son torse. Néanmoins, Marguerite lui conseilla encore de s'enduire de rhum et de se faire flamber comme un plum-pudding.

Après le dîner, nous jouâmes aux cartes dans la salle à manger. Ce fût le début d’une série de soirées intimes dont nous avons tous gardé un joyeux souvenir.

Mardi, 31 Août

Après mille indécisions, Maman, Balzard et Louis s'embarquèrent dés le matin pour passer la journée dans l'île de Batz que nous ne connaissions encore que très superficiellement. Je les accompagnai jusqu'au bateau mais je ne m'embarquai pas avec eux. Je restai sur la jetée malgré un vent terrible et, à l'aide d'une longue vue, je les suivis jusqu’à ce que je les aie vus aborder. Un vieux monsieur vint s'asseoir à côté de moi, sur les rochers, et me fit beaucoup de frais pour engager une conversation suivie. Il perdit son temps, le pauvre homme, et je riais intérieurement en le voyant dépenser inutilement tant d'amabilité. J'appris dans la journée les inconvénients d'une station en plein vent. Je fus prise de névralgies qui me firent beaucoup souffrir.